LES GRANDES ÉNIGMES

DES TRÉSORS PERDUS

par

PAUL ULRICH

 

 

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Mise en pages par

Jean leDuc et Alexandre Cousinier

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TABLE DES MATIERES

Introduction

Les trésors légendaires et imaginaires

La légende des Nibelungen

L'Atlantide

Les trésors du roi Salomon

Les trésors engloutis

L'Invincible Armada

Les galions de Vigo

Phips et la flota plata

Le trésor de la flibuste

Les trésors terrestres

Le trésor cathare

Le trésor de Bourgogne

Les trésors du XXe siècle

***

 

INTRODUCTION

Les chercheurs de trésors ont existé de tout temps. Bien peu, cependant, ont réussi à retrouver les richesses perdues ou englouties. C'est pourquoi cette quête aventureuse prend parfois une allure fantastique.

Dans ce volume, nous étudierons trois catégories de trésors disparus.

D'abord les trésors imaginaires et légendaires: Siegfried et l’or des Nibelungen, l’Atlantide et enfin les fabuleuses mines du roi Salomon.

Puis viendront les trésors engloutis au fond des mers et des océans: Me de la Tortue et le butin de la flibuste disparu à jamais au cours d'un tremblement de terre suivi d'un raz de marée; les tonnes d'or, d'argent, de pierreries et d'armes de l'invincible Armada détruite et coulée au large des côtes anglaises; les galions sombrés dans la baie de Vigo et qui transportaient le plus important chargement d'or et d'argent venu du Nouveau Monde.

Un homme se fera connaître comme l'un des plus audacieux chercheurs et récupérateurs d'épaves, le Bostonien Phips qui retrouvera, avec l'aide de l'Association des Gentilshommes aventuriers, certains galions de la Flota Plata.

Enfin, dernier volet de cette enquête: les trésors terrestres avec l'épopée des Cathares et les splendeurs de la cour de Bourgogne dont l'histoire sera suivie de celle du trésor des tsars et, plus près de nous, de la disparition des butins nazis de la Deuxième Guerre mondiale.

 

LES TRéSORS Légendaires ET IMAGINAIRES


LA LEGENDE DES NIBELUNGEN

 

Les flots noirs et tumultueux du Rhin retentissent parfois, selon la légende, des cris plaintifs de la Lorelei, le rocher aux échos inépuisables. Ainsi s'exhale la douleur des guerriers errant dans les ténèbres éternelles, à la quête de l'introuvable trésor, le trésor du Rhin.

Cette recherche, jonchée de drames, de passions assouvies et d'amours impossibles, traduit le tréfonds même de l'âme germanique. Et nul n'a su mieux l'exprimer que Richard Wagner, poète autant que musicien, qui s'est pris — et a pris les autres — aux sortilèges de la légende. Ainsi est née la Tétralogie.

En réalité, la légende ne fait que raconter et transposer l'Histoire. On connaît les rudes combats que se livrèrent, dans cette pâte molle qui préfigurait les nations occidentales, les tribus, notamment burgondes et hongroises. Mais les peuples, même les plus primitifs, ne s'affrontent pas seulement pour augmenter territoires et richesses. Leurs batailles symbolisent aussi un idéal.

Ainsi, l'or des Nibelungen signifie moins quelque fabuleux trésor qu'une sorte de puissance magique, génératrice et gardienne des héros.

C'est la puissante — et quasi mythique — personnalité de Siegfried qui domine l'histoire des Nibelungen.

Siegfried est le fils du roi Siegmund de Niederland et de la belle Siegelinde.

Tout jeune, il est dévoré par le démon de l'aventure. Seul le monde lui paraît à sa mesure. Le voici donc, ayant quitté le château familial, errant au hasard des bois, des campagnes et des villes. Il est un jour accueilli par un forgeron, Mimir. Comme Siegfried lui demande un marteau pour forger une épée, l'artisan, par dérision, tend à son hôte le plus lourd marteau qui soit. Siegfried frappe si fort que l'enclume s'enfonce dans le sol.

Pour se débarrasser d'un compagnon aussi encombrant, et qui de surcroît est coléreux, Mimir l'envoie chercher du charbon chez un charbonnier voisin. En réalité, c'est un piège: près de la hutte de ce dernier, un gigantesque dragon a élu domicile dans une caverne.

L'animal fabuleux bondit sur le jeune homme. Celui-ci échappe de peu à la gueule du monstre. Il déracine un arbre et le lance sur le dragon: le monstre est comme prisonnier des branches et des racines. En un tour de main, Siegfried arrache d'autres arbres, en recouvre le fauve et y met le feu. Le dragon subit l'épreuve des flammes. Le jeune homme trempe son doigt dans le flot de graisse qu'a répandu l'animal. Siegfried s'aperçoit que son doigt est devenu aussi dur que de la corne. Alors, il se dévêt et s'enduit tout le corps de graisse. Mais une feuille de tilleul tombe sur le dos de Siegfried, juste entre les deux épaules: c'est le seul endroit du corps du héros qui restera vulnérable.

A partir de ce moment-là, le fils de Siegmund et de Siegelinde sera appelé «Siegfried ! Encorné», car sa peau est aussi dure que de la corne.

Le vainqueur du dragon a repris la route Le voici parvenu au pays des Nibelungen, régenté par deux rois, Schilbung et Nibelung. La richesse du royaume est fabuleuse: or et pierreries s'entassent dans des caches spéciales.

Mais le dragon réapparaît, les cris qu'il pousse sont si terribles que tout le monde s'enfuit. Un combat à mort s'engage entre le monstre et le jeune homme. De la gueule du fauve jaillissent des torrents de flammes; les anneaux de sa queue essaient de saisir et de broyer l'adversaire. Enfin, Siegfried réussit à lui planter son épée dans le cœur. Le dragon est mort.

Pour prix de leur reconnaissance, les rois de Nibelungen offrent à Siegfried «Balmung», la meilleure épée que guerrier ait jamais eue. Le vainqueur du dragon accepte également de partager les fabuleux trésors: ils remplissent cent chariots. Mais les rois, êtres cupides, accusent leur hôte de les tromper. Ils le provoquent au combat. Siegfried tue les deux souverains et les cinq cents guerriers de leur garde.

Voici qu'apparaît un nain, Alberich. Il porte la Tarnkappe, le casque qui rend invisible. Ainsi, Alberich a le don de disparaître à volonté. C'est difficilement que

Siegfried parvient à l'attraper. Le nain se fait suppliant: «J'ai combattu contre vous pour défendre mes maîtres, Nibelung et Schilbung.

— Tu t es comporté en noble vassal; je te pardonne, jure-moi fidélité.»

Siegfried est désormais le seul possesseur du trésor des Nibelungen. Mais il prise peu les biens terrestres; déjà de nouvelles aventures l'appellent. De toutes les richesses accumulées sous ses yeux, il ne conserve qu'un anneau aux couleurs éclatantes.

Alberich supplie: «Ne prends pas cet anneau, il porte malheur». Siegfried hausse les épaules.

Le voici au Danemark, où le roi lui fait don d'un cheval magnifique, Grani. «Passant les mers septentrionales», Siegfried débarque en Islande.

Il pénètre dans un château protégé par une muraille de feu (mais Grani l'a franchie d'un bond). Il découvre une jeune fille, portant cuirasse et dormant profondément. Siegfried l'embrasse sur les lèvres.

La dormeuse se réveille et interroge: «Qui m'a délivrée du sommeil magique?» Le chevalier se nomme et demande à la guerrière de lui raconter son histoire.

«Je suis Brùnhild, fille de Wotan; j'étais l'une des Walkyries mais, pour lui avoir désobéi, Wotan m'a endormie. Je devais rester dans ce château jusqu'à ce qu'un chevalier assez intrépide pour passer le rideau de flammes arrive jusqu'à moi.»

Mais, pour la première fois, le héros ressent le mal du pays. Il quitte Brunhild après lui avoir donné l'anneau maudit.

Le roi Siegmund et la reine Siegelinde accueillent avec la joie la plus extrême le fils prodigue. A la cour de Xanten, capitale du Niederland (aujourd'hui les Pays-Bas), les fêtes succèdent aux fêtes. On célèbre les exploits de celui qui a terrassé les Nibelungen, tué le dragon, délivré Brunhild.

Le mariage de Siegfried

 

La légende des Nibelungen (miniature du XIIe siècle)

 

On en vient aussi à parler du pays des Burgondes, que l'on dit puissant et fortuné. On vante la sagesse du roi Gunther, la beauté de sa sœur Kriemhild, le courage de Hagen, le farouche et fidèle vassal1.

Alors, Siegfried veut connaître ce pays dont on parle tant. C'est en vain que son père le met en garde contre Hagen et contre le roi. Il partira, escorté seulement de douze chevaliers. Alors «les yeux de la belle Siegelinde se mouillèrent de pleurs et, comme elle, pleurèrent maint chevalier et mainte demoiselle, car chacun sentait en son cœur combien de larmes coûterait au monde le voyage que Siegfried allait entreprendre».

La capitale du pays burgonde, c'est Worms, ville riche et policée. Prédestinée à accueillir tous les bouillonnements de la pensée: c'est à Worms que, des siècles plus tard, une Diète chassera Luther de l'Eglise catholique.

Donc règne le puissant roi Gunther. A sa fierté de suzerain, s'ajoute la fierté de frère. Dame Kriemhild est d'une telle beauté que partout on la célèbre. Ses frères, Giselher et Gernot, rivalisent de force et de courage.

Les vassaux sont à la mesure des maîtres, qu'il s'agisse du terrible Hagen, de son frère Dankwart, maréchal de la Cour, des margraves Eckewart et Gere, ou encore de l'échanson Sindolt, du chanteur Volker, du cuisinier Rumolt.

Mais voici que cette quiétude va être troublée. Une nuit, Kriemhild fait un rêve étrange: le faucon Qu'elle a élevé a été capturé et étouffé par deux aigles gigantesques. La mère de la jeune fille, experte à débrouiller les écheveaux des mystères, traduit le songe: le faucon représente celui qui sera l'époux bien-aimé de Kriemhild, et qui mourra jeune. La jeune fille prend cette explication avec insouciance: bien que pressée par d'innombrables soupirants, elle ne désire pas se marier.

C'est alors qu'apparaît Siegfried, entouré de ses douze compagnons. Les heaumes d'acier et les cuirasses brillent de façon éclatante sous le soleil; jamais on n’a vu si beaux chevaux.

Hagen conseille de recevoir les visiteurs avec les plus grands honneurs. Il a entendu parler de Siegfried, de sa longue errance à la recherche du Graal, le vase magique symbolisant toutes les vertus et l'immortalité, le vase dans lequel Joseph d'Arimathie a recueilli le sang du Christ.

Pour des raisons mystérieuses, Siegfried refuse les honneurs qui lui sont faits. Il veut se battre; et il provoque en duel le roi Gunther et tous les seigneurs burgondes. Le second frère de Kriemhild. Giselher, celui qui charme tout le monde par sa gentillesse, insiste: «Soyez les bienvenus. Seigneur Siegfried, vous et vos compagons; nous vous servirons volontiers, nous et nos amis.» Le chevalier «venu de loin» demeure inébranlable: il veut se battre. Le roi Gunther se fait pressant, tandis qu'en l'honneur des voyageurs, le vin le plus pur coule dans les coupes d'or. Il parle: «Tout ce que vous demandez ne vous sera pas refusé; nous partagerons volontiers avec vous notre rang et nos biens.» Devant tant de générosité, Siegfried laisse tomber ses armes. Soit: il sera l’hôte des Burgondes. Et durant un an, il restera à la cour de Gunther. Mais pas une fois il ne verra Kriemhild.

Kriemhild, elle, le voit presque tous les jours. Car, tous les jours, le chevalier errant s'exerce au javelot ou à la fronde dans la cour du château. Dissimulée prés de sa fenêtre, la jeune fille est frappée par la beauté et par le courage du fils de Siegelinde. Et l'amour naît en son cœur.

Mais la guerre éclate, conduite par les rois de Danemark et de Saxe. Comment Siegfried remercierait-il son hôte autrement qu'en lui offrant son épée? Il se bat avec furie contre les envahisseurs et capture les deux souverains ennemis.

Pour célébrer la victoire, Gunther organise une fête grandiose. Peut-être pense-t-il que les fastes déployés retiendront définitivement Siegfried à Worms.

Et c'est alors que le chevalier fait enfin la connaissance de Kriemhild. «Belle comme l'aurore vermeille quand elle sort de ses voiles de nuages, la charmante princesse avance. Elle brille au milieu de ses compagnes comme la lune éclatante au milieu des étoiles.» Elle s'incline, rose d'émotion, devant Siegfried; il lui offre la main. «Il sent dans son cœur plus de joie que ne lui en donna jamais le beau temps de l'été ou la splendeur des jours de mai.»

Les fêtes succèdent aux fêtes; les festins s'allient aux tournois. Mais tout a une fin, et les invités quittent Worms. Une fois encore, Siegfried songe au départ, d'autant plus qu'il désespère de conquérir Kriemhild. Une fois encore, c’est le gentil Giselher qui intervient; «Où donc, seigneur Siegfried, voulez-vous aller? Ecoutez ma prière, restez auprès de nos nobles guerriers, restez près de Gunther et de tous ses féaux et près des belles dames que vous verrez aussi.»

Siegfried est vaincu par tant d'insistance; «Qu'on

laisse donc nos chevaux et tous nos boucliers; je voulais repartir, mais vous m'y faites renoncer.»

Et c'est ainsi que Siegfried restera au pays des Burgondes. Et c'est ainsi que le malheur va naître.

Un jour, un chanteur errant arrive à la cour de Worms. Il parle d'une île lointaine, battue des vents et qu'on nomme Islande. Là vit une princesse, Brünhild, dont les exploits frappent de saisissement. Douée d'une force hors du commun, elle défie ses prétendants au javelot, à la fronde, à la lutte. Quiconque demande sa main doit triompher dans les trois épreuves, sinon il est mis à mort.

Frappé par une si étrange et si périlleuse renommée, le roi Gunther annonce son désir de partir pour l'Islande et d'y conquérir Brünhild.

C'est en vain que Siegfried le met en garde: «Sire, vous courez à la mort». Mais la décision du roi est prise: il partira pour l'île lointaine. Hagen, l'influent conseiller, intervient: «Sire, demandez à Siegfried de vous accompagner; il semble bien connaître Brunhild; lui seul peut vous aider à la vaincre.»

Siegfried répond: «Donne-moi pour épouse ta sœur Kriemhild, si noble et si belle. C'est tout ce que je demande.

— Je te le jure, réplique Gunther. Si je ramène Brünhild pour régner avec moi, je te donnerai pour épouse Kriemhild, ma sœur, et vous vivrez ensemble des jours de joie et de bonheur »

On organise l'expédition en Islande. Contrairement à Gunther, qui voudrait emmener une véritable armée, Siegfried souhaite seulement trois compagnons: le roi, le maréchal de la cour, Dankwart, et Hagen.

Parvenu au château de Brunhild, Siegfried déploie sa ruse. Puisqu'il faut vaincre en combat l'ancienne Walkyrie pour prétendre à sa main, eh bien, c'est lui qui combattra. Portant la Tarnkappe, le casque qui rend invisible, il se tiendra aux côtés de Gunther qui se contentera de mimer les gestes du duel.

Voici Brunhild. Sans effort, elle saisit un bouclier qu'à grand-peine ont transporté douze hommes. Armée d'une énorme lance, elle fonce sur Gunther qui chancelle sous la violence du choc. Mais l'invisible Siegfried s'empare de la lance et la projette au loin. Brùnhild lance maintenant très loin une pierre qu'ont à peine pu bouger douze hommes. Et d'un bond, la jeune fille rejoint la pierre. Siegfried fera encore mieux. En colère, humiliée, mais fidèle à sa parole, Brunhild demande à ses vassaux de rendre hommage à Gunther. L'ancienne Walkyrie répugne toutefois à gagner Worms, comme le lui demande celui qui va devenir son époux. Elle entend prendre conseil de sa famille et de ses fidèles. Ils arrivent de partout. Flairant une ruse, Siegfried, toujours invisible, saute dans une barque et se rend chez les Nibe-lungen. Il abat, dans un combat singulier, le géant qui interdit la porte du château. Il se défait également du nain Alberich. Mais celui-ci, l'ayant reconnu, obéit aux ordres du chevalier: rameuter immédiatement mille guerriers.

La troupe gagne l'Islande. Sentant que toute bataille est inutile, Brünhild consent enfin à se rendre au pays des Burgondes.

Siegfried est détaché comme messager pour aller informer Worms de la bonne nouvelle. On se prépare à recevoir dans l'allégresse la nouvelle reine. «Les blancs palefrois étaient tout sellés pour recevoir les nobles dames. Quatre-vingt-six se présentèrent, portant le chaperon, et cinquante-quatre suivantes de Kriemhild. C'étaient les plus belles qu'on eût jamais vues, avec leurs boucles blondes sous leurs brillants diadèmes. Qu'elles étaient bien parées! Que de robes d'hermine et de zibeline! Et les longues tuniques en soie d'Arabie, les anneaux précieux et les bracelets!»

C'est au cours du somptueux dîner de noces que Siegfried rappelle la promesse qui lui a été faite, obtenir la main de Kriemhild.

«Je ne me parjurerai pas, réplique le roi Gunther. Messeigneurs, aidez-moi à décider ma sœur à prendre pour époux mon noble compagnon, Siegfried de Niederland.

Enthousiaste, l'assistance répond :—Ce sera fort bien fait.

Le roi se tourne vers Kriemhild: — Ma sœur, je t'implore, au nom de tes vertus, aide-moi à tenir le serment que j'ai fait. Prends pour époux Siegfried, le héros sans égal.

D'une voix tremblante, la jeune fille répond: — Mon frère, cessez d'implorer. J'obéis de bonne grâce et prendrai de votre main l'époux que vous me destinez.»

Soudain, Brünhild fond en larmes, quand on trace autour de Siegfried et de Kriemhild le cercle d'alliance. La jalousie la ronge.

Le roi interroge sa femme: «Qu'avez-vous, noble souveraine. Soyez toute à la joie. Mon pays, mes palais, mes vassaux, mes sujets sont à vous comme à moi »

Avec une pointe de colère dans la voix, Brünhild réplique: «Laisse-moi pleurer, au contraire. Oui, pleurer sur ta sœur. C'est de la voir assise à côté d'un vassal dont elle va être l'épouse qui m'emplit de honte. Je pleure de la voir se mésallier ainsi, elle, une fille de roi.»

Le festin de noces s'achève dans la tristesse et dans la gène. En colère, Brunhild ne permet pas à son mari de lui prendre même un baiser. Comme il insiste, elle le ligote et le suspend à un crochet fiché dans un mur de la chambre. C'est ainsi que le roi des Burgondes passera la nuit. La reine, elle, dormira.

Siegfried, partageant la peine de Gunther, veut lui venir en aide. Il se fait fort de ramener Brünhild à la raison. Il commence par lui dérober l'anneau maudit dont il fait cadeau à Kriemhild.

Une nouvelle fois, le chevalier est pris par le mal du pays. L'heure du départ est donc venue. Siegfried refuse terres et châteaux que lui offre Gunther. Kriemhild, elle, réclame des guerriers. Mais Hagen refuse de la suivre au Niederland. «Cherchez d'autres compagnons, lui dit-il, nous devons demeurer près de ceux que nous avons servis fidèlement jusqu'à ce jour et que nous entendons servir jusqu'à la mort.» Seuls cinq cents chevaliers acceptent de suivre Kriemhild.

C'est au milieu des fastes les plus éclatants que le roi Siegmund transmet sa couronne et son sceptre au fils retrouvé.

Siegfried va régner dix ans. Son fils s'appellera Gun-ther, du nom de son oncle. Quant au fils de Gunther et de Brünhild, il se nommera Siegfried. Le royaume de Niederland prospère; il est vrai que l'or des Nibelungen y est pour quelque chose, depuis que ceux-ci ont prêté le serment d'allégeance à leur ancien vainqueur.

Les tribulations des héros pourraient peut-être s'arrêter là si, à Worms, la reine Brünhild ne s'impatientait. Elle taxe d'orgueil Kriemhild, elle nourrit des soupçons à l'égard de Siegfried qui, bien que vassal, nominal il est vrai, ne vient pas rendre hommage au roi des Burgondes.

Celui-ci se laisse convaincre par sa femme: il convoquera les souverains de Xanten. C'est en grand équipage que ceux-ci se rendent à Worms: cent chevaliers, mille cavaliers, d'innombrables bêtes de somme chargées de présents.

Mais ces présents et la richesse qu'ils représentent soulèvent la jalousie de Hagen: «Bien sûr, Siegfried peut beaucoup donner; ne dispose-t-il pas du trésor des Nibelungen... Ah ! si nous possédions la même richesse...»

Quant à Brunhild, elle ne cache pas son dépit de voir que Kriemhild n'a rien perdu de son éclatante beauté. Une querelle éclate entre les deux femmes, alors qu'elles assistent à un tournoi.

Kriemhild: «J'ai un mari, Siegfried, à qui tous ces royaumes devraient être soumis, car il est le plus fort et le plus brave de tous les chevaliers.

Piquée au vif, Brünhild réplique: — Si noble, si brave, si beau que soit ton époux, Gunther, ton puissant frère, le surpasse pourtant.»

On en vient au défi ouvert. A la porte de la cathédrale. Brünhild somme Kriemhild de lui céder le pas, «ainsi que doit faire une vassale».

Au comble de la colère, la femme de Siegfried va lâcher le secret mortel: «Ce n'est pas Gunther qui t'a domptée, c'est Siegfried, mon époux, qui a fait de toi sa serve et son esclave »

Mis au courant de l'algarade, Hagen jure à Brünhild qu'il la vengera. Celle-ci a eu la preuve que Kriemhild disait vrai: ne lui a-t-elle pas montré l'anneau dérobé dans sa chambre par Siegfried?

Traîné devant le Conseil des Burgondes, le roi de Xanten a beau protester de son innocence, personne ne le croit. C'est en vain que Gunther tente encore de prendre sa défense et avance cet argument: «Vous voulez le mettre à mort? Mais il est tellement fort, tellement brave, que personne ne pourra l'approcher.

— Ne craignez rien, affirme Hagen, dévoré de haine et d'envie, nous nous y prendrons bien et quand il sera mort, plus d'une de ses terres nous sera soumise.»

Le complot est en marche. On lance une fausse nouvelle: les rois de Saxe et de Danemark se préparent à envahir le royaume des Burgondes et refusent de lui payer tribut. Sur le champ, Siegfried s'offre à prendre les armes contre les envahisseurs: «Je brûlerai leurs pays, je raserai leurs châteaux. Ne cédons pas »

Quand le scénario de la mise à mort de Siegfried est enfin au point, Hagen se rend auprès de Kriemhild. Elle a été rouée de coups par son mari pour avoir révélé le secret du combat entre Brünhild et Gunther. Mais son amour pour Siegfried est tel quelle déclare: «J'ai bien mérité ce châtiment».

«En quoi puis-je vous être utile? souffle Hagen, ayant l’air de s'apitoyer sur le sort de la jeune femme. — En protégeant la vie de mon époux.» Et, sans le vouloir, elle va aider les assassins de son mari, car elle dit: «Jadis, pendant qu'il soignait le corps avec la graisse du dragon, une feuille de tilleul est tombée sur le haut de son dos. C'est le seul point de son corps qui soit vulnérable » Et, sur le conseil d'Hagen, Kriemhild coud une petite croix sur le vêtement de son mari, juste à l'endroit où toute blessure reçue peut être mortelle.

Prétextant que la Saxe et le Danemark ont renoncé à la guerre, on décommande donc l’expédition prévue et on la remplace par une partie de chasse au sanglier, à Cours et au bison dans la forêt de l'Odenwald.

Dans la nuit qui précède la battue, Kriemhild a fait un songe: deux sangliers poursuivaient son mari et les fleurs avaient la couleur de la pourpre. Elle a supplié Siegfried: «Restez ici, je sens une trahison.

— Douce amie, a répliqué le roi de Xanten, ne vous alarmez pas. Personne ici ne me porte ni haine ni envie. Tous tes parents me sont dévoués. D'ailleurs, comment en irait-il autrement?

— Siegfried, j'ai aussi rêvé que deux montagnes t'avaient enseveli et que je ne te verrai jamais plus.»

On est parti. Seuls compagnons de Siegfried, un vieux rabatteur et un chien lévrier. Après avoir tué coqs de bruyère, chevreuils, sangliers, le roi de Xanten débusque un ours énorme. Le chasseur lutte avec lui au corps à corps, le ligote et l'attache à sa selle. Siegfried rejoint ses compagnons qu'il domine de toute sa taille et par la splendeur de sa tenue, vêtement de velours noir, chapeau de zibeline; il est seul à pouvoir bander son arc; seul aussi à pouvoir manier sa fidèle épée «Balmung». Mais voici que l'ours s'échappe. Personne n'ose se lancer à sa poursuite. Personne sauf Siegfried. Il rejoint l'animal et le tue.

Au cours du repas, Hagen provoque, d'un ton amical, celui dont il a juré la perte: «J'ai entendu dire que personne ne peut vous suivre à la course.

— Voulez-vous parier, réplique le mari de Kriemhild, quel sera celui de nous deux qui arrivera le premier à la source, là-bas, sous les tilleuls. Mieux: vous, vous ne porterez rien, moi, je courrai avec mes armes et mon équipement de chasse »

Les deux hommes se préparent puis s'élancent. Sieg-fried arrive bon premier. Tandis qu'il se penche sur la source pour s'y désaltérer, Hagen cache l'épée et le carquois de son ennemi. Puis il saisit la lance et, visant la croix cousue par Kriemhild sur le pourpoint de son époux, il frappe et frappe encore. Le cœur de Siegfried est percé de part en part, le sang inonde les habits du meurtrier qui s'enfuit.

Le roi de Xanten va mourir, non sans avoir crié son mépris à ses assassins. Il rudoie Gunther, qui se lamente: «Il n'est pas bon que celui qui a fait le dommage s'avise de le déplorer. Il mérite grand blâme et eût certes mieux fait d'agir loyalement.»

Une joie mauvaise sur le visage, Hagen se penche sur celui qu'il a assassiné et lui souffle au visage: «C'était de mon devoir de vous tuer; Brünhild est vengée. Siegfried réplique: — Si j'avais deviné votre dessein meurtrier, j'aurais su défendre contre vous mon corps et ma vie.»

De nouveau, il parle au roi Gunthér: «Dans ce monde, je n'ai plus que dame Kriemhild. Je vous la recommande. Qu'elle n'ait pas à rougir de vous appeler son frère. Vous vous repentirez de ce meurtre perfide dans les temps qui vont venir. Croyez-en celui qui vous parle pour la dernière fois. En me tuant, c'est vous-mêmes que vous avez frappés. Quant à moi, mon père et tous ceux de mon royaume m’attendront longtemps.»

Siegfried est mort. Comment prévenir Kriemhild? «Je m'en charge, déclare Hagen; je ne me soucie ni de son désespoir, ni de ses larmes.»

C'est sur un bouclier d'or fin que l'on ramène à Worms le cadavre du roi de Xanten.

Hagen se montre inexorable: le corps de Siegfried est jeté devant la porte de la chambre où repose Kriemhild.

Quand, à la pointe du jour, retentit la cloche annonçant le premier office religieux. Kriemhild s'est levée. Elle sent que le malheur est là. Un chambellan affolé n'a même pas besoin de lui dire: «Là, devant la porte...», la reine a compris. Elle se précipite et se jette sur le corps de son mari. D'instinct, elle crie: «C'est un traître qui t'a lâchement frappé par derrière.» Après avoir maudit les assassins, elle dépêche des messagers au roi Siegmund, le père de Siegfried. Elle lui fait dire: «Levez-vous, Seigneur, il m'est advenu grande douleur. Levez-vous pour pleurer, car le même malheur nous a frappés tous deux, Siegfried n'est plus.»

Le corps de Siegfried est maintenant exposé dans la cathédrale. Le roi Gunther se lamente à trop grands cris pour être sincère: «Pourquoi nous arrive-t-il un tel dommage? Kriemhild, nous n'aurons pas assez de tous les jours de notre vie pour déplorer la mort de ton époux.

La femme de Siegfried n'est pas dupe: — Si vous en aviez deuil, cela ne serait pas.»

Puis, d'un geste impérieux, elle ordonne à Gunther et à Hagen: «Nous allons savoir si vous êtes innocents ou coupables, approchez près du cadavre.» Quand Hagen s'avance, les blessures de Siegfried se remettent à cou-1er. Ainsi est démasqué le meurtrier.

Portée à l'extrême de la douleur, Kriemhild manque de mourir. Elle s'est fait construire une maison près de la cathédrale; chaque jour, elle passe de longues heures sur la tombe de son époux. Pendant quatre ans, elle n'adressera pas la parole à Gunther, pas davantage à Hagen.

Mais Hagen ne songe qu'aux moyens de ramener l'or des Nibelungen au royaume des Burgondes.

Gunther et sa famille font tant et tant pression sur Kriemhild Qu'elle finit par consentir à leur dessein: elle fera venir à Worms les fabuleuses richesses que son mari lui a données comme cadeau de noces.

En route pour le pays des Nibelungen. Les frères de Kriemhild, Gernot et Giselher, conduisent l'expédition. Dans la caravane, on se répète: «Nous allons trouver tant de richesses que l'on pourra acheter le monde entier.» Et on ajoute, de bouche à oreille: «Il paraît que nous trouverons une baguette magique, taillée dans de l'or pur; qui saura s'en servir sera le maître du monde, le maître absolu des hommes.»

C'est Kriemhild qui a la charge de répartir le trésor; elle le fait avec tant de générosité, un souci si strict de la justice, qu'Hagen s'inquiète: ne va-t-elle pas rameuter autour d'elle beaucoup de partisans?

Hagen s'ouvre de ses craintes à Gunther: «C’est folie de confier si grand trésor à une femme; elle le vous fera regretter.

Mais le roi des Burgondes se montre très ferme:

— Kriemhild est ma sœur, j'ai juré de ne plus la léser.»

Hagen ne se tient pas battu pour autant. Il sera d'ailleurs appuyé et encouragé par Giselher. Hagen s'empare des clés donnant accès au trésor et dont la veuve de Siegfried devait avoir la garde. Le second frère de Kriemhild, Gernot, est pourtant inquiet; il pressent que tout cet or, toutes ces pierreries, ne peuvent appor-ter que le malheur. «Pour l'exorciser, nous devrions le précipiter dans le Rhin», dit-il.

