CHAPITRE 5

De temps en temps, don Juan me demandait ce qui devenait mon plant de datura. Un an s’était écoulé depuis que j’avais replanté la racine, et la plante était devenue maintenant un gros buisson, qui avait porté ses graines, et les gousses avaient séché. Alors don Juan a jugé que h moment était venu pour moi d’en apprendre davantage su: l’herbe du diable.

Dimanche 27 janvier 1963

Information préliminaire, don Juan m’a dit aujourd’hui que la « seconde portion » de la racine de datura constituait la seconde étape dans l’apprentissage de la tradition. C’était la véritable étude qui commençait, et par rapport à cela, la première étape n’avait été qu’un jeu d’enfant. Cette seconde partie, il allait falloir la dompter. L’absorber au moins vingt fois, affirmait-il, avant d’atteindre la troisième étape.

- Et pourquoi pas ? Comme je vous l’ai déjà dit, l’herbe du diable est pour ceux qui sont à la recherche de la puissance. Celui qui domine cette seconde portion peut utiliser l’herbe du diable pour accomplir les choses les plus inimaginables à la poursuite de la puissance.

Lundi 28 janvier 1963

Don Juan m’a dit : « Si vous franchissez cette seconde étape avec succès, je ne pourrai vous montrer qu’une autre étape. Alors que j’étudiais l’herbe du diable, j’ai compris qu’elle n’était pas pour moi, et je ne suis pas allé plus loin sur son chemin.

- Et pourquoi avez-vous décidé cela, don Juan ?

Je m’accrochais aux choses comme un enfant à des bonbons. Or l’herbe du diable n’est qu’un chemin parmi un million d’autres. N’importe quoi n’est qu’un chemin parmi des quantités de chemins (un camino entre cantidades de caminos). Il convient donc de ne pas perdre de vue qu’un chemin n’est après tout qu’un chemin ; si l’on a l’impression de ne pas devoir le suivre, inutile d’insister. Mais pour parvenir à une telle clarté il faut mener une vie bien réglée.

Ce n’est qu’alors que l’on comprend qu’un chemin n’est qu’un chemin, et qu’il n’y a rien de mal ni pour soi ni pour les autres à le quitter, si c’est ce que votre cœur vous dit de faire. Mais cette décision de rester sur le chemin ou de le quitter doit être libre de toute peur ou de toute ambition. Je vous en avertis. Vous devrez regarder chaque chemin très soigneusement et avec mûre réflexion. Faites autant de tentatives que cela sera nécessaire. Vous vous poserez alors une question, et une seule. Cette question, seul un vieillard se la pose. Quand j’étais jeune, une seule fois, mon bienfaiteur m’en a parlé, mais mon sang en ce temps-là était trop vif pour que je comprenne. Mais maintenant, je comprends. Je vais vous dire de quoi il s’agit : Ce chemin a-t-il un cœur ? Tous les chemins sont pareils, ils ne mènent nulle part. Il y en a qui traversent le buisson, ou qui s’y enfoncent. Au cours de ma vie, je peux dire que j’ai suivi de très longs chemins, et je ne suis nulle part. C’est maintenant que la question de mon bienfaiteur a trouvé son sens. Ce chemin possède-t-il un cœur ? S’il en a un, le chemin est bon. Sinon, à quoi bon ? Les chemins ne conduisent nulle part, mais celui-ci a un cœur, et celui-là n’en a pas. Sur celui-ci, le voyage sera joyeux, et tout au long du voyage, vous ne formerez qu’un. L’autre vous fera maudire l’existence. Le premier vous rendra fort, l’autre faible.

Dimanche 21 avril 1963

Le mardi 16 avril dans l’après-midi, nous sommes allés, don Juan et moi, dans les collines où se trouvaient ses plants de datura. Il m’a demandé ensuite de le laisser seul, et de l’attendre dans la voiture. Il est revenu près de trois heures plus tard. Il portait un paquet enveloppé dans un tissu rouge. Nous avons repris le chemin de sa maison et il m’a dit que ce qu’il y avait dans le paquet c’était son dernier cadeau pour moi.

Je lui ai demandé si cela signifiait qu’il allait interrompre son enseignement. Il m’a expliqué qu’il voulait dire que maintenant, j’avais ma plante à moi, qu’elle était adulte et que par conséquent je n’aurais plus besoin des siennes.

Dans la soirée, nous sommes allés nous asseoir dans sa chambre. Il a apporté un mortier et un pilon soigneusement polis. La partie creuse du mortier pouvait faire quinze centimètres de diamètre. Il a ouvert un grand paquet plein de sachets plus petits, il en a choisi deux, et il les a posés sur une natte de paille à côté de moi. Puis il a ajouté quatre autres sachets de la même taille et qu’il avait pris dans le paquet qu’il venait de rapporter. Il m’a dit que c’étaient des graines, et qu’il fallait que je les réduise en poudre fine. Il a ouvert le premier sachet et il en a vidé le contenu dans le mortier. C’étaient des graines sèches, rondes et d’un jaune caramel.

Je me suis mis au travail, mais il m’a arrêté. Il m’a dit de pousser le pilon d’abord d’un côté, puis de le faire glisser contre le fond jusqu’au point diamétralement je lui demandais ce qu’il allait faire de cette poudre, il a refusé d’en parler.

J’ai eu beaucoup de mal à écraser ce premier sachet de graines. Il m’a fallu quatre heures pour en venir à bout. J’avais mal dans le dos à cause de la position que j’avais prise. Je me suis allongé, j’avais envie de dormir tout de suite. Don Juan a alors ouvert le second sachet, dont il a versé le contenu en partie dans le mortier. Ces graines-là étaient un peu plus foncées que les précédentes, et collaient ensemble. Il y avait également dans ce sachet une sorte de poudre faite de minuscules grains ronds très foncés.

J’avais faim, mais don Juan m’a dit que si je voulais apprendre, il fallait suivre les règles, et que la règle, c’était que je pouvais seulement boire un peu d’eau tandis que j’apprenais les secrets de la seconde portion.

Dans le troisième sachet, il y avait une poignée de charançons vivants, les noirs que l’on trouve dans le grain. Dans le dernier sac se trouvaient des graines fraîches, blanches, presque blettes, mais fibreuses et dont il devait être difficile de faire une pâte fine, ce qui était le but qu’il m’avait fixé. Quand j’ai eu fini d’écraser le contenu des quatre sachets, don Juan a mesuré deux tasses d’une eau verdâtre qu’il a versée dans un pot de terre, et il l’a placé sur le feu. Au moment de l’ébullition, il a ajouté la première partie de la poudre de graines, et il a tourné avec une longue spatule de bois ou d’os qu’il avait sortie de son sac de cuir. L’eau a recommencé à bouillir, c’est alors qu’il a successivement ajouté tout le reste, de la même manière. Puis il a complété avec une autre tasse de la même eau, et il a laissé le tout frémir à petit feu.

Il m’a dit qu’il était temps d’écraser la racine. Il a soigneusement sorti une longue racine de datura du paquet. Cette racine faisait bien quarante centimètres de long et quatre centimètres de diamètre. C’était la seconde portion, a-t-il précisé, qu’il avait mesurée lui-même, car c’était encore sa racine. Il a dit que la prochaine fois que j’affronterais l’herbe du diable, il me faudrait mesurer ma propre racine.

Il a poussé le gros mortier vers moi, et je me suis mis à écraser cette racine exactement comme je l’avais fait pour la première partie. Il m’a bien montré comment m’y prendre. Nous avons laissé la racine écrasée s’imprégner d’eau, exposée à l’air de la nuit. Le mélange en ébullition s’était solidifié dans le pot de terre. Don Juan a ôté le pot du feu, et il l’a mis dans un filet suspendu à une poutre au milieu du plafond. Le 17 avril vers huit heures du matin, don Juan et moi nous avons commencé à filtrer le jus de la racine. C’était une journée claire et ensoleillée, et don Juan a vu dans ce beau temps un signe favorable : je devais plaire à la racine du diable. Quant à lui, elle ne lui avait laissé que de mauvais souvenirs.

Le filtrage s’est effectué de la même façon que pour la première portion. En fin d’après-midi, à la huitième opération, il restait une cuillerée d’une substance jaunâtre au fond du pot.

Nous sommes allés dans sa chambre où il restait encore deux petits sacs auxquels nous n’avions pas encore touché. Il en a ouvert un, il a glissé sa main dedans, en serrant l’ouverture autour de son poignet avec son autre main. Il devait tenir quelque chose, à en juger par la façon dont sa main s’agitait dans le sac. Soudain, d’un mouvement vif, il s’est débarrassé du sac comme d’un gant, en le retournant, et il a vivement approché sa main de mon visage. Il tenait un lézard. La tête n’était qu’à quelques centimètres de mes yeux. l a bouche de ce lézard avait quelque chose de curieux. J’ai reculé involontairement. On lui avait cousu la bouche à gros points. Don Juan m’a ordonné de prendre ce lézard dans ma main gauche, Je l’ai empoigné. Il se débattait dans ma paume. J’ai eu comme une nausée. Mes mains étaient moites.

Il a pris le dernier sac, il a répété les mêmes gestes, et il en a sorti un autre lézard. Il me l’a fourré sous le nez. Celui-là avait les paupières cousues. Il m’a ordonné de le prendre dans ma main droite.

Un lézard dans chaque main, j’ai bien cru que j’allais vomir. J’avais bien envie de les lâcher tous les deux et de me sauver.

« Ne les écrasez pas », m’a-t-il dit. Le son de sa voix m’a rassuré. Il m’a demandé ce qui m’arrivait. Il voulait rester sérieux, mais il ne pouvait pas s’empêcher de rire. J’ai essayé de serrer moins fort, mais j’avais les mains tellement moites que j’ai senti les lézards qui m’échappaient. Leurs petites griffes aiguës me labouraient les mains, ma nausée se doublait de dégoût. J’ai fermé les yeux et j’ai serré les dents. Il y avait déjà un des lézards qui me grimpait le long du poignet. Il n’avait plus qu’à libérer sa tête de mes doigts pour se sauver. J’éprouvais une sensation de malaise physique extraordinairement forte. J’ai grommelé à don Juan de me débarrasser de ces foutus machines. Mon cou se raidissait. Il m’a regardé avec curiosité. J’avais tout d’un ours, et j’étais tout secoué de convulsions. Il a pris les lézards, il les a remis dans leurs sacs, et il s’est mis à rire. J’aurais voulu rire aussi, mais j’avais l’estomac tout retourné. Je me suis allongé sur le sol.

Je lui ai expliqué que cet effet sur moi était dû au contact de leurs griffes. Il a répondu que bien des choses pouvaient faire perdre son sang-froid à quelqu’un, surtout s’il manquait de fermeté, et de la résolution nécessaire pour apprendre. Car celui dont les intentions sont claires n’est pas gêné par ses sensations, puisqu’il sait les contrôler.

Don Juan attendit un peu puis, refaisant les mêmes gestes, me tendit à nouveau les lézards. Il m’a dit de les tenir la tête en l’air en les frottant doucement contre mes tempes, en leur demandant ce que je voulais savoir.

D’abord, je n’ai pas compris ce qu’il voulait de moi. Il m’a alors répété de demander aux lézards ce que je n’avais pas été capable de trouver tout seul. Il m’a donné toute une série d’exemples, des gens que je voyais rarement, des objets égarés, des endroits inconnus. C’est alors que j’ai compris qu’il parlait de divination. Cela m’a beaucoup intéressé. Mon cœur s’est mis à battre plus vite, mon soufre s’est fait plus court.

Il m’a dit de ne pas commencer par des questions personnelles. Il valait mieux essayer avec quelque chose ne me concernant pas personnellement. Il fallait penser vite et clair, car il n’y aurait pas moyen de revenir en arrière.

Je me suis mis fébrilement à chercher quelque chose. Don Juan me pressait, et voilà que je ne trouvais rien à « demander » aux lézards.

Au bout d’un moment pénible, j’ai trouvé quelque chose. Peu de temps auparavant, une grande quantité de livres avaient été volés dans la salle de lecture de la bibliothèque. Cela n’avait rien de personnel, tout en m’intéressant. Je n’avais aucune idée préconçue sur l’identité de celui, ou de ceux, qui avaient pu voler ces livres. J’ai frotté les lézards contre mes tempes, en leur demandant qui était le voleur.

Là-dessus, don Juan a remis les lézards dans leurs sacs.

Il m’a dit que la racine et cette pâte n’avaient rien de très secret. La pâte donnait une direction, et la racine rendait les idées claires, le vrai mystère était dans les lézards. C’étaient eux toute la sorcellerie de la seconde portion. J’ai demandé s’ils appartenaient à une espèce particulière. Oui. Il fallait qu’ils proviennent de la même région que la plante, et que ce soient des amis. Pour s’en faire des amis, cela prenait fort longtemps. Et cette amitié se développait en les nourrissant et en leur parlant avec gentillesse.

Je lui ai demandé si cette amitié était essentielle. Il a répondu que les lézards ne se laisseraient attraper que s’ils connaissaient l’homme; et si l’on prenait l’herbe du diable au sérieux, il était indispensable d’en faire autant à propos des lézards. En règle générale, il convenait de capturer ces lézards après avoir préparé la pâte et la racine. Et de préférence en fin d’après-midi. Sans intimité avec ces lézards, on risquait de passer des jours et des jours à essayer en vain de les attraper. Or la pâte n’est efficace qu’un seul jour. Il m’a alors donné des instructions détaillées sur la procédure à suivre après la capture des lézards.

« Les lézards une fois attrapés, on les met dans des sacs différents. Puis on prend le premier et on lui parle. On s’excuse de devoir lui faire du mal et on lui demande son aide. On coud la bouche à l’aide d’une aiguille de bois et de fibres d’agave. L’aiguille est en fait une épine de choya.

Il faut bien tirer sur chaque point. On dit la même chose à l’autre lézard et l’on coud les paupières. Quand on aura fini tout cela, la nuit sera tombée. Vous prenez alors le lézard à la bouche cousue pour lui dire ce que vous voulez savoir. Vous lui demandez d’aller voir pour vous, et vous lui dites que si vous lui avez cousu la bouche, c’est pour qu’il se dépêche de revenir sans bavarder en route. Vous le laissez barboter dans la pâte après lui en avoir frotté la tête. Vous le posez alors sur le sol. S’il part dans la direction de votre bonne fortune, la sorcellerie se révélera heureuse et facile. S’il part dans la direction opposée, ce sera un échec. Si le lézard s’avance vers vous, en direction du sud, vous pouvez vous attendre à beaucoup de chance. S’il s’éloigne, vers le nord, la sorcellerie se révélera extrêmement difficile. Vous risquez même d’en mourir. Par conséquent, s’il s’écarte, mieux vaut en rester là. Car c’est encore possible. Vous perdrez du même coup le pouvoir de commander aux lézards, mais cela vaut mieux que de perdre la vie. D’un autre côté, vous pouvez également décider de continuer malgré l’avertissement. Il faudra alors amener l’autre lézard et lui dire d’écouter l’histoire de son compagnon, pour vous la raconter. »

« Mais comment le lézard avec sa bouche cousue pourra-t-il me dire ce qu’il voit ? Ne lui a-t-on pas fermé la bouche pour l’empêcher de parler ? »

« C’est pour l’empêcher de raconter son histoire aux étrangers. On prétend que les lézards sont très bavards. Ils s’arrêteraient n’importe où pour tout raconter. Enfin, bref, il faut ensuite lui étaler la pâte sur le dos de la tête, et lui frotter ensuite la tête contre votre tempe droite, en gardant la pâte éloignée du centre de votre front. Au commencement de votre apprentissage, ce ne serait pas une mauvaise idée d’attacher à l’aide d’une ficelle le lézard par le milieu du corps à votre épaule droite. Vous ne risquez pas ainsi de le perdre ou de lui faire mal. Par la suite, quand vous serez plus familiarisé avec l’herbe du diable, les lézards sauront vous obéir et rester perchés sur votre épaule. Après avoir étalé la pâte sur votre tempe droite avec le lézard, trempez les doigts de vos deux mains dans le gruau ; frottez-vous d’abord les deux tempes, puis complètement de chaque côté de la tête. Cette pâte sèche très vite, et on peut l’appliquer aussi souvent qu’il est nécessaire. Commencez toujours par vous servir de la tête du lézard puis de vos doigts. Tôt ou tard, le lézard qui est parti voir revient raconter à son compagnon tout ce qu’il a vu dans son voyage, et le lézard aveugle vous le racontera, comme si vous apparteniez à leur espèce. La sorcellerie achevée, on pose le lézard et on le laisse partir, mais il ne faut pas regarder où il va. On creuse enfin un grand trou uniquement avec les mains, où l’on enterre tout ce dont on s’est servi. »

Vers six heures du soir, don Juan a sorti avec ses mains l’extrait de racine qui se trouvait dans le bot, et il l’a étalé sur un morceau de schiste plat. Il restait moins d’une cuillerée à thé de ce qui ressemblait à de l’amidon jaunâtre. Il en a mis la moitié dans une tasse en ajoutant un peu d’eau également jaunâtre. Il a fait tourner la tasse entre ses mains pour hâter la dissolution. Il m’a ensuite tendu la tasse en me disant de boire ce qu’il y avait dedans. Cela n’avait aucun goût, laissant cependant une vague amertume dans la bouche. L’eau était brûlante, ce qui ne m’a pas trop plu. J’avais le cœur qui battait à grands coups, mais je n’ai pas tardé à me détendre.

