INTRODUCTION
Au cours de l’été 1960, alors que j’étudiais l’anthropologie à l’université de Californie, Los Angeles, j’ai fait plusieurs voyages dans le Sud-Ouest pour recueillir des informations sur les plantes médicinales utilisées par les Indiens de la région. Les événements que je raconte ici ont commencé au cours d’un de ces voyages. Je me trouvais dans une ville de la frontière en train d’attendre un car Greyhound, et je parlais à un ami qui m’avait guidé et conseillé pendant ces recherches. Il s’est soudain penché vers moi et il m’a dit à l’oreille que le vieil Indien à cheveux blancs assis devant la fenêtre, était très versé dans la connaissance des plantes, en particulier le peyotl. J’ai demandé à mon ami de me présenter.
Il l’a salué et il est allé lui serrer la main. Ensuite, ils ont parlé un moment, mon ami m’a fait signe de me joindre à eux, puis il m’a laissé seul avec le vieillard, sans s’être donné la peine de me présenter. L’autre n’a pas eu l’air gêné du tout. Je lui ai dit mon nom, il m’a répondu qu’on l’appelait Juan et qu’il était à mon service. Il utilisait en espagnol la forme de politesse. Je lui ai tendu la main et nous sommes restés silencieux un moment. Ce silence n’avait rien d’embarrassé, et nous semblions tous les deux parfaitement détendus et naturels. Son visage foncé et son cou étaient couverts de rides, et cela montrait son grand âge, mais j’ai été frappé par l’impression de force et d’agilité que dégageait son corps.
Je lui ai dit alors que je m’intéressais aux plantes médicinales et que je m’efforçais de recueillir des informations à leur sujet. J’ignorais en fait à peu près tout du peyotl, mais je me suis surpris à prétendre que je savais plein de chose là-dessus, laissant même entendre qu’il aurait tout intérêt à m’écouter sur ce sujet. Comme je continuais dans ce sens, il a hoché la tête en me regardant, mais sans rien dire. J’ai détourné les yeux pour éviter son regard et nous sommes restés plantés là tous les deux. Finalement, et il avait dû se passer pas mal de temps, don Juan est allé regarder par la fenêtre. Son car était arrivé. Il m’a dit au revoir et il est sorti de la gare routière.
Je m’en voulais de lui avoir raconté toutes ces sottises, et d’avoir été percé à jour par ce regard pénétrant. Quand mon ami est revenu, il s’est efforcé de me consoler de n’avoir rien pu tirer de don Juan. Il m’a dit que le vieillard était souvent taciturne et d’une grande réserve, mais le malaise résultant de cette première rencontre ne s’est pas dissipé rapidement.
J’ai voulu savoir ou habitait don Juan, et je suis allé le voir plusieurs fois. A chacune de mes visites, j’essayais de l’amener à parler du peyotl, sans aucun succès. Nous étions néanmoins devenus bons amis, mes recherches scientifiques semblaient oubliées, ou plutôt elles paraissaient s’orienter dans des directions très différentes de mes intentions premières.
L’ami qui m’avait présenté à don Juan m’a expliqué plus tard que le vieillard n’était pas né dans l’Arizona, c’est là que nous nous étions rencontrés. C’était un Indien yaqui de Sonora, au Mexique.
J’avais d’abord vu en don Juan un personnage plutôt bizarre qui savait énormément de choses sur le peyotl et qui parlait remarquablement bien l’espagnol. Mais les gens avec qui il vivait pensaient qu’il devait posséder quelque « connaissance secrète », et que c’était un brujo. Le mot espagnol brujo signifie homme-médecine, guérisseur, sorcier. Cela désigne généralement une personne qui possède des pouvoirs extraordinaires, et généralement maléfiques.
Je connaissais don Juan depuis plus d’un an quand il m’a fait des confidences. Un jour, il m’a dit qu’il possédait certaines connaissances qui lui avaient été enseignées par un maître, son « bienfaiteur » comme il disait, qui l’avait guidé tout au long d’une sorte d’apprentissage. Don Juan m’avait à son tour choisi pour être son apprenti. Il m’a averti que cela nécessitait un engagement absolu, et que l’entraînement était long et difficile.
Me décrivant son professeur, don Juan a utilisé le mot diablero. J’ai appris plus tard que ce mot est seulement utilisé par les Indiens du Sonora. Il désigne un personnage malfaisant qui pratique la magie noire et qui est capable de se transformer en bête - un oiseau, un chien, un coyote, une créature quelconque. Au cours d’un de mes séjours au Sonora, j’avais connu une expérience bizarre, qui montrait bien les sentiments des Indiens sur les diableros. J’étais au volant la nuit, en compagnie de deux amis indiens, lorsque j’ai vu, traversant la route, un animal qui ressemblait à un chien. Un de mes compagnons a affirmé qu’il ne s’agissait pas d’un chien, mais d’un énorme coyote. J’ai ralenti et je me suis arrêté au bord de la route pour aller jeter un coup d’œil à cette bête. Il s’était arrêté dans la lumière des phares, et il est resté là quelques secondes avant de disparaître dans le « chaparral ». Sans aucun doute possible, il s’agissait d’un coyote, sauf qu’il était deux fois plus gros. Tout émus, mes amis ont reconnu que ce n’était pas une bête ordinaire, et l’un deux a suggéré que c’était peut-être un diablero. J’ai profité de cet incident pour interroger les Indiens du coin sur leurs croyances concernant l’existence des diableros. J’ai parlé à beaucoup de gens, en leur racontant mon histoire, et en leur posant des questions. Voici trois conversations qui montrent leurs réactions.
- Croyez-vous que c’était un coyote, Choy ? ai-je demandé au jeune homme après avoir écouté son histoire.
- Qui sait ? un chien sans doute. Trop gros pour un coyote.
- Et si c’était un diablero ?
- Tout ça, c’est des blagues. Ça n’existe pas.
- Pourquoi dire cela, Choy ?
- Les gens s’imaginent des choses. Si vous aviez attrapé cet animal, je parie que vous auriez vu qu’il s’agissait d’un chien. Une fois, j’avais affaire dans une autre ville, je me suis levé avant le jour et j’ai sellé un cheval. J’allais partir quand j’ai vu sur la route une forme sombre. On aurait dit une bête énorme. Mon cheval s’est cabré, je suis tombé de ma selle. Je n’en menais pas large. Eh bien, cette ombre, c’était une femme qui allait à pied à la ville.
- Vous voulez dire, Choy, que vous ne croyez pas aux diableros ?
- Les diableros I Qu’est-ce que c’est, un diablero ? Dites- moi seulement ce que c’est !
- Je l’ignore, Choy. Manuel, qui était avec moi en voiture cette nuit-là, a dit que ce coyote était peut-être bien un diabIero. Alors vous pourriez peut-être me dire ce que c’est, un diablero ?
- On prétend qu’un diablero, c’est un brujo qui peut prendre la forme qu’il veut. Mais tout le monde sait bien que ce sont des blagues. Ici, dans le coin, les vieux sont toujours en train de raconter des histoires de diableros. Mais les jeunes n’y croient pas.
- Et de quel animal s’agissait-il, à votre avis, dona Luz ? ai-je demandé à cette femme entre deux âges,
- Dieu seul le sait, mais je crois bien que ce n’était pas un coyote. Il existe des choses qui ressemblent à’ des coyotes, et qui n’en sont pas. Ce coyote courait-il, ou bien était-il en train de manger ? •
- Il était immobile, mais je crois que quand je l’ai aperçu, il mangeait.
- Vous êtes sûr qu’il ne transportait pas quelque chose entre ses dents ?
- Peut-être. Mais quelle différence cela fait-il ?
- Eh bien, s’il portait quelque chose entre ses dents, alors ce n’était pas un coyote,
- Et c’était quoi, alors ?
- Un homme. Ou une femme.
- Mais comment appelle-t-on ces gens-là, dona Luz?
Elle n’a pas répondu. Je lui ai encore posé des questions, mais sans succès. Elle a fini par dire qu’elle n’en savait rien. Je lui ai demandé si ce n’était pas ce qu’on appelait des diableros, et elle m’a répondu que diablero c’était un des noms qu’on leur donnait.
- Vous connaissez des diableros ? lui ai-je demandé.
- J’ai connu une femme. Elle a été tuée. Quand cela s’est passé, j’étais encore une petite fille. On prétendait que cette femme pouvait se changer en chienne. Une nuit, un chien a pénétré dans la maison d’un blanc pour y voler du fromage. Le blanc a tué le chien avec un fusil de chasse, et à l’instant précis où ce chien mourait dans la maison du blanc, la femme est morte dans sa cabane. Les gens de sa famille sont tous ensemble allés voir le blanc et ils ont exigé une indemnité.
Et le blanc a payé pour cette mort en bon argent.
- Mais comment pouvaient-ils exiger une indemnité, si c’était seulement un chien qu’on avait tué ?
- Ils ont dit que le blanc savait qu’il ne s’agissait pas d’un chien, parce qu’il y avait d’autres personnes avec lui, et tout le monde avait vu ce chien se mettre debout sur ses pattes de derrière comme un homme, afin d’atteindre le fromage qui se trouvait sur un plateau accroché au plafond. Ils guettaient le voleur parce que chaque nuit, on venait dérober le fromage du blanc. Et cet homme a tué son voleur en sachant bien que ce n’était pas un chien.
- Existe-t-il encore des diableros de nos jours, dona Luz ?
- Ces choses-là sont secrètes. On prétend que les diableros n’existent plus, mais j’en doute, parce qu’un des membres de la famille du diablero doit apprendre ce que sait le diablero. Les diableros ont des lois à eux, et la première, c’est qu’un diablero doit enseigner ses secrets à quelqu’un de sa famille.
- A votre avis, Genaro, c’était quoi, cet animal ? ai-je demandé à un vieillard.
- Un chien venu d’un des ranchos des environs. Quoi d’autre ?
- Un diablero.
- Un diablero ? Vous êtes fou I Cela n’existe pas, les diableros.
- Vous voulez dire qu’il n’y en a plus de nos jours, ou bien qu’ils n’ont jamais existé ?
- Dans le temps, oui, ils ont existé. Tout le monde sait cela. Mais, ils faisaient peur aux gens et on les a tués.
- Qui les a tués, Genaro ?
- Tous les gens de la tribu. Le dernier diablero que j’ai connu, c’était à S... Il a tué des douzaines, peut-être même des centaines de gens avec ses sortilèges. On ne pouvait pas accepter cela, alors les gens se sont rassemblés, ils l’ont attrapé par surprise une nuit, et ils l’ont brûlé vivant.
- C’était il y a longtemps, Genaro ?
- En mille neuf cent quarante-deux.
- Vous l’avez vu ?
- Non, mais on en parle encore. Il n’est pas resté de cendres, même pas le poteau, qui pourtant était fait de bois vert. On n’a retrouvé qu’une énorme flaque de graisse.
Don Juan avait dit que son bienfaiteur était un diablero, mais il n’a jamais révélé où il avait acquis son savoir, et jamais il n’a donné l’identité de son maître. En fait, don Juan a dit fort peu de choses sur sa vie personnelle. Je sais seulement qu’il est né dans le Sud-Ouest en 1891 ; qu’il a passé presque toute sa vie au Mexique ; qu’en 1900, sa famille a été déportée par le gouvernement mexicain vers le centre du Mexique, en même temps que des milliers d’autres Indiens du Sonora. Et ils y ont vécu, ainsi que dans le sud du Mexique, jusqu’ en 1940. Comme don Juan a énormément voyagé, son savoir peut donc aussi bien être le résultat de nombreuses influences diverses. Il se considère lui-même comme un Indien de Sonora, mais je ne sais pas si l’on doit donner comme contexte à son savoir uniquement la culture des Indiens du Sonora. Aussi n’est-ce pas ici mon intention de déterminer exactement son milieu culturel précis.
C’est en juin 1961 que j’ai commencé à être l’élève de don Juan. Auparavant, je l’avais rencontré à diverses reprises, mais toujours en me considérant comme un anthropologue. Au cours de nos premières conversations, c’est en me cachant que j’ai pris des notes. Puis je me suis fié à ma mémoire pour reconstituer des conversations entières. Devenu son élève, il s’est révélé difficile de prendre des notes selon cette méthode, car nos conversations abordaient des sujets très divers. Enfin don Juan - tout en protestant énergiquement
- a fini par m’autoriser à noter ouvertement ce qui se disait. J’aurais également souhaité prendre des photographies et faire des enregistrements, mais il ne m’y a jamais autorisé.
Cette formation s’est d’abord déroulée en Arizona, puis dans le Sonora, car don Juan est retourné au Mexique au cour de ma formation. Je le voyais quelques jours de temps en temps. Mes visites sont devenues plus fréquentes et ont duré plus longtemps pendant les étés de 1961, 1962, 1963 et 1964. A la réflexion, je pense que cette façon de mener l’initiation est sans doute responsable de son échec, car cela retardait d’autant l’engagement total nécessaire pour devenir sorcier. D’un point de vue personnel, la méthode m’a cependant été bénéfique, car elle m’a permis un certain détachement, qui a lui-même entraîné un sens critique qui aurait été impossible si je m’étais immergé complètement dans cet enseignement, sans interruptions. C’est en septembre 1965 que j’ai volontairement mis un terme à cette formation.
Plusieurs mois après, il m’est venu pour la première fois à l’idée d’arranger de façon systématique ces notes prises sur le terrain. Comme cela formait une masse assez volumineuse, avec pas mal d’éléments hétérogènes, j’ai commencé par essayer d’établir un système de classement. J’ai divisé mes matériaux en zones correspondant à des concepts présentant entre eux un lien, selon une méthode qui consistait à établir une hiérarchie en fonction de leur importance subjective - c’est-à-dire en fonction de leur retentissement sur moi. Je suis ainsi parvenu à la classification suivante : emploi des plantes hallucinogènes ; procédés et formules utilisés en sorcellerie ; acquisition et manipulation des objets de puissance ; emploi des plantes médicinales ; chants et légendes.
En réfléchissant aux phénomènes dont j’ai eu l’expérience, j’ai compris que mon essai de classification n’avait donné qu’un inventaire de catégories. Si j’essayais de perfectionner ce système, cela ne ferait que donner un catalogue plus complexe. Et ce n’était pas cela que je voulais faire. Pendant les mois qui ont suivi l’abandon de cette initiation, il m’a fallu comprendre l’expérience que j’avais vécue, et j’ai découvert que l’on m’avait enseigné un système cohérent de croyances au moyen d’une méthode expérimentale et pragmatique. Cela avait été évident pour moi depuis cette première séance à laquelle j’avais participé : l’enseignement de don Juan possédait une cohérence interne. Ayant pris la décision de me communiquer son savoir, il m’avait présenté ses explications suivant une progression ordonnée. Découvrir cet ordre, le comprendre, voilà ce qui allait se révéler le plus difficile pour moi.
Mon incapacité à comprendre cet ordre semble lié au fait qu’après quatre ans d’apprentissage, je n’étais encore qu’un débutant. Il était clair que le savoir de don Juan et sa façon de le transmettre venaient tout droit de son bienfaiteur. Ainsi, mes difficultés à suivre son enseignement devaient être comparables à celles qu’il avait lui-même connues. Parfois, don Juan faisait allusion à nos débuts respectifs, en rappelant fortuitement ses propres difficultés à comprendre son maître au cours de sa propre initiation. Ces remarques m’ont conduit à croire qu’un débutant, indien ou non, trouve la connaissance de la sorcellerie incompréhensible à cause du caractère incongru des phénomènes éprouvés. En ma qualité d’occidental, cela présentait des caractéristiques si étranges qu’il m’était virtuellement impossible d’en fournir une explication dans les termes de ma vie quotidienne habituelle. Par conséquent, essayer de classer les notes que j’avais prises sur le terrain à ma façon, cela ne pouvait être qu’une entreprise futile.
Il devenait alors évident que le savoir de don Juan devait être examiné dans les termes mêmes qui lui permettaient de les comprendre. Cette connaissance ne deviendrait évidente et convaincante qu’à ce prix. Cependant, en m’efforçant de concilier mes vues et celles de don Juan, j’ai compris que lorsqu’il essayait de m’expliquer son savoir, il se servait de concepts intelligibles pour lui. Et comme ces concepts m’étaient étrangers, essayer de comprendre son savoir comme lui le comprenait, voilà qui me mettait dans une position intenable. J’ai donc dû d’abord déterminer son système de pour parvenir à des concepts. Comme je travaillais dans ce sens, j’ai vu que don Juan lui-même avait insisté tout particulièrement sur un certain secteur de son enseignement - les emplois des plantes hallucinogènes. C’est à partir de là que j’ai transformé mon système de catégories.
Dans des occasions différentes, don Juan utilisait séparément trois plantes hallucinogènes : le peyotl (Lophophora williamsii'), la stramoine ou Jimson weed (Datura inoxia syn. D. meteloides), et un champignon (peut-être Psilocybe mexicana). Avant même leurs contacts avec les Européens, les Indiens d’Amérique connaissaient les propriétés hallucinogènes de ces trois plantes. Ces propriétés les avaient fait largement utiliser pour leurs vertus euphorisantes, en médecine, en sorcellerie, et pour parvenir à l’extase. Dans le cadre de son enseignement, don Juan liait l’usage du Datura inoxia et du Psilocybe mexicana à l’acquisition du pouvoir, pouvoir qu’il appelait un « allié ». Quant au Lophophora williamsii, il apportait la sagesse, et la connaissance de la bonne façon de vivre.
Pour don Juan, l’importance des plantes était fonction de leur capacité à produire chez l’être humain des états de perception particulière. Il m’a fait parcourir ces différents états afin de dévoiler et de mettre en usage son savoir. J’ai appelé cela des « états de réalité non ordinaire », ce qui signifie une réalité inhabituelle par rapport k la réalité ordinaire de tous les jours. Cette distinction repose sur le sens inhérent à ces états de réalité non-ordinaire. Dans le contexte du savoir de don Juan, on les considérait comme réels, encore que leur réalité fût différente de celle de tous les jours.
Don Juan croyait que ces états de réalité non-ordinaire constituaient la seule forme d’enseignement pragmatique, et le seul moyen de parvenir à la puissance. Il donnait à penser que les autres domaines de son enseignement ne constituaient que des compléments. Cette attitude était reflétée par son comportement en face de tout ce qui n’était pas directement lié aux états de réalité non-ordinaire. Je retrouve dans toutes mes notes des références à cet état d’esprit. Par exemple, au cours d’une conversation, il suggère que certains objets possèdent intrinsèquement un certain pouvoir. Encore que cela ne l’intéresse pas, il remarque qu’ils sont fréquemment utilisés comme auxiliaires par des brujos de moindre envergure. Je lui ai souvent posé des questions sur ces objets, mais cela ne semblait pas du tout l’intéresser d’en parler. Cependant, le sujet s’étant présenté à nouveau, il a consenti, à contrecœur, à en parler.
- Certains objets sont imprégnés de puissance. Des quantités de ces objets sont produites par des hommes de puissance avec l’aide d’esprit amis. Ce sont des outils - il ne s’agit pas d’outils ordinaires, mais d’outils de mort. Mais ce ne sont que des instruments ; ils ne peuvent rien enseigner. A vrai dire, il convient de les ranger parmi les objets de guerre destinés à la lutte ; ils sont faits pour tuer, pour être lancés.
- De quel genre d’objets s’agit-il, don Juan ?
- Ce ne sont pas vraiment des objets ; plutôt des types de puissance.
- Comment obtient-on ces types de puissance, don Juan ?
- Cela dépend de la sorte d’objet que l’on veut.
- Combien en existe-t-il de sortes ?
- Comme je l’ai dit, des quantités. Tout peut le devenir.
- Eh bien, quels sont les plus puissants ?
- Cela dépend de son propriétaire, et de quel genre d’homme il est. Un objet produit par un brujo inférieur, c’est presque une plaisanterie ; par contre, un brujo fort et puissant transmet sa puissance à ses instruments.
- Parmi ces objets, quels sont les plus communs ? Et quels sont ceux que préfèrent la plupart des brujos ?
- Aucun ils sont tous pareils.
- En possédez-vous, don Juan ?
Il ne m’a pas répondu. Il s’est contenté de me regarder en riant. Puis il est longtemps resté silencieux, et j’ai pensé que mes questions l’ennuyaient.
- Ces sortes de pouvoirs ont leur limite, ajouta-t-il. Mais je pense que cela vous est incompréhensible. Il m’a fallu presque toute une existence pour le comprendre : un allié peut révéler tous ces secrets à une puissance inférieure, ce qui les rend plutôt enfantins. J’ai eu des outils de cette sorte, quand j’étais très jeune.
- Quels objets aviez-vous ?
- Maiz-pinto, des cristaux, des plumes.
- Maiz-pinto, qu’est-ce que c’est, don Juan ?
- Un petit grain de maïs avec une rayure rouge dans le milieu.
- Un seul grain ?
- Non. Un brujo possède quarante-huit grains.
- Et qu’est-ce qu’ils font, ces grains, don Juan ?
- Chacun d’eux peut tuer un homme en pénétrant dans son corps.
- Et comment un grain peut-il entrer dans un corps humain ?
- Son pouvoir consiste, entre autres choses, à pénétrer dans un corps.
- Et qu’est-ce qu’il y fait, une fois entré ?
- Il s’y immerge ; il s’installe dans la poitrine, ou dans les intestins. L’homme tombe malade, et sauf si le brujo qui s’occupe de lui est plus fort que l’envoûteur, il meurt moins de trois mois après l’entrée de ce grain dans son corps.
- Existe-t-il un moyen de le guérir ?
- Le seul, c’est d’extraire le grain en suçant, mais il n’y a pas beaucoup de brujos qui s’y risquent. Parce qu’il arrivera peut-être à l’extraire, mais s’il n’a pas la force de le rejeter, le grain va s’enfoncer dans son corps et le tuer.
- Mais comment ce grain peut-il pénétrer dans le corps de quelqu’un ?
- Pour expliquer cela, je dois vous expliquer la sorcellerie par les graines, et c’est une des plus puissantes que je connaisse. On se sert de deux grains. On en place un dans le bouton d’une fleur jeune. Puis on place la fleur là où elle sera en contact avec la victime : la route où il passe tous les jours, ou un endroit quelconque qui lui soit familier. Dès que la victime marche sur le grain, ou le touche d’une façon quelconque, l’envoûtement est fait, et le grain s’immerge dans son corps.
- Et qu’arrive-t-il au grain après que l’homme l’a touché ?
- Toute sa puissance pénètre dans l’homme, et le grain est libre. Ce n’est plus qu’un grain. On peut le laisser là où l’envoûtement a eu lieu, ou le balayer, cela n’a aucune importance. Il vaut mieux le balayer sous un buisson, où un oiseau le mangera.
- Et si un oiseau le mange avant que l’homme y touche ?
- Oh non, les oiseaux ne sont pas si bêtes. Les oiseaux ne s’en approchent pas.