Les trois frères — Gunther, Gernot et Giselher — jurent qu'aussi longtemps que l'un d'eux sera vivant, personne ne pourra être le propriétaire du trésor. Mais Hagen le fait jeter au fond du Rhin. Comme il est le seul à savoir l'endroit où l'or est englouti, il espère qu'un jour, il sera sa propriété exclusive.

Voici maintenant treize ans que Kriemhild est veuve. Treize ans qui n'ont pu adoucir son chagrin.

Le roi des Huns vient de perdre son épouse. La renommée de celle qui fut la femme de Siegfried est parvenue jusqu'aux steppes de l'Europe centrale. Et voici qu'arrive à Worms le margrave Rudiger, le plus proche ami de celui qui règne sur les Huns. Il est chargé de présenter une demande en mariage.

Gunther l'accueille plus que courtoisement. Il se dit flatté de voir un puissant suzerain demander la main de sa sœur. Mais Hagen est d'un avis contraire: «Méfions-nous, dit-il, si Kriemhild devient reine, elle aura l'occasion de se venger de nous.»

Kriemhild hésite: se remarier, n'est-ce pas trahir la mémoire de Siegfried? Elle refuse la demande du roi des Huns. Enfin, un entretien secret avec le margrave Rudi-ger la décide: celui-ci lui assure que son peuple vengera toutes les offenses qui lui ont été faites.

Le jour du départ vers le pays lointain est venu. Kriemhild interroge: «Quels sont les chevaliers qui, pour l'amour de moi, accepteraient l'exil en me suivant?» Le margrave Eckewart, compagnon des bons et des mau-vais jours, se propose: «Je vous servirai jusqu'à la fin de mes jours, et je vous apporte la fidélité de cinq cents chevaliers.»

On s'arrête à Passau, où l'oncle de Kriemhild, l'évêque Pilgerim, reçoit de son mieux la petite troupe. On fait halte à Bechlaren, où habitent Rudiger et sa femme, la belle Gotelinde.

Le roi des Huns s'est, de son côté, mis en route. D'innombrables vassaux, païens et chrétiens, lui font escorte. Le mariage est célébré à Vienne. C'est un fastueux cortège nuptial qui descend le Danube: des centaines de barques, réunies les unes aux autres, sillonnent le fleuve. On atteint enfin Etzelbourg, où le roi a son palais. Kriemhild, comblée d'honneurs, est désormais une souveraine puissante.

Avec Etzel, elle connaît sept ans de bonheur, qu'augmente encore la naissance d’un fils, Ortlieb.

Mais, au cœur de la reine des Huns, les vieilles blessures ne se ferment pas. Elle n'a pas renoncé à sa vengeance.

Un jour, elle dit à son mari: «Jamais je ne vois les miens, je souhaite les recevoir ici.»

Etzel lance une invitation: que le souverain de Worms vienne avec les siens assister à la fête du solstice d'été. Et qu'Hagen soit leur guide, puisque lui seul connaît la route exacte.

Hagen tient cette invitation pour suspecte: «Pensez־ vous, explique-t-il à ses frères, que Kriemhild ait oublié ce que nous avons fait; ne tombons pas dans le piège qui nous est tendu.

Gunther insiste: — La veuve de Siegfried n'a plus de haine contre nous. En nous quittant, ne nous a-t-elle pas donné le baiser du pardon?

Gernot intervient et lance à Hagen: Vous pouvez peut-être nourrir des craintes, vous qui avez assassiné Siegfried, mais ni mon frère Giselher ni moi n'avons de raison de refuser l'invitation de Kriemhild.

— Eh bien, s'écrie Hagen; je ne serai pas moins courageux que vous, je vous accompagnerai.

Sorte de voix du bon sens, Rumolt, le cuisinier, intervient: — Ecoutez-moi, restez ici où vous avez tout ce qu'il vous faut. Il est trop dangereux d'aller chez les Huns; si vous vous rendez chez Etzel, vous le regretterez; Kriemhild n'est pas femme à oublier.»

On décide le départ. Le cortège compte plus de trois mille cavaliers somptueusement parés.

On s'arrête sur les rives du Danube; les pluies ont à ce point grossi le fleuve qu'aucune barque ne peut le traverser. En cherchant un batelier courageux, Hagen surprend trois sirènes se baignant sous une cascade. Par jeu, il dérobe leurs vêtements. «Rends-les nous, propose l'une des Ondines, et je te prédirai ton avenir.»

Hagen accepte.

«Vous arriverez sans encombre chez les Huns», annonce la première Ondine. Mais la seconde déclare; « Rentrez à Worms, sinon vous périrez tous, sauf le chapelain du roi.» Hagen ne prend pas cet avertissement au sérieux. Alors, résignées, les Ondines lui indiquent comment passer le fleuve.

Le cortège royal traverse donc le Danube. Toutefois, les signes néfastes se multiplient. Hagen — toujours lui — assomme le passeur du margrave de Bavière auprès duquel il a voulu se faire passer pour un vassal de son maître, afin d'obtenir une barque. Puis il tente de noyer le chapelain de Worms.

Furieux du meurtre de son passeur, le margrave de Bavière attaque la cohorte burgonde. Mais il meurt dans la bataille.

Une fois encore, un avertissement survient. A la frontière du royaume des Huns, Eckewart, celui-là même qui avait conduit Kriemhild au roi Etzel, prévient ses anciens compagnons des dangers qui les menacent. Mais on avance toujours. On est très bien accueilli sur les terres que gouverne Rudiger. Giselher s'éprend de la fille de celui-ci, les fiançailles sont célébrées sur l'heure. Rudiger distribue des cadeaux: une cuirasse pour le roi Gunther, une épée pour Gernot, un bouclier pour Hagen, des habits de fête pour Dankwart.

Encore un messager du malheur: c'est Dietrich de

Carte de l’Atlantide d’après Platon et Diodore

 

Salomon et la reine de de Saba (fresque de Pier della Francesca)

 

Berne, qui vit depuis longtemps parmi les Huns. Il prévient: « Kriemhild pleure toujours Siegfried, le héros des Nibelungen.

Hagen raille: — Qu'elle pleure; j'ai tué Siegfried de ma main, il ne reviendra jamais.»

Quand les Burgondes arrivent au palais d'Etzel, la femme de celui-ci éclate de rire. Elle tient enfin sa vengeance. Envers son ancienne famille, elle s'efforce de se montrer accueillante, pour ne pas éveiller les soupçons. Hagen se sent inquiet et subodore un piège.

L'heure des amabilités est terminée. Kriemhild interroge durement: «Je ne vous salue pas. Et si vous voulez me réjouir, dites-moi ce que vous avez apporté en cadeau.

Silence... puis: «Qu'avez-vous fait du trésor des Nibelungen? Vous savez qu'il était ma propriété, encore une fois, qu'en avez-vous fait?

Hagen se rebelle: «On l'a fait jeter dans le Rhin; il y restera pour l'éternité. Madame, je vous apporte le diable: j'ai bouclier, cuirasse, épée».

Les Burgondes serrent les rangs, prêts à se battre.

Dans le palais, Kriemhild implore son mari: «Vengez-moi, et que meure Hagen.»

Soixante guerriers se portent volontaires. Mais Kriemhild, connaissant le courage et la ruse de son ancienne famille, en réclame davantage. Ils sont maintenant quatre cents.

Alors la veuve de Siegfried ceint la couronne royale et, à la tête de sa troupe, se porte au-devant des Burgondes. Hagen apparaît, gigantesque. Tous les yeux se portent sur l'épée qu'il tient: la lame étincelle, et la poignée est ornée d'un cabochon de jaspe «plus vert que l'herbe de la prairie». C'est «Balmung», l'épée même de Siegfried.

Blême, Kriemhilde déclare:

« Hagen, comment avez-vous osé venir ici?

— Nous avons été invités, et nous sommes venus; je n'ai pas coutume de rester au logis lorsque mes frères se mettent en route.

La voix de la reine des Huns est maintenant au paroxysme de la violence:

— Avouez ce que vous avez commis pour mériter ma haine.

Hagen relève le défi: — Oui, c'est moi qui ai tué Siegfried, le héros. Je lui ai fait payer l'injure faite à Brünhild, l'épouse de mon roi, Gunther; que celui qui veut venger Siegfried le venge.»

Il y a un moment de flottement, et chacun campe sur ses positions. Au palais, Etzel traite somptueusement ses hôtes burgondes. Puis on les conduit dans une salle où ont été dressés des lits.

Méfiant, Hagen reste en sentinelle devant le palais. Il a pour compagnon Volker, le joueur de viole. Quelques fidèles de Kriemhild essaient bien de surprendre les deux hommes, mais ils renoncent.

Le lendemain matin, Hagen morigène ses compagnons: «Vous ne songez qu'à revêtir des habits de fête; quittez les couronnes de roses pour les heaumes; prenez vos armes, car nous allons nous battre.»

Les Huns n'ont aucune envie d'attaquer des guerriers qui, manifestement, leur en imposent. Dans les tournois qui marquent les fêtes, les Burgondes l'emportent sans difficulté.

Kriemhild bout de colère. Sa vengeance va-t-elle lui échapper? La reine des Huns finit par convaincre le frère de son mari, Bloedel, qui ne peut résister à une promesse d'argent, de terres, de châteaux, sans compter la certitude d'épouser la femme de ses rêves, la fille d'un chef hun.

Mais les promesses resteront des promesses. Car, accompagné de mille guerriers, à peine a-t-il gagné la salle où se restaurent les Burgondes que Dankwart, frère de Hagen, tranche la tête de Bloedel d'un coup d'épée en criant: «Voilà le présent de noces que tu pourras offrir à ta fiancée».

Confuse et terrible, la bataille s'engage. Les morts jonchent bientôt le sol. Hagen est à la pointe du combat; peu à peu, les Huns fléchissent. Le roi Etzel manque de succomber sous l'assaut de ses adversaires.

Désespérée, Kriemhild n'a plus qu'un but: se cacher. C'est le roi Gunther qui le lui permettra en arrêtant le combat durant quelques instants. Quand il reprendra, pour les Huns demeurant dans le palais, il n'y aura ni pitié ni merci.

Kriemhild, hors de danger, se ressaisit: elle promet autant d'argent que peut en contenir un bouclier retourné, des châteaux, des terres, à qui lui apportera la tête de Hagen. Bien que blessé, Hagen rend coup pour coup, tuant tous ceux qui l'affrontent.

Rameutés par le roi Etzel, vingt mille Huns sont lancés dans la bataille. Comprenant que la partie devient par trop inégale, Gunther essaie de conclure la paix avec le roi des Huns. Mais celui-ci a perdu trop d'hommes, et sa femme veut sa vengeance. «Pas de pardon, dit-elle, Hagen m'a trop fait de mal et tous ceux qui l'ont accompagné ici doivent payer ma souffrance. Mais si l'on me donne un otage, je réfléchirai »

Les chefs burgondes refusent: plutôt la mort que le déshonneur.

Repoussés dans l'une des salles du palais, les Burgondes y sont enfermés, puis Kriemhild ordonne que l'on mette le feu aux quatre coins de la pièce. «Tourmentés par la soif, les malheureux en arrivent à boire le sang des guerriers morts. Dans leur détresse, cette horrible boisson leur semble meilleure que le vin.»

Le margrave fera-t-il pencher le sort de la bataille, car les Burgondes refusent toujours de se rendre? Etzel et Kriemhild lui offrent pour prix de son intervention de partager le pouvoir avec eux. Mais Rudiger s'estime lié aux nobles de Worms: n'a-t-il pas fiancé sa fille à Giselher? Toutefois, en tant que vassal du roi des Huns, il ira au combat, payant ainsi un ultime tribut à son suzerain.

Le combat reprend, comme si les adversaires trouvaient dans leur épuisement même une énergie nouvelle. Personne ne ménage plus personne. Rudiger affronte Gernot. Ils meurent de leurs coups réciproques.

Mais, une nouvelle fois, les Burgondes l'emportent.

Rien ne peut plus arrêter la fureur des guerriers. Volker, le troubadour, est tué, puis Dankwart, puis Giselher.

Au tour de Dietrich de Berne d'entrer en lice. Il implore Hagen de consentir à la paix. Comme le chef burgonde refuse, Dietrich lui lance: «Ne m'avez-vous pas dit que vous étiez prêt à soutenir le combat seul contre moi?

Soit. Combattons l'un contre l'autre; je vous tuerai, à moins que «Balmung» ne se brise entre mes mains.»

Le choc s’engage, dans un silence mortel. Dietrich réussit à blesser sérieusement le Burgonde, mais plutôt que de le tuer, songe à le faire prisonnier. Epuisé, Hagen doit laisser tomber ses armes. Alors Dietrich lui lie les mains et le conduit devant Kriemhild. Douce joie... enfin, l'ennemi détesté, le responsable de tous les malheurs, est là, réduit à l'impuissance. Dietrich implore la grâce du captif. La reine des Huns promet, puis elle fait jeter Hagen en prison.

Au tour du roi des Burgondes, Gunther, d'être capturé par Dietrich. Eclatant d'un rire lourd de haine, Kriemhild l'accueille par ces mots: «Seigneur Gunther, c'est maintenant que je vous souhaite la bienvenue.»

La vengeance, Kriemhild la savoure enfin. Elle se rend dans le cachot de Hagen et raille: «Si vous voulez me rendre ce que vous m'avez pris, il est possible que vous retourniez vivant à Worms.

Le captif réplique: — Inutile de me parler ainsi. J'en ai fait le serment: aussi longtemps que l'un de mes maîtres vivra, personne ne saura où se trouve le trésor des Nibelungen, et personne ne l'aura.»

Kriemhild ne se maîtrise plus. Elle ordonne que son frère, le roi Gunther, soit sur-le-champ décapité. Elle saisit la tête sanglante et la jette aux pieds de Hagen.

Celui-ci dit d'une voix infiniment lasse: «Tu es arrivée à ton but. Gunther est mort, Giselher est mort, Gernot est mort. Mais seuls Dieu et moi savons où est l'or des Nibelungen. Jusqu'à la fin des temps, il restera caché.»

Contenant mal sa colère, Kriemhild murmure: «Ainsi donc, mes tourments et mes peines ne seront pas payés à leur juste prix. Mais, au moins, il me reste l'épée de Siegfried, celle qu'il portait toujours au côté. Il me reste « Balmung»...»

La reine des Huns l'ajuste lentement dans ses deux mains... Une lame immense qui siffle... la tête de Hagen roule sur le sol.

Mais un vieil homme a assisté à la scène. Il s'appelle maître Hildebrand; mille fois, il a affronté la mort en fidèle vassal du roi des Huns. Il ne peut accepter que Hagen ait trouvé ce châtiment ignominieux. Il tire son épée et avance lentement vers Kriemhild. Celle-ci supplie, promet toutes les richesses de la terre. Le vieil homme reste inflexible. La reine tombe, criblée de coups.

«Tous ceux qui devaient mourir sont morts. La splendeur des héros s'est éteinte dans le trépas. Et la fête royale a fini dans la douleur, comme ici-bas toute joie finit dans la peine.»

Le trésor des Nibelungen a enfin trouvé son vrai domaine, celui des imaginations. Trésor païen, il rejoindra dans une même légende le trésor chrétien, celui du Graal.

L’ATLANTIDE

Dans un temps pas si lointain, des générations d'adolescents ont vu leur imagination s'enflammer en lisant L'Atlantide de Pierre Benoît. Le roman se déroulait au Hoggar où, pour une reine aussi mythique que réelle, Antinéa, un officier français, Saint-Avit, allait tuer son ami, son compagnon de tous les combats, le capitaine Morhange. Et un jour, Saint-Avit se réveillerait, couché sur le sable, ne sachant pas s'il avait été victime d'un rêve ou s'il avait vécu une aventure réelle. Mais jamais plus il ne se guérirait de l'Atlantide. Et il repartira vers l'image obsédante d'Antinéa.

De tous les mythes qui peuplent la mémoire de l'humanité, celui de l'Atlantide est l'un des plus anciens et des plus tenaces. Car il intéresse aussi bien les historiens que les géologues, les poètes que les romanciers. Car l'Atlantide exprime le mythe du continent perdu. C'est là que, au milieu de la luxuriance de la nature, aurait vécu une sorte de sur-race humaine, habile dans tous les arts et dont les lois étaient tellement sages et parfaites qu'elles expliquaient l'existence d'une cité idéale. En fait, le mythe religieux du paradis terrestre se matérialisait sous la forme de l'Atlantide.

Il appartenait à un philosophe, soucieux de proposer aux hommes de son temps une cité parfaite, de faire une large part à l'Atlantide. Ce philosophe, c'est Platon, qui a consacré à ce mythe l'essentiel de deux de ses dialogues, le Timée et le Critias.

Critias (grand-père de l'un des trente tyrans que Sparte avait nommés au gouvernement d'Athènes, en 450 avant Jésus-Christ) rapporte dans le Timée ce qu'a dit Solon le Sage: «Il y a en Egypte, dans le Delta, vers la pointe duquel le Nil se partage, un certain pays, qu'on appelle Saïtique, et dont la plus grande ville est Sais. C'est une déesse qui l'a fondée: en égyptien, son nom est Neith, mais en grec, c'est Athéna».

Solon a entendu, de la bouche «des prêtres les plus savants», une étrange prophétie: «Une déviation se produit parfois dans les corps qui circulent au ciel, autour de la terre. Et, à des intervalles de temps largement espacés, tout ce qui est sur terre périt alors par la surabondance du feu. Tous ceux qui habitent sur les montagnes, dans les lieux élevés et dans les endroits secs, périssent plutôt que ceux qui demeurent proches des fleuves et de la mer. Mais pour nous, le Nil, notre sauveur en d'autres circonstances, nous préserve aussi de cette calamité-là...

»...La race la meilleure et la plus belle parmi les hommes, vous ne savez pas que c'est dans votre pays Qu'elle est née... Vous l'ignorez parce que pendant de nombreuses générations, les survivants sont morts sans avoir été capables de s'exprimer par écrit. Oui, Solon, il fut un temps, avant la grande destruction par les eaux, où la cité qui est aujourd'hui celle des Athéniens, était de toutes la meilleure dans la guerre et singulièrement la mieux policée à tous égards. Y furent accomplis les exploits les plus beaux, et il y eut les organisations politiques les meilleures.»

Et le prêtre décrit alors ce qu'était l'organisation sociale d'Athènes, neuf mille ans avant qu'elle soit engloutie par une catastrophe.

«...en premier lieu, la classe des prêtres, séparée de toutes les autres, puis la classe des artisans, la classe des bergers, celle des veneurs et celle des laboureurs. Pour la classe des combattants, elle est également distincte de toutes les autres, et qu'à ses membres la loi a prescrit de ne s'occuper de rien, sinon de ce qui concerne la guerre.»

C'est, selon l'interlocuteur de Solon, cette organisation sociale (que les philosophes appelleront la cité platonicienne) qui permet d'expliquer «comment votre cité anéantit jadis une puissance insolente qui envahissait à la fois toute l'Europe et toute l'Asie et se jetait sur elle du fond de la mer Atlantique.

»Car, en ce temps-là, on pouvait traverser cette mer. Elle avait une île, devant ce passage que vous appelez, dites-vous, les colonnes d'Hercule. Cette île était plus grande que la Libye (c'est ainsi que l'on appelait alors la partie de l'Afrique située à l'ouest de l'Egypte) et l'Asie réunies. Et les voyageurs de ce temps-là pouvaient passer de cette île sur les autres îles, et, de ces îles, ils pouvaient gagner tout le continent, sur le rivage opposé de cette mer qui méritait vraiment son nom (Atlantique). Car d'un côté, en dedans de ce détroit dont nous parlons, il semble qu'il n'y ait qu'un havre au goulet resserré, et de l'autre, au-dehors, il y a cette mer véritable et la terre qui l'entoure et que l'on peut appeler véritablement un continent. Or, dans cette île atlantique, des rois avaient formé un empire grand et merveilleux. Cet empire était maître de l'île tout entière et aussi de beaucoup d'autres îles et portions du continent. En outre, de notre côté, il tenait la Libye jusqu'à l'Egypte et l'Europe jusqu'à la Tyrrhénie (Italie occidentale)...

»Cette puissance entreprit d'asservir votre territoire, le nôtre et tous ceux qui se trouvent de ce côté-ci du détroit. Mais la puissance de votre cité fit éclater aux yeux de tous son héroïsme et son énergie. Car elle l'a emporté. D'abord à la tête des Hellènes puis, abandonnée par les autres, elle vainquit les envahisseurs, libéra tous les autres peuples et nous-mêmes qui habitons à l'intérieur des colonnes d'Hercule...

»Mais, dans le temps qui suivit, il y eut des tremblements de terre effroyables et des cataclysmes. Dans l'espace d'un seul jour et d'une nuit terribles, toute votre armée fut engloutie d'un seul coup sur la terre et, de même, l'île Atlantide s'abîma dans la mer et disparut. Voilà pourquoi, aujourd'hui encore, cet océan de là-bas est difficile et inexplorable, par l'obstacle des fonds vaseux et très bas que l'île, en s'engloutissant, a déposés. »

Dans le Critias, Platon apporte des précisions sur ce qu'était le royaume de l'Atlantide. En outre, il précise que les Egyptiens ont été les premiers à écrire cette histoire. Que celle-ci ait passé en Grèce, rien d étonnant: il y avait des relations constantes entre les deux riverains de la Méditerranée, et Platon lui-même séjourna à Alexandrie, alors l'un des hauts lieux de la pensée, et aussi un creuset où se fondaient, les unes dans les autres, toutes les doctrines de l'époque.

C'est encore Critias qui parle: « Les dieux divisèrent, par tirage au sort, toute la terre en lots, plus grands ici, plus petits ailleurs. Poséidon (dieu de la mer) installa, en certain lieu de cette île, les enfants qu'il avait engendrés d'une femme mortelle... sur une montagne, habitait alors un des hommes qui, dans ce pays-là, étaient à l'origine nés de la terre. Son nom était Eveno, et il vivait avec une femme, Leucippe. Ils donnèrent naissance à une fille unique, Clito... Poséidon la désira et s'unit à elle. Or, la hauteur sur laquelle elle vivait, le dieu la fortifia et l'isola en cercle. A cet effet, il fit des enceintes de mer et de terre, petites et grandes... Poséidon embellit l'île, il fit jaillir deux sources d'eau, l'une chaude, l'autre froide, et fit pousser sur la terre des plantes nourricières de toute sorte.

»Là, il engendra et éleva cinq générations d'enfants mâles et jumeaux. Il divisa l'île Atlantide en dix parties... L'aîné devint roi, au-dessus de tous les autres: il fit de ceux-ci des princes vassaux... A tous, il imposa des noms: le plus ancien, le roi, reçut le nom qui a servi à désigner toute cette île et la mer qu'on appelle Atlantique, parce que le nom du premier roi fut Atlas.»

Suit alors la description matérielle du royaume: «Les rois avaient des richesses en telle abondance que jamais sans doute avant eux nulle maison royale n'en posséda de semblables et que nulle n'en possédera aisément de telles à l'avenir... L'île leur fournissait tous les métaux durs ou malléables (vraisemblablement le plomb et l'étain) que l'on peut extraire des mines. En premier lieu, celui dont nous ne connaissons plus que le nom, l'orichalque (l'airain, ou cuivre pur); c'était le plus précieux, après l'or, des métaux qui existaient en ce temps-là. L'île fournissait avec prodigalité tout ce que la forêt peut donner de matériaux propres au travail des charpentiers. De même, elle nourrissait en suffisance tous les animaux domestiques ou sauvages... elle donnait encore et les fruits cultivés, et les graines qui ont été faites pour nous nourrir et dont nous tirons les farines...

»Ainsi, recueillant sur leur sol toutes ces richesses, les habitants de l'Atlantide construisirent les temples, les palais des rois, les ports.»

Mais, après la splendeur, la décadence: «Pendant de nombreuses générations, les rois écoutèrent les lois et demeurèrent attachés au principe divin auquel ils étaient apparentés... mais quand l'élément divin vint à diminuer en eux, par l'effet du croisement avec de nombreux mortels, ils tombèrent dans l'indécence...»

Le Critias s'arrête là. Platon n'écrira jamais la suite, qui devait raconter en détail la guerre des Athéniens contre les Atlantes.

En livrant à ses disciples — et, au-delà d’eux, à Athènes — le Timée et le Critias, le philosophe grec poursuit un but précis: démontrer que grâce à l'excellence de ses lois, aux vertus de ses chefs, la Grèce avait été capable de vaincre des ennemis puissants, commandés par des rois fabuleux. C'est donc, par certains côtés, une mise en garde contre une décadence possible de la cité grecque, pour peu qu'elle abandonne les principes qui ont fait sa force.

Mais l'histoire, antérieure à son temps, aurait permis au disciple de Socrate de trouver bien d'autres exemples de royaumes étranges, mi-humains, mi-divins. Alors, pour-quoi l'Atlantide? Probablement pour une triple raison: un continent entier a symbolisé la puissance matérielle et spirituelle. Il a disparu dans un gigantesque cataclysme naturel; créé par les dieux, il a été détruit par la colère des dieux.

Et cette «affaire de l'Atlantide» allait déclencher une formidable bataille entre spécialistes, une bataille qui n'est pas encore achevée.

Le premier problème qui s'est posé aux savants a été de savoir s'il était exact qu'une gigantesque catastrophe naturelle avait bien enseveli «l'île» dont parle Platon.

Un savant anglais, Forrest, spécialiste en géologie, a montré qu'à l'époque glaciaire, il existait un vaste continent qui occupait le nord de l'Atlantique, jusqu'aux Açores, avec des bandes rocheuses qui le reliaient peut-être à l'Amérique et à l'Europe. A quelle date approximative se serait produit l'effondrement de ce continent, dont ne subsisteraient plus, précisément, que les Açores et les Canaries? Entre 18 500 et 6500 ans avant notre ère. D'autre part, les travaux des biologistes ont confirmé que, ainsi que l'affirme Critias, des éléphants (mais aussi des buffles et des rhinocéros) vivaient sur l'Atlantide car, aux Açores, on a retrouvé des ossements fossilisés de ces animaux.

Mais, en définitive, peu importe l'extension géographique de l'Atlantide, le problème essentiel est de tenter de savoir quelle civilisation y a fleuri, et si elle a essaimé.

Les savants, même divisés sur l'emplacement exact du continent perdu et sur la date de sa disparition, sont à peu près d'accord pour reconnaître que la civilisation des Atlantes a laissé des traces certaines en Amérique centrale, en Egypte, en Afrique du Nord et en Afrique Noire.

L'enthousiasme aidant, on a fini par retrouver les Atlantes un peu partout. Par exemple, il existe en Tunisie le chott El Djerid, que l'on a assimilé avec le fond desséché du lac du Triton, dont parlait l'historien Diodore de Sicile. Les Arabes appelaient le lac du Triton «Bahr Attalq», ce qui signifie «grande eau des Atlantes». D'autre part, sur l'emplacement qu’occupe aujourd'hui Tunis, aurait vécu une tribu appelée « Attala », qui n'aurait été qu'une déformation du mot «Atlantes».

Il y a quelques années, un professeur de l'université de Bombay découvrait dans la région de Sinh les vestiges d'une très ancienne civilisation, paraissant fort avancée; en particulier, elle semblait avoir des connaissances très poussées en mathématiques et en astronomie. Or, ceux qui ont illustré cette civilisation n'avaient aucun lien avec la civilisation aryenne. Selon le professeur Geras, c'est l'influence «atlantéenne» qui a joué à Sinh.

Il n'est pas jusqu'à la Chine, où n'aient été découvertes des traces laissées par «l'île». Un archéologue allemand, Hans Fischer, estime par exemple que la Chine doit aux Atlantes ses légendes et, peut-être, son écriture idéographique.

Partout, on découvre — ou on croit découvrir — des ressemblances entre des symboles rencontrés aussi bien en Amérique qu'en Europe: la svatiska (croix gammée) fleurissait sur les monuments aryens et sur les monuments préhistoriques de l'Amérique centrale; la tête de Gorgone (qui symbolisait l'omniscience divine) ornait aussi bien les monuments dans l'antiquité grecque, que ceux découverts dans les ruines mexicaines; en Europe, l'architecture croit avoir inventé la fausse voûte; on la retrouve en Amérique centrale, sur des monuments étrusques, dans les édifices «cyclopéens» de la Grèce préhistorique.

Selon quelques sociologues, les Atlantes ont été de véritables «commis voyageurs», transmettant aux Américains certains traits du folklore européen et africain. Ce qui expliquerait que des peuples aussi différents que les Celtes, les Grecs, les Indiens, les Scandinaves, aient une mythologie commune: une terre ravagée par les eaux, c'est-à-dire par le Déluge. Le rapprochement est encore plus net en ce qui concerne le géant Atlas, premier roi, selon Platon, de l'Atlantide. Au Mexique, c'est le dieu Quetzalcoatl qui est aussi le premier chef politique et spirituel du peuple mexicain. Sa représentation picturale est aussi celle d'un géant portant le monde sur ses épaules. Même figuration sur des sculptures découvertes aux îles Canaries, aux Açores, au Brésil.

C'est en Crète que l'on a également fait une découverte étrange: un mythe y racontait comment Icare avait construit une machine volante pour atteindre le soleil; mais le dieu du soleil, Phœbus, le punit. Icare avait assuré la cohésion de ses «ailes» par de la cire. Elle fondit sous l'ardeur des rayons; Icare fut précipité vers une terre qu'il n'avait pas le droit de quitter. Or, selon certaines traditions, les Atlantes auraient inventé des machines volantes. Il est possible, d'ailleurs, que la Crète ait été placée sous la domination de l'Atlantide. La légende d'Icare se retrouve en Amérique centrale. Au San Salvador, existent des peintures représentant des êtres humains survolant des palmiers, grâce à des machines crachant flammes et fumée.

Tout se passe donc comme si l'humanité du «monde connu» avait eu une même souche de civilisation, et que cette souche se soit trouvée dans l'Atlantide.

Quels étaient les hommes qui habitaient le continent à jamais disparu? On les a appelés des géants. Platon, lui, ne fait aucune allusion à la taille des Atlantes. Il est vrai que la morphologie des Méditerranéens ne portait pas précisément à exalter leur taille.

En fait, les habitants de l'Atlantide ont vu leur image tracée et complétée par trois mythologies.

Les légendes grecques parlent de géants. Ce sont, ou des fils de la Terre, ou ils ont été engendrés par le sang s'échappant de la blessure infligée à Ouranos par ses enfants (Ouranos était le père de Saturne et le maître du ciel). Les géants ont cent mains; leurs jambes se terminent par des serpents; leur taille égale la plus haute des montagnes. Quand ils attaquent les dieux, contre lesquels ils sont en perpétuelle révolte, ils se servent d'énormes blocs de rochers; en retombant, ces rocs forment des montagnes ou des îles. Sur l'ordre de Jupiter, Hercule est chargé de faire le «gendarme» contre les géants. Il leur applique des châtiments variés: il les enchaîne sous des volcans; en voulant se libérer, les captifs créent tremblements de terre ou irruptions. Ou bien ils sont précipités dans le Tartare, qui est une île (on rejoint ici le mythe de l'Atlantide). En réalité, les géants représentent les forces mauvaises de la nature.

