COSMOGONIE

La première page de la Bible attribue à Dieu la création del'univers, de tout ce qui existe. En général, dans les mythologies,la lumière préexiste aux dieux, à moins que le dieu ne soit lui-mêmeen quelque sorte la personnification de la lumière. Dans le récitbiblique, c'est Dieu qui crée la lumière, et pour cela une parole luisuffit. La majesté, unique dans la littérature des hommes, de notrerécit de la création, a incité les traducteurs à rendre la premièreligne de la Bible par la formule imposante: «Au commencement, Dieucréa le ciel et la terre.» Les philosophes, spéculant sur cetteformule, ont décrété que le récit biblique de la création enseigne lacréation ex nihilo. Pourtant, le mot hébreu employé ici: bârâ et sa traduction dans les LXX: époïêsen, ne signifient pointcréer de rien, mais simplement: faire, fabriquer, confectionner.L'expression tirer du néant est étrangère à la lettre comme àl'esprit de la théologie hébraïque (1re allusion: 2Ma7:28). Examinons de près les textes eux-mêmes. L'ouvrage d'où a été tirénotre récit de la création sous sa forme actuelle, P, s'ouvre par dixtableaux généalogiques, débutant tous par ces mots: «Voici lagénération» ou «le commencement de». Le premier tableau est celui dela création du cadre où les générations humaines vont se succéder:ciel et terre indiquent en effet, selon les conceptions du temps, lemonde visible dans sa totalité, lequel monde a le ciel pour voûte, laterre pour sol et l'homme pour raison d'être. Le récit P de lacréation va de Ge 1:1 à Ge 2:4. Ces derniers mots sont eneffet reconnus comme appartenant incontestablement à P et devaient,dans son texte primitif, se trouver en tète de la premièregénéalogie. Le début du récit peut donc être reconstitué comme suit:«Voici la génération du ciel et de la terre: lorsque, aucommencement, Dieu créa le ciel et la terre (c-à-d. organisa le mondeoù l'homme devait vivre), la terre (c-à-d. la matière d'où l'habitathumain allait sortir) était informe et chaotique (hébreu tôhouvâbôhou, d'où l'expression française «tohu-bohu»); les ténèbrescouvraient la face de l'abîme et l'Esprit de Dieu planait (proprementreposait comme l'oiseau qui couve pour échauffer ses oeufs) sur leseaux.» On peut traduire aussi: «Au commencement de la création parDieu des cieux et de la terre, lorsque la terre était informe et videet que les ténèbres étaient sur la face de l'abîme, alors Dieudit...» (SBD, art. Cosmogonie). La Bible du Rabbinatfrançais traduit: «Au commencement, Dieu avait créé les cieux et laterre. Or, la terre n'était que solitude et chaos.» Il résulte dupréambule Ge 1:1 et suivant que, lorsque Dieu résolut de créerle monde dans son ordonnance actuelle, notre univers existait àl'état de masse informe, ténébreuse, plongée dans la Tehôm, l'Abîme aquatique. La question de savoir si Dieu était l'auteur premier du matérielchaotique qu'il avait devant lui et qu'il allait transformer encréation ordonnée et féconde, n'est pas posée ici; mais elle estrésolue par l'affirmative dans tout l'enseignement biblique; Dieu, lepremier et le dernier parmi tous les êtres, y est donné commel'auteur de tout ce qui existe. Qu'est-ce donc que ce mondemystérieux et désolé sur lequel plane l'Esprit divin? Notons d'abord que, pour les anciens Hébreux comme pour leursfrères d'Assyrie ou de Babylone, les ténèbres n'étaient pas unesimple notion négative: l'absence de lumière, mais un lieuredoutable, hostile, ayant une existence propre, un séjour distinct(cf. Ge 1:4,Job 22:11 26:10 38:19, comp. Jn 1:5,Lu 22:53,Eph5:11 6:12,Col 1:13); de même la Tehôm évoquait dans leur espritl'abîme redoutable des temps primitifs: la grande Tehôm était àla fois la demeure et l'entraîneuse des monstres, ennemis: de lacréation et des hommes, dragons ou serpents marins appelés Rahab,Léviathan, Tannîn, etc. La grande Tehôni et ses suppôts, lesfaiseurs de chaos, étaient censés avoir mené les terribles bataillesauxquelles mit fin la création de notre monde. Pour pouvoir fairejaillir les sources, créer la lumière, suspendre le soleil aufirmament, fixer les limites de la terre, il a fallu d'abord queDieu, «aux temps antiques», brisât les têtes des monstres sur leseaux, qu'il écrasât la tête du Léviathan, fendît en deux la merprimitive, la grande Tehôm (Ps 74:12-17) quil fît