Don Juan a été chercher l’autre bol qui contenait la pâte ; elle semblait solide, avec une surface brillante. J’ai essayé de crever la croûte avec mon doigt, mais don Juan a bondi et il a violemment repoussé ma main... Il avait l’air furieux ; il m’a dit que j’étais tout à fait insensé de vouloir faire cela, et si j’avais vraiment l’intention d’apprendre quelque chose, il faudrait peut- être que je fasse attention. En me montrant la pâte il a dit que c’était là que se trouvait la puissance, et que personne en fait ne pouvait dire exactement de quoi il s’agissait. Il suffisait que nous soyons appelés à nous en occuper pour servir nos propres desseins -mais nous n’étions que des hommes, après tout - au moins fallait-il le faire avec le respect voulu. Le mélange ressemblait à de la bouillie d’avoine, et elle devait contenir assez d’amidon pour avoir cette consistance. Il m’a demandé d’aller chercher les sacs qui contenaient les lézards. Il a pris celui qui avait la bouche cousue et il me l’a prudemment tendu. Il m’a fallu le pendre de la main gauche. Il m’a dit ensuite de prendre un peu de cette pâte sur le bout de mon doigt et d’en frotter la tête du lézard, avant de mettre le lézard lui-même dans le pot pour que la pâte recouvre tout son corps.

J’ai ensuite ôté le lézard du pot. Don Juan a pris le pot et il m’a emmené vers un endroit rocheux à peu de distance de sa maison. Il m’a montré un gros rocher et il m’a dit de m’asseoir devant, comme si c’était mon pied de datura, et de tenir le lézard devant mon visage, en lui expliquant à nouveau ce que je voulais savoir, en le priant d’aller chercher la réponse pour moi. Il me conseillait également de demander pardon au lézard de lui causer tous ces désagréments en lui promettant, en revanche, d’être gentil avec tous les autres lézards. J’ai dû ensuite le prendre entre le majeur et l’annulaire de la main gauche, là où don Juan m’avait fait cette coupure, puis de danser autour du rocher exactement comme lorsque j’avais replanté la racine de l’herbe du diable. Il m’a demandé si je me rappelais ce que j’avais fait à cette occasion. J’ai dit que oui. Tout devait être exactement pareil, il a bien insisté là-dessus, et si je ne me rappelais plus, il faudrait attendre que tout fût bien clair dans mon esprit. Il a bien insisté sur le fait que si j’allais trop vite, ou que je montrais de l’hésitation, j’aurais à m’en repentir. Enfin, il fallait poser sur le sol le lézard à la bouche cousue et regarder dans quelle direction il allait, pour en tirer les conclusions. Je ne devais pas quitter le lézard des yeux un seul instant, car c’était chez le lézard une ruse fréquente de distraire l’attention avant de se sauver.

Il ne faisait pas encore tout à fait nuit. Don Juan a regardé le ciel. « Bien, dit-il, je vais vous laisser seul », et il est parti.

J’ai suivi toutes ses instructions, et j’ai posé le lézard sur le sol. Le lézard est resté immobile là où je l’avais placé. Ensuite, il m’a regardé et il est parti en courant vers l’est et il a disparu parmi les rochers.

Je me suis assis sur le sol devant le rocher, comme si j’avais été devant ma plante. J’étais en proie à une profonde tristesse. Je songeais à ce lézard avec sa bouche cousue, à son étrange voyage et à la façon dont il m’avait regardé avant de s’enfuir. C’était une réflexion bizarre, et vaguement contrariante. Moi aussi à ma façon j’étais un lézard en train de faire un bien curieux voyage. Peut-être mon destin n’était-il que de voir. Il m’a semblé que jamais je ne pourrais dire ce que j’avais vu. Il faisait maintenant très sombre, et je pouvais à peine distinguer les rochers devant moi. Je me suis souvenu des paroles de don Juan : le crépuscule - la cassure entre les mondes.

Après avoir longtemps hésité, j’ai suivi la marche qu’il m’avait indiquée. La pâte, encore qu’elle ressemblât à une bouillie d’avoine, n’en avait guère la consistance. Elle était très fine et glacée, avec une curieuse odeur âcre. Elle provoquait sur la peau une sensation de froid et séchait très vite. Je me suis frotté les tempes onze fois de suite sans rien remarquer d’autre. J’essayais de distinguer des changements dans mes perceptions ou mon humeur, car j’ignorais complètement à quoi m’attendre. Je voyais d’ailleurs très mal quelle pouvait être la nature de cette expérience et j’en cherchais les indications.

La pâte avait séché et elle s’écaillait sur mes tempes. J’allais en remettre lorsque j’ai constaté que j’étais assis sur mes talons à la mode japonaise. Or je m’étais d’abord assis les jambes en tailleur et je ne me souvenais pas d’avoir changé de position. Il m’a fallu un certain temps pour bien comprendre que j’étais assis sur le sol d’une sorte de cloître avec de hautes arcades. J’ai d’abord cru qu’elles étaient en brique, avant de découvrir qu’elles étaient en fait en pierre.

La transition a été très pénible. Cela est venu si vite que je n’y étais pas préparé. Ma vision était devenue diffuse, comme dans un rêve, mais les éléments étaient les mêmes. Ils se tenaient parfaitement immobiles et je pouvais les observer à loisir. Cependant, la vision était moins claire et plus irréelle que celle produite par le peyotl, avec quelque chose de brumeux mais d’extrêmement plaisant, comme un dessin au pastel.

J’ignorais si j’allais pouvoir me lever. C’est alors que j’ai constaté que je m’étais dépassé. Je me tenais en haut d’un escalier et H., une amie à moi, était debout en bas. Elle avait les yeux fiévreux. On y distinguait une lueur insensée. Elle a éclaté de rire, avec une intensité horrible, puis elle a commencé de gravir l’escalier. Je voulais me sauver ou me cacher, parce que je savais que déjà une fois « elle avait un peu perdu la boule ». C’est ainsi que la chose s’est présentée à mon esprit. Je me suis dissimulé derrière une colonne, et H. est passée à côté de moi sans me voir. « La voilà partie pour un long voyage », me suis-je dit ; et finalement j’ai pensé : « Elle rit comme cela à chaque fois qu’elle va faire une dépression. »

La scène est soudain devenue très claire, plus du tout comme dans un rêve. On aurait dit une scène ordinaire que j’aurais regardée par une fenêtre. J’ai voulu toucher une colonne mais j’étais incapable de bouger. Cependant, je savais que je pouvais rester aussi longtemps que je le voulais à regarder cette scène. J’y étais sans cependant en faire partie.

La pensée rationnelle et son argumentation me semblaient bloquées. Je me sentais cependant dans un état de bon sens absolu, et les éléments autour de moi semblaient parfaitement ordonnés, alors que je me savais dans un état normal.

La scène avait changé brutalement. C’était la nuit. J’étais dans le vestibule d’un bâtiment.

L’intérieur sombre m’a soudain fait remarquer qu’au début le soleil rayonnait. Mais j’avais trouvé cela tout à fait naturel. J’ai vu alors un jeune homme sortir d’une pièce avec un gros sac sur le dos.

J’ignorais qui c’était, mais j’avais déjà dû le voir une fois ou deux. Il m’a croisé et il a descendu l’escalier. J’avais oublié mes craintes et les dilemmes de ma raison. Je me suis demandé de qui il s’agissait et pourquoi je le voyais.

La scène a changé à nouveau. J’étais en train de regarder le jeune homme mutiler les livres. Il collait des pages ensemble, il effaçait des marques etc. Puis je l’ai vu ranger des livres dans une caisse. Il y en avait toute une pile. Elles n’étaient pas chez lui mais dans une sorte d’entrepôt. D’autres images me sont venues à l’esprit, mais elles n’étaient pas très claires. Puis tout est devenu brumeux et j’ai eu la sensation de tournoyer sur moi-même.

Don Juan m’a secoué par l’épaule et je me suis réveillé. Il m’a aidé à me relever et nous avons marché jusqu’à sa maison. Trois heures et demie s’étaient écoulées depuis que j’avais commencé à frotter la pâte sur mes tempes, mais la vision ne pouvait pas avoir duré plus de dix minutes. Je ne ressentais aucun malaise, j’avais seulement faim et très envie de dormir.

Jeudi 18 avril 1963

Hier soir, don Juan m’a demandé de lui décrire mon expérience récente, mais j’avais trop sommeil pour cela, et je n’arrivais pas à me concentrer. Il m’a redemandé cela aujourd’hui, sitôt mon réveil.

Je lui ai dit que oui, encore que je n’aie aucune raison de croire que R. avait été malade. C’étaient d’étranges idées, qui semblaient jaillir dans ma tête de nulle part. Il m’a regardé d’un air interrogateur. Je lui ai demandé s’il ne me croyait pas. Il a ri et il m’a répondu qu’il était conforme à mes habitudes d’être insouciant de mes actes.

La même chose m’est arrivée. J’ai failli vous prévenir, et puis je me suis souvenu que mon bienfaiteur ne l’avait pas fait pour moi.

- Les lézards ne se trompent jamais ; ils prennent toutes les pensées comme autant de questions. Le lézard est revenu et il vous a dit sur H. des choses que personne ne comprendra jamais, parce que vous ignorez vous-même ce qu’étaient vos pensées.

Vendredi 19 avril 1962

 

Je lui ai demandé ce que cela donnerait si l’on utilisait qu’un seul élément, sans les autres. « Cela, dit-il produirait un antagonisme entre l’herbe du diable et les lézards. Ce qu’il faut éviter, car le lendemain en fin d’après-midi, il vous faudra retourner près de votre plante. Parlez aux lézards et cherchez les deux qui vous ont aidé. Il faut chercher jusqu’à la nuit tombée. Et si vous ne les avez pas trouvés, il faudra recommencer le lendemain. Si vous êtes fort, vous les trouverez tous les deux. Il faudra alors les manger, sur le champ. Vous aurez alors pour toujours le pouvoir de voir l’inconnu. Vous n’aurez plus jamais besoin d’attraper des lézards pour pratiquer cette sorcellerie. Ils continueront à vivre en vous.

Si vous en trouvez un seul le premier jour, ne le gardez pas avec l’espoir de trouver l’autre le lendemain, car cela ne ferait que gâcher votre amitié avec eux.

- Si l’un des deux est mort, ou les deux, il ne faut plus pratiquer cette forme de sorcellerie pendant quelque temps. Il faut attendre. Je crois que c’est tout ce que je dois vous dire. Je viens de vous donner la règle. Si vous pratiquez cette sorcellerie tout seul, il faudra suivre pas à pas ce que je viens de vous décrire, et le faire devant votre plante. Ceci, encore : il ne faut ni manger ni boire avant que cela soit fini. »

CHAPITRE 6

L’étape suivante dans l’enseignement de don Juan a été un nouvel aspect dans la maîtrise de la seconde partie de cette racine de datura. Entre ces deux étapes, don Juan s’était seulement inquiété du développement de ma plante.

Jeudi 27 juin 1963

Samedi 29 juin 1963

J’ai orienté la conversation vers l’herbe du diable. Je voulais que don Juan m’en dise davantage sur ce sujet, sans être pour autant obligé de me lancer dans cette voie.

J’avais demandé cela pour lancer la conversation.

Il n’a pas répondu, et il a brutalement changé de sujet, en me demandant la taille des pieds de datura qui poussaient autour de ma propre plante. Je lui ai montré la taille avec mes mains écartées.

Don Juan a dit : « Je vous ai montré comment distinguer un mâle d’une femelle. Vous allez maintenant m’en rapporter une de chaque. D’abord, vous irez jusqu’à votre vieille plante et vous observerez soigneusement les traces laissées par l’écoulement de la pluie. La pluie a déjà dû emporter les graines au loin. Observez bien les rigoles (zanjitas) pour pouvoir déterminer la direction suivie par l’eau. Repérez la plante la plus éloignée de la vôtre dans cette direction. Tous les pieds d’herbe du diable entre les deux sont à vous. Plus tard, quand elles feront des graines, vous pourrez agrandir votre territoire en suivant les lignes d’écoulement de l’eau à partir de chaque pied. »

Il m’a donné des instructions extrêmement précises sur la façon de me procurer un instrument tranchant. La section de la racine devait se faire de la façon suivante : d’abord je devrais choisir le pied que je voulais couper, et soigneusement nettoyer la terre à l’endroit où la racine est jointe à la tige. Ensuite il faudrait que j’exécute exactement la même danse que lorsque j’avais replanté la racine.

Troisièmement, je couperais la tige, en laissant la racine dans le sol. La phase finale consisterait à en extraire 40 centimètres. Il m’a bien recommandé de ne rien dire et de ne trahir aucun sentiment pendant cette opération.

« Il faudra emporter deux morceaux d’étoffe, dit-il. Vous les étalerez sur le sol, et vous placerez les plantes dessus. Puis vous couperez ces plantes en morceaux que vous empilerez.

Cela dans l’ordre que vous voudrez, mais il ne faudra pas l’oublier, car il faudra toujours reprendre le même. Ensuite, vous m’apporterez les plantes aussi vite que possible. »

Samedi 6 juillet 1963

Le lundi 1er juillet, j’ai coupé le pied de datura que don Juan m’avait demandé. J’ai attendu qu’il fasse presque nuit pour exécuter ma danse parce que je n’avais pas envie qu’on me voit. J’éprouvais une certaine appréhension. J’étais sûr qu’on allait m’épier dans ces bizarres agissements. J’avais déjà choisi les deux plantes que je pensais être mâle et femelle.

J’ai coupé 40 centimètres de racine pour chacune, et creusé jusqu’à cette profondeur avec un bâton, ce qui n’était pas facile : cela m’a pris des heures. J’ai fini dans la nuit complète, et quand j’ai été prêt pour les couper, j’ai dû me servir d’une lampe de poche. Ma peur d’être vu n’était rien à côté de celle qu’on repérât cette lumière dans les buissons.

J’ai apporté ces plantes à don Juan chez lui le mardi 2 juillet. Il a ouvert les paquets et il en a examiné le contenu. Il fallait encore qu’il me donne les graines de ses plantes à lui, a-t-il dit. Il a poussé un mortier devant moi. Puis il a pris un bocal en verre et il en a versé le contenu - des graines sèches agglutinées ensemble - dans ce mortier.

Je lui ai demandé ce que c’était, et il a répondu qu’il s’agissait de graines mangées par des charançons. C’étaient d’après lui des bestioles très spéciales, qu’il convenait de mettre dans un bocal à part il m’a tendu un autre bocal, plein au tiers de la même variété de charançons. On a enfoncé un morceau de papier dans ce bocal pour empêcher les charançons de se sauver.

« La prochaine fois, il faudra vous servir de charançons provenant de vos propres plantes », m’a dit don Juan.

