1. Regrettant d'avoir créé les hommes, qui se sont corrompus, Dieu veutles détruire. Noé, seul juste de sa génération, reçoit l'ordre deconstruire une arche et de s'y réfugier, parce qu'un déluge va noyerla terre. Au jour fixé le cataclysme se déchaîne, hommes et bêtespérissent; seule l'arche flotte sur la mer sans bornes. Elle s'arrêteenfin sur une montagne. Après avoir, trois fois, lâché une colombequi finit par ne plus revenir, Noé sort de l'arche et offre unsacrifice. Dieu l'agrée, bénit Noé et ses fils et conclut allianceavec eux. 2. Ce récit de 82 versets (Ge 6:6-9:17,28) est formé de fragmentsempruntés à la source jéhoviste (J) et au Code sacerdotal (P), quel'on a déterminés en relevant d'abord la différence des noms donnés àDieu (Yahvé dans J; Élohim dans P), puis des répétitions (6:5 =6:116:17 =7:4 6:18 =7:1 6:19 =7:2, etc.), des divergences etdes contradictions (comp. Ge 6:19 et suivant et Ge 7 15avec Ge 7:2; puis Ge 7:11 avec Ge 7 4,12 et Ge8:6-12, etc.). De la source J sont tirés: 6:5-8 7:1-5,10,7,16,12, 17b,23a,22,23b 8:2 b,3a,6-12,13b,20-22- de P: 6:-9-227:6,11,13-16a,17a,18-21,24 8:1,2a,3b-5,13a,14-19 9:1-17,28. L'exposéde J où, du reste, se mêlent plusieurs courants de tradition, a ététronqué au profit de P. 3. Ces deux récits diffèrent nettement par la manière et par lesintentions de leurs auteurs. Celles de J apparaissent dès la premièreligne: la douleur que JHVH éprouve du péché des hommes, sonsoulagement de trouver un juste, Noé, le salut de celui-ci et lapunition des coupables, tout cela J le raconte pour son propreplaisir et pour l'édification de ses lecteurs, avec une naïveté et unnaturel qui font le charme de sa narration. Sans hésiter il recourtaux anthropomorphismes et nous montre JHVH fermant la porte del'arche derrière Noé, se repentant et s'affligeant «dans son coeur»,respirant avec délices l'odeur du sacrifice, etc. Ces expressionsingénues n'attestent, en définitive, que la profondeur de sonsentiment religieux, l'intensité de vie qu'il prête à Dieu, l'ardentdésir de faire sentir cette vie à ses lecteurs, et il y réussitadmirablement, sans porter atteinte au caractère moral de JHVH. Ilsait aussi nous intéresser à son héros parce qu'il s'y intéresselui-même et le peint avec des traits qui le font vivre sous nos yeux:ingéniosité, sollicitude, inquiétude, reconnaissance. Cf. aussi lascène finale: la libre décision de JHVH de ne plus recourir au délugele révèle attentif à la lutte du bien et du mal, dont il restel'arbitre (Ge 8:21 et suivant). Ce récit est fort ancien etremonte au VIII e, peut-être au IX e siècle. Tout autre est la narration de P. Celui-ci met au premier planl'alliance que Dieu conclut avec Noé; le déluge est, en réalité, unaccessoire, le moyen d'octroyer à la famille élue la bénédictionpréparée d'avance. De là l'ampleur de la scène finale (Ge9:1-17); de là aussi le peu de relief de son récit. Conscientpeut-être de ce déficit, il y supplée par des détails et desexagérations qui ne réussissent qu'à rendre le phénomène plusinvraisemblable: il fait durer le fléau une année, les eaux dépassentde 15 coudées les plus hauts sommets; il sait la date exacte du débutet de la fin de l'inondation (Ge 7:11 8 4,5,13,14), etc. Saconception de Dieu est aussi bien différente de celle de J: évitanttout ce qui montrerait la divinité en relation trop familière avecl'homme, il ne nous dit pas comment Dieu entre en rapport avec Noé,il constate simplement la chose. Sa piété est plus traditionnelle quespontanée: d'après Ge 8:20 (J) Noé offre un sacrifice-qui faitplaisir à JHVH; rien de pareil dans Ge 9:1-19 (P): Noé, laïque,n'a pas le droit de faire ce geste, car les sacrifices n'ont étéinstitués que par Moïse. Cette préoccupation cultuelle et sacerdotalevoile un peu, dans la dernière scène, le souci proprement religieuxet moral. Si sa conception de Dieu est plus spiritualiste que cellede J, le JHVH de ce dernier est animé d'une vie autrement intense.Quant au héros, le Noé de P est un personnage conventionnel, sansinitiative et sans caractère. Tout son mérite est dans sonobéissance, mais celle-ci n'a pas la valeur morale de celle que Jprête à Noé: on ne voit pas comment, d'après P, Noé aurait pu agirautrement. Ce récit est l'oeuvre d'un prêtre de l'époque de l'exil quiutilise les traditions de son peuple au profit de l'institutionsacerdotale. Venant après J dont il connaissait l'oeuvre, il ne s'estpourtant pas borné à le reproduire, en lui imprimant son esprit; il arecueilli ailleurs des détails originaux, par ex. sur les matériauxemployés à la construction de l'arche, sur l'océan souterrain (tehôm) dont les flots jaillissent du sol tandis que s'ouvrentles bondes de l'océan céleste, lesquels manquaient sans doute à lanarration plus ancienne. Ces deux traditions ont été combinées par un rédacteur postérieurqui a donné la préférence au texte de P et l'a complété par celui deJ. Sa tentative d'harmonisation n'est guère parfaite, mais nousdevons à ses scrupules de posséder, quoique tronqué, le véritabletexte de J à côté de celui de P. En dépit de leurs divergences, unlien intime unit ces deux narrations: le souffle moral qui animait laplus ancienne s'est accentué jusqu'à produire, dans la plus récente,cette sublimation de la divinité qui met celle-ci au-dessus descontingences de la vie courante, sans la rendre étrangère au coeur. 