de Rahab un cadavre (Ps 89:10-12), qu'il courbât sous lui lesauxiliaires de Rahab (Job 9:13, défiguré par nos traductions),que sa main transperçât le serpent fuyard (Job 26:13) et mîtà sec la grande Tehôm «dès les anciens âges» (Esa 51:9 etsuivant), se constituant ainsi par ses victoires gigantesques«l'Éternel des armées» (Esa 51:15,Ps 89:9). Si les rabbins quimirent ensemble les sources du Pentateuque n'avaient pas révisé lestextes dans le sens du monothéisme le plus jaloux, peut-être le récitde Ge 1, le récit primitif en huit paroles (voir Création),porterait-il des traces du grand combat cosmique qui inaugura lacréation. Et nous nous expliquerions mieux comment, au lendemaind'une création qui, toute, était «très bonne», un ennemi de Dieu a puse glisser dans le paradis sous la forme du serpent. Nouscomprendrions mieux aussi le sens de textes tels que Lu 8:31,Eph2:2 6:12,Ap 9:1,12 17:8 20:1. Quand et comment s'est produite cette catastrophe cosmique dontles livres de Job, des Psaumes et d'Ésaïe ont fixé le lointainsouvenir dans des images poétiques? Nous ne le comprenons pas et nousne pouvons pas le comprendre, puisque l'événement s'est accompli endehors de nos conditions d'existence. «Des choses qu'on ne peutsavoir, a dit Calvin, l'ignorance est docte.» Mais c'est déjàbeaucoup que de savoir qu'il y a un mystère et de le respecter,plutôt que de vouloir expliquer toutes choses comme si ce mystèren'existait point. Si maintenant nous nous tournons vers le milieu où la Biblenaquit, les fouilles les plus récentes nous apprennent qu'entre lequatrième et le deuxième millénaires vécut dans la basse Mésopotamie,au bord du golfe Persique, un peuple qui n'était pas d'originesémitique, les Sumériens, venu par mer et devenu par sa cultureavancée l'animateur des civilisations égyptienne, babylonienne,assyrienne, hittite. Son centre le plus connu était Ur, la villed'Abraham, père des Hébreux. Le génie sumérien, qui s'éteignit deuxmille ans av. J.-C, laissa sur les siècles suivants une telleempreinte que Bérose, trois ou quatre cents ans av. J.-C, rapporte lemythe d'après lequel, dans l'antiquité la plus reculée, des êtresétranges, moitié hommes, moitié poissons, conduits par Oannès,auraient atterri sur le bord du golfe Persique, se seraient installésen Sumer et auraient enseigné à l'humanité tout ce qu'elle a besoinde savoir pour se connaître, s'enrichir, organiser sa puissance.«Tout ce qui rend la vie meilleure, dit Bérose, fut transmis auxhommes par Oannès, et depuis lors, aucune invention ne fut plusfaite.» Ce mythe qui, jusqu'en ces dernières années, faisait figure defantaisie, a pris un sens depuis les fouilles sud-mésopotamiennes. Onn'en est plus aujourd'hui à chercher l'origine de la pensée et desarts en Grèce, en terre égéenne ou phénicienne, en Caldée, en Egypte:«Les sources remontent plus haut encore, à l'origine se trouve Sumer»(cf. Les Sumériens, par C. Léonard Woolley, 1930). Il n'est doncplus nécessaire, dans ce que nous allons voir, de prétendre que laBible a emprunté à Babylone la légende des origines: création oudéluge; la vérité, que l'avenir dégagera peut-être, pourrait bienêtre qu'Hébreux et Caldéens ont puisé à une source commune et ceux-làplus directement que ceux-ci. Quoi qu'il en soit, la contréeeuphratique où la Genèse place le paradis demeure celle desintuitions et des révélations originelles. La civilisation desSumériens «illuminant un monde encore plongé dans la barbarieprimitive, eut le caractère d'une création...Nous leur devons unepart de nous-mêmes; ils sont nos ancêtres spirituels...» (Woolley.) Cela dit, revenons aux Scribes de Babylone et de Ninive.Longtemps avant Abraham, vers 2500 av. J.