Biographie de Robert ESTIENNE
(Paris, 1503 - Genève,7 septembre 1559)

 

 

Une solide formation

    La famille Estienne, famille d’imprimeurs, est originaire de Provence. Vers 1505, elle s’installe à Paris, dans le quartier Saint-Jacques et le second fils d’Henri, Robert, naît à Paris en 1503. Au fil des ans, ce dernier se dote d’une sérieuse culture classique et apprend le métier d’imprimeur avec son père, Henri, puis, après la mort de celui-ci, avec son beau-père, Simon de Colines. Lors de sa première participation aux éditions de la Bible, en 1522 et 1523, il est chargé de corriger les copies des Epîtres, de l’Apocalypse, des Actes et des Psaumes. En 1526, alors que Simon de Colines ouvre sa propre imprimerie dans la même rue, la rue Jean de Beauvais, Robert Estienne se voit confier la direction de l’imprimerie dont le signe distinctif reste l’olivier, marque de la dynastie Estienne, à laquelle il ajoute la phrase de Saint-Paul « noli altum sapere, sed time » (« ne goûte pas à la profondeur, mais respecte la »), véritable symbole d’humilité intellectuelle devant la vérité. R. Estienne oriente alors ses efforts vers les œuvres pédagogiques et les éditions critiques. Ainsi, en 1526, il fait paraître à l’usage des enfants un opuscule sur la grammaire, et il s’agit du premier ouvrage paru sous son nom.

 

L’éclosion de l’imprimeur érudit

    En 1528, Robert Estienne épouse Perrette Bade, fille de Josse Bade, doyen des libraires universitaires de Paris. C’est une femme très cultivée, qui n’est pas sans influencer et son foyer et l’imprimerie par son savoir. Le couple s’épanouit dans un climat intellectuel fructueux et tous deux donneront naissance à neuf enfants : Henri II, Robert II, Charles, François II, Jeanne, Catherine, Jean, Marie et Simon.

    Au fil des ans, l’imprimeur va s’entourer de divers collaborateurs, des intellectuels venus des quatre coins du monde, des gens comme Andréas Gruntheus, Adam Nodius, Jean de Beauvais, et surtout Budé, à la fois collaborateur et ami. En outre, Robert Estienne reçoit régulièrement un visiteur de prestige, François Ier, qui s’est pris d’affection pour l’imprimeur. De ce fait, un privilège royal est accordé à Robert Ier pour chaque ouvrage dès 1537. Par la suite, en 1539, il est nommé imprimeur du roi pour les langues hébraïque et latine, puis pour la langue grecque, après la mort de Conrad Néobar en 1544. Dès lors, il se tourne davantage vers les auteurs grecs. Aussi collabore-t-il avec le graveur Claude Garamond à la réalisation des caractères grecs dits royaux (regiis typis) (élaborés d’après l’écriture d’Angelo Vergerio), qu’il inaugure avec la première édition de grande qualité des œuvres d’Eusèbe.

 

Un imprimeur engagé qui irrite la Sorbonne

    En 1527, 1528, puis 1532, paraît son premier grand ouvrage : une traduction de la Bible en latin (projet lancé dès 1524). Cette œuvre est le fruit d’une étude comparative de la Vulgate ancienne, des manuscrits de Saint-Denis, de Saint-Germain, du collège de théologie de Paris, et même de la « Polyglotte d’Alcala ». En l’occurrence, il ajoute des sommaires en tête des chapitres, marque les versets, met en marge des concordances et des variantes se rapprochant du texte hébreu, et rétablit les noms propres chaldéens, hébreux, grecs et latins, défigurés dans les éditions précédentes. Le privilège du roi François Ier, donné à Paris le 4 février 1527-1528 et reproduit en français à la fin de l’ouvrage, décrit cette Bible comme imprimée « par l’avis et mure délibération et expérience de gens de grand sçavoir ». C’est selon cette méthode comparative, et avec les encouragements de Budé, qu’il va s’appliquer à l’édition de nombreuses œuvres de la littérature latine. Par contre, cette liberté critique lui attire l’animosité des théologiens de la Sorbonne, mais Robert Estienne, bien loin d’être découragé dans ses recherches, continue ses études bibliques. Il publie de nombreuses éditions de la Bible en hébreu, latin et français, du Nouveau Testament en grec, latin et français, mais aussi bon nombre de psautiers et concordances de la Bible. Il donne ainsi en 1555, les Concordances de la Bible, où il range mot par mot, phrase par phrase, toute la Bible dans un Index disposé dans l’ordre alphabétique avec renvoi à chaque verset, conformément à l’édition latine qu’il publie simultanément. C’est un énorme travail que Robert Estienne effectue seul. Dès lors, la Bible et les œuvres latines représentent les deux grandes orientations de son activité. En 1526, il fait ainsi paraître une édition de Térence, qui sera suivie de quatre autres jusqu’en 1536 (la quatrième bénéficiant des annotations d’Erasme). Il publie Plaute en 1529 et Cicéron en 1532, Familiares, Oratoriae partitiones, ad Atticum, ad Brutum, mais aussi Virgile, avec les commentaires de Servius. Robert Estienne est alors en relation avec les humanistes de l’Europe entière (Mathurin Cordier, Etienne Dolet), et il publie en 1530 son traité sur La manière de tourner en langue française les verbes.

