CRITIQUE

Du grec kritikos, mot qui exprime la capacité de discerner, dedécider, de porter un jugement (Bailly). Critique, en français, désigne tantôt (adj.) les travaux relatifsà l'appréciation des ouvrages d'esprit ou d'art: dissertationscritiques; tantôt (subst.) les personnes qui examinent les ouvragesd'esprit ou d'art: un habile critique; tantôt (et c'est dans ce sensque nous étudions ici le mot) l'art de juger les productionslittéraires, les documents historiques: critique littéraire, critiquehistorique (Littré). «L'esprit de critique n'est autre chose que lediscernement juste et fin des beautés, et des défauts d'un ouvrage»(d'Alembert). Ce n'est que par extension et en s'éloignant de saracine que le terme critique a pris en certains cas un sens demalveillance et de dénigrement.La science critique. La critique est donc une science qui ne se réalise que dans larecherche impartiale et dans l'amour de la vérité. A ce titre, «sesdroits sont illimités comme ceux de la vérité elle-même...elle doitêtre inflexible comme l'histoire, absolue comme les faits. Elle renddes arrêts et non pas des services. Elle ne reculera devant aucuneconséquence de ce qu'elle aura reconnu pour vrai» (Gretillat). La Bible étant une collection d'ouvrages littéraires,historiques, artistiques, un ensemble d'écrits qui ont passé àtravers les siècles par une foule de vicissitudes, une série delivres composés au cours de plus d'un millénaire, et qui presque tousont été des oeuvres de circonstance, des actes accomplis dans unmilieu et dans un temps déterminés, la critique ne pouvait s'endésintéresser. Elle le pouvait d'autant moins que le message portépar la Bible, la révélation qu'elle renferme, avait plus d'importanceet demandait, pour être saisi dans sa pureté, que les intentions desauteurs bibliques et les circonstances qui avaient présidé à leurtravail fussent comprises, respectées, fidèlement interprétées,présentées, avant toute chose, dans un texte authentique et correct.Nature de la critique biblique.La critique biblique se divise en deux branches: la basse et la haute critique. Cette terminologie n'est pas née sur le terrainde la théologie. Elle appartient au langage des humanistes etdésigne, dans le premier cas, toute étude relative au texte, saconservation, ses altérations, sa reconstitution, ses variantes, seserreurs de copistes, etc. (L. Gautier); son but est de rétablir untexte dans sa teneur primitive. Dans le second cas, il s'agitd'interroger le document lui-même, d'étudier la question d'auteur, dedate, de structure, tout ce qui concerne l'époque, les circonstancesde rédaction, le caractère et les tendances doctrinales,l'historicité, bref toutes les matières qui peuvent être déterminéespar une analyse du contenu des livres, chaque section étant comparéeavec les autres à la lumière de toutes les informations que peuventdonner l'histoire, la littérature et les témoignages de l'antiquité.«Aucun homme cultivé n'aura besoin qu'on lui démontre que la hautecritique, bien comprise et pratiquée, est tout spécialement à même deconfirmer l'autorité et l'authenticité des Écritures, et de lesdéfendre contre des attaques destructives» (Kir-chenlex. oderEncykl. der kathol. Theol., de Wetzer et Welte, 2 e éd., VII,Fribourg-en-Brisgau 1891, pp.1198-1202).L'ensemble de ces définitionsmontre combien se trompent et combien égarent leurs lecteurs lesadversaires de la science critique qui dénaturent le sens des motshaute critique et les présentent comme une invention orgueilleuse desdémolisseurs de la Bible. «La haute critique (sans majuscule) n'estl'apanage exclusif d'aucune école de théologie et il est abusif dedonner à ce terme une signification de tendance ou de parti.» (L.Gautier.)Origines de la critique biblique.De fait, l'histoire de notre Bible se confond avec l'histoire de lacritique. La critique biblique, sous une forme bien sommaire il estvrai, et bien mélangée d'éléments étrangers à la science, a commencéavec le travail des rabbins qui constituèrent laborieusement lerecueil de l'Ancien Testament. Elle s'est poursuivie dans les débatsdes Pères de l'Église qui fixèrent le canon du N.T. Que derecherches, que de savantes discussions, que de livres refusés parles uns, acceptés par les autres avant l'établissement d'unconsensus, où tous les savants, d'ailleurs, ne trouvèrent pas leurcompte! L'Ancien Testament dont se servaient les premiers chrétiens,celui d'après lequel sont faites la plupart des citations dans leNouveau Testament, n'était pas la Bible hébraïque mais la Biblegrecque des Septante, version composée par de savants critiquesjuifs établis en Egypte (voir Texte du N.T., manuscrits et