-C, un poème sumérien quinous a été conservé, traduit et adapté pour les bibliothèques deBabylone et de Ninive, nous rapporte sur l'origine de l'univers descroyances qui, sous des formes variées et grossièrementmythologiques, confirment les grands traits de ce que la Bible nousenseigne. Ce poème de 994 lignes, divisées en sept sections égalesconsignées chacune sur une tablette, raconte comment le dieu Mardouk,dieu solaire, divinité suprême de Babylone, procéda à la création dumonde après avoir triomphé des forces anarchiques du chaos,représentées par Tiamat, l'abîme océanique primitif, et par sessuppôts. Tiamat, pour la lutte infernale, «enfante d'énormesserpents, revêt d'épouvanté les terribles dragons, fait surgir demonstrueux reptiles». Il y a entre le récit de Ge 1 et le poèmesumérien un parallélisme incontestable. Dans les deux cas, lecréateur: (a) fait sortir le monde du chaos; (b) établit la lumière avant la création desluminaires; (c) divise la matière existante pour séparer les eauxd'en haut d'avec les eaux d'en bas, la mer souterraine d'oùjaillissent les sources; (d) crée les corps célestes et installe les astresdans le ciel; (e) présente la formation de l'homme comme le pointculminant de la création des êtres vivants; (f) suscite la créature humaine en la composant à lafois de l'élément terrestre et de l'élément divin (le souffled'Élohim, le sang de Mardouk). Dans les deux cas, l'être humain est créé pour le service de ladivinité. La cosmogonie caldéenne présente l'homme comme fait àl'image de son dieu et pour lui offrir un culte. Toutes cesressemblances, et leur point de départ: la similitude des nomsjumeaux, Tehôm et Tiamat (cf. l'assyr. Tihamtu et l'hébreu Tehômôt) suffisent à prouver que la cosmogonie hébraïque et lacosmogonie babylonienne dérivent toutes deux des croyances quiexistaient au berceau de la civilisation. C'est au point qu'on ne peut en réalité distinguer entre lareprésentation du monde imaginée par un Sémite babylonien et celleque s'en faisait un Sémite hébreu: voir les diagrammes de Jensen(Babyl.) et de Owen E. Whitehouse (Hébr.). Le monde était dans les deux cas conçu sous la forme d'undisque (Esa 40:22,Job 22:14,Pr 8:27). En haut, la voûte descieux (à demeures superposées: sept cieux. D'après la littératurejuive, le troisième considéré postérieurement comme le séjour desbienheureux, d'où l'affirmation de Paul dans 2Co 12:2);au-dessus: les eaux de la mer supérieure, retenues par la voûtesolide et qui descendent en pluie par les écluses célestes (Ge7:11); dans la partie médiane, la croûte terrestre reposant sur leseaux ténébreuses de l'abîme, Tehôm, qui constituent la partieinférieure du monde et d'où les sources (tehômôt), alimentant lesmers visibles, montent par des fentes jusqu'à la surface de laterre (Ge 7:11). A l'intérieur du cercle, entre le ciel et laterre, sont disposés le soleil, la lune et les étoiles dont le coursest fixé pour éclairer la terre et la voûte du ciel. La terre, dontla surface plate est accidentée de montagnes, est conçue comme lecentre du monde, la voûte du ciel repose sur les sommets (Job26:11: «colonnes des cieux») qui bordent le grand abîme (Tehômrabbah), en sorte que la lumière reste en dedans et qu'en dehors iln'y a que ténèbres. Ténébreuse est aussi la caverne à l'intérieur dela terre, le Cheôl (voir ce mot), où descendent lesmorts (Esa 14:9,Job 10:21 etc.). Voici une représentation schématique de ces antiques croyances:

Les eaux supérieures Les cieux Les étoiles Montagnes Terre et Mers inférieures Cheol Hadès Les Enfers Les eaux inférieures Tehom Le grand Abîme
Il ne faudrait pas conclure de tout ceci que la cosmogonie hébraïqueréduise le monde à un système rigide et mécanique. Les traits quinous permettent de nous en faire une représentation sont tous éparset renfermés dans des livres poétiques et apocalyptiques: tout n'yconcorde pas, et nulle part ils ne sont systématisés. Les prendrerigoureusement à la lettre serait égarer l'apologétique et faire tortà la pensée hébraïque, qui nous rappelle en de nombreux passages quel'oeuvre de Jéhovah et la compréhension de son univers dépassentinfiniment l'intelligence humaine (Esa 40:12 s Jer 31:37 Job26:14 36:22-30 37:14-24 Job 38). De tout ce qui précède il ressort: que les conceptions de Ge 1-2:4 et suivant nesont pas celles de l'astronomie, de la géologie et de lapaléontologie actuelles; l'auteur de ce récit n'a, d'ailleurs, nulleintention de nous instruire de faits scientifiques, sa préoccupationétant toute tournée vers l'exposition et la proclamation de véritésreligieuses qu'il a conscience de nous révéler de la part de Dieu; que le fond primitif de l'enseignementcosmogonique de la Genèse, sur l'origine duquel nous ne sommes pas àmême de nous prononcer, se retrouve au moins partiellement dans lesformes diverses de la cosmogonie babylonienne, voire de la cosmogoniede l'ensemble des peuples au milieu