« Ce qu’il faut faire, c’est couper les gousses qui présentent de petits trous : elles sont pleines de ces insectes. On ouvre le sac et l’on gratte le contenu que l’on met dans un bocal.

On prend une poignée d’insectes que l’on place dans un autre bocal. Avec eux, il ne faut pas y aller de main morte. On prend une poignée des graines agglutinées que les charançons ont mangées et un autre de poudre de charançons, et l’on enterre le reste n’importe où dans cette direction (le sud-est) à partir de la plante. On prend alors de bonnes graines sèches que l’on conserve à part. Vous pouvez en récolter tant que vous en voulez. On peut toujours s’en servir. C’est une bonne idée de sortir les graines des gousses pour pouvoir tout enterrer tout de suite. »

Le lendemain, don Juan m’a dit de commencer par écraser les graines agglutinées, puis les œufs de charançons, puis les insectes et enfin les bonnes graines sèches.

Quand tout cela a été réduit en poudre fine, don Juan a pris les morceaux de datura que j’avais coupés et empilés. Il a mis à part la racine mâle et il l’a soigneusement enveloppée dans un morceau d’étoffe. Il m’a tendu le reste, et il m’a dit de couper tout cela en petits morceaux, de bien l’écraser, et de bien verser tout le jus dans un pot. Il a bien précisé que je devais tout écraser dans l’ordre où j’avais empilé les différents éléments.

Quant j’ai eu fini, il m’a dit de mesurer une tasse d’eau bouillante et de la mêler soigneusement avec le contenu du pot, puis d’ajouter ensuite deux autres tasses d’eau. Il m’a tendu une spatule en os poli. J’ai bien tourné le mélange, puis j’ai placé le pot sur le feu. Il m’a alors dit qu’il fallait préparer la racine, et nous avons pris le gros mortier, car il était impossible de couper la grosse racine. Nous sommes allés derrière la maison. J’ai commencé à écraser la racine comme je l’avais fait auparavant. Nous avons laissé la racine tremper dans l’eau, exposée à l’air de la nuit, et nous sommes allés dans la maison.

Il m’a dit de surveiller le mélange dans le pot. Je devais le laisser bouillir jusqu’à ce qu’il prenne de la consistance et devienne difficile à tourner. Là-dessus, il s’est allongé sur sa natte et il s’est endormi. Le mélange est resté à bouillir pendant plus d’une heure et c’est alors que j’ai remarqué qu’il épaississait et qu’il devenait difficile à tourner. Je me suis dit que ça devait être prêt, et je l’ai ôté de sur le feu. Je l’ai mis dans un filet sous le rebord du toit, et je me suis endormi.

Je me suis réveillé quand don Juan s’est levé. Le soleil brillait dans un ciel clair. La journée était chaude et sèche. Don Juan a répété qu’à n’en pas douter, l’herbe du diable devait m’aimer. Nous avons entrepris la préparation de la racine, et le soir venu, nous avions une petite quantité d’une matière jaunâtre au fond d’un bol. Don Juan a fait couler l’eau qui se trouvait à la surface. J’ai cru que nous en avions fini, mais il a rempli à nouveau le bol avec de l’eau bouillante.

Il a décroché le pli avec la bouillie qui était suspendu sous le toit. Le contenu était presque sec. Il a emporté le pot dans la maison, il l’a soigneusement posé par terre, puis il s’est assis. Il s’est mis ensuite à parler.

« Mon bienfaiteur m’a appris que l’on pouvait mélanger la plante avec du saindoux. Et c’est ce que vous allez faire. Mon bienfaiteur l’avait fait pour moi, mais comme je vous l’ai déjà dit, je n’ai jamais beaucoup aimé cette plante et je n’ai jamais essayé de ne faire qu’un avec elle. Mon bienfaiteur disait que pour obtenir les meilleurs résultats, pour ceux qui voulaient vraiment s’assurer sa puissance, il fallait faire le mélange avec de la graisse de sanglier. La graisse de l’intestin est la meilleure. Mais c’est à vous de choisir. La roue du destin décidera peut-être que vous choisirez l’herbe du diable comme alliée, et dans ce cas je vous montrerai, comme l’a fait pour moi mon bienfaiteur, comment chasser un sanglier pour se procurer cette graisse des intestins (sebo de tripa). Jadis, quand l’herbe du diable était à la mode, les brujos organisaient des parties de chasse pour se procurer cette graisse de sanglier. Ils choisissaient les mâles les plus grands et les plus vigoureux. Ils avaient une magie spéciale. Ils leur prenaient un pouvoir particulier, si particulier que c’est à peine croyable, même pour l’époque. Ce pouvoir est aujourd’hui perdu, et j’en ignore tout. Et je ne pense pas que quelqu’un sache encore quelque chose à ce sujet. Mais peut-être l’herbe vous l’apprendra-t-elle. » Don Juan a mesuré une poignée de saindoux, il l’a jetée dans le bol qui contenait le gruau sec, il a essuyé le saindoux qui restait sur sa main contre le bord du pot. Il m’a dit de mélanger le tout jusqu’à ce que j’obtienne une pâte bien homogène.

Cela m’a pris trois heures. Don Juan regardait de temps en temps, mais cela ne lui semblait jamais suffisant. L’air qui s’était mêlé à cette pâte lui avait donné une couleur grisâtre, et la consistance d’une gelée. Il a accroché le bol à côté de l’autre sous le rebord du toit. Il a dit que cela resterait ainsi jusqu’au lendemain, car il fallait deux jours pour préparer cette seconde portion. Je n’avais pas le droit de manger quelque chose entre-temps, je pouvais seulement boire de l’eau.

Le lendemain, le jeudi 4 juillet, don Juan m’a montré comment filtrer la racine quatre fois de suite. Quand cela a été fini, il faisait noir. Nous nous sommes assis sous la véranda. Il a posé les deux bols devant lui. L’extrait de racine représentait une cuillerée d’un mélange blanchâtre qui ressemblait à de l’amidon. Il l’a versé dans une tasse et il y a ajouté de l’eau. Il a fait tourner la tasse dans sa main pour bien dissoudre le tout, puis il me l’a tendue, en me disant de tout boire. Je l’ai vidée, je l’ai posée sur le sol, et je me suis tassé sur moi-même. J’avais le cœur qui battait fort, et le soufre coupé. Comme si cela allait de soi, don Juan m’a dit d’ôter tous mes vêtements. Je lui ai demandé pourquoi, et il m’a répondu que c’était pour me frotter avec cette pâte.

J’ai hésité. Je ne savais pas si je devais vraiment me déshabiller. Don Juan m’a dit de me dépêcher, car nous n’avions pas de temps à perdre. J’ai donc ôté tous mes vêtements.

Il a pris une spatule d’os et il a tracé deux lignes horizontales sur la surface de la pâte, divisant ainsi le contenu en trois parties égales. Ensuite, partant du centre de la ligne supérieure, il a tracé une ligne verticale perpendiculaire, divisant ainsi la pâte en cinq parties. Il a désigné la partie inférieure droite, en disant que c’était pour mon pied gauche, la partie au-dessus était pour ma jambe gauche. La partie supérieure, la plus grande, c’était pour mes organes génitaux, ensuite, pour ma jambe droite, puis finalement pour mon pied droit. Je devais appliquer la pâte destinée au pied gauche très soigneusement sur la plante du pied et faire pénétrer en frottant. Il m’a montré ensuite comment étaler la pâte sur l’intérieur de la jambe gauche, mes organes génitaux, avant de redescendre par l’intérieur de la jambe droite, pour finir par la planter du pied droit.

J’ai suivi ses indications. Cette pâte était froide et elle dégageait une odeur particulièrement forte. Cela me suffoquait. Je perdais le soufre. C’était comme un gaz. J’ai essayé de respirer par la bouche et de parler à don Juan, mais je n’y suis pas parvenu.

Don Juan ne me quittait pas des yeux. J’ai voulu faire un pas vers lui. J’avais les jambes molles et l’impression qu’elles étaient devenues démesurément longues. Je sentais mes genoux fléchir comme une perche de saut en hauteur : ils tremblaient et semblaient avoir une consistance élastique. Je me suis avancé, les mouvements de mon corps étaient lents et hésitants, une sorte de frémissement me parcourait. J’ai baissé les yeux et j’ai vu soudain don Juan assis par terre, là, très loin en- dessous de moi. J’ai fait un autre pas, qui m’a semblé encore plus long et plus élastique que le précédent. Et là, j’ai pris mon essor. Je me rappelle être redescendu une fois ; j’ai poussé des deux pieds et je suis parti en arrière, en vol sur le dos. Je voyais le ciel sombre au-dessus de moi, je passais à côté des nuages. J’ai fait une contorsion pour pouvoir regarder vers le bas, et j’ai vu la masse sombre des montagnes. J’allais à une vitesse extraordinaire, les bras le long du corps. La tête me servait à me diriger : rejetée en arrière, je décrivais des cercles verticaux. Et je pouvais changer de direction en l’inclinant sur le côté. Jamais je n’avais éprouvé un tel sentiment de liberté et de vitesse. Cette obscurité merveilleuse me donnait bien une impression de tristesse, comme si j’avais désiré quelque chose, comme si j’avais découvert le véritable lieu qui me convenait -et c’était l’obscurité de la nuit. J’ai essayé de regarder autour de moi, j’ai simplement constaté que la nuit était sereine, tout en recelant une immense puissance.

J’ai vu soudain qu’il était temps de redescendre. C’était comme si j’en avais reçu l’ordre. J’ai commencé à voltiger comme une plume. Les mouvements latéraux me donnaient la nausée, je descendais lentement avec des soubresauts, comme si l’on m’avait tiré avec des poulies. Je sentais ma tête éclater sous l’effet d’une violente douleur. L’obscurité m’enveloppait. J’avais l’impression d’être suspendu dedans.

Ensuite, j’ai eu la sensation de me réveiller. J’étais dans mon lit, dans ma propre chambre. Je me suis assis. Alors l’image de ma chambre a disparu lentement. Je me suis levé. J’étais tout nu ! Le fait de me lever m’a rendu malade à nouveau.

J’ai retrouvé un certain nombre de repères. Je me trouvais à environ huit cents mètres de la maison de don Juan, près de ses plants de datura Les éléments épars se sont soudain assemblés : j’allais devoir, tout nu, retourner jusque chez lui. Se promener ainsi met naturellement dans un état d’infériorité, mais je n’y pouvais rien. J’ai songé à me faire un pagne avec des branches, mais je me suis rendu compte du ridicule de la chose. Et puis, l’aube n’allait plus tarder, le ciel s’éclaircissait déjà. J’ai oublié mes malaises et je me suis mis en route. Je guettais l’apparition de gens ou de chiens. Je me suis mis à courir, mais je me faisais mal aux pieds sur les petits cailloux pointus. J’ai poursuivi ma marche. Il faisait jour. J’ai vu quelqu’un s’approcher sur la route. Je me suis caché dans les fourrés. Je me sentais dans une position tout à fait ridicule. Je venais juste de connaître l’incroyable plaisir de voler, et je me retrouvais ici, tout gêné d’être nu comme un ver. J’ai eu envie de bondir sur la route et de passer en courant de toutes mes forces devant ce promeneur. Il serait sans doute si surpris qu’avant qu’il ait compris, je serais déjà loin. N’empêche que je n’osais pas bouger.

Il était arrivé à ma hauteur. Il s’est arrêté. Il m’a appelé par mon nom. C’était don Juan, avec mes vêtements sur le bras. Je me suis rhabillé, je l’ai regardé et il a éclaté de rire. Et il riait tellement que je me suis mis à rire à mon tour.

Le même jour, ce vendredi 5 juillet en fin d’après-midi, don Juan m’a demandé de lui raconter mon expérience par le menu. Et j’ai entrepris ce récit, avec autant de précision que possible. Quand j’ai eu fini, il m’a dit :

- La seconde portion de l’herbe du diable est utilisée pour voler. L’onguent ne suffit pas. Mon bienfaiteur disait que c’est la racine qui donne la sagesse et qui fait voler. Au fur et à mesure que l’on apprend et que l’on reprend de cette racine pour voler, on voit les choses avec une clarté de plus en plus grande. On peut parcourir dans les airs des centaines de kilomètres pour aller voir ce qui se passe en un endroit quelconque, ou pour porter un coup fatal à des ennemis éloignés. Et comme l’on devient un familier de l’herbe du diable, elle enseigne comment s’y prendre. Par exemple, elle vous a déjà montré comment changer de direction. Elle vous montrera ainsi des choses incroyables.

Il n’a rien ajouté, et je me suis endormi. Lorsque je me suis réveillé, c’était le soir, et je me sentais tout ragaillardi. J’éprouvais, en effet, une sorte de grande béatitude physique. Un sentiment de bonheur et d’assouvissement. Don Juan m’a alors demandé :

Il y avait une question que je voulais lui poser. Je savais qu’il éviterait de me répondre, et j’ai donc attendu qu’il aborde de lui-même le sujet. J’ai d’ailleurs attendu toute la journée. Finalement ce soir-là, avant de m’en aller, j’ai dû lui demander : « Ai-je vraiment volé, don Juan ?

- Vous posez tout le temps des questions auxquelles je ne peux répondre. Vous avez volé. C’est à cela que sert la seconde portion de l’herbe du diable. Plus vous en prendrez, mieux vous apprendrez à voler. Mais ce n’est pas si simple. Certes, un homme vole grâce à la seconde portion de l’herbe du diable. Je ne peux vous en dire plus. Ce que vous demandez n’a aucun sens. Les oiseaux volent à la manière des oiseaux et un homme qui a pris de l’herbe du diable vole ainsi (el enyerbado vuela as').

- Comme les oiseaux ? (rosi como los pajaros ?)

- Non. Il vole comme un homme qui a pris de cette herbe.

(No, asi como los enyerbados.)

- Alors, je n’ai pas vraiment volé, don Juan. J’ai volé en imagination, en esprit. Où était mon corps ?

- Dans les buissons. « Il a dit cela d’un ton sec, mais il a tout de suite éclaté de rire. » L’ennui avec vous, c’est que vous ne comprenez les choses que dans un sens. Vous ne croyez pas qu’un homme puisse voler. Et cependant un brujo peut faire quinze cents kilomètres en une seconde simplement pour voir ce qui se passe. Il peut porter un coup à ses ennemis à d’énormes distances. Alors, il vole ou il ne vole pas ?

- Vous comprenez, don Juan, nous ne sommes pas orientés de la même façon. Imaginons, à titre d’exemple, qu’un étudiant de mes amis ait été ici avec moi quand j’ai pris de l’herbe du diable. M’aurait-il vu voler ?

- Voilà encore une de vos questions sur ce qui arriverait si... Il est inutile de parler ainsi. Si votre ami, ou un autre, prend la seconde portion de l’herbe, il ne peut que voler. Et s’il vous avait simplement regardé, il vous aurait vu voler, ou non. Cela dépend de la personne.

Si vos amis connaissaient la façon dont on peut voler grâce à l’herbe du diable, ils seraient d’accord.

Don Juan m’a regardé avec incrédulité. « Si vous vous attachez à un rocher, dit-il, je crains bien que vous ne soyez obligé de voler en tirant votre rocher par sa chaîne. »

CHAPITRE 7

La cueillette et la préparation des ingrédients du mélange à fumer constituaient un cycle qui s’écoulait sur toute une année. La première année, don Juan m’a enseigné la marche à suivre. En décembre 1962, la deuxième année, avec le début d’un nouveau cycle, don Juan s’est contenté de me diriger. J’ai réuni moi-même les ingrédients, je les ai préparés, et je les ai mis de côté pour l’année suivante.

Au cours de cette année, don Juan a rarement parlé de la « petite fumée », entre les deux cueillettes. Chaque fois que j’allais le voir, cependant, il me donnait sa pipe à tenir, afin de me familiariser avec elle, comme il avait eu l’intention de le faire. Il faisait cela très progressivement. Il exigeait de ma part une concentration absolue et le plus grand soin, et il me donnait des indications très précises. Il prétendait que toute maladresse dans le maniement de cette pipe provoquerait inévitablement sa mort ou la mienne.