Puis don Juan a décrit la technique extrêmement complexe qui permet d’obtenir ces graines.
- Mais il ne faut pas perdre de vue qu’un maiz-pinto n’est qu’un instrument, et non pas un allié. Cette distinction faite, il n’y a pas de problème. Seuls les sots considèrent ces outils comme suprêmes.
- Ces objets sont-ils aussi puissants qu’un allié ? ai-je demandé.
Avant de répondre, don Juan a eu un petit rire méprisant. On aurait dit qu’il voulait se montrer très patient avec moi.
- Maiz-pinto, les cristaux, les plumes, ce ne sont que des jouets comparés à un allié. Ils ne sont nécessaires qu’en l’absence d’un allié. Cette poursuite ne serait qu’une perte de temps ; surtout pour vous. Il faut essayer de vous trouver un allié : ensuite, vous comprendrez ce que je suis en train de vous dire. Ces objets de puissance ne sont que des jeux d’enfant.
- Mais comprenez-moi bien, don Juan. Je désire avoir un allié, mais je veux aussi apprendre tout ce que je peux. Vous avez dit vous-même que le savoir c’est la puissance.
- Certes non, s’est-il exclamé d’un ton solennel. La puissance réside dans le savoir que l’on possède. A quoi bon savoir des choses inutiles ?
Pour don Juan, dans son système de savoir, l’acquisition d’un allié signifiait seulement l’exploitation des états de réalité non-ordinaire qu’il produisait en moi grâce à des plantes hallucinogènes. Il pensait qu’en concentrant l’attention sur ces états tout en omettant d’autres aspects du savoir, je parviendrais à une vue cohérente des phénomènes que j’avais éprouvés. C’est pour cela que j’ai divisé cet ouvrage en trois parties. Dans une première partie, je présente une sélection des notes concernant ces états de réalité non-ordinaire que j’ai connus pendant mon apprentissage. Je les ai ordonnées de façon cohérente, si bien qu’elles ne sont pas forcément dans l’ordre chronologique. Je n’ai jamais rédigé de rapport sur ces états de réalité non-ordinaire avant un délai de quelques jours, de façon à pouvoir en parler avec calme et objectivité. Par contre, mes conversations avec don Juan ont été notées immédiatement après chaque séance de réalité non-ordinaire. Il arrive que ces comptes rendus précèdent ainsi la description complète d’une expérience.
Mes notes montrent l’aspect subjectif de ce que j’ai perçu au cours de ces expériences. Je les présente ici comme je les ai racontées à don Juan, qui avait exigé un récit complet et fidèle de chaque étape. En rédigeant, j’ai ajouté des détails circonstanciés pour essayer de rendre le cadre et l’ambiance de chacune de ces séances de réalité non-ordinaire. Mon but était de rendre aussi complètement que possible la charge émotive que j’avais éprouvée.
Ces notes montrent aussi le système des croyances de don Juan. J’ai condensé de longues pages de questions et de réponses entre don Juan et moi, cela afin d’éviter le caractère répétitif des conversations. Je souhaitais cependant rendre avec précision le ton général de ces rencontres, et je n’ai ôté que ce qui n’ajoutait rien à ma compréhension de son système de connaissance. Information qui n’a jamais été que sporadique, un jaillissement de sa part ne venant qu’après des heures d’approche de la mienne. Néanmoins et à de très nombreuses occasions, il a largement montré son savoir. La seconde partie est consacrée à l’analyse structurale des éléments de la première partie. Mon analyse a pour but de soutenir les affirmations suivantes :
1° don Juan présente son enseignement comme un système de pensée logique ;
2° ce système n’a de sens qu’à la lumière de ses unités structurales ;
3° ce système avait pour but de guider le disciple jusqu’au niveau conceptuel susceptible d’expliquer l’ordre des phénomènes rencontrés au cour des expériences.
Les notes concernant ma première séance avec don Juan sont datées du 23 juin 1961. C’est à cette occasion que l’enseignement a commencé. Jusque là, je l’avais rencontré plusieurs fois en observateur seulement. Chaque fois, je lui avais demandé de me parler du peyotl. Il évitait toujours de répondre à ma demande, sans pour autant abandonner complètement le sujet. Cette hésitation de sa part' m’avait donné à penser qu’il finirait bien par se décider à parler, pour peu qu’on l’y encourageât suffisamment.
Au cours de cette séance, il a clairement montré qu’il accepterait si je montrais la clarté d’esprit mais aussi la persévérance nécessaire. Ce qui m’était impossible, puisque je ne lui avais parlé du peyotl qu’afin d’établir un lien de communication avec lui. Il me semblait que sa connaissance du sujet pouvait davantage le pousser à parler, et que cela me permettrait de pénétrer sa connaissance des différentes propriétés des plantes. Interprétant ma demande au pied de la lettre, il voulait savoir mes raisons de m’intéresser au peyotl.
- Voudriez-vous me parler du peyotl, don Juan ?
- Pourquoi aimeriez-vous entreprendre une telle étude ?
- Je voudrais vraiment connaître ce sujet. Vouloir apprendre, n’est-ce pas une raison suffisante ?
- Non. Il faut chercher dans votre cœur et trouver les raisons qui poussent un jeune homme à entreprendre une telle étude.
- Mais pourquoi l’avez-vous étudié vous-même, don Juan ?
- Pourquoi me demander cela ?
- Peut-être avons-nous les mêmes raisons.
- J’en doute. Je suis un Indien. Nous ne suivons pas les mêmes chemins.
- Ma seule raison, c’est de vraiment vouloir apprendre, juste pour savoir. Je vous assure, don Juan, que mes intentions ne sont pas mauvaises.
- Je vous crois. Je vous ai fumé.
- Je vous demande pardon ?
- C’est sans importance. Je connais vos motifs.
- Vous voulez dire que vous voyez à travers moi ?
- Si vous voulez.
- Alors, vous m’apprendrez ?
- Non.
- Parce que je ne suis pas indien ?
- Non. Parce que vous ne connaissez pas votre cœur. Ce qui est important, c’est que vous sachiez exactement pourquoi vous voulez entreprendre cette étude. Etudier le « Mescalito » ; c’est une chose très sérieuse. Si vous étiez indien, le seul fait de souhaiter l’étudier suffirait. Car très peu d’Indiens expriment un tel désir.
J’ai passé avec don Juan tout l’après-midi du vendredi. J’allais partir vers sept heures. Nous étions assis sous la véranda devant sa maison et j’avais décidé de lui parler une fois de plus de cette étude. C’était devenu une sorte de routine, et je m’attendais à l’entendre refuser une fois de plus. Je lui ai demandé comment il pourrait admettre mon simple désir d’apprendre, comme si j’avais été un Indien. Il a attendu longtemps avant de me répondre. Il fallait que je reste, car il semblait faire un effort pour se décider.
Finalement, il m’a dit qu’il y avait bien un moyen, et il a commencé à définir le problème. Il a fait remarquer que j’étais fatigué d’être assis par terre, et que la chose à faire, c’était de trouver l’endroit du plancher (sitio) où je pourrais rester assis sans fatigue. J’étais resté assis les genoux sous le menton, les mains jointes devant mes jambes. Lorsqu’il a dit que j’étais fatigué, j’ai remarqué que j’avais mal dans le dos, et que je me sentais tout à fait épuisé.
J’ai attendu de l’entendre expliquer ce qu’il entendait par « endroit », mais il ne semblait pas décidé à préciser ce détail. Peut-être voulait-il dire que je devrais changer de position. Je me suis donc levé et je suis venu m’asseoir plus près de lui. Non, ce n’était pas ça, il m’a clairement fait comprendre qu’un endroit, cela signifiait la place où un homme se sent naturellement heureux et fort. Avec sa main, il a tapoté l’endroit où il était lui-même assis, ajoutant qu’il venait de me poser une devinette qu’il me faudrait bien trouver tout seul.
En fait, sa devinette constituait pour moi une énigme. J’ignorais par 'où commencer et ce qu’il voulait dire. Je lui ai à plusieurs reprises, demandé une indication supplémentaire, un petit détail, comment s’y prendre pour trouver l’endroit où j’allais me sentir heureux et fort. J’ai insisté, j’ai essayé de discuter, en rappelant que je ne disposais d’aucun moyen pour comprendre vraiment ce qu’il voulait dire, et que ce problème n’avait pour moi aucun sens. Il m’a alors suggéré de me promener sous la véranda pour trouver cet endroit en question.
Je me suis levé et j’ai commencé à arpenter le plancher. Je me suis senti complètement idiot, et je suis retourné m’asseoir devant lui.
J’ai alors vu que je l’agaçais prodigieusement, et il m’a accusé de ne pas écouter, ce qui montrait peut-être que je ne voulais pas vraiment apprendre. Puis il s’est calmé et il m’a expliqué que tous les endroits ne sont pas bon pour s’asseoir ou pour que l’on s’y tienne, et que sous cette véranda, il n’existait qu’un seul endroit où je me sentirais vraiment bien. C’était à moi de le découvrir parmi tous les autres. En gros, il fallait que je le repère entre différentes possibilités, sans qu’aucun doute ne fût possible.
J’ai essayé de discuter : certes, la véranda n’était pas immense, elle faisait 3,60m sur 2,40m, et le nombre de points possibles était relativement limité mais il me faudrait quand même un temps incroyable pour tous les essayer. De plus, comme la taille de ces points n’était pas précisée, finalement il y avait un nombre infini de possibilités, au bout du compte.
Arguments futiles. Il s’est levé et m’a sévèrement prévenu que cela pouvait me prendre des jours pour y parvenir, mais que si je n’arrivais pas à résoudre ce problème, autant valait abandonner, car il ne pourrait rien me dire. Il savait où se trouvait mon endroit, il a bien insisté là-dessus, il était par conséquent impossible de lui mentir ; c’était la seule façon pour lui de croire à mon désir sincère d’apprendre à connaître le Mescalito par simple goût du savoir. Rien dans ce monde n’était donné, a-t-il ajouté, et ce qui valait la peine d’être appris devait l’être avec effort.
Il a fait le tour de la maison pour aller uriner dans le chaparral, et il est revenu par l’autre côté.
J’ai pensé que cette recherche de l’endroit du bonheur, c’était une façon pour lui de se débarrasser de moi, aussi me suis-je levé et j’ai commencé à parcourir la véranda. Le ciel était clair, je distinguais parfaitement tout ce qu’il y avait autour de moi. J’ai continué comme cela pendant sans doute plus d’une heure, mais rien n’est venu me révéler remplacement de ce point. J’ai commencé à me sentir fatigué, je me suis assis ; au bout de quelques minutes, je suis allé m’asseoir ailleurs, puis encore ailleurs, puis j’ai commencé à couvrir d’une façon presque systématique toute la surface du plancher. J’essayais consciencieusement de « sentir » une différence entre ces différentes places, mais les critères me manquaient. Il m’a semblé que je perdais mon temps. J’ai cependant continué. Ma justification, c’est que j’avais fait une longue route pour voir don Juan, et puis je n’avais rien d’autre à faire.
Je me suis allongé sur le dos, je me suis mis les mains sous la tête en guise d’oreiller. J’ai roulé sur le côté, et je suis resté un moment sur le ventre. J’ai recommencé sur toute la surface du plancher. Il m’a semblé pour la première fois avoir trouvé
quelque chose qui ressemblait à un repère : j’avais plus chaud sur le dos.
J’ai recommencé en sens inverse, sur toute la surface du sol, sur le ventre, partout où j’avais été sur le dos. J’ai éprouvé les mêmes sensations de chaud et de froid selon ma position sans qu’il y eût de différence entre les endroits.
Une idée m’est alors venue, qui m’a semblée brillante : et si j’essayais l’endroit de don Juan ? Je suis allé m’y allonger, d’abord sur le ventre, après sur le dos, mais l’endroit ne semblait pas différent des autres. Je me suis relevé. J’en avais assez. J’avais envie d’aller dire adieu à don Juan, mais je n’ai pas osé le réveiller. J’ai regardé l’heure à ma montre. Il était deux heures du matin, il y avait six heures que je me roulais par terre.
C’est alors que don Juan est sorti et qu’il est allé faire un tour dans le chaparral. Il est revenu se planter devant la porte. Je me sentais complètement désespéré, et j’aurais voulu trouver quelque chose de désagréable à lui dire avant de m’en aller. Mais j’ai compris que ce n’était pas de sa faute. C’est de mon propre gré que je m’étais lancé dans cette entreprise saugrenue. Je lui ai dit que ça n’avait pas marché. J’avais passé la nuit à me rouler par terre comme un imbécile, et l’énigme n’avait toujours aucun sens pour moi.
Il a ri et il a dit que cela ne l’étonnait pas car je ne m’y étais pas pris comme il fallait. Je ne m’étais pas servi de mes yeux. Ce qui était vrai. Et pourtant j’étais sûr qu’il m’avait dit de sentir la différence. Quand je lui ai répondu cela, il m’a dit que l’on pouvait également sentir avec les yeux, lorsqu’on ne regardait pas directement dans les choses. Il a ajouté que pour moi, c’était la seule solution : je devais utiliser tout ce dont je disposais, et je n’avais que mes yeux.
Il est rentré. Je suis sûr qu’il était resté à m’observer. Comment aurait-il pu savoir autrement que je ne m’étais pas servi de mes yeux ? •
J’ai recommencé à me rouler par terre, parce que c’était encore le plus pratique. Mais cette fois-ci, je restais le menton appuyé sur la main, à examiner tous les détails. Au bout d’un certain temps, l’obscurité autour de moi a commencé à changer. Lorsque je regardais juste en face de moi, la zone périphérique de mon champ de vision devenait d’un jaune verdâtre extrêmement brillant et uniforme. L’effet était tout à fait surprenant. Regardant toujours droit devant moi, j’ai entrepris de me déplacer perpendiculairement sur le ventre, trente centimètres à la fois.
Soudain, presque vers le milieu du plancher, j’ai eu conscience d’un autre changement de nuance. A ma droite, à la limite de mon champ de vision, le jaune verdâtre était devenu d’un pourpre intense. J’ai concentré mon attention sur ce point. Le pourpre a pâli, tout en restant brillant, puis n’a plus changé tout le temps que je suis resté dans cette position.
J’ai marqué l’endroit avec ma veste, et j’ai appelé don Juan. Il est venu sous la véranda. J’étais tout ému. J’avais réellement vu le changement de couleurs. Il n’a pas eu l’air impressionné, mais il m’a dit de m’asseoir à cet emplacement et de lui dire ce que je ressentais.
Je me suis assis puis je me suis allongé sur le ventre. Il était debout à côté de moi. Il m’a demandé à plusieurs reprises ce que je ressentais. Rien de particulier. Pendant un quart d’heure, j’ai essayé de voir ou de sentir une différence. Don Juan attendait patiemment. J’étais complètement dégoûté. J’avais un goût métallique dans la bouche. Puis j’ai été pris d’une migraine brutale.
J’étais sur le point de vomir. A la seule idée de ces efforts absurdes, j’étais envahi par une fureur insensée. Je me suis relevé.
Don Juan avait certainement remarqué mon désespoir. Il n’a pas ri, et il m’a dit qu’il fallait que je sois inflexible pour moi-même si je voulais vraiment apprendre quelque chose. Il n’y avait pour moi, a-t-il dit, que deux possibilités : ou bien j’abandonnais et je rentrais chez moi - et je n’apprendrais jamais rien - ou j’arrivais à résoudre l’énigme.
Il est rentré dans la maison. J’avais envie de partir tout de suite, mais je me sentais trop fatigué pour conduire. En outre, la perception de ces couleurs avait été si surprenante que j’étais sûr qu’il s’agissait là d’un signe. Je parviendrais peut-être à distinguer d’autres changements. De toute façon, il était trop tard pour partir. Je me suis assis, j’ai étendu les jambes et j’ai recommencé.
J’ai parcouru rapidement toute la surface, je suis passé par l’endroit de don Juan, puis après avoir fait le tour de la véranda, je suis revenu vers son centre. J’ai compris alors qu’un autre changement de couleur était en train de s’accomplir, toujours à la limite de mon champ de vision. La couleur chartreuse unie qui recouvrait toute la surface se changeait, sur un point situé à ma droite, en vert-de-gris intense. La couleur n’a plus changé pendant un moment, puis elle a soudain changé de ton, différent de celui que j’avais vu auparavant. J’ai ôté une de mes chaussures et j’ai marqué l’emplacement avec. Ensuite, j’ai recommencé à me rouler dans toutes les directions. Je n’ai pas remarqué d’autre changement de couleur.
Je suis revenu à l’endroit que j’avais marqué avec ma chaussure et je l’ai bien observé. Il était situé à environ un mètre quatre-vingts de l’endroit que j’avais marqué avec ma veste, vers le sud-est. Il y avait un gros rocher à côté. Je suis resté allongé à me poser des questions, examinant chaque détail pour y trouver une indication, mais je n’ai rien ressenti de différent. J’ai décidé d’essayer l’autre point. J’ai rapidement pivoté sur les genoux, et j’allais m’allonger sur ma veste quand j’ai ressenti une appréhension inhabituelle. Comme une sensation physique, plutôt, ou quelque chose qui me donnerait vraiment un coup dans l’estomac. J’ai bondi en arrière. Je sentais mes cheveux se hérisser. Les jambes légèrement arquées, le tronc penché en avant, les bras rigides devant moi et les doigts crispés, j’ai remarqué mon étrange attitude, et ma frayeur a augmenté.
J’ai involontairement reculé et je me suis assis sur le rocher à côté de ma chaussure. Et puis du rocher, je me suis laissé couler sur le sol. J’ai essayé de trouver ce qui avait bien pu provoquer cette frayeur chez moi. Peut-être était-ce dû à la fatigue. C’était presque l’aube. Je me sentais gêné et tout bête. Et j’étais toujours incapable de m’expliquer cette frayeur, sans avoir pour autant découvert ce que voulait don Juan.
J’ai décidé d’essayer encore une fois. Je me suis levé et je me suis lentement approché de l’endroit que j’avais marqué à l’aide de ma veste, et la même angoisse m’est revenue. J’ai fait un gros effort pour me dominer. Je me suis assis, puis je me suis agenouillé pour me mettre face contre terre, mais malgré moi je n’arrivais pas à m’étendre. J’ai posé les mains à plat sur le sol devant moi. Ma respiration est devenue plus rapide ; j’avais l’estomac tout barbouillé. Une nette sensation de panique m’avait envahi, et j’ai eu toutes les peines du monde pour ne pas détaler. Don Juan m’observait sans doute. Je suis allé à quatre pattes jusqu’à l’autre endroit et j’ai appuyé mon dos contre le rocher. J’avais envie de me reposer un peu pour organiser un peu mes idées, mais je me suis endormi.
J’ai entendu don Juan parler et rire au-dessus de ma tête. Je me suis réveillé.
- Vous avez trouvé l’endroit, a-t-il dit.
D’abord, je n’ai pas compris, puis il m’a confirmé que l’endroit où je m’étais endormi était bien le point en question. Il m’a à nouveau demandé comment je me sentais, allongé là. Je lui ai répondu qu’en fait je n’y sentais aucune déférence.
Il m’a demandé de comparer mes sensations présentes à celles que j’avais eues allongé à l’autre endroit. Pour la première fois, j’ai découvert que j’étais incapable d’expliquer mon angoisse de la nuit dernière. Il a insisté pour me faire essayer encore l’autre endroit. Il y avait dans sa voix comme une sorte de défi. Et de fait, cet endroit me faisait peur, sans raison explicable. Il fallait être stupide pour ne pas voir la différence, a-t-il prétendu.
Je lui ai demandé si chacun de ces points portait un nom particulier. Il a répondu qu’on appelait le bon sitio et le mauvais, « l’ennemi ». C’étaient eux qui détenaient la clef du bonheur pour un homme, surtout si ce dernier était à la recherche du savoir. Le simple fait de m’asseoir à son endroit à soi créait une force supérieure. Par contre, « l’ennemi » affaiblissait son homme et pouvait éventuellement causer sa mort. Il m’a dit que j’avais régénéré mon énergie, gaspillée la nuit précédente, et que cela s’était fait pendant que je dormais à l’endroit qui était le mien.
Il a précisé que ces couleurs associées à ces points précis possédaient le même pouvoir de donner de la force ou d’en ôter.
Je lui ai demandé s’il existait d’autres endroits pour moi comme les deux que j’avais déjà trouvés, et comment il fallait s’y prendre pour les découvrir. Bien des endroits dans le monde étaient comparables à ces deux-là, a-t-il répondu, et le meilleur moyen de les repérer, c’était par leurs couleurs respectives.
Je ne savais pas trop si j’avais résolu ou non le problème. En fait, je n’étais pas trop sûr qu’un problème existât. Je ne pouvais m’empêcher de trouver que toute cette expérience m’avait été imposée de façon arbitraire. J’étais sûr que don Juan avait passé la nuit à m’observer, et que pour me faire plaisir il avait prétendu que l’endroit où j’avais fini par m’endormir était bien le point en question. Je ne voyais cependant pas la raison logique de tout cela. Or quand il m’a mis au défi d’aller m’asseoir à l’autre endroit, je n’ai jamais pu m’y résoudre. Il existait ainsi une étrange cassure entre l’expérience pragmatique de cette peur de « l’autre endroit » et mes considérations rationnelles sur toute cette aventure. Quant à lui, don Juan était certain que j’avais réussi. Il était donc prêt à commencer son enseignement sur le peyotl.
- Vous m’avez demandé de vous enseigner ce que je savais sur le Mescalito, m’a-t-il dit. Je voulais savoir d’abord si vous auriez le courage de le rencontrer face à face. Il faut que vous connaissiez vos ressources. Il m’est maintenant possible de considérer votre seul désir comme une bonne raison d’apprendre.
- Vous allez vraiment m’enseigner ce que vous savez sur le peyotl ?
- Je préfère l’appeler Mescalito. Faites pareil.
- Quand commençons-nous ?
- Ce n’est pas si simple. Il faut d’abord que vous soyez prêt.
- Je crois l’être.
- Il ne s’agit pas d’une plaisanterie. Il faut attendre qu’aucun doute ne subsiste. Vous le rencontrerez alors.
- Dois-je m’y préparer ?
- Non. Il suffit d’attendre. Peut-être abandonnerez-vous cette idée au bout d’un moment. Vous vous fatiguez vite. La nuit dernière, vous étiez prêt à tout planter là à la première difficulté. Le Mescalito réclame énormément d’opiniâtreté.
Je suis arrivé en Arizona à la maison de don Juan vers sept heures du soir, vendredi. Il y avait cinq autres Indiens assis avec lui sous la véranda. Je l’ai salué et je me suis assis en attendant que les autres disent quelque chose. Au bout d’un temps de silence convenable, l’un d’eux s’est levé, il s’est avancé vers moi et il a dit : « Buenas noches. » Je me suis levé à mon tour et j’ai répondu: « Buenas noches ». Ils se sont alors tous levés et ils sont venus me marmonner « buenas noches », et ils m’ont tendu la main, mais en touchant juste l’extrémité des doigts, ou en prenant la main pour la laisser retomber tout de suite.