desquels la Bible place leberceau de la civilisation et les débuts de l'humanité; que la comparaison des deux types de cosmogoniesemble établir que le fond qui leur est commun a été altéré etdénaturé par le polythéisme grossier des mythes sumériens,babyloniens et autres, lesquels sont des représentations verbeuses etfantastiques d'un monde où tout est matérialisé, où les dieuxprimitifs sont enfantés par le chaos et où le dieu créateur de notremonde ne doit sa suprématie dans le ciel qu'à son habile politique età sa victoire retentissante sur Tiamat et ses complices, les fauteursde désordre. Le récit biblique, au contraire, montre sa supériorité,son inspiration divine en ce que, tout en maintenant à la création denotre monde un arrière-plan de chaos et de désolation, il introduitsur cette scène mystérieuse et terrifiante le Dieu unique,indépendant du chaos, dominant les ténèbres de l'abîme, faisantjaillir par sa seule parole, de cette masse désordonnée, une créationharmonieuse, féconde, bonne; d'un mot, démontrant par son action sasouveraineté sur tout ce qui existe, sa sagesse et sa bonté. Là est la valeur permanente de la première page de la Bible. Si,comme d'aucuns le pensent, le rédacteur final de notre récit s'estefforcé de faire disparaître par souci de monothéisme tout ce qui,dans la donnée primitive, pouvait rappeler des temps catastrophiquesantérieurs à la création de notre monde, si même (ce qui n'est pasprouvé) il s'est appliqué à vider l'abîme de ses monstres en faisantrentrer ceux-ci dans la catégorie des êtres vivants qui, sur l'ordrede Dieu, «fourmillent dans les eaux» (Ge 1:21), il n'a pueffacer le témoignage donné sur ces temps antérieurs par les textesque nous avons cités. «De ce que Rahab et Tannin figurent çàet là comme emblèmes de l'Egypte, on a conclu, bien à tort, que cesmonstres désignent habituellement cette grande puissance.»(Vuilleu-mier, La première page de la Bible, 1896.) Ces textes, qui se présentent dans un ensemble doctrinal oùJéhovah est proclamé Dieu unique, seul vivant, seul vivifiant, auteurde toutes les choses qui sont (Esa 44:6,Pr 8:32-24), nousinvitent simplement à penser que le monde auquel nous appartenons, laterre sur laquelle se joue le drame de notre salut n'est pas lacréation première, le commencement des oeuvres divines. Cettehypothèse, que la philosophie a souvent fait valoir, nous paraîttrouver un sérieux appui dans la révélation biblique elle-même. Avecelle, nous pouvons tout au moins entrevoir la véritable cause de lacréation de notre monde, la raison d'être d'expressions commecelles-ci: Faisons l'homme à notre image, ou: l'homme est devenucomme l'un de nous (Ge 1:26 3:22), et nous expliquerl'irruption du mal dans le berceau de l'humanité; avec elle, leproblème posé par l'existence, avant la création terrestre, de filsde Dieu, bons (Job 1 et Job 2,Ps 29 et Ps 28) etmauvais (Ge 6:1,Job 1 et Job 2,Za 3), est, sinon résolu, dumoins éclairé. Enfin, quiconque veut rapprocher des textes que nousavons cités les passages où la théologie johannique et la théologiepaulinienne parlent des «oeuvres du diable» dans le monde (1Jn3:8, cf. l'ennemi de Mt 13) et de l'action créatrice duVerbe (Jn 1:3-14), du Fils au sens intégral de ce mot,«premier-né de toute création» (Col 1:13,17), se sentira enclinà se représenter que la création de notre monde terrestre elle-mêmefaisait déjà partie d'un plan rédempteur, qu'elle a été à proprementparler une entreprise de rédemption et que son histoire, dansl'histoire universelle des oeuvres créatrices, n'est autre que lechapitre de l'activité du Fils: le Fils, après avoir du sein desruines chaotiques et pour relever ces ruines fait surgir notre mondeterrestre, et après avoir soutenu le plan rédempteur de Dieu tout lelong de l'évolution humaine, s'est incarné en Jésus-Christ poursauver le monde et y susciter l'armée des volontaires du Royaume deDieu. Ainsi s'expliquerait pourquoi Jésus, ayant mené à bien l'oeuvrede restauration universelle, dit à son Père, non pas: «Glorifie-' moide la gloire que j'avais auprès de toi avant mon incarnation sur laterre», mais: «J'ai achevé l'oeuvre que tu m'avais donnée à faire.Maintenant, toi, Père, glorifie-moi auprès de toi-même de la gloireque j'avais auprès de toi avant que le monde fût (Jn 17:5).Alex. W.