CLEFS (pouvoir des)

Le grand Dict. cathol. de la Bible, de F. Vigouroux, définitainsi la potestas clavium : Jésus «-transmet à Pierre les clefs duroyaume des cieux (Mt 16:19) et le constitue ainsi le granddignitaire de l'Église militante, avec le pouvoir d'introduire dansl'Église triomphante les âmes auxquelles il applique les mérites duRédempteur. Les clefs sont ainsi la marque de son autorité». En regard de cette définition, que nous enseignent les textesévangéliques? Ceux-ci constituent deux séries: les déclarations deJésus, les passages du N.T. où Simon Pierre se trouve caractérisé.I Pierre, le disciple de la première heure, l'apôtre enthousiaste,le grand impulsif, répond le premier à la question de Jésus «Quidites-vous que je suis?»: «Tu es le Christ, le Fils du Dieuvivant» (Mt 16:16). Il y a donc désormais sur la terre un hommequi a compris ce qu'est Jésus et qui le confesse. Cet homme est lapremière «pierre vivante» (1Pi 2:4) de l'édifice de l'Église.Jésus le proclame en déclarant: «Tu es Pierre et sur cette pierre jebâtirai mon Église» (Mt 16:18). La prophétie s'est réalisée:Pierre, premier confesseur, premier témoin de la résurrection, est leporte-parole des disciples au jour de la Pentecôte (Ac 2, cf.Ac 4); comme président du collège des Douze, il jugeAnanias (Ac 5:1 et suivants); il est le premier à introduire despaïens dans la communauté chrétienne (Ac 10:48). C'est vraimentà lui, dans la fondation de l'Église, que remontent lescommencements. Jésus en proclamant cette prééminence a-t-il confié à Pierre la,primauté? L'a-t-il créé souverain pontife, maître de l'absolution? Onallègue, pour le prétendre, qu'il a reçu de Jésus le pouvoir desclefs: «Je te donnerai les clefs du royaume des cieux; tout ce que tulieras sur la terre sera lié dans les cieux et tout ce que tudélieras sur la terre sera délié dans les cieux» (Mt 16:19). Parces paroles, Jésus fait allusion aux grandes clefs de bois dont on seservait dans l'antiquité pour lier et pour délier les cordes dontl'enchevêtrement fermait les portes en Orient. On peut rappeler aussique dans le langage des rabbins de l'époque, «lier et délier»désignait couramment le droit de défendre et de permettre, le pouvoirlégislatif. Si cette déclaration était isolée, elle seraitpéremptoire et Pierre serait bien le «vicaire de Christ», maître desdestinées de l'Église, chef incontesté des autres disciples. Mais ilse trouve que le pouvoir ainsi conféré, Jésus l'accorde, deuxchapitres plus loin, à tous ses disciples: «Je vous le dis en vérité,tout ce que vous aurez lié sur la terre sera lié dans le ciel, ettout ce que vous aurez délié sur la terre sera délié dans leciel» (Mt 18:18). On ne peut, sans manquer à la vérité,attribuer une valeur exclusive à un verset et refuser toute valeur àl'autre. S'il fallait, ce qui d'ailleurs ne s'impose pas, choisirl'une des deux formules en conformité avec l'ensemble des doctrinesdu Seigneur, il suffirait de rappeler cette parole de Jésus, tiréeencore du même évangile: «Ne vous faites point appeler maître, carvous n'avez qu'un seul maître et vous êtes tous frères; n'appelezpersonne sur la terre votre Père, car vous n'avez qu'un seul Père,celui qui est dans les cieux...Quiconque s'élève seraabaissé» (Mt 23:8-12). On voit ici que l'idée d'établir dansl'Église un «Saint-Père», un maître infaillible, un prince exerçantsur les chrétiens, évêques ou laïques, la souveraine autorité, nonseulement est étrangère aux institutions de Jésus, mais qu'elle leurest directement opposée.II Dira-t-on que les textes du N.T. qui nous parlent de Pierre leprésentent comme un disciple conscient d'avoir reçu un magistère quilui subordonne ses pairs et à plus forte raison les