4. L' origine babylonienne de ce récit n'est plus, aujourd'hui,contestée par personne. L'auteur en place le théâtre dans l'Estlointain: Ararat (P), l'Ourartou des textes assyriens (pl. des cartesn° et suivant I et II), c-à-d, l'Arménie, inconnue des habitants deCanaan, et il s'y révèle familier avec ce phénomène de la submersiondes terres, que la Palestine ignore totalement. Voici qui est plus probant encore. L'historien babylonien Bérose(300 av. J.-C.) a laissé un récit du déluge, mais on pensait qu'ill'avait reçu des Juifs et adapté aux exigences de la piétébabylonienne. En 1872, on a découvert, dans la bibliothèquecunéiforme d'Assourbanipal (aujourd'hui au Musée Britannique), untexte qui confirme celui de Bérose et reproduit, parfois mot pourmot, le récit biblique: le héros Atrakhasis reçoit du dieu Ea leconseil de construire un vaisseau et de s'y réfugier, parce qu'undéluge va détruire tout ce qui vit: ainsi le veulent les dieux. Lehéros obéit, le fléau se déchaîne et dure sept jours et sept nuits;le bateau aborde sur une montagne, Atrakhasis lâche une colombe, puisune hirondelle qui, ne sachant où se poser, reviennent à lui, puis uncorbeau qui trouve la terre découverte et ne revient pas. Le hérossort du navire et offre un sacrifice aux dieux. Ceux-ci, apaisés, luiaccordent leur faveur et lui confèrent la nature divine. Le récit babylonien est incontestablement le récit original, carles plus anciennes rédactions en remontent au XXI e siècle avantnotre ère. Les ressemblances entre les deux narrations sautent aux yeux.Elles ne voilent pas, cependant, les divergences profondes qui lesdistinguent. Non seulement le monothéisme israélite s'opposeviolemment au polythéisme grossier des Babyloniens, mais encore lecaractère de la divinité dans la Ge n'a rien de commun avec celui desdieux caldéens jaloux, fantasques et sensuels: le déluge est dû àleur seul caprice et non à une cause morale; le héros est sauvé parcequ'il est le favori de l'un d'eux, non parce qu'il est moralementdigne de salut. Tandis que JHVH commande l'arche à Noé pour mettre saconfiance à l'épreuve, avant de lui parler du déluge, la réticence dudieu babylonien sur ce dernier point vient de sa peur de divulguer unsecret divin. La supériorité religieuse et morale du récit bibliqueest immense. 5. Quand Israël s'est-il approprié cet ancien récit? La transmission n'acertainement pas été directe: jamais un écrivain du VIII e sièclen'aurait introduit une matière aussi nettement païenne dans lesdocuments religieux de son peuple, même en en changeant l'esprit.Fragment du trésor littéraire de cette civilisation de Babel qui aexercé pendant des siècles une influence si prépondérante dans toutle Proche Orient (cf. les archives de Tell el-Amarna, 1400), lerécit du déluge a précédé Israël en Canaan; c'est dans ce dernierpays qu'il l'a adopté avec d'autres traditions. Pénétré de l'espritdes prophètes, il a été incorporé au recueil des Annales d'Israëlpar le Jéhoviste. De longues générations ont collaboré à cettetransformation, mais le résultat en est frappant: les deux récits,babylonien et israélite, se ressemblent par la lettre et diffèrenttotalement par l'esprit. 6. Pour maintenir l'historicité traditionnelle du déluge, on ainvoqué, mais en vain, le témoignage de la paléontologie et desdocuments extrabibliques. La période diluvienne des géologues aprécédé de bien des siècles celle de l'apparition de l'homme sur laterre; et si l'on retrouve des récits de déluges en Asie Mineure, enGrèce, en Inde et dans le Nouveau Monde, il ne faut pas oublier queles Égyptiens, les Arabes, les Chinois et d'autres peuples n'ontaucune tradition pareille. Ensuite le point de départ de ces récitsest sans doute une inondation locale, comme en connaît périodiquementtoute plaine traversée par un grand fleuve et exposée auxraz-de-marée, telle la Babylonie. Nul besoin d'un déluge universelpour les expliquer, et leur existence un peu partout n'apporte aucunappui à l'historicité du cataclysme raconté par la Genèse (voir cemot). 7. Avons-nous là un récit mythologique, la description d'un phénomènenaturel présenté comme un drame dont le héros principal est un dieuqui a revêtu une forme humaine? Si cette explication s'adapteparfaitement au récit babylonien, puisque le héros est élevé au rangdes dieux, il est certain que tout élément mythique a disparu durécit biblique: Noé est un véritable représentant de l'humanité, etson épopée raconte les exploits non pas d'un dieu déguisé, mais d'unhomme qui marchait avec Dieu. Voir Noé. E. G.Voir A. Westphal, Jéhovah, Prophètes Révision Yves Petrakian 2005