Sitôt la troisième cueillette, et comme un nouveau cycle commençait, don Juan s’est mis à parler de la fumée comme d’une alliée : c’était la première fois depuis plus d’un an.

Lundi 23 décembre 1963

Nous retournions chez don Juan en voiture après avoir cueilli des fleurs jaunes pour le mélange. Elles faisaient partie des ingrédients nécessaires. Je lui ai fait remarquer que nous ne suivions pas le même ordre dans la cueillette que l’année précédente. Il a répondu en riant que la petite fumée n’avait pas le même sale caractère que la racine du diable. Pour la fumée, l’ordre de la cueillette était sans importance. Il fallait seulement utiliser ce mélange avec beaucoup de précision et de soin.

J’ai demandé à don Juan ce que nous allions faire du mélange qu’il avait préparé et qu’il m’avait donné à garder. Il m’a répondu que c’était à moi, et qu’il convenait de l’utiliser dès que possible. Et combien en faut-il à chaque fois, lui ai-je demandé. Le petit sac qu’il m’avait donné contenait approximativement la valeur de trois blagues à tabac normales. Il m’a répondu qu’il faudrait tout utiliser dans l’espace d’un an. Quant à savoir la quantité à prendre à chaque fois, c’était une affaire personnelle.

Je voulais savoir ce qui arriverait si je ne finissais pas le contenu du sac. Rien, a dit don Juan. Il n’avait plus personnellement besoin de fumer, ce qui ne l’empêchait pas de préparer tous les ans une nouvelle provision du mélange. Puis il s’est repris pour préciser qu’il n’avait que rarement besoin de fumer. Je lui ai demandé ce qu’il faisait du mélange inutilisé, mais il ne m’a pas répondu. Il a seulement dit qu’au bout d’un an, on ne pouvait plus se servir du mélange.

A ce moment-là, nous avons eu une discussion. Je formulais mal mes questions, et ses réponses ne me semblaient pas très claires. J’aurais voulu savoir si le mélange perdrait ses propriétés hallucinogènes, ou son pouvoir, au bout d’un an, ce qui expliquerait ce cycle annuel. Mais il a affirmé que le mélange ne perdait jamais son pouvoir. Simplement, prétendait-il, on n’avait plus besoin de ce qui restait, puisqu’on avait fait une nouvelle provision. Il existait une façon particulière de se débarrasser du mélange ancien, mais don Juan a refusé de me la révéler, pour le moment.

Mardi 24 décembre 1953

Mardi 31 décembre 1963

C’est le jeudi 26 décembre que j’ai fait ma première expérience avec l’alliée de don Juan, la petite fumée. Toute la journée, je l’avais promené en voiture et j’avais fait diverses choses pour lui. Nous sommes rentrés chez lui en fin d’après-midi. Je lui ai fait remarquer que nous n’avions rien mangé de la journée. Cela l’a laissé tout à fait indifférent. Il m’a dit alors qu’il était nécessaire que je m’initie à la petite fumée, et que cette expérience était indispensable si je voulais comprendre quelle alliée elle pouvait être.

Sans me donner le temps de répondre, don Juan a ajouté qu’il allait tout de suite m’allumer une pipe. J’ai bien essayé de l’en dissuader, en prétextant que je n’étais pas prêt, et qu’il n’y avait pas suffisamment de temps que je maniais cette pipe. Mais il a dit qu’il ne me restait plus tellement de temps pour apprendre, et qu’il me faudrait bientôt utiliser cette pipe. Là-dessus, il a sorti sa pipe de son étui et il l’a caressé de la main. Je me suis assis à côté de lui sur le sol, avec l’envie folle de me mettre à vomir ou de m’évanouir - tout ce qui pourrait m’empêcher de franchir ce pas inévitable.

Il faisait presque noir dans la pièce. Don Juan avait allumé sa lampe à pétrole et il l’avait placé dans un coin. D’ordinaire, cette lampe laissait la pièce dans une demi-obscurité reposante, et je trouvais sa lumière jaunâtre apaisante. Mais cette fois-ci, la lumière était particulièrement faible et rougeoyante, et cela m’a mis mal à l’aise. Il a ouvert le sachet de mélange sans le détacher du cordon qui le retenait à son cou. Il a tenu la pipe tout contre sa poitrine, sous sa chemise, et il a versé le mélange dans le fourneau, en insistant pour que je regarde bien la façon dont il s’y prenait, et en me faisant remarquer que s’il en laissait tomber, le mélange resterait dans sa chemise.

Don Juan a rempli le foyer aux trois-quarts, puis il a refermé le sachet d’une seule main, tout en gardant la pipe dans l’autre. Il a pris une petite coupe d’argile, il me l’a tendue, et il m’a demandé d’aller chercher des braises dans le feu qui brûlait dehors. Je suis allé derrière la maison ramasser quelques braises dans le foyer de brique crue. Je me suis dépêché de revenir. J’éprouvais une profonde angoisse, comme une prémonition.

Je me suis assis à côté de don Juan et je lui ai tendu la coupe. Il l’a regardée et il m’a dit d’un ton tranquille que les braises étaient trop grosses, il en voulait de plus petites qui puissent tenir dans le fourneau de la pipe. Je suis retourné en chercher. Il a pris la coupe pleine de braises et il l’a posée devant lui. Il était assis en tailleur. Il m’a regardé du coin de l’œil, puis il s’est penché en avant, presque jusqu’à toucher les braises du menton. Il tenait sa pipe dans la main gauche. D’un mouvement extrêmement rapide, il a saisi une braise avec la main droite et il l’a posée dans le fourneau de sa pipe. Il a alors redressé le buste et, prenant la pipe à deux mains, il en a tiré trois bouffées. Il a étendu les bras vers moi et il m’a murmuré d’une voix impérative de prendre à mon tour la pipe entre mes mains et de fumer.

J’ai eu envie de refuser la pipe et de me sauver en courant. Mais don Juan m’a répété de la même voix insistante de prendre la pipe et de fumer. Je l’ai regardé. Il avait les yeux fixés sur moi. Il me regardait avec amitié, d’un air grave. Mon choix était fait depuis longtemps, c’était clair. Je n’avais plus qu’à faire ce qu’il demandait.

J’ai pris la pipe et j’ai bien failli la laisser tomber. Elle était brûlante. Je l’ai portée à mes lèvres prudemment, car je m’attendais à me brûler. Mais je n’ai ressenti aucune chaleur.

Don Juan m’a dit d’aspirer. La fumée me pénétrait dans la bouche, où elle se répandait en volutes, épaisse, comme de la pâte à pain. C’est la comparaison qui m’est venue, alors que je n’avais jamais eu de pâte crue dans la bouche. La fumée avait goût de menthol, et j’ai senti une impression de fraîcheur... « Encore, encore », m’a murmuré don Juan. Je sentais la fumée circuler dans mon corps librement. Et j’ai continué à aspirer la fumée mécaniquement, sans que don Juan ait à m’y inciter.

Soudain, il s’est penché en avant et il m’a pris la pipe des mains. Il en a fait tomber les cendres, en tapant doucement, sur la coupe où il y avait les braises, il a mouillé un de ses doigts de salive, et il a nettoyé l’intérieur du fourneau. Il a soufflé dans le tuyau plusieurs fois. Je l’ai vu remettre la pipe dans son étui. Je suivais ses gestes avec beaucoup d’intérêt.

Sa pipe une fois nettoyée, il l’a rangée, et il est resté à me regarder. C’est alors que j’ai senti que mon corps était tout engourdi, et comme imprégné de ce menthol. J’avais le visage paralysé, et mal dans les mâchoires. Je ne pouvais pas garder ma bouche fermée, sans pour cela le moindre écoulement de salive. La bouche me brûlait et cependant je n’avais pas soif. J’ai ressenti dans toute la tête une chaleur anormale, qui produisait la même impression qu’un froid intense. Ma respiration me mettait les narines à vif et me déchirait la lèvre supérieure à chaque fois que je respirais, sans sensation de brûlure, plutôt comme un morceau de glace. Don Juan s’était assis à ma droite, et l’on aurait dit qu’il retenait à grand peine l’étui à pipe contre le sol. J’avais les mains lourdes, les bras ballants, et ils tiraient mes épaules en avant. J’avais la goutte au nez. Je me suis essuyé avec le dos de la main, et cela m’a emporté la lèvre. Je me suis essuyé le visage, et toute la chair a été emportée. Je fondais. J’avais vraiment l’impression que ma chair fondait. J’ai sauté sur mes pieds, j’ai essayé de me cramponner à quelque chose -n’importe quoi - pour me retenir. J’éprouvais une terreur inconnue. J’ai essayé de me retenir au poteau que don Juan avait enfoncé au milieu de sa chambre. Je suis resté là un moment, puis je me suis retourné pour le regarder : don Juan était toujours assis au même endroit, la pipe à la main, à me regarder.

J’avais le souffle brûlant (ou glacé ?), j’étouffais. J’ai incliné la tête en avant pour pouvoir l’appuyer au poteau, mais j’ai dû le manquer, et ma tête a continué à partir vers l’avant au-delà de l’endroit où se trouait ce poteau. Je me suis arrêté alors que j’étais presque sur le sol. Je me suis redressé. Le poteau était bien là devant moi. A nouveau, j’ai essayé d’y appuyer ma tête. Je m’efforçais de me contrôler en gardant les yeux ouverts, en m’inclinant vers l’avant jusqu’à toucher le poteau du front. Il était à quelques centimètres de mes yeux, mais en approchant la tête, j’ai eu la bizarre impression que je passais à travers ce poteau.

J’essayais désespérément de trouver une explication rationnelle : était-ce mes yeux qui changeaient les distances, et le poteau était-il à trois mètres de moi, alors que je le croyais tout contre mon visage. J’ai imaginé une façon logique de le vérifier. J’ai commencé à me déplacer latéralement autour du poteau. Mon idée, c’est que le cercle que j’allais décrire ne pourrait pas avoir plus d’un mètre cinquante de diamètre ; si le poteau se trouvait réellement à trois mètres de moi, ou hors d’atteinte, je finirais par me retrouver le dos contre lui. Il disparaîtrait alors, car en fait il se trouverait derrière moi.

J’ai donc entrepris de décrire un cercle, mais il restait devant mes yeux comme je me déplaçais. Au comble de l’irritation, j’ai voulu l’empoigner à deux mains, mais elles sont passées au travers. Je n’avais saisi que le vide. J’ai soigneusement calculé la distance qui me séparait du poteau. Je me suis dit qu’il devait y avoir 90 centimètres. Enfin, c’est ce que mes yeux m’indiquaient. Pendant un moment, je me suis amusé à faire varier la profondeur en bougeant la tête de côté et d’autre, en accommodant chaque mil à tour de rôle sur le poteau puis sur le fond. Dans mon système, il ne faisait aucun doute que le poteau se trouvait devant moi, à environ 90 centimètres. Les bras tendus pour me protéger le visage, je suis parti droit devant moi. Même sensation : je passais au travers du poteau. Je me suis redressé. Mais me mettre debout, c’était peut-être la chose la plus curieuse, ce soir-là. Je me suis cru debout. Or, je n’avais absolument pas utilisé mes muscles ni mon squelette de la façon habituelle, car je ne les contrôlais plus. Je m’en suis aperçu en touchant le sol. Mais ce poteau m’intriguait tellement que je me suis relevé à force de volonté, et tout en croyant en être incapable, j’y suis parvenu. J’ai appelé don Juan à l’aide. A un moment, j’ai dû hurler, mais il n’a pas bougé. Il me regardait de côté, comme s’il évitait de tourner la tête. J’ai fait un pas dans sa direction, mais j’ai trébuché et je suis tombé en arrière contre le mur. Je me suis violemment heurté le dos, mais cela ne m’a pas fait mal : je m’enfonçais complètement dans une matière molle et spongieuse, qui en fait était le mur. J’ai écarté les bras, tout mon corps disparaissait dans le mur. Je voyais la pièce devant moi. Don Juan continuait à m’observer, sans faire le moindre geste pour venir à mon secours. J’ai fait un violent effort pour m’arracher au mur, qui a eu pour effet de m’enfoncer davantage. En proie à une indicible terreur, j’ai senti le mur spongieux se refermer sur mon visage. J’ai essayé de fermer les yeux. Impossible.

Je ne me souviens de rien d’autre. J’ai soudain vu don Juan devant moi, tout près. Nous nous trouvions dans une autre pièce ? J’ai vu la table, le poêle avec le feu qui flambait, et j’ai aperçu la barrière autour de la maison. Tout était parfaitement net. Don Juan avait apporté la lampe à pétrole, et il l’avait accrochée à la poutre centrale. J’ai essayé de regarder dans une autre direction, mais je ne pouvais pas tourner les yeux. Je ne pouvais pas non plus distinguer ou sentir une partie quelconque de mon corps. Ma respiration était imperceptible. Mes pensées, par contre, n’avaient rien perdu de leur lucidité. Je me rendais parfaitement compte de ce qui se passait devant moi. Don Juan s’est approché, et ma lucidité s’est estompée. Quelque chose semblait s’être arrêtée en moi. Ma tête était vide. J’ai vu don Juan s’approcher et soudain je me suis mis à le détester. J’aurais pu le mettre en pièces. Le tuer sur-le-champ, mais j’étais incapable de faire un geste. La pression dans ma tête a disparu à son tour. Il ne restait plus que cette haine à l’égard de don Juan. Il n’était plus qu’à quelques centimètres de moi. J’aurais voulu l’attaquer avec mes ongles. Je m’entendais pousser des grognements. J’ai été pris de convulsions, puis j’ai entendu don Juan qui me parlait. Sa voix était douce et apaisante, et elle m’a comme enchanté. Il s’est encore rapproché, et il s’est mis à m’interpréter une berceuse espagnole.

« Senora Santa Ana, pourquoi le bébé pleure-t-il ? A cause d’une pomme qu’il a perdue. Je lui en donnerai une. Je lui en donnerai deux. Une pour le bébé et une pour vous (Senora Santa Ana, porque llora el nino ? Por una manzana que se 1e ha perdido. Yo le daré una Yo le daré dos Una para el nino y otra para vos). » Une bouffée de chaleur m’envahissait, une chaleur qui venait du cœur. Les paroles de don Juan étaient comme un lointain écho, elles me rappelaient les souvenirs perdus de l’enfance.

La violence qui m’avait submergé a disparu. La colère s’est changée en section souriante pour don Juan. Il a dit qu’il ne fallait pas que je m’endorme, que je n’avais plus de corps et que je pouvais me changer en ce qui me plairait. Il s’est reculé. Mes yeux se trouvaient à un niveau normal comme si j’avais été debout devant lui. Il a tendu les bras vers moi et m’a dit de rentrer avec lui. J’ai fait un pas en avant, ou bien alors il s’est approché. Il avait les mains presque sur mon visage - sur mes yeux, mais je ne les sentais pas. Il m’a dit de m’enfoncer dans sa poitrine. Je me suis senti le submerger, avec la même sensation que tout à l’heure pour le mur.

J’ai alors entendu sa voix qui m’ordonnait de regarder. Je ne le distinguais plus. Je devais cependant avoir les yeux ouverts, car je voyais des éclairs de lumière sur un fond rouge. C’était comme si j’avais regardé une lumière à travers mes paupières fermées. Les pensées me sont revenues. Une succession rapide d’images, de visages, de paysages, des scènes incohérentes qui surgissaient puis disparaissaient aussi vite. C’était comme un rêve dans lequel les images se suivent en se chevauchant parfois. Les pensées ont perdu de leur intensité, elles se sont espacées, puis tout a disparu. Il ne me restait que cette sensation d’affection et de bonheur. Je ne distinguais plus ni les formes ni la lumière. Puis je me suis senti soulevé. J’étais libre, je me déplaçais avec une extraordinaire légèreté, à la vitesse de l’eau ou de l’air. Je nageais comme une anguille, j’ai fait des tours sur moi-même, je pouvais monter ou descendre comme je le voulais. Un vent glacial soufflait tout autour de moi, et je me suis mis à flotter comme une plume, avant de m’enfoncer de plus en plus profondément.