évêques, lespresbytres, les diacres, le peuple entier de l'Église naissante? C'est le contraire qui ressort des événements tels que lesévangiles, les Actes, les épîtres nous les racontent. Dans la pagemême où se trouve le tu es Petrus, Jésus, après avoir loué sonapôtre pour sa déclaration de foi, le rabroue pour ses erreurs et luidit: «Arrière de moi, Satan, car tu m'es en scandale, tu penses à lamanière des hommes, et tes pensées ne viennent pas de Dieu» (Mt16:23). Cette parole montre que l'ardent apôtre pouvait, dans lesmêmes jours et presque au même moment, tomber des hauteurs del'intuition céleste aux abîmes de l'inintelligence humaine. C'estencore dans ce même évangile de Matthieu que Jésus annonce à Pierrequ'il le reniera (Mt 26:34). Un autre évangile, Jn21:15-19, nous montre Jésus réintégrant Pierre dans sa chargepastorale après l'avoir, par ses questions, plongé dans la plusextrême confusion; une réhabilitation n'est pas une intronisation, etles brebis, les agneaux que Pierre aura à paître ne sont sûrement passes compagnons d'apostolat, lesquels n'avaient pas renié leurSauveur, surtout l'apôtre Jean qui avait suivi Jésus fidèlement chezle grand-prêtre et jusqu'à la croix (Jn 18-19). Pierre, blâmépar ses condisciples d'avoir baptisé des païens chez Corneille, nesonge nullement à invoquer pour sa défense un droit de pasteuruniversel que Jésus lui aurait confié (Ac 11:17). Paul, quand ilparle des colonnes de l'Église, cite Jacques et Jean sur le même rangque Pierre et nomme Jacques le premier des trois (Ga 2:9). QuandPierre, dominé par Jacques, s'est laissé intimider à Antioche par lesjudéo-chrétiens, Paul le réprimande sur un ton qui ne permet pas desupposer que l'apôtre des Gentils avait devant lui le chef qui doitêtre obéi (Ga 2:11). Dans la grande assemblée constituante de l'Église, le Synode deJérusalem (Ac 15:6-21), ce n'est pas Pierre qui préside, c'estJacques, qui conclut les débats et donne les instructions. Dans lemonde judéo-chrétien de l'Église primitive, c'est bien Jacques eneffet qui est la grande autorité, le chef de la communauté deJérusalem, et dans le monde pagano-chrétien c'est Paul qui est lapersonnalité dominante, le grand fondateur d'Eglises. Ainsi s'estétendu aux autres, à mesure qu'ils professaient à leur tour la foi,le privilège que Pierre fut le premier à posséder puisqu'il fut lepremier confesseur. Le N.T. parle de la communauté chrétienne deRome, il nous apprend qu'il y avait à Jérusalem, parmi beaucoupd'autres, des Juifs venus de Rome, lorsque Pierre prononça sondiscours le jour de la Pentecôte (Ac 2:10); mais il ne mentionnepas de ministère pastoral de Pierre dans la capitale de l'empire; ilne sait rien d'un Pierre fondateur de l'Église de Rome et son premierévêque. Les textes prouvent, au contraire, que la communauté de Romeexistait avant qu'aucun apôtre eût visité la ville éternelle (Ro1:7,13-15 15:22-24). Ils racontent explicitement que Paul aséjourné à Rome et y a fait oeuvre d'évangéliste, après avoir adresséaux chrétiens de cette ville, sous forme de lettre, un traitédoctrinal si complet et si puissant que la chrétienté y trouvera sonprincipal statut théologique (ép. aux Rom.). Si Rome doit se réclamerd'un apôtre, c'est de Paul, non de Pierre (voir Apôtre, Simon Pierre,Linus). On a beau s'évertuer, la chaîne des papes «n'accroche pas» dansle N.T. Aussi bien, Pierre, pendant sa carrière apostolique, a si peusongé à réclamer pour lui l'autorité législative, la maîtrise de lapensée et le droit de commander, que nous pouvons constater, encomparant la théologie de sa grande épître à celle de ses premiersdiscours dans les Actes, combien la pensée de Paul avait agi sur lui.Et quand il en vient