Nous sommes tous assis à nouveau. Ils semblaient plutôt timides - comme s’ils n’avaient pas trouvé leurs mots, alors que tous parlaient espagnol.
Vers sept heures et demie ils se sont tous levés et ils se sont dirigés vers le fond de la maison. Pendant un long moment, personne n’avait rien dit.
Don Juan m’a fait signe de le suivre et nous sommes tous montés dans une vieille camionnette qui était garée là. Je me suis assis derrière avec deux jeunes gens et don Juan. Il n’y avait ni bancs ni coussins et le sol métallique était extrêmement inconfortable, surtout lorsque nous avons quitté la grand-route pour prendre un chemin de terre. Don Juan m’a dit à l’oreille que nous allions chez un de ses amis qui avait sept mescalitos pour moi.
- Vous n’en possédez pas personnellement, don Juan? lui ai-je demandé.
- Si, mais je ne peux pas vous en offrir. Vous comprenez, c’est quelqu’un d’autre qui doit le faire.
- Pouvez-vous me dire pourquoi ?
- Peut-être que vous ne lui plairez pas et qu’il ne vous aimera pas beaucoup, et que vous ne pourrez jamais avoir pour lui de l’affection, comme c’est nécessaire. Auquel cas, notre amitié serait brisée.
- Et pourquoi ne m’aimerait-il pas. Je ne lui ai jamais rien fait.
- Il ne s’agit pas de lui faire quelque chose pour être aimé ou pas. Ou il vous adopte, ou il vous rejette.
- Et s’il ne m’accepte pas, est-ce que je peux faire quelque chose pour qu’il finisse par m’aimer?
Les deux autres avaient dû entendre ma question et ils se sont mis à rire.
- Non, je ne vois pas ce que l’on pourrait faire, a dit don Juan.
Ensuite il a tourné la tête, je ne pouvais plus lui parler. Nous avons bien dû rouler une demi-heure avant de nous arrêter devant une petite maison. Il faisait sombre. Le conducteur a éteint les phares. Je ne distinguais plus que la silhouette du bâtiment.
Une jeune Mexicaine, si j’en juge par sa voix, a crié à un chien de cesser d’aboyer. Une fois descendus de la camion- nette, nous avons marché en direction de la maison. Ils ont marmonné « buenas noches » en passant devant elle. Elle leur a répondu, puis elle a recommencé à crier après le chien. Nous sommes entrés dans une vaste pièce où étaient entassées des quantités de choses. La faible lumière d’une minuscule ampoule électrique donnait à tout cela un air lugubre. Il y avait contre les murs un certain nombre de chaises aux pieds cassés et au siège défoncé. Trois de nos compagnons se sont assis sur un canapé, le meuble le plus important de la pièce. C’était un très vieux canapé, effondré jusqu’à terre, rouge et crasseux, autant qu’on pouvait le distinguer dans la faible lumière. Quant aux autres, nous nous sommes assis sur des chaises. Et nous sommes restés silencieux un long moment.
Puis l’un d’eux s’est soudain levé et il est allé dans une autre pièce. Il pouvait avoir une cinquantaine d’années, il était grand et fort, foncé de peau. Il est revenu avec un pot à café.
Il a soulevé le couvercle et il m’a tendu le pot. Il y avait dedans sept petites choses bizarres, de consistance et de taille diverses, certaines presque rondes, d’autres allongées. Au toucher, on aurait dit des cerneaux de noix, ou du bouchon. Leur couleur brunâtre les faisait ressembler à de la coquille de noix. Je les ai prises dans ma main, et je suis resté là à les frotter avec mon doigt.
- Cela se mâche (esto se masca), a murmuré don Juan.
C’est ainsi que j’ai découvert qu’il était assis à côté de moi. J’ai regardé les autres, mais personne ne faisait attention à moi. Ils parlaient entre eux à voix basse. L’instant était très angoissant, et j’éprouvais de la difficulté à me dominer.
- Il faut que je sorte, lui ai-je dit. Je vais aller faire un petit tour.
Il m’a tendu le pot de café et j’y ai remis les boutons de peyotl. J’allais sortir de la pièce lorsque l’homme qui m’avait apporté le pot à café s’est levé, il s’est approché de moi, et il m’a dit qu’il y avait des cabinets dans l'autre pièce. La cuvette était presque contre la porte. Tout à côté, il y avait un grand lit qui devait occuper au moins la moitié de la pièce. La femme y était étendue et elle dormait. Je suis resté un moment immobile à la porte, puis je suis revenu avec les autres.
Le propriétaire de la maison s’est adressé à moi en anglais.
« Don Juan dit que vous venez d’Amérique du Sud. Ils ont du mescal là-bas ? » Je lui ai répondu que je n’en avais jamais entendu parler.
Ils semblaient très intéressés par l’Amérique du Sud et nous avons un moment parlé des Indiens. Puis l’un d’eux m’a demandé pourquoi je voulais manger du peyotl. Je lui ai dit que c’était pour savoir l’effet que cela faisait. Ils ont eu un petit rire timide.
Don Juan m’a encouragé : allez, mâchez-le (masca, masca).
J’avais les mains moites et l’estomac noué. Le pot avec les boutons de peyotl était sur le sol à côté de la chaise. Je me suis penché, j’en ai pris un au hasard et je l’ai mis dans ma bouche. Il avait un goût de moisi, Je l’ai coupé en deux avec mes dents et j’ai commencé à mâcher un de mes morceaux. Il s’en est dégagé une amertume âcre. J’ai bientôt eu la bouche engourdie. L’amertume augmentait à mesure que je mâchais, ce qui provoquait un incroyable flot de salive.
J’ai regardé le point de rencontre entre le sol de la véranda et le mur. Puis j’ai lentement tourné la tête vers la droite. J’ai suivi le mur et j’ai vu don Juan assis là, ensuite j’ai tourné la tête à gauche pour regarder l’eau au fond de la casserole. Comme je levais légèrement la tête, j’ai vu s’approcher un chien noir de taille moyenne. Le chien s’est mis à boire. J’ai voulu l’écarter avec ma main, et j’ai concentré mon regard sur le chien. C’est alors qu’il est devenu transparent. L’eau brillait d’un éclat visqueux, et je l’ai vue comme elle descendait dans le gosier du chien, puis dans son corps. On la voyait distinctement couler puis elle est ressortie par ses poils, le liquide chatoyant parcourait chaque poil en en faisant jaillir comme une crinière blanche longue et soyeuse.
J’ai alors éprouvé d’intenses convulsions, en quelques instants un tunnel s’est formé autour de moi, bas et étroit, dur et étrangement glacial. Au toucher, on aurait dit du papier d’argent. J’étais assis par terre. J’ai essayé de me lever, mais ma tête a heurté ce plafond métallique, le tunnel rétrécissait, il m’étouffait. Je me suis mis à ramper en direction de son issue circulaire. Quand j’y suis arrivé, si toutefois j’y suis arrivé, j’avais complètement oublié le chien, don Juan, moi- même. J’étais à bout de forces. Mes vêtements étaient imprégnés d’un liquide froid et collant.
Je me suis mis à me rouler, à la recherche d’une position confortable pour me reposer, et où les battements de mon cœur s’apaiseraient. C’est au cours d’un de ces changements de position que j’ai revu le chien.
Tous les souvenirs me sont revenus d’un seul coup, tout était clair dans mon esprit. Je me suis retourné pour chercher don Juan, mais je ne distinguais rien ni personne. Tout ce que j’étais capable de voir c’était ce chien qui s’irisait. Une vive lumière émanait de son corps. J’ai revu l’eau circuler et le changer en incendie. Je suis allé enfouir mon visage dans la casserole pour boire en même temps que lui. J’avais les mains posées par terre devant moi, j’ai vu le fluide courir dans mes veines dans des nuances de rouge, de jaune et de vert. Je buvais toujours. J’étais en feu. Je brillais de mille éclats. J’ai bu jusqu’à ce que le fluide s’échappe par tous mes pores, pour former comme des écheveaux de soie qui me faisaient, à moi aussi, une crinière lumineuse. J’ai regardé le chien, nous avions la même crinière. Un bonheur suprême envahissait mon corps, nous sommes partis tous les deux en courant vers une sorte de chaleur dorée jaillie d’un endroit assez vague. Nous nous sommes mis à jouer. A jouer, à nous battre, je connaissais ses désirs, il connaissait les miens. Nous nous manipulions mutuellement comme des marionnettes. En tordant mes doigts, je faisais bouger ses pattes, quand il secouait sa tête j’étais pris d’un désir irrésistible de sauter en l’air. Le plus bizarre, c’est quand il m’a fait me gratter la tête avec mon pied, alors que j’étais assis par terre. Il m’y invitait en agitant les oreilles.
Je trouvais cela extrêmement amusant, plein de grâce et d’ironie, et d’une telle adresse. J’étais baigné d’une euphorie indescriptible. Je riais à perdre haleine.
J’avais l’impression très nette de ne pas pouvoir ouvrir les yeux. Je voyais à travers une citerne. L’angoisse m’a pris, je n’étais pas capable de me réveiller tout en sachant que je ne dormais pas. Puis le monde a retrouvé sa cohérence, mon champ de vision s’est élargi, la conscience m’est revenue, et mon premier acte raisonnable a été de chercher partout cet être merveilleux. La transition était délicate. J’avais quitté mon état normal sans presque m’en rendre compte, en pleine conscience, sans rupture dans mes pensées et dans mes sensations. Ce retour à une conscience froide et objective a été pour moi un choc violent. J’avais oublié que j’étais un homme I Cette situation inévitable m’a rempli d’une telle tristesse que j’ai éclaté en sanglots.
Plus tard ce matin-là, après le petit déjeuner, le propriétaire de la maison, dont Juan et moi nous sommes retournés chez don Juan. Je me sentais très fatigué, mais je n’ai pas réussi à m’endormir dans la camionnette. Ce n’est qu’après le départ de l’autre que je me suis endormi sous la véranda.
Quand je me suis réveillé, il faisait nuit. Don Juan avait jeté une couverture sur moi. Je l’ai cherché, il n’était pas dans la maison. Il est revenu avec un plat de haricots frits et une pile de tortillas. J’avais une faim de loup.
Quand j’ai eu fini de manger et lui aussi, nous sommes restés là et il m’a demandé de lui raconter ce qui s’était passé la nuit précédente. Je lui ai raconté mon expérience avec force détails et aussi précisément que possible.
Quand j’ai eu fini, il a hoché la tête et il a dit : « C’est bien. C’est difficile d’expliquer pourquoi, mais je crois que tout a bien marché pour vous. Vous comprenez, parfois il joue comme un enfant, d’autres fois, il est épouvantable. Il fait des gambades, ou bien alors il est terriblement sérieux. Impossible de savoir à l’avance comment il va se comporter avec quelqu’un. Enfin, parfois, quand on le connaît bien...
Cette nuit, vous avez joué avec lui. Vous êtes la seule personne que je connaisse pour qui cette rencontre s’est déroulée de la sorte. »
- En quoi mon expérience diffère-t-elle de celle des autres ?
- Vous n’êtes pas indien. Il m’est par conséquent difficile de répondre. Mettons qu’il accepte ou qu’il rejette les gens, qu’ils soient indiens ou non. Cela, je le sais. J’en ai vu des quantités. Je sais aussi qu’il aime s’amuser, certains éclatent de rire, mais je ne l’ai jamais vu s’amuser avec quelqu’un.
- Maintenant, don Juan, pouvez-vous me dire comment le peyotl protège...
- Il ne m’a pas laissé achever. Il m’a pris par l’épaule.
- Ne l’appelez jamais ainsi. Vous ne l’avez pas encore vu suffisamment pour le connaître.
- Comment le Mescalito protège-t-il les gens ?
- Il les conseille. Il répond à toutes les questions.
- Alors, le Mescalito est réel ? Je veux dire, c’est quelque chose que l’on peut voir ?
- Ma question a semblé le déconcerter. Il m’a regardé sans que son visage manifestât le moindre sentiment.
- Ce que je veux dire, c’est que le Mescalito...
- J’ai entendu ce que vous avez dit. Ne l’avez-vous pas vu la nuit dernière ?
Je voulais lui répondre que je n’avais vu qu’un chien, puis j’ai compris sa stupéfaction.
- Alors vous pensez que c’est lui que j’ai vu la nuit dernière ?
Il m’a regardé avec mépris, il a eu un petit rire, il a hoché
la tête comme s’il n’arrivait pas à y croire, puis il a ajouté, d’un air agressif : « A poco crees que era tu, mama ?» (Et que croyez-vous donc que c’était votre maman ?) Il a marqué un temps avant de dire « mama », parce que ce qu’il voulait dire, c’était « tu chingada madre », allusion désobligeante à la mère de l’autre. Ce mot « mama » était si inattendu que nous avons tous les deux éclaté de rire, et que cela nous a tenus un bon moment.
J’ai vu alors qu’il s’était endormi sans avoir répondu à ma question.
J’ai conduit don Juan à la maison où j’ai pris du peyotl. En route, il m’a dit le nom de celui qui m’a « offert le Mescalito » : c’est John. Quand nous sommes arrivés à la maison, John était assis sous sa véranda avec deux jeunes gens. Ils étaient tous extrêmement joviaux, riant et parlant très librement. Ils s’exprimaient tous les trois parfaitement en anglais. J’ai dit à John que j’étais venu le remercier de son aide.
Je voulais connaître leur opinion sur mon comportement pendant cette expérience hallucinogène. Je leur ai dit que j’y avais réfléchi et que je n’arrivais pas à me rappeler. Ils ont ri mais ils ne semblaient pas avoir envie d’en parler. Ils semblaient hésiter à cause de la présence de don Juan. Ils lui jetaient des coups d’œil, comme s’ils avaient attendu sa permission. Il a dû leur faire un signe qui m’a échappé, car John s’est tout à coup décidé à me raconter ce qui s’était passé cette nuit-là.
Il a dit qu’il avait su que j’étais « pris » quand il m’a entendu vomir. D’après son estimation, j’ai dû vomir une trentaine de fois. Don Juan l’a arrêté pour dire que ça n’avait été que dix fois. John a poursuivi : « Nous nous sommes rapprochés de vous. Vous étiez tout raide, avec des convulsions. Vous êtes longtemps resté allongé sur le dos, remuant les lèvres comme pour parler. Puis vous avez commencé à vous taper la tête par terre, don Juan vous a mis un vieux chapeau et vous avez arrêté. Vous êtes resté à frissonner en gémissant pendant des heures, allongé sur le sol. Je crois que tout le monde a dû s’endormir aussi ; mais je vous ai entendu grogner et haleter. Puis vous avez hurlé et cela m’a réveillé. Je vous ai vu hurler en sautant en l’air. Vous vous êtes précipité vers l’eau, vous avez renversé la casserole, et vous vous êtes mis à nager dans la flaque. Don Juan est retourné vous chercher de l’eau. Vous vous êtes assis tranquillement devant la casserole. Vous vous êtes alors levé d’un bond et vous avez ôté tous vos vêtements. Agenouillé devant l’eau, vous avez bu à longues gorgées. Puis vous vous êtes assis pour regarder fixement dans le vide. On aurait dit que vous alliez rester comme cela pour l’éternité. Presque tout le monde dormait, y compris don Juan, mais soudain vous avez bondi en rugissant et vous avez poursuivi le chien. Il a pris peur, et il s’est sauvé en hurlant à son tour, derrière la maison. Et tout le monde s’est réveillé.
Nous nous sommes levés. Vous êtes revenu par l’autre côté, toujours à la poursuite du chien, qui courait devant vous en aboyant. Vous avez bien dû faire vingt fois le tour de la maison, tous les deux, en aboyant. Je me disais que les gens allaient finir par s’inquiéter. Nous n’avons pas de voisins très proches, mais vos aboiements étaient si sonores qu’on devait les entendre à des kilomètres. »
Un des jeunes gens a ajouté : « Vous avez fini par attraper le chien et vous l’avez ramené sous la véranda dans vos bras. »
John a repris : « Vous vous êtes mis à jouer avec le chien. Vous luttiez tous les deux, vous vous mordiez en jouant. C’était assez drôle. D’habitude, mon chien n’est pas joueur. Mais vous étiez là à vous rouler tous les deux par terre. »
Le jeune homme a ajouté : « Vous avez couru vers la casserole, et vous avez bu avec le chien. Et cela, cinq ou six fois de suite. »
J’ai demandé combien de temps cela avait duré.
« Des heures, a dit John. Un moment nous vous avons perdus de vue, tous les deux. Vous deviez être derrière. On vous entendait aboyer. Tellement bien l’aboiement d’un chien, on ne faisait pas la différence.
« C’était peut-être seulement le chien », ai-je dit.
Tout le monde a ri, et John a dit : « Vous étiez bel et bien en train d’aboyer, mon vieux ! »
« Et ensuite ? »
Ils se sont regardés tous les trois, ils ne semblaient pas très sûrs de la suite. Puis finalement le jeune homme qui n’avait encore rien dit a parlé.
« Il a suffoqué », a-t-il dit en regardant John.
« Oui, vous avez suffoqué. Et puis vous avez fait un drôle de bruit, et ensuite vous êtes tombé par terre. Nous avons pensé que vous étiez en train de vous mordre la langue. Don Juan vous a desserré les mâchoires et il vous a jeté de l’eau au visage. Vous avez recommencé à trembler, avec des convulsions. Alors, vous êtes longtemps resté immobile. Don Juan a dit que c’était fini. C’était le matin, on vous a mis une couverture et l’on vous a laissé dormir sous la véranda. »
Il s’est arrêté, il a regardé les autres qui visiblement, se retenaient pour ne pas rire. Il s’est alors tourné vers don Juan et il lui a demandé quelque chose. Don Juan lui a répondu en souriant. John s’est tourné vers moi et il a dit : « On vous a laissé sous la véranda, parce qu’on a craint que vous n’alliez pisser partout dans la maison. »
Ils ont ri très fort.
« Qu’est-ce que j’avais ? ai-je demandé. Est-ce que... »
« Est-ce que... a fait John en m’imitant. On ne voulait pas en parler, mais don Juan nous a dit que ça ne faisait rien. Eh bien, vous avez pissé sur mon chien ! »
« J’ai fait ça ? »
« Vous ne croyiez pas que le chien s’était sauvé parce qu’il avait peur de vous ? Il s’est sauvé parce que vous lui pissiez dessus. »
Tout le monde a éclaté de rire. J’ai essayé de poser d’autres questions à un des jeunes gens, mais comme ils riaient tous, il ne m’a pas entendu.
John a continué : « Seulement mon chien a été quitte. Lui aussi vous a pissé dessus ! »
Cela devait être particulièrement drôle, car ils ont ri de plus belle, y compris don Juan. Quand ils ont été plus calmes, j’ai demandé sérieusement : « C’est vrai ? C’est bien ce qui s’est passé ? »
Toujours en riant, John m’a dit : « Je vous jure que mon chien vous a pissé dessus. »
Comme don Juan et moi nous rentrions chez lui, je lui ai demandé :
- Cela s’est bien passé ainsi, don Juan ?
- Oui. Mais ils ignorent ce que vous avez vu. Ils n’ont pas compris que vous étiez en train de jouer avec « lui ». C’est pour cela que je vous ai laissé faire.
- Mais cette histoire du chien et moi en train de se pisser dessus ?
- Mais il ne s’agissait pas du chien ! Combien de fois faudra-t-il que je vous le répète ? C’est la seule façon d’y comprendre quelque chose. La seule. C’est « lui » qui a joué avec vous.
- Vous saviez que tout cela était arrivé avant que je ne vous en parle ?
Il a hésité un instant avant de me répondre.
- Non, je me suis souvenu, après que vous m’en avez parlé, du drôle d’air que vous aviez. J’ai simplement deviné que tout allait bien, car vous n’aviez pas l’air effrayé.
- Le chien a bien joué avec moi comme ils l’ont dit ?
- Mais bon sang, ce n’était pas un chien !
J’ai dit à don Juan ce que je pensais de mon expérience. Du point de vue de mes recherches, c’était un désastre. Je ne souhaitais pas du tout, lui ai-je affirmé une autre « rencontre » avec le Mescalito. D’accord, tout ce qui m’était arrivé était fort intéressant, mais rien dans tout cela ne pouvait m’inciter à recommencer. Sans doute n’étais-je pas fait pour ce genre de recherche. Le peyotl avait produit chez moi après coup un malaise physique curieux. Je me sentais malheureux, et en proie à une peur vague ; une sorte de mélancolie que je ne pouvais pas définir exactement. Et je ne voyais rien de sublime à cet état.
Don Juan a ri :
- Vous commencez à apprendre.
- Ce genre de savoir n’est pas pour moi. Je ne suis pas fait pour cela, don Juan.
- Vous exagérez toujours.
- Il ne s’agit pas d’exagération.
- Mais si. L’ennui, c’est que vous exagérez seulement les mauvais côtés.
- En ce qui me concerne, je ne vois aucun bon côté. Cela me fait peur, c’est tout.
- Il n’y a rien de mal à avoir peur. Quand on a peur, on voit les choses d’une autre façon.
- Mais je n’ai pas envie de voir les choses d’une façon différente, don Juan. Je crois que je vais abandonner cette étude du Mescalito. C’est trop pour moi, don Juan. C’est vraiment pour moi une situation intenable.
- Bien sûr. Pour moi aussi. Il n’y a pas que vous à être déconcerté.
- Et pourquoi seriez-vous déconcerté, don Juan?
- J’ai pensé à ce que j’ai vu l’autre nuit. Le Mescalito a vraiment joué avec vous. Cela m’a déconcerté, parce que c’est un signe.
- Et quel genre de signe, don Juan?
- le Mescalito vous désignait à moi.
- Dans quel but?
- Ce n’était pas clair pour moi, mais maintenant ça l’est. Il voulait dire que vous étiez l’ « élu » (escogido). Le Mescalito vous a désigné à moi et en faisant cela, il m’a montré que vous étiez celui qui avait été choisi.
- Vous voulez dire que j’ai été choisi parmi d’autres pour une certaine tâche, ou quelque chose comme cela ?
- Non. Le Mescalito m’a dit que vous étiez celui que je cherchais.
- Et quand diable vous a-t-il dit cela, don Juan ?
- En jouant avec vous, il m’a montré que c’était vous qui aviez été choisi.
- Et qu’est-ce que cela signifie, être celui qui a été choisi ?
- Je connais certains secrets (tengo secretos). Ces secrets, je ne peux les révéler à personne avant d’avoir découvert l’homme choisi pour moi. L’autre nuit, quand je vous ai vu jouer avec le Mescalito, j’ai compris que vous étiez cet homme. Mais vous n’êtes pas un Indien. C’est cela qui est étrange.
- Mais, don Juan, qu’est-ce que cela veut dire pour moi ? Que dois-je faire ?
- J’ai pris ma décision. Je vais vous enseigner les secrets qui feront de vous un homme de savoir.