Samedi 28 décembre 1963

Je me suis réveillé hier en fin d’après-midi. Don Juan m’a dit que j’avais dormi paisiblement pendant près de deux jours. J’éprouvais un violent mal de tête. J’ai bu de l’eau et j’ai vomi. Je me sentais extrêmement fatigué, et après avoir mangé, je me suis rendormi.

Aujourd’hui, je me sentais parfaitement détendu. Don Juan et moi, nous avons parlé de mon expérience avec la petite fumée. Pensant qu’il voudrait que je lui raconte toute l’histoire comme d’habitude, j’ai commencé à lui décrire mes impressions, mais il m’a arrêté en me disant que ce n’était pas nécessaire. Il m’a dit qu’en fait il ne m’était rien arrivé, puisque je m’étais endormi immédiatement, si bien qu’il n’y avait vraiment rien à dire.

Il n’a pas répondu. J’ai posé à nouveau la question sous une autre forme. Il m’a répondu qu’il ne se rappelait pas ses expériences, et que lui demander cela, c’était comme de demander à un pêcheur ce qu’il a éprouvé la première fois qu’il est allé à la pêche.

Puis il a ajouté que la petite fumée constituait une alliée unique, et je lui ai rappelé qu’il avait dit la même chose du Mescalito. Il a précisé que chacun était unique à sa manière.

- Le Mescalito est un protecteur, parce qu’il vous parle et qu’il peut guider vos actions. Le Mescalito enseigne la bonne façon de vivre. Et vous pouvez le voir, parce qu’il est extérieur à vous. La petite fumée, par contre, est une alliée. Elle vous transforme, elle vous donne la puissance sans manifester sa présence. On ne peut pas lui parler. Mais on sait qu’elle existe : elle emporte votre corps et vous laisse léger comme l’air. Et cependant vous ne la verrez jamais. Mais elle vous donnera le pouvoir de faire des choses inimaginable, en emportant votre corps, par exemple.

- Et comment diable voulez-vous que je le sache ?

Il était inutile d’insister pour essayer de tirer de don Juan une réponse « rationnelle ». Je lui ai dit que je ne voulais ni discuter ni poser des questions idiotes, mais que si j’acceptais l’idée qu’il était possible de perdre son corps, je devais du même coup renoncer à toute pensée rationnelle. Il m’a dit que j’exagérais, comme de coutume, et que je n’avais rien perdu, et que je ne perdrais jamais rien, sous l’influence de la petite fumée.

Mardi 28 janvier 1964

J’ai demandé à don Juan s’il pensait qu’il convenait de donner la petite fumée à tous ceux que l’expérience tentait.

D’un air indigné, il a répondu que donner la petite fumée à n’importe qui risquait de provoquer des morts, car qui guiderait ces gens ? Je lui ai demandé de s’expliquer. Si j’étais là et en vie, a-t-il dit, c’est parce que lui m’avait ramené. Il m’avait rendu mon corps. Sans son aide, jamais je ne me serais réveillé.

- Et comment m’avez-vous rendu mon corps, don Juan ? - Vous apprendrez cela plus tard, mais il faudra aussi apprendre à le faire tout seul. C’est pour cela que je veux vous apprendre autant de choses que possible tant que je suis ici pour le faire. Vous avez déjà perdu bien trop de temps à demander des choses stupides. Mais peut-être n’est-ce pas votre destin de tout savoir sur la petite fumée.

Je voyais tout cela du point de vue d’un observateur ayant eu d’autres expériences avec les hallucinogènes, dans le but d’en faire la comparaison, et tout ce qui revenait à ce sujet, comme une hantise, c’était que la petite fumée m’avait fait perdre l’esprit.

Don Juan a rejeté ma comparaison, affirmant que ce que j’avais éprouvé, c’était une puissance inimaginable. Pour la dominer, il affirmait qu’il convenait de mener une vie « forte ». Cette notion d’une vie forte ne se limite pas à la période de préparation, elle englobe également l’attitude que l’on aura après l’expérience. La fumée est si puissante, à l’en croire, qu’il faut l’affronter avec une force égale. Autrement, elle est capable de briser votre vie en mille morceaux.

Je lui ai demandé si la petite fumée produisait les mêmes effets sur tout le monde. Cela provoquait un changement, m’a-t-il répondu, mais pas chez tout le monde.

Je lui ai encore demandé de me parler de mon apparence. Je voulais savoir à quoi je ressemblais, car cette notion d’un être désincarné qu’il m’avait proposée me semblait naturellement inadmissible.

Il m’a dit qu’en vérité, il avait eu peur de me regarder.

Tout comme son bienfaiteur, sans doute, quand il avait vu don Juan fumer pour la première fois.

Il ne m’a pas répondu, mais il m’a regardé fixement et il a hoché la tête. Je lui ai demandé à nouveau s’il était possible de se regarder dans un miroir. Il a répondu que ce serait sans doute possible, mais que ce serait inutile, car on mourrait probablement de peur, sinon d’autre chose.

- Alors, on doit avoir l’air épouvantable.

- Je me le suis demandé toute ma vie, m’a-t-il dit, et cependant je n’ai jamais posé la question, et je n’ai jamais regardé dans une glace. Cela ne m’est même pas venu à l’idée.

- Comment pourrais-je le savoir ?

- Il faudra que vous attendiez, comme moi, jusqu’à ce que vous communiquiez la petite fumée à un autre - si jamais vous réussissez à la maîtriser, bien entendu. Vous pourrez alors savoir à quoi il ressemble. C’est la règle.

Je lui ai dit que je n’avais aucune intention de jouer, et qu’il m’avait bien dit qu’il n’y avait pas d’étapes en ce qui concernait la petite fumée, et je ne voyais pas le mal qu’il y avait à vouloir savoir à quoi l’on ressemblait. Il m’a repris, en précisant qu’il avait seulement voulu dire qu’il n’y avait pas à suivre un ordre particulier, comme pour l’herbe du diable. La seule chose nécessaire, c’était d’avoir l’attitude convenable. Là, il fallait absolument suivre la règle. Il m’a donné un exemple, expliquant que peu importait dans quel ordre on ramassait les différents ingrédients, si les proportions étaient correctes.

Y avait-il un danger à raconter mon expérience ?, lui ai-je demandé. Il m’a répondu que seuls les secrets ne devaient jamais être révélés, c’est-à-dire comment fabriquer le mélange, comment se déplacer et comment revenir. Les autres détails sur le sujet étaient sans importance.

CHAPITRE 8

Ma dernière rencontre avec le Mescalito a comporté quatre étapes étalées sur quatre jours consécutifs. Don Juan a appelé cela mitote. C’était une cérémonie du peyotl pour des peyoteros et des novices. Il y avait deux hommes âgés, à peu près de l’âge de don Juan, et cinq jeunes gens, y compris moi-même.

La cérémonie a eu lieu dans l’état de Chihuahua, au Mexique, près de la frontière du Texas. Elle a consisté en chants et en ingestion de peyotl pendant la nuit. Nous avons le jour été assistés par des femmes, qui sont restées en dehors de la cérémonie, et qui nous ont seulement apporté de l’eau, et les aliments rituels symboliques que nous consommions chaque jour.

Samedi 12 septembre 1964

Le jeudi 3 septembre, première nuit de la cérémonie, j’ai pris huit boutons de peyotl. Ils n’ont produit aucun effet sur moi, ou alors un effet très léger. J’ai gardé les yeux fermés presque toute la nuit. C’est comme cela que je me sentais le mieux. Je ne me suis pas endormi, et je ne me sentais pas fatigué. Tout à la fin de la cérémonie, les chants sont devenus extraordinaires. Un bref instant, je me suis senti soulevé, et j’ai été pris d’une envie de pleurer, mais cela s’est arrêté en même temps que le chant.

Nous nous sommes levés et nous sommes entrés. Les femmes nous ont donné de l’eau. Certains des hommes se sont juste rincé la bouche avec, d’autres l’ont bue. Aucun des hommes ne parlait, mais toute la journée les femmes bavardaient et riaient entre elles. Les aliments rituels nous étaient servis à midi et consistaient en maïs cuit. Le vendredi 4 septembre au coucher du soleil, la seconde session a commencé. Le chef a chanté sa chanson du peyotl, et le cycle des chansons et des absorptions de peyotl a commencé à nouveau. Cela s’est terminé au matin, et ils ont tous chanté leur chanson en chœur.

En sortant, j’ai vu moins de femmes que le jour précédent. Quelqu’un m’a apporté de l’eau, mais ce qui m’entourait ne m’intéressait plus. J’avais à nouveau pris huit boutons ; mais l’effet avait été différent.

C’est sans doute vers la fin de la cérémonie que les chants ont accéléré, quand tout le monde s’est mis à chanter à la fois. J’ai senti quelqu’un, ou quelque chose, qui se trouvait dehors et qui voulait entrer dans la maison. Impossible de savoir si ces chants avaient pour but de l’empêcher d’entrer ou au contraire de l’y aider en l’attirant.

J’étais le seul à ne pas avoir de chanson. Ils semblaient tous me regarder d’un air interrogateur, surtout les plus jeunes. Je me suis senti mal à l’aise et j’ai fermé les yeux.

J’ai compris que je percevais beaucoup mieux ce qui se passait si je gardais les yeux fermés. Cette idée a retenu toute mon attention. J’ai fermé les yeux, et j’ai vu les hommes devant moi. J’ai ouvert les yeux, l’image n’a pas changé. La scène autour de moi ne changeait pas, que mes yeux soient ouverts ou fermés.

Soudain, tout a disparu, ou est tombé en morceaux. Une silhouette humaine m’est apparue, celle de Mescalito, comme je l’avais vue deux ans auparavant. Il était assis à une certaine distance, et je le voyais de profil. Je l’ai regardé fixement, mais il ne s’est pas une seule fois tourné vers moi.

J’avais dû faire quelque chose de mal, qui le détournait de moi. Je me suis levé pour aller le lui demander. Mais le simple fait de bouger a fait disparaître l’image, qui a pâli au fur et à mesure que celle de mes compagnons apparaissait plus nettement. Puis j’ai entendu à nouveau les chants frénétiques.

Je suis allé me promener dans les buissons voisins. Tout y était nettement visible ; j’ai ainsi remarqué que j’y voyais dans l’obscurité, mais cela ne semblait pas avoir beaucoup d’importance pour moi, cette fois-ci. Le point important, c’était de savoir pourquoi Mescalito m’évitait.

Je suis revenu vers le groupe, et comme j’allais entrer dans la maison, j’ai senti un roulement sourd, comme un frémissement. C’était la terre qui tremblait. Et le bruit était le même que dans la vallée du peyotl deux ans auparavant.

Je suis retourné en courant dans les buissons. Je savais que le Mescalito s’y trouvait et que j’allais le voir. Mais il n’y était pas. J’ai attendu jusqu’au matin, puis j’ai rejoint les autres juste avant la fin de la cérémonie.

Cela s’est répété le troisième jour. Je ne me sentais pas fatigué, toutefois j’ai dormi dans l’après-midi.

Le samedi 5 septembre vers le soir, le vieillard a chanté sa chanson du peyotl pour recommencer la cérémonie. Cette fois-là, je n’ai mâché qu’un seul bouton, et je n’ai pas écouté les chants, et je ne me suis pas intéressé à ce qui se déroulait. Dès le début, tout mon être était concentré sur un point : je savais que quelque chose d’extrêmement important pour mon bien- être manquait.

Pendant que les hommes chantaient, j’ai demandé au Mescalito, à voix haute, de m’apprendre une chanson. Ma demande se mêlait aux chants des autres. Immédiatement, j’ai entendu un chant à mes oreilles. Je me suis retourné et je me suis assis le dos tourné aux autres. J’ai écouté. J’ai entendu l’air et les paroles un grand nombre de fois, et je les ai répétés jusqu’à savoir le chant par cœur. C’était un chant très long et en espagnol. Alors je l’ai chanté au groupe plusieurs fois de suite. Ensuite, un nouveau chant m’est venu. Le matin venu, j’avais chanté ces deux chansons un nombre énorme de fois. Je me sentais rajeuni et plus fort.

On nous a apporté de l’eau, puis don Juan m’a tendu un sac et nous sommes partis pour les collines. La marche a été longue et pénible jusqu’à la mesa. Sur ce plateau peu élevé, j’ai vu plusieurs plants de peyotl. Mais je n’avais pas envie de les regarder, je ne sais trop pourquoi. Comme nous traversions le mesa, le groupe s’est dispersé. Don Juan et moi nous avons ramassé nos boutons de peyotl, juste comme nous l’avions fait la première fois.

Nous sommes revenus le dimanche 6 septembre en fin d’après-midi. Dans la soirée, le chef a commencé une autre cérémonie. Personne ne dirait un mot, mais je savais bien que c’était la dernière réunion. Le vieillard a chanté cette fois-ci un nouveau chant. On a fait circuler un sac de boutons de peyotl frais. C’était la première fois que j’en goûtais un. Il était charnu et dur à mâcher, comme un fruit vert, avec un goût plus amer que les boutons secs. Il me semblait aussi infiniment plus vivant.

J’en ai mâché quatorze. Je les ai soigneusement comptés. Je n’ai pas fini le dernier, car j’ai entendu ce grondement familier qui indiquait la présence de Mescalito. Tout le monde chantait frénétiquement, et je savais que don Juan comme les autres, avait vraiment entendu ce bruit. Je n’ai pas voulu croire que leur réaction était la réponse à un signe donné par l’un d’eux dans l’intention de me tromper.

J’ai senti alors un immense élan de sagesse me submerger. Cette hypothèse qui m’occupait depuis trois ans venait de se changer en certitude : ainsi j’avais mis trois ans à comprendre, ou plus exactement à découvrir que le cactus Lophophora williamsii, peu importe ce qu’il contient, n’a pas besoin de moi pour exister comme entité. Il existe, intrinsèquement. Maintenant, j’en étais sûr.

J’ai senti comme une fièvre, tandis que je chantais jusqu’à ne plus prononcer les paroles. Le chant semblait habiter mon corps et le secouer de soubresauts incontrôlables. Il fallait que je sorte retrouver Mescalito, ou bien j’allais éclater. J’ai marché en direction du Champ de peyotl je Continuais à chanter mes chants. Je savais qu’ils m’appartenaient - preuve indiscutable de mon identité. J’étais conscient de chacun de mes pas. Ils sonnaient sur le sol, comme l’écho de l’euphorie indescriptible que l’on éprouve à être un homme.

Les pieds de peyotl sur le champ brillaient d’un éclat bleuâtre. Un pied scintillait beaucoup plus que les autres. Je me suis assis devant et je lui ai chanté mes chansons. Alors que je chantais, le Mescalito est sorti de la plante - la même silhouette virile que j’avais déjà vue. Il m’a regardé. Avec une grande audace pour quelqu’un de mon caractère, j’ai chanté pour lui. Il y avait une musique de flûte, ou bien était-ce le vent, et cela faisait une vibration qui m’était familière. Il semblait me demander, comme deux ans auparavant : « Que voulez-vous ? »

Je lui ai répondu d’une voix forte. Je lui ai dit que je savais bien que quelque chose n’allait pas dans ma vie et dans mes actions, mais je n’arrivais pas à trouver de quoi il s’agissait. Je l’ai prié de bien vouloir m’éclairer, et aussi de me dire son nom pour que je puisse l’appeler directement en cas de besoin. Il m’a regardé, sa bouche s’est allongée en forme de trompette jusqu’à toucher mon oreille, et il m’a dit son nom.

Soudain, j’ai vu mon père debout au milieu du champ de peyotl. Mais le champ avait disparu : j’étais chez moi, dans la maison de mon enfance. Nous étions mon père et moi debout à côté d’un figuier. J’ai pris mon père dans mes bras et je me suis dépêché de lui dire des choses que jamais avant je n’avais été capable de lui dire. Mes pensées étaient claires et précises. Le temps devait nous manquer, et il fallait tout dire tout de suite. J’ai dit des choses stupéfiantes concernant mes sentiments à son égard, des choses que jamais je n’aurais osé dire dans des circonstances ordinaires.