édit.).Bien des siècles plus tard, d'autres savants critiques juifs, lesMassorètes, fixèrent le texte hébreu définitif; les très nombreusesdivergences entre l'A.T. grec et l'A.T. hébreu (p. ex. le texte deJérémie a près de 3.000 mots de moins dans la Bible des LXX que dansla Bible des Massorètes) montrent combien fut considérable pourl'établissement du contenu de notre Bible le travail humain,l'appréciation scientifique, la critique dans son applicationrudimentaire. Les travaux grammaticaux et philologiques de Jérôme(Mort en 381) font de lui le vrai patron de la critique textuelle oubasse critique, tant par l'étendue de son savoir que par le couragequ'il mit à composer sa version latine de l'A.T. directement d'aprèsl'hébreu, malgré les persécutions que cette audace lui valut et lesaccusations d'hérésie, qui lui vinrent même d'Augustin. Les étudesqu'il avait si bien lancées ne furent guère reprises qu'à laRenaissance. Quant à la critique supérieure, ou haute critique, elle apparaîtdès le II e siècle dans la célèbre école d'Alexandrie: Denysd'Alexandrie, qui fit des objections critiques à l'attribution del'Apocalypse et du 4 e évangile au même auteur; Clément d'Alexandrie,qui distingue «la loi donnée par Moïse» et le Pentateuque auquel ildonne Esdras pour auteur; son disciple Origène discute à propos del'auteur de l'épître aux Hébreux; Diodore (Mort en 394) se prononceavec beaucoup d'indépendance sur les livres historiques de l'A.T.;Théodoret (Mort vers 458) affirme qu'Esdras a mis du sien dans leslivres du Pentateuque; Procope de Gaza (vers 520) soutient que lelivre des Rois n'est qu'une compilation de documents antérieurs, etc.Au Moyen âge, les maîtres de la science rabbinique entrent aussi dansla haute critique. Le savant espagnol Don Joseph se montre fortsceptique à l'égard des généalogies des Chroniques; Lévi Ben Gerson,écrivant sur ces mêmes livres, n'avance rien sans un «peut-être»;Aben Esra (f 1165), Isaac Abrabanel (Mort en 1509), gloires de lascience juive, montrent pour leur temps et leur milieu uneindépendance critique qui fraye la voie à J. Morin (1633), L. Cappel(1650), Richard Simon (1678), J. Le Clerc (1685 et 1693). Voir Bible(Commentaires sur la). Nous voici déjà fort avant dans laRenaissance. Avec Reuchlin (1506), Érasme (Mort en 1536), les grandsdocteurs de la Réforme dont Luther fut le plus hardi, la critiquebiblique est sortie du domaine de l'exception pour devenir une desbranches du savoir des temps modernes. Michaelis (1750), Astruc(1753), Ilgen (1798), Eichhorn (1804), dont les écrits mentionnentpour la première fois la formule: haute critique, appliquent àl'étude de la Bible la méthode historique avec la perspicacitéd'intuitions géniales, jusqu'au jour où de Wette vint (1806-1845), leMalherbe de cet ordre de littérature.Les droits de la critique biblique. Ce n'est point ici le lieu de raconter l'histoire de la critiquebiblique, depuis le moment où elle a été en possession de sa méthodescientifique jusqu'à nos jours. Si nous avons rappelé ses originesc'est pour montrer que ses droits ont été établis par l'histoireavant même que la Réforme eût fait de la Bible l'autorité souveraineen matière de foi. Les protestants qui refusent ses droits à lacritique au nom de l'autorité divine de la Bible commettent uneerreur très préjudiciable à la Bible elle-même: ils identifient lessaintes Écritures avec la révélation, le contenant avec le contenu,le vase de terre avec le trésor. C'est la même erreur que commettentles savants radicaux qui, comme Frédéric Delitzsch, ont rompu avecl'idée de révélation à cause du caractère humain que la Bibleprésente. «Delitzsch aurait dû savoir que, depuis Schleier-macher etsurtout depuis Rothe, il a pénétré au sein de la théologie une toutautre conception qui n'accepte plus cette identification, mais quimaintient d'autant plus fermement la conviction que Dieu s'estmanifesté d'une manière spéciale dans les grands faits de l'histoireet dans les grands esprits de son peuple...Depuis quand l'histoire etla révélation sont-elles deux termes qui s'excluent l'un l'autre? LeDieu de l'histoire qui dans la suppression de peuples dégénérés etdans la fondation de nouveaux empires se révèle comme le juge desmondes, n'est-il pas le même qui vit dans l'histoire d'Israël et dansla bouche des témoins? Dieu est vie, la vie la plus haute et la plusparfaite. Et sa révélation n'est autre chose que son action dans lavie et dans les faits. Et parce qu'il avait des desseins particuliersà l'égard d'Israël, son. action et son influence dans l'histoire dece peuple, c'est-à-dire sa révélation, y sont particulièrementsaisissables» (R. Kittel, cit. A. Baumgartner). «En