Il existe une autre variété de géants dans la mythologie grecque, ce sont les Titans. Ils sont d'un aspect sauvage, très grands; ils vivent dans des grottes. Surtout, ils ont un œil unique au milieu du front.

Or, les Atlantes ne passent pas, aux yeux des narrateurs grecs, pour des modèles de grâce physique. Tout se passe donc comme si les habitants de l'«île» étaient représentés selon un portrait composite des Titans et des Géants. C'est sous leur aspect guerrier que la mythologie nordique parle des géants. Ils sont nés du sang d'Ymer, le dieu des glaces. Refoulés (comme Athènes les avait battus) vers I Ouest, ils s'installent à Jettenheim, capitale située au-delà de l'Océan. Leur vainqueur s'appelle le Dieu Thor, dont le marteau colossal, doué d'un pouvoir magique, rappelle Hercule et sa massue.

Enfin, la mythologie celtique — surtout l'irlandaise — parle de l'invasion des «Fomoré», les «Grands de la Mer». Ces «grands» seraient venus d'îles lointaines qu'ils auraient regagnées après avoir été repoussés. Là encore, on retrouve une évocation possible de l'Atlantide.

Que ce soit en Grèce, dans le nord de l'Europe ou en Irlande, les géants ont des rapports plus ou moins étroits avec les habitants d'une île.

Même la Bible parle de l'existence de géants, à l'occasion du combat de David contre Goliath, ou quand, dans le Deutéronome, elle parle du «lit de fer de cinq mètres de long qu'on pouvait voir encore à Rabbath, chez les enfants d'Ammon».

Scientifiquement, personne ne met en doute l'existence de géants à l’aube de l'humanité. Tout alors semble atteint de gigantisme: les plantes, les animaux, les êtres humains. En 1946, un anthropologue allemand, von Kœnigswald, a découvert un homme simiesque de quatre mètres de haut et datant de la fin de l'époque tertiaire. On a également trouvé à Java, en Chine du Sud et en Afrique du Sud des mâchoires géantes d'êtres humains.

Loin des légendes et de ce Qu'elles représentent comme affabulation, certains chercheurs et théoriciens pensent que l'homme de Cro-Magnon représente le spécimen-type de «l'habitant» de l'Atlantide. Tout se passe comme si, abordant ces rivages inconnus dont ils semblent avoir été friands, les Atlantes avaient essaimé ce qui sera un jour le département de la Dordogne. Voici les arguments des tenants de cette théorie:

Débarqués en «Europe», les Atlantes doivent vivre sur le pays, mangeant surtout la viande des rennes, alors nombreux. Mais la modification du climat (augmentation de la chaleur) chasse les troupeaux vers le nord. Les hommes de Cro-Magnon les suivent; c'est ainsi qu'ils entreront en contact avec des êtres qui seront un jour les Germains et les Celtes. Ainsi se transmettra et s'assimilera, entre autres, la légende des géants.

A l'appui de cette thèse, s'ajoute la construction des mégalithes, par exemple (les dolmens de Bretagne), dont personne n'a jamais pu donner une explication rationnelle.

On rencontre les mégalithes essentiellement dans !׳Ouest de l'Europe et en Afrique du Nord. Mais aussi en Ethiopie, au Japon, aux Indes, à Madagascar. Mais alors, comment expliquer que des monuments pratiquement identiques aient pu surgir au même moment dans des pays n'ayant aucun lien entre eux? Certains savants — comme l'Anglais Peake — ont pensé que les mégalithes avaient été «diffusés» à partir de l'Orient. Mais, dans cette région du monde, on ne rencontre pas de telles pierres géantes, sauf dans une minuscule région de Syrie.

On trouve une explication à la présence de ces pierres étranges si on les attribue aux Atlantes, relayés par leurs descendants de Cro-Magnon.

Les Atlantes honoraient leurs dieux dans des caches construites dans des cavernes naturelles. Mais dans beaucoup de pays explorés par les habitants de l'Atlantide, ces cavernes manquaient; d'où l'idée d'en construire avec des blocs de pierre.

Un autre fait souligne que les Atlantes ont eu une descendance en Europe. A l'âge du bronze, c'est l'Espagne, bien plus que !Orient, qui connaît un développement métallurgique important, notamment dans le sud du pays, où existent des mines de cuivre, d'argent et d'étain. Les Atlantes, il est vrai, jouxtaient cette région puisque leur empire s'étendait jusqu'aux colonnes d’Hercule, c'est-à-dire Gibraltar.

On constate qu'à cette époque, la forme des armes (elles imitent toutes les formes de la pierre) est identique en Orient et en Occident. Ce ne sera que plus tard qu'interviendront des différences. Mais, à l'origine, c'est bien un seul peuple qui a enseigné l'art de fabriquer les outils de combat.

Quant à l'influence spirituelle des Atlantes, c'est probablement chez les druides, entre autres, qu'il faut la chercher.

Les druides n'ont jamais eu d'enseignement écrit; tout ce que l'on sait de leur doctrine, c'est qu'ils croyaient à l'éternité de la matière et de l'esprit, que la métempsycose représentait la sanction des actions humaines, puisque les renaissances signifiaient soit la récompense, soit le châtiment. La doctrine druidique était si vieille que même Pythagore lui avait fait des emprunts. Il n'y a rien de commun entre les croyances premières des Gaulois et celles des Druides. Comme si ceux-ci représentaient une religion ayant existé très longtemps auparavant; et que l'on retrouve, à des nuances près, chez les Hyperboréens, peuple vivant au nord de l'Europe et bénéficiant d'une telle félicité qu'Apollon lui-même se serait retiré auprès de lui. La croyance en l'existence de ce pays si merveilleux sera tellement ancrée dans les esprits que, jusqu'au XVe siècle, elle faussera l'établissement des cartes géographiques de l'Europe. Les prêtres du peuple hyperboréen avaient une taille gigantesque. Ainsi retrouve-t-on les géants de l'Atlantide.

Mais, pour aller jusqu'au bout du mythe — il en reste un, même s'il est fondé sur une réalité géographique — il faut se transporter en Amérique, c'est-à-dire dans les pays qui composent aujourd'hui l'Amérique du Sud.

Des histoires — c'est-à-dire des légendes — que l'on raconte encore dans ces pays, un trait commun se dégage: au plus lointain des âges, sont apparus, arrivant on ne sait d'où, des réformateurs et des chefs. La liste est longue: Manco-Capac, Viracocha et Pachamac pour le Pérou; Tupan chez les Tupis; Bochica en Colombie; Zamna (ou It-Zamna) au Yucatan; au Mexique, Quetzalcoatl (qui deviendra Gucumatz au Guatemala et Cuculcan au Yucatan); Zume sera honoré au Paraguay et au Brésil; aux Caraïbes, on l'appellera Tamu, les Arovacs (Amérique méridionale) le nommeront Camu, et les Carayas, Caboy.

Quel que soit le nom sous lequel ils sont honorés, tous ces «porteurs de parole» ont plusieurs points communs: ce sont des sages; ils sont venus d'un pays inconnu, dont tout ce que l'on sait, c'est qu'il est situé à l'est de l'Amérique; ils ont tous la peau blanche; un jour, leur mission terminée, ils disparaissent mystérieusement, non sans avoir promis de revenir parmi leur peuple.

Le mythe semble avoir un fondement réel: ceux que les peuplades d'Amérique ont pris pour des envoyés de la divinité étaient des Atlantes, venus non en missionnaires, non en porteurs de doctrines nouvelles, mais en explorateurs. Il est certain que ces hommes qui tranchent, par leur allure, sur tout et sur tous créent une impression si profonde qu'ils font facilement des disciples. Quetzal-coati introduira au Mexique le culte de Tlaloc. C'est le dieu des «eaux célestes», certains voyant en lui l'équivalent du Poséidon grec, le fondateur aussi de l'Atlantide, puisque ses habitants l'appelaient Poséidonis.

Au demeurant, la légende de Quetzalcoatl est particulièrement instructive. On dit qu'il arrive sur les plateaux Anahuac, venant d'un pays appelé Tlapallan, «la terre du soleil levant». Son propre nom signifie le «serpent à plumes». Il porte une longue tunique blanche; une barbe imposante dévore son visage; l'une de ses mains tient un bâton pour l'aider dans sa marche, l'autre, le disque, ou le demi-disque, du soleil. Il prêche une nouvelle morale et une nouvelle religion qui condamnent l'emploi de la violence. Il a une attitude significative: à peine exalte-t-on devant lui quelque exploit guerrier qu'il se bouche les oreilles avec du coton. Dans le même temps il enseigne à qui veut tous les métiers nécessaires; il demande que les cités soient régies selon un ordre juste.

Ordre juste qui ne tardera pas à s'altérer, les mœurs cruelles des tribus reprenant le dessus. C'est ainsi que le culte de Tlaloc-Poséidon est transformé par les Aztèques en un rite barbare destiné à s'attirer la bienveillance du dieu. Chaque année, on voue à Tlaloc la plus belle jeune fille et le plus beau jeune homme que l'on puisse trouver. Pendant trois jours, le couple est traité au mieux: appartement somptueux, nourriture la plus recherchée, boissons exquises. Puis, les fêtes terminées, on précipite les jeunes gens dans un puits situé près du temple, jusqu'à ce qu'ils y meurent de faim et de soif.

Quetzalcoatl aura plusieurs «réincarnations», tant sa renommée a été grande, son souvenir inoubliable: tantôt on dira qu'il s'agit d'un disciple du Christ, Thomas, tantôt d'un simple missionnaire. On voit bien les raisons de cette assimilation. Comme les disciples de l'Evangile, Quetzal-coati a prêché la paix et la fraternité. Mais cet enseignement était donné des millénaires avant le Christ. Et les leçons du «mage» ne faisaient que traduire, à son époque, celles qui prévalaient dans l'Atlantide, avant que celle-ci n'encourût la colère des dieux.

La légende péruvienne reprend, évidemment, le thème du héros annonciateur, mais en la dotant d'un apport original. Selon cette légende, il a existé presque à l'aube des âges une population hautement civilisée dans la région du lac Titicaca. Des rois gouvernent ce peuple. Mais voici qu'arrive un étranger, mystérieux. Son nom est Manco-Capac. Il a surgi soudain sur l'une des îles du lac; il est accompagné de sa sœur, qui est en même temps sa femme, Mama-Oello. En peu de temps, le couple s'empare du pouvoir et donne naissance aux dynasties successives de tupacs (rois). L'histoire — et non plus la légende — a fixé à l'an 1300 avant Jésus-Christ l'accession au trône des premiers descendants de Manco-Capac; c'est la dynastie des Pirua-Pacari-Manco.

Si cette thèse est exacte, Manco-Capac n'est pas venu directement de l'Atlantide. Mais il a vraisemblablement appartenu à l'une de ces colonies atlantes qui, ayant par miracle survécu au séisme qui devait engloutir «l'île», avaient réussi à trouver refuge au loin.

Toujours est-il que Manco-Capac a transmis un héritage qui ne peut être que celui d'un authentique Atlante. Il se dit, ainsi que sa femme, descendant direct du soleil. Or, l'Atlantide était le lieu «où le soleil entre dans le monde». Le mythe solaire connaîtra d'ailleurs en Amérique un succès foudroyant: la Bolivie, l'Equateur et le Pérou l'adopteront successivement.

D'autre part, l'organisation sociale décidée par Manco-Capac est exactement celle qui prévalait en Atlantide et telle que l'a rapportée Platon.

Quant au héros et réformateur péruvien Pachamac (son nom signifie «père de la terre»), il se soucie surtout d'augmenter les connaissances de ses sujets. Pachamac sera «divinisé» sous la forme de dieu des tremblements de terre. Le temple qui dira sa gloire sera au Pérou ce que Delphes est à la Grèce: les prêtres interpréteront les grondements du sol comme étant l'oracle prononcé par le dieu lui-même.

On sait peu de choses sur le réformateur du Yucatan, Zamna (ou It-Zamna), mais les Mayas le tiennent pour le fondateur de leur civilisation, et aussi «comme le Maître de l'aurore»; ce qui laisse à penser qu'il est venu, lui aussi, d'un pays situé à !Orient.

Celui qui, aux yeux de l'Amérique du Sud, passe pour le plus grand des réformateurs, c'est Zume, héros et dieu. On dit de lui «qu'il vient de l'Est», c'est-à-dire qu'il est d'origine atlantéenne.

Zume, c'est celui que les Indiens Carayans appellent Caboy. C'est celui qui, selon les Carayans, les «a fait sortir de dessous la terre». C'est vraisemblablement une réminiscence de ce qu'ont dit les Atlantes qui ont échappé au cataclysme qui a englouti leur île.

La mythologie colombienne prétend, elle, qu'un homme mystérieux, nommé Bochica, a été le vrai créateur de la civilisation chibcha.

Voici ce qu'on dit de lui: la lune n'existait pas encore. Venant de !׳Orient, apparut un vieillard à la longue barbe blanche. Il se faisait appeler indifféremment Bochica, Zukha, Nemketaba. Très belle, une femme l'accompagnait. Elle aussi avait trois noms: Chia, Ubecaihuara, Huicata. Mais autant Bochica était foncièrement bon, autant Chia était cruelle et perverse. Pour sa seule satisfaction, elle n'hésite pas à provoquer, par ses incantations, une terrible crue du fleuve Funza. Toute la vallée de Bogota se trouve inondée; d'innombrables Chibchas périssent; seuls sont sauvés ceux qui parviennent à se réfugier sur les montagnes. Rendu furieux par l'attitude de son épouse, Bochica la chasse. De retour au ciel, elle y devient la lune.

Bochica réussit à rendre la vie à la vallée de Bogota. Il enseigne aux habitants à construire des villes; il dote le pays de deux chefs, l'un religieux (nommé Zaké), l'autre civil et subordonné au premier; il institue le culte du soleil. Estimant sa tâche terminée, il se retire dans la solitude, en un lieu appelé Iraka. Il y vit deux mille ans, sous le nom d'Idacansas. Il passe son temps à jeûner et à prier. Puis soudain, il disparaît. Pour !׳honorer, on fera de lui le dieu du soleil.

Des siècles plus tard (vraisemblablement deux cents ans après Jésus-Christ), un «missionnaire» disant venir de «l'extrême-est» arrive chez les Chibchas. Il s'appelle Nemketcha et se dit envoyé par Bochica. Il complète l'enseignement du maître, apprenant aux populations à tisser des étoffes, mieux cultiver la terre. Il enseigne aussi l'astronomie et les méthodes pour prévoir le temps. Enfin, il construit un temple du soleil.

Le système permettant de gouverner les Chibchas semble être calqué sur celui des Atlantes. C'est une théocratie dans laquelle les zipas (rois) sont consacrés par la divinité, ce qui leur permet d’exiger de leurs sujets une obéissance absolue.

Pour monter sur le trône, un zipa devait se plier à tout un rite d'initiation qui ressemble à celui qui était imposé aux pharaons égyptiens et aux rois de l'Inde antique. La cité est enserrée dans des obligations très strictes: la loi du talion s'exerce sans faiblesse, l'adultère se traduit par la mort des deux partenaires. Un châtiment infamant est réservé aux traîtres et aux lâches; des lois précises réglementent les successions et le luxe est traité comme un crime.

Les Chibchas connaissent l'écriture idéographique. Les signes qu'ils emploient se retrouvent dans des inscriptions similaires en Afrique, en Asie, en Europe. Pour les spécialistes, cela signifie que l'on se trouve en présence d'une influence atlantéenne commune.2

La fin apocalyptique de l'Atlantide se retrouve dans le folklore de certaines tribus indiennes. C'est ainsi qu'une légende mexicaine décrit une effroyable catastrophe qui a obligé les tribus Quiché et Naoa à émigrer vers l'ouest. Des dessins, mexicains eux aussi, représentent le pays d'origine des Aztèques, le pays aztlan, comme étant une île montagneuse; l'une des montagnes est entourée d'un canal et d'un mur (comme l'était la capitale de l'Atlan-tide). Enfin, certaines tribus mexicaines prétendent que leurs ancêtres sont arrivés d'un pays «situé bien loin à l'est», après une catastrophe.

Au Venezuela, on rencontre des Indiens blancs aux yeux bleus: sont-ils les descendants directs des Atlantes? Les ethnologues se posent la question.

Il existe au Guatemala un document singulier sur l'histoire de la tribu des Quiches. Ce document s'appelle le Codex Popul-Vuh (ce qui signifie un «bouquet de feuilles»). Il expose en fait l'histoire et la mythologie des Mayas. Selon ce document, les premiers Quiches sont venus, dans des temps immémoriaux, d’un pays situé en plein océan, très loin à l'est. Plus tard, trois des filles du roi des Quiches se rendent dans le pays de leurs ancêtres. Elles rapportent au Guatemala l'écriture. Selon le Codex Popul-Vuh, la patrie ancestrale est un vrai paradis: Blancs et Noirs y vivent comme des frères et parlent le même langage. Mais, peut-être jaloux d'une pareille félicité, le dieu Huracan veut faire disparaître la terre sous un déluge. Et, dans le même temps, le ciel devient un gigantesque incendie qui met fin à cet «âge d'or» que l'on retrouve dans toutes les légendes.

Par l'évocation d'une catastrophe cosmique, la mythologie guatémalienne rejoint le mythe grec selon lequel Phaéton fait s'embraser la moitié de la terre par le feu du ciel.

Au Venezuela on trouve, en pleine forêt vierge, entre l'Apuré et l'Orénoque, un village nommé Atlan. Ses habitants, les «Paria», sont des Indiens à peau blanche. Selon les histoires racontées par les «Paria», leur pays d'origine, une grande île prospère, a été détruite par une catastrophe. Les femmes des Paria, de par leur peau blanche, suscitaient l'envie des autres tribus, d'où des rapts sans fin.

Le Codex Popul-Vuh affirme d'autre part que des Noirs habitaient le continent disparu. Cette affirmation a totalement modifié l'optique des ethnologues qui avaient jusqu'alors pensé qu’il n'y avait pas eu de Noirs dans le Nouveau Monde avant les temps modernes et l'existence du trafic d'esclaves.

On peut dès lors envisager que les Noirs qui habitaient «l'île» et qui ont échappé à la catastrophe qui a fait disparaître celle-ci ont cherché refuge à l'Ouest, c'est-à-dire en Amérique, tandis que d'autres gagnaient l'Afrique. Les Berbères et les Touaregs du Hoggar ont peut-être comme ancêtres ces «réfugiés» (dont serait descendue l'Antinéa de Pierre Benoit...)

Dans un passé encore récent, il existait en Amérique des tribus noires aborigènes, peut-être descendantes des Atlantes noirs. En tout cas, en Amérique centrale, de nombreuses statues de dieux indiens représentent très nettement des hommes de type négroïde: par exemple, la tête de nègre géante sculptée sur les flancs du volcan mexicain Taxila.

En Guyane française, en pleine forêt équatoriale, existe une tribu noire, les Samarcas. Quelle est son origine? certainement pas des esclaves ayant échappé à leurs maîtres, car ils ne manifestent aucune crainte en voyant des Blancs. Leur origine se perd donc dans la nuit des temps. Eux aussi sont peut-être des rescapés de l'Atlantide.

En Europe même, si l'on en croit l'historien Timagène (1er siècle avant Jésus-Christ), de nombreuses tribus gauloises racontaient Qu'elles étaient d'origine insulaire. Il est vrai qu'à côté des Gaulois aryens, venant d'Asie, des descendants des autochtones d'Europe occidentale, d'autres sont arrivés «d'un pays situé à !Ouest».

Même dans l'urbanisme de certaines villes d Amérique, on retrouve les règles qui ont présidé à la construction de la capitale de l'Atlantide.

Celle-ci est bâtie sur les flancs de trois hautes montagnes (probablement pour honorer le fondateur de l'île, Poséidon, toujours représenté avec un trident à trois pointes); un temple gigantesque permet d'honorer le dieu, qui a d'ailleurs une statue colossale représentant Poséidon conduisant six chevaux ailés; le temple est entouré de sculptures, images des Néréides chevauchant des dauphins. Enfin, les rois et les reines atlantes sont figurés par des statues tout en or. Pour les habitants, rues et canaux, vastes places, rendent la vie agréable.

Or, lorsque Cortés découvre Tenochtitlan (l’actuelle Mexico), il arrive dans une ville qui semble copiée sur Poséidonis: même système de défense par des citadelles, mêmes ponceaux enjambant les canaux, même système de conduites d'eau. Tout s'est passé comme si Tenochtitlan avait été construite par les Atlantes eux-mêmes, ou par leurs descendants.

Un problème n'a jamais été élucidé, puisqu'il donne encore, de nos jours, lieu à des controverses: où était exactement située l'Atlantide?

Platon, on l'a vu, en avait fait une île gigantesque couvrant pour l'essentiel l'Atlantique actuel.

Mais un géographe français, Berlioux, a fourni une autre hypothèse, partant d'ailleurs d'une analyse serrée du Timée et du Critias.

Bien avant Platon, de nombreuses légendes font état d'une rivière, lourde d'un pouvoir magique, la rivière Triton, qui, partant du centre de l'Afrique du Nord, se déverse dans la Méditerranée. A l'embouchure de cette rivière, il y a une île, sur laquelle s'élève une ville dédiée au dieu de la mer, Poséidon.

En 1931, un archéologue allemand, Herrman, pense avoir découvert en Tunisie les vestiges de cette cité, dont on prétendait Qu'elle «était de forme circulaire, avec un rayon de six cents mètres». Cette découverte conforte l'opinion de certains géographes: un isthme africano-européen a disparu à la suite d’un cataclysme; seul a subsisté le détroit de Gibraltar; la dépression ainsi créée est devenue la Méditerranée.

Les fouilles entreprises par Herrman en Tunisie, notamment à l'ouest de l’oasis de Faouah, lui ont permis de mettre à jour les vestiges d’une très vieille cité correspondant à ce que Platon dira de Poséidonis; le savant allemand, fouillant des collines de sable durci, découvre des récipients d'une forme totalement inconnue, et sur-tout des débris de coquilles d’œufs d'autruche sculptées avec un goût exceptionnel. Elles étaient probablement destinées à la décoration. Or, on retrouve même à l'heure actuelle ce genre de sculpture en Arabie, dans l'ancienne Palestine, en Egypte et en Afrique du Nord.

C'est à partir de ces découvertes que Herrman a ébauché la théorie suivante: quand les prêtres de Sais ont évoqué devant Solon (comme le rapporte le Timée) la cité de Poséidon, c'est à la ville tunisienne qu'ils font allusion.

Certes, Platon affirme que Poséidonis était située «au milieu d'un océan». Mais pourquoi cet océan ne serait-il pas tout simplement cette mer intérieure que constituait, voici des millénaires, le Chott El Djerid?

Cette thèse bute cependant sur quelques objections. La Poséidonis de Tunisie ne semble pas avoir été autre chose qu'une ville de dimensions modestes, et non le siège d'une puissance fabuleuse. En second lieu, la cité de Herrman n'a pas été engloutie par un cataclysme gigantesque, mais simplement enfouie sous les sables.

La controverse a de quoi enflammer les imaginations... c'est d'ailleurs ce qui est arrivé avec Pierre Benoît quand il a décidé d écrire l'Atlantide. Il n'a fait que romancer la thèse du géographe Berlioux, qui situe lui aussi l'Atlantide en Afrique du Nord, mais au sud, au Hoggar. Il est vrai qu'à la place de ce qu'est aujourd'hui le Sahara existait, à l'aube de l'Histoire, un lac aux dimensions immenses et dont le massif du Hoggar constituait une sorte d'île montagneuse3. De là à faire des Touaregs les descendants et les héritiers des Atlantes, il n'y avait qu'un pas. Pierre Benoît l'a franchi. Après tout, pourquoi pas?

En définitive, le problème de la localisation exacte de l'Atlantide n'est pas le plus important.

L'essentiel, c'est ce que ce continent perdu a représenté dans l'évolution de la civilisation et de l'humanité. «L'île» a-t-elle été une sorte de «buisson ardent» qui a irradié ses flammes directement ou indirectement dans tout l'univers?

En 1928, un érudit vendéen, M. Baudouin, fait une découverte à l'embouchure d'une rivière modeste, la Vie. A marée basse, il trouve une pierre (d'ailleurs fort connue des pêcheurs locaux qui, en raison de son volume, l'appellent «la Grande Pierre»), sur laquelle se détache une sculpture: un cercle enfermant un profil humain, un squelette de cheval, une empreinte de pied d'homme, enfin une lettre indéchiffrable.

C'est évidemment le profil humain qui intéresse tout d'abord les chercheurs. Ils estiment qu'il s'agit probablement d'un musicien, car il a les lèvres entrouvertes, comme l'utilisateur d'un instrument à vent. Les lèvres sont épaisses, le crâne, brachycéphale; le nez est aquilin. Or, on retrouve la même forme de nez sur les statues mayas (Amérique Centrale). Autre analogie: le profil «vendéen» est prolongé par une barbe en pointe; une touffe de cheveux somme le crâne. Il en va de même dans la statuaire maya. Dès lors, la science, exaltée par l'imagination, chemine. Il existe, disent certains anthropologues, des habitants de la Vendée dont le type de visage rappelle à la fois la sculpture de la « Grande Pierre» et les statues mayas. Jamais on n'a pu savoir à quelle époque ces hommes s'étaient installés en Vendée, plus spécialement à Marée-du-Mont, là même où M. Baudouin avait trouvé la pierre sculptée.

Quelles conclusions en ont tiré certains savants? Il y a eu, voici des milliers d'années, des relations étroites entre l'Europe occidentale et des pays lointains. Parmi ceux-ci, peut-être le Yucatan (province du Mexique), effectivement habité par les Mayas.

On peut pousser plus avant, et se demander ce que signifie la touffe de cheveux qui surmonte la tête sculptée de la «Grande Pierre». D'après des dessins identiques retrouvés en Espagne et au Pérou, il semble que la touffe de cheveux ait été le symbole d'une descendance divine; or, si l'on en croit la description rapportée par Platon, les Atlantes portaient eux aussi une touffe de cheveux, signifiant qu'ils constituaient la postérité de Poséidon. Que les Atlantes aient imprégné de leur civilisation et de leur théologie aussi bien certaines contrées de l'Europe que l'Amérique, c'est ce qui découle, toujours selon les spécialistes, d'un autre dessin de la «Grande Pierre», le squelette de cheval. La mythologie rapporte que le sacrifice de chevaux était particulièrement agréable à Poséidon, culte majeur des habitants de l'Atlantide.

Une première conclusion semble donc s'imposer: la «Grande Pierre» de Vendée pourrait bien être un autel dédié à la gloire du dieu de la mer. Thèse d'autant plus vraisemblable qu'à suivre l'une des lignes tracées sur le

monument, on obtient exactement la direction du soleil au moment de l'équinoxe de printemps. Là encore, on rejoint les révélations platoniciennes.

Tous les savants, à quelque spécialité qu’ils appartiennent, ont pris part à cette querelle de l'Atlantide.

Et tout d'abord les spécialistes des séismes, qui sont peut-être ceux qui ont apporté les preuves les plus radicales en faveur de la thèse platonicienne: l'Atlantide a été un véritable continent entre l’Europe et l’Amérique.

On a prouvé depuis longtemps qu'il existe une vaste zone de séismes qui, dans l'océan Atlantique, s'étend du sud du Groenland au pôle Sud.

Dans cette immense étendue, les tremblements de terre sous-marins ont entièrement modelé le «paysage». Les éruptions volcaniques ont été souvent spectaculaires: dans l'archipel des Açores, en 1867, une île est brusquement apparue, puis s'est abîmée dans les flots; les îles les plus connues. Cap Vert, Madère, Canaries, sont toutes d’origine volcanique. Même origine en ce qui concerne le golfe de Guinée. Plus au sud, ce sont les îles Shetland, Orkney, Sandwich, sans parler de Sainte-Hélène... Ce sont enfin, témoins parfois impatients et dangereux, les volcans de la Martinique et de Sainte-Lucie.

Ce territoire sans cesse remodelé par l’eau et par le feu pose parfois des problèmes politiques. En 1931, on vit soudain apparaître, près de l'archipel de Fernando de Noronha (au nord-est du Brésil) deux nouvelles îles. A qui appartiennent-elles? Les pays riverains envoient des navires de guerre pour légitimer leurs droits. On est à deux doigts de se battre. Mais les îles trouvent un moyen élégant et imprévu de mettre tout le monde d'accord: elles disparaissent dans la mer, comme l’a fait l'île Julia, en pleine Méditerranée, au XIXe siècle également.

Combat naval anglo-espagnol, l'Armada

 

L'affaire de Vigo

 

En fait, on a retrouvé l'Atlantide, tout au moins celle de Platon: à quelque trois mille métrés sous la mer, on a identifié un véritable continent qui, commençant à l’est des Caraïbes, couvre 1 est et le centre de l'Atlantique, depuis l'Irlande jusqu'à ! Antarctique Ce continent comprend trois régions: la première suit, à peu de choses près, les côtes européennes, la seconde borde l'Afrique, la troisième longe la côte sud-américaine.

Il semble bien — c'est du moins l'hypothèse la plus moderne de la science — que ce monde englouti ait été, des milliers d'années avant notre ère, l'Atlantide.

Ce monde mort, un Anglais, Bilau, le fait revivre, à la façon de Platon: «L'Atlantide repose désormais dans les profondeurs de l'Océan, et seuls ses plus hauts sommets sont encore visibles, ce sont les Açores. Ses sources chaudes et froides, décrites par les auteurs d'autrefois, coulent encore comme elles le faisaient il y a des milliers d'années. Les lacs de montagne sont maintenant submergés. Si nous suivons à la lettre les indications de Platon et cherchons l'emplacement de Poséidonis parmi les pics recouverts par la mer, nous le localiserons au sud de l'ile de Dollabarata. Là, au milieu d'une vallée relativement rectiligne, s'élevait, sur une éminence, Poséidonis, la capitale magnifique; mais nous ne pouvons contempler ce grand centre d'une culture préhistorique inconnue: trois mille mètres d'eau nous séparent de la Ville aux portes d'or.»

Qu'un continent ait existé un jour entre l'Europe et l'Amérique, c'est aussi la conviction inébranlable des zoologistes, qui, il est vrai, se sont livrés aux recherches les plus minutieuses: les crustacés des archipels atlantiques se retrouvent en Méditerranée. Même chose pour les coraux et les papillons. Le lion, le chameau, le tigre, l'éléphant, le cheval, ont vécu en Amérique: les restes de fossiles en font foi.

