LES VAUDOIS DU PIÉMONT AU XII ème SIÈCLE. Coup-d'oeil en arrière. - Vaudois désignés sous le nom de montani. Témoignages d'Honorius, - d'Eberard de Béthune, de Giofredo, décret d'Otton IV. - Les pures doctrines conservées, Circonstance particulière aux Vallées Vaudoises. - Les comtes de Luserne, princes du Saint-Empire. - Armoiries communes. - Conclusion. Après avoir rendu compte du mouvement religieux qui agita la France et d'autres contrées aux XIe et XIIe siècles, et qui, comme nous l'avons fait voir, partit vraisemblablement du sein des Alpes situées entre la France et l'Italie, nous devons rentrer dans les Vallées Vaudoises, pour reprendre le fil de leur histoire particulière, raconter leurs traditions et exposer l'état de leur Eglise.
Signalons d'abord quelques faits historiques.
Honorius prêtre d'Autun, au commencement du XIIe siècle, parle d'hérétiques qu'il nomme montani, ou montagnards, et, qu'il caractérise par ces seuls mots :
Eberard de Béthune, vers Pau 1160, s'exprime peu différemment sur le même sujet :
Et, quoique ce dernier auteur ne dise pas que les hérétiques qu'il a nommés Vallenses au chapitre XXV de son livre, et qu'il y a représentés comme des missionnaires venus d'une vallée de larmes, soient les mêmes que ceux qu'il appelle montani ou montagnards au chapitre XXVI, cependant rien ne s'y oppose; car Eberard, dans la longue liste qu'il y a dressée de toutes les sortes d'hérésies possibles, passe sous silence les Vallenses qu'il a cependant nommés plus haut, et ne cite que les montani. Cette omission des Vallenses ne se comprend qu'autant que les Vallenses sont les mêmes que l'une des classes d'hérétiques qu'il y nomme et dépeint : ce qui est très-vraisemblable, vu la ressemblance de signification des noms de montagnards et de Vallenses, c'est-à-dire habitants des vallées, et aussi vu l'analogie des détails qu'il donne sur les persécutions qu'ont souffertes les montagnards, et sur celles qui ont affligé les habitants de la vallée de douleur ou de larmes. Ajoutez à cela que le nom de montani était donné à l'un des peuples de la Ligurie, établi dans les Alpes voisines des Vagiens (aujourd'hui les habitants du marquisat de Saluces) et limitrophes des Vallées Vaudoises. (Pour HONORIUS, voir Maxima Biblioth., P. P., t. XX, col. 1039. -Pour EBERARD, t. XXIV col. 1575 à 1577. - Montani, voir Geographia antiqua CELLARII, t. 1, p. 518; - ou PLINII Geog., cap. XX. ) Et qu'on ne s'étonne pas que, d'après cette dernière explication, la prétendue hérésie vaudoise se serait étendue plus au midi dans les montagnes de la Ligurie, tout comme nous avons vu, au chapitre IV, qu'elle s'étendait plus à l'orient, dans le Biellais et le Novarrais; car rien n'est plus certain. Qu'on se souvienne seulement de ce que nous avons dit de ses conquêtes dans l'Astesan, au Xe siècle. Nous aurons d'ailleurs l'occasion de prouver, par de nouveaux détails, cette extension de l'Eglise vaudoise au-delà des limites dans lesquelles elle est aujourd'hui resserrée. Un ancien écrivain, Gioffredo, nous apprend que, l'hérésie vaudoise, qu'il fait à tort provenir de France, s'était déjà étendue, l'an 1198, non-seulement dans les vallées d'Angrogne, de Luserne et de Saint-Martin, du diocèse de Turin, mais dans la plaine.