- Vous songez aux secrets du Mescalito ?
- Oui. Mais ce ne sont pas là les seuls secrets que je connaisse. Il en existe d’autres, d’une autre sorte, que j’aimerais bien transmettre à quelqu’un. J’ai moi-même eu un maître, mon bienfaiteur, et je suis devenu son disciple à la suite d’un certain exploit. C’est lui qui m’a enseigné tout ce que je sais.
Je lui ai à nouveau demandé ce que ce nouveau rôle exigerait de moi. Il m’a répondu qu’il s’agissait seulement d’apprendre, apprendre au sens de ce qui s’était passé au cours de ces deux rencontres.
La situation avait ainsi pris un drôle de tour. J’avais décidé de lui avouer que j’abandonnais mon idée de me documenter sur le peyotl, et avant même d’avoir pu m’expliquer, il offrait de m’enseigner son « savoir ». J’ignorais ce qu’il entendait par là, mais je sentais que pour lui, c’était très sérieux. J’ai insisté sur mon inaptitude, puisqu’il y fallait une forme rare de courage que je ne possédais pas. Je lui ai expliqué que ma nature, c’était de commenter les actes accomplis par d’autres. Ce que je voulais, c’était ses vues, ses opinions en général. Je lui ai dit que je serais parfaitement heureux, assis là à l’écouter pendant des jours. Pour moi, c'était cela, apprendre.
Il m’a écouté sans m’interrompre. J’ai parlé longtemps. Puis il a dit :
- Tout cela est facile à comprendre. La peur, c’est l’ennemi naturel qu’il faut dominer d’abord sur le chemin du savoir.
En outre, vous êtes d’un tempérament curieux, ce qui rétablit l’équilibre. Vous apprendrez malgré vous ; c’est la règle.
J’ai protesté, pour essayer de le faire changer d’avis. Mais il semblait convaincu que la seule chose à faire pour moi, c’était d’apprendre.
- Vous ne pensez pas selon l’ordre convenable, a-t-il dit. Le Mescalito a vraiment joué avec vous. C’est cela l’important. Pourquoi ne pas vous occuper de cela, plutôt que de vos frayeurs ?
- C’est tellement inhabituel ?
- Vous êtes la seule personne avec qui je l’ai vu jouer. Vous n’êtes pas habitué à cette vie, si bien que les signes vous échappent. Et cependant vous êtes un garçon sérieux, mais ce sérieux, vous l’appliquez à ce que vous faites, et non à ce qui se passe autour de vous. Vous rapportez tout à vous, voilà l’ennui. Ce qui provoque une terrible fatigue.
- Et que peut-on faire, don Juan ?
- Chercher les merveilles autour de soi. Vous vous lasserez de ne regarder que vous-même, et cette fatigue vous rendra aveugle et sourd à tout le reste.
- C’est intéressant, don Juan, mais que puis-je y faire ?
- Réfléchissez à ce que le Mescalito jouant avec vous a de merveilleux. Ne pensez à rien d’autre ; le reste viendra tout seul.
Hier soir, don Juan a commencé à me faire pénétrer dans son savoir. Nous sommes restés assis dans le noir devant sa maison. Après un long silence, il s’est soudain mis à parler.
Il a dit qu’il utiliserait les mots que son bienfaiteur avait utilisés le premier jour de son apprentissage. Apparemment, don Juan les savait par cœur, et il les a répétés plusieurs fois de suite, pour être sûr de ne pas en oublier. « Un homme va au savoir comme il part pour la guerre, bien réveillé, avec de la peur, du respect, et une assurance absolue. Aller vers le savoir ou partir pour la guerre d’une autre façon est une erreur, et celui qui la commet vivra pour regretter ses pas. » Je lui ai demandé pourquoi il en était ainsi, et il m’a dit que lorsque ces trois conditions étaient remplies, il ne pouvait avoir de fautes à se reprocher. Dans ces conditions, ses actions ne pouvaient présenter ce caractère hésitant qui est la marque de la sottise. Si l’on échouait, si l’on connaissait la défaite, on avait seulement perdu une bataille, et il n’y avait pas lieu de s’apitoyer là-dessus.
Il a ajouté qu’il allait tout m’expliquer sur un « allié » éventuel, à la façon dont son bienfaiteur s’y était pris avec lui. Il a beaucoup insisté sur ce parallélisme, et il a répété la phrase plusieurs fois de suite.
« Un allié, a-t-il dit, c’est une puissance à laquelle on peut faire appel dans la vie, pour apporter une aide, un conseil, et qui peut donner la force nécessaire pour accomplir certains actes, petits ou grands, bons ou mauvais. Cet allié est nécessaire pour rehausser la vie d’un homme, guider ses actes, approfondir son savoir - dans ce domaine, il est indispensable ». Don Juan avait dit cela avec une conviction profonde.
Il semblait choisir ses mots avec soin. Il a répété quatre fois la phrase suivante :
- Un allié vous fera voir et comprendre des choses sur lesquelles aucun homme ne pourrait vous éclairer.
- Cet allié ne serait-il pas comme un ange gardien ?
- Ce n’est ni un gardien ni un ange. Il aide.
- Le Mescalito est votre allié ?
- Non, le Mescalito, c’est une autre sorte de puissance unique ! Un protecteur, un maître.
- En quoi le Mescalito diffère-t-il d’un allié ?
- On ne peut pas le dompter et l’utiliser comme on le ferait d’un allié. Le Mescalito est extérieur. Il choisit de se manifester sous diverses formes à différentes personnes, sans se soucier de savoir s’il s’agit d’un brujo ou d’un garçon de ferme.
C’est avec une profonde ferveur que don Juan a dit que le Mescalito nous enseignait « la façon convenable de vivre ». Je lui ai demandé comment, et don Juan à répondu qu’il nous le montrait.
- Comment cela ?
- Il a de nombreuses façons de nous le montrer, de la main, sur un rocher, un arbre, ou juste comme cela, devant soi.
- Comme une image devant soi ?
- Non, un enseignement devant soi.
- Est-ce que le Mescalito parle à la personne ?
- Oui, mais pas avec des mots.
- Comment parle-t-il, alors ?
- Il parle différemment à chacun.
Je sentais que mes questions l’agaçaient, aussi me suis-je arrêté. Il a ajouté que pour connaître le Mescalito, il n’existait pas d’itinéraire fixe. Seul le Mescalito pouvait enseigner quelque chose sur lui-même, ce qui en faisait une puissance unique, différente pour chacun.
D’un autre côté, l’acquisition d’un allié, d’après don juan, nécessitait un enseignement rigoureux, dont les étapes ne supportaient pas la moindre erreur. Il existait de nombreuses puissances alliées en ce monde, a-t-il ajouté, mais il n’en connaissait bien que deux. Il allait m’initier à leurs secrets, mais ce serait à moi d’en choisir un, car je ne pouvais en prendre qu’un seul. L’allié de son bienfaiteur avait été la yerba del diablo, mais don Juan ne l’aimait pas trop, encore qu’il en connût les secrets. Son allié à lui, c’était humito, la petite fumée. Il ne s’étendit pas sur la nature de cette fumée.
Je lui ai posé des questions à ce sujet, sans obtenir de réponse. Après un long silence, je lui ai demandé :
- Un allié, quelle espèce de puissance est-ce ?
- Une aide. Je vous l’ai déjà dit.
- Et comment aide-t-il ?
- Un allié est une puissance capable de transporter un homme hors de ses limites. C’est ainsi qu’un allié peut apporter des révélations impossibles à un être humain.
- Mais le Mescalito aussi vous emporte hors de vos limites. Cela n’en fait-il pas un allié ?
- Non. Le Mescalito vous sort de vous-même pour vous enseigner quelque chose. Un allié pour vous donner un pouvoir.
Je lui ai demandé de m’expliquer cela en détail, ou de me décrire la différence d’effet entre les deux.
Il m’a longtemps regardé puis il est parti à rire. Il m’a dit que l’enseignement par la conversation était une perte de temps idiote, parce qu’apprendre, c’était la chose la plus difficile qu’on pût entreprendre. Il m’a demandé de me remémorer la recherche de mon endroit, et comment j’avais essayé de le trouver sans me donner le moindre mal, en attendant qu’il me donne les indications. S’il l’avait fait, je n’aurais rien appris. Mais sachant la difficulté de le trouver, et surtout qu’il existait, cela m’avait donné confiance. Il dit que tant que je resterais enraciné à mon « bon endroit », je ne courais aucun danger physique, car j’étais assuré d’être en ce point au mieux de mes possibilités. Cela me donnait la force de balayer tout ce qui aurait pu me nuire. Si, par contre, il m’avait révélé ou ce point se trouvait, je n’aurais jamais eu la confiance nécessaire pour prétendre à la vraie connaissance. C’est ainsi que la connaissance donnait le pouvoir.
Don Juan m’a dit qu’à chaque fois que l’on entreprend d’apprendre, il faut se donner autant de mal que lorsque j’avais découvert mon endroit, et les limites de ce qu’on apprend sont déterminées par notre nature. Il était donc inutile de parler de savoir. Certaines formes de savoir étaient trop puissantes pour la force dont je disposais, et en discuter ne pouvait me faire que du mal. Il ne semblait pas avoir envie d’en dire davantage. Il s’est levé et il est allé vers la maison. Je lui ai dit que cette situation me dépassait. Ce n’était pas ainsi que j’avais imaginé les choses ou que je les avais souhaitées.
Ces frayeurs étaient bien naturelles, a-t-il dit. Tous nous les éprouvons et il n’y a rien à y faire. D’un autre côté, et malgré la frayeur qu’inspire cette étude, il est plus terrible d’imaginer un homme qui ne disposerait ni d’un allié ni de savoir.
Il s’est écoulé plus de deux ans entre le moment où don Juan a décidé de m’enseigner les pouvoirs d’un allié et le moment où il a pensé que j’étais prêt à l’apprendre, sous la forme de dialogue pragmatique qui était sa manière. Pendant tout ce temps, il a peu à peu défini les aspects généraux de ces deux alliés. Et il m’a préparé à la contrepartie inévitable qui devait accompagner cet enseignement verbal et le consolider, les états de réalité non-ordinaire.
Il a commencé par parler de ces pouvoirs de façon fortuite. Dans mes notes, on en trouve les premières mentions parmi des sujets divers.
- L’herbe du diable (Jimson weed), c’était l’allié de mon bienfaiteur. J’aurais pu choisir le même, mais cela ne me disait rien.
- Et pourquoi n’aimiez-vous pas l’herbe du diable, don Juan ?
- Elle présentait un sérieux inconvénient.
- Etait-elle inférieure aux autres alliés ?
- Non. Comprenez-moi bien. Elle possède autant de pouvoir que les meilleurs alliés, mais elle avait quelque chose qui ne me plaisait pas.
- Pouvez-vous me dire quoi ?
- Elle déforme les hommes. Elle leur donne trop tôt le goût de la puissance, sans fortifier leur cœur, elle les rend dominateurs et imprévisibles. Elle les rend faibles au cœur de leur puissance.
- Ne peut-on éviter cela ?
- On peut dominer cela, mais on ne peut pas l’éviter. Quand on devient l’alliée de cette herbe, il faut en payer le prix.
- Et comment surmonter cet effet ?
- L’herbe du diable possède quatre têtes : la racine, la tige et les feuilles, les fleurs, et les graines. Chacune est différente, et pour devenir leur allié, il faut les étudier dans cet ordre.
Les racines sont la tête la plus importante. C’est par les racines qu’on acquiert la puissance de l’herbe du diable. La tige et la feuille sont la tête qui guérit des maladies ; bien utilisée, c’est un don pour les hommes. La troisième tête se trouve dans les fleurs, on peut s’en servir pour rendre les gens fous, ou obéissants, ou les tuer. Celui dont cette herbe est l’alliée n’utilise jamais les fleurs, ni la tige ou les feuilles, sauf s’il est lui-même malade. Mais on se sert toujours des racines et des graines, surtout des graines. Elles constituent la quatrième tête, et la plus puissante.
Mon bienfaiteur affirmait que « les graines constituaient la “ tête sobre ” - la seule qui pût fortifier le cœur de l’homme. L’herbe du diable est dure envers ses protégés, prétendait-il, car elle veut les tuer vite, ce qu’elle accomplit généralement avant qu’ils arrivent aux secrets de la “ tête sobre ”. On raconte cependant que certains ont réussi à percer les secrets de la “tête sobre ”. Quel défi pour un homme de savoir !
- Votre bienfaiteur a-t-il démêlé de tels secrets ?
- Non.
- Avez-vous connu des gens qui l’aient fait ?
- Non, mais ils ont dû vivre à une époque où une telle connaissance était importante.
- Connaissez-vous des gens qui les ont rencontrés ?
- Non.
- Et votre bienfaiteur ?
- Lui, si.
- Pourquoi n’est-il pas arrivé lui-même aux secrets de la “ tête sobre ” ?
- Dompter l’herbe du diable et s’en faire une alliée est une des tâches les plus difficiles que je connaisse. Nous ne nous sommes jamais entendus, sans doute parce que je ne l’ai jamais beaucoup aimée.
- Mais pouvez-vous cependant l’utiliser comme alliée ?
- Certainement ; mais je préfère ne pas le faire. Ce sera peut-être différent avec vous.
- Pourquoi l’appelle-t-on l’herbe du diable » ?
Don Juan a haussé les épaules, avec un geste d’indifférence, puis il est resté silencieux un moment. Finalement, il a dit que ce nom d’herbe du diable n’était que temporaire (su nombre de leche). Elle avait également d’autres noms qu’on n’employait pas, parce qu’il s’agit d’une chose sérieuse, en particulier lorsqu’on apprend à dompter une puissance alliée. Je lui ai alors demandé comment un nom pouvait être une chose si importante. Les noms, a-t-il répondu, ne doivent être utilisés que pour appeler à l’aide, dans des moments de grande tension ou de grande difficulté, comme il ne manque pas de s’en produire tôt ou tard dans la vie de celui qui recherche le savoir.
Cet après-midi, don Juan a cueilli deux plants de datura dans les champs.
Je ne m’y attendais pas, il a amené le sujet sur l’herbe du diable, et il m’a demandé d’aller en chercher avec lui dans les collines.
Nous sommes partis en voiture jusqu’aux montagnes voisines. J’ai sorti une pelle du coffre et nous avons pénétré dans un des canyons. Nous avons marché pas mal de temps dans le chaparral, qui poussait très serré dans le sol sablonneux et souple. Il s’est arrêté à coté d’une petite plante aux feuilles d’un vert sombre, avec de grosses fleurs blanchâtres en forme de clochettes.
- En voilà une, a-t-il dit.
Il a commencé à creuser avec la pelle. J’ai voulu l’aider, mais il a tout de suite refusé d’un vif mouvement de tête.
Il creusait en cercle autour de la plante, la laissant dans un cône de terre renversé. Il a cessé de creuser, et après s’être agenouillé, il s’est mis à dégager doucement la terre avec ses doigts, découvrant ainsi environ dix centimètres d’un rhizome fourchu à côté duquel la tige semblait toute frêle.
Don Juan m’a regardé et il m’a dit qu’il s’agissait d’une plante mâle car elle formait une fourche à l’endroit exact d’où jaillissait la tige. Il s’est relevé et il s’est éloigné. Il semblait chercher quelque chose.
- Que cherchez-vous, don Juan ?
- Je cherche un bâton.
J’ai regardé autour de moi, mais il m’a arrêté. « Non, pas vous, vous devez vous asseoir là-bas. » Il montrait des rochers à cinq ou six mètres de là. « Je le trouverai moi-même. »
Au bout d’un moment, il est revenu avec une longue branche sèche. S’en servant comme d’un outil, il a commencé à détacher la terre le long de la racine fourchue, et cela sur une profondeur d’environ soixante centimètres. Plus profond, la terre était si dure qu’il était pratiquement impossible d’y enfoncer le bâton.
Il s’est arrêté et il s’est assis pour reprendre son souffle.
Je suis allé m’asseoir à côté de lui, et nous sommes restés ainsi longtemps sans parler.
- Pourquoi ne creusez-vous pas avec la pelle ? lui ai-je demandé.
- Je risquerais de blesser la plante en la coupant. Il fallait que je prenne une branche poussée près d’ici. Si la racine était atteinte, la blessure serait moins grave qu’avec une pelle ou un autre objet étranger.
- Quelle sorte de bâton avez-vous pris ?
- Une branche quelconque de paloverde aurait fait l’affaire. Si l’on ne trouve pas de branche sèche, on peut en couper une vivante.
- On pourrait utiliser une branche d’une autre variété d’arbre ?
- Je viens de vous dire qu’on ne peut utiliser que le paloverde.
- Et pourquoi cela, don Juan ?
- Parce que l’herbe du diable n’a que peu d’amis, et le paloverde est le seul arbre avec lequel elle s’entende - la seule chose qui s’y attache (lo unico que prende). Si l’on endommage la racine avec une pelle, elle ne reprendra pas après avoir été replantée, alors que si elle est blessée par un bâton, il y a de fortes chances que la plante ne le sente même pas.
- Et qu’allez-vous faire de cette racine, maintenant ?
- Je vais la couper. Mais vous devez vous éloigner. Allez chercher une autre plante et attendez que je vous appelle.
- Vous ne voulez pas que je vous aide ?
- Vous ne m’aiderez que si je vous le demande.
Je me suis éloigné, à la recherche d’une autre plante, tout en refoulant mon désir d’observer ce que faisait don Juan.
Il m’a rejoint au bout d’un moment.
- Maintenant, a-t-il dit, nous allons chercher la femelle.
- Comment faites-vous la différence ?
- La femelle est plus haute et prend au-dessus du sol la forme d’un petit arbre. Le mâle s’étale près du sol et ressemble davantage à un buisson épais.
Quand nous aurons déterré une femelle, vous verrez qu’elle présente une racine unique sur une certaine longueur avant de former une fourche. Le mâle a cette fourche au ras de la tige.
Nous avons cherché ensemble dans le champ de datura. Il m’a montré une plante, en disant : « Voilà une femelle. »
Il a entrepris de la déraciner comme il l’avait fait pour l’autre. La racine une fois dégagée, j’ai vu qu’elle était bien comme il l’avait décrite. Je me suis à nouveau écarté pendant qu’il la déterrait.
En arrivant chez lui, il a ouvert le paquet où se trouvaient les daturas. Il a pris le plus gros, le mâle, et il l’a lavé dans un grand plat de fer. Il a soigneusement détaché la terre qui se trouvait sur la racine, la tige et les feuilles. Après ce nettoyage méticuleux, il a séparé la tige de la racine en incisant tout autour de la jointure avec un petit couteau-scie, et en cassant d’un coup sec. Il a pris la tige et il a détaché, pour en faire des tas distincts, les feuilles, les fleurs, et les gousses épineuses des graines. Il a jeté tout ce qui était sec ou attaqué par les vers, et il n’a conservé que les parties intactes. Il a attaché les deux fourches de la racine ensemble avec deux morceaux de ficelle, il les a cassées en deux après avoir fait une incision superficielle à la jointure, et il a obtenu ainsi deux morceaux de racine de même taille.
Il a pris ensuite un morceau de toile à sac. Il a d’abord posé dessus les deux morceaux de racine liés ensemble ; il a posé dessus les feuilles en un petit tas bien net, les fleurs, les graines, et la tige. Puis il a fait un paquet avec la toile, dont il a noué les coins.
Il a répété exactement la même opération avec la plante femelle, sauf qu’au lieu de couper la racine, il a laissé la fourche intacte, en forme de Y à l’envers. Et il a fait un autre paquet avec tous les éléments. Quand il a eu fini, il faisait déjà nuit.
En fin d’après-midi, la conversation a porté à nouveau sur l’herbe du diable.
- Il va falloir que nous nous occupions de cette plante, a dit soudain don Juan.
- Et qu’allez-vous en faire, lui ai-je demandé après un silence poli.
- Ces plantes que j’ai déterrées et coupées sont à moi ; c’est comme si elles étaient moi ; et je vais m’en servir pour vous enseigner la façon de dompter l’herbe du diable.
- Comment allez-vous faire ?
- L’herbe du diable est composée de parties (partes). Chacune de ces parties est différente ; chacune a son but et son emploi.
Il a écarté les doigts de sa main gauche, et il a marqué sur le sol la distance entre son pouce et l’annulaire.
- Voilà ma portion. Vous mesurerez la vôtre de votre propre main. Pour marquer votre pouvoir sur l’herbe, il faut commencer par prendre la première portion de racine. Mais comme c’est moi qui vous ai amené à elle, vous devez prendre la première portion de racine de ma plante. Je l’ai mesurée pour vous, si bien que c’est en fait ma portion que vous devez prendre pour commencer.
Il est allé dans la maison chercher un des paquets en toile à sac. Il s’est assis et il l’a couvert. C’était la plante mâle. J’ai remarqué aussi qu’il n’y avait qu’un seul morceau de racine. Il l’a pris et il l’a tenu à la hauteur de mon visage.
- Voici votre première portion. Je vous la donne. Je l’ai coupée pour vous. Je l’ai mesurée comme pour moi. Et maintenant, je vous la donne.
J’ai eu un instant la crainte de devoir la ronger comme une carotte, mais il l’a mise dans un petit sac en coton blanc. Il est allé au fond de la maison s’asseoir les jambes en tailleur, et à l’aide d’un mano rond, il a commencé à écraser la racine à l’intérieur du sac. Il s’appuyait sur une pierre plate qui lui servait de mortier. De temps en temps, il lavait les deux pierres, et il conservait l’eau dans une petite cuvette en bois.
Tout en se livrant à cette occupation, il chantait quelque chose d’inintelligible, d’une voix douce et monotone. Après avoir réduit la racine en pulpe, il l’a mise dans la cuvette.
Il a mis également son mortier et son pilon dans la cuvette qu’il a remplie d’eau, et il a emporté le tout jusqu’à une sorte d’auge rectangulaire qui se trouvait le long de la clôture derrière la maison.
Il fallait, a-t-il dit, que la racine trempe ainsi toute la nuit, dehors, pour qu’elle profite de l’air nocturne (el sereno).
« S’il fait demain une journée chaude et ensoleillée, ce serait un signe excellent », a-t-il dit.
Le jeudi 7 septembre a été une journée ensoleillée et chaude. Don Juan a semblé très satisfait de ce signe favorable, et il a répété plusieurs fois que j’avais sans doute plu à l’herbe du diable.
La racine avait trempé toute la nuit et vers dix heures nous sommes allés derrière la maison. Il a pris la cuvette dans l’auge, il l’a posée sur le sol et il s’est assis à côté. Il a pris le sac et il l’a frotté contre le fond de la cuvette. Il l’a tenu à quelques centimètres au-dessus de l’eau et il l’a pressé, puis il a laissé tomber le sac dans l’eau. Il a recommencé trois fois, puis il a jeté le sac dans l’auge, et il a laissé la cuvette au soleil.