Ce qui explique d'ailleurs certaines légendes: quand le réformateur Bochica est arrivé, accompagné de sa femme, chez les Chibchas de Colombie, il montait un chameau. Aujourd'hui encore, à Bosa, on rend un culte particulier à des os de chameau pétrifié.

Comment l'animal était-il parvenu en Amérique? Vraisemblablement en empruntant l'isthme qui, voici des millénaires, reliait l'Asie à l'Alaska.

D'hypothèse en hypothèse, de certitudes scientifiques en fruits exaltants du rêve, on peut tenter de dresser une sorte de paysage du monde à l'époque de l'Atlantide.

La Méditerranée n'existe pas mais, béante, s'ouvre une immense dépression, entrecoupée de marécages et de rivières. Asie, Afrique, Europe, forment un seul bloc. La chaîne de l'Atlas court sans interruption jusqu'à l'Espagne, car il n'y a pas de détroit de Gibraltar. L'Espagne septentrionale, le Portugal et l'Ouest de la France ne sont rien d'autres que des régions maritimes. La terre ferme, elle, s'étend jusqu'au Yucatan, enserrant dans sa masse les Açores, les Bahamas et Cuba.

Si l'on remonte encore plus loin dans «le temps qui ne se compte pas», on peut supposer que toutes ces étendues de terre n'étaient que les «survivantes» d'un gigantesque continent qui couvrait, de l'Islande au pôle Sud, toute cette surface qui est aujourd'hui l'Atlantique.

Dès lors, rien d'impossible à ce que des tribus, en perpétuelle errance, due aux modifications du climat ou aux impératifs de la survie, aient passé d'une terre à l'autre, c'est-à-dire, pour nous, d'un continent à l'autre.

Ainsi ont pu se transmettre les croyances qui, au long des âges, seront modelées selon le génie propre à chaque peuple.

C'est ainsi que l'on peut penser que l'une des croyances les plus universelles — le Déluge — n'a été que la transposition de la disparition de l'Atlantide.

Ce sont les Babyloniens qui, les premiers, ont donné son sens religieux au cataclysme qui a accablé l'univers. La raison de ce cataclysme? La désobéissance du premier couple aux lois divines. Mais il y avait, vivant à l'écart des pêcheurs, un juste: Ut-Maphistim. Prévenu par le dieu Uki, il construit un navire sur lequel il embarque sa famille et un couple de chaque espèce animale. Puis, pendant six jours et six nuits, des orages engloutissent la terre sous des torrents d'eau. Devant un tel désastre, même les dieux sont pris de peur. Les orages s'arrêtent. Pour prix de leurs vertus et de leur courage, Ut-Naphistim et sa femme prennent place parmi les dieux.

Toutes les religions, toutes les mythologies, ont repris ce thème: sans parler de la Bible, les Grecs évoquent une terrible inondation qui a marqué le règne de Phoronée, roi des Peslages. Même thème évoqué dans les légendes hindoues du livre de Manu. Chez les Perses, où Ut-Maphistim devient Yima, et chez les Celtes, il sera Dwifah.

Chez les Mayas, on dit que le héros Tamanduare a été le seul survivant, avec sa femme et ses enfants, des pluies torrentielles qui firent disparaître «la ville aux toits étincelants». Mais la légende maya explique que la catas־ trophe a été ordonnée par la divinité «qui règne sur la partie orientale du monde souterrain». Ce qui signifie peut-être que le déluge a été accompagné d'un tremblement de terre.

Quant aux Tarasks — autre tribu d'Amérique Centrale — ils expliquent la tornade qui a ravagé le monde par des causes religieuses: c'est pour s'être multipliés que les hommes sont punis par le dieu universel; seuls échapperont le grand prêtre Tespi et sa famille. En donnant force de vérité à cette légende, les Tarasks voulaient probablement lutter contre la polygamie qui semble avoir été la loi des tribus primitives.

A des variantes près, on retrouve cette mythologie chez tous les Indiens d'Amérique centrale, mais aussi chez certaines tribus d'Amérique du Nord, comme les Iroquois.

Comment des êtres simples n'auraient-ils pas été tentés de chercher une explication irrationnelle à ce qu'ils ne comprenaient pas?

Mais c'est au détour de ces légendes que l'on devine la réalité historique.

Un historien arabe, El-ldrissi, racontant l'histoire du Maroc, dit qu'«un cataclysme s'est produit à une époque très ancienne». Selon lui, le niveau de la mer s'est soudain élevé à des hauteurs effrayantes, des villes ont été englouties. Des milliers et des milliers de gens ont péri. Cette relation d'événements que les mémoires se sont transmis est probablement liée à ce qui s'est, géographiquement et historiquement, passé: l'effondrement de l'isthme de Gibraltar et le déferlement, à travers la brèche subitement créée, des eaux de l'Atlantique dans la dépression méditerranéenne.

Le récit d'El-ldrissi reprend, au travers des premiers balbutiements de la science historique, la légende d'Her-cule séparant, par la seule puissance de ses bras, les rochers qui, alors, formaient l'isthme. Et ainsi auraient été livrées à leurs destins, tantôt confondus, tantôt simplement liés, l'Afrique et l'Europe.

En définitive, qu'a été l'Atlantide? Si son existence en tant que continent ne rencontre plus de contestation sérieuse, il faut tenter de définir le trésor Qu'elle a légué au monde.

De toutes les batailles que se sont livrés les spécialistes, on peut esquisser ce qu'était « l'île».

Il était une fois un pays qui tirait son existence et son bonheur d'un dieu d'ordinaire irritable, Poséidon. Mais là il trouvait l'ordre idéal: il était honoré dans le temple recouvert de feuilles d'or. La cité obéissait à des lois strictes: les prêtres étaient au sommet de la hiérarchie, faisant respecter les prescriptions du dieu et les administrateurs accomplissaient scrupuleusement leur tâche au service des citoyens comme le faisaient les artisans maintenus à leur rang. Les militaires assuraient la défense de Poséidonis, tâche d'autant plus aisée et exempte de toute responsabilité que nulle invasion ne menaçait la cité.

Mais il fallait compter avec l'inclémence d'un ciel dont nul oracle ne pouvait deviner les lois, voire les caprices. Le soleil brillait, la lune brillait, et la terre tressaillait, on ne sait trop sous quelle caresse ou sous quel affront. Les sages, les compétents, dirent un jour qu'il y avait probablement un rapport entre ce qui se passait dans le ciel et les gémissements de plus en plus violents de la mer qui semblait prendre un âpre plaisir à lécher l'enceinte — indestructible — qui entourait Poséidonis. On ne les crut pas. Mais, à la colère des flots s'ajoutait soudain celle de la terre. Des montagnes, que leur masse même semblait vouer à un éternel assoupissement, se mirent à gémir, et comme à dialoguer avec la mer déchaînée.

Alors, d'un seul coup, il n’y eut plus rien, que la colère des dieux. Sous un ciel violent, l'orgueil d'une civilisation — partout répandue, du fond de l'Afrique au plus épais de l'Amérique — chancelait et disparaissait à jamais. La cité de Poséidon était morte, et avec elle l'Atlantide.

Ainsi pendant des siècles rêvera l'humanité. Car le trésor de l'Atlantide, c'est en définitive ce que nous a livré la sagesse platonicienne, la cité idéale, régie par les lois exemplaires du beau et du bien. Le citoyen grec «kalos kai agathos» — beau et bon — est le type exemplaire de l'homme que l'humanité trébuchante essaiera de réaliser.

Le trésor de l'Atlantide, c'est, à la fin des fins, l'idéal. Pas une doctrine politique, pas une théorie philosophique qui n'ait goûté à ce pain des rêves. Mais en en connaissant le prix: les dieux précipitent dans les fureurs du châtiment ceux qui veulent faire de l'homme leurs égaux.

L'humanité continuera à vivre, à se battre et à mourir pour l'Atlantide.

 

LES TRESORS DU ROI SALOMON

Jamais archéologues n'avaient eu aussi peu de documents en main: la seule Bible. Ils avaient quitté Jérusalem un jour de 1937. Et depuis des semaines ils cheminaient au pas lent des caravanes. On avait dit adieu aux monts de Judée et à leurs parfums qu'exalte la rosée matinale. On avait traversé le désert du Neguev dont les pierres surchauffées brûlaient même la corne protectrice des pattes des chameaux. Enfin, on avait abordé le Wadi El Araba, la vallée du désert, gigantesque effondrement dans lequel les démons jouent avec le vent. C'était ici que l'on pouvait voir la formidable crevasse qui, née en Asie Mineure, se poursuit jusqu'en Afrique.

Mais un homme est peu sensible à la beauté apocalyptique du lieu. Il s'appelle Nelson Gluek. Passionné d'orientalisme, il a mis toute sa fortune dans l'expédition qu'il dirige et qui réunit des architectes, des géologues, des historiens, voire des photographes.

Tous partagent l'enthousiasme et l'entêtement de leurs chefs: la Bible parle des trésors du Roi Salomon. On doit les retrouver. Ceux qui savent, c'est-à-dire ceux qui ne croient pas aux légendes, ont haussé les épaules: comment un livre aussi mythique que la Bible pourrait-il dire la vérité?

Gluek s'est entêté. Le voici à pied d'œuvre. Phénomène étrange que remarquent tout de suite les savants de l'expédition: dans la vallée du désert, les pierres changent de couleur selon la position du soleil: on découvre ainsi du feldspath brun, du mica lourd de reflets d'argent, et enfin une pierre verte, la malachite, que les chimistes nomment, d'une façon dénuée de poésie, carbonate hydraté de cuivre. On trouve aussi du minerai de fer. Mais là n'est pas l'essentiel. Car à chaque filon de ce minerai, on aperçoit des vestiges de galeries semblant indiquer que, dans des temps immémoriaux, il y a eu là des mines exploitées.

Le voyage se poursuit. Enfin la mer, qui lèche le port d'Akaba, celui que la Bible nommait Elath. Ici viennent se confronter trois mondes: la Palestine, l'Arabie et l'Afrique.

Glueck n'est pas là pour méditer sur le destin de ce creuset promis à toutes les tribulations du Proche-Orient. L'expédition pique droit sur une colline qui semble naître de la plaine brûlée, Tell-EI-Kheleifeh. On se met au travail. Les pelles et les pioches impatientes exhument de la terre, inviolée depuis des millénaires, des pans de murs, quelques objets domestiques, assiettes et plats, des hameçons de cuivre.

Apparemment, rien d'essentiel. Déjà, Glueck songe à aller plus avant... Edom, Moab, Amman, (alors appelée Ammon), Damas. Mais il réfléchit: une fois encore, on a découvert de la malachite. Et des objets en cuivre. L'explorateur feuillette une nouvelle fois sa vieille bible. Livre des Rois, IX, 26: «Et le Roi Salomon équipa aussi une flotte à Ezeon-Geber, près d'Elath, sur le bord de la «mer des Roseaux», au pays des Edomites.»

Le savant sursaute, une évidence le frappe comme la foudre: à l'époque biblique, Edom s'étendait donc jus-qu'à la mer Rouge, alors Salomon...

D'arrache-pied, on recommence à fouiller les entrailles du Tell-EI-Kheleifeh. Victoire: on met à jour des galeries, des murailles. Des poteries permettent de fixer une date: 1000 ans avant Jésus-Christ. L'époque de Salomon.

Jusqu'en 1940, Glueck ne lâchera plus sa découverte. Ainsi apparaîtront les restes d'une ville et d'innombrables objets en cuivre. D'où provenaient-ils? Les chercheurs finissent par trouver la réponse: les fouilles permettent de découvrir un four de fonderie, d'une conception si originale (le refroidissement étant assuré par un système de captage des vents) qu'il faudra plus de deux mille ans — et le savant Bessemer — pour que l'Europe la redécouvre et s'en attribue le mérite. Mais un mystère ne sera jamais éclairci: comment les artisans de l'époque pouvaient-ils raffiner le métal?

Avant que la seconde guerre mondiale n'éclate, Glueck ira jusqu'au bout de ses découvertes: une porte, protégée par une triple muraille, lui permet d'affirmer que le Tell-El-Kheleifeh était bien le port d Ezeon-Geber indiqué par la Bible, c’est-à-dire le port construit et équipé par Salomon.

Consignant par écrit ses découvertes, le savant américain se montre aussi lyrique que !׳Ancien Testament: «Ezeon-Geber a été construite sur un plan minutieusement étudié, tant du point de vue de son architecture que de ses installations techniques. C'était une ville industrielle phénoménale pour l'époque et pour le lieu où elle fut établie. Elle n'a pas son pareil dans toute l'histoire de !׳Orient Ancien. Ezeon-Geber était le Pittsburg de la Palestine sans cesser d'être un port important. Le Roi Salomon semble avoir été le plus important exportateur de cuivre de l'Antiquité. »

C'est ainsi qu'a resurgi, héros de !׳Histoire et de la légende, le Roi Salomon.

Salomon, c'est, avant la lettre, un héros shakespearien. Car il est né (vers 994 avant Jésus-Christ) dans le tumulte et dans le sang. Son père, David, deuxième roi d'Israël, ne dépare pas la galerie des héros de !׳Antiquité. C'est lui qui, d'un coup de fronde bien ajusté, a tué le géant Goliath, assurant du même coup la défaite des Philistins. Cette victoire décisive lui vaut l'amitié du roi Saül qu'en outre il charme par les accords qu'il tire de sa harpe. Double privilège qui lui vaut la main de la fille du roi. Mais le peuple se montrant trop favorable à cet homme paré de tous les dons, Saul le chasse. Retiré dans le désert, David attend la mort de son beau-père et lui succède. Il établit sa capitale sur la montagne de Sion; elle deviendra Jérusalem. C'est là que sera transportée l'Arche d'Alliance (contenant les tables de la Loi données par Jéhovah à Moise sur le mont Sinaï). Signe de joie ou de dérision? David dansera devant elle. Commettant l'adultère, avec Bethsabée, il enverra à la mort le mari de sa maîtresse, Uri. C'est de ces amours coupables que naîtra Salomon. Tout à sa passion, David n'hésitera pas à faire tuer son fils Absalon, qui a brandi l'étendard de la révolte contre un père qui, à ses yeux, a trahi ses devoirs.

Mais David a encore un fils, Adonias, qui, selon la Bible, «rappelait par ses traits Absalon l'inoubliable».

Or, le peuple juif estime naturel de faire d'Adonias le successeur de David. Mais Bethsabée veille: c'est en Salomon Qu'elle a mis toutes ses complaisances. David est sur son lit de mort, donc facile à circonvenir: «Monseigneur, ne m'as-tu point promis, à moi ta servante, que mon fils Salomon siégerait après toi sur le trône? ... Tout Israël a les yeux fixés sur toi.

Alors David se redresse sur sa couche: — Ton fils Salomon régnera après moi, et ce que je t'ai promis, je vais l'accomplir aujourd'hui.» Au chevet du mourant, un conseil de la Couronne se réunit. David ordonne: que Salomon chevauche sur l'instant la mule réservée au roi d'Israël, qu'il soit oint de l'huile sainte conservée dans l'Arche d'Alliance. Adonias comprend qu'il est perdu. Mais comment son demi-frère ne lui laisserait-il pas la vie sauve? «Retourne chez toi», dit simplement Salomon à celui qui, un instant, s'est cru roi d'Israël. La formule n'engage à rien.

David est mort, et Salomon est le seul maître. Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, on va voir apparaître la raison d'Etat.

Adonias demande à son frère la permission d'épouser Abisag, la jeune concubine du roi David, et qui ne se résout pas au veuvage. Mais, selon la loi juive, les concubines d'un roi défunt passent du même coup sous la tutelle de son successeur. Salomon flaire la manœuvre: en demandant la main d'Abisag, Adonias veut continuer à faire valoir ses droits au trône. Et le nouveau roi sait parfaitement qu'une partie de l'armée, et au premier rang son chef, Joab, appuie Adonias, probablement plus influençable.

Salomon frappe vite et fort: Adonias est jeté en prison, où il mourra dans des conditions obscures. Arraché à ses prières, Joab est exécuté et tous ceux qui ont contesté l’autorité du jeune souverain périssent. Même le grand-prêtre Abiathar, qui avait défendu Adonias et ses droits au trône est exilé à Bethléem, frappé par cet avertissement de Salomon: «Sache-le, je ne pardonne qu'une fois». La religion elle-même se pliera désormais à la loi de l'Etat.

«Et la royauté fut consolidée entre les mains de Salomon.»

Le Pouvoir, pour quoi faire? Salomon a brisé toutes les résistances. Mais cet homme impitoyable aspire à la paix, intérieure comme extérieure. Comment l'obtenir, sinon en la demandant à Jéhovah? Et le voici implorant le Tout-Puissant: «Je ne suis qu'un adolescent qui ne sait où se diriger... Où est le Bien ? où est le Mal ? Comment juger la multitude de mon peuple?»

«Une telle prière, dit la Bible, plut au Seigneur, parce que Salomon n'a pas désiré pour lui-même ni une longue vie, ni la richesse, ni la mort de ses ennemis, mais bien l'intelligence pour pouvoir exercer la justice.»

La justice, comment s'exercera-t-elle si, tout d'abord, le royaume d'Israël n'est pas assuré? Même s'il n'a qu'un seul adversaire déclaré, le cheik de Damas? L'armée israélite est entièrement refondue. Abattues, les antiques forteresses sont reconstruites.

Mais, à quoi sert la puissance matérielle si elle ne s'accompagne pas d'un idéal? Salomon est le premier chef d'Etat à avoir compris qu'une nation, c'est d’abord le sentiment d'appartenir à un destin commun et d'accepter, librement, un ordre spirituel. Reste à savoir où le peuple adorera le Dieu Unique.

Ainsi est bâti le Temple. Le lieu choisi s'appelle le Rocher. Lieu prédestiné, puisque les musulmans diront que de là Mahomet partit vers les cieux, chevauchant son cheval blanc, Bourak, et que plus tard y sera construite la mosquée d'Omar; que les Chrétiens affirmeront que c'est à cet endroit que Jésus chassa les marchands du Temple.

C'est en ce lieu précis que Salomon a décidé que serait honoré et servi le Dieu d'Israël. Et rien ne saurait être trop beau pour abriter l'Arche d'Alliance. A grands frais, on fait venir des Phéniciens, les plus habiles architectes et maçons de leur époque. Les murs sont faits d'énormes blocs de pierre taillée, si exactement ajustés que point n'est besoin de ciment pour les lier; le cèdre le plus rare fournira la charpente du bâtiment. Une immense esplanade doit, par sa perspective, donner le sentiment de l'infini. Sur un autel haut de cinq mètres, brûlera une flamme qui, jour et nuit, devra monter jusqu'au ciel. Et sur cet autel, on sacrifiera des animaux dont le sang répandu par les prêtres symbolisera le rapport fondamental qui existe entre la vie et la mort. A gauche de l'autel, la «mer de bronze». Douze taureaux gigantesques portent sur leur dos une vasque large de cinq mètres, profonde de trois: elle peut contenir quatre mille litres de liquide. C'est là qu'avant l'office les prêtres se purifieront. Mais trop d'influences ont déjà joué dans l'histoire du peuple juif pour que ne réapparaissent pas les plus antiques croyances: le Temple est orienté est-ouest, c'est-à-dire que l’alternance de l'ombre et du soleil suit exactement la révolution des astres. Partout, d ailleurs, se retrouvent les influences de la Mésopotamie: les deux piliers centraux s’appellent Jachin et Booz. Or, c'était seulement en Mésopotamie que l'on donnait des appellations humaines à des choses mortes. Le Temple, il est vrai, a eu comme architecte non pas un Israélien, mais un Phénicien de Tyr, nommé Hiram, parfait connaisseur de ce que l’on bâtissait à l’époque en Egypte et à Babylone.

La splendeur des splendeurs est évidemment réservée au Saint des Saints, sanctuaire de l'Arche d'Alliance Celle-ci, pourtant, n'est qu'un simple coffre de bois, recélant des tables de pierre sur lesquelles Moïse grava la Loi. Mais quelle richesse alentour! L'Arche est placée au milieu d'une pièce entièrement tapissée de lames d'or pur; et deux chérubins géants semblent monter une garde qui n’aura jamais de fin. Là encore, des influences autres que juives jouent. Il y a déjà longtemps que l'Orient croit en l'existence d’êtres surhumains qui empruntent aux animaux leur force, d'où leur représentation géante, leur allure sans grâce L'Egypte avec ses sphinx, la Mésopotamie avec ses taureaux ailés, ont matérialisé cette croyance. Ainsi que les Syro-Phéniciens qui se représentaient les chérubins sous la forme d'êtres possédant une tête humaine, un corps de lion et des ailes

Aux bâtisseurs du Temple, une consigne absolue a été donnée, si I on croit le «Livre des Rois»: «ni pioche ni marteau ne peuvent être employés». Car il faut être persuadé que la mise en place des matériaux chargés de dire la gloire du Seigneur obéit à des règles établies par Jéhovah lui-même. Quant au fer employé pour fabriquer les outils, il est un symbole guerrier qui ne saurait être associé à une œuvre devant glorifier l'Eternel, le porteur de la Paix.

Autour du Temple, le gigantesque ensemble qui corn-pose le palais de Salomon. Marbre et bois précieux sont employés à profusion. Même pour les appartements des concubines royales, vouées à distraire le souverain par les jeux, la musique et la danse.

Quand Salomon reçoit les ambassadeurs ou rend la justice, il prend place sur un trône auquel six marches permettent d'accéder. Et ce trône est recouvert d'ivoire et d'or.

Il faudra vingt ans à Salomon pour se donner une capitale digne de lui.

Lorsque le Roi inaugure le Temple, les fêtes dépassent en splendeur tout ce que l'on a connu jusqu'alors. Les arrière-pensées politiques ne sont d'ailleurs pas absentes. Salomon semble pressentir que le plus authentique trésor qu'il pourra donner à son peuple, c'est le sentiment de la cohésion nationale. On vient de partout, tandis que !׳Arche est en grande pompe transportée au Temple. Puis le souverain offre le nouveau sanctuaire aux deux «contractants» de !׳Alliance, Dieu et le peuple juif. Mais, en cet instant, le roi pense peut-être à une autre alliance: celle des Juifs et de leur Histoire. Car, en définitive, tout au long des siècles, c'est de cette cérémonie que tout découlera.

Le discours que prononce Salomon à cette occasion est autant, sinon davantage, celui d'un politique que la méditation d'un esprit religieux. C'est au surplus une vue prophétique sur le destin du peuple juif.

Face à ce peuple rassemblé. Salomon, dans toute sa majesté et dans toute sa gloire, s'avance sur le Parvis du Temple. Et il parle; «Seigneur, vous avez placé le soleil dans le ciel, mais vous avez voulu habiter dans l'obscurité; j'ai donc bâti une maison pour votre résidence. une maison où vous habiterez à jamais.» Puis il explique à la foule: «Jusqu'à présent, aucune tribu, aucune cité, n'a donné une demeure fixe à l'Eternel. Voilà qui est fait.» C'est au nom de cette foule en prière, parlant comme son interprète, que Salomon se tourne de nouveau vers Dieu: «Ecoutez la supplication de votre serviteur et de votre peuple d'Israël. Ecoutez-les quand ils prieront en ce lieu.» Et ainsi. Salomon pose les cinq conditions que lui, roi temporel, assigne comme règles à ses sujets:

— Le Temple doit être un symbole de Justice: «Si quelqu'un pèche contre son prochain et qu'on lui fasse prêter serment devant votre autel, dans votre Temple, vous, du haut des cieux, jugez vos serviteurs, agissez, condamnant le coupable et justifiant l'innocent.»

— Que la foi affirmée dans le Créateur trouve sa justification par les prières dites dans le Temple: «S'il n'y a plus de pluie, et si votre peuple vient à prier dans ce lieu, exaucez-le, faites pleuvoir sur la Terre que vous avez donnée en héritage à votre peuple (allusion à la Terre Promise).»

— Que la foi professée dans le Temple assure à Israël l'aide divine contre ses ennemis: «Quand votre peuple d'Israël sera battu par l'ennemi, s'il vous prie et vous supplie dans ce Temple, exaucez-le, ramenez-le dans le pays que vous avez donné à ses Pères.»

— «Si quelque désastre accablait une province ou une cité, si votre peuple, reconnaissant la plaie de son cœur, tend les mains vers ce Temple, pardonnez et rendez à chacun ce qu'il a fait »

— «Le Temple n’est pas seulement une possession nationale, quiconque vient ici peut y invoquer le Dieu unique et universel. Quant à l'étranger, celui qui n'est point de votre peuple d'Israël, s'il vient prier dans ce Temple, exaucez-le et accordez à cet étranger tout ce qu'il demandera; alors tous les peuples de la Terre connaîtront votre nom.»

L'étranger... sous une forme obscure, Salomon, aussi inspiré que le roi David son père, révèle la source des malheurs du peuple juif. Car aucun des envahisseurs ne viendra s'incliner dans le Temple, mais ne cherchera qu'à le détruire.

Salomon a parlé et, dans l'angoisse, se demande s'il a été entendu. Ayant dit, il se plie aux rites prévus pour achever la consécration du Temple. Il préside au sacrifice de vingt-deux mille bœufs et de cent vingt mille brebis. Le Roi est content. Sur le plan spirituel, il pense avoir créé une conscience commune dans le peuple juif. Pour sa part, il croit probablement que le vrai trésor qu’il léguera à sa descendance est là.

Mais un roi, aussi dominateur soit-il, quel que soit le génie qui l'habite — et !׳Histoire dira que Salomon a eu du génie — peut-il fonder sa puissance sur de simples idées, aussi justes et prophétiques soient-elles? A l époque, on ne régnait pas sur les peuples — des tribus — par la simple démonstration de la puissance du raisonnement et de l'intuition.

Mais des hommes rudes, capables de se battre et de mourir pour un obscur conflit de descendance familiale, voire pour un vol de moutons ou de chameaux, sont, sur-le-champ, disposés à s'incliner devant le pouvoir spirituel d'un roi, à condition que son autorité se traduise par la puissance matérielle.

Là encore. Salomon va imposer ses vues. Que signifie la puissance matérielle? Il se charge d'en faire la démonstration s'il ne s'agit que d'accumuler or, pierreries. métaux. Mais chaque chose en son temps: le problème pressant, immédiat, c'est d'avoir la paix qui seule permettra d'exploiter les richesses qui, déjà, ont permis la construction du Temple.

Le premier geste politique de Salomon, en ce qui concerne les relations de bon voisinage, c'est de solliciter l'alliance de l'Egypte. Car, à l'époque, le Pharaon est puissant. Il dispose d'une armée bien entraînée, d'une administration qui dirige au mieux la vallée du Nil.

N'étant pas demandeur, le Pharaon pose ses conditions: alliance avec l'Etat d'Israël, soit, mais qu’il achète chevaux et équipements militaires, que cesse le contrôle étouffant, source de bénéfices, qu'Israël exerce sur le commerce entre la Phénicie et l'Egypte.

Salomon consent à tout et abat une carte maîtresse: il est prêt à épouser la fille de Pharaon.

Ainsi se produit une double rupture: jamais une Egyptienne de grande noblesse n'avait épousé un étranger; jamais un Juif n'avait pris femme hors des limites des tribus. Cela se passait en 970 avant Jésus-Christ.

Quels que soient les sentiments qui l'aient porté vers la fille de Pharaon, une beauté selon les canons de lé-poque. Salomon n'en oublie pas pour autant ses visées politiques. Il réclame à son futur beau-père la forteresse de Gezer (qui, au nord-est de Jérusalem, couvre le port de Jaffa) que les Egyptiens avaient prise d'assaut et, ne se doutant pas de son importance stratégique, avaient pratiquement rasée. Pharaon ayant accédé à la demande de son futur gendre, celui-ci s’empresse, à peine marié, de demander à sa femme de prendre personnellement en main la reconstruction de la ville. Et pendant des siècles, on parlera à Gezer de la «fille païenne», restauratrice de la cité. Aux yeux des Juifs, même s'il s'agit du roi Salomon, la reine étrangère ne saurait être qu'une païenne.

Pour assurer ses conquêtes, attirer à lui tous ceux dont le concours lui est nécessaire. Salomon a besoin d'argent, de beaucoup d'argent. Non qu'il soit un corrupteur. Mais pour réaliser son rêve, asseoir pour l'éternité son royaume, il faut lui donner plus que la solidité matérielle, la richesse.

Salomon, en définitive, n'était pas autre chose que son père, David, un roi paysan. S’il avait suivi ses propres inclinations, il se serait parfaitement accommodé d'une vie fruste. Mais c'est le voyage à Tyr, en Phénicie, qui lui a ouvert les yeux. Pour la première fois, le jeune roi a vu ce qu'était une ville construite selon un plan harmonieux, l'art d'utiliser les matériaux les plus précieux, notamment l'or qui, de lingots épais, peut devenir feuilles fines servant d'ornementation.

Et ce fut alors que Salomon décida que seuls les Phéniciens étaient capables de construire, à Jérusalem, le Temple.

Une fois encore. Salomon avait payé le prix. En échange de tout ce que les Phéniciens allaient apporter comme ingéniosité, art de la construction, le roi d'Israël avait accédé à la requête d'Iram, suzerain de Tyr: épouser sa fille.

Dès lors, c'est une sorte de vertige de la splendeur qui s'empare de Salomon. Et ce qu'il va réaliser tient autant de la légende que de l'histoire.

Le roi d'Israël est bien décidé à se procurer tout ce qu'il a vu dans des contrées qui n'étaient pas les siennes Et comment y parvenir, sinon en commerçant? Jusque-là,. Salomon s'était contenté d'acheter à l’Egypte les chevaux et les chars de combat dont il avait besoin.

Mais voici que depuis un siècle, le chameau, enfin domestiqué, est devenu une bête de trait Grâce à lui, le temps ne comptant pas, on peut relier les contrées les plus reculées. Maître absolu, après avoir brisé, souvent dans le sang, toutes les résistances, maître d'un pays qui, au nord, commence à Palmyre et au sud borde la mer Rouge, le Roi comprend qu'il faut organiser le commerce, c'est-à-dire vendre, acheter. Mais, pour vendre, il faut produire Produire quoi? Des céréales, des étoffes de lin? Il y a bien longtemps que l'Egypte s'en est assuré l'exclusivité. Comme elle est seule à produire de l'or, de l'ivoire Qu'elle tire de Nubie.

Que peut faire le royaume d'Israël? Un peu de vin, du blé — quand la sécheresse et les vols de sauterelles ne le détruisent pas — de l'huile.