 

La naissance d’un grand lexicographe et de la lexicographie française

    Dans une perspective différente, il entreprend en 1528, avec l’aide de plusieurs collaborateurs, un Thesaurus linguae latinae (édition définitive en 1543) qui apparaît comme le premier «dictionnaire » bilingue, principalement destiné aux savants. En cela, il s’aide des œuvres de Sénèque, de Tacite, de Tite-Live et de Lucrèce. Dans sa préface, il présente son travail comme répondant aux erreurs et à l’insuffisance du lexique de Calepin qu’il considère malgré tout comme la meilleure œuvre de l’époque. Dans le Thesaurus, Robert Estienne étudie avec une grande précision le vocabulaire, il apporte une amélioration dans les citations, et il emploie le système alphabétique avec groupements par dérivation.

 

    Par la suite, il entreprend la rédaction du Dictionarium Latinogallicum, publié en 1538, destiné à ceux qui sont « en leur commencement et bachelage de littérature ». L’année suivante, il fait paraître le Dictionnaire françoislatin, pendant du précédent et surtout premier dictionnaire à faire figurer le français en premier dans la nomenclature. Cet ouvrage représente par ailleurs l’inventaire le plus étendu du vocabulaire de la langue vulgaire. Il est également novateur en ce que Robert Estienne apporte un soin extrême à la qualité de la langue, une large place est accordée aux citations, de véritables définitions y sont introduites allant bien au-delà de la simple synonymie, et y est appliqué un classement alphabétique avec désinences. Les principes mis en application pour ces deux œuvres vont se perpétuer en étant développés et perfectionnés jusqu’en 1606 avec l’édition de Jean Nicot. Robert Estienne compose aussi un Dictionarium propriorum nominum en 1541. Au regard de ces œuvres majeures, Robert Estienne apparaît donc comme le précurseur d’une lexicographie française encore au stade d’ébauche.

 

    A cette époque, l’imprimerie connaît une grande prospérité. Robert Estienne vend beaucoup d’ouvrages dans sa librairie. Les améliorations techniques qu’il apporte à sa typographie lui permettent d’imprimer des ouvrages à faible coût mais d’une grande qualité. En outre, il met en œuvre une judicieuse stratégie commerciale : il instaure un contact direct avec le lecteur, ce qui l’amène à réaliser des ventes de l’Angleterre à Zurich en passant par Genève. Robert Estienne met en place et gère alors une forte activité de libraire.

 

Robert Estienne à Genève auprès de Calvin.

    En revanche, les persécutions de la Sorbonne vont s’intensifier. La protection du roi devenant insuffisante, l’imprimeur est poussé à fuir Paris à plusieurs reprises. Robert Estienne penche alors peu à peu vers la Réforme. Très tôt, il avait été sensible à l’influence de Lefèvre d’Etaples, intime de son père qui, dès 1523, passait à la Réforme : c’est lui qui l’avait attiré vers l’étude critique de la Bible. En 1550, sous le règne d’Henri II, Robert se réfugie à Genève avec sa famille pour « ne plus avoir à sacrifier ses forces » à des luttes stériles avec les censeurs. Il est d’emblée bien accueilli par Calvin et il embrasse alors le calvinisme, publiant des ouvrages de théologie protestante tels que l’œuvre forte de Calvin traduite en français : L’institution de la religion chrétienne, ainsi que son texte virulent sur Les censures des théologiens de Paris, par lesquelles ils ont faussement condamné les Bibles imprimées par Robert Estienne (1552). Il continue son activité en diffusant la Bible avec des notes issues d’une mise en parallèle des textes latins et français. Il poursuit également ses travaux philologiques, perfectionnés jusqu’à sa mort : l’Alphabet grec en 1554, une deuxième édition du Dictionarium puerorum et du Petit dictionnaire des mots français tournés en latin, et une Grammaire française en 1557.

 

    Avant de quitter Paris en 1550, il perd sa femme, et il épouse en secondes noces, Marguerite Deschamps, dite Duchemin. Quant à ses enfants, trois d’entre eux exercent la profession d’imprimeurs (Henri II et François II à Genève ; Robert II à Paris). Robert et Charles, quant à eux, sont déshérités pour avoir refusé d’embrasser la religion réformée.

 

    Robert Estienne meurt à Genève le 7 septembre 1559. Il est alors âgé de cinquante-six ans. Son fils Henri (1528-1598) poursuivra l’œuvre du père en publiant en 1572 un Thesaurus graecae linguae, monument d’érudition et œuvre typographique admirable. Il se fera aussi défenseur de la langue nationale dans De la précellence du langage français (1579).

 

    Père de la lexicographie française, typographe de mérite, philologue averti, Robert Estienne a réalisé une œuvre décisive tant par la quantité d’ouvrages réalisés que par la qualité des contenus.

Carine Timmerman