Nous sommes revenus deux heures plus tard. Il avait apporté une bouilloire de taille moyenne, pleine d’une eau bouillante jaunâtre. Il a soigneusement incliné la cuvette, et il a vidé le dessus de l’eau, conservant le dépôt épais qui s’était accumulé dans le fond. Il a versé l’eau bouillante sur ce dépôt et il a reposé la cuvette au soleil.
Il a recommencé trois fois à plus d’une heure d’intervalle. Finalement, il a jeté presque toute l’eau de la cuvette. Cette cuvette, il l’a posée légèrement inclinée pour qu’elle recueille le soleil de cette fin d’après-midi, et il est parti.
Quand nous sommes revenus plusieurs heures plus tard, il faisait nuit. Il restait au fond de la cuvette une substance gluante. On aurait dit de l’amidon, d’un blanc grisâtre. Il pouvait y en avoir une cuillerée à thé. Il a emporté la cuvette dans la maison, et après avoir mis de l’eau à bouillir, il a ôté un peu de terre que le vent avait fait tomber dans le dépôt. Il m’a regardé en riant.
« Ce n’est pas un peu de terre qui ferait du mal à quelqu’un. »
L’eau a commencé à bouillir, il en a versé environ une tasse dans la cuvette. C’était la même eau jaunâtre dont il s’était servi auparavant. Cela a dissous le dépôt, pour former une substance laiteuse.
- Quelle sorte d’eau est-ce, don Juan ?
- L’eau des fleurs et des fruits du canyon.
Il a vidé le contenu de la cuvette dans une vieille chope en grès qui ressemblait à un pot de fleurs. C’était encore brûlant, et il a soufflé dessus pour faire refroidir. Il a goûté et il m’a tendu la chope.
- « Maintenant, buvez », a-t-il dit.
- J’ai pris la chope sans réfléchir, et j’ai bu le tout.
Cela avait un goût vaguement amer, mais très peu prononcé. Ce qui était le plus remarquable, c’était l’âcre odeur de cafard que dégageait cette eau.
Je me suis presque immédiatement mis à transpirer. J’avais très chaud, le sang me montait aux oreilles. J’ai vu un rond rouge devant mes yeux, et les muscles de mon estomac ont été l’objet de contractions douloureuses. Au bout d’un moment, la douleur s’étant apaisée, je me suis mis à frissonner, et j’ai été inondé de sueur. Don Juan m’a demandé si je voyais du noir ou des points noirs devant mes yeux. Je lui ai répondu que je voyais tout en rouge.
Mes dents s’entrechoquaient, des vagues nerveuses incontrôlables me submergeaient, comme irradiées du milieu de ma poitrine.
Il m’a demandé ensuite si j’avais peur. Ses questions me semblaient vides de toute signification. Il était bien évident que j’avais peur, lui ai-je répondu, mais il a insisté pour savoir si c’était d’elle que j’avais peur. Je n’ai pas compris ce qu’il voulait dire, et j’ai répondu oui. Il a ri en prétendant que je n’avais pas vraiment peur. Voyais-je toujours tout en rouge ? Tout ce que je voyais devant mes yeux, c’était un énorme rond rouge.
Je me suis senti mieux. Les spasmes nerveux disparaissaient, il ne restait qu’une fatigue avec un engourdissement somme toute agréable. Je tombais de sommeil, je ne parvenais plus à tenir mes yeux ouverts, encore que j’entendis parfaitement la voix de don Juan. Je me suis endormi. Mais la sensation d’être submergé dans une masse rouge devait durer toute la nuit. Même mes rêves étaient en rouge.
Je me suis réveillé le dimanche vers trois heures de l’après-midi. J’avais dormi près de deux jours. J’avais l’estomac tout barbouillé et un léger mal de tête, avec de temps en temps des crampes aiguës dans les intestins. A part cela, c’était comme n’importe quel réveil. J’ai trouvé don Juan en train de somnoler devant sa maison. Il m’a souri.
- Tout s’est très bien déroulé la nuit dernière, a-t-il dit.
Vous avez tout vu en rouge, et c’est cela qui était important.
- Et que ce serait-il passé si je n'avais pas tout vu en rouge ?
- Vous auriez tout vu en noir, et cela aurait été de mauvais présage.
- Et pourquoi cela ?
- Lorsqu’on voit du noir, cela prouve qu’on n’est pas fait pour l’herbe du diable, on se met à vomir ses entrailles, tout vert et noir.
- On en meurt ?
- Je ne pense pas qu’on en meurt, mais on reste longtemps malade.
- Et lorsqu’on voit tout en rouge ?
- On ne vomit pas, la racine donne une sensation de plaisir, cela signifie qu’on est d’une nature violente et forte - c’est ce qu’aime l’herbe. C’est sa façon de séduire. L’ennui, c’est que l’on devient l’esclave de l’herbe, en contrepartie du pouvoir qu’elle donne. Et cela, nous ne le contrôlons pas. L’homme vit pour apprendre. Et s’il apprend, c’est sa destinée, bonne ou mauvaise.
- Que vais-je faire maintenant, don Juan ?
- Vous devez planter une bouture (brote) que j’ai coupée sur l’autre moitié de la première portion de racine. Vous en avez pris la moitié l’autre nuit, et il faut maintenant planter l’autre moitié. Il faut qu’elle grandisse et porte des graines avant que vous puissiez entreprendre la domestication de la plante.
- Et comment m’y prendrai-je ?
- C’est par la racine qu’on y parvient. Pas à pas, il vous faudra apprendre les secrets de chaque partie de la racine. Et cela afin d’acquérir la puissance.
- Chaque portion est-elle préparée de la même façon que la première ?
- Non, chaque portion est différente.
- Quels sont les effets spécifiques de chaque portion ?
- Comme je l’ai déjà dit, chacune enseigne une forme différente de pouvoir. Ce que vous avez pris l’autre nuit n’est rien encore. C’est à la portée de n’importe qui. Seuls les brujos vont plus loin. Et je ne peux pas vous en dire davantage, car j’ignore encore si elle voudra de vous. Il faut attendre.
- Et quand pourrez-vous me le dire ?
- Quand la plante aura grandi et produit des graines.
- Si cette première partie est à la portée de n’importe qui, à quoi sert-elle ?
- Dilué, c’est bon pour toutes sortes de choses concernant la virilité, pour les vieillards devenus impuissants, les jeunes gens en quête d’aventures, ou les femmes avides de passion.
- Vous m’avez dit qu’on utilisait cette racine pour la puissance, mais je vois que ses usages sont divers, n’est-ce pas ?
Il m’a longtemps regardé, et j’avais de la peine à soutenir ce regard. Je sentais que ma question l’avait irrité, mais j’ignorais pourquoi.
- On n’utilise l’herbe que pour la puissance, dit-il finalement d’un ton sec. L’homme qui veut retrouver sa vigueur, le jeune homme qui veut pouvoir supporter la fatigue et la faim, l’homme qui veut en tuer un autre, la femme qui se veut en chaleur - tous souhaitent la puissance. Et cela, l’herbe peut leur donner. Croyez-vous l’aimer ?
- Je ressens une étrange vigueur.
C’était la vérité. Je l’avais remarqué en me réveillant, et cela durait encore. C’était une bizarre sensation, une sorte de malaise, ou plutôt de frustration. Tout mon corps semblait se tendre sous l’effet d’une force qui me rendait tout léger.
Les bras, les jambes me démangeaient, mes épaules semblaient se gonfler, j’avais dans le dos et dans la nuque quelque chose qui me donnait envie de me frotter aux arbres, de soulever des choses. Il me semble que j’aurais pu défoncer un arbre en fonçant dedans tête baissée.
Nous n’avons plus rien dit, et nous sommes restés assis sous la véranda. Don Juan s’endormait. Il dodelinait de la tête. Puis il a allongé les jambes, et il s’est étendu sur le sol les mains sous la nuque. Il s’est endormi. Je me suis levé et je suis allé derrière la maison. Là, j’ai dépensé mon surcroît d’énergie à nettoyer l’enclos de tout ce qui s’y était accumulé. Je me souvenais qu’un jour il m’avait dit qu’il aimerait bien que je l’aide à le faire.
Quand il s’est réveillé et qu’il est venu me voir, j’étais déjà beaucoup plus détendu.
Nous nous sommes assis pour manger, et au cours du repas, il m’a demandé trois fois comment je me sentais. C’était très exceptionnel chez lui, si bien que je lui ai demandé : « Et pourquoi cela vous inquiète-t-il, don Juan ? Vous attendiez- vous à ce que j’aie une mauvaise réaction après avoir bu ce jus ? »
Il a ri. Il se conduisait, me semblait-il, comme un enfant taquin qui a monté une bonne farce et qui vient de temps en temps voir comment cela marche. Toujours en riant, il a dit :
- Vous n’avez pas l’air malade. Et tout à l’heure, vous m’avez même parlé sèchement.
- Certainement pas, don Juan. Je ne me rappelle pas du tout vous avoir parlé de la sorte.
J’ai dit cela très sérieusement, car de fait je ne me souvenais pas d’avoir éprouvé de l’agacement à son égard.
- Vous vous êtes emporté pour sa défense, a-t-il ajouté.
- La défense de qui ?
- De l’herbe du diable. On aurait déjà dit un amant.
J’allais vigoureusement protester, mais je me suis dominé.
- Je ne m’étais pas rendu compte que je l’avais défendue.
- Evidemment. Vous ne vous rappelez pas ce que vous avez dit, naturellement ?
- Non, je dois l’admettre.
- Vous voyez bien. L’herbe du diable est comme ça. Elle s’insinue comme une femme. On ne s’en rend même pas compte. On se sent bien, fort, c’est tout ce qui semble compter. On sent ses muscles se gonfler, les poings vous démangent, on a la plante des pieds qui brûle, on voudrait renverser quelqu’un. Quand on la connaît bien, on est plein d’appétits insatiables. Mon bienfaiteur disait que l’herbe du diable conserve ceux qui veulent la puissance et qu’elle se débarrasse de ceux qui ne savent pas la dominer. Mais c’était plus fréquent en ce temps-là ; on recherchait la puissance davantage. Mon bienfaiteur était un homme très puissant, et d’après ce qu’il me racontait, son bienfaiteur à lui avait été encore plus avide de pouvoir. Mais en ce temps-là, cela se justifiait.
- Et plus de nos jours ?
- Pour vous, si. Vous êtes jeune. Vous n’êtes pas indien. L’herbe du diable vous serait peut-être utile. Elle a semblé vous plaire. Vous vous êtes senti fort. J’ai éprouvé tout cela moi aussi, mais ça ne m’a pas plu.
- Pouvez-vous me dire pourquoi, don Juan ?
- Je n’aime pas son pouvoir. On n’en a plus besoin. Naguère, à l’époque dont me parlait mon bienfaiteur, il existait des raisons de rechercher la puissance. Certains accomplissaient des exploits incroyables, on les admirait pour leur force, on les craignait et on les respectait pour leur savoir.
Il m’a raconté des choses phénoménales d’il y a bien longtemps. Mais aujourd’hui, nous autres Indiens, nous ne recherchons plus la puissance. Maintenant, les Indiens se frottent avec cette herbe. Ils se servent des feuilles et des fleurs pour d’autres choses. Ils prétendent même que cela guérit les furoncles. Mais ils ne recherchent pas sa puissance, qui agit comme un aimant, de plus en plus forte et dangereuse à mesure que l’on s’enfonce plus profondément dans le sol. Lorsqu’on arrive à près de quatre mètres - on prétend que certains l’ont fait -on trouve le siège d’une puissance permanente, illimitée. Peu d’hommes y sont arrivés dans le passé, et personne de nos jours. Je vous le répète, nous autres Indiens, nous n’avons plus besoin de cette puissance. Je crois que cela a peu à peu cessé de nous intéresser, et cela n’a plus d'importance. En tout cas, je ne la recherche pas et cependant, quand j’avais votre âge, j’ai moi aussi ressenti cette énergie en moi. Cette impression que vous avez aujourd’hui, je l’ai eue, cinq cents fois plus forte. J’ai tué un homme d’un seul coup du bras, j’ai soulevé pour les lancer au loin d’énormes pierres que vingt hommes n’avaient pas réussi à déplacer. Un jour, j’ai sauté si haut que j’ai arraché des feuilles au sommet des arbres les plus hauts. En pure perte ! Simplement pour effrayer des Indiens - rien que des Indiens.
Ceux qui ignoraient tout de cela n’y ont pas cru. Ils n’ont vu qu’un Indien fou, ou bien quelque chose qui s’agitait à la cime des arbres.
Nous sommes restés longtemps sans rien dire. Puis j’ai eu envie de parler.
- C’était différent, a-t-il commencé, quand il y avait sur la terre des gens qui savaient que l’homme peut devenir comme le lion de la montagne, ou comme l’oiseau, qu’on pouvait voler. Alors, je ne me sers plus de l’herbe du diable. A quoi bon ? Pour faire peur aux Indiens ? (Para que ? Para asustar a los indios ? )
En arrivant, je n’ai pas vu don Juan assis sous sa véranda. Cela m’a étonné. Je l’ai appelé et sa bru est sorti de la maison
« Il est à l’intérieur », m’a-t-elle dit.
J’ai découvert qu’il s’était foulé la cheville plusieurs semaines auparavant. Il s’était confectionné un plâtre en trempant des bandes d’étoffe dans un mélange fait de cactus et d’os en
poudre. En séchant cela avait formé comme un plâtre léger et profilé, aussi dur, mais beaucoup plus léger.
- Comment est-ce arrivé ? lui ai-je demandé.
Sa bru une Mexicaine du Yucatan qui s’occupe de lui, m’a répondu. « C’est un accident. Il est tombé et il a failli se casser le pied. »
Don Juan a ri et il a attendu que la femme s’en aille.
- Un accident, vous pensez ! J’ai une ennemie dans les environs. Une femme, « la Catalina ». Elle m’a poussé pendant un moment de faiblesse et je suis tombé,
- Pourquoi a-t-elle fait cela ?
- Elle voulait me tuer, voilà tout.
- Elle était ici avec vous ?
- Oui.
- Mais pourquoi l’avez vous laissée entrer ?
- Mais non, elle est entrée en volant.
- Je vous demande pardon ?
- C’est un merle (chanate). Elle s’y prend très bien. J’ai été surpris. Il y a longtemps qu’elle essaie de se débarrasser de moi. Elle a bien failli réussir cette fois-ci.
- Vous avez dit que c’était un merle ? Alors, c’est un oiseau ?
- Vous voilà encore avec vos questions. Bien sûr que c’est un merle. Comme je suis un corbeau. Suis-je un homme ou un oiseau ? Je suis un homme qui sait comment devenir un oiseau. Mais pour en revenir à La Catalina, c’est vraiment une sale sorcière. Son envie de me tuer est si forte que j’arrive tout juste à la repousser. Le merle est entré jusque dans ma maison et je n’ai pas pu l’arrêter.
- Vous pouvez devenir un oiseau, don Juan ?
- Oui. Mais nous en parlerons plus tard.
- Pourquoi veut-elle vous tuer ?
- Oh, c’est une vieille histoire. C’en est au point qu’il faudra que je me débarrasse d’elle avant qu’elle ne me fasse mon affaire.
- Utiliserez-vous la sorcellerie ?
Je lui ai demandé cela plein d’espoir.
- Ne soyez pas stupide. Cela ne marcherait pas avec elle. J’ai d’autres plans, dont je vous parlerai un jour.
- Votre allié peut-il vous protéger contre elle ?
- Non. La petite fumée me dit seulement ce que je dois faire. C’est à moi ensuite de me protéger.
- Et le Mescalito ? Peut-il vous protéger contre elle ?
- Non. Le Mescalito est un professeur, pas une puissance que l’on puisse utiliser à des fins personnelles.
- Et l’herbe du diable ?
- Je vous ai dit que je devais me protéger moi-même, en suivant les directives de mon alliée la petite fumée. Autant que je sache, la fumée peut tout. Que vous vouliez savoir quoi que ce soit, la fumée vous le dira. Elle vous donnera non seulement le savoir, mais aussi la façon. C’est le plus merveilleux allié qu’on puisse trouver.
- Est-ce vrai pour tout le monde ?
- Ce n’est pas la même chose pour n’importe qui. Beaucoup en ont peur et ils n’y toucheraient pour rien au monde ; la fumée, c’est comme tout, elle n’a pas été faite pour tous.
- Quelle genre de fumée est-ce, don Juan ?
- La fumée des devins.
J’ai remarqué dans sa voix un respect particulier, une nuance que je n’avais jamais entendue jusque-là.
- Je commencerai par vous raconter exactement ce que mon bienfaiteur m’a dit lorsqu’il a commencé à m’enseigner ce sujet. Mais à cette époque, j’étais comme vous, je ne pouvais pas comprendre. « L’herbe du diable est pour ceux qui recherchent la puissance. La fumée est pour ceux qui observent. » A mon avis, rien ne l’égale. Lorsqu’on pénètre dans son domaine, on dispose de tous les pouvoirs, c’est extraordinaire. Bien sûr, cela prend toute une vie. Il faut des années pour connaître ses deux parties essentielles, la pipe et ce qu’on fume. Cette pipe m’a été offerte par mon bienfaiteur, et elle est devenue à moi après des années de maniement. Elle s’est faite à moi. Par exemple, si je vous la donnais, ce serait pour moi une tâche très difficile, et pour vous une épreuve très délicate, si toutefois vous y parveniez. La pipe souffrirait d’être maniée par un autre, et si nous faisions l’un ou l’autre une erreur, rien ne pourrait empêcher cette pipe d’éclater d’elle-même, ou d’échapper à nos mains pour aller se fracasser, même sur une botte de paille. Si cela arrivait, ce serait pour nous deux la fin. Surtout pour moi.
La fumée se retournerait contre moi de façon imprévisible.
- Comment pourrait-elle se retourner contre vous puisque vous êtes son allié ?
Ma question avait dû contrarier le fil de ses pensées, car il est longtemps resté silencieux.
- La difficulté, reprit-il soudain, c’est que le mélange qu’on y fume est composé des substances les plus dangereuses que je connaisse. On ne saurait le préparer sans avoir été instruit auparavant. Cela constituerait un poison motel pour tout autre que son protégé. Il convient de traiter la pipe et ce qu’on y fume avec les soins les plus délicats. Et celui qui décide d’apprendre cela doit s’y préparer par une vie tranquille et exigeante. Ses effets sont tels que la plus petite bouffée exige énormément de force. D’abord, tout semble terrifiant et incompréhensible, puis tout s’éclaircit au fur et à mesure des bouffées. Soudain le voile se déchire. Extraordinaire. A ce stade, la fumée est devenue une alliée, elle pourra résoudre tous les problèmes, car elle permet de pénétrer dans des mondes inimaginables. C’est la plus remarquable propriété de la petite fumée, et son plus grand don. Et cela sans provoquer le moindre mal. A mon avis, la fumée est la véritable alliée.
Nous étions assis comme d’habitude devant sa maison, sur le sol de terre battue toujours bien balayé. Il s’est levé et il est entré dans la maison. Il est revenu au bout de quelques instants avec un paquet étroit et il s’est assis.
- Voici ma pipe.
Il s’est penché en avant et il m’a montré la pipe qu’il venait de tirer de son étui de toile verte. Elle faisait près de vingt-cinq centimètres de long. Le tuyau était taillé dans un bois rougeâtre. Il était lisse et sans ornements. Le foyer semblait lui aussi être en bois, massif par rapport à la minceur du tuyau, poli et gris sombre, presque la couleur du charbon de bois.
Il tenait cette pipe à la hauteur de mon visage, comme s’il me l’offrait. J’ai tendu la main, mais il a vite écarté cette pipe.
« Cette pipe m’a été donnée par mon bienfaiteur, a-t-il dit. Je vous la léguerai à mon tour. Mais il faut d’abord apprendre à la connaître. Je vous la prêterai à chaque fois que vous viendrez. Il faut commencer par la toucher. Peu de temps d’abord, il faut que la pipe et vous, vous vous accoutumiez l’un à l’autre. Puis vous la mettrez dans votre poche, ou peut-être sous votre chemise. Et finalement à votre bouche. Il faudra faire tout cela très progressivement. Il faut que des relations s’établissent (la amistad esta hecha) puis vous pourrez la fumer. Si vous suivez mes conseils sans vous hâter, peut-être la petite fumée deviendra-t-elle également votre alliée préférée ».
Il m’a tendu la pipe mais sans me la laisser toucher. J’ai tendu la main droite.
« Les deux mains », a-t-il dit.
J’ai touché la pipe à deux mains pendant un bref instant.
Il la tendait juste assez pour que je puisse l’atteindre... Puis il l’a éloignée.
- D’abord, on allume la pipe. Il y faut du temps.
- Et si je ne plais pas à la pipe ?
- Ce n’est pas possible, mais vous devez apprendre à l’aimer pour que, lorsque le moment sera venu pour vous de la fumer, elle vous aide à ne pas avoir peur.
- Que fumez-vous, don Juan ?
- Ceci.
Il a ouvert son col et il m’a montré un petit sachet qu’il conservait sous sa chemise, accroché au cou comme un médaillon. Il l’a sorti, il l’a détaché, et il a soigneusement versé un peu de son contenu dans sa paume.
On aurait vaguement dit du thé très finement haché. La couleur variait du brun foncé au vert clair, avec quelques fragments d’un jaune vif.
Il a reversé le mélange dans le sachet qu’il a refermé, lié avec un lacet de cuir et remis sous sa chemise.
- De quoi est-ce fait ?
- Beaucoup de choses qu’il est très difficile de rassembler. Il faut aller loin. Ces petits champignons (los honguitos) nécessaires pour préparer le mélange ne poussent qu’en un certain lieu à un certain moment de l’année.
- Existe-t-il un seul mélange pour les différentes aides dont vous pourriez avoir besoin ?
- Oui. Il n’existe qu’une seule petite fumée, et rien d’autre. Il a montré du doigt le sac sur sa poitrine, et il a soulevé la pipe qu’il avait posée sur ses genoux.
- Et ces deux-là ne font qu’un, l’un ne va pas sans l’autre. Cette pipe et le secret de ce mélange ont appartenu à mon bienfaiteur. Et ils lui avaient été remis comme lui, me les a remis. Ce mélange est difficile à préparer, mais c’est possible. Son secret réside dans ses composants, et à la façon dont on prépare le mélange. Pour la pipe, c’est l’affaire de toute une vie. Il faut y veiller avec un soin infini. Elle est solide, mais il ne faut ni la frapper ni la cogner. On doit la tenir avec des mains sèches, jamais quand elles sont en sueur, et on ne doit s’en servir que lorsqu’on est seul. Et personne, absolument personne, ne doit la voir, à moins qu’on ait le dessein de la lui donner un jour. Voilà ce que m’a appris mon bienfaiteur, et c’est ainsi que j’ai agi toute ma vie.
- Et qu’arriverait-il si vous perdiez ou si vous cassiez cette pipe ?
Il hocha lentement la tête.
- Je mourrais.