(Bagnolenses), comme en parle Rainier Sacco, vers l'an 1250. C'est pourquoi Jacques, évêque de Turin, désireux d'éloigner cette peste de son diocèse, organisa une persécution contre eux, après avoir obtenu, à cet effet, l'an 1198, un décret de l'empereur Otton IV, sur lequel nous reviendrons plus tard. (V. GIOFFREDO, Storia delle Alpi maritime, dans Monumenta historiae patriae.., t. III, p. 487; cit. SPONDANUS, ail 1198.) Si l'on s'étonnait que la secte vaudoise, ou plutôt le résidu de l'Eglise fidèle, ait pu se maintenir jusqu'alors, sans grande persécution, dans l'ancien diocèse de Claude de Turin et ailleurs, malgré la tendance oppressive de l'Eglise romaine, nous rappellerions ce que nous avons dit, au chapitre IV, des agitations et des luttes politiques des Xe, et XIe siècles (1), durant lesquels l'attention des chefs de l'Eglise romaine fut détournée de dessus les restes épars de l'Eglise fidèle, préoccupés qu'ils étaient de leurs intérêts terrestres, des dangers et des avantages de leur position, comme princes séculiers. Une cause générale qui favorisa aussi la conservation de divers noyaux de l'Eglise fidèle, c'est la puissance de vie inhérente au principe chrétien, et qui est telle qu'elle ne peut être altérée et dénaturée que bien à la longue, partout où elle a étendu ses racines. A cette cause puissante s'en joignirent d'autres particulières. Ainsi, en premier lieu, les innovations, adoptées dans l'Eglise des papes, mirent bien du temps à se répandre, comme l'histoire le démontre, en ce qui concerne les images, la messe, la présence réelle, etc. En second lieu, pendant longtemps on se borna à miner sourdement les doctrines anciennes, à faire l'apologie des nouvelles et à réfuter ceux qui attaquaient les innovations. On peut citer, comme exemples de ce fait, les écrits de saint Jérôme contre Vigilance, de Jonas d'Orléans contre Claude de Turin, de Pascase. Ratbert contre l'ancienne doctrine de l'eucharistie, encore soutenue longtemps après par Bérenger de Tours, et d'autres, etc. En troisième lieu, on se contenta longtemps d'excommunier et d'anathématiser les hérétiques, ou ceux qu'on regarda comme tels. Les conciles en fournissent de nombreux exemples. Ensuite, on alla plus loin, l'on enferma dans des cloîtres et l'on soumit à une dure pénitence les opposants qualifiés. Mais ce ne fut guère qu'après, que le pouvoir des papes eut atteint sa plus haute période, depuis Grégoire VII (Hildebrand), qu'on vit, çà et là, des contredisants marquants périr de mort violente, être massacrés ou brûlés. Mais les persécutions organisées, telles que les croisades et l'horrible inquisition, ne datent guère que d'Innocent III (2). Il est donc facile de comprendre que, jusqu'alors, la fidélité et la vérité purent se maintenir, là surtout où les circonstances les favorisèrent. C'est ici le lieu d'indiquer une circonstance d'une haute importance, qui sert puissamment à expliquer le fait de la conservation de la vérité évangélique, depuis Claude de Turin, dans le territoire occupé encore aujourd'hui par les Vaudois : c'est que, à l'époque la plus reculée de la féodalité, ces Vallées étaient gouvernées par un seigneur puissant, ne relevant que de l'empire, et imbu lui-même des doctrines vaudoises. Ce fait si important est consigné dans l'ouvrage déjà cité d'un auteur catholique, qui a pu mieux que personne s'assurer de la vérité qu'il nous fait connaître, M. le marquis Costa de Beauregard. Voici les paroles :
D'après ce témoignage, les comtes de Luserne, seigneur des Vallées (3), relevaient immédiatement de l'empire, et étaient par conséquent indépendants de tout prince voisin.
A défaut d'autres documents historiques (3), les armoiries de la maison de Luserne suffisent, ce nous semble, à le prouver. Elles sont symboliques; elles figurent un flambeau (Lucerna), jetant une vive clarté au milieu des ténèbres. La devise qui les entoure est explicative (Lux lucet in tenebris): la lumière luit dans les ténèbres. Ces armoiries et cette devise, que les Vaudois des vallées aiment encore aujourd'hui à regarder comme les leurs attestent aussi, par leur signification symbolique, l'ancienneté de la vérité évangélique dans les vallées du Piémont. Elles attestent que, dès les temps où le nom de Lucerna fut donné à la plus considérable de ces vallées et à son comte, c'est-à-dire dès le Xe ou le XIe siècle, selon le témoignage du marquis Costa, bien longtemps avant Valdo, la lumière évangélique brillait dans les ténèbres, au milieu des superstitions romaines qui s'étaient étendues sur presque tous les royaumes de l'Occident. Nous croyons donc avoir prouvé, aussi bien que le manque de documents plus précis le permet, que les Vaudois du Piémont ne sont point une secte qui doive son origine à Pierre Valdo, une apparition accidentelle au XIIe siècle, un mouvement religieux isolé, mais un rameau de l'Eglise primitive, préservé par un miracle éclatant, fleurissant à l'écart au milieu des débris qui ont recouvert le tronc qui l'a nourri, et qui ont froissé et desséché toutes les autres branches. L'Eglise des Vallées est une jeune enfant, échappée inaperçue au désastre qui priva sa mère de la vie, et qui vécut cachée dans des solitudes, dans des vallées et derrière d'âpres rochers, jusqu'au jour où elle attira involontairement les regards, tandis que ses soeurs, vêtues d'ornements magnifiques, oubliaient dans l'esclavage et la corruption le souvenir d'une mère fidèle et pieuse, et se privaient, par leur légèreté, leur mollesse et leurs vices, de l'héritage incorruptible que le Seigneur avait voulu leur assurer, par sa mort expiatoire. Pour continuer à éclairer ce sujet, nous allons rapporter les traditions de l'Eglise vaudoise.
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