Mon père ne parlait pas. Il se contentait de m’écouter, puis, comme aspiré, il a disparu. Je me suis retrouvé seul. Le remords et la tristesse m’ont tiré des larmes.

J’ai traversé le champ de peyotl en appelant le Mescalito par le nom qu’il m’avait révélé.

Quelque chose a surgi d’une étrange lumière en forme d’étoile sur un pied de peyotl. C’était une forme allongée, à peu près de la taille d’un homme. Le champ en était tout illuminé, d’une forte lumière couleur d’ambre. Puis c’est le ciel qui s’est illuminé. Le spectacle était grandiose, absolument merveilleux. Je me suis dit que si je continuais à regarder, j’allais tomber aveugle. Je me suis caché la tête dans les bras.

J’ai clairement compris que le Mescalito m’ordonnait de manger encore un bouton de peyotl. Je me suis dit que je ne pouvais pas, puisque je n’avais pas de couteau pour le détacher.

D’une étrange façon, il m’a dit de le manger à même le sol.

Je me suis allongé sur le ventre et je l’ai pris avec mes dents. Je me suis senti embrasé. Mon corps a été envahi par une chaleur et une agilité nouvelles. Tout vivait, dans sa complexité délicate, et cependant, tout me semblait parfaitement simple. J’étais partout, et je pouvais voir en même temps vers le haut, le bas et tout autour.

Cela a duré assez longtemps pour que j’en prenne conscience. Une terreur profonde m’a alors envahi rapidement. D’abord des sons aigus sont venus bouleverser cet univers merveilleusement silencieux, mais je ne me sentais pas concerné. Le vacarme est devenu énorme et a semblé sur le point de me submerger. Petit à petit, l’impression que j’avais de flotter dans un monde splendide et vague, a disparu. Quelque chose de gigantesque s’agitait en soufflant autour de moi, comme lancé à ma poursuite.

En courant, je suis allé me cacher derrière un gros rocher, et j’ai essayé de deviner si la chose me suivait. Je suis prudemment sorti de ma cachette pour m’en assurer et c’est alors que mon poursuivant s’est jeté sur moi, comme du varech. J’ai vacillé sous le poids, mais je me suis retrouvé dans un creux. Le varech, je voyais cela clairement, n’avait pas recouvert toute la surface du sol autour de moi. Il restait un espace libre sous le rocher, et j’ai entrepris de m’y glisser. Mais d’énormes gouttes liquides en dégoulinaient. J« savais parfaitement qu’il s’agissait de suc digestif acide destiné à me dissoudre. Il m’en est tombé une goutte sur le bras ; j’ai tenté d’ôter l’acide en frottant avec de la terre, et puis avec de la salive, tout en continuant à creuser. J’étais presque devenu vaporeux, Je me sentais poussé vers une lumière. Je me suis dit que le varech avait dû me dissoudre. Puis il m’a semblé que la lumière que je distinguais au loin devenait plus brillante. Elle se frayait un chemin sous la terre et soudain elle a surgi devant moi et j’ai vu que c’était le soleil qui se levait derrière les montagnes.

Mes réactions sensorielles habituelles ont commencé à revenir. J’étais allongé sur le ventre, le menton posé sur mon, bras replié. Le plant de peyotl devant moi s’est mis à briller de nouveau, et avant que je bouge les yeux, la forme lumineuse allongée a surgi pour me submerger. Je me suis assis. J’ai senti la lumière me baigner de sa force avant de disparaître l en roulant sur elle- même.

Je suis revenu en courant à l’endroit où se trouvaient les autres.

Nous avons tous regagné la ville. Nous sommes encore restés, don Juan et moi, une journée chez don Roberto, le chef du peyotl. J’ai passé tout ce temps à dormir. Au moment de partir, les jeunes gens qui avaient participé à ces cérémonies sont venus vers moi. Un à un, ils m’ont pris dans leurs bras, avec des sourires timides. Chacun s’est présenté. Nous avons longtemps parlé de toutes sortes de choses, sauf des expériences avec le peyotl.

Puis don Juan a dit qu’il était temps de partir. Les jeunes gens m’ont à nouveau serré dans leurs bras. « Il faudra revenir, m’a dit l’un d’eux. Déjà, nous vous attendons », a ajouté un autre. Nous sommes repartis lentement, et je n’ai revu aucun des vieillards.

Jeudi 10 septembre 1964

Raconter une expérience à don Juan m’obligeait toujours à la reprendre pas à pas, et cela de mon mieux, seule façon de ne rien oublier.

Aujourd’hui, je lui ai raconté dans le détail ma dernière rencontre avec le Mescalito. Il a écouté attentivement mon récit jusqu’au moment où le Mescalito me dit son nom. Là, il m’a interrompu. Il m’a dit : « Vous voilà, maintenant indépendant. Le protecteur vous a accepté. Désormais je ne vous serai plus guère utile. Vous n’êtes pas obligé de m’en dire davantage sur vos relations avec lui. Vous savez son nom. Et ni son nom ni vos relations ne doivent être révélés à âme qui vive. »

Je lui ai affirmé mon désir de lui raconter le détail de mon expérience, car elle ne signifiait rien pour moi. J’avais besoin de son aide pour interpréter ce que j’avais vu. Il a prétendu que je pouvais bien faire cela tout seul, et qu’il fallait que je commence à penser par moi-même. J’ai insisté : j’avais besoin de son opinion, car cela me prendrait trop longtemps de m’en faire une sans son aide, et puis je ne savais pas comment m’y prendre. Je lui ai dit :

Je lui ai confié que j’avais formé le projet de lui demander quel était l’usage de ces chants. Ces chants que j’avais appris servaient à appeler le protecteur, et qu’il fallait les utiliser en même temps que le nom du protecteur. Le Mescalito m’apprendrait ensuite d’autres chants pour d’autres buts, probablement.

Pensait-il que le protecteur m’avait définitivement accepté ?

Ma question l’a bien amusé. Cela lui semblait évident, et la meilleure preuve, c’est qu’il s’était manifesté deux fois à moi sous l’aspect d’une lumière. Don Juan semblait particulièrement impressionné par le fait que j’avais vu cette lumière deux fois de suite. Il a beaucoup insisté sur cet aspect de ma rencontre avec le Mescalito.

Je ne comprenais pas, lui ai-je dit, comment je pouvais avoir été accepté par le protecteur, alors qu’il continuait à me terrifier.

Don Juan est resté longtemps sans me répondre. Il semblait stupéfait. Il a fini par dire : « C’est parfaitement clair. Ce qu’il voulait est tellement clair que je ne vois pas comment vous pouvez avoir le moindre doute. »

Vendredi 11 septembre 1964

J’ai encore demandé à don Juan de m’expliquer mes visions. Il a hésité un moment. Puis il s’est mis à parler, comme s’il reprenait une conversation déjà engagée sur le sujet du Mescalito.

- Ce n’est pas cela que j’ai du mal à comprendre. Ce qui m’échappe, c’est ce qu’il veut dire.

- Vous lui avez demandé de vous dire ce que vous aviez qui n’allait pas, et il vous en a dressé un tableau complet. Pas la moindre erreur possible. Impossible pour vous de prétendre que vous n’avez pas compris. Ce n’était pas une conversation, et cependant c’en est une. Vous lui avez ensuite posé une autre question, et ù vous a répondu de la même façon. Quant à savoir ce que cela signifie, je n’en suis pas sûr, car vous avez choisi de ne pas me dire en quoi consistaient vos questions.

Je lui ai soigneusement répété les questions dont je me souvenais, dans l'ordre où je les avais posées. « Ai-je fait ce qu’il fallait ? Suis-je sur le bon chemin ? Que devrais-je faire de ma vie ? » Don Juan m’a dit que ma questions n’étaient que des mots. Mieux valait ne pas les formuler en mots, mais poser les questions de l’intérieur. Le protecteur, a-t-il ajouté, voulait vous donner une leçon, sans pour autant vous effrayer, et deux fois il s’est montré sous la forme d’une lumière. N’empêche que je ne comprenais toujours pas pourquoi le Mescalito m’avait terrorisé s’il m’avait accepté. J’ai rappelé à don Juan que, d’après lui, être accepté par le Mescalito signifiait que sa forme ne changerait plus pour passer de la béatitude au cauchemar. Don Juan s’est encore moqué de moi, et il a dit que si je pensais à la question que j’avais dans le cœur en pariant au Mescalito, j’en comprendrais la leçon tout seul.

Penser à la question que j’avais dans « le cœur » n’était pas facile, car j’avais alors beaucoup de choses en tête, ai-je dit à don Juan. Quant au bon chemin : avais-je un pied dans deux mondes différents ? Et lequel de ces deux mondes était le bon ? Quelle route ma vie devrait-elle suivre ?

Bon Juan a soigneusement écouté mes explications, pour conclure que je n’avais pas une vue claire du monde, et que le protecteur m’avait donné une éblouissante leçon. « Vous croyez qu’il existe deux mondes - deux chemins. Or il n’en existe qu’un seul. Le protecteur vous a montré cela avec une clarté incroyable. Le seul monde possible pour vous, c’est le monde des hommes, et vous ne pouvez pas choisir de le quitter. Vous êtes un homme. Le protecteur vous a montré le monde du bonheur où n’existe pas de différence entre les choses, car personne n’est là pour s’inquiéter de cette différence. Mais ce n’est pas le monde des hommes. Et le protecteur vous a un peu secoué pour vous sortir de là, et il vous a montré comment un homme pense et se bat. C’est cela le monde des hommes. Et l’homme est condamné à ce monde. Vous avez la vanité de croire que vous appartenez à deux mondes, mais ce n’est que votre vanité. Il n’y a qu’un seul monde pour nous. Nous sommes des hommes, et nous devons nous contenter du monde des hommes.

« Je crois que la leçon, c’était cela ».

CHAPITRE 9

Don Juan semblait souhaiter me voir expérimenter l’herbe du diable autant que je le pouvais. Cela me semblait curieux, étant donné le mépris où il prétendait tenir la puissance. Il s’est justifié en me disant que le moment où il me faudrait fumer à nouveau approchait et qu’il me fallait d’ici là acquérir une meilleure connaissance du pouvoir de l’herbe du diable.

Il m’a proposé à plusieurs reprises une autre séance de l’herbe du diable avec les lézards. J’y ai pensé pas mal de temps. Don Juan se faisait de plus en plus insistant : il a bien fallu que j’accepte. Et un beau jour je me suis décidé à partir à la recherche d’objets volés.

Lundi 28 décembre 1964

Le samedi 19 décembre, j’ai coupé la racine de datura. J’ai attendu pour ma danse qu’il fasse presque nuit, calculant soigneusement mon temps. J’ai préparé l’extrait de racine pendant la nuit et le dimanche vers six heures du matin, je suis allé voir mon datura. Je me suis assis devant la plante. J’avais soigneusement noté tout ce que m’avait dit don Juan sur la façon de s’y prendre. J’ai relu mes notes, et j’ai constaté que je n’étais pas obligé d’écraser les graines ici. De me trouver ainsi devant la plante, cela me donnait une remarquable stabilité émotionnelle, une clarté de la pensée et un pouvoir de me concentrer sur mes actes, qui d’ordinaire me faisaient défaut.

J’ai soigneusement suivi toutes les instructions pour que la pâte et la racine soient prêtes en fin d’après-midi. Vers cinq heures, je me suis mis à la recherche des lézards. Pendant une heure et demie, j’ai essayé toutes les méthodes que je pouvais imaginer, sans y parvenir.

J’étais assis devant mon pied de datura à essayer de trouver un moyen, quand je me suis rappelé que don Juan m’avait dit qu’il fallait parler aux lézards. Je me suis d’abord senti parfaitement ridicule, comme si je m’étais adressé à une vaste assemblée. Cette impression a disparu et j’ai continué à parler. Il faisait presque nuit. J’ai soulevé une pierre. Il y avait un lézard dessous. Il semblait tout engourdi. Je l’ai ramassé. Et puis j’ai vu un autre lézard tout raide sous un rocher. Ils ne se débattaient même pas.

La suture de la bouche et des yeux n’a pas été facile. Mais don Juan n’avait pas affirmé que mes actes étaient irrévocables : son idée, c’était que lorsqu’on commence quelque chose, il n’y a plus moyen de s’arrêter. Cependant, si j’avais voulu arrêter, rien ne m’en empêchait. Peut-être ne le voulais-je pas, somme toute.

J’ai lâché un lézard et il s’est sauvé en direction du nord-est - ce qui laissait présager une séance réussie, mais difficile. Je me suis attaché l’autre lézard à l’épaule et j’ai étalé la préparation sur mes tempes. Le lézard ne bougeait pas. Je me suis demandé s’il n’était pas mort. Don Juan ne m’avait pas dit ce qu’il convenait de faire dans un pareil cas. Mais le lézard était seulement engourdi.

J’ai avalé le breuvage et j’ai attendu. Je ne ressentais rien d’extraordinaire. Je me suis frotté la pâte sur les tempes, vingt-cinq fois de suite. Puis machinalement, sans y prendre garde, en quelque sorte, je m’en suis étalé sur le front. J’ai soudain compris mon erreur et j’ai rapidement essuyé cette pâte. Mon front s’est couvert de sueur ; je me sentais fiévreux, en proie à une forte angoisse, car don Juan avait bien recommandé de ne pas me mettre de cette pâte sur le front. Puis ma peur s’est changée en une impression de profonde solitude, comme si j’étais condamné. J’étais tout seul. Si quelque chose m’arrivait, personne ne me viendrait en aide. J’ai eu envie de me sauver. J’avais une impression dangereuse d’indécision, je ne savais trop que faire. Un flot de pensées envahissait mon esprit, à une vitesse incroyable, et je remarquais au passage que c’étaient de drôles de pensées ; je veux dire, elles me semblaient bizarres car on aurait dit qu’elles venaient d’ailleurs, par rapport à mes pensées habituelles. D’ordinaire, mes pensées sont d’un certain type, et viennent en un certain ordre, qui n’est qu’à moi, et le moindre écart se remarque tout de suite.

Une de ces idées étrangères était à propos d’une affirmation faite par un auteur. C’était, je m’en souviens, plutôt une voix, qui aurait dit quelque chose derrière moi. Cela est arrivé si brutalement que j’ai sursauté. Je suis resté ainsi un moment, et c’est devenu une pensée tout à fait ordinaire. J’étais sûr d’avoir lu cela quelque part. Mais impossible de retrouver le nom de l’auteur. Il m’a semblé soudain que ce devait être Alfred Kroeber. C’est alors qu’a surgi une autre pensée « étrangère » qui m’a dit qu’il ne s’agissait pas de Kroeber, mais de Georg Simmel. J’insistais que c’était Kroeber, et je me suis retrouvé au beau milieu d’une discussion avec moi-même. Entre-temps, j’avais complètement oublié mon impression d’être condamné. Mes paupières sont devenues lourdes, comme si j’avais pris des somnifères. Je n’en ai d’ailleurs jamais pris, mais c’est l’image qui m’est venue à l’esprit. J’étais en train de m’endormir. J’ai voulu me traîner jusqu’à ma voiture, mais je ne pouvais pas bouger.

Je me suis réveillé soudain, ou plutôt j’ai eu l’impression que je venais de le faire. Ma première pensée a été pour me demander l’heure qu’il était. J’ai regardé autour de moi. Je ne me trouvais plus devant le pied de Datura. J’ai accepté cela avec indifférence, en me disant que ce devait être une autre expérience de divination. Il était 12 h 35 à une pendule au-dessus de ma tête, et je savais que c’était l’après-midi.

J’ai vu un jeune homme qui transportait une pile de papiers. Il me touchait presque. J’ai vu battre les veines de son cou et j’ai entendu le battement rapide de son cœur. Ce que je voyais m’absorbait et je ne m’étais pas soucié de la qualité de mes pensées. C’est alors que j’ai entendu à mon oreille une « voix » qui me décrivait la scène : j’ai compris que cette « voix » c’était une pensée étrangère dans mon esprit.