Construire des vaisseaux qui, parcourant la «Grande Mer» (c'est-à-dire la Méditerranée), iraient dans des pays lointains chercher ce que l'on ne trouve pas sur place? Il faudrait alors se heurter aux Phéniciens qui se sont alors assuré la quasi-exclusivité de ce qui représente le commerce mondial de l'époque.

Bloqué au nord. Salomon va frapper au sud

Le Sud, c'est ce que la Bible appelle la «mer des roseaux», qu'on ne sait quel délire de l'Histoire baptisera un jour mer Rouge. Situation exceptionnelle: la mer des Roseaux, à l'époque, forme une série de golfes: à l'ouest, l’un d eux s étend jusQu'à ce qui est aujourd'hui Suez; à l'est, un autre atteint Eilath (I Ezeon-Geber de la Bible), le futur Akaba Ces deux golfes enserrent la région tourmentée du Sinaï.

C’est à Ezeon-Geber que Salomon décide de fonder un port où de vastes chantiers permettront de construire les navires robustes capables d'affronter les flots et la fureur des vents.

Entreprise fabuleuse. Volontaires ou non, des milliers d'ouvriers sont envoyés dans cette région désolée, avec un seul mot d'ordre: faire vite. Une noria incessante de chameaux apportera vivres et eau.

Et une fois encore apparaissent les Phéniciens. Car ils savent tout: aussi bien construire un navire que construire une «usine» de traitement du minerai. Eux seuls sont capables de construire des hauts fourneaux pour traiter le cuivre. Quant au combustible nécessaire, le charbon de bois, ce seront des caravanes de mulets qui, jour et nuit, l'amèneront.

C'est en définitive une armée de véritables esclaves qui construira une ville de six cent soixante-quinze hectares. Ville, mais aussi place forte. Car un mur de huit mètres de haut et de quatre de large l'entoure. Une série de portes en cèdre massif a de quoi décourager l'assaillant le plus intrépide.

Du métal, encore du métal, réclament, insatiables, les ingénieurs phéniciens.

Du minerai, il y en a, dans ces fabuleuses montagnes rouges qui rendent encore plus terrifiant le désert du Neguev. Il faut l'arracher aux flancs de ces rochers austères? On l'arrachera. Des cohortes de terrassiers, gémissant sous le fouet impitoyable des surveillants, creusent et fouillent, encore et encore. Tout se ligue contre ces carriers: une chaleur insupportable, la mauvaise nourriture, l'eau polluée, les morsures des serpents, le vent qui hurle en soulevant parfois des montagnes de sable qui écrasent sans pitié les esclaves. Qu'importe: il faut du cuivre, et aussi de ce liquide étrange que, faute d'un mot précis, on baptise «or noir». C'est le naphte qui, répandu sur les carènes des navires, en assure l'étanchéité.

Salomon est partout encourageant les uns, fouaillant les autres, capable de récompenser, mais aussi de mettre à mort celui que son travail écrase. Le souverain de Jérusalem n'est plus le froid calculateur politique. Une fièvre étrange s'est emparée de lui. Après la gloire, il détient la richesse. Tout ce minerai qui s'amasse, tous ces hauts fourneaux qui fument, signifient le trésor matériel de la puissance juive.

Bourrés à craquer, les navires partent d'Ezeon-Geber. Destination mystérieuse, une ville, un port dont jamais personne ne pourra situer avec exactitude l'emplacement. Ophir, que dans le «Livre des Rois» la Bible baptise « Ophir la Fabuleuse». Pour les uns, elle aurait été située en Arabie, pour les autres en Inde. Tout ce que le Livre indique, c’est qu'il fallait trois ans pour faire le voyage aller-retour. Tout ce que l'on sait avec quelque exactitude, c'est que les navires revenaient chargés d'or et d'animaux jusqu'alors inconnus, comme les perroquets.

A peine les vaisseaux sont-ils déchargés que d'impo-santés caravanes apportent à Jérusalem les richesses acquises au loin. Selon la Bible, une seule cargaison d’or représente cinquante millions de nos francs. Comment le peuple de Salomon ne se serait-il pas enivré d'une telle puissance, comment Salomon ne lui serait-il pas apparu comme rayonnant de gloire? Le roi se méfie d'ailleurs de cette exaltation. Il comprend que tous les efforts entrepris pour faire de l'Etat, au premier chef, une puissance spirituelle, risquent d'être anéantis par le flot d'argent qui submerge le pays. Il interdit donc de jeter l'or sur le marché pour qu'il serve de moyen de paiement, interdiction aussi de le vendre aux orfèvres pour la fabrication d’objets de luxe. L'or est entreposé dans des caves sévèrement gardées et le stock est soumis à des vérifications minutieuses et fréquentes.

Salomon entend rappeler que la première force de l'Etat juif réside dans ses vertus militaires. De l'or entreposé, on fabriquera deux cents boucliers de dix kilos chacun, et trois cents pesant trois kilos. Ils sont tous conservés dans le Trésor de l'Etat. Double symbolisme: l'or n'a de vertu que s'il est au service de la nation. La puissance financière ne saurait avoir d'autre but que de servir la prépondérance militaire et politique.

Cette puissance ainsi étalée ne va pas sans exciter l'impatience et l'envie égyptiennes. Mais le Pharaon Sheshonk se garde bien d'attaquer un Etat qui détient une telle force. Ce sera pour plus tard, quand Salomon sera mort.

La vengeance égyptienne sera alors à la mesure du ressentiment: Ezeon-Geber sera rasée de fond en comble et la flotte marchande d'Israël coulée.

Il faudra attendre le règne du roi Josaphat, cent ans plus tard, pour que la cité soit reconstruite et que fument à nouveau les cheminées des hauts fourneaux. Comme Salomon, Josaphat sera hanté par Ophir et sa splendeur. Pour joindre la cité fabuleuse, il fera construire une nouvelle flotte; cependant une malédiction semble désormais atteindre le royaume d'Israël: drossés sur les rochers, les navires sont détruits au moment même où ils s'apprêtaient à quitter le port.

Mais, en son temps, alors qu'il règne dans toute sa gloire, la renommée de Salomon s'étend au-delà des terres et au-delà des mers. Quelle puissance peut rivaliser avec la sienne? qui a instauré le gouvernement le plus sage, qui peut attirer auprès de lui les artistes les plus délicats, les architectes les plus audacieux? C'est ce que racontent les marins d'Israël partout où ils font escale; c'est ce que disent les chameliers qui sillonnent l'empire du roi des Juifs et qui poussent même en terre barbare.

Ainsi naîtra une très humaine légende, celle des amours de Salomon et de la reine de Saba. Les savants auront l'imagination moins enfiévrée. Ils expliqueront que cette odyssée amoureuse est simplement la traduction d'un fait très prosaïque: les contacts qui s'étaient établis entre Israël et l'Arabie.

C'est à l'extrémité sud-ouest de l'Arabie que se trouve le royaume de Saba. Il a pour capitale Marib, aujourd'hui un bourg croupissant à soixante-cinq kilomètres au nord-est de Sanaa, actuelle capitale du Yémen. La région alors est riche puisque le premier des géographes, le Grec Strabon, y situe des mines d'or, des gisements d'émeraudes et de béryl. Intelligent, industrieux, doué pour le commerce, alors le support de la politique, le royaume de Saba a fini, après avoir été une pauvre enclave dans le nord de l'Arabie, par s'infiltrer fortement dans le sud. Ses relations avec l'Inde lui permettent d'importer l’opium, l'encens et les épices.

La structure sociale tranche singulièrement sur les pays environnants: au royaume de Saba, la polyandrie est admise, ce qui explique que des femmes aient à maintes reprises occupé le trône royal.

De la reine de Saba régnant à I époque de Salomon, on ne sait rien d'exact, sauf ce qu'en dit la légende qui en fait, évidemment, une femme d'une beauté éblouissante Une femme de tête aussi puisque si elle décide de se rendre en Israël, c'est pour y voir comment fonctionne un système administratif et comment est animé un commerce dont la réputation est connue de tous.

C'est à dos de chameau que la reine fait le voyage, traversant sans dommages apparents les implacables déserts d'Arabie. Dans ses bagages, elle transporte ce qui, à ses yeux, représente les cadeaux les plus somptueux, des aromates et de l'encens.

Pour cette femme qui, en fait, règne sur des tribus nomades, Jérusalem lui paraît un univers d'un autre monde. Le «Livre des Rois» narre l'étonnement de la visiteuse quand elle voit selon quelle ordonnance on vit au palais de Salomon: «Quand la reine vit le menu de la table, les appartements de ses gens, les demeures de ses officiers et leurs uniformes, les échansons du roi et les holocaustes qu'il offrait dans le Temple du Seigneur, elle fut transportée d'admiration.»

Admiration qui, sans effort, se reporte sur Salomon: « C'est bien vrai ce que j'avais entendu dire de ta conduite et de ta sagesse. Je n avais pas voulu y ajouter foi. On ne m'en avait pas dit la moitié: ta sagesse et ton opulence surpassent ce que m'avait appris la renommée.»

Salomon doit être difficilement impressionné par une femme qui n'en serait qu'une parmi d'autres, puisque la tradition lui attribue un harem de mille concubines. Il est vrai qu'en ce temps, quiconque vient prêter serment de vassalité offre à son suzerain, entre autres présents, des esclaves femmes, autant que possible nubiles. En général, sans même que le monarque les ait remarquées, elles sont confinées dans le harem qui est beaucoup moins le lieu des menus plaisirs qu'un inépuisable réservoir de domesticité tout en offrant, à bon compte, la possibilité d'honorer un hôte de passage.

Pour la reine de Saba, Salomon multiplie les fêtes. Rien n'est trop beau pour l'hôtesse étrange venue de loin. Et peu à peu, la politique cède le pas à d'autres sentiments.

Au milieu des réjouissances, dans le palais et dans les jardins illuminés, on joue. La reine de Saba «pose des énigmes» dont la formulation ne nous est pas parvenue. Mais que peut répondre le souverain d'un Etat policé à une femme qui, quel que soit son royaume, quelles que soient ses richesses, demeure tout de même une barbare? La reine de Saba passera plus de six mois à Jérusalem, et quand elle repartira vers son empire de sable, elle emportera plus que des souvenirs; elle portera en elle l'enfant de Salomon.

Que, dans sa soif de domination, que, dans son désir d'étendre jusqu'aux limites connues du monde la religion de Jéhovah, Salomon ait vu dans les liens éphémères qui l'unissent à la reine de Saba le moyen de propager et son influence et celle du Tout-Puissant, c'est probable. Comme tous les conquérants, le roi d'Israël rêve d aller loin, toujours plus loin. La reine de Saba a-t-elle conquis le conquérant? Le vainqueur a-t-il songé à faire d'une femme qui finit par ne rien lui refuser sa représentante dans la lointaine Arabie? La question reste pendante.

Mais les Abyssins ont, pour leur part, résolu le pro-blême. Ils attribuent en effet leur origine à Menelik, nom qu'aurait porté l'enfant né de la passion partagée de Salomon et de la reine de Saba. C'est Menelik qui, à la mort de sa mère, aurait conduit son peuple de l'Arabie jusqu'à l'actuelle Ethiopie. Et le Négus porte toujours le titre de «Lion de Juda».

La reine de Saba a disparu — comme un mirage — dans l'horizon ocre du désert et voici que Salomon sombre dans la mélancolie. Le temps passe; les trésors continuent à s'accumuler; à quoi bon? Devant cet or qui s'entasse, ces richesses qui s'ajoutent les unes aux autres. le peuple commence à gronder puisqu'il ne reçoit même pas les miettes du festin.

Solitaire dans son palais grandiose, le roi demande aux femmes d'arrêter, par leurs sortilèges, le temps qui fuit, inexorable. Moabites, Sidoniennes, Hittites, se partagent le Palais. Elles sont danseuses, tragédiennes, musicien-nés, filles d'honneur. Elles donnent de temps à autre des enfants à Salomon qui n'en a cure. Comme toutes ces élues sont de religions différentes, elles font le siège du souverain pour que leurs propres dieux soient honorés. Il le leur accorde. On élève donc — et toujours de la façon la plus somptueuse — des temples aux idoles. Il est bien loin, le temps où Salomon combattait au nom de la gloire d'un Dieu unique.

C'est vraisemblablement dans cette atmosphère imprégnée du charme apporté par des visages de femmes toujours changeantes mais incapables d'effacer l'image de la reine de Saba que Salomon a composé le « Cantique des Cantiques», le plus bel hymne d'amour, le plus sensuel qui ait été jamais écrit. Tout est contenu dans ces strophes ruisselantes de poésie... «L'amour est puissant comme la mort, la passion est comme la tombe, ses ardeurs sont des flammes de feu, ses feux, le feu du Seigneur... Je suis noire, mais je suis belle, fille de Jérusalem... tes dents comme un troupeau de brebis qui remontent du lavoir... tes deux seins sont comme deux faons jumeaux d'une gazelle, pâturant parmi les lis...»

Salomon le complète... sorti de l'exaltation que lui procure la célébration de la joie des sens, il se ressaisit; et comme s'il sentait que son œuvre est appelée à disparaître, il entend léguer à la postérité des leçons de sagesse et définit un art de gouverner. Cet art a passé à la postérité sous le titre des « Proverbes».

Longtemps, les spécialistes ont manifesté quelques doutes, tant les références des Proverbes empruntaient aux Egyptiens. On parlait donc de texte apocryphe.

C'est un orientaliste anglais, Wallis Budge, qui, en 1923, a établi, de façon définitive, que les «Proverbes» étaient bien l'œuvre du seul Salomon. Du même coup, se trouvait vérifiée l'universalité culturelle du roi d'Israël. Il avait eu trop de liens avec l'Egypte (n'avait-il pas épousé la fille d'un Pharaon, sans compter les nombreuses concubines) pour ne pas faire son profit de tout ce que l'on savait et que l'on enseignait sur les bords du Nil.

Le pharaon Amenemhât avait dit: «Prête I oreille, écoute ce que j'ai à dire, que ton cœur s'applique à comprendre, de façon que tu puisses répondre à celui qui a vu ces choses, de façon que tu rapportes un message à celui qui t a envoyé... Prends garde de ne pas dépouiller un pauvre, de ne point profiter de ta force vis-à-vis d'un être faible... un scribe habile dans son métier est digne de faire partie de la cour du roi...»

Phrase pour phrase, voici ce que recommandent les «Proverbes»: «Tends l'oreille pour écouter mes paroles, applique ton cœur à les connaître afin de faire un juste rapport à celui qui t'envoie... Ne dépouille point le pauvre homme parce qu'il est pauvre, n'accable point le faible... Vois-tu un homme habile en son métier? Il entrera au service des rois.»

Salomon, il est vrai, a toujours été attiré par la prodigieuse richesse intellectuelle que représente l'Egypte de l'époque; il reçoit dans son palais, aussi bien les érudits que les marchands, voire les constructeurs de chars de guerre qui fleurissent sur les bords du Nil. C'est probablement un scribe qui a persuadé Salomon de codifier des règles de vie morale à l'usage du peuple. En

Egypte, on y est habitué depuis bien longtemps, car l'enseignement rudimentaire — écriture, arithmétique — s'accompagne obligatoirement de «leçons civiques» qui doivent habituer les enfants, donc les futurs citoyens, à servir l'Etat.

Enseignement d'ailleurs singulier, puisqu'il n’a rien de didactique, mais est présenté sous forme de devinettes ou énigmes. Cette formule est si répandue dans cette partie du monde et à cette époque, que même l'Arabie la connaît: n'est-ce pas en pratiquant cette sorte de jeu que la reine de Saba a — intellectuellement — conquis Salomon?

En écrivant — ou en dictant — les «Proverbes», Salomon, une fois encore, révèle sa nature profonde. Les règles morales que le peuple doit accepter et respecter n'ont pas d'autre but que de justifier la raison d'Etat, identifiée d'ailleurs au respect du Dieu Tout-Puissant: « La crainte du Seigneur est le début de la sagesse». Dieu étant la Révélation, s'identifiant avec un peuple élu entre tous, désignant, parce qu'ils sont sages et bons, les rois et les puissants, comment le peuple ne se soumettrait-il pas à la loi de ceux que Dieu a choisis?

Quelles que soient, tout au long des siècles, les tribulations du peuple juif, les préceptes de Salomon ne seront jamais oubliés.

Pas plus que le sera «l'Ecclésiaste». C'est vraisemblablement le document le plus pathétique jamais livré par un homme à la postérité. Etre roi et être un humain... être soi-même et ne pas aimer la force... être soi-même faible et mépriser la faiblesse... C'est devant une assemblée de sages réunis que Salomon fait une sorte de bilan de sa vie: «Vanité des vanités, tout est vanité... que reste-t-il à l’homme, de toute sa peine et de tous les tracas qu'il s'est donné sous le soleil?... tous deux, l'homme et la bête, s’acheminent vers un même lieu, tous deux sont sortis de la poussière, et tous deux retournent à la poussière.»

De ces formules — souvent sans liens entre elles — proférées par l'un des plus puissants rois de la Terre, de cette méditation sur les hommes, la religion, le pouvoir, les Sages vont tirer des préceptes qui, eux aussi, accompagneront le peuple juif dans les bons et les mauvais jours: «Toutes les choses que Dieu a faites sont bonnes dans leur temps; il y a un temps pour naître et un pour mourir; un temps pour aimer, un temps pour haïr... La sagesse d'un homme illumine son visage...» et, encore une fois: «J'ai été roi sur Israël dans Jérusalem, mais tout est vanité et poursuite dans le vent... j'ai vu tout ce qui était sous le soleil... j'ai entrepris de grands travaux, je me suis bâti des maisons, j'ai planté des vignes, je me suis fait des jardins et des vergers *où j'ai planté des arbres fruitiers; tout est vanité et poursuite du vent.»

Comment un roi triomphant, qui a vu des peuples entiers se courber sous sa loi, sa renommée s'étendre jusqu’au plus extrême orient, semble-t-il accablé par une telle lassitude?

L'âge est venu. Et les antiques souvenirs affluent. Du temps de sa pleine force et que, satisfaisant aux caprices de ses compagnes, il consentait à élever des autels pour les dieux Qu'elles vénéraient, Jéhovah lui était apparu. Il l'avait menacé de lui enlever son royaume. Mais, en souvenir du roi David, un loyal serviteur, lui, ! Eternel, promettait à Salomon de ne rien retrancher de son pouvoir aussi longtemps qu’il vivrait: «C'est de la main de ton fils que j'arracherai le royaume, et encore je lui laisserai une tribu, par amour pour David et pour l'amour de Jérusalem, la ville de mon choix...»

Salomon est mort; son peuple le pleure. Mais la Parole va s'accomplir. L'un des fils du roi, Roboam, esprit simple, se contentant de l'essentiel, garde Jérusalem et le royaume de Juda. Le second, Jeroboam, l'éternel révolté, établit son autorité sur le reste du territoire.

«C'est ainsi, dit la Bible, que se produisit la dissidence de la maison d'Israël, qui dure encore aujourd'hui »

Les antiques querelles resurgissent. «Alors le peuple juif s'engagea dans la voie de l'iniquité et le Seigneur l'abandonna et le livra à ses ennemis.» De toutes parts, les invasions déferlent, portant à la fois l'esprit de vengeance contre un roi. Salomon, qui les avait dominés de toute sa stature, et le désir avide de s'emparer de ces fameux trésors dont les récits colportés avaient multiplié l'importance.

C'est alors Qu'Ezéchias est roi de Judée que l'assaut capital se produit. Sennachérib, roi d'Assyrie, attaque les citadelles du royaume. Elles ne résistent pas à la fureur de ses cavaliers et de ses archers. Plus que la gloire ou la conquête territoriale, c'est la richesse qui attire le conquérant. Sennachérib demande trois cents talents d'argent et trente talents d'or. Pour sauver son peuple du massacre, Ezéchias ordonne que les portes du Temple soient dépouillées de leur revêtement d'or et que celui-ci soit remis au vainqueur.

Sennachérib ne sait pas dominer sa victoire. Il insulte le Dieu des Juifs en disant à celui qu'il a réduit à merci: «Parmi tous les dieux des pays que j’ai conquis, quel est celui qui a sauvé sa terre de ma main? Pourquoi le Seigneur préserverait-il Jérusalem?»

Mais le Seigneur répond par une prophétie: «Il n'entrera pas dans cette ville; il n'y jettera point de flèche; je couvrirai cette ville pour la sauver, à cause de moi-même, et de David, mon serviteur.»

Cette nuit-là, un mal étrange s'empare de l'armée assyrienne. Cent quatre-vingt-cinq mille hommes périssent. Terrorisé, Sennachérib s'enfuit à Ninive. Il y sera assassiné, quelques jours plus tard, par ses fils.

Jérusalem est sauvée. Pas pour longtemps. Car Ezéchias mort, les rois de Juda et d'Israël désertent le Temple et s'adonnent à la magie. Peu leur importe que l'ennemi campe aux frontières et chaque jour ronge un peu de la terre des royaumes. C'est en vain que le prophète Isaïe supplie: «Ecoutez la parole du Seigneur... les jours vont venir.»

Ils viennent, en effet. Nabuchodonosor, roi de Babylone, s'est mis en marche. Moins pour subjuguer un peuple que pour s'emparer de l'or de Salomon.

Le siège est mis devant Jérusalem. Ce n'est plus la cité qui avait illustré la splendeur du grand roi. On y rêve de jouissances et d’argent. Les «faux dieux» y sont honorés à l'égal de !׳Eternel. Le roi Joakim, terré dans son palais, passe son temps en compagnie de mages. Il ne songe même pas à se battre contre Nabuchodonosor. Il se rend, avec sa mère, ses officiers et ses eunuques.

Il n'y aura pas de merci pour Jérusalem. Lié par une double chaîne, traitement d'ordinaire réservé aux esclaves, Joakim prend le chemin de la captivité. Il sera libéré trente-sept ans plus tard; dès lors, il sera invité à la table du roi de Babylone.

Comme ivre de jalousie, Nabuchodonosor s'est acharné avec une fureur sans égale sur Jérusalem: «Nul ne fut épargné, ni la jeune fille, ni l'adolescent.» Tous les hommes valides y seront vendus comme esclaves. Méthodiquement, la ville est détruite. La Muraille construite par Salomon est rasée, les habitations livrées aux flammes. Dans le Temple, symbole d’un grand dessein politique, les conquérants raflent tous les objets précieux, arrachent tous les revêtements de bronze. Le Temple n'est plus.

Ainsi disparaît le double trésor légué par Salomon à son peuple: la richesse matérielle. Et un Etat.

 

LES TRéSORS ENGLOUTIS

 

L’INVINCIBLE ARMADA

Dans la dernière partie du XVIe siècle, l'homme considéré comme le plus puissant de la Terre est le très catholique Philippe II, roi d'Espagne. Maître de la péninsule ibérique, il règne en outre sur les Pays-Bas, une partie de l'Italie et sur toute l'Amérique. Fils de Charles Quint et d'Isabelle de Portugal, cet homme taciturne s'est fait le défenseur de la foi, sans oublier pour autant ses visées sur les pays qui échappent encore à son pouvoir. Ainsi, c'est en espérant voir un Espagnol prendre place sur le trône de France qu'il s'allie avec les Ligueurs.

Mais celle que cet homme de cinquante-neuf ans considère comme sa pire ennemie n'est autre que sa propre belle-sœur, la reine Elisabeth d'Angleterre. Du fond de son palais de l'Escorial, il ne cesse de fulminer contre cette hérétique. La religion n'est pas l'unique source des ressentiments de Philippe II; en fait, c'est la puissance maritime de l'Angleterre qui motive essentiellement la colère du Roi.

L'intervention des navires rapides commandés par les hardis marins anglais rend de plus en plus incertains les transports entre les colonies espagnoles d'Amérique et les ports ibériques. Il faut, maintenant, faire accompagner chaque convoi par des navires de guerre dont l'armement coûte cher et qui n'empêchent pas toujours les interventions britanniques.

Sans doute, l'Espagne et l'Angleterre ne sont-elles pas officiellement en guerre. Mais leur lutte sourde ne se dément pas. Si Philippe soutient les insurgés irlandais, Elisabeth, elle, apporte aux Hollandais toute l'aide possible pour lutter contre l'occupant.

En 1585, la «reine vierge» va encore plus loin. Elle envoie son meilleur marin, Drake, à la tête de vingt-cinq navires, incendier et piller un certain nombre de villes espagnoles d'Amérique. Le succès de cette entreprise provoque une immense colère de la noblesse espagnole, dont l'orgueil est durement secoué. Cette fois, le roi décide de passer directement à l'action et d'attaquer l'Angleterre elle-même.

Philippe II dispose alors d'un marin remarquable, chef incontesté, dont les qualités dépassent même celles des meilleurs amiraux anglais: Don Alvaro de Bazan, marquis de Santa Cruz. C'est lui qui, réellement, a fait de la flotte espagnole ce Qu'elle est. C'est à Santa Cruz que Philippe doit la plupart des victoires qu'il a remportées sur mer, victoires dont la plus célèbre est sans doute celle de Lépante. Là, en 1571, la flotte espagnole, commandée par Don Juan d'Autriche, bâtard de Charles Quint et demi-frère de Philippe II, en écrasant l'escadre turque, a donné à son roi la suprématie sur la Méditerranée.

C’est en 1585 que Santa Cruz se voit confier par Philippe le soin de réunir une flotte suffisamment forte pour porter un coup décisif à la marine anglaise. Le vieil amiral, qui rêve depuis longtemps d'une telle expédition, se met immédiatement au travail. En quelques mois, il établit un avant-projet qui prévoit que l'expédition aura lieu en 1587.

Dans l'esprit de Philippe II, l'opération maritime devra avoir pour objet essentiel d'attirer vers le sud de l'Angleterre toutes les forces navales qui maintiennent le blocus devant les côtes hollandaises. Dès lors, il sera facile aux troupes commandées aux Pays-Bas du Sud, la Belgique actuelle, par Alexandre Farnèse, duc de Parme, de franchir la mer du Nord pour envahir les Iles Britanniques.

Santa Cruz, lui, voit plus loin: il estime que la flotte espagnole aura un plus grand rôle à jouer et qu'après avoir défait les escadres d'Elisabeth lre, elle pourra mettre à terre un nombre suffisant de soldats pour faciliter l'opération confiée au duc de Parme. C'est dans cet esprit qu'il rédige un mémoire à l'intention du roi. Mais celui-ci, qui se considère comme un grand chef de guerre, estime que l'amiral voit trop grand, et il réduit des deux tiers le nombre des hommes qui doivent s'embarquer en Espagne.

Santa Cruz, obéissant, revoit donc ses plans, tandis que Parme se voit ordonner de construire un grand nombre de barques à fond plat, qui devront transporter, de la côte belge à la côte anglaise, les troupes de débarquement.

On reste d'ailleurs stupéfait quand on voit ce que proposait initialement l’amiral. Son devis, établi en mars 1586, prévoit 556 vaisseaux transportant 94 222 hommes. Outre ces bateaux, il demande 20 frégates1, 20 bateaux plus petits et 200 bateaux à fond plat qui seraient transportés sur les gros vaisseaux. Parmi ceux-ci figurent 150 vaisseaux à voile, 40 galères et six galéasses hybrides, c'est-à-dire à rames et à voiles, tous fortement armés. Notons encore que sur ces 196 bateaux, 71 seulement appartiennent directement à la marine espagnole.

(1) Le terme de frégate, qui n'apparaitra qu'au siècle suivant dans la terminologie des navires de guerre, désigne alors des navires de transport à faible tirant d'eau et armés seulement de pièces légères d'artillerie sur le pont.

Santa Cruz prévoit également l'approvisionnement pour 100 000 hommes, les munitions, une foule d'articles divers, pour une durée de huit mois. Au total, le devis atteint 1 526 425 489 maravedis. Non seulement l'Espagne, mais tous les pays d'Europe4 Qu'elle occupe devront participer au financement de l'opération!

On comprend que, devant de telles exigences, Philippe n'ait pas hésité. En fait, quand Santa Cruz refait ses calculs, il n'a plus, pour base de départ, que 130 vaisseaux de toutes catégories et 30 656 hommes. Quant à la durée de l'expédition, elle est ramenée à six mois.

En revanche, Philippe donne son accord total à l'amiral pour le choix des chefs qui doivent commander les escadres et les navires. C'est un véritable florilège de la noblesse espagnole que cette liste de soldats qui, tous, ont fait leurs preuves en maints combats. Il y a là Juan Martinez de Recalde, second du commandant en chef, Miguel de Oquendo, Pedro de Valdez, Hugo de Moncada, Alonso de Leyva, Martin de Bertendona, tous rompus au difficile métier de la guerre sur mer.

Autour de ces chefs, les officiers portent, eux aussi, des noms prestigieux: Don Luis de Cordova, Don Alonzo de Argotta, Don Antonio de Ulloa, Don Diego de Santillana... La plupart sont riches, mais il en est dont la fortune se borne à leur épée. Ceux-ci, quand ils seront faits prisonniers par les garnisons anglaises d’Irlande et par les Ecossais, seront impitoyablement massacrés: ils n'auront pas les moyens de payer une rançon...

Selon les usages du temps, les plus riches parmi les aristocrates engagés dans l'expédition contre l'Angleterre participent à son financement. En outre, ils embarquent avec eux des coffres de cuir contenant bijoux, vaisselle d'or, armes précieuses. Le tout représente une colossale fortune. Encore, la paie des soldats doit-elle être faite avant le départ, sinon ce seraient des centaines de milliers de maravedis qu'il faudrait embarquer.

Ces soldats, qui constituent plus des deux tiers des effectifs embarqués — les autres étant les marins — sont tous militaires de profession. Commandés par le général Don Francisco de Bobadilla, ils ont participé à de nombreuses batailles et se flattent de n'en avoir perdu aucune. Appuyés par les soixante mille hommes — fantassins et cavaliers — du duc de Parme, ils constituent une armée redoutable dont les Anglais ne minimisent pas l'importance.

Sous les ordres de Santa Cruz, une telle force aurait pu être extrêmement dangereuse pour l'Angleterre. Mais le Destin va porter un rude coup à l'Espagne: en février, Santa Cruz qui a soixante-trois ans, meurt.

Qui va pouvoir lui succéder et poursuivre l'entreprise? Si aucun chef ne le vaut, l'Espagne ne manque pas de bons marins. Or, le choix de Philippe II est stupéfiant. Plutôt que d'appeler un homme qui a fait ses preuves, il désigne, non un soldat — amiral ou général — mais un aristocrate sans aucune qualité militaire: Don Alonso Perez de Gusman «el Bueno », douzième senor et cinquième marquis de San Lucar de Barrameda, neuvième comte de Niebla et septième duc de Medina Sidonia.