Israël, unfacteur nouveau, d'une nature unique, est entré en jeu; il a créé,dans le cadre et dans les limites de l'histoire d'un peuple, lecommencement d'une histoire divine et humaine...C'est la Bible,document de cette histoire divine et humaine, et non pas Babylone,encore moins l'idée que la philosophie moderne de la nature se faitdu monde, qui nous fournit le fondement solide sur lequel nouspouvons vivre et mourir» (OEttli). Il appert de ces sages paroles,écrites par des critiques croyants, que mieux on étudiera avec toutesles lumières de la science le document de la révélation, mieux onsera à même de comprendre la révélation elle-même. Quant aux croyants que cette même identification: Bible=révélation, amène à rejeter la critique biblique, il faut leurrappeler une fois de plus que leur méthode de connaissance estpurement «aprio-ristique» et qu'elle consiste «à tirer sesconclusions, non pas des faits soigneusement et impartialementobservés, mais des prémisses, toutes respectables d'ailleurs, qu'onporte en soi-même: axiomes de sa propre raison, besoins de son âme ouvoeux de son coeur. On dira donc: Dieu n'a pas pu nous laisser sansun canon clos et fermé depuis dix-huit siècles; donc toutes lesparties de l'Ecriture sainte sont authentiques et égalementcanoniques! Dieu n'a pas pu exposer son Église à l'erreur; donc tousles termes de la révélation ont été dictés aux auteurs sacrés par leSaint-Esprit. Or, cette méthode est la même que celle qui sert àl'Église catholique à établir sa propre autorité et l'infaillibilitédu pape. L'Église avait besoin d'une autorité visible, infaillible;donc Dieu la lui a donnée! Qu'on me permette ici de soumettre à nosfrères, laïques ou ecclésiastiques, amateurs des autorités toutesfaites, un rapprochement qui m'a été suggéré par les récents débats.S'il y a trois documents dans l'Écriture dont nous eussions puattendre a priori qu'ils nous seraient conservés sans altérationet sans incertitude, ce sont les formules du Décalogue, de l'Oraisondominicale et de l'institution de la sainte Cène. Or, toutes trois seprésentent à nous avec des variantes plus ou moins graves. Le textedu Décalogue, d'après le Deutéronome, diffère sensiblement de celuide l'Exode; la troisième demande de l'Oraison dominicale manque dansle texte de Luc, et chacun sait qu'on a assez de mal à harmoniser lesformules de la Cène d'après Matthieu et Marc d'un côté, d'après Lucet Paul de l'autre, et que, dans l'intérieur de chacun de ces deuxgroupes, se montrent de nouvelles divergences. Ce simple fait, ajoutéà la présence des soixante mille variantes du texte du N.T., nedoit-il pas nous avertir que notre désir naturel de posséder enmatière de doctrine une lettre infaillible, encastrée dans un canondit providentiel, pourrait bien n'être pas d'accord avec l'intentionprovidentielle?» (Gretillat.)L'Église et la critique.Dire: si vous touchez à un seul verset, vous ruinerez toutel'autorité de la Bible; dire: si vous ébranlez une seule pierre,toute la maison s'écroulera, c'est témoigner, dans un cas comme dansl'autre, que l'on manque de confiance dans la solidité de laconstruction. Il est certain qu'on peut rencontrer des savants qui seservent de la critique biblique pour faire oeuvre de démolisseurs;l'Église doit s'en affliger. Mais de quoi s'alarmerait-elle? Toutecritique biblique qui part d'un a priori--a priori deconservatisme, de rationalisme ou d'obéissance à un mot d'ordreecclésiastique--porte en elle le principe de sa propre dissolution.Le chemin de la critique biblique est tout jonché des débrisd'hypothèses mal contrôlées ou de théories subjectives qui, `pour nepas s'être maintenues dans la voie de l'objectivité, se sont heurtéesles unes contre les autres, réfutées les unes les autres etfinalement sont tombées au choc de la réalité; tandis que la scienceobjective et désintéressée a continué au milieu des obstacles àmarcher victorieusement, marquant de façon continue le progrès versla vérité. Depuis le jour où la main des docteurs a commencé derassembler les manuscrits qui devaient entrer dans la composition dessaintes Écritures jusqu'au siècle où nous sommes, le peuple de Dieun'a eu qu'à se louer de la saine critique, car c'est elle qui asélectionné les textes de la Bible, étudié ses langues, traduit sesoriginaux, fixé son histoire, défendu ses pages contre les erreurs del'ignorance et les écarts de la superstition. Ce qui a fait la forcede la Réforme au XVI e siècle, c'est que ses chefs ont compté parmiles critiques bibliques les plus compétents et les plus indépendantsde leur époque; ils se sont imposés par leur science autant que parleur foi. Ce qui a fait la faiblesse