J’étais si occupé à écouter que la scène que je voyais a perdu de son intérêt pour moi. J’entendais la voix qui me parlait à l’oreille droite par-dessus mon épaule. En fait, elle créait la scène rien qu’en me la décrivant. Mais elle obéissait à ma volonté, car je pouvais m’arrêter au moment que je voulais et examiner tranquillement la scène décrite. C’est ainsi que j’ai entendu et vu en même temps toute la scène avec le jeune homme. La voix m’expliquait tout dans le détail, encore que l’action ne fût guère importante. Ce qu’il y avait de vraiment extraordinaire, c’était cette petite voix. Trois fois au cours de cette expérience, j’ai tenté de me retourner pour voir qui parlait. Je m’efforçais de tourner la tête à droite, ou de me retourner brusquement, pour voir s’il y avait quelqu’un. Mais à chaque fois, la vision s’est obscurcie. Je me suis dit : « Si je ne peux pas tourner la tête, c’est que cette scène n’est pas du domaine de la réalité ordinaire. » Et cela, c’était bien une pensée à moi.

A partir de ce moment-là, j’ai concentré mon attention sur la voix. Elle semblait venir de mon épaule. Elle était parfaitement claire, encore que ce fût une toute petite voix, ni une voix d’enfant ni une voix de fausset, mais une voix d’homme miniature. Et ce n’était pas non plus ma voix. Ce devait être de l’anglais. A chaque fois que j’essayais de la prendre par surprise, elle disparaissait, ou elle devenait très faible et la scène s’effaçait. Une comparaison m’est venue : cette voix c’était comme l’image que des poussières sur les cils forment, ou des vaisseaux sanguins dans la cornée de l’œil. On ne distingue l’image que lorsqu’on ne la regarde pas directement ; mais si l’on tente de le faire, elle disparaît avec le mouvement de l’œil.

L’action ne m’intéressait plus du tout. Et comme j’écoutais toujours, la voix est devenue plus complexe. Ce que je prenais pour une voix ressemblait en fait davantage à des pensées murmurées à mon oreille. Encore que cela ne soit pas exact non plus. Quelque chose pensait à ma place. Ces pensées m’étaient extérieures. J’en étais sûr, parce que je pouvais en même temps suivre le fil de mes propres pensées, sans perdre celles de l’autre.

A un moment, la voix a créé des scènes interprétées par le jeune homme, et ces scènes n’avaient rien à voir avec ma question première à propos des objets perdus. Ce jeune homme accomplissait des choses très compliquées. L’action était redevenue importante, et je ne me souciais plus de la voix. Je perdais patience ; j’aurais voulu arrêter tout cela. J’ai pensé : « Comment puis-je arrêter tout cela ? » La voix dans mon oreille m’a dit que je devrais retourner au canyon. J’ai demandé comment. La voix m’a dit que je n’avais qu’à penser à ma plante.

J’ai donc pensé à ma plante. Souvent, je m’assois devant. Je l’avais fait si souvent que cela m’était facile de voir la scène. Je me suis dit que ce devait être une autre forme d’hallucination, mais la voix m’a dit que j’étais bien revenu. J’ai prêté l’oreille. Le silence était total. Le pied de datura devant moi était aussi réel que tout ce que j’avais jamais vu, et je pouvais le toucher et en faire le tour.

Je me suis levé et je me suis dirigé vers ma voiture. Cet effort m’a épuisé, je me suis assis et j’ai fermé les yeux. La tête me tournait, j’avais mal au cœur. J’avais les oreilles qui bourdonnaient.

Quelque chose a glissé sur ma poitrine. C’était le lézard. Je me suis souvenu de ce que m’avait dit don Juan : il fallait le libérer. Je suis retourné à la plante et j’ai lâché le lézard. Je ne voulais pas savoir s’il était mort ou vivant. J’ai cassé le pot de terre qui contenait la pâte et je l’ai recouvert de terre. Et puis je suis monté dans la voiture et je me suis endormi.

Jeudi 24 décembre 1964

Aujourd’hui, j’ai raconté toute mon expérience à don Juan. Comme d’habitude, il m’a écouté sans jamais m’interrompre. Ensuite, voici notre dialogue :

Samedi 26 décembre 1964

Don Juan m’a demandé si j’avais cherché les lézards. Je lui ai répondu que oui, mais je n’avais pas pu les trouver.

Je lui ai demandé ce qui serait arrivé si l’un d’eux était mort pendant que je le tenais. Il m’a dit que la mort du lézard constituait un événement malheureux. Si le lézard à la bouche cousue était mort pendant l’expérience, il aurait été, a-t-il affirmé, inutile de continuer. De plus cela aurait signifié que les lézards m’avaient retiré leur amitié, et il m’aurait fallu abandonner l’étude de l’herbe du diable pendant fort longtemps.

Si le lézard était mort alors qu’il était sur votre épaule, après le début de la sorcellerie, il aurait fallu continuer, ce qui aurait été folie pure.

- Et pourquoi cela ?

- Dans de telles conditions, rien n’a plus aucun sens. Seul et sans guide, vous auriez vu des choses terrifiantes et dénuées de sens.

Lundi 28 décembre 1964

- L’herbe du diable est comme une femme, et comme une femme elle flatte les hommes. Elle leur tend constamment des pièges. C’est ce qu’elle a fait en vous faisant étaler la pâte sur votre front. Elle essaiera encore, et sans doute tomberez- vous dans ses pièges. Je vous avertis. N’ayez pas de passion pour elle. Pour un homme de savoir, l’herbe du diable n’est qu’un des chemins possibles. Il en existe d’autres. Mais elle tentera de vous faire croire qu’il n’en existe pas d’autre. Je prétends qu’il est vain de perdre sa vie sur une voie, surtout si cette voie n’a pas de cœur.

Puis don Juan a soudain changé le fil de notre conversation : et si j’aimais déjà l’herbe du diable ?, m’a-t-il demandé à brûle-pourpoint. Il m’a bien fallu admettre que j’avais une petite préférence pour elle. Il m’a demandé ce que j’éprouvais pour son alliée à lui, la petite fumée. Il m’a bien fallu admettre qu’elle me faisait une peur extraordinaire.

J’ai prétendu qu’il faut bien avoir de l’ambition pour entreprendre quoi que ce soit, et que de prétendre le contraire ne voulait rien dire. Il faut à quelqu’un de l’ambition pour apprendre.

CHAPITRE 10

En décembre 1964, je suis allé avec don Juan ramasser les différentes plantes nécessaires à la préparation du mélange à fumer. C’était le quatrième cycle. Don Juan s’est contenté de me surveiller. Il m’a bien dit de prendre mon temps, d’observer et de bien réfléchir avant de cueillir les plantes. Quand tout a été réuni et mis de côté, il m’a encouragé à rencontrer son alliée de nouveau.

Jeudi 31 décembre 1964

Je ne sais pas trop pourquoi, mais cela me met mal à l’aise.

Mercredi 27 janvier 1965

Le mardi 19 janvier j’ai fumé de nouveau le mélange hallucinogène. J’avais dit à don Juan que cela me remplissait d’appréhension, et m’effrayait véritablement. Il a répondu qu’il fallait encore essayer pour en décider en toute justice.

Nous sommes allés dans sa chambre. Il était presque deux heures de l’après-midi. Il a' apporté la pipe. Je suis allé chercher des braises, et nous nous sommes assis l’un en face de l’autre. Il m’a dit qu’il allait réchauffer la pipe pour la réveiller et que si je regardais soigneusement, je la verrais luire. Il a porté la pipe à ses lèvres trois ou quatre fois de suite, en aspirant. Il la caressait doucement. Puis il m’a fait un signe de tête, presque imperceptible. Il voulait que j’observe le réveil de la pipe. J’ai bien regardé, mais je n’ai rien remarqué.

Il m’a tendu la pipe. J’ai rempli le fourneau avec mon propre mélange, puis j’ai pris une braise à l’aide d’une paire de petites pincettes que j’avais faites avec une pince à linge en bois, que j’avais gardée pour cette occasion. Don Juan a regardé mes pincettes et il s’est mis à rire. J’ai hésité un moment et la braise a collé aux pincettes. Comme je n’osais pas taper sur le bord de la pipe, il a fallu que je crache sur la braise pour l’éteindre.

Don Juan avait tourné la tête de côté et il s’était couvert le visage avec son bras. Comme son corps était secoué de soubresauts, on aurait pu croire qu’il pleurait. Mais non, il riait silencieusement.

Nous sommes restés comme cela un bon moment. Enfin il a adroitement saisi une braise, il l’a mise dans le fourneau de la pipe, et il m’a dit de fumer. Il était très difficile d’aspirer à travers ce mélange qui semblait compact. A la première bouffée, j’ai senti que j’avalais une fine poussière, cela m’a immédiatement engourdi la bouche, j’ai vu le rougeoiement, mais jamais je n’ai senti la fumée comme l’on sent la fumée d’une cigarette. J’avais cependant bien l’impression d’aspirer quelque chose qui m’a d’abord empli les poumons, avant de se répandre dans tout mon corps.

J’ai compté vingt aspirations, et puis ensuite j’ai cessé de compter, cela n’avait plus d’importance. Je me suis mis à transpirer. Don Juan me regardait fixement, il m’a dit de ne pas avoir peur et de faire très exactement ce qu’il me dirait. J’ai essayé de répondre « parfait », mais cela a fait un bruit bizarre, comme un hurlement, qui a continué à retentir longtemps alors que j’avais fermé la bouche. Cela a fait sursauter don Juan, et il a été pris d’un fou rire. J’ai voulu lui faire oui de la tête : impossible de bouger.

Don Juan m’a doucement écarté les doigts et il a pris la pipe. Il m’a dit de m’allonger sur le sol, mais sans m’endormir. Je me suis demandé s’il allait m’aider à m’étendre, mais il n’en a rien fait. Il se contentait de me regarder intensément. Soudain, j’ai vu la pièce basculer. Je regardais don Juan de ma position sur le côté ; les images se sont faites plus vagues, comme dans un rêve. Je me souviens tout juste d’avoir entendu don Juan me parler longuement tandis que j’étais immobilisé.

Je n’ai ressenti ni peur ni malaise pendant la période elle-même, et je n’ai pas été malade en me réveillant le lendemain. La seule chose remarquable, c’est que je n’ai pas retrouvé mes idées claires tout de suite en m’éveillant. Puis graduellement, au bout de quatre ou cinq heures, je suis redevenu moi-même.

Mercredi 20 janvier 1965

Don Juan ne m’a pas parlé de mon expérience, et il ne m’a pas demandé de lui en faire le récit. Il a simplement constaté que je m’étais endormi trop tôt.

- Je suis un corbeau. Je vous apprends comment devenir un corbeau. Quand vous saurez cela, vous ne vous endormirez plus, et vous pourrez vous déplacer librement. Autrement, vous resterez collé au sol, là où vous retomberez.

Dimanche 7 février 1965

Ma seconde tentative avec la fumée a eu lieu vers midi le dimanche 31 janvier. Je me suis réveillé le lendemain en début de soirée. J’avais une impression de puissance inhabituelle qui me permettait de me rappeler tout ce que don Juan m’avait dit pendant l’expérience. Ses paroles semblaient gravées dans mon esprit. Je les entendais encore avec une clarté extraordinaire. J’avais remarqué aussi autre chose : mon corps tout entier s’était engourdi quand j’avais commencé à avaler la fine poussière, qui m’entrait dans la bouche à chaque fois que j’aspirais. Ainsi je n’inhalais pas seulement la fumée, j’ingérais également le mélange.

J’ai essayé de raconter mon expérience à don Juan ; il m’a dit que je n’avais rien fait d’important. Je lui ai rappelé que je me souvenais de tout ce qui était arrivé, mais il n’a pas voulu m’écouter. Mes souvenirs étaient parfaitement précis. Au début, cela avait été comme la fois précédente quand j’avais fumé. Les deux expériences semblaient presque parfaitement superposables, et je pouvais tout enchaîner dès la fin de la première expérience. J’avais bien remarqué que dès que j’étais tombé sur le côté, j’avais perdu toute sensation et toute pensée.

Sans voir ma clarté diminuer pour autant. Ma dernière pensée, au moment où la pièce était passée à la verticale avait été : « J’ai dû me cogner la tête contre le sol, et pourtant cela ne me fait pas mal. »

A partir de là, je n’avais que vu et je n’avais qu’entendu. Je pouvais répéter toutes les paroles de don Juan. J’avais suivi toutes ses indications, elles m'avaient semblé claires, logiques et faciles. Il m’avait dit que mon corps disparaîtrait et qu’il ne resterait que ma tête. Dans ces conditions, la seule façon de rester éveillé et de pouvoir me déplacer, c’était de devenir un corbeau. Il m’avait dit de faire un effort pour cligner de l’œil : si j’étais capable de faire cela, alors on pourrait continuer. Il m’a dit que mon corps avait complètement disparu et qu’il ne restait plus que ma tête : la tête ne disparaissait jamais, parce que c’est la tête qui est changée en corbeau.

Il m’a ordonné de cligner de l’œil. Il a dû répéter cet ordre, ainsi que les suivants, des quantités de fois, car je m’en souviens avec une extraordinaire clarté. J’ai dû cligner de l’œil, car il m’a dit que j’étais prêt. Il m’a dit de redresser la tête et de sortir le menton : c’était le menton qui allait devenir les pattes du corbeau. Il fallait que je sente ces pattes et que je les observe, alors qu’elles sortaient lentement. Il a dit que je n’étais pas encore bien solide et que maintenant il me fallait une queue, qui allait jaillir de mon cou ; je devais ensuite la mettre en éventail, et sentir comment elle balayait le sol.

Il a ensuite parlé des ailes du corbeau : elles allaient jaillir de mes pommettes ; cela serait difficile et douloureux. Il m’a dit de les déployer. Il fallait qu’elles soient très longues, aussi longues que possible, si je voulais voler. Il les a trouvées longues et très belles, et il a fallu les bouger vigoureusement pour qu’elles deviennent de vraies ailes.

Ensuite, ça a été le sommet de ma tête, qui était encore beaucoup trop grand et très lourd : sa masse m’empêcherait de m’envoler. Pour en réduire la taille, il fallait encore cligner de l’œil : à chaque clin d’œil, elle rapetisserait. J’ai donc dû cligner de l’œil jusqu’à pouvoir sautiller sans difficulté. Puis j’ai continué à me promener pour retrouver toute mon agilité.

Il restait encore une chose à faire avant que je puisse voler, la plus difficile de toutes, et pour y parvenir, il faudrait que je suive ses indications docilement et avec beaucoup de soin. Il fallait que j’apprenne à voir comme un corbeau. Entre mes deux yeux, ma bouche et mon nez allaient devenir un gros bec solide. Les corbeaux, affirmait-il, voient perpendiculairement sur le côté, je devais donc tourner la tête et le regarder comme cela d’un seul œil. Si je voulais regarder de l’autre mil, il faudrait que je secoue le bec, et le tour serait joué. Il m’a ainsi fait passer d’un œil à l’autre. Alors, a-t-il déclaré, j’étais prêt à voler et pour cela, il fallait qu’il me lance en l’air.

J’établissais sans difficulté le rapport entre son ordre et la sensation correspondante. Il me poussait des pattes d’oiseau, d’abord un peu chancelantes, et puis une queue qui jaillissait de ma nuque, et les ailes qui sortaient de mes pommettes. Je les sentais se déployer lentement, cela s’était révélé délicat, mais non point douloureux. Et puis j’avais cligné de l’œil et ma tête avait pris la taille de celle d’un corbeau. Mais la chose la plus stupéfiante, c’était la façon dont j’avais pu acquérir une vue d’oiseau.

Quand don Juan m’a montré comment me faire un bec, j’ai eu la désagréable impression de manquer d’air. Puis cela s’est déployé devant moi. C’est seulement quand don Juan m’a expliqué comment regarder sur le côté que j’ai vraiment eu une vision panoramique. Je pouvais cligner d’un œil, passer de l’un à l’autre pour avoir une vision nette. Mais la façon dont je voyais la pièce et ce qu’elle contenait était nouvelle, sans qu’il me fût possible de dire en quoi. Peut-être était-elle tout de guingois, ou l’image mal au point. Don Juan était devenu gigantesque et tout brillant. Mais il avait quelque chose qui me rassurait. Puis les images sont devenues floues et leurs contours vagues, avant de se transformer en formes abstraites qui ont clignoté pendant un moment.