dans sa lettre à donner, lui, le vieux pasteur,des recommandations suprêmes aux anciens, il ne le fait pas commeprince de l'Église et chef responsable de ses conducteurs, mais toutsimplement comme un chrétien qui a l'expérience du ministère, qui aété témoin des souffrances de Christ et qui aura part à la gloireréservée à tous les fidèles. Il met les autres sur le même pied quelui (1Pi 5:1,8). Pour Pierre il n'y a qu'un seul souverainpasteur: Jésus-Christ (1Pi 5:4). Voilà les textes et les faits du N.T. Si nous avions à faire icide l'histoire ecclésiastique, il nous serait facile de montrercombien l'Église romaine s'est progressivement écartée del'enseignement évangélique, ne retenant des textes et des faits quece qui pouvait, une fois isolé de l'ensemble, être interprété d'unefaçon favorable à l'organisation impérialiste qu'elle s'est donnéepar ses conciles. Le concile du Vatican (1869-1870) a couronnél'édifice en proclamant l'infaillibilité du pape. Le concile deTrente (1545-1563), d'où est sortie proprement la constitution del'Eglise romaine en opposition à la Réforme évangélique, avaitpréparé le terrain au dogme de l'infaillibilité, en établissant unvaste ensemble de législation canonique condamnant Luther et jetantl'anathème à quiconque ne reconnaît pas dans le souverain pontife deRome le chef des prêtres, lesquels sont les seuls ministres del'absolution. Plus on recule dans le temps et moins l'autorité du prétendusuccesseur de saint Pierre est article de foi. Au conciled'Aix-la-Chapelle (809), on discute à nouveau la question du filiogue ; le concile de Francfort (694) rejette la doctrine duconcile de Nicée sur l'adoration des images. En 681, le concile deConstantinople n'hésite pas à condamner comme hérétique le paperomain Honorius (jusqu'au XIe siècle et à Grégoire VII, le nom depape, grec pappas =père, était donné à tous les évêques).L'Église du Moyen âge est «une sorte de république aristocratique»fondée sur l'égalité dans l'épiscopat du pape et des évêques(Rouffet). Au IV e siècle divers conciles discutent les décisions duconcile de Nicée, les uns se prononçant pour Athanase, les autress'estimant libres de se prononcer contre lui. Plus on va versl'origine et plus la primauté de Rome, rejetée par toute une partiedu monde chrétien, se discute, se cherche, s'estompe. Le primusinter paves, situation dont jouit en Occident l'évêque romain,achève de s'effacer quand on atteint les premiers siècles; et quandon touche au siècle de Jésus, la primauté de Pierre lui-même s'estévanouie dans la démocratie fraternelle des rachetés de Jésus-Christ. On ne saurait assez déplorer qu'une Église aussi nombreuse quel'Église catholique romaine, qui renferme par ailleurs de si hautesvertus d'obéissance et d'adoration, se soit constituée sans tenircompte de l'ensemble des instructions du siècle évangélique.L'attitude qu'elle a prise est pour elle de grande conséquence.Prisonnière de son système, disqualifiée par l'usurpation des clefs,sa logique l'oblige de se tenir à l'écart des grandes assembléesoecuméniques auxquelles elle est périodiquement invitée et où lagrande majorité des chrétiens cherchent aujourd'hui à réaliser ausein de l'Église militante ce que le Symbole des apôtres appelle la«sainte Église universelle, la communion des saints». Et rien ne sertà Rome pour justifier son isolement de traiter les autres chrétiensde schismatiques et d'hérétiques, car ceux-ci démontrent tous lesjours par leur oeuvre de civilisation, de compassion,d'évangélisation et de mission, qu'ils appartiennent à la plusauthentique lignée de l'Évangile. L'anathème ne peut rien contre laparole du Christ: «Vous les reconnaîtrez à leurs fruits» (Mt7:16). Alex. W.