du Réveil au XIX e siècle, c'estque sa théorie théopneustique a paralysé dans son sein l'étude de lacritique biblique, laquelle s'est poursuivie en dehors de lui et laplupart du temps par des hommes qui ne se souciaient guère deslumières de la révélation. Est-ce dire que la science et la foi sonten contradiction? Nullement. Mais bien plutôt que le manque de foi enla science a diminué d'autant le crédit de la révélation. Il n'y a pas à proprement parler de critique négative et decritique positive. Il y a des négateurs et des croyants qui font dela critique. Si son labeur est savant et probe, le critique incroyantpeut, dans des questions de philologie, d'archéologie et d'histoire,rendre à l'Église les plus éminents services; s'il commet des erreursou s'il s'aventure, par la critique interne, dans les questions defoi qui ne sont pas de sa compétence, c'est au critique croyant à luidémontrer qu'il se trompe, et à le reconduire aux frontières que lascience n'a pas à franchir. On voit par là à quel point les milieuxcroyants ont intérêt à encourager chez leurs docteurs l'étude de lacritique biblique et combien les hommes qui emploient leurs talents àdénigrer la critique, d'où qu'elle vienne et qui que ce soit qui lapratique, rendent à l'Église un mauvais service. Voulant la protéger,en réalité ils la désarment. La vanité de leur effort se montred'ailleurs en ceci que la Bible dont ils se servent pour condamner lacritique est elle-même toute pleine des bienfaits de celle-ci. Queveulent dire, en effet, nos Sociétés Bibliques quand elles nousannoncent une nouvelle révision de la Bible, sinon qu'elles seproposent de mettre une fois de plus à contribution la science descritiques bibliques pour donner aux Églises une édition des deuxTestaments plus conforme à la vérité? Nous ne saurions mieux conclure qu'en rappelant ici les parolesprononcées à Belfast par le professeur Lucien Gautier qui fut, dansnotre génération, un des apôtres les plus authentiques de la vérité,tant par son indépendance critique que par sa fidélité de chrétien:«Il y a deux manières de comprendre la critique et de la pratiquer.Il y a une critique avant tout désireuse de trouver des défauts, desinexactitudes, des inconséquences, des contradictions, désireuse dedécouvrir des faits nouveaux, de faire des trouvailles imprévues,désireuse de se mettre en désaccord avec les idées reçues. Cettecritique est hostile, dénigrante; aucun livre ne mérite moins que laBible d'être l'objet d'une critique comme celle-là 1 Malheureusementla Bible n'y a pas échappé. Elle a eu, elle a encore, des adversairespassionnés, tout comme elle a des amis et des admirateursenthousiastes. «L'autre critique, la vraie, la bonne, n'est pas avant toutpréoccupée de trouver des défectuosités et des lacunes, non plus quede se mettre en contradiction avec les opinions traditionnelles etaccréditées. Elle n'est aucunement hantée d'une aspirationparticulière d'arriver à des résultats nouveaux; elle n'a qu'un seulobjectif, la recherche de la vérité. Élucider, d'une manière aussicertaine que possible, tous les problèmes que soulève un ouvrage;l'examiner attentivement, à tous les points de vue, avec une minutiescrupuleuse; en faire ressortir les traits principaux et les lignesfondamentales; se montrer sensible à l'intérêt du sujet, àl'élévation du but poursuivi; faire preuve d'impartialité, mais nonpas d'indifférence; ne pas se croire obligé de trancher toutes lesquestions; savoir à l'occasion déclarer son incompétence, et attendredes lumières nouvelles; n'avoir qu'un seul désir, la poursuite de lavérité; n'avoir qu'une seule préoccupation, celle d'être aussi juste,aussi véridique que possible, tel doit être le programme de la vraiecritique. Et cette critique-la, aucun livre ne la mérite autant quela Bible. Pourquoi? parce que cette critique-là est synonymed'intérêt et de sympathie. Or quel est le livre qui mérite plusd'intérêt et plus de sympathie que la Bible? Même aux yeux desindifférents et des incrédules, la Bible a droit à l'intérêt, carelle a joué, elle joue encore un rôle prépondérant dans les destinéesde l'humanité. Mais c'est surtout pour les chrétiens que cetteinvestigation apparaît comme un devoir, car les chrétiens ne voientpas seulement dans la Bible un livre remarquable, ils y voient ledocument même de la révélation divine.» BIBLIOGRAPHIE.--A.-J.BAUMGARTNER,Traditionalisme et Critique Biblique, 1905.--Martin Kehler, Notre Combat en faveur de la Bible, 1903.--Ed. Stapfer, L'autorité de la Bible et la Critique, 1891.--A. Westphal, Expérience chrétienne et probité scientifique, 1925; Les Prophètes, t. I, Introd., 1924; Les Sources, t. I ALEX W.