- Les pipes de tous les sorciers sont-elles comme la vôtre ?
- Ils n’ont pas tous des pipes comme la mienne. Mais je connais certaines personnes qui en possèdent.
- Pourriez-vous en fabriquer une, don Juan? Imaginons que vous n’en ayez pas, comment feriez-vous pour pouvoir m’en donner une?
- Si je ne possédais pas de pipe, il me serait impossible de vous en donner une, et l’idée ne m’en viendrait même pas. Je vous donnerais alors autre chose.
Je semblais l’avoir irrité. Il replaça soigneusement la pipe dans son étui, qui devait être doublé d’un tissu très doux, car la pipe glissait parfaitement. Ensuite, il est retourné dans la maison ranger la pipe.
- Vous ai-je irrité, don Juan?
Ma question a semblé le surprendre.
- Non, je ne m’irrite jamais contre quelqu’un. Personne ne peut faire quelque chose d’assez grave pour cela. On s’emporte contre les gens quand on considère leurs actes comme importants. Et pour moi, ce n’est plus le cas depuis longtemps.
La date pour replanter la bouture n’avait pas été fixée de façon précise. C’était cependant la seconde étape dans la domestication de la plante.
Je suis arrivé chez Don Juan le samedi 23 décembre en début d’après-midi. Comme d’habitude, nous sommes restés silencieux un certain temps. La journée était chaude et nuageuse.
Cela faisait des mois qu’il m’avait donné la première portion. Soudain, il a dit :
- Il est temps de replanter cette herbe. Mais il faut d’abord que je vous prépare un charme, que vous conserverez et qui vous protégera, et que vous devez être seul à voir. Je l’aurai vu également, puisque c’est moi qui vais le préparer. Mais cela n’a pas d’importance car, comme je vous l’ai dit, je ne tiens guère à cette herbe du diable, personnellement. Nous ne faisons pas qu’un. Et je ne m’en souviendrai pas longtemps.
Je suis trop vieux. Cependant, il ne faudra le montrer à personne d’autre, car aussi longtemps que durerait leur souvenir de l’avoir vu, cela diminuerait le pouvoir du charme. Il est entré dans la maison et il en a rapporté trois paquets enveloppés de toile à sac qu’il avait dissimulés sous une vieille natte de paille. Et puis il est revenu s’asseoir sous la véranda.
Il est resté longtemps silencieux, puis il a ouvert un des paquets. C’était le datura femelle que nous avions ramassé ensemble. Les feuilles, les fleurs et les graines étaient toutes sèches : Il a pris la longue racine en forme de Y puis il a refermé le paquet.
La racine s’était desséchée, elle était toute ratatinée et tordue. Il l’a posée sur ses genoux, et il a sorti son couteau de sa bourse. Il m’a montré la racine sèche.
« Cette partie est pour la tête », m’a-t-il dit en faisant une première incision sur la queue du Y placée vers le haut. On aurait dit ainsi un homme les jambes écartées.
« Voici pour le cœur », et il a taillé près de la jointure du Y. Il a ensuite coupé les extrémités de la racine, laissant environ huit centimètres à chaque barre du Y. Et il a entrepris soigneusement de lui donner une silhouette humaine.
La racine était sèche et fibreuse. Pour la sculpter, don Juan a fait deux incisions et il a pelé les fibres à la profondeur des entailles. Pour les détails il a attaqué le cœur du bois, ainsi pour les bras et les mains. Cela devait donner un petit personnage noueux, les bras contre la poitrine et les mains serrées l’une contre l’autre.
Don Juan s’est levé et il est allé jusqu’au grand agave bleu qui se dresse devant la maison. Il a choisi un piquant sur une des feuilles centrales, il l’a fléchi et fait tourner sur lui-même trois ou quatre fois, ce qui l’a détaché de la feuille. Il l’a alors pris entre ses dents et il a tiré. Le piquant s’est arraché à la chair de l’agave, et il en est sorti une sorte d’écheveau fibreux et qui pouvait bien faire soixante centimètres de long. Toujours avec le piquant entre ses dents, don Juan a tordu les fibres sur elles-mêmes entre ses paumes pour en faire une sorte de ficelle qu’il a entortillée autour des jambes serrées du petit personnage. Puis il a enroulé ce qui restait autour du corps. Ensuite, il a adroitement glissé le piquant comme une alêne sous les bras repliés pour que la pointe surgisse entre les mains jointes. Il a tiré doucement avec ses dents, et il a fait ressortir presque toute la longueur du piquant, qui ressemblait ainsi à un épieu. Puis sans regarder la petite statue, don Juan l’a glissé dans sa bourse de cuir. Là-dessus, semblant épuisé par ce travail, il s’est couché et il s’est endormi.
Quand il s’est réveillé, il faisait déjà nuit. Nous avons mangé les provisions que j’avais apportées et nous sommes restés assis sous la véranda. Puis don Juan a pris les trois paquets et il est allé derrière la maison allumer un feu de brindilles et de bois mort. Nous nous sommes installés confortablement puis il a ouvert les paquets. Il y avait celui qui contenait les morceaux secs de la plante femelle, un autre avec ce qui restait de la plante mâle et un troisième, assez volumineux, qui contenait des morceaux verts fraîchement coupés de datura. Don Juan est allé à l’auge et il en est revenu avec un mortier de pierre très profond en forme de marmite et dont le fond était doucement incurvé. Il a creusé dans le sol un trou peu profond et il y a installé le mortier. Il a ajouté d’autres branches sur le feu, il a pris les deux paquets contenant les fragments secs et il les a vidés en même temps dans le mortier. Il a bien secoué la toile à sac pour être sûr que tous les débris étaient bien tombés dans le mortier. Puis dans le troisième paquet, il a pris deux morceaux de racine de datura fraîche.
- Je vais les préparer pour vous, a-t-il dit.
- De quel genre de préparation s’agit-il, don Juan ?
- Un morceau provient d’une plante mâle, l’autre d’une plante femelle. C’est le seul moment où l’on doive les réunir. Elles viennent d’une profondeur d’un mètre.
Il a écrasé les deux morceaux dans son mortier, à coups de pilon réguliers. Tout en faisant cela, il chantait une sorte de mélopée inarticulée et monotone, tout à fait inintelligible pour moi. Sa tâche semblait beaucoup l’absorber.
Lorsque les racines ont été complètement écrasées, il a pris dans le paquet quelques feuilles fraîches de datura. Elles étaient bien propres et l’on venait de les cueillir. Elles ne présentaient ni meurtrissures ni trous de vers. Il les a mises une à une dans le mortier. Puis il a pris une poignée de fleurs de datura et il les a mises dans le mortier de la même façon délibérée. J’en ai compté quatorze à chaque fois. Ensuite, il a pris une poignée de capsules de graines avec tous leurs piquants. Ces capsules n’étaient pas encore ouvertes. Je n’ai pas pu les compter parce qu’il les a jetées directement dans le mortier, mais j’imagine qu’il y en avait également quatorze.
Il a ajouté trois tiges de datura sans leurs feuilles. Elles étaient d’un rouge sombre, propres, et elles semblaient avoir appartenu à une très grande plante, à en juger par leurs multiples ramifications.
Lorsque tout a été mis dans le mortier, il s’est mis à écraser le contenu d’un geste régulier. A un certain moment, il a incliné le mortier, il a pris ce qui restait dedans avec ses mains et il l’a vidé dans une vieille marmite. Il a tendu les mains vers moi.
J’ai cru qu’il voulait que je les essuie. Au lieu de cela, il s’est emparé de ma main gauche et d’un mouvement rapide, il a écarté autant que possible le médius et l’annulaire. Il m’a alors frappé entre ces deux doigts avec la pointe de son couteau, en dérapant sur l’annulaire. Il avait fait cela avec beaucoup d’adresse. J’ai vivement écarté ma main. La coupure était profonde, le sang coulait en abondance. Il m’a empoigné la main, il l’a mise au-dessus de la marmite, et il l’a serrée pour faire couler davantage de sang.
J’avais le bras engourdi, j’étais atterré, étrangement glacé et endolori, la poitrine oppressée et les oreilles bourdonnantes. Je sentais que je glissais, j’allais m’évanouir. Il m’a lâché la main et il s’est mis à tourner le contenu de sa marmite. Quand je me suis senti mieux, j’ai vraiment éprouvé de la colère à son égard. Il m’a fallu un bon moment pour retrouver mon calme.
Il a posé trois pierres autour du feu et installé la marmite dessus. Aux divers ingrédients, il a ajouté ce qui m’a semblé être une bonne quantité de colle de menuisier, une cruche d’eau et il a laissé bouillir. Le datura a déjà une odeur bizarre, avec en plus de la colle de menuisier, qui a dégagé une forte odeur quand tout cela a commencé à bouillir, la vapeur était si nauséabonde que j’ai cru vomir.
Il a laissé le mélange bouillir longtemps. Nous étions restés assis devant le feu, immobiles. Parfois, quand l’odeur soufflait dans ma direction et m’enveloppait, je retenais mon souffle pour résister aux nausées.
Don Juan a ouvert sa bourse de cuir et il en a sorti le petit personnage. Il me l’a tendu avec précaution en me disant de le mettre dans la marmite sans me brûler les mains. Je l’ai laissé glisser doucement dans la bouillie en ébullition. Don Juan a sorti son couteau, et j’ai cru qu’il allait encore m’en donner un coup. Mais il s’en est servi pour enfoncer la statuette dans la préparation.
Il a regardé tout cela bouillir pendant encore un certain temps, puis il a entrepris de nettoyer le mortier. Je l’ai aidé. Ensuite il a rangé le mortier et le pilon le long de la clôture.
Nous sommes rentrés dans la maison et la marmite est restée sur ses trois pierres toute la nuit.
Le lendemain à l’aube, don Juan m’a dit de sortir la statuette de cette colle et de l’accrocher au toit en direction de l’est, pour la faire sécher au soleil. A midi, elle était raide comme du fil de fer. La chaleur avait solidifié la colle à laquelle s’était mélangé le vert des feuilles. Le petit personnage avait acquis un étrange éclat.
Don Juan m’a demandé de le décrocher. Il m’a alors tendu une bourse de cuir qu’il avait taillée dans une vieille veste de daim que je lui avais apportée. Cette bourse ressemblait tout à fait à la sienne, sauf qu’elle était en daim marron.
- Mettez votre « image » dans cette bourse et refermez-la. Il ne me regardait pas, et gardait volontairement la tête détournée. Lorsque le petit personnage a été dans la bourse, il m’a donné un filet, et il m’a dit d’y mettre le pot de terre.
Il est allé avec moi jusqu’à la voiture, il m’a pris le filet des mains, et il l’a attaché au couvercle ouvert de la boîte à gants.
- Venez avec moi, a-t-il dit.
Je l’ai suivi. Nous avons fait tout le tour de la maison dans le sens des aiguilles d’une montre. Il s’est arrêté sous la véranda, puis nous avons recommencé la même chose, en sens inverse. Il est resté alors immobile un instant, puis il s’est assis.
J’étais habitué à ce que tout ce qu’il faisait eût un sens, mais je me demandais ce que signifiaient ces tours de maison, lorsqu’il s’est exclamé : « Diable ! Je ne sais plus où je l’ai mis. »
Je lui ai demandé ce qu’il cherchait. Il a répondu qu’il ne savait plus où il avait mis la racine que je devais replanter. Nous avons fait le tour de la maison une fois de plus avant que cela ne lui revienne.
Il m’a montré un petit bocal de verre posé sur une planchette clouée au mur sous le toit. Il contenait l’autre moitié de la première portion de la racine de datura. Une petite couronne de feuilles avait poussé à son sommet. Le bocal contenait un peu d’eau, mais pas de terre.
- Pourquoi n’y a-t-il pas de terre ? ai-je demandé.
- Toutes les terres ne sont pas les mêmes, et l’herbe du diable ne doit connaître que celle où elle vivra et grandira. Le moment est venu de la replanter avant que des vers ne s’y attaquent.
- Peut-on la planter ici près de la maison ?
- Oh non. Pas par ici. Il faut la mettre dans un endroit qui vous plaise.
- Où vais-je le trouver ?
- Cela, je l’ignore. Où vous voudrez. Mais il faudra s’occuper d’elle soigneusement, car il faut qu’elle vive pour que vous possédiez la puissance. Si elle meurt, cela voudra dire qu’elle ne veut pas de vous, et qu’il faut la laisser tranquille : elle ne vous apportera pas le pouvoir. Il faudra donc bien la soigner, pour qu’elle grandisse, sans pourtant la gâter.
- Pourquoi cela ?
- Parce que si elle ne veut pas grandir, il est inutile de l’y inciter. D’un autre côté, vous devez montrer votre attachement, éloigner les vers et l’arroser quand vous venez la voir. Il faudra ‘le faire régulièrement jusqu’à ce qu’elle donne des graines. Quand elles apparaîtront, nous serons sûrs qu’elle veut bien de vous.
- Mais, don Juan, je ne pourrai pas m’occuper de cette plante comme vous le voulez.
- Il le faudra bien pourtant, si vous voulez sa puissance. Il n’existe pas d’autre moyen.
- Vous ne pouvez pas vous en occuper pour moi quand je ne suis pas là, don Juan ?
- Non, certainement pas. Chacun doit s’occuper de sa propre plante. J’avais la mienne. Vous devez maintenant avoir la vôtre. Et ce n’est qu’après les graines, comme je viens de vous le dire, que vous pourrez vous considérer comme prêt à apprendre.
- A votre avis, où devrais-je la replanter ?
- Ce n’est pas à moi d’en décider. Et vous devez être le seul à en connaître l’endroit. Il ne faudra même pas me le dire à moi. Si un étranger vous suit ou vous voit, il faudra vous sauver ailleurs avec votre plante, car on pourrait vous faire énormément de mal par l’intermédiaire de cette plante. Vous estropier, ou vous tuer. C’est pour cela que même moi je devrai ignorer où elle est.
Il m’a tendu le petit bocal.
- Prenez-la maintenant.
Je l’ai prise. Puis il m’a presque traîné jusqu’à ma voiture.
- Il faut partir maintenant. Partez à la recherche d’un endroit convenable. Creusez un trou profond, près d’un point d’eau. N’oubliez pas qu’il faut qu’elle soit à proximité de l’eau pour grandir. Vous creuserez le trou avec vos mains nues, même si cela doit les mettre en sang. Vous mettrez le plant au milieu du trou, puis vous ferez une petite butte (pilon) autour. Vous la recouvrirez d’eau. Quand toute l’eau aura disparu, vous remplirez le trou de terre meuble. Vous repérerez alors un endroit à deux pas du plant vers le sud-ouest. Vous creuserez un second trou, toujours avec les mains, et vous y verserez ce qu’il y a dans le pot. Cassez ensuite ce pot et enterrez-le ailleurs, loin de l’endroit où se trouve le plant. Le pot une fois enterré, vous reviendrez à votre plant l’arroser une fois de plus. Vous prendrez ensuite votre image avec les deux doigts entre lesquels se trouve la blessure et, debout à l’endroit où se trouve la colle, vous toucherez légèrement la plante avec l’épine. Vous ferez quatre fois le tour de la plante, en vous arrêtant à chaque fois au même endroit pour la toucher.
- Faudra-t-il le faire dans un certain sens ?
- N’importe lequel. Mais il ne faudra surtout pas oublier dans quelle direction est enterrée la colle, et dans quel sens vous avez tourné autour de la plante. Touchez la plante légèrement, sauf la dernière fois, où là il faudra enfoncer profondément. Mais faites cela très soigneusement, mettez- vous à genoux pour avoir la main plus sûre. Il ne faut pas que l’épine se casse. Autrement, c’est fini. La racine ne vous serait d’aucun usage.
- Faudra-t-il prononcer certaines paroles en décrivant ces cercles ?
- Je le ferai pour vous.
Comme j’arrivais ce matin-là à sa maison, don Juan m’a tout de suite dit qu’il allait me montrer comment préparer le mélange à fumer. Nous sommes partis pour les collines et nous avons pénétré assez profondément dans l’un des canyons. Il s’est arrêté à côté d’un grand arbuste élancé dont la couleur contrastait fortement avec la végétation des environs. Tout autour, le chaparral était jaunâtre, alors que l’arbuste était d’un vert vif.
« Sur cet arbre, dit-il, on prend des feuilles et des fleurs. Le bon moment, c’est le jour de la Fête des morts (el dia de las animas). »
Il sortit son couteau et il coupa l’extrémité d’une branche mince. Puis il a recommencé avec une autre branche, et ainsi de suite, jusqu’à avoir une poignée de ces rameaux. Puis il s’est assis sur le sol.
« Regardez, dit-il. J’ai coupé toutes ces branches au-dessus de la fourche formée par une ou deux feuilles et la branche. Vous voyez ? Elles sont toutes pareilles. Je n’ai pris que l’extrémité de chaque branche, là où les feuilles sont fraîches et bien tendres. Cherchons maintenant un coin à l’ombre. » Nous avons marché et il a fini par trouver ce qu’il cherchait.
Il a sorti une longue ficelle de sa poche, il l’a tendue entre deux buissons, faisant ainsi une sorte de corde à linge sur laquelle il a placé les petites branches à cheval, bien régulièrement. Ainsi suspendues par la fourche que formait la tige et les feuilles, on aurait dit une rangée de petits cavaliers verts.
« On dit que les feuilles doivent sécher à l’ombre, dit-il.
Il faut choisir un endroit écarté et d’accès difficile. De cette façon, les feuilles seront protégées. On les laissera donc sécher dans un endroit presque impossible à découvrir. Une fois sèches, on en fera un paquet scellé. »
Là-dessus, il a pris les petites branches sur la ficelle, et il les a jetées dans les buissons. Il avait donc simplement voulu me montrer comment il fallait s’y prendre.
Nous avons repris notre marche et nous avons ramassé trois variétés de fleurs. Il a précisé qu’il fallait toujours les cueillir au même moment. Mais on les mettait ensuite dans des pots de terre différents, à sécher dans l’obscurité. On mettait des couvercles sur ces pots pour que les fleurs moisissent à l’intérieur. Le rôle des feuilles et des fleurs était d’adoucir le mélange.
Nous sommes sortis du canyon, et nous avons marché vers la rivière. Puis nous sommes revenus chez lui après un long détour. Tard ce soir-là, nous sommes allés nous asseoir dans sa chambre, ce qu’il m’autorisait rarement à faire, et il m’a parlé du dernier ingrédient du mélange, les champignons.
« Le secret du mélange réside dans les champignons, dit-il. Et c’est ce qu’il y a de plus difficile à trouver. Le voyage jusqu’à l’endroit où ils poussent est long et dangereux, et le choix est encore plus périlleux. Ils poussent aux alentours d’autres variétés de champignons tout à fait inutiles. Ils gâcheraient l’effet des bons si on les mettait à sécher ensemble. Il faut beaucoup de temps pour apprendre à les distinguer sans risque d’erreur. Si l’on se trompait, il pourrait en résulter de graves dangers - pour le fumeur et pour sa pipe. On peut tomber raide mort, à fumer la mauvaise fumée. J’en connais à qui cela est arrivé.
« Dès que les champignons sont ramassés, on les met dans une gourde, si bien qu’il est impossible de vérifier après. Vous comprenez, il faut les émietter pour pouvoir les faire passer par le petit goulot de la gourde.
- Comment éviter une erreur ?
- En faisant très attention et en sachant choisir. Je vous ai dit que c’était très délicat. Dompter la fumée, ce n’est pas à la portée de tout le monde. La plupart n’essaient même pas.
- Combien de temps garde-t-on les champignons dans la gourde ?
- Un an. On garde tous ces ingrédients scellés pendant un an. On pèse des quantités égales de chacun et on les réduit séparément en poudre très fine. Ce n’est pas la peine pour les petits champignons, car ils tomberont d’eux-mêmes en poussière. Il n’y a qu’à écraser quelques morceaux plus gros. On met quatre parts de champignons pour une de tout le reste mélangé. Puis quand tout est mélangé, on le met dans un sac comme le mien. »
Il a montré le petit sac pendu sous sa chemise.
« Puis tous les ingrédients sont rassemblés à nouveau et une fois secs, le mélange est prêt à être fumer. Dans votre cas, vous le fumerez l’an prochain. L’année suivante, le mélange sera vraiment le vôtre, car vous l’aurez ramassé vous-même. La première fois que vous le fumerez, j’allumerai moi-même votre pipe. Vous fumerez le mélange dans le fourneau puis vous attendrez. La fumée viendra. Vous la sentirez. Elle vous permettra de voir tout ce que vous souhaiterez voir. A vrai dire, c’est une alliée sans égal. Mais celui qui la recherche doit le faire avec une intention et souhaiter son retour avec une volonté sans faille, ou bien la fumée ne le laissera pas revenir. Ensuite, il faut avoir la volonté de se rappeler ce que la fumée lui aura permis de voir. Autrement, ce ne serait qu’un brouillard dans son esprit. »
Dans nos conversations, don Juan utilisait constamment l’expression « homme de savoir », sans jamais expliquer ce qu’il entendait par là. Je le lui ai demandé.
- Un homme de savoir, c’est quelqu’un qui a suivi fidèlement les épreuves de l’étude. Un homme qui, sans hâte et sans hésitations, est allé aussi loin qu’il l’a pu dans la recherche des secrets de la puissance et du savoir.
- N’importe qui peut-il devenir un homme de savoir ?
- Non, pas n’importe qui.
- Alors que faut-il faire pour devenir un homme de savoir ?
- Il faut affronter et vaincre quatre ennemis naturels.
- On sera un homme de savoir après avoir vaincu ces quatre ennemis ?
- Oui. On ne saurait prétendre être un homme de savoir sans être capable de les vaincre tous les quatre.
- Alors, tous ceux qui ont vaincu ces quatre ennemis sont des hommes de savoir ?
- Celui qui les a vaincus devient un homme de savoir.
- Mais existe-t-il des conditions particulières à remplir avant d’affronter ces ennemis ?
- Non. Tout le monde peut essayer de devenir un homme de savoir. Peu y parviennent, ce qui est bien naturel. Les ennemis que l’on rencontre en chemin sur la route du savoir sont véritablement formidables. La plupart y succombent.
- De quels ennemis s’agit-il, don Juan ?
Il a refusé de me nommer ces ennemis. Il a dît que ce serait très long avant que le sujet ait un sens pour moi. J’ai insisté et je lui ai demandé si à son avis j’avais personnellement une chance de devenir un homme de savoir. Il m’a répondu que personne ne pouvait en être sûr. J’ai à nouveau insisté pour savoir s’il existait des indications permettant de déterminer si j’avais une chance de devenir un homme de savoir. Cela dépendrait de ma lutte contre les quatre ennemis - saurais-je les vaincre ou serais-je vaincu par eux ? - mais il était impossible de prévoir l’issue du combat.