Cet homme tranquille vit dans son domaine de San Lucar quand il apprend, par un courrier de la cour, la décision royale. Littéralement effaré, Medina Sidonia, qui connaît parfaitement ses capacités, rédige aussitôt une longue lettre à l'adresse de Philippe II. Après avoir remercié son souverain d'un honneur dont il n'est pas digne, Medina Sidonia ajoute:

« Ma santé s'accommode mal de la mer, et les rares occasions que j'ai eues de monter à bord d'un navire m'ont appris que j'étais aussitôt pris de malaise... La flotte est si énorme et l'entreprise si importante, qu'il serait mauvais d'en confier la responsabilité à une personne ne possédant aucune expérience de la guerre ou du combat naval... Je n'ai ni les capacités, ni la santé, ni la fortune nécessaires...

»Si je prenais le commandement de l'Armada, tout de go, sans connaître le moins du monde ni la flotte elle-même, ni les personnes qui la composent, ni son objectif, ni l'Angleterre, il me faudrait, brusquement et sans préparation, entrer dans une nouvelle carrière... Vous comprendrez donc. Sire, que mes raisons de décliner cet honneur sont si fortes et si convaincantes, dans l'intérêt même de Sa Majesté, que je ne puis entreprendre une tâche dont je serais incapable de venir à bout...»

On ne résiste pas à Philippe II. Malgré cette mise en garde d'un homme d'honneur, l'hôte de l'Escorial persiste dans sa décision. Et c'est la mort dans l'âme que Medina Sidonia prend la route de Lisbonne, où se rassemble la flotte, en emportant dans ses coffres neuf millions de maravedis, contribution «volontaire» au coût de l'opération...

En fait, le roi ne demande qu'une chose à son nouvel amiral: appareiller vers les côtes anglaises et, là, passer le commandement de l'ensemble des forces, maritimes et terrestres, au duc de Parme, dont les succès militaires remportés aux Pays-Bas font le plus grand homme de guerre de son temps.

En avril, Medina Sidonia reçoit de Madrid les trois documents scellés constituant les ordres d'opérations, dictés par Philippe II qui se prend de plus en plus pour un génie de la guerre. Dans une instruction générale, le roi énumère les conditions de mise en état, d'armement et d'appareillage de la flotte, rappel qu'un véritable amiral aurait considéré comme offensant. Philippe II y ajoute quelques considérations sur la tactique et sur le dispositif probable de la flotte anglaise... En outre, il souligne que l'opération contre l'Angleterre est avant tout une grande œuvre catholique contre le bastion hérétique...

Dans la deuxième partie des instructions, le souverain donne à Medina Sidonia l'ordre de faire route vers Margate en suivant les eaux anglaises et en évitant surtout les côtes françaises du Pas-de-Calais, «dangereuses à cause des hauts fonds»... Encore une précision qui aurait fait hausser les épaules à un marin.

Philippe n'oublie pas de signaler à son amiral d'escadre qu'il doit se montrer «très coopératif avec le duc de Parme».

Une autre partie des instructions, qualifiée de secrète, prévoit cependant un échec, au cas où les troupes stationnées en Belgique1 ne pourraient passer en Angleterre. Medina Sidonia devrait alors étudier la possibilité de s'emparer de l'île de Wight «qui ne paraît pas sérieusement défendue». Aussitôt conquise, l'île devrait être mise en état de défense et organisée comme base de départ pour !״Armada en vue d'actions futures.

(1) La Hollande, à l'époque, s'est libérée de l'Espagne grâce à Guillaume le Taciturne.

Enfin, à toutes ces instructions, est jointe une enveloppe scellée à remettre à Parme. Celui-ci ne devra l'ouvrir qu'après son débarquement ou s’il a des doutes sur la réussite de ce débarquement... En cas d'échec total de l'opération combinée, le pli devra être retourné au roi. En fait, il s'agit des conditions de paix à offrir à l'Angleterre, et il n'est évidemment pas souhaitable Qu'elles tombent entre les mains de l'ennemi si celui-ci est vainqueur...

Les Anglais n'ignorent rien des intentions de Philippe II, pas plus que de la composition de l'Armada. Drake, le célèbre corsaire passé au service officiel de la reine à l'occasion de l'expédition contre les colonies espagnoles d'Amérique et qui, en 1587, a effectué un raid audacieux contre Cadix, sait que les navires de Philippe regorgent de richesses de tous ordres.

Le 27 novembre 1587 5, Elisabeth Ire tient un conseil de guerre pour préparer la défense des côtes anglaises.

Deux des plus fameux marins britanniques, Drake et Raleigh, y participent. A l'issue de cette réunion, il est décidé que si la flotte ne parvient pas à empêcher le débarquement des troupes de Philippe II, tout devra être mis en œuvre pour que l'ennemi soit attaqué dès qu'il aura mis pied à terre. Et devant les troupes d'invasion, rien ne devra rester: on appliquera la tactique de la «terre brûlée».

Le 21 décembre 1587, la reine désigne le commandant en chef de ses escadres: Charles, lord Howard, baron d'Effingham, chevalier de l'Ordre de la Jarretière, grand amiral d'Angleterre, d'Irlande, du Pays de Galles et des possessions au-delà des mers. Les titres de Howard n'ont rien à envier à ceux de son futur adversaire, Medina Sidonia. Mais lui est un marin.

A Lisbonne, la «Felicissima Armada» comme on la nomme — ce n'est qu'à son départ d'Espagne Qu'elle sera qualifiée d'«invincible» — se prépare. A la fin du printemps, grâce surtout au travail des officiers obscurs, la force espagnole est prête. Juché sur la dunette du San Martin, Medina Sidonia admire avec fierté, en cette matinée du 4 mai, les navires dont il est le chef et qui commencent lentement à descendre le Tage, vers !׳Océan. Il est vrai que l'Armada a fière allure. Tous les navires sont pavoisés. En tête viennent les vaisseaux toutes voiles dehors, suivis des galéasses et des bateaux plus petits. Il fait un temps magnifique et la brise est légère.

Medina Sidonia est optimiste: comment une telle flotte pourrait-elle être vaincue? En est-il d'aussi puissante au monde? Il ne pense pas, alors, que cette date de départ a été la plus mal choisie qui soit, car l'Armada ne pourra atteindre la Manche au plus tôt avant la fin de l'été. Il va, d'ailleurs, bien vite déchanter. Ancrée à Belem, à l'embouchure du Tage, l'Armada va devoir attendre quatorze jours avant de pouvoir prendre la mer6. Le temps est exécrable et déjà, à bord des navires, l'enthousiasme a considérablement décru. Le commandant de l'escadre d'Andalousie, qui a inspecté les vivres de ses bâtiments, constate avec stupeur qu'une partie du biscuit est déjà à moitié pourrie, que le lard, le fromage, le poisson, les légumes, ne sont pas en meilleur état. Quant au vin — moins d'un quart par jour et par homme — il est pratiquement imbuvable. De son côté, l'inspecteur général don Jorge Manrique, faisant les comptes de personnel, s'aperçoit qu'au lieu des vingt-sept mille huit cent quatre-vingt-trois hommes prévus à l'embarquement, il n'y en a que vingt-deux mille cinq cents...

Pourtant, Medina Sidonia ne s'inquiète pas. Il profite du repos forcé pour publier ses consignes:

«En aucun cas, écrit-il, un seul navire de l'Armada ne doit s'écarter sans ma permission. Si l'un d'eux s'y trouve contraint par la tempête avant d'avoir doublé le cap Finisterre, il ira directement à La Corogne. Toute infraction à cet ordre sera punie de mort avec confiscation des biens. Du cap Finisterre, on fera directement route sur les îles Sorlingues. Aucun navire séparé de l'Armada pour une cause quelconque ne devra revenir en Espagne sous peine de mort avec dégradation et confiscation des biens. Il devra continuer la route prescrite et croiser sous les Sorlingues en attendant l'Armada s'il y arrive avant elle. Sinon, il poursuivra sa route vers la baie du Mont-Saint-Michel, entre Land's End et le cap Lizard.»

Mais l'homme propose et l'océan dispose. Une semaine après l’appareillage, Medina Sidonia fait savoir au roi qu'en raison du mauvais temps, ses pilotes lui conseillent de rentrer au Ferrol ou à La Corogne. Sans attendre de réponse, il donne l'ordre de se mettre à l'abri et, le 9 juin, il confirme son arrivée à La Corogne, où quelques navires seulement l'ont suivi.

«Me voici à La Corogne, écrit-il, avec la moitié de ma flotte dispersée, et le reste inférieur aux forces ennemies. Les hommes sont découragés. Il ne nous reste rien de notre puissance!»

L'Armada parvient à se rassembler à La Corogne. Entre-temps, les Anglais, qui la font surveiller de loin par des pinasses rapides, se sont rendu compte que le gros temps l'avait dispersée et que son homogénéité n'était qu’apparente.

Disons un mot, ici, de la flotte britannique. Loin d'être imposante comme l'Armada, elle est composée de tout ce qui peut tenir la mer. En dehors des trente-quatre navires de la reine, bâtiments de guerre, elle comporte vingt-huit bateaux marchands armés — commandés par sir Francis Drake — trente navires de différents tonnages armés par la City de Londres, trente-trois autres à la charge du Lord Admiral, et quarante-cinq petits caboteurs armés.

Tout a été mis en œuvre par l'Angleterre pour participer à la défense du pays. A ceci, il faut ajouter qu'il n'est pas un homme embarqué qui ne soit un marin, et que les chefs de cette flotte disparate ont depuis longtemps fait leurs preuves sur les mers du globe.

Ce n'est, finalement, que le 12 juillet que l'Armada appareille de La Corogne. Durant trois jours, elle bénéficie d'une brise de sud-est qui la porte directement vers les côtes anglaises. Mais le 16, c'est le calme plat, alors qu'une épaisse brume couvre la mer. Et puis, brusquement, la tempête se déchaîne. Le malheureux Medina Sidonia, qui supporte difficilement les mouvements d'un bateau à l'ancre dans un port abrité, est affreusement malade. Quand la tempête se calme, on constate que quarante bâtiments manquent à l'appel. On part à leur recherche et on les retrouve au large du cap Lizard, où ils attendent le reste de l'Armada. En revanche, on ne retrouvera jamais quatre galères et la Santa Ana, bâtiment amiral de l'escadre de Biscaye.

Si la tempête s'est calmée, d'autres ennuis guettent l'Armada. Les corsaires hollandais, agissant sur les ordres de la reine Elisabeth, ne cessent de harceler les lourds navires, lents à manœuvrer, et gênent autant qu'ils le peuvent l'avance de la flotte de Philippe II.

Pourtant, le vendredi 19 juillet à quatre heures de l'après-midi, les vigies signalent la terre: l'Armada, ou du moins ce qu'il en reste, dans un ordre relatif — où sont les consignes de Philippe II ! — est en vue du cap Lizard, c'est-à-dire de la côte anglaise, au sud de la Cornouaille, et presque à l'extrême pointe sud-ouest de l'Angleterre.

Aussitôt, sur l'ordre de Medina Sidonia, trois coups de canon sont tirés du San Martin Après cette manifestation belliqueuse, l’étendard royal et des bannières portant l'image du Christ et de la Vierge sont hissés aux mâts, des prières sont récitées et chaque navire de la flotte jette l'ancre. Dans sa cabine, Medina

Navire de la fin du XVIIe siècle

 

Les Hollandais arrivent dans l'île de la Tortue

 

Sidonia rédige une lettre à l'intention du roi d'Espagne, datée «en vue du cap Lizard» et dans laquelle il écrit: «Que le Dieu Tout-Puissant veuille que le reste de notre voyage s'accomplisse comme nous le souhaitons et comme le souhaite toute la chrétienté »

En cette soirée du 19 juillet et durant toute la nuit suivante, il semble que l'affaire se présente au mieux pour les Espagnols. Le vent leur est favorable, qui souffle du sud-ouest et interdit toute sortie aux Anglais. Ceux-ci, à l'aube du 20, tentent désespérément de quitter leur mouillage.

Mais ils n'ont pas affaire à un homme de mer, qui saurait mettre à profit l'avantage que lui accordent les éléments. Medina Sidonia est trop occupé à établir le compte de ses forces, à définir leurs positions, pour en envoyer une narration fidèle à son roi, il n'a pas le temps de dresser un ordre de bataille. Peut-on le lui reprocher, alors qu'il se doit, en serviteur fidèle de Philippe II, d'appliquer les ordres stricts de celui-ci?

En tout cas, l'occasion est irrémédiablement manquée de débarquer les soldats qui se trouvent à bord des vaisseaux espagnols. Car, dans la journée, les navires de Howard commencent à sortir. Le soir, sur les cent que compte son escadre, cinquante-quatre sont sous voiles.

Ainsi, en quelques heures, l'incapacité de Medina Sidonia, sa pusillanimité, ont fait perdre à l’Armada toute chance d'atteindre son but.

A l'aube du dimanche 21 juillet, tonnent les premiers coups de canon: les rapides bateaux de Howard, toutes voiles dehors, défilent sur la gauche des Espagnols qui ne les attendaient pas et qui doivent en hâte se mettre en ordre de bataille. Mais alors, des voiles apparaissent dans le sud: ce sont celles des bateaux sortis de Plymouth qui, à leur tour et malgré leur infériorité numérique, passent à l'attaque.

Medina Sidonia, qui surveille la côte d'où, pense-t-il, viendra la résistance, est surpris. L'aile droite de l'Armada est bien vite désorganisée, et les lourds vaisseaux espagnols, qui ne manœuvrent qu’avec difficulté sous le vent du sud, sont harcelés par les rapides anglais. En quelques heures, l'Armada, désorganisée, doit rompre le combat et se diriger vers l'est, vers cette île de Wight dont Philippe II voudrait faire une base de départ pour des opérations futures.

Mais Howard ne relâche pas sa pression. Drake, de son côté, continue à canonner les moins importants des navires espagnols. Au cours d’une manœuvre malheureuse, deux vaisseaux, la Santa Catalina et le Rosario, se heurtent. Désemparé, celui-ci est la proie des Anglais qui, peu après, s'en emparent. C'est là une aubaine pour les marins d'Elisabeth 1 re qui manquent de poudre et de munitions. Les richesses qui se trouvent à bord du vaisseau espagnol vont aller grossir le trésor de la Couronne britannique.

Sans hésiter. Howard, après avoir réuni ses commandants, décide de poursuivre l'Armada, car il se rend compte que la chance a tourné. Drake est désigné pour maintenir le contact durant la nuit du 21 au 22 juillet, tandis que les autres forces anglaises se rassembleront en vue d'une nouvelle bataille.

Le 22 au matin, l'Armada arrive en vue de Torquay. Il a été prévu que le débarquement pourrait avoir lieu en ce point, mais la présence de la flotte britannique interdit toute manœuvre. Medina Sidonia décide de continuer sa route vers l'est, en direction de l'île de Wight. Il ne lui reste plus que deux possibilités: jeter l'ancre devant Weymouth, près de la presqu'île de Portland, ou atteindre l'île de Wight, comme le recommandent les instructions de Philippe II.

Les Anglais savent que si l'Armada parvient à gagner l'île, très peu défendue, il leur sera difficile, voire impossible, d'y empêcher un débarquement. Aussi, Howard décide-t-il de livrer bataille devant Portland, avec l'espoir d'y mettre hors d'état de combattre ultérieurement un grand nombre de vaisseaux espagnols.

Trompant Medina Sidonia, les Anglais, en laissant entre l'Armada et la terre une force de peu d'importance, donnent l'impression qu'ils seront rapidement défaits par les puissants vaisseaux du roi catholique. En réalité, le rusé Howard parvient ainsi à fixer le centre de la formation ennemie — où se trouvent les navires les plus puissamment armés — tandis que le gros de ses propres forces, passant au large, vient attaquer les Espagnols à revers.

Pour Medina Sidonia, la surprise est complète. L’attaque de Drake, qui commande les forces venant du sud, désorganise complètement sa ligne de défense, peu étoffée, puisque tous les vaisseaux ont leurs armes tournées vers la côte.

Pourtant, la situation des escadres de Howard n'est pas des plus brillantes car, à l'issue du combat, la plupart des navires anglais ne disposent plus des munitions qui leur permettraient de livrer un nouveau combat. Or, l'Armada est encore puissante et l'île de Wight, si peu défendue, n'est plus très éloignée.

Le mercredi 24 juillet, tandis que les canons se taisent, les deux flottes, poussées par un vent d'ouest, dérivent parallèlement vers Wight, distante de quarante milles de Portland. Mais si, en raison même du tonnage de ses navires, Medina Sidonia ne peut guère manœuvrer, les Anglais, beaucoup plus légers, parviennent à reprendre une formation de bataille.

Howard pense qu'il va pouvoir passer à l'attaque dans la nuit du 24 au 25. Le vent tombe d'un seul coup et, à l'aube, les deux formations se retrouvent immobiles, voiles battantes.

Les Anglais, sans hésiter, font alors remorquer leurs vaisseaux les plus puissants par des barques à rames, pour se placer en position d'attaque. A cinq heures du matin, le 25 juillet, la canonnade commence. La flotte élisabéthaine a l'avantage, et ses marins peuvent croire qu'ils vont porter un coup décisif à l'Armada quand, brusquement, le vent se lève. Aussitôt, les Espagnols se placent à leur tour en position de tir.

Ils n'ont malheureusement pas les qualités de marins de leurs ennemis et ceux-ci, mettant rapidement à profit cette brise inattendue, reprennent leurs harcèlements. Il faut à tout prix empêcher l'Armada d'atteindre l’abri de l'île de Wight.

Ce sont deux conceptions totalement différentes de la lutte sur mer qui s'opposent. D'un côté, les escadres espagnoles, dotées d'une puissance de feu bien supérieure à celle de leurs ennemis, sont paralysées par le manque d'opportunisme de leur commandant en chef qui ne fait qu'appliquer les consignes données, du fond de son palais de l'Escortai, par Philippe II. De l'autre, les bateaux anglais, dont la formation apparaît si hétérogène mais qui profitent de la moindre occasion et dont les commandants, s'ils obéissent à Howard, savent qu'ils doivent tout mettre en œuvre pour empêcher les Espagnols de mettre le pied sur le sol de leur patrie.

Faisant preuve d'une audace à laquelle les Espagnols ne sont pas habitués, les petits navires anglais viennent jusqu'à cinquante ou soixante mètres des grands vaisseaux de l'Armada7, lâchent leur bordée et, habilement manœuvrés, s'écartent avant que les canonniers espagnols aient eu le temps de pointer leurs pièces, tant il est difficile de faire virer, sous la voile, ces navires de haut bord.

La tactique anglaise permet aux marins d'Elisabeth d'obtenir des résultats sur lesquels ils n'osaient pas compter. Medina Sidonia ne peut approcher l'île de Wight. Au soir du 25 juillet, il envoie sur une pinasse rapide un messager, le capitaine Pedro de Leon, aviser le duc de Parme qu’il n’a pu, comme il l'espérait, fixer la flotte anglaise au sud des côtes britanniques.

Ce message à peine envoyé et après une conférence avec ses commandants d'escadres, il adresse une nouvelle note à Parme. C'est, cette fois, pour lui demander de l'aide: il manque de munitions et il demande des bateaux supplémentaires. Lui qui devait soutenir le corn-mandant des troupes stationnées aux Pays-Bas, se voit obligé de solliciter son concours!

Au reçu de ce message, Parme est inquiet: comment est-il possible que cette «Invincible Armada», tant vantée par tous ceux qui l'ont vu quitter orgueilleusement les rives du Portugal, soit aujourd'hui pratiquement à la merci des Anglais? Quoi qu'il en soit, le commandant des troupes espagnoles aux Pays-Bas ne peut que répondre à Medina Sidonia qu'il n'est pas en mesure de lui venir en aide. Il ne dispose d'aucune flotte de combat, et les bateaux plats qu'il a fait construire, sur l'ordre de Philippe II, ne pourraient en aucun cas être considérés comme des navires de guerre.

Toujours poursuivie par Howard, Drake et les capitaines de la reine Elisabeth, l'Armada atteint la côte est de l'Angleterre et vient défiler au plus près du cap Gris-Nez. La voici donc maintenant dans le Pas-de-Calais, non victorieuse, comme l'espérait Philippe, mais fuyant devant un ennemi toujours inférieur en nombre, sans trop savoir, d'ailleurs, où elle va.

Finalement, c'est devant Calais, en espérant que Parme pourrait, à partir de Dunkerque, lui porter secours par la terre, que la flotte d'Espagne vient mouiller. Sur l'ordre de Medina Sidonia, les navires, impeccablement rangés sur deux lignes, jettent l'ancre. Sans doute est-ce, pour «l'invincible Armada» une occasion de se réorganiser. Mais il n'est pas question de solliciter un secours des Français car, dans cette lutte entre la reine huguenote et le roi très catholique, la France, en pleine période des guerres de religion, observe une stricte neutralité.

Le moral, à bord des navires espagnols, est au plus bas. D'autant plus qu'ils voient au large, alors que le soleil descend sur l'horizon, les voiles, fort nombreuses, des bateaux anglais qui croisent à moins d'une demi-lieue. Comme l'écrira plus tard Don Luis Miranda: «Nous restâmes là, mouillés toute la nuit, avec le grand pressentiment d'un malheur et la crainte des mauvais tours de ce peuple diabolique.»

A ce moment, en effet, nul, parmi les grands d'Espagne embarqués sur les vaisseaux de l'Armada, ne met en doute les capacités de chef de Philippe II, non plus que celles d'exécutant de Medina Sidonia. Pour ces marins — dont beaucoup, malheureusement, à l image de leur amiral, sont d'occasion — tous les malheurs viennent des astuces des Anglais. Aucun ne pense que les conditions sont les mêmes, on peut dire pires, pour les capitaines de la reine, mais que ceux-ci sont de véritables hommes de mer qui, depuis l'arrivée de l'Armada en vue des côtes britanniques, ont su manœuvrer au mieux des éléments. Sans doute les navires de Howard, de Drake et des autres chefs anglais sont-ils plus légers, plus maniables. Mais ils ne sont pas, non plus, surchargés de richesses inutiles; au contraire, il leur manque souvent la poudre, les munitions et les vivres. Ils compensent cette infériorité par une énergie farouche, une foi inébranlable dans le sort de leur pays, alors que, le temps passant, le moral des Espagnols ne cesse de s'assombrir.

Si l'Armada ne subit pas, devant Calais, une défaite totale, c'est qu'au dernier moment, le vent tourne, interdisant à Howard — qui s'est malencontreusement attardé pour couler une galéasse, le San Lorenzo — de porter le coup de grâce. Le San Lorenzo, le gouvernail arraché, se traîne loin derrière le gros de l'Armada, pour tenter de gagner Calais. Howard, à bord de son navire-amiral Ark Royal, accompagné par de nombreux bateaux de moindre tonnage, en vient à bout. Mais cette bataille inutile lui fait perdre un temps précieux, qui permet aux autres navires espagnols de se regrouper. Et leur formation est à peu près parfaite quand Howard arrive devant Calais, au moment même où le vent lui devient contraire8.

L'Armada parvient donc à se dégager de son mouillage et Medina Sidonia lui fait prendre la direction du nord-est pour tenter de gagner Dunkerque, où il espère toujours recevoir l'aide de Parme. Mais les Anglais ne tardent pas, eux aussi, à profiter du vent de sud-ouest et, plus rapides, remontent par le large la formation espagnole.

C'est devant Dunkerque que les navires de Howard ouvrent le feu. Les boulets viennent frapper les navires de Medina Sidonia, à bord desquels ils font de grands ravages. Les hommes embarqués à Lisbonne sont aussitôt terrorisés par les effets de cette canonnade nourrie, à laquelle ils ne sont pas habitués. Si les bateaux, bien que sérieusement touchés, ne sont pas en danger de couler, leurs occupants sont hors d'état de combattre. Et ils ne voient de salut que dans la fuite. Rares sont les navires espagnols qui acceptent le combat et tentent de rendre les coups qui leur sont portés par l'ennemi.

Abandonnant ainsi la dernière chance qui lui reste d'être aidée par le duc de Parme, l'Armada prend la direction du nord, laissant, au fil des heures, des navires éclopés qui ne tardent pas à tomber aux mains des corsaires hollandais à l'affût. Nombre d'entre eux, d'ailleurs, s'échouent sur la longue côte plate des Flandres.

Les plus gros vaisseaux, cependant, échappent aux corsaires et, malgré l'acharnement des Anglais, parviennent à remonter la côte est de l'Angleterre. C'est une expédition extraordinaire qui commence car, pour regagner l'Espagne, l'Armada va devoir contourner complètement, par le nord, l'Angleterre, l’Ecosse, avant de redescendre vers le sud-ouest, en longeant les côtes irlandaises.

Si l’on devait en croire des auteurs espagnols de l'époque, ce seraient les vents qui auraient obligé Medina Sidonia à prendre, contre son gré, cette longue route.

Ce n'est certainement pas le cas, car les navires de Howard, voyant l'Armada partir vers le nord, abandonnent la poursuite. Les Anglais sont en effet persuadés que c’en est fait de l'orgueilleuse flotte de Philippe II et que pas un seul des grands vaisseaux ne retrouvera la péninsule ibérique.

En réalité, c'est sur les conseils de marins avisés — dont l'histoire ne nous a pas laissé les noms — que Medina Sidonia décide de contourner les Iles Britanniques. Au début du mois d'août, il fait transmettre à tous ses capitaines les instructions, fort détaillées, qui leur permettront de retrouver leur patrie. Il est prévu que l'Armada passera entre les Shetlands et les côtes norvégiennes, avant d'incliner sa route vers l'ouest, puis prendra un cap ouest-sud-ouest qui la ramènera dans l'Atlantique. Une fois dans les eaux de l'Océan, il lui sera facile de naviguer vers l'Espagne.

Grâce à ses pilotes, le navire-amiral San Martin, accompagné des plus gros vaisseaux de l'Armada, parviendra ainsi à regagner la péninsule ibérique, malgré plusieurs tempêtes particulièrement violentes. Elles n'empêcheront cependant pas les rescapés de parcourir mille cinq cents milles marins en trente jours, ce qui, pour l'époque, constitue une belle performance.

Si le San Martin et quelques autres navires de haut bord échappent ainsi à la destruction, il n'en est pas de même des nombreux bateaux de moindre tonnage, et notamment des marchands armés qui, au long de ce voyage, vont s'échouer l'un après l'autre sur les côtes britanniques, ou se déchirer sur les rochers.

Jusqu'au 15 août, ce qui reste de l'Armada demeure groupé et l'ensemble a encore fière allure. Mais, à cette date, des vents contraires s'élèvent, contre lesquels les plus gros vaisseaux parviennent à lutter, mais qui dispersent le reste de la flotte, incapable de manœuvrer vent debout à cause de la disposition de ses voiles. L'une des galéasses, la Zuniga, se retrouvera ainsi près des côtes d'Islande!

Quant aux autres, ils vont, l'un après l'autre, se perdre sur ces côtes qu'ils ne connaissent pas. Et les équipages tombant aux mains des garnisons anglaises sont impitoyablement massacrés. Ce sont les usages du temps...

Ainsi, de l'embouchure de la Tamise aux Orcades, des Hébrides à la pointe sud-ouest de l'Irlande, les côtes vont se trouver jalonnées d épaves des navires de l'Armada. Les richesses emportées par les Espagnols vont être ainsi dispersées au gré des vagues. L'or, les bijoux, les pierres précieuses, les armes de valeur vont être perdus à jamais. Quelquefois, un pêcheur, trouvera un coffre contenant des vêtements ou des papiers. Mais jamais on ne mettra la main sur une partie du trésor espagnol.

Pourtant, parmi les navires de l'Armada qui n'atteindront même pas les côtes d'Irlande, il en est un qui, depuis des siècles, a enflammé l'esprit des chercheurs. Son nom: le Florida, plus connu sous le nom de Galion de Tobermory.

Ce bateau, qui a suivi le navire-amiral depuis le début de la fuite, se trouve, le 13 septembre, à Islay, dans les Hébrides. Si l'on en croit la chronique du temps, il doit être particulièrement précieux pour les Espagnols, car on dit qu'il transporte une énorme fortune: trente millions de maravedis, en or et en pierres précieuses. En fait, toujours selon les chroniqueurs, il est chargé du trésor de l'Armada, prévu pour payer les frais du débarquement et de l'invasion de l'Angleterre.

Le Florida arrive ainsi jusqu'à la baie de Tobermory, où il se réfugie. Il est en fort mauvais état et ne pourra repartir. C'est là qu’un soir il s'engloutira dans les flots, avec son fabuleux chargement.

Qu'y a-t-il de vrai dans tout cela? Il est indéniable qu'un navire de l'Armada a sombré dans la baie de Tobermory. On a déjà repêché, en cet endroit, de nombreux objets, des canons, des armes, des médailles, des vases d'étain. Mais personne n'a pu mettre la main sur le trésor.

Aujourd'hui encore, de patients chercheurs, persuadés que des tonnes d'or et de bijoux gisent sous les mètres de vase de la baie de Tobermory, vont de temps à autre tenter de les retrouver. Peut-être, un jour, ce qui est considéré de plus en plus comme une légende deviendra-t-il réalité...

En revanche, ce qui est certain, c'est que les nombreux navires de toutes tailles qui ont sombré sur les côtes britanniques contenaient des richesses inestimables. Mais la mer, depuis bientôt quatre siècles, garde jalousement son secret...

 

LES GALIONS DE VIGO

1702.

Depuis deux ans, la Guerre de succession d'Espagne se poursuit. L'avènement au trône du petit-fils de Louis XIV, qui règne sous le nom de Philippe V — et que Charles II, dans son testament, désignait comme son successeur — dresse l'une contre l'autre l'Angleterre, associée aux Provinces-Unies et l'Espagne, que soutient naturellement la France.

L'entretien des armées coûte cher mais, depuis des siècles, les richesses provenant des possessions espagnoles d'Amérique ont compensé les insuffisances de l'économie ibérique. Le désastre subi, en 1588, par l'invincible Armada n'a pas empêché l'Espagne de poursuivre ses transports d'or à travers l'Atlantique. Sans doute, pendant des décennies, l'Angleterre s'est-elle tenue tranquille. Mais il a fallu se défendre contre les corsaires, et nombre de galions n'ont jamais revu les côtes espagnoles, soit Qu'ils aient été pris par les flibustiers, soit qu'ils aient coulé au cours d'un engagement.

Maintenant, l'Angleterre est de nouveau l'ennemie. C'est un ennemi autrement dangereux, avec ses escadres commandées par des marins émérites. En attaquant les convois chargés de l'or du Pérou et du Mexique, les navires de la reine Anne — qui a succédé sur le trône de Londres au roi Guillaume III, mort en mars 1702 d'une chute de cheval — font d'une pierre deux coups: ils enrichissent le trésor de la Tour et appauvrissent leurs adversaires.