Dimanche 28 mars 1965

Le mardi 18 mars, j’ai à nouveau fumé le mélange hallucinogène. Cela n’a d’abord différé que par de petits détails. Il a fallu que je remplisse le fourneau de la pipe une seconde fois. La première pipe une fois fumée, don Juan m’a montré comment nettoyer le fourneau, ensuite il a versé lui-même le mélange car je semblais avoir des problèmes de contrôle musculaire. Ainsi, j’éprouvais beaucoup de difficulté à bouger les bras. Il restait dans mon sac assez de mélange pour une autre pipe. Don Juan a dit que ce serait donc ma dernière expérience de la petite fumée jusqu’à l’année suivante, puisque j’aurais épuisé toute ma provision.

Il a retourné le sachet et il en a secoué la poussière dans la coupe qui contenait les braises. Elle a brûlé avec une flamme orange, comme s’il avait posé sur les braises une plaque transparente. Cette plaque s’est soudain enflammée, et ensuite elle s’est craquelée, et quelque chose filait en zigzag dans ces craquelures... Don Juan m’a dit de suivre le mouvement de ces lignes. J’ai vu comme une petite bille rouler de-ci, de-là parmi le rougeoiement. Il s’est penché, il a ramassé la bille et il l’a mise dans le fourneau de la pipe. J’ai bien eu l’impression qu’il avait mis cette boulette dans la pipe pour me la faire fumer. La pièce a bientôt perdu sa position horizontale, et j’ai éprouvé une sensation d’engourdissement et de lourdeur.

Lorsque je me suis réveillé, j’étais étendu sur le dos dans un petit canal d’irrigation peu profond, avec de l’eau jusqu’au menton. Il y avait quelqu’un qui me tenait la tête hors de l’eau. C’était don Juan. Il m’a semblé d’abord que l’eau de ce canal avait une qualité particulière ; elle semblait froide et épaisse. Elle clapotait contre moi, et à chaque petite vague, mes pensées se faisaient plus claires. Je lui avais trouvé d’abord une sorte de fluorescence verdâtre, mais qui a bientôt disparu, et il n’est resté qu’un ruisseau tout à fait ordinaire.

J’ai demandé à don Juan quelle heure il était. Il a répondu que c’était le petit matin. Une fois complètement réveillé, je suis sorti de l’eau.

De retour à la maison, don Juan m’a dit : « Il faut me raconter tout ce que vous avez vu. » Cela faisait trois jours qu’il essayait de me « ramener », et il avait passé un moment bien difficile. J’ai essayé à plusieurs reprises de lui raconter ce que j’avais vu, mais je ne parvenais pas à me concentrer. Plus tard, en début de soirée, j’ai senti que j’étais prêt à lui parler, et je me suis mis à lui raconter les choses dont je me souvenais, depuis le moment où j’étais tombé sur le côté, mais ce n’était pas cela qu’il voulait. Ce qui l’intéressait, c’était ce que j’avais vu et ce que j’avais fait lorsqu’il m’avait « lancé en l’air pour que je m’envole ».

Il ne me restait qu’une suite d’images ou de scènes comme on en voit dans les rêves, sans aucune suite. Comme si chacune avait constitué une bulle isolée, qui serait venue au premier plan avant de s’éloigner. Et cependant, ce n’étaient pas seulement des scènes à regarder. J’étais dedans. J’y jouais un rôle. D’abord, en essayant de les retrouver, c’étaient comme des éclairs brouillés, puis ils me sont apparus très clairement, mais en dehors de toute vision ordinaire, ce qui devait leur donner cette apparence de vague. Ces images étaient simples et peu nombreuses.

Quand don Juan a dit qu’il m’avait « lancé en l’air pour que je m’envole », j’ai retrouvé une scène parfaitement claire, où je le voyais droit devant moi à une certaine distance. Je ne regardais que son visage. Visage qui avait atteint des proportions monumentales. Plat, il semblait incandescent, encadré de cheveux jaunâtres et tourbillonnants. Les différentes parties de son visage avaient leur mouvement propre, et dégageaient une lumière ambrée.

Ensuite, je voyais distinctement don Juan me lancer en l’air selon une trajectoire rectiligne. Je me suis souvenu d’avoir « étendu mes ailes pour m’envoler ». Solitaire, je fendais l’air, avançant avec peine. J’avais plus l’impression de marcher que de voler, cela m’épuisait, sans aucune sensation de liberté ou de joie.

Je me suis souvenu d’un instant où j’étais resté immobile, à regarder une accumulation d’angles vifs et sombres qui dégageaient une lueur mate douloureuse ; puis il y a eu une infinité de lumières diverses, bougeant sans cesse en prenant les intensités variables. C’étaient presque des couleurs et leur intensité m’éblouissait.

Puis j’ai vu un objet presque à me toucher l’avril, quelque chose d’épais, de pointu, qui brillait d’un éclat franchement rose. Un frisson m’a parcouru le corps, et une multitude de formes semblables s’est ruée sur moi. J’ai sauté sur le côté.

La dernière chose dont je me souvienne, ce sont trois oiseaux argentés, ils brillaient d’un éclat métallique, presque comme de l’acier inoxydable, avec cependant une impression de vie. Ils me plaisaient bien, et nous avons volé en groupe.

Don Juan n’a fait aucun commentaire.

Mardi 23 mars 1965

Cette conversation a eu lieu le lendemain de mon récit.

- Ça n’est pas très difficile de devenir un corbeau, a dit don Juan. Voilà qui est fait, et vous le resterez toujours.

- Et qu’est-ce qui s’est passé après que je suis devenu un corbeau, don Juan ? Est-ce que j’ai volé pendant trois jours ?

- Non, vous êtes revenu au crépuscule comme je vous l’avais dit.

- Mais comment suis-je revenu ?

- Vous étiez fatigué et vous aviez envie de dormir, c’est tout.

- Je voulais dire, je suis revenu en volant ?

- Je vous l’ai déjà dit. Vous m’avez obéi et vous êtes revenu à la maison. Mais ne vous souciez pas de cela, c’est sans aucune importance.

- Mais alors, qu’est-ce qui est important ?

- Une seule chose était importante, les oiseaux d’argent.

- Qu’avaient-ils de si particulier ? C’étaient seulement des oiseaux.

Les corbeaux brillent si fort que les autres oiseaux les laissent tranquilles.

J’y ai pensé, mais les oiseaux n’étaient qu’une image entrecoupée et sans liens. Je lui ai dit que je me souvenais seulement d’avoir volé en leur compagnie. Il m’a demandé si je m’étais joint à eux en vol ou à terre, mais il m’a été impossible de lui répondre. Il s’en est montré assez fâché.

Il a insisté pour que j’y pense sérieusement : « Tout cela n’a aucun sens, et cela restera un rêve insensé si vous ne parvenez pas à vous souvenir de

tout. » J’ai fait un gros effort, qui n’a d’ailleurs rien donné.

Samedi 3 avril 1965

Il m’est revenu aujourd’hui une autre « image » de mon rêve à propos des oiseaux d’argent. Je me suis souvenu d’avoir vu une masse sombre percée d’innombrables trous d’épingle : en fait, ce n’était qu’une masse sombre de petits trous. Et je ne sais pourquoi cela faisait l’effet d’être mou. Et tandis que je regardais, trois oiseaux ont volé dans ma direction. J’ai entendu l’un d’eux faire un bruit, puis ils sont venus tous les trois se poser sur le sol à côté de moi.

J’ai décrit cela à don Juan. Il m’a demandé d’où les oiseaux étaient venus. Impossible pour moi de le dire. Cela a beaucoup agacé don Juan, et il m’a accusé de manquer d’agilité mentale. D’après lui, il m’aurait été facile de me souvenir de cela, à condition de m’y appliquer, mais sans doute avais-je peur de me laisser aller. Il m’a dit que je pensais en termes d’hommes et de corbeaux, alors qu’au moment en question je n’étais ni homme ni corbeau.

Il m’a demandé d’essayer de retrouver ce que le corbeau m’avait dit. J’ai essayé, mais j’avais plein d’autres choses en tête, et je n’y suis pas parvenu.

Dimanche 4 avril 1965

Aujourd’hui, j’ai fait une longue promenade. Il faisait presque nuit quand je suis arrivé à la maison de don Juan.

J’étais en train de penser à ces corbeaux, lorsque soudain il m’est venu une bizarre idée, plutôt une impression, en fait. L’oiseau qui avait fait ce bruit avait dit qu’ils venaient du nord et qu’ils volaient vers le sud, et qu’ils suivraient la même direction à notre prochaine rencontre.

J’ai raconté à don Juan ce que je venais ainsi d’imaginer, ou bien était-ce un souvenir ? « Ne vous occupez pas de savoir si c’est l’un ou l’autre. De telles pensées ne peuvent appartenir qu’à des hommes, et non à des corbeaux, surtout ceux que vous avez vus, car ce sont les émissaires de votre destin. Déjà, vous voilà corbeau. Et vous ne changerez plus cela. Dorénavant, les corbeaux vont par leur vol vous avertir de votre destin. Vous avez volé ensemble. Dans quelle direction allaient-ils ?

J’ai fait comme il avait dit, et j’ai marqué un point.

J’ai indiqué un autre point sur le sol.

A partir de cela, don Juan a déterminé les différentes directions des vols que suivraient les corbeaux pour me prédire mon destin. Il a placé les quatre points cardinaux qui constitueraient les axes que suivraient les corbeaux. Je lui ai demandé si les corbeaux suivaient toujours les points cardinaux pour prévoir le destin. Il a dit que cette orientation n’était que pour moi ; et ce que les corbeaux avaient fait au cours de cette première rencontre était d’une importance capitale. Il a beaucoup insisté pour que j’essaie de retrouver le moindre détail, car le message et le plan de ces « émissaires » constituaient une chose personnelle et individuelle.

Il y avait encore autre chose qu’il voulait que je retrouve : à quelle heure les émissaires m’avaient-ils quitté ? Quelle différence de lumière y avait-il entre le moment où j’avais commencé à « voler » et le moment où les oiseaux d’argent avaient « volé avec moi ». Lorsque j’avais d’abord eu cette sensation de vol pénible, il faisait nuit. Mais lorsque j’avais vu les oiseaux, tout était rougeâtre - rouge clair, ou peut-être orange.

Il a dit : « Cela signifie que c’était la fin du jour. Le soleil n’était pas encore couché. Lorsqu’il fait complètement nuit, le corbeau est aveuglé par la blancheur et non pas par l’obscurité, comme nous le sommes la nuit. Ces indications de temps placent vos derniers émissaires à la fin du jour. Ils vous appelleront, en volant au-dessus de votre tête, et ils deviendront d’un blanc argenté. Vous les verrez briller dans le soleil, et cela voudra dire que votre heure est venue, que vous êtes sur le point de mourir pour devenir vous aussi un corbeau.

Samedi 10 avril 1965

J’avais éprouvé de brefs éclairs de dissociation, des états peu profonds de réalité non-ordinaire. Il y avait un élément de mon expérience hallucinogène avec les champignons qui me revenait tout le temps à l’esprit. Il s’agissait de cette masse sombre et molle composée d’une multitude de trous d’épingle. Je me la représentais comme une bulle d’huile qui m’attirait vers son centre, comme si ce centre allait s’ouvrir pour m’engloutir. J’éprouvais alors comme un bref instant de réalité non-ordinaire. Cela me plongeait dans une profonde agitation, et m’emplissait d’une angoisse très pénible, ce qui me poussait à tenter de mettre dès que possible un terme à ces états.

J’en ai parlé aujourd’hui à don Juan, pour lui demander son sentiment là-dessus. Cela n’a pas semblé l’intéresser beaucoup et il m’a dit de négliger cela, parce que ça ne voulait rien dire, ou plus exactement ne présentait aucune valeur. Les seules expériences dignes de mes efforts, affirmait-il, c’étaient celles où je voyais des corbeaux. Une autre « vision » ne pouvait être que le produit de mes frayeurs. Il m’a rappelé que pour maîtriser la petite fumée, il était nécessaire de mener une existence tranquille et forte. Il me semblait quant à moi avoir atteint un seuil dangereux. Je lui ai dit qu’il me semblait ne pas pouvoir aller plus loin. Il y avait quelque chose de trop effrayant dans ces champignons.

En passant en revue ces images de mes expériences hallucinogènes, j’en suis venu à l’inévitable conclusion que j’avais vu le monde sous un aspect structural différent de la vision ordinaire. Dans les autres états de réalité non-ordinaire que j’avais connus, les formes et les motifs que j’avais vus étaient toujours restés dans les limites de ma conception visuelle du monde. Mais la sensation de voir sous l’influence hallucinogène du mélange à fumer était différente : tout se trouvait devant moi sous le même angle de vision - rien ne se trouvait ni au-dessus ni au-dessous.

Toutes les images présentaient la même irritante absence de relief avec, cependant - et cela ne laissait pas de me déconcerter - une grande impression de profondeur. Peut-être serait-il plus juste de dire que ces images étaient le produit invraisemblable de détails très précis présentés sous un éclairage différent : ces éclairages changeaient et provoquaient une impression de rotation.

Après tous les efforts que j’avais fait pour essayer de me souvenir de tout, voilà qu’il me fallait m’excuser et chercher toutes sortes de comparaisons pour « comprendre » ce que j’avais « vu ». Ainsi, le visage de don Juan avait semblé submergé. L’eau avait semblé dégouliner sur son visage et sur ses cheveux, en les agrandissant tellement que je pouvais distinguer tous les pores de sa peau et chaque cheveu de sa tête, au point où je concentrais mon regard. Par contre, je voyais sur les bords des masses plates brisées, inertes puisque leur éclairage ne variait pas.

J’ai demandé à don Juan ce qu’étaient ces choses que j’avais vues. Il m’a répondu que, puisque c’était la première fois que j’avais regardé avec la vision d’un corbeau, les images n’étaient ni très claires ni très importantes. Mais plus tard, avec de l’entraînement, je serais capable de tout reconnaître. J’ai parlé alors de la différence que j’avais remarquée dans le mouvement de la lumière. Don Juan a dit :

- Cela signifie qu’un corbeau peut vraiment vous montrer ce qu’il faut éviter et ce qu’il convient de rechercher. Quand quelque chose va trop vite à l’intérieur, cela ne va pas tarder à éclater, ou à bondir en avant, et un corbeau évitera la chose. Mais quand cela va juste à la bonne allure, cela constitue un spectacle agréable que le corbeau recherchera.

C’est alors que j’ai posé à don Juan l’inévitable question.

- Non. On ne peut pas raisonner de cette façon quand on s’intéresse à la puissance des alliés : de telles questions ne veulent rien dire, et cependant, devenir un corbeau, rien n’est plus simple. C’est presque un jeu. Et cela ne sert pas à grand-chose. Comme je vous l’ai déjà dit, la petite fumée n’est pas pour ceux qui recherchent la puissance. Elle est pour ceux qui veulent voir. J’ai appris à devenir un corbeau parce que ces oiseaux sont parfaits. Les autres oiseaux les laissent en paix, sauf peut-être de plus grands, comme des aigles affamés, mais les oiseaux volent en groupe et ils savent se défendre. Les hommes aussi laissent les corbeaux en paix, c’est important. N’importe qui peut repérer un grand aigle, surtout s’il a quelque chose de remarquable, ou les grands oiseaux en général, mais qui se soucie d’un corbeau ? C’est ce qui le protège. Il a la vie et les dimensions idéales. Il peut aller où il veut sans attirer l’attention. On peut également devenir un lion ou un ours, mais cela ne va pas sans danger. Ils sont trop gros, et cela exige trop d’énergie pour achever cette transformation. On peut également se faire grillon, lézard, ou même fourmi, ce qui est encore plus dangereux, car les grosses bêtes mangent les petites.

Donc, lui ai-je fait remarquer, on se transformait réellement en corbeau, en grillon, en n’importe quoi. Il a prétendu que je n’y comprenais rien. Il m’a dit :