Je lui ai alors demandé si grâce à la sorcellerie ou à la divination, il pourrait prévoir les résultats de cette lutte. Il a sèchement répondu qu’il était impossible de prévoir cela, car être un homme de savoir, ce n’est qu’un état temporaire. Quand je lui ai demandé d’expliquer cela, il m’a répondu :
- Etre un homme de savoir, cela n’a pas de permanence.
On n’est jamais un homme de savoir, vraiment. On ne le devient que pour un bref instant, après avoir vaincu les quatre ennemis naturels.
- Vous devez me dire, don Juan, qui ils sont.
Il ne m’a pas répondu. J’ai encore insisté, mais il a abandonné ce sujet et il a commencé à parler d’autre chose.
Je m’apprêtais à partir, et j’ai décidé de lui demander encore une fois de me parler des ennemis d’un homme de savoir. Mon argument, c’était que je ne pourrais pas revenir le voir avant pas mal de temps, et que ce serait peut-être une bonne idée de noter ce qu’il avait à me dire à ce sujet pour pouvoir y réfléchir tout le temps de mon absence.
Il a hésité un moment, puis il s’est mis à parler.
- Lorsqu’un homme commence à apprendre, ses objectifs ne sont jamais clairs. Son dessein est vague, ses intentions imparfaites. Il espère en tirer un bénéfice qui ne se matérialisera jamais, dans son ignorance des difficultés de l’étude.
Il commence ensuite lentement à apprendre -par petits fragments d’abord, puis par vastes pans. Bientôt ses pensées se heurtent, ce qu’il apprend n’est pas ce qu’il avait imaginé, cela n’a pas l’aspect qu’il attendait, il prend peur. Le savoir est toujours inattendu. Chaque étape soulève une nouvelle difficulté, et la peur commence à envahir l’homme, impitoyable, opiniâtre. Il devient comme un champ de bataille.
Il vient ainsi de buter contre le premier de ses ennemis naturel : la peur. C’est un ennemi terrible, traître, difficile à surmonter, toujours caché au détour du chemin, à vous guetter. Et si, terrifié par sa présence, il se sauve, son ennemi aura mis un terme à sa recherche.
- Et qu’arrive-t-il à l’homme qui s’enfuit sous l’effet de la peur ?
- Rien d’autre, sauf de ne plus jamais rien apprendre. Jamais il ne deviendra un homme de savoir. Ce sera peut-être un bravache, ou un couard inoffensif ; de toute façon, un vaincu. Son premier ennemi aura mis un terme à ses ambitions.
- Et que peut-on faire pour surmonter cette peur ?
- La réponse est simple. Ne pas se sauver. Défier sa peur, et malgré elle, avancer dans le savoir, pas à pas. On peut être profondément effrayé, sans pour autant s’arrêter. Voilà la règle. Puis le moment viendra quand le premier ennemi reculera. L’homme commencera à se sentir sûr de lui. Son dessein deviendra plus délibéré. L’étude ne sera plus pour lui une tâche insurmontable. A ce moment, on peut prétendre à juste titre avoir vaincu le premier ennemi naturel.
- Mais, don Juan, cela arrive-t-il d’un seul coup, ou petit à petit ?
- Petit à petit, cependant la peur est vaincue d’un seul coup, vite.
- L’homme n’aura-t-il pas peur à nouveau, si quelque chose d’autre lui arrive ?
- Non. Lorsqu’un homme a vaincu la peur, il en est quitte pour le reste de ses jours, car la clarté a remplacée la peur - une clarté de l’esprit qui efface la peur. Mais alors un homme connaît ses désirs, il sait comment les satisfaire.
Il peut s’imaginer les nouvelles étapes du savoir, tout se trouve baigné d’une clarté violente. Il sent que plus rien n’est caché.
Il vient de rencontrer son deuxième ennemi, la clarté. Cette clarté d’esprit, si difficile à atteindre, si elle dissipe la peur, aveugle également.
Elle pousse l’homme à ne jamais douter de lui-même. Elle lui donne l’assurance de pouvoir faire tout ce qu’il veut, car il semble voir clairement au fond des choses. Il est courageux parce qu’il est
clair, rien ne l’arrête pour la même raison. Or tout cela n’est qu’une erreur. C’est comme une chose incomplète. Si l’on cède à cette puissance apparente, on est devenu le jouet du deuxième ennemi, et l’apprentissage s’en trouvera tout faussé. La précipitation remplacera la patience, ou le contraire. Et conséquence de ces erreurs, il lui deviendra impossible de rien apprendre.
- Que devient l’homme ainsi vaincu, don Juan ? Est-ce la mort le résultat ?
- Non, il ne meurt pas. Son deuxième ennemi l’a brutalement empêché de devenir un homme de savoir. Au lieu de cela, il deviendra peut-être un guerrier plein de vaillance, à moins que ce ne soit un pitre. Mais cette clarté qu’il a chèrement acquise ne se changera jamais en peur ou en obscurité à nouveau. Et cela pendant toute sa vie, mais il n’apprendra plus jamais rien. Il n’en aurait d’ailleurs nulle envie.
- Et que convient-il de faire pour éviter une telle défaite ?
- Faire comme lorsqu’on était en proie à la peur. Défier cette clarté, et ne l’utiliser que pour voir, attendre avec patience avant de faire un autre pas que l’on aura soigneusement préparé. Surtout, ne pas oublier que la clarté constitue presque une erreur. Le moment viendra où l’on comprendra que cette clarté n’était en somme qu’un point devant le regard. C’est ainsi que le deuxième ennemi aura été surmonté, et que l’on parviendra à l’endroit où plus rien de mal ne peut arriver. Il ne s’agira plus d’une erreur, ni d’un simple point devant les yeux. Ce sera la vraie puissance. L’homme saura alors que la puissance qu’il poursuit depuis si longtemps lui appartient enfin. Il en fera ce qu’il voudra. Il a son allié à ses ordres. Ses désirs font loi. Il voit tout ce qui l’entoure. C’est ici qu’il rencontre son troisième ennemi, le pouvoir.
C’est le plus puissant de tous ses ennemis. Le plus facile, naturellement, est d’y céder. Après tout, l’homme est vraiment invincible. Il commande. Il commence par prendre des risques calculés, il finit par dicter les règles, puisqu’il est le maître.
A ce stade, on remarque à peine le troisième ennemi qui s’approche. Et soudain, sans qu’on s’en aperçoive, la bataille est perdue. L’ennemi a fait de lui un homme capricieux et cruel.
- Perdra-t-il sa puissance ?
- Non, il ne perdra ni sa clarté ni son pouvoir.
- Qu’est-ce qui le distinguera alors d’un homme de savoir ?
- L’homme vaincu par sa puissance meurt sans avoir vraiment appris à s’en servir. Cela n’aura été qu’un fardeau pesant sur sa destinée. Cet homme n’aura pas su se dominer, il ignore quand et comment se servir de cette puissance.
- La défaite aux mains de ces ennemis est-elle définitive ?
- Naturellement. Si l’un de ces ennemis maîtrise l’homme, il ne lui reste rien à faire.
- Est-ce possible, par exemple, que vaincu par sa puissance, l’homme s’en rende compte et s’amende ?
- Non. Une fois que l’on a succombé, c’est fini.
- Et s’il n’est que temporairement aveuglé ?
- Cela signifie alors que le combat continue, et qu’il s’efforce encore de devenir un homme de savoir. L’homme n’est vaincu que lorsqu’il ne fait plus d’efforts, et qu’il s’y abandonne.
- Alors, don Juan, un homme peut-il se laisser aller à la peur pendant des années, avant de finalement la conquérir ?
- Non. S’il s’est abandonné à la peur, jamais plus il ne la vaincra. Il n’osera plus jamais apprendre.
Mais si pendant des années, en proie à la peur, il a continué à apprendre, il en viendra finalement à bout, parce qu’en fait il ne s’y est jamais abandonné
- Comment peut-il vaincre son troisième ennemi, don Juan ?
- Il lui faut le défier délibérément. Il doit comprendre que cette puissance qu’il lui a semblé conquérir ne sera en fait jamais à lui. Il doit se dominer à chaque instant, manier avec précaution et fidélité tout ce qu’il a appris. S’il voit que la clarté et la puissance, sans la raison, sont encore pires que l’erreur, alors il atteindra le point où tout est sous son contrôle. Il saura alors où et comment exercer ce pouvoir, et c’est alors qu’il aura vaincu son troisième ennemi.
« L’homme sera alors au terme de ce voyage à travers le savoir, quand presque sans prévenir surgira le dernier de ses ennemis, la vieillesse. C’est le plus cruel de tous, le seul qu’il ne pourra pas vaincre complètement, mais seulement tenir en respect.
« On n’éprouve plus alors de peur, la clarté d’esprit ne provoque plus d’impatience - la puissance est maîtrisée, mais on est pris aussi du désir opiniâtre de se reposer. Si l’on s’y abandonne totalement, si l’on se couche et qu’on oublie, la fatigue venant comme un apaisement, la dernière bataille sera perdue, son ennemi l’abattra comme une créature âgée et sans défense. Son désir de retraite obscurcira clarté, puissance et savoir.
« Si l’homme cependant surmonte sa fatigue et accomplit son destin, on pourra vraiment l’appeler homme de savoir, même s’il n’a pu qu’un bref moment repousser son dernier ennemi invincible. Ce moment de clarté, de puissance et de savoir aura suffi. »
Il était rare que don Juan parlât librement du Mescalito. Chaque fois que je questionnais à ce sujet, il refusait de me répondre, mais il en disait toujours assez pour créer une impression du Mescalito, et cette impression était toujours anthropomorphique. Le Mescalito était mâle, non seulement à cause d’une nécessité grammaticale qui en avait fait un nom masculin, mais également à cause de son rôle traditionnel de protecteur et de professeur. Et don Juan affirmait à nouveau ces caractères à chaque fois que nous en parlions.
- L’herbe du diable n’a jamais protégé qui que ce soit. Elle ne sert qu’à donner la puissance. Le Mescalito au contraire est plein de douceur, comme un bébé.
- Mais n’avez-vous pas dit que, parfois, le Mescalito peut se montrer terrifiant ?
- Certainement, mais lorsqu’on le connaît, il est doux et bienveillant.
- Et comment se manifeste cette bienveillance ?
- C’est un protecteur et un professeur.
- Et comment protège-t-il ?
- Vous pouvez le conserver tout le temps avec vous et il veillera à ce que rien de fâcheux ne vous arrive.
- Et comment peut-on le garder tout le temps près de soi ?
- Dans un sachet, attaché au bras, ou porté autour du cou à l’aide d’un cordon.
- L’avez-vous avec vous ?
- Non, parce que j’ai un allié. Mais c’est le cas pour d’autres.
- Qu’enseigne-t-il ?
- Il enseigne comment vivre comme il convient.
- Et comment l’enseigne-t-il ?
- Il montre les choses et dit ce qu’elles sont (enzena las cosas y te dice lo que son).
- Comment ?
- Vous le verrez par vous-même.
- Que voyez-vous quand le Mescalito vous emporte, don Juan ?
- Des choses qui ne relèvent pas de la conversation ordinaire. Je ne peux pas vous en parler.
- Vous arriverait-il quelque chose si vous en parliez ?
- Le Mescalito est un protecteur, doux et généreux. Cela ne veut pas dire que l’on puisse se moquer de lui. Parce qu’il peut être bienveillant, il peut également se montrer épouvantable pour ceux qu’il n’aime pas.
- Je n’ai pas l’intention de me moquer de lui. Je veux seulement savoir ce qu’il permet aux autres de faire ou de voir. Don Juan, je vous ai raconté tout ce que le Mescalito m’avait fait voir.
- Avec vous c’est différent, vous ne connaissez pas ses habitudes. Il faudra qu’on vous les enseigne, comme on apprend à un enfant à marcher.
- Et combien cela durera-t-il de temps ?
- Jusqu’à ce qu’il signifie quelque chose pour vous.
- Et ensuite ?
- Ensuite, vous comprendrez tout seul. Vous n’aurez plus besoin de rien me raconter.
- Pouvez-vous simplement me dire où le Mescalito vous emporte ?
- Je ne peux pas en parler.
- Tout ce que je voudrais savoir, c’est s’il vous emporte dans un autre monde.
- Oui.
- Le paradis ? (le mot espagnol est cielo, qui signifie également « le ciel »).
- Il vous emporte à travers le ciel (cielo).
- Le paradis (cielo) où Dieu se trouve ?
- Ne soyez pas sot, maintenant. J’ignore où Dieu se trouve.
- Le Mescalito est-il Dieu - le Dieu unique ? Ou bien est-ce l’un des dieux ?
- C’est seulement un protecteur et un professeur. Et une puissance.
- Est-ce une puissance en nous ?
- Non. Le Mescalito n’a rien à voir avec nous. Il est en dehors de nous.
- Alors tous ceux qui prennent du Mescalito doivent le voir sous le même aspect.
- Non, pas du tout. Il n’est pas le même avec tout le monde.
- Pourquoi ne me dites-vous rien sur le Mescalito, don Juan ?
- Il n’y a rien à dire.
- Il doit y avoir des milliers de choses que je devrais savoir avant de le rencontrer à nouveau.
- Non. Peut-être que pour vous il n’y a rien que vous deviez savoir. Comme je vous l’ai déjà dit, il n’est pas le même avec tout le monde.
- Je le sais, n’empêche que je voudrais bien savoir ce que les autres ressentent à son égard.
- L’opinion de ceux qui veulent bien en parler ne vaut pas grand-chose. Vous verrez. Vous en parlerez jusqu’à un certain point, ensuite vous n’en discuterez plus.
- Pouvez-vous me parler de vos premières expériences ?
- Et pourquoi cela ?
- Pour que je sache comment me comporter en face du Mescalito.
- Vous en savez déjà plus que moi, puisque vous avez joué avec lui. Vous verrez un jour quel protecteur il sera pour vous. Je suis sûr que dès cette première fois, il vous a raconté des quantités de choses, mais vous étiez sourd et aveugle.
- Quand il se montre, le Mescalito peut-il prendre vraiment n’importe quelle forme ?
- Oui, n’importe laquelle.
- Quelles sont les plus communes que vous connaissez ?
- Il n’y a pas de formes communes.
- Voulez-vous dire, don Juan, qu’il prendra n’importe quelle forme, même avec ceux qui le connaissent bien ?
- Non. Il apparaît sous n’importe quelle forme seulement à ceux qui ne le connaissent qu’un petit peu, mais avec ceux qui le connaissent bien, il est constant.
- Comment est-il constant ?
- Il leur apparaît soit comme un homme à notre image, ou comme une lumière. Rien qu’une lumière.
- Le Mescalito échange-t-il parfois sa forme permanente avec ceux qui le connaissent bien ?
- Non, pas à ma connaissance.
Nous avons entrepris cette expédition le samedi après-midi, le 23 juin. Il m’a dit que nous allions aller chercher des honguitos - des champignons -dans l’état de Chihuahua. Il m’a dit que ce ne serait pas un voyage facile, et c’était vrai. Nous sommes arrivés dans une petite ville minière au nord de Chihuahua le mercredi 27 juin à dix heures du soir. De l’endroit où j’avais garé la voiture à la sortie de la ville, nous sommes allés à pied jusque chez des amis à lui, un Indien Tarahumara et sa femme. C’est là que nous avons dormi.
Le lendemain matin, l’homme est venu nous réveiller vers cinq heures. Il nous a apporté du gruau et des haricots. Il s’est assis et il a parlé à don Juan pendant que nous mangions, mais il n’a rien dit de notre voyage.
Après ce petit déjeuner, l’homme a rempli d’eau mon bidon, et il a mis deux pains dans mon sac à dos. Don Juan m’a tendu le bidon, et il s’est mis le sac sur le dos. Il a remercié l’homme pour sa courtoisie puis, se tournant vers moi, il m’a dit : « Il est temps de partir. »
Nous avons suivi un chemin de terre pendant près de deux kilomètres. De là, nous avons pris à travers champs, et au bout de deux heures nous avions atteint les contreforts des collines au sud de la ville. Nous avons commencé à escalader la pente en direction du sud-ouest. Puis la montée s’est faite plus rude. Don Juan a alors changé de direction, et nous avons suivi une vallée en altitude qui se dirigeait vers l’est. Malgré son âge avancé, don Juan marchait avec une incroyable rapidité si bien qu’à midi, j’étais complètement épuisé. Nous nous sommes assis, et il a ouvert le sac où, se trouvait le pain.
- Vous pouvez tout manger si vous le voulez, m’a dit don Juan.
- Mais, et vous ?
- Je n’ai pas faim, et plus tard, nous n’en aurons pas besoin. J’étais affamé, à bout de forces, et j’ai profité de son offre.
Il m’a semblé que le moment était bien choisi pour parler du but de notre expédition, et sans avoir l’air de rien, je lui ai demandé : « Pensez-vous que nous allons rester longtemps ici ?
- Nous sommes ici pour ramasser du Mescalito, et nous resterons jusqu’à demain.
- Où se trouve le Mescalito ?
- Tout autour de nous. »
De nombreuses espèces de cactus poussaient à profusion tout autour de nous, parmi lesquels je ne distinguais pas le peyotl.
Nous avons repris notre marche, et vers trois heures, nous avons pénétré dans une longue et étroite vallée qui s’enfonçait entre des flancs abrupts. Je me sentais tout ému à l’idée de trouver le peyotl, car je n’en avais jamais vu dans le cadre naturel. Peut-être cent vingt mètres plus loin, j’ai soudain aperçu trois pieds de peyotl dont la nature ne faisait aucun doute. On aurait dit de grosses roses charnues et vertes. Je me suis mis à courir dans leur direction, en les montrant du doigt à don Juan.
Il a ostensiblement refusé de me prêter la moindre attention et, me tournant le dos, il poursuivit son chemin. J’ai compris que j’avais fait exactement ce qu’il convenait de ne pas faire. Tout le reste de l’après-midi, nous avons cheminé en silence, progressant lentement sur le fond plat de la vallée, couvert de petites pierres pointues. Nous avancions entre les cactus, en dérangeant des quantités de lézards et, parfois, un oiseau solitaire.
Les pieds de peyotl se comptaient par dizaines, mais nous passions à côté sans rien dire.
A six heures, nous avions atteint l’extrémité de cette vallée que barrait la montagne. Nous avons grimpé jusqu’à une corniche. Don Juan a posé son sac et s’est assis.
J’avais de nouveau faim, mais il ne nous restait rien à manger. J’ai suggéré que nous ramassions tout de suite le Mescalito et que nous retournions en ville. Don Juan a eu l’air agacé et il a fait un bruit avec ses lèvres. Il a dit que nous allions passer la nuit là.
Nous nous sommes assis là tranquillement. Il y avait à gauche une muraille rocheuse, à droite la vallée que nous venions juste de parcourir. Elle s’étendait assez loin et semblait plus large et moins plate que je ne l’avais imaginée.
De l’endroit où nous étions assis, elle semblait pleine de bosses et de petits talus.
« Demain, nous reprendrons notre marche », m’a dit don Juan sans me regarder et en désignant la vallée. « En rentrant, nous le ramasserons en traversant le champ. Enfin, nous ne prendrons que celui qui se trouvera sur notre chemin. C’est lui qui doit nous trouver, et non pas le contraire. Et il nous trouvera seulement s’il le souhaite. »
Don Juan s’est appuyé le dos au dossier et, la tête tournée sur le côté, comme si quelqu’un d’autre s’était trouvé là avec nous. « Ceci encore. C’est moi qui devrai le ramasser.
Peut-être pourrez-vous porter le sac, ou marcher devant moi - je ne sais pas encore. Mais demain, il ne faudra pas le montrer du doigt comme vous l’avez fait aujourd’hui.
- Je suis désolé, don Juan.
- Cela ne fait rien. Vous ne saviez pas.
- Est-ce votre bienfaiteur qui vous a appris tout cela sur le Mescalito ?
- Non. Personne ne m’a rien appris sur lui. Le protecteur lui-même a été mon professeur.
- Ainsi, le Mescalito est comme une personne à qui l’on peut parler ?
- Non.
- Comment enseigne-t-il, alors ?
Don Juan est resté silencieux un moment.
- Vous rappelez-vous la fois où vous avez joué avec lui ? Vous avez bien compris ce qu’il vous disait ?
- Certainement.
- Eh bien voici la façon dont il enseigne. Vous ignoriez tout à cette époque, mais si vous aviez fait attention, il vous aurait parlé.
- Quand ?
- Quand vous l’avez vu pour la première fois. »
Je semblais vraiment l’avoir irrité avec mes questions. Je lui ai dit que si j’avais posé tant de questions, c’était dans le but d’apprendre tout ce que je pourrais. Il eut un sourire malicieux.
- Mais ce n’est pas à moi qu’il faut demander cela. C’est à lui. La prochaine fois que vous le verrez, il faudra lui demander tout ce que vous voulez savoir.
- Donc, le Mescalito, c’est comme une personne à qui l’on peut parler...
Il ne m’a pas laissé finir. Il s’est détourné, il a pris le bidon, et après être descendu de la corniche, il a disparu derrière le rocher. Je ne voulais pas rester tout seul, et encore qu’il ne m’eût pas invité, j’ai entrepris de le suivre
Nous avons parcouru environ 150 mètres, jusqu’à un petit ruisseau. Il s’est lavé le visage et les mains et il a rempli le bidon. Il s’est rincé la bouche, mais sans boire. J’ai pris de l’eau dans le creux de ma main et j’ai bu, mais il m’a arrêté en me disant qu’il n’était pas nécessaire de boire.
Il m’a tendu le bidon et nous sommes revenus à notre corniche. Une fois arrivés, nous nous sommes assis face à la vallée, le dos à la muraille rocheuse. J’ai demandé si nous pouvions allumer un feu. Sa réaction m’a montré à quel point la chose lui semblait inconcevable. Il a dit que pour cette nuit, nous étions les hôtes du Mescalito, et que c’était lui qui nous réchaufferait.
Il faisait déjà presque nuit. Don Juan a tiré de son sac deux minces couvertures de coton, il m’en a jeté une sur les genoux. Il s’est assis en tailleur, l’autre couverture sur les épaules.
Plus bas que nous, la vallée était complètement obscure, et les bords se perdaient dans la brume du soir.
Don Juan était assis, immobile devant le champ de peyotl. Un vent régulier me soufflait au visage.
« Le crépuscule est une cassure entre deux mondes », dit-il d’une voix douce, sans se tourner vers moi.
Je ne lui ai pas demandé ce que cela signifiait. Les yeux se fermaient, puis un étrange bonheur m’a envahi. Et en même temps l’étrange envie, extraordinairement puissante, de pleurer.