A la fin de l'année 1701, vingt-deux galions, sous les ordres du général de Velasco et de l'amiral Chalcon, ont quitté Cadix à destination de la Nouvelle-Espagne. Ils doivent y prendre un chargement particulièrement important, puisqu'on l'estime à une trentaine de millions de piastres, moitié en argent, moitié en marchandises. La traversée aller se fait sans difficulté car, si la situation est tendue, les hostilités ouvertes entre l'Angleterre et l'Espagne n'ont pas réellement commencé.

Le gouvernement français, qui a lui aussi besoin de l'or américain pour entretenir ses armées, sentant le danger, donne alors l'ordre au vice-amiral, vicomte de Château-Renault, de partir à la tête d'une escadre vers la Martinique, d'où il rejoindra Velasco pour l'accompagner jusqu'en Europe. Château-Renault, aux dires de Saint-Simon, est «le plus heureux homme de mer de son temps». En plusieurs circonstances, il s'est distingué dans les combats contre les Anglais, les Hollandais, les Barbaresques et même les Espagnols qu'il a défaits, en 1694, à Tortosa.

Mais la flotte française, depuis le désastre de La Hougue, a perdu beaucoup de son importance9; elle ne dispose plus que d'une soixantaine de vaisseaux, soit la moitié du nombre de ceux de la marine anglaise. Quant à la marine de guerre espagnole, elle peut tout juste aligner quinze vaisseaux en piètre état.

Château-Renault quitte donc Brest avec vingt-trois navires. Il atteint la Martinique en janvier 1702. Pour des raisons mal connues, ce n'est qu'au mois d’août suivant que les flottes française et espagnole se retrouvent à La Havane.

On appareille aussitôt, car les amiraux entendent profiter, après tout le temps perdu, des derniers beaux jours de l'été. Jusqu'aux Açores, on n'aperçoit aucune voile ennemie. Fort heureusement d'ailleurs car, à bord des navires français, sévit une épidémie de fièvre jaune qui coûtera la vie à deux contre-amiraux, à deux capitaines et à un grand nombre d'officiers et de marins.

Aux Açores, Château-Renault réunit un conseil de guerre à bord du vaisseau-amiral, le Fort. Il propose de conduire la flotte à Brest, ou dans un autre port français de l'Atlantique. Velasco s'y oppose formellement. Il pense — sans doute à juste titre — que si le trésor est débarqué en France, on risque de ne plus jamais en entendre parler en Espagne.

Un des officiers qui participe au conseil intervient alors pour indiquer qu'il serait possible de gagner Vigo. Connaissant bien ce port, dont l'accès se fait par un goulet long et étroit, il affirme que la flotte y sera parfaitement à l'abri de toute attaque ennemie. Les commandants en chef, après une longue discussion, se rallient finalement à ce point de vue, et toute l'escadre met le cap au nord-est, sur la Galice.

En arrivant devant Vigo, Château-Renault voit venir à lui une chaloupe; elle porte le prince de Barbanzon, capitaine général du royaume, qui lui annonce que la flotte anglo-hollandaise attaque le port de Cadix. Barbanzon pense que, dès Qu'elle apprendra le retour des galions, cette flotte se dirigera sur Vigo pour tenter de s'emparer des richesses qu'ils contiennent. Pour le capitaine-général, Vigo n'est pas sûr, en cas de bataille, et il serait préférable d'aller jeter l'ancre au Ferrol, au nord-est de La Corogne, dont la défense est beaucoup plus facile.

Mais l'amiral français est pressé de relâcher. Le nombre des malades, à bord de ses navires, ne cesse d'augmenter, il manque d'eau et de vivres. Il insiste donc pour que le choix de Vigo soit maintenu. Le 22 septembre 1702, tous les navires entrent dans le goulet. Il est temps, car les tempêtes d’équinoxe commencent.

Ce goulet, long de mille cinq cents métrés, aboutit à une baie, dite de Saint-Simon, excellent mouillage mais qui, en cas d'attaque venant de la mer, constitue une véritable souricière. Les galions vont jeter l'ancre au fond de la baie, tandis que les navires de guerre se postent, une partie dans le goulet, l'autre à l'entrée de la baie. Celle-ci est défendue par deux forts alors en ruines, que l'on entreprend de remettre en état et de réarmer avec des canons de marine. Des câbles sont tendus derrière lesquels se postent trois des vaisseaux français les mieux armés. Pour repousser un éventuel débarquement, le gouverneur de la Galice fait occuper la côte par de l'infanterie et des unités de cavalerie, appuyées par quelques canons. Château-Renault peut penser que, devant de telles défenses, l'ennemi hésitera avant d'attaquer.

Il semble alors que le plus sage serait de procéder immédiatement au déchargement des richesses entassées dans les galions. Barbanzon a déjà avisé la cour de Madrid de l'arrivée de la flotte. Mais il attend des ordres, car nul ne peut prendre de décisions en ce qui concerne les convois: les ordonnances de la Casa de Contrataciôn l'interdisent formellement10. Seuls ses représentants ont pouvoir de décision. Et cette mesure intéresse tous les sujets du roi d'Espagne, quel que soit leur rang: plusieurs commandants de «flotas» qui, au retour des Amériques, avaient cru bon de prendre des mesures pour mettre leur cargaison à l'abri, dés leur arrivée au port, ont été sévèrement sanctionnés. Si certains ont dû payer de lourdes amendes, d'autres ont, en outre, été jetés en prison.

Quand l'annonce de l'arrivée des galions à Vigo parvient à Madrid, on réunit le Conseil des Indes. Celui-ci approuve l'idée de débarquer les métaux précieux appartenant au souverain, et un courrier est envoyé à Barbanzon. Ce courrier est accompagné d'un ingénieur français, Renaud d'Elizagaray, qui a pour mission d'inspecter les défenses mises en place par Château-Renault. Pour ce qui concerne le reste des cargaisons — c'est-à-dire les marchandises — un envoyé spécial devra s'en occuper. Mais il ne se pressera pas, puisqu'il lui faudra plus de quinze jours pour effectuer le voyage Madrid-Vigo...

Tout cela fait beaucoup de temps perdu. Là-dessus, vient se greffer une intervention des représentants de la Casa de Contrataciôn, qui entendent eux aussi dire leur mot... et percevoir leur dîme. On discute donc pendant de longues journées pour savoir si oui ou non ces richesses vont, enfin, prendre la route de Madrid. Château-Renault s'impatiente. Lui qui connaît bien les Anglais et les Hollandais et qui se rend parfaitement compte de ce que sa situation a de précaire, voudrait voir vider, le plus rapidement possible, les galions pour pouvoir gagner le refuge des ports français.

C'est alors qu’interviennent à leur tour les banquiers de Cadix, qui sont les principaux affréteurs des galions. Eux s'opposent formellement au débarquement des trésors; ils font valoir que les routes sont peu sûres, que les pillards sont nombreux, et que le convoi risque fort de ne pas atteindre Madrid. Ce qui, au fond, n'est pas inexact...

Les discussions entre Français et Espagnols se font de plus en plus vives et, finalement, les uns et les autres ne se voient plus que pour des raisons de service. Château-Renault dont les équipages sont durement touchés par la maladie, hésite encore, cependant, à abandonner Velasco à son sort. Après tout, n'a-t-il pas rempli sa mission, qui consistait à accompagner les galions jusqu'à un port espagnol? Mais sa conception du devoir militaire finit par l'emporter et, la rage au cœur, car il sait bien ce qui va se produire, il maintient ses vaisseaux à leurs postes de défense.

Velasco se rend compte de la situation critique dans laquelle se trouve son escadre et comprend parfaitement la position de l'amiral français. Il finit par prendre une décision, après vingt-six jours d'hésitations, d'ordres et de contrordres. Le 19 octobre, il fait décharger du vaisseau-amiral soixante-cinq tonnes de lingots et de monnaies d'or, qui sont chargées sur quinze cents charrettes et deux mille mulets, que des soldats vont accompagner jusqu'à Madrid. Un peu plus tard, on décharge, d'autres galions, deux cent cinquante tonnes de métal précieux. Mais, faute de moyens de transport, cet or est entreposé dans le petit village de Redondela.

Ainsi, au total, trois cent quinze tonnes — sur les trois mille quatre cents tonnes qui se trouvent sur les galions — sont mises à terre. Il n'en arrivera que la moitié à Madrid. Ce qu'est devenu le reste, on l'ignore. Peut-être les pillards se sont-ils servis, à moins que les représentants de la Casa de Contrataciôn n'aient prélevé leur dîme au passage...

Outre le métal précieux, de nombreuses marchandises de valeur restent à bord des galions: tabac, cacao, épices, indigo, etc. Mais les marchands ne croient pas au péril. Pour eux, le mouillage de Vigo est sûr, et on a tout le temps de décharger les navires. Ils en sont d'autant plus convaincus que le capitaine d'un navire marchand, arrivant du sud, affirme que l’escadre anglo-hollandaise, mise en échec devant Cadix, s'est séparée en deux. Une partie a pris la route des Indes, l'autre, passant fort au large des côtes espagnoles, regagne I Angleterre.

La réalité est tout autre. L'amiral Rooke, qui commande la flotte anglo-batave et qui a subi une humiliation devant Cadix, entend se venger. Il a appris l'arrivée de la «flota» par un de ses capitaines — le commandant du Pembroke — qui, ayant relâché à Lagos, au Portugal, pour renouveler sa provision d'eau, a entendu dire que les galions étaient à Vigo. Pour Rooke, c'est l'occasion de montrer la puissance de la flotte anglaise, en même temps qu'il s’emparera d'une colossale fortune.

Aussitôt, l’amiral, qui commande à cinquante vaisseaux de ligne et à plus de cent transports, met le cap au nord. Les vents sont favorables: le 21 octobre, Rooke est devant Vigo.

Le surlendemain matin, deux corps de quatre mille hommes, commandés par le duc d'Osmond, sont débarqués, l'un au nord, l'autre au sud, du goulet, à une demi-lieue des forts qu'ils commencent à canonner. Les milices espagnoles qui occupent ces forts — Rande et Bestins — s'enfuient sans combattre. Seules les troupes régulières, françaises et espagnoles, que commandent le capitaine de vaisseau de Sorel et l'amiral Chacon, se défendent avec énergie. Mais la défection des miliciens les oblige, après trois heures de combat, à se rendre. Les forts sont aussitôt occupés par les Anglo-Hollandais.

Les canons sont immédiatement tournés contre les navires français qui gardent l'entrée du goulet, tandis que Rooke fait avancer deux vaisseaux de quatre-vingts canons qui ouvrent également le feu. Un combat acharné s'engage, mais l’avantage des assaillants est trop grand. Malgré les décharges, presque à bout portant, de mousqueterie et de pistolets, les malheureux navires de Château-Renault sont littéralement submergés. Dix-sept d'entre eux sont coulés, six autres capturés.

Le navire-amiral anglais est incendié, mais on parvient à éteindre les flammes. Finalement, la flotte française est totalement mise hors de combat. Aucun obstacle ne se dresse plus entre les vaisseaux de Rooke et les galions de Velasco.

La situation est d'autant plus favorable pour les assaillants qu'un bon vent d'ouest ne cesse de souffler, qui les pousse directement vers la baie de Saint-Simon. Déjà les officiers britanniques et hollandais se réjouissent: les galions chargés de trésors ne peuvent plus leur échapper. A son état-major, sir George Rooke confie:

« Nous allons venger notre déception de Cadix et montrer à ces Français et à ces Espagnols qu'ils ont tort de se croire les plus forts. Et n'oubliez pas. Messieurs, que notre Reine saura nous récompenser d'avoir, en outre, enrichi le royaume.»

De la dunette de son navire-amiral, sir George surveille, à la longue-vue, les galions qui ne se trouvent plus guère qu'à deux milles des premiers vaisseaux anglais. Que peuvent donc faire, maintenant, ces bateaux sans défense, sinon se rendre?

Dans la nuit tombante, brusquement, une flamme jaillit, puis une autre. Que se passe-t-il?

Revenons à bord du navire Jesus Maria Joseph, bateau-amiral à bord duquel Velasco se trouve. De son mouillage, il a suivi toutes les phases du combat qui a vu disparaître l'un après I autre les navires français de Château-Renault. Velasco comprend vite que ses galions n'ont plus aucune chance d'échapper à l'ennemi. Le choix, pour lui, est simple mais terrible: ou bien se rendre aux Anglais, en leur laissant tout ce qui se trouve encore à bord des galions, ou bien se saborder, afin que les richesses ramenées des Amériques, plutôt que de tomber aux mains de l'ennemi, aillent par le fond.

C'est la seconde solution que choisit Velasco. Après avoir jeté un dernier coup d'œil sur les vaisseaux de la flotte anglo-hollandaise, dont les voiles sont gonflées par la brise du soir, il se tourne vers les officiers qui l'entourent et, d'une voix ferme, il ordonne d'incendier tous les beaux galions. Le soleil touche l'horizon, là-bas, derrière l'escadre ennemie, quand les premières flammes s'élèvent.

De tous les bords, les marins espagnols se jettent à la mer, nageant vers la côte proche. Nombreux sont ceux qui tentent d'emporter avec eux une partie de cette fortune ramenée du Mexique et du Pérou. Vaisselle plate, bijoux, pièces d'or... A plus d'un, cette charge supplémentaire va coûter la vie... Ceux qui parviennent à gagner la ville, illuminée par les incendies qui l'un après l'autre s'éteignent, alors que les galions s'enfoncent dans l'eau noire, la trouvent déserte: les habitants, persuadés de la victoire des Anglais, se sont enfuis dans la campagne.

La décision de Velasco plonge sir George dans une violente colère. Il ordonne à ses capitaines de forcer les voiles pour tenter d'arriver sur les lieux des naufrages avant que tous les galions soient allés par le fond.

Finalement, Rooke parvient à s emparer de six galions chargés de six cents tonnes d'or et d'argent, le sixième peut-être du total du chargement de la flotte espagnole. La plus grande partie de ce butin est transférée sur le plus gros des navires espagnols capturés par les Anglais, le reste étant réparti sur les vaisseaux anglais.

Comme plusieurs de ses bateaux, après le combat contre la flotte française, ont besoin de réparations, Rooke s octroie quelques jours de repos. Il n'a plus rien à craindre, maintenant.

Le 28 octobre 1702, l'ordre de départ est donné. Ce jour-là, sir George reçoit le renfort d'une escadre placée sous le commandement de l'amiral Shovel, qui croisait au large des côtes espagnoles. Un vaisseau de guerre, le Monmouth, est désigné pour escorter le galion chargé d'or.

Mais il est dit que Rooke joue de malchance. Alors que le galion sort du goulet de Vigo, il heurte un récif des îles Bayona et va par le fond. Un peu plus tard, ce sont un des navires français capturés et une frégate anglaise qui coulent à leur tour...

Pourtant, la flotte anglo-hollandaise parvient, sans autres difficultés, en Angleterre. Le butin est immédiatement transporté à la Tour de Londres, où il est estimé à un million et demi de livres sterling. Des fêtes marquent le succès de Rooke, et des médailles sont même frappées pour honorer la marine anglaise.

Sur la valeur exacte de ce qui se trouvait à bord des galions coulés, on ne possède pas de précisions. L'amiral Chacon lui-même, emmené en captivité en Angleterre, ne peut en fournir.

Il est possible, cependant, d'estimer la valeur du trésor chargé en Amérique sur les galions. En 1698, la «flota» a ramené quarante-cinq millions de pièces de huit (il s'agit de pièces d'or ou d'argent pesant vingt-sept grammes, frappées à Mexico). Chaque année, le chargement des galions espagnols est à peu près le même

Or, en 1699 et 1700, aucun transport n'a lieu. Les gouverneurs du Pérou et du Mexique, qui n'ignorent pas la situation intérieure de l'Espagne, préfèrent attendre, pour envoyer l'or et l'argent, que la situation se clarifie dans la Péninsule. Ils gardent donc dans leurs coffres les chargements prévus.

En 1701, ils décident de reprendre leurs «livraisons» à Madrid. C'est ce qui explique l'importance de la «flota» envoyée outre-Atlantique sous le commandement de Velasco, qui doit charger la «récolte» de trois années. Ceci explique également le départ de l'escadre commandée par Château-Renault. Car il s'agit, cette fois, d'un transport de cent trente-cinq millions de pièces, auxquelles il faut ajouter toutes les marchandises et les épices. Les documents de la Casa de Contrataciôn font état d'un inventaire qui donne la répartition suivante du chargement des galions: perles, émeraudes et améthystes; argent natif, en saumons et pièces de huit; or natif et en doublons; cochenille, indigo, ambre noir et gris; bois de Campèche, de Nicaragua, du Brésil, bois d'acajou, bois rouge; coton, tabac en feuilles roulées et en poudre; peaux tannées et peaux brutes; baumes du Pérou, de Tohu, jalap, salsepareille, sassafras, bézoard, tamarin, casse, gingembre, sucre et vanille.

Notons au passage que le désastre de Vigo, s'il coûte très cher à l'Espagne, est également ressenti par des marchands anglais et hollandais. Car nombre d’entre eux font venir des marchandises d'Amérique par l'intermédiaire d'agents espagnols...

L'annonce de la victoire anglo-hollandaise plonge les Madrilènes dans la consternation. Dans une lettre retrouvée plus tard, un des habitants de la capitale écrit:

«Hier, un messager est arrivé de Vigo avec la triste nouvelle que les flottes anglaise et hollandaise sont arrivées devant le port de Redondela. Après avoir conquis les passes, elles ont pris ou brûlé en moins de deux heures tous les navires de guerre français et les galions abrités dans le port. Nous avons lieu de déplorer notre infortune dans le silence et dans les larmes, bien plutôt que de vous donner un compte rendu de cette perte sans égale qui hâtera la ruine de notre monarchie...

»Incapables de se remettre de leur consternation, les habitants de Vigo ont fermé demeures et boutiques, car ils craignent que le peuple, qui proteste publiquement contre les autorités, ne se livre au pillage. On prétend que trois seulement des galions ont pu débarquer leur cargaison avant l'arrivée de l'ennemi...»

Il est vrai que l'affaire est grave, pour le jeune roi d'Espagne. Quand elle se produit, il est en Italie, occupé à défendre son Etat du Milanais. C'est donc à son épouse, Marie-Louise de Savoie, qu'il appartient de prendre des décisions. Elle avertit aussitôt Philippe V d'avoir à regagner en hâte sa capitale et, en attendant son retour, elle réunit la Junte, comme le conte le maréchal de Noailles dans ses Mémoires׳.

« L'affreuse nouvelle du désastre arriva à Madrid le 29 octobre. La reine assembla la Junte. On n'y prit d'autre résolution que d'envoyer des lettres au Conseil d'Etat et de la Guerre. Elle représenta que ces longueurs étaient préjudiciables lorsque tous les moments étaient précieux. On lui répondit unanimement que rien ne pressait. Le malheur venait de ce qu'on avait pris trop tard les précautions nécessaires. Mais l'expérience ne corrige point les hommes entêtés de leurs préjugés et de leurs usages...»

Quand elle est connue à Paris, la nouvelle provoque à la Cour une vive déception. Louis XIV l'apprend durant son dîner. Le vieux roi confie à ceux qui l'entourent que moins du dixième du chargement des galions a pu être transporté à terre. Un peu plus tard, il écrira à la reine d'Espagne:

«Les événements sont entre les mains de Dieu: souvent, il tire le bien de ce que nous regardons comme des malheurs. Il faut songer à prévenir les suites de celui qui vient d'arriver. Votre Majesté les a prévenues »

Cependant, d'ordre du roi Philippe V, revenu dans sa capitale, on tente rapidement de repêcher le contenu des galions engloutis. En décembre, la Gaceta Official de Madrid écrit que «le relevage du précieux chargement de la Capitane et de l'Almirante des galions se poursuit avec succès».

En réalité, le succès est mince, et les travaux sont bientôt arrêtés. Les difficultés sont en effet très grandes, car les galions gisent par quinze ou vingt mètres de fond, et aucun moyen ne permet alors aux plongeurs de descendre sans risque à ces profondeurs. Les cloches, dont l'invention date de plus d'un siècle, sont trop rudimentaires pour être efficaces.

Au fil des années, les tentatives vont être nombreuses pour tenter de repêcher le fabuleux trésor. Mais presque toutes les tentatives se solderont par des échecs. C'est le cas en 1742, de l'essai du Français Goubert qui se ruine pour sortir de l'eau un galion, le Tojo, qui, s'il contient des canons, des boulets, des chaînes et des ancres, «ne donne pas une piastre».

Le gouvernement espagnol, pourtant, authentifie l'existence du trésor, puisqu'il demande quatre-vingt-quinze pour cent de tout l'or et de tout l'argent qui sera remonté. Un Ecossais se présente, en 1825, qui demande que sa part soit portée de cinq à vingt pour cent. Madrid, après maintes hésitations, accepte. Et cet Ecossais, qui a nom Isaac Dickson, se met au travail.

Il sera sans doute le seul qui s'enrichira dans cette chasse au trésor. Car, si l’on en croit les habitants de Vigo, lui trouve l'or et l'argent. Bien mieux: il «oublie» de verser au gouvernement espagnol les quatre-vingts pour cent promis: un beau soir, sans tambour ni trompette, il lève l'ancre, après avoir enivré les fonctionnaires chargés de contrôler ses travaux.

La preuve de sa réussite sera cette fastueuse maison qu'il se fera construire près de Perth, en Ecosse, sa ville natale. Il la baptisera d'ailleurs «Dollar House», le dollar, avant d'être monnaie américaine, ayant été celle des vieilles colonies espagnoles...

Quelle somme représenterait, aujourd'hui, la masse d'or et d'argent enfouie sous la vase de la baie de Vigo? Certains calculs, basés sur les inventaires de la Casa de Contrataciôn, l'estiment à quatre cents millions de francs lourds. D'autres vont jusqu'à multiplier ce chiffre par trois. L'imagination n'a, bien sûr, pas de limite en matière da trésor...

Aussi, depuis la réussite d'Isaac Dickson, de nombreux chercheurs, plus ou moins bien équipés, sont-ils venus à Vigo. Mais un obstacle gêne considérablement les tentatives: deux petites rivières se jettent dans la baie, y apportant des tonnes de boue qui, malgré les marées, se sont accumulées depuis bientôt trois siècles.

Le dernier en date des essais est celui de l'Américain Potter. Commencés en 1958, les travaux, grâce aux derniers perfectionnements de la technique électrique et électronique, ont permis de découvrir de nombreux objets, des armes, des urnes, des pièces de bois... et un nombre considérable de bouteilles de rhum. Mais de lingots ou de pièces, point.

Faut-il penser qu'un seul des galions, voire deux, transportaient toute la fortune, et que l'heureux Isaac Dickson serait «tombé pile» dessus? C'est là une supposition qui en vaut bien une autre.

A moins que, rêve et réalité se confondant, le célèbre capitaine Nemo, né de l'imagination de Jules Verne, n'ait vidé à son profit les bateaux engloutis de la «flota».

Dans Vingt mille lieues sous les mers, Nemo invite son prisonnier, le savant français Aronnax, à assister à la «pêche au trésor». Voici en quels termes Jules Verne décrit cette opération:

«Autour du Nautilus, dans un rayon d'un demi-mille, les eaux apparaissaient imprégnées de lumière électrique. Le fond sableux était net et clair. Des hommes de l'équipage, revêtus de scaphandres, s'occupaient à déblayer des tonneaux à demi-pourris, des caisses éventrées, au milieu d épaves encore noircies. De ces caisses, de ces barils, s'échappaient des lingots d'or et d'argent, des cascades de pierres et de bijoux. Le sable en était jonché. Puis, chargés de ce précieux butin, les hommes revenaient au Nautilus, y déposaient leur fardeau et allaient reprendre cette inépuisable pêche d'argent.»

Rêve? Réalité? En tout cas, longtemps encore, l'or des galions de Vigo enflammera les imaginations...

 

PHIPS ET LA FLOTA PLATA

William Phips est, et restera sans doute, le plus envié des chasseurs sous-marins parmi tous ceux qui rêvent de mettre, un jour ou l'autre, la main sur un trésor englouti. Car lui a réussi, et son aventure est plus passionnante qu'un roman puisque, outre que cet ancien charpentier de marine a ramené une fortune considérable du fond des mers, il a fini sa vie dans l'uniforme chamarré de chevalier-gouverneur.

William Phips est le vingt et unième enfant d'un couple venu de Bristol se fixer en Amérique, sur la côte du Maine, quelque peu au nord de Portland, en un endroit que l'on nomme aujourd'hui «Phips Point». James Phips, le père de William, est armurier de son état mais, dans son nouveau pays, il se fait agriculteur. Ce père prolifique meurt peu de temps après la naissance du futur marin, et sa femme se remarie. Elle aura encore cinq enfants!

Dès son plus jeune âge, William, né en 1651, qui reste le favori de sa mère, fait montre d'exceptionnelles qualités physiques. Il a l'esprit vif et éveillé mais, malheureusement, il n'est pas question de l'envoyer à l'école. Des travaux plus utiles l'attendent.

A dix-huit ans, le garçon, qui mesure près de deux mètres et soulève, sans difficulté, des poids que l'on évaluerait aujourd'hui à plus de cent kilos, est engagé comme apprenti dans un chantier naval. C'est ce nouveau métier qui va décider de toute sa carrière.

En effet, alors qu'il répare les navires venus des mers lointaines, il entend les capitaines et les hommes conter — bien sûr, en les embellissant — leurs aventures, leurs rencontres avec les flibustiers. Pour William, c’est une découverte passionnante, et peu à peu lui vient l'envie de partir à son tour, d'avoir son bateau, de courir l'océan.

Ce qu'il veut, c'est partir à la chasse de ces trésors dont parlent complaisamment les marins, c'est mettre la main sur ces galions chargés d'or, d'argent et de pierres précieuses... Cette idée s'ancre dans son esprit et plus jamais elle n'en sortira.

A vingt-deux ans, William, qui a terminé son apprentissage — et qui ne sait ni lire ni écrire — vient à Boston s'engager comme charpentier dans le principal chantier naval de la ville. Pour toute fortune, il possède les habits qu'il a sur le dos et ses outils. Il ne passe pas inaperçu.

Dans la rue, on se retourne sur ce jeune géant à la démarche tranquille, et personne, parmi ces rudes ouvriers des chantiers, ne s'avise de lui chercher noise.

William est d'ailleurs l'être le plus pacifique qui soit. Si on le laisse en paix, il passe son chemin, dominant de la tête et des épaules la foule qui l'entoure. Selon son historiographe, le révérend Cotton Mather, qui publiera en 1702 une Histoire ecclésiastique de la Nouvelle-Angleterre, le jeune homme ne pense qu'à son projet: avoir assez d'argent pour acheter un bateau.

Phips se rend d'ailleurs compte que le fait de ne savoir ni lire ni écrire constitue pour lui un considérable handicap. Alors, avec une volonté farouche, il se met à apprendre. Mais, dans cette ville de Boston où la bourgeoisie puritaine tient le haut du pavé, il n'est pas facile de quitter la condition de simple ouvrier. Pourtant, William va y parvenir... en tombant amoureux.

Il a rencontré, un jour, une jeune veuve prénommée Mary — de quatre ans son aînée — fille d'un capitaine marchand, l'honorable Spencer. Comment lui, le charpentier sans fortune, parvient-il à se faire accepter pour gendre par le marin? Peut-être est-ce parce qu'il lui répète:

«Un jour, je serai, moi aussi, capitaine. Je commanderai un vaisseau du roi. Je deviendrai riche, et si vous me donnez votre fille, nous aurons une belle maison de briques rouges...»

La jeune veuve, elle aussi, est éperdument amoureuse de ce garçon qui lui promet avec une telle assurance un si bel avenir. Et finalement le mariage est célébré.

Voici donc William Phips admis dans la bonne société bostonienne. Les financiers ne peuvent plus, maintenant, refuser de prêter de l'argent au gendre du capitaine Spencer. Et c’est ainsi que Phips peut construire le bateau dont il a tant rêvé. Mais ce navire vient à peine d’être mis à la mer, au chantier de Montsweag, que les Indiens attaquent la petite ville. Aussitôt, Phips fait monter à bord tous les habitants et parvient à gagner Boston. Cet exploit lui vaut une belle notoriété et une grande admiration de la part de ceux qui, naguère, n'auraient même pas répondu à son salut.

En s'enfuyant devant les Indiens, Phips a dû abandonner la presque totalité de ses biens. Qu'importe: il se remet à l’ouvrage et, bientôt, il ouvre un nouveau chantier, qu'il confie à des compagnons sûrs. Car, maintenant, il prend la mer; un nouveau chapitre de ses rêves devient réalité quand son bateau, toutes voiles dehors, croise au large des îles, quand, après avoir déchargé sa cargaison, il prend le chemin du retour ramenant vers Boston le rhum et le sucre. A plusieurs reprises, il manque de tomber aux mains des flibustiers. Chaque fois, grâce à son sens de la mer, il s'en sort sans dommage.

Pourtant, William n'est pas satisfait. Il lui faut, comme il l’a promis à sa femme, «commander un vaisseau du roi». Et comment mieux y parvenir qu’en allant solliciter du roi lui-même, à Londres, son brevet de capitaine?

Voici donc William, à bord de son bateau fait pour le cabotage, qui traverse l'Atlantique. Ceux qui le voient quitter le port de Boston hochent la tête: cette coque de noix atteindra-t-elle I Angleterre? Elle y parvient.

Mais arriver sain et sauf à Londres et parler au roi sont choses bien différentes. Il va falloir plus d'un an au jeune capitaine pour entrer à la cour. Ces longs mois, il va les passer à se faire des amis, grâce auxquels il sera finalement présenté à Charles II.


Monnaie d'argent d'Egine au type de ta Tortue


Le chercheur de trésors

 

Le roi d’Angleterre, qui a gardé de ses aventures en Ecosse le goût du risque, n'éconduit pas ce jeune marin venu de Boston. Admiratif devant la carrure de William, il s'enthousiasme pour les projets que lui confie son lointain sujet. Et s’il réussit, ne sera-ce pas un moyen de renflouer quelque peu les caisses du Trésor, chroniquement vides? D’autant plus que Phips ne demande rien d'autre qu’un brevet de capitaine. Cela ne coûte rien...

On peut même lui confier un navire, une prise de guerre, la frégate Algier Rose, de dix-huit canons, enlevée aux Barbaresques. Il appartiendra au capitaine d'en trouver l'équipage de cent hommes.