J’étais allongé sur le ventre. Le sol était dur et peu agréable, je devais tout le temps changer de position. J’ai fini par m’asseoir les jambes croisées, et j’ai mis la couverture sur mes épaules. A ma grande stupéfaction, cette position s’est révélée parfaitement confortable, et je me suis endormi. Lorsque je me suis réveillé, j’ai entendu don Juan qui me parlait. Il faisait très sombre. Je ne le distinguais pas très bien. Je n’ai pas compris ce qu’il disait, mais je l’ai suivi quand il a entrepris de descendre de la corniche. Nous nous déplacions avec beaucoup de précaution, moi en tout cas, à cause de l’obscurité. Nous nous sommes arrêtés au pied de la muraille rocheuse. Don Juan s’est assis et il m’a fait signe de m’asseoir à sa gauche. Il a ouvert sa chemise et il en a sorti le sachet de cuir, qu’il a ouvert et posé sur le sol devant lui. Il contenait un certain nombre de boutons de peyotl secs. Au bout d’un long moment, il a pris un de ces boutons.
Il le tenait dans sa main droite, il l’a frotté plusieurs fois entre son pouce et son index, et en interprétant une sorte de complainte. Soudain, il a poussé un cri affreux.
« Ahiiii ! »
C’était si bizarre et inattendu que cela me terrifia. Je l’ai vaguement vu mettre le bouton de peyotl dans sa bouche et commencer à le mâcher. Au bout d’un moment, il a ramassé le sachet, il s’est penché vers moi, il m’a murmuré de le prendre, d’y choisir un Mescalito, de reposer le sachet devant nous. J’ai fait exactement comme il avait dit.
J’ai choisi un bouton de peyotl, et je l’ai frotté entre mes doigts comme je l’avais vu faire. Il avait repris sa complainte, tout en se balançant d’avant en arrière. J’ai essayé plusieurs fois de mettre ce bouton de peyotl dans ma bouche, mais c’était ce cri qui m’embarrassait. C’est alors que, comme dans un rêve, j’ai poussé à mon tour un cri incroyable : « Ahiiiii ! » J’ai même cru un moment que c’était quelqu’un d’autre qui avait crié. J’ai ressenti un choc nerveux dans l’estomac. Je tombais en arrière, j’étais sur le point de m’évanouir. J’ai mis le bouton de peyotl dans ma bouche et je me suis mis à le mâcher. Don Juan en a ensuite pris un autre dans le sachet. J’ai été soulagé de le voir mettre ce bouton dans sa bouche après une courte incantation. Il m’a tendu le sachet, je l’ai posé devant moi après avoir pris un autre bouton. Nous avons recommencé cinq fois avant que je n’éprouve aucune soif.
J’ai pris la gourde pour boire, mais don Juan m’a dit de simplement me rincer la bouche, mais de ne pas boire car cela me ferait vomir.
Je me suis donc rincé la bouche à plusieurs reprises. La tentation de boire devenait extraordinairement forte, et j’ai avalé un petit peu d’eau. Mon estomac s’est immédiatement contracté avec violence. Je m’attendais à voir couler de ma bouche un flot de liquide qui ne provoquerait aucune douleur, comme au cours de ma première expérience avec le peyotl, mais au lieu de cela, j’ai simplement été pris d’une envie de vomir très ordinaire, mais qui n’a pas duré très longtemps. Don Juan a pris un autre bouton, puis il m’a tendu le sac, et nous avons continué jusqu’à atteindre le chiffre de quatorze boutons. Toutes mes sensations de soif, de froid et de malaise avaient disparu. J’éprouvais à la place une impression nouvelle de chaleur et de surexcitation. J’ai pris le bidon pour me rafraîchir la bouche, mais il était vide.
- Est-ce que nous pouvons aller jusqu’au ruisseau, don Juan ?
Le son de ma voix n’est pas sorti de ma bouche. Il s’est réfléchi sur mon palais, il a rebondi au fond de ma gorge, en se répercutant en multiples échos. Cela faisait un bruit doux et musical, comme quelque chose d’ailé dans mon gosier. Ce contact m’a apaisé. J’ai suivi son va-et-vient jusqu’à ce qu’il finisse par disparaître.
J’ai répété ma question. Ma voix résonnait comme si j’avais parlé dans une caverne.
Don Juan ne m’a pas répondu. Je me suis levé et j’ai marché vers le ruisseau. Je me suis retourné pour voir s’il allait venir, mais il semblait occupé à écouter quelque chose.
Il m’a fait de la main le geste impératif de me taire.
« Abuhtol (?) est déjà ici », m’a-t-il dit.
C’était la première fois que j’entendais ce mot, et j’allais presque lui demander ce que cela signifiait, quand j’ai entendu dans mes oreilles comme une sonnerie, de plus en plus forte, pour atteindre le vacarme qu’aurait fait un énorme moulin à prières. Cela n’a duré que quelques secondes avant de s’éteindre progressivement. La violence soudaine de ce bruit m’avait effrayé et je tremblais tellement que j’avais du mal à me tenir debout, tout en ayant conservé des pensées parfaitement rationnelles. Je m’étais senti somnolent quelques minutes auparavant, mais cela avait complètement disparu, et je me trouvais maintenant dans un état de lucidité extrême. Ce bruit me faisait songer à un film de science fiction où une gigantesque abeille bourdonnerait en s’échappant d’une zone contaminée par des radiations atomiques. Cette idée m’a fait rire. Don Juan semblait s’être affaissé sur lui-même. Soudain, l’image de l’abeille gigantesque m’est revenue, plus réelle que mes pensées habituelles. Je la voyais là, entourée d’une clarté extraordinaire. Tout le reste est sorti de mon esprit. Cette clairvoyance anormale, que je n’avais jamais éprouvée de ma vie, a produit chez moi un autre mouvement de panique.
J’ai commencé à transpirer abondamment. Je me suis penché vers don Juan pour lui dire que j’avais peur. Son visage n’était plus qu’à quelques centimètres du mien. Il me regardait, mais il avait les yeux d’une abeille. On aurait dit des lunettes rondes qui, dans le noir, brillaient d’une lumière à elles. Les lèvres protubérantes, il semblait bredouiller quelque chose comme « Pehtuh-peh-tuh-pet-tuh. » J’ai bondi en arrière et j’ai failli me heurter au rocher. Pendant une éternité, j’ai été la proie d’une frayeur indicible. Je haletais en gémissant. La sueur me glaçait la peau, je me sentais tout engourdi. J’ai entendu la voix de don Juan qui me disait : « Levez- vous, marchez. Levez-vous. »
L’image a disparu et je l’ai revu avec son visage habituel.
A bout d’un temps interminable, j’ai dit : « Je vais aller chercher de l’eau. » La voix brisée, j’avais de la peine à articuler les mots. Don Juan m’a fait oui de la tête. Je me suis mis en route et je me suis aperçu que ma peur avait disparu aussi vite et aussi mystérieusement qu’elle était venue.
En approchant du ruisseau, j’ai remarqué que je distinguais parfaitement tout ce qui se trouvait sur mon chemin. Je me suis souvenu que j’avais vu don Juan très nettement, alors qu’un peu avant je n’avais distingué que sa silhouette. Je me suis arrêté et j’ai regardé au loin. Je voyais même de l’autre côté de la vallée. Les gros rochers au fond étaient parfaitement visibles. J’ai pensé que ce devait être l’aube, mais j’avais dû perdre le compte exact du temps. J’ai regardé ma montre : il était minuit dix. J’ai vérifié que ma montre n’était pas arrêtée. Il ne pouvait être midi, il fallait donc bien qu’il fût minuit. J’ai décidé de courir jusqu’au ruisseau puis de revenir aux rochers, lorsque j’ai vu don Juan qui s’approchait. Je l’ai donc attendu et je lui ai dit que je pouvais voir dans l’obscurité.
Il m’a regardé longtemps sans parler. Ou alors s’il a parlé, je ne l’ai pas entendu, car j’étais tout occupé par cette faculté nouvelle qui me permettait de voir dans l’obscurité. Je distinguais même les petits cailloux dans le sable. Tout était parfois si net qu’on aurait dit l’aube, ou le crépuscule. Parfois ma vision s’obscurcissait, puis tout s’éclairait à nouveau. J’ai bientôt compris que les périodes brillantes correspondaient à la diastole de mon cœur, tandis que les périodes sombres correspondaient à la contraction de la systole. Ainsi, l’univers passait du brillant au sombre avec chaque mouvement de mon cœur.
J’étais absorbé par cette découverte, quand j’ai entendu soudain le même bruit étrange qu’auparavant. Mes muscles se sont raidis.
« Anuhctal (c’est le mot que j’ai entendu) est ici », a dit don Juan. Le vacarme était si prodigieux que plus rien d’autre n’avait d’importance. Cela s’est apaisé, et j’ai vu le volume de l’eau s’accroître soudain. Une minute avant, le ruisseau n’avait pas trente centimètres de large, le voilà qui devenait un énorme lac. La lumière qui semblait jaillir au-dessus miroitait à sa surface comme à travers un épais feuillage.
Parfois, l’eau scintillait d’un éclat doré et noir. Puis il s’obscurcissait pour disparaître presque complètement, tout en restant étrangement présent.
Je ne sais plus combien de temps je suis resté ainsi accroupi à contempler le lac obscur. Le rugissement s’était sans doute estompé, car j’ai été brutalement réveillé (ramené à la réalité ?) par un nouveau coup de cette terrifiante sonnerie. Je me suis retourné pour chercher don Juan. Je l’ai vu escalader la corniche et disparaître derrière elle. Mais la solitude ne m’effrayait plus. J’étais accroupi là, détendu et confiant. J’ai à nouveau entendu ce rugissement. On aurait dit le vacarme d’un ouragan. J’écoutais avec beaucoup d’attention et j’ai cru distinguer comme une mélodie, composée de sons aigus - on aurait dit des voix humaines -qu’accompagnait une grosse caisse. J’ai remarqué encore que la systole et la diastole de mon cœur coïncidaient avec le bruit de la grosse caisse, et suivaient le rythme de cette musique.
Je me suis levé et cette mélodie s’est interrompue. J’ai essayé d’écouter les battements de mon cœur, mais je ne les distinguais plus. Je me suis accroupi à nouveau, en me disant que ces sons étaient peut-être liés à la position de mon corps. Mais il ne s’est rien passé. Pas le moindre son, pas même celui de mon cœur. J’en avais assez, mais comme je me levais pour m’en aller, la terre s’est mise à frémir. Le sol vibrait sous mes pieds. Je suis tombé en arrière et je suis resté allongé sur le dos tandis que la terre tremblait violemment. J’ai essayé de m’accrocher à un rocher, à une plante, mais quelque chose glissait sous moi. Je me suis relevé d’un bond, mais je suis retombé. Le sol bougeait, il glissait en direction de l’eau à la façon d’un radeau. Immobile, frappé de terreur, je me sentais entraîné dans un gouffre.
Je traversais l’eau du lac noir accroché à mon morceau de terre comme à un madrier. Le courant semblait m’entraîner vers le sud. L’eau tourbillonnait autour de moi. Elle était froide, et semblait étrangement vivante.
On ne distinguait pas le rivage, et je ne me souviens d’aucune de mes pensées ou de mes sensations pendant cette traversée. Après avoir ainsi dérivé pendant ce qui me sembla être des heures, mon radeau a viré de 90° à gauche, en direction de l’est. Nous avons ainsi glissé encore un peu avant d’aborder violemment quelque chose. Projeté en avant, je fermais les yeux. Je sentais une forte douleur aux genoux, et mes bras tendus ont rencontré la terre ferme. Au bout d’un moment, j’ai levé les yeux. J’étais allongé sur le sol, avec lequel mon radeau s’était confondu. Je me suis assis, j’ai regardé autour de moi : l’eau reculait, comme une vague pendant le ressac, et elle a disparu.
Je suis longtemps resté assis, à essayer de retrouver le fil de mes pensées, pour arriver à quelque chose de cohérent. Je me sentais tout courbatu, je sentais à la gorge comme une plaie ouverte. Je m’étais mordu les lèvres en abordant le « rivage ». Je me suis levé. Le vent m’a glacé. Mes vêtements étaient trempés. Mes mains, mes mâchoires, mes genoux tremblaient violemment : j’ai dû m’allonger à nouveau. La sueur me coulait dans les yeux. J’ai hurlé de douleur sous l’effet de la brûlure.
Ayant à peu près retrouvé mon calme, je me suis levé. Dans le demi-jour, on distinguait tout très clairement. J’ai fait quelques pas. Des voix humaines me parvenaient. On semblait parler à voix haute. Je me suis dirigé vers ces bruits. J’avais peut-être parcouru une cinquantaine de mètres, lorsque je me suis arrêté court. C’était un cul-de-sac, formé par d’énormes rochers, en rangs successifs qui montaient ainsi jusqu’en haut de la colline. Il s’en élevait la plus délicieuse musique, un flot continu de sons étrangement mélodieux.
Un homme était assis au pied d’un de ces rochers, le visage presque de profil. Je me suis approché jusqu’à environ dix mètres. Il a tourné la tête et il m’a regardé. Je me suis arrêté - ses yeux, c’était l’eau que je venais de voir. Ils représentaient la même masse énorme, étoilée d’or et de noir. Il avait une tête en forme de fraise, la peau verte, et parsemée de nombreuses verrues. A part sa forme pointue, cette tête ressemblait énormément à la surface d’un plant de peyotl. Je suis resté planté là, je n’arrivais pas à en détacher mes yeux. Il appuyait sur ma poitrine tout le poids de son regard. J’ai perdu l’équilibre et je suis tombé sur le sol. Il a détourné son regard, et je l’ai entendu qui me parlait. Sa voix a d’abord ressemblé au murmure d’une brise légère. Puis c’est devenu une musique -comme cette mélodie de voix - et j’ai su que cette voix me disait : « Que voulez-vous ? »
Je me suis agenouillé devant lui, j’ai parlé de ma vie, puis je me suis mis à pleurer. Il m’a regardé à nouveau. Son regard m’emportait, je me croyais venu à l’instant de ma mort. Il m’a fait signe de m’approcher. Vacillant, j’ai fait un pas en avant. Comme je m’approchais de lui, il a détourné la tête, me montrant en même temps sa main. La mélodie disait : « Regardez ! » Il avait un trou rond au milieu de la main. « Regardez » a répété la mélodie. J’ai regardé dans ce trou et je m’y suis vu. J’étais vieux, épuisé, je courais plié en deux, tout entouré d’éclairs flamboyants. Trois étincelles m’ont frappé, deux à la tête et une à l’épaule gauche. Ma silhouette, dans le trou, s’est redressée à la verticale, avant de disparaître en même temps que le trou.
A nouveau, le Mescalito a tourné les yeux vers moi. Si près de moi que je les ai entendus rouler doucement avec ce bruit bizarre que je devais entendre plusieurs fois au cours de cette nuit. Ils se sont progressivement apaisés, pour devenir enfin un étang paisible aux rides d’or et de noir.
Une fois de plus, il a détourné son regard et à la façon d’un grillon, il a sautillé sur une cinquantaine de mètres. Et tout en sautillant, il a disparu.
Je me souviens ensuite de m’être mis à marcher. D’une manière très rationnelle, j’ai essayé de prendre des repères, les montagnes au loin par exemple, afin de pouvoir m’orienter.
Pendant toute cette expérience, j’avais été obsédé par les points cardinaux, et il me semblait que le nord devait se trouver à ma gauche. J’ai marché un moment dans cette direction avant de comprendre que le jour était venu, et que je ne me servais plus de ma « vision nocturne. » Je me suis rappelé que j’avais une montre et j’ai regardé l’heure. Il était huit heures.
Vers dix heures, j’ai atteint la corniche où j’étais la veille au soir. Don Juan dormait, allongé sur le sol.
« Où êtes-vous allé ? » m’a-t-il demandé.
Je me suis assis pour reprendre mon souffle.
Après un long silence, il m’a demandé : « Vous l’avez vu ? »
J’ai commencé à lui raconter depuis le début les différentes expériences qui s’étaient suivies, mais il m’a interrompu pour me dire que ce qui importait, c’était de savoir si je l’avais vu ou non. Il m’a demandé à quelle distance de moi le Mescalito s’était tenu. Je lui ai dit qu’il m’avait presque touché.
Cette partie de mon récit l’a beaucoup intéressé. Il a écouté attentivement tous les détails sans faire aucun commentaire, m’interrompant seulement pour me demander quelle forme avait prise l’entité que j’avais vue, son humeur, ainsi que d’autres détails. Il devait être midi quand finalement don Juan a semblé en avoir assez comme cela, il s’est levé et il m’a attaché le sac de toile à la poitrine. Il m’a dit alors de le suivre : nous allions couper du Mescalito, il fallait que je le prenne entre mes mains et que je le dépose doucement dans le sac.
Nous avons bu un peu d’eau et nous nous sommes mis en route. Lorsque nous avons atteint l’extrémité de la vallée, il a semblé hésiter un peu avant de choisir une direction. Une fois ce choix fait, nous avons marché tout droit.
Chaque fois qu’il arrivait à un pied de peyotl, il s’accroupissait devant et il en coupait prudemment le sommet avec son petit couteau-scie. Il faisait d’abord une incision parallèle au sol puis il saupoudrait la « plaie », selon son expression de poudre de soufre qu’il avait dans un petit sac. Il prenait le bouton de la main gauche et mettait la poudre avec la droite. Il se relevait alors et il me tendait le bouton, que je recevais dans mes mains jointes comme il me l’avait recommandé, et je le déposais dans le sac. « Tenez-vous droit et ne laissez surtout pas le sac toucher le sol, les buissons ou quoi que ce soit. » Il ne cessait de me répéter cela, de crainte sans doute que je ne l’oublie.
Nous avons ramassé ainsi soixante-cinq boutons. Quand le sac a été plein, il me l’a mis sur le dos, et il m’a attaché un autre sac sur la poitrine. Nous avons ainsi traversé tout le plateau jusqu’à avoir nos deux sacs pleins. Ils contenaient alors cent dix boutons de peyotl. Ces sacs étaient si lourds et si volumineux que j’avais de la peine à marcher à cause de leur poids et de leur volume.
Don Juan m’a murmuré que si les sacs étaient si lourds, c’était que le Mescalito ne voulait pas quitter ce sol : il était triste de s’en aller et c’était ce qui le rendait si lourd. Il ne fallait surtout pas que je laisse le Mescalito toucher le sol, ou bien il ne me laisserait jamais l’emporter.
A un certain moment, les bretelles se sont faites si lourdes à mes épaules que cela en devenait presque insupportable. Une force extraordinaire s’exerçait dans l’autre sens. Cela m’a fait peur.
J’ai remarqué que je m’étais mis à marcher plus vite, je courais presque. On aurait dit que je trottais derrière don Juan.
Puis soudain, le poids sur mon dos et mes épaules a diminué, il s’allégeait et devenait comme spongieux. J’ai pu rattraper don Juan sans effort. Je lui ai dit que je ne sentais plus du tout le poids. Il m’a expliqué que c’était parce que nous avions déjà quitté le séjour du Mescalito.
- Je crois que le Mescalito vous a presque accepté, m’a dit don Juan.
- Pourquoi dites-vous presque, don Juan ?
- Il ne vous a pas tué, il ne vous a pas fait de mal. Il vous a seulement fait une belle peur, mais rien de grave. S’il n’avait pas voulu de vous, il aurait alors pris une apparence monstrueuse et il aurait manifesté sa colère. C’est en le rencontrant et en étant refusés par lui que certains découvrent la signification de la terreur.
- S’il peut être si terrible, pourquoi ne me l’avez-vous pas dit avant de m’emmener ?
- Vous n’avez pas la force de partir délibérément à sa recherche. Je me suis dit qu’il valait mieux que vous ne sachiez pas.
- Mais, don Juan, j’aurais pu en mourir.
- Eh oui. Mais j’étais sûr que tout allait bien se passer. N’avait-il pas joué avec vous ? Il ne vous a fait aucun mal. Je me suis dit que cette fois-ci, il aurait pitié de vous.
Je lui ai demandé si vraiment il avait pensé que le Mescalito aurait pitié de moi. J’avais trouvé cette expérience terrifiante : j’aurais pu mourir de peur.
Il a prétendu que le Mescalito s’était montré particulière- ment bienveillant : il m’avait montré une scène qui était en fait une réponse à une question. Don Juan pensait que le Mescalito m’avait donné une leçon. Quelle leçon, et que signifiait-elle ? Il était impossible de répondre à ma question, car j’avais trop peur pour savoir ce que j’avais exactement demandé au Mescalito.
Don Juan a voulu sonder ma mémoire, et savoir ce que moi j’avais dit au Mescalito, avant qu’il ne me fasse voir cette scène dans sa main. Mais je ne m’en souvenais plus. Simplement, j’étais tombé à genoux et je lui avais « confessé mes péchés. »
Mais cela ne semblait plus l’intéresser. Je lui ai demandé :
« Vous pouvez m’apprendre les paroles de la mélopée que vous chantiez ? »
- Non, c’est impossible. Ces paroles m’appartiennent, c’est mon protecteur qui me les a apprises. Ces chansons sont à moi. Impossible de vous en parler.
- Pourquoi ne voulez-vous pas me le dire, don Juan ?
- Ces chansons constituent un lien entre mon protecteur et moi. Il vous enseignera certainement un jour votre chanson à vous. Il faut attendre, et ne jamais copier ou demander en quoi consiste la chanson d’un autre.
- Pouvez-vous me dire le nom que vous évoquiez ? Pouvez-vous me dire cela, don Juan ?
- Non. Il ne faut jamais prononcer son nom, sauf pour l’appeler.
- Et si je veux l’appeler ?
- Si un jour il vous accepte, il vous dira son nom. Ce nom sera pour vous tout seul, pour l’appeler à haute voix ou pour vous le répéter doucement. Il prétendra peut-être s’appeler José, tout simplement. Qui peut savoir ?
- Et pourquoi ne faut-il pas utiliser son nom pour parler de lui ?
- Vous avez vu ses yeux, n’est-ce pas ? On ne plaisante pas avec le protecteur. C’est pourquoi je suis si surpris qu’il ait joué avec vous.
- Comment peut-il être protecteur et faire du mal à certains ?
- La réponse est très simple. Le Mescalito est un protecteur parce qu’il est disponible pour ceux qui le recherchent.
- Mais n’est-il pas vrai que tout ce qui existe au monde est à la disposition de ceux qui cherchent ?
- Non. Les puissances alliées sont pour les brujos, mais tout le monde peut partager le Mescalito.
- Alors, pourquoi va-t-il en blesser certains ?
- Ce n’est pas tout le monde qui aime le Mescalito. Et tous malgré cela le poursuivent pour profiter de lui sans s’en donner la peine. Leur rencontre avec lui est naturellement toujours épouvantable.
- Et qu’arrive-t-il lorsqu’il accepte complètement quelqu’un ?
- Il lui apparaît sous forme humaine, ou sous celle d’une lumière. Ensuite, le Mescalito se montrera loyal. Il ne changera plus. La prochaine fois, peut-être sera-t-il pour vous une lumière. Un jour vous vous envolerez peut-être avec lui, et il vous révélera tous ses secrets.
- Mais, don Juan, que faudra-t-il que je fasse pour en arriver là ?
- Etre fort, et mener une vie sincère.
- Qu’appelez-vous une vie sincère ?
- Une vie vécue de façon délibérée, bonne et forte.