Le 27 octobre 1683, tout Boston est sur les quais pour voir entrer dans le port, toutes voiles déployées, I'Algier Rose, dont les canons, en saluant la ville, ont créé quelque émoi. On est vite rassuré en voyant, sur le pont, la haute silhouette du capitaine du roi William Phips. Il a tenu parole et Mary, son épouse, est fière de regagner sa maison au bras d'un homme qui a la confiance de Sa Majesté.

Il reste maintenant à se lancer à la chasse au trésor. Si William l’oubliait, le représentant du Chancelier, qu'il a dû embarquer à Londres, ne manquerait pas de le lui rappeler. Or, cet agent est au plus mal, non seulement avec Phips, mais encore avec tout l'équipage. Il corn-prendra vite que ses jours ne sont plus assurés, et il regagnera en hâte l'Angleterre où, naturellement, il dira le plus grand mal du capitaine...

Pour l'instant, Phips a d'autres chats à fouetter. Il possède le bateau, l'équipage; il lui faut se rendre aux Bahamas, sur le «cimetière des galions», là où on lui a dit si souvent que d'immenses richesses dormaient au fond de la mer.

Il faut d'abord s'équiper. Des «cloches à plongeur», perfectionnées par l'ancien charpentier, sont embarquées, et Phips retourne à Montsweag où il sait trouver les hommes qu'il cherche: des Indiens spécialisés dans la plongée et qu'il connaît pour avoir souvent joué avec eux alors qu'il n'était encore qu'un enfant puis un adolescent. Il en engage trois, parmi lesquels son ami Franko, qui deviendra l'un de ses meilleurs compagnons.

Le grand départ a lieu le 19 janvier 1684. Hélas! Quand, quelques semaines plus tard, VA Ig 1er Rose atteint l'épave signalée, un navire s'apprête à quitter les lieux. Phips, fort de sa commission du Roi, lui ordonne de laisser la place, ce que l'autre fait sans difficulté. Pour une bonne raison, que l'on apprend dès la première plongée sur le galion englouti: l'épave a été vidée par le prédécesseur.

Cette déception est d'autant plus grave Qu'elle entraîne une mutinerie de l'équipage. Phips est inquiet car son échec va le desservir auprès du roi. Mais ce pessimisme s'efface bientôt et le capitaine retrouve toute son énergie. Quand ses hommes, couteau à la main, viennent lui dire qu'ils veulent hisser au grand mât le drapeau noir de la flibuste, il n'hésite pas: il fonce sur eux et, au cours de la bagarre, plusieurs mutins sont assommés par le colosse déchaîné. Les autres n'insistent pas.

Au fil des jours, la recherche de nouvelles épaves se solde par des échecs consécutifs. Et la colère gronde à nouveau dans les rangs de l'équipage. Une nouvelle fois, des meneurs entraînent leurs camarades qu'ils décident à passer à la flibuste. Ayant goûté une fois des poings de leur capitaine, c'est sur une île, où la frégate a fait relâche pour que l'on puisse gratter la coque, surchargée de coquillages, qu'ils préfèrent nouer leur complot.

Phips, resté à bord, risquerait cette fois, malgré sa force, d'être pendu haut et court si le charpentier du bord, qui a pour lui beaucoup d'amitié — le capitaine n'a-t-il pas été, lui aussi, charpentier — l'avertit. Quand le groupe des mutins se présente, il trouve le capitaine qui attend de pied ferme, le canon chargé à mitraille, prêt à faire feu. Et aux quelques marins qui lui sont restés fidèles et se trouvent à bord, Phips donne l'ordre d'appareiller en abandonnant les mutins sur l'île.

Devant le risque qu'ils courent de mourir là, en cet endroit désert, les révoltés sollicitent le pardon du capitaine, jurent de se montrer désormais bons marins. Deux expériences suffisent à Phips. il accepte d'embarquer les mutins, à la condition qu'ils jettent leurs armes. Puisqu'ils veulent se faire pirates, il les remettra à terre à Port Royal, à la Jamaïque, repaire de la flibuste.

Il en est fait ainsi. Mais William Phips sait bien qu'il ne peut repartir sans équipage. Il engage donc des hommes qu'il trouve à Port Royal, en sachant pertinemment que ce sont tous des flibustiers. Il n'a pas le choix...

S'il est quelque peu déçu par l'insuccès de ses tentatives, Phips n'est pas, pour autant, découragé. Avec son nouvel équipage, il va se remettre en chasse. Au moment de lever l'ancre, il apprend qu'un capitaine anglais, possesseur d'une commission en bonne et due forme, s'est livré, peu de temps auparavant, à des recherches sur des récifs au nord d'Hispaniola où, dit-on, a sombré le navire-amiral d'une «flota plata» lourdement chargée d'or, d'argent et de pierres précieuses. Les recherches sont demeurées vaines, et l'Anglais est reparti.

Ce qui est important pour Phips, c'est qu'en même temps qu'on lui raconte cette histoire, on lui donne le point précis du naufrage, un endroit particulièrement dangereux où abondent les récifs et où la mer «ne cesse de bouillir».

William Phips ordonne alors de mettre le cap sur le port de Puerto-Plata, situé sur la côte nord d'Hispaniola. Là, pense-t-il, il en apprendra beaucoup plus. En fait, il va rencontrer un vieux marin espagnol, dont on dit qu'il est le survivant du naufrage survenu en 1643 du fameux navire-amiral1. Sans doute ce vieil homme livre-t-il à Phips de précieux renseignements car, un soir, le capitaine donne l'ordre d'appareiller. Cela se passe en avril 1685.

(1 ) Il s'agit, en réalité — des recherches ultérieures le prouveront — du galion-amiral Nuestra Sefiora de la Concepcion, qui commandait une «flota plata» partie de La Havane en 1641.

C'est en vain que Phips et ses plongeurs, montés sur des canots — car le navire ne peut entrer dans cette région où abondent les récifs — scrutent les fonds. Malgré la clarté de l'eau, aucune silhouette de navire ne se détache sur le blanc des coraux.

Une fois de plus, il faut abandonner. Mais provisoirement. En effet, Phips pense qu'il doit retourner en Angleterre, où le roi se demande sans doute s’il n'a pas eu affaire à un escroc. Là, il demandera de nouveaux moyens qui lui permettront, il en est certain, de découvrir enfin la fortune.

Il y a vingt-deux mois que l'AIgier Rose a quitté l’Angleterre quand Phips jette l'ancre, au mois d'août 1685, dans le port de Londres. En deux ans, les choses ont bien changé. Charles II est mort et son fils, Jacques II, prince autoritaire et violent, s'est aliéné l'estime de ses sujets en se convertissant — sur les conseils de Louis XIV — au catholicisme.

Pour l'heure, Jacques II ne veut pas entendre parler de recherche de trésors. Il vient de faire décapiter le comte d'Argyll, animateur de la «conjuration de Monmouth». En outre, le comte avait tenté de repêcher l'or d'un galion de l'invincible Armada qui avait fait naufrage sur les côtes d'Ecosse. Sans doute n'est-ce pas cette «chasse au trésor» qui a valu à Argyll l'épée du bourreau, mais dans l'esprit du roi, il vaut mieux se méfier de tous ces chercheurs de fortunes englouties.

Fort heureusement, le secrétaire à la Marine, Samuel Pepys1, que Phips, fort embarrassé par l'accueil du roi, va trouver, se montre plus compréhensif. Il n'est pas marin, mais il a fait toute sa carrière à !׳Amirauté et connaît bien les difficultés de la mer; de plus, puritain intransigeant, il désapprouve — sans le proclamer, naturellement — la conversion de Jacques II.

(1 ) Le célèbre mémorialiste.

Et ce sont les raisons qui font que !׳Amirauté, loin de condamner Phips, lui accorde, au contraire, une nouvelle fois sa confiance. Le galion d'Hispaniola mérite qu'on s'y intéresse. Mais, confiance ne veut pas dire moyens matériels. On explique à William Phips que la tension qui règne alors en Europe ne permet pas de distraire un seul navire de la flotte royale, et on lui conseille de chercher ailleurs des commanditaires.

Il faut que Phips ait un courage à toute épreuve pour se lancer à nouveau dans la quête aux subventions. Durant les mois de l'automne et du triste hiver anglais, il tire les sonnettes. On le reçoit poliment, voire avec intérêt, mais dès qu'il formule sa demande d'argent, les visages se ferment: les temps sont si durs!

Va-t-il devoir abandonner, alors qu'il sent que la chance va enfin lui sourire et que l'or du galion, il en est maintenant certain, ne peut lui échapper? Non car, un jour de juillet 1686, le duc d'Albemarle11, qu'il a connu lors de son premier voyage à Londres, trois années plus tôt, le convoque: le duc vient d'obtenir du roi la permission de se rendre à Hispaniola, en compagnie de Phips. Cela signifie qu'Albemarle est prêt à participer au financernent de l'opération. Il a d'ailleurs constitué, avec des amis fortunés et des banquiers auxquels son nom ne peut qu'inspirer confiance, une société qu'il a baptisée: «Les gentilshommes aventuriers». C'est elle qui va armer deux navires, le James and Mary et le Henry of London. Phips veut-il prendre le commandement du premier, et son lieutenant, Francis Rogers devenir le capitaine du second?

William n'attend que cela depuis bientôt un an. Il est d'autant plus heureux de se voir confier le premier des deux vaisseaux que, s'il porte les noms du roi et de la reine, ce sont aussi les prénoms de ses parents. Pour couvrir une partie des frais, il est convenu que les deux bateaux partiront vers les îles avec un chargement complet de marchandises qui seront vendues sur place.

Le voyage vers Puerto-Plata se fait sans histoire et, en décembre, les deux navires anglais y jettent l’ancre. L'expérience de sa première tentative incite Phips à se munir d'un matériel plus approprié. C'est ainsi qu'il fait construire une longue pirogue à dix rames, qui se faufilera sans risques à travers les récifs. Il est également convenu que, le moment du départ arrivé, c'est le Henry of London qui partira le premier. Son moindre tirant d'eau lui permettra d'approcher au plus près du lieu du naufrage. Francis Rogers et le premier officier de Phips, William Covell, sont à bord.

Quant au commandant de l'expédition, il reste ostensiblement sur le James and Mary et ne partira qu'après le Henry of London. Dans ce pays, il vaut mieux ne pas trop attirer la curiosité de personnages dont le seul but, dans la vie, est de chercher à faire fortune en profitant des efforts des autres.

Arrivé sur les lieux repérés au cours du premier voyage, le Henry of London met en panne et, aussitôt, la pirogue est mise à la mer. A bord, outre les rameurs, prennent place les plongeurs, parmi lesquels Franko, l'ami d'enfance de Phips.

Durant trois semaines, inlassablement, les marins ratis־ sent en tous sens cette portion de l'océan. Ils ont beau scruter les fonds, les plongeurs ont beau descendre, aucune trace du vaisseau-amiral espagnol. Le vieux marin de Port-Royal aurait-il menti?

La lassitude commence à s'emparer de ces hommes quand un soir du début de février 1687, alors qu'une fois de plus la pirogue se dirigeant vers le Henry of London Ionge un récif, Covell aperçoit un «éventail de mer», une de ces gorgones qui poussent sur les polypes. Celle-ci est particulièrement belle et, comme la journée se termine, l'officier demande à Franko d'aller la lui cueillir.

Sans hésiter, l’Indien plonge. Mais il est surpris, quand il constate qu'au lieu de prendre naissance sur le récif, «l'éventail» est accroché à un objet long, qui ne saurait être un rocher car sa forme est trop régulière. Il remonte donc aussitôt et demande un filin. Un peu plus tard, l'objet en question est remonté à bord. Il est enrobé de calcaire, mais il ne faut guère de temps pour gratter cette croûte sous laquelle apparaît l'éclat de l'argent. Ainsi, un hasard aurait permis de découvrir ce trésor que l'on cherche depuis tant de mois? Comme la nuit tombe, on mouille une bouée de liège, et le lingot est rapporté à bord du Henry of London.

Dès l’aube du lendemain, les marins et les plongeurs sont à pied d'œuvre. C'est bien le galion englouti qui git là, sous une couche de polypes. En trois jours, les Indiens vont remonter des dizaines de lingots d'or et d'argent, plus de deux mille pièces d'or, de la vaisselle, des armes, des chaînes rouillées...

Le 7 février, le bateau revient à Puerto-Plata. Rogers va rendre visite à Phips, dont le James and Mary n'a pas quitté le port, car des espions sont toujours à l'affût. Si l'on en croit le journal de bord, Rogers ne parle pas de sa découverte à son commandant. Veut-il lui réserver une surprise plus complète? Ou bien se méfie-t-on, même à bord, des oreilles et des regards indiscrets?

Toujours est-il qu'à cette date du 7 février 1686, on lit sur le journal:

«Aujourd'hui à quatre heures, M Rogers vint à bord et nous dit qu’ils étaient allés sur le banc et que, ayant eu trois jours de beau temps, ils avaient exploré les récifs. Ils avaient fait, expliqua-t-il, ce qui avait été humainement possible Ayant mouillé vers dix heures du matin au sud des brisants, ils avaient été drossés dans la soirée parmi un groupe de «chaudières» qu'ils ne connaissaient pas et près desquelles ils furent obligés de s'ancrer pour la nuit. Mais, par la Grâce de Dieu, toute cette nuit, la brise fut modérée et ils réussirent à s'éloigner dans la matinée »

Mais, le lendemain, 8 février, on lit dans le journal du James and Mary:

«Ce matin, le capitaine Phips envoya notre baleinière au bord de Mr. Rogers. Elle revint peu de temps après avec, ce qui remplit nos cœurs de joie, 7 lingots, 2 barres et 2000 et quelques dollars, par quoi nous comprîmes qu'ils avaient trouvé l'épave.»

Dès que ce transfert est terminé, Phips donne l'ordre à ses deux navires d'appareiller: il ne faudrait pas se faire «griller» par quelque maraudeur qui aurait pu, de loin, repérer le travail du Henry of London. Arrivé à bonne distance des récifs, son bateau ne pouvant venir au plus près, Phips ne se rend pas lui-même sur les lieux de la découverte. Il y délègue, avec Covell, son officier en second, Strong. Tous deux s'embarquent sur la pirogue avec les plongeurs qui, pour cette première journée, ramènent quatre-vingt-neuf dollars et cinquante et un demi-dollars. Petit butin, mais, cette fois, Phips est persuadé d'avoir enfin triomphé des obstacles.

Pendant six semaines, les plongeurs, alourdis de pierres, descendent inlassablement au fond et ramènent, à chaque fois, or, argent, pièces de monnaie et objets les plus divers. Il y a, bien sûr, des alertes, telle cette arrivée de deux bateaux montés par d'anciens membres de l'équipage de l'Algier Rose qui, on ne sait comment, ont eu vent de la découverte et en veulent leur part. Sans doute, Phips, qui agit pour le compte du roi, pourrait-il leur enjoindre de passer au large. Mais, très sagement, il se dit que ces hommes seraient fort capables de revenir avec un renfort de flibustiers et, en leur promettant une petite part du butin, il les garde auprès de lui.

Si l'on en croit le journal de bord, la pêche se fait miraculeuse. A la date du 4 mars, on lit que les plongeurs ont remonté, dans la journée, «2399 livres en poids de pièces d'argent». Le 14 mars, «41 lingots, 4 barres dow-boys, des lingots, le tout pesant 2542 livres, plus 622 livres de pièces».

Le record est battu le 16 mars. Le temps magnifique permet aux plongeurs de descendre un plus grand nombre de fois, et la pirogue ramène au James and Mary 1431 livres de barres et de lingots, ainsi que 4599 livres de pièces.

Au total, quand le 19 avril, estimant qu'il n'est plus possible de trouver d'autres richesses — il faudrait briser l'épave, ce que ne peuvent faire les plongeurs — Phips donne l'ordre de mettre le cap sur l'Angleterre, ses deux bateaux sont chargés de 22 196 livres de barres et de lingots, ainsi que de 30 326 livres de pièces, soit un total de 26 tonnes d’or et d'argent, auxquelles s'ajoutent des pierres précieuses et un bric-à-brac d'objets divers, qui encombrent les ponts.

Ce voyage de retour ne se fait pas sans difficultés, et il s'en faut de peu que la principale partie du trésor ne retourne à l'élément liquide. En effet, le James and Mary, lourdement chargé, talonne à la pointe nord-est du «Mouchoir carré» — un des bancs des Bahamas — et il n'est remis à flot que par la marée.

Finalement, malgré quelques grains essuyés dans l'Atlantique, les deux bateaux, naviguant de concert, atteignent la côte sud de l'Angleterre sans avoir, comme le craignait à juste titre William Phips, aperçu la voile d'un pirate.

Le 15 mai 1687, le James and Mary et le Henry of London viennent s'amarrer, l'un derrière l'autre, à un quai de la Tamise. Aussitôt, le commandant, qui ne veut pas quitter son bord, envoie des messagers à l'Amirauté et au duc d'Albemarle. Samuel Pepys, accompagné de graves lords, accourt, en même temps que le fondateur des «Gentilshommes aventuriers». Ces visiteurs en croient difficilement leurs yeux quand on leur montre les lingots, les barres, et que l'on ouvre les sacs dans lesquels ont été entassées les pièces.

Un témoin a laissé une narration de ce retour triomphal. Il s'agit du Dr Sloane, un célèbre naturaliste, qui écrit à l'un de ses amis:

«Outre quinze tonnes de pièces, ils ont un grand nombre de lingots d'argent du Mexique, et aussi quelques lingots d'or, mais peu, car ils étaient trop lourds pour les plongeurs.

»Le duc d'Albermarle a, pour sa part, des pains et des barres d'argent et d'or, des pierres précieuses pour une valeur d'environ cinquante ou soixante mille livres II a reçu des saphirs, des émeraudes et des rubis, seules pierres que l'on trouve dans ces pays.

» Le capitaine Phips a l'intention de fondre l'argent afin de voir si de l'or n’y est pas mêlé. Peut-être, en effet, les Espagnols avaient-ils caché de l'or dans l'argent afin de priver leur roi de ses droits de douane.»

Les Espagnols, en tout cas, ne tardent pas à se manifester. Dès l'annonce du succès de l'opération, leur ambassadeur à Londres a déposé un mémoire deman-dant que le trésor soit remis à son pays. Il note que toutes les pièces sont à l'effigie du souverain d'alors, et que les lingots et les barres portent le poinçon d Espagne. Et il ajoute que «son roi peut bien laisser ce qui lui appartient au fond de la mer, et cela aussi longtemps qu'il le voudra».

C'est là une vaine démarche, dont nul ne tient compte. D'autant plus que, lorsque le mémoire est remis au ministère anglais des Affaires étrangères, le partage est déjà fait...

Devant le succès de l'entreprise, les «Gentilshommes aventuriers» décident d'organiser immédiatement une nouvelle expédition. Cette fois, les fonds ne vont pas manquer, et c'est à qui réussira à embarquer. Le duc d'Albemarle, lui, sera du voyage: n'est-il pas, depuis plus d'un an, gouverneur en titre de la Jamaïque? C'est une occasion, pour lui, d'aller au moins reconnaître le territoire dont il a la charge...

Entre-temps, Phips s'apprête à être reçu par le roi. Celui-ci, dit-on, entend le féliciter, car il a scrupuleusement respecté son contrat, remettant à chacun ce qui était prévu, payant royalement ses équipages et ne gardant, pour son compte, que les seize pour cent promis par les «Gentilshommes aventuriers».

L'ancien apprenti charpentier se présente, quelque peu ému, au château de Windsor, gêné d'être le point de mire de toute la Cour, moins à l’aise que sur la dunette de son navire. Tous ces gentilshommes, toutes ces belles dames, n'ont d'yeux que pour ce géant, auréolé de gloire, et que le roi, en souriant, invite à s'approcher du trône.

C'est alors une surprise générale:

«William Phips, dit le souverain, pour les services que vous avez rendus à notre couronne, pour les richesses que vous avez scrupuleusement ramenées dans notre royaume, nous vous faisons chevalier.»

Ainsi, la réalité dépasse le rêve du jeune garçon de Montsweag: le voici anobli. Mais ce n'est pas tout: le roi lui propose un brevet d'officier de marine.

«Sire,״ répond Phips, je prie très humblement Votre Majesté de me permettre de refuser ce grand honneur. J'ai eu le bonheur, en servant Votre Majesté, d'atteindre les buts que je m'étais depuis longtemps assignés. Je demande très respectueusement la permission de retourner dans mon pays où m'attend ma femme que je n'ai pas vue depuis quatre ans.

— Qu'il en soit donc ainsi, répond le roi en souriant. Nous aurions mauvaise grâce d'insister auprès d'un serviteur tel que vous. »

Mais si sir William a hâte de revenir au Massachusetts, c'est que les nouvelles qui en parviennent à Londres ne sont pas des meilleures. Un vent de fronde y souffle, depuis l'abolition de la Charte par Charles II. Et Phips préfère être sur place pour, le cas échéant, défendre sa femme et ses biens.

Quelques jours plus tard, un envoyé spécial du roi vient au domicile londonien du nouveau chevalier: à la grande surprise de celui-ci, il lui apporte sa nomination de Grand Shérif du Massachusetts, c'est-à-dire de gouverneur.

Phips, maintenant, n'a plus qu'une idée: rentrer chez lui. Auparavant, il doit être le héros d'une fête organisée par le duc d'Albemarle à la taverne du Cygne. Là, au cours d’une mémorable soirée, le chevalier se voit remettre par le duc une coupe d'or destinée à Mrs Phips, ainsi qu'une médaille frappée en son honneur.

Au début de septembre 1687, cinq navires quittent Londres. Un amiral les commande, dont la marque flotte au mât du Foresight, tandis que Phips s'est vu confier la responsabilité d'un vaisseau qui porte le nom de Good Luck. Le vaillant James and Mary est du voyage, sous les ordres d'un autre officier. Rogers commande, lui, la Princess. Albemarle est à bord de I Assistance.

Le bateau de Sir William n'ira pas loin car, à peine dans la Manche, le grand mât de son navire se brise dans une tempête. Il revient donc à Londres, où il sera regréé. Quand il repartira, les autres seront loin. Il ne les rejoindra que beaucoup plus tard, à proximité d'Hispaniola, là où se trouve l'épave.

Cette fois, les plongeurs ne ramèneront rien. Comme l'avait dit Phips, à l'issue du voyage précédent, il faudrait briser le galion. Et d'ailleurs, rien ne dit qu'entre-temps d'autres chercheurs ne sont pas passés par là...

La flotte, alors, reprend le chemin de l'Angleterre. Sir William, lui, rentre enfin à la maison. Il peut être fier: les promesses qu'il avait faites à sa femme et à son beau-père ont été tenues, et au-delà.

Gouverneur de sa province, admiré et estimé de tous, il va pouvoir vivre dans la belle maison de briques rouges qui constituait la dernière partie de ses rêves de jeunesse. Sous son autorité tranquille, le Massachusetts retrouvera le calme.

C'est à Londres, pourtant, qu'il mourra subitement, au cours d'un voyage, en 1695, à l'âge de quarante-quatre ans. Il sera inhumé en l'église St Mary Woolnoth. Et sur sa pierre tombale, on gravera ces mots:

«Ici fut enterré William Phips, chevalier, qui, en l'année 1687, par sa très grande activité, découvrit parmi les rochers, au nord d'Hispaniola, un galion espagnol demeuré quarante-quatre ans sous l'eau, en retira d'or et d'argent trois cent mille livres sterling et, avec une fidélité égale à sa bravoure, porta jusqu'à Londres ce trésor qu'il partagea avec ses compagnons d'aventure.

»Pour ce grand service, il fut fait chevalier par Sa Majesté régnante Jacques II et, à la requête des principaux habitants de la Nouvelle Angleterre, accepta le gouvernement du Massachusetts qu'il conserva jusqu'à sa mort. Il se montra digne de cette confiance par son zèle pour les intérêts du pays et, par un tel désintéressement qu'il obtint à juste titre, à la fois l'estime et l'affection des meilleurs et des plus nombreux habitants de cette colonie.»

 

LE TRESOR DE LA FLIBUSTE

Le 7 juin 1692, un cataclysme d'une violence extraordinaire dépassant de loin tous les tremblements de terre connus, fait disparaître dans les flots de la mer des Antilles la cité de Port-Royal, capitale de la Jamaïque. En quelques minutes, une des villes les plus riches du monde est recouverte par un raz de marée, les navires chargés à quai sont brisés comme fétus de paille, et des centaines d'habitants rendent là leur âme à Dieu: la capitale des flibustiers et des boucaniers n'est plus qu'un souvenir. Mais un souvenir tenace qui. au fil des générations, ira en s'embellissant.

Pour les chercheurs de trésors, les ruines englouties de Port-Royal restent l'un des endroits du monde où s accumulent les plus grandes quantités de richesses: n’était-elle pas un haut-lieu du pillage, où l'on rassemblait tout ce qui avait été saisi sur les riches galions espagnols?...

Lorsque, en 1493, le Pape attribue l'Amérique à l'Espagne et au Portugal, en définissant une frontière figurée par une ligne rejoignant les deux pôles, les protestations des autres royaumes européens ne font pas défaut. Le premier, François Ier autorise ses armateurs à trafiquer sur la côte brésilienne et aux Antilles, où apparaissent bientôt, à leur tour. Anglais et Hollandais.

Les Espagnols, qui revendiquent les îles, voient naturellement d'un mauvais œil ces concurrents et, forts de la bulle papale, leur enjoignent de s'écarter. Malheureusement pour les sujets du roi d'Espagne, les récits des premiers voyageurs revenus dans les ports de France et d'Angleterre ont incité d'autres marins, des aventuriers ceux-là, à venir tenter leur chance dans les mers des Antilles. N'est-ce pas là que doivent passer les galions pansus qui ramènent vers l’Espagne les richesses du Nouveau Monde?

Ces premiers pirates s'embusquent à Saint-Christophe, Sainte-Croix, Saint-Barthélemy, la Grenade, la Guadeloupe et la Martinique, et fondent sur les «flotas » espagnoles, lourdes à manœuvrer, les pillent et envoient par le fond les beaux vaisseaux de Sa Majesté Très Catholique.

Les prouesses de ces aventuriers, connues en Europe, ne font que précipiter les embarquements d'hommes qui veulent, eux aussi, aller profiter des richesses immenses drainées par les Espagnols, et connaître ces pays dont on dit qu'ils sont un véritable paradis terrestre. Ainsi se retrouvent les déshérités, les marins déserteurs, les anciens soldats, les aigris, en un mot, ceux que rejette la société. Parfois, il se trouve parmi eux quelque personnage de plus haute volée, un meneur d'hommes, qui s'en va faire carrière aux îles autant par haine de l'Espagnol que par amour de l'or. Celui-là deviendra bien vite un chef, tels Pierre le Grand ou Jérémie Deschamps chez les Français, ou Henry Morgan chez les Anglais.

En 1625, deux corsaires, l'un français, commandé par Pierre Belain d'Esnambuc, l'autre anglais, sous les ordres de Woermare, accostent en même temps, par le plus grand des hasards, l'île Saint-Christophe. Plutôt que de se dresser l’un contre l'autre, les deux capitaines décident de se partager cette île jusque-là habitée par des indigènes et défendue par quelques Espagnols. Un peu plus tard, le cardinal de Richelieu crée la «Compagnie de Saint-Christophe et des îles adjacentes» puis la «Compagnie des îles d'Amérique», avec privilège de commercer, de lever cent livres de tabac ou cinquante livres de coton sur chaque habitant de seize à soixante ans.

Mais l'Espagne ne l'entend pas de cette oreille. En 1631, don Frederic de Tolède, qui, à la tête d'une escadre, se rend au Brésil pour y combattre des envahisseurs hollandais, fait escale à Saint-Christophe et en expulse Anglais et Français, torturant et tuant ceux qui lui tombent sous la main.

Les survivants, auxquels se sont joints des Hollandais, atteignent une petite île située au nord-ouest de Saint-Domingue, qui va devenir le repaire de tous les pirates français des Antilles: la Tortue. Ainsi baptisée parce Qu'elle ressemble à une énorme carapace émergeant du

bleu profond de la mer, l'île ne mesure guère que huit lieues de longueur sur deux de large.

La Tortue, bordée de tous côtés par des rochers escarpés, ne possède qu'une anse, au sud, où peuvent aborder les plus gros navires. Partout, une végétation tropicale la recouvre, où l’on trouve tous les fruits des Antilles et que peuplent bœufs sauvages, sangliers, ramiers et perroquets. En outre, de nombreuses sources jaillissent sous les arbres, ce qui rend ce rocher parfaitement habitable.

Au début de leur installation, les survivants de Saint-Christophe sont obligés, pour vivre, d'utiliser les ressources naturelles de l'île. Ils chassent les bœufs sauvages, dont ils tirent le cuir, ou les sangliers, dont ils préparent et vendent la viande fumée sur des claies, des «boucans» en langue indienne. De là vient leur nom de boucaniers.

Ce sont des êtres étranges, qui dorment sur le sol et se nourrissent de gibier et de fruits sauvages; leur friandise est la moelle toute chaude des animaux qu'ils viennent de tuer! Chasseurs extraordinaires, leur long fusil d'un mètre cinquante ne rate jamais son coup: leur distraction favorite est de mettre, à cent vingt pas, une balle de trente grammes dans une piastre, ou de faire tomber une orange de l’arbre en lui coupant la queue.

Selon un auteur du temps, ces hommes «n’ont, pour tout habillement, qu'une petite casaque de toile et un caleçon qui ne leur vient qu'à la moitié de la cuisse. Il faut les regarder de près pour savoir si ce vêtement est de toile ou non, parce qu'il est imbibé du sang qui dégoutte de la chair des animaux qu'ils ont coutume de porter. Outre cela, ils sont basanés; quelques-uns ont les cheveux hérissés, d'autres noués; tous ont la barbe longue et portent à leur ceinture un étui en peau de crocodile, dans lequel sont quatre couteaux avec une baïonnette...»

Pour se débarrasser de ces hommes, dont ils redoutent, à juste titre, les talents de tireurs, les Espagnols, débarquant sur la Tortue, entreprennent d'exterminer les troupeaux sauvages. Ils ne tarderont pas à s'en repentir, car les boucaniers, la rage au cœur, vont, pour se venger de leurs ennemis, se faire flibustiers. Et la flibuste va trouver là un appoint de choix, car ces tireurs d'élite provoqueront, à chaque expédition, de lourdes pertes chez les Espagnols.

Les flibustiers — surnommés les Frères de la côte en raison de leur solidarité — sont des marins. D'aspect aussi farouche que les boucaniers, leur terrain de chasse est la mer. Vivant au jour le jour, ils organisent des expéditions quand ils n'ont plus d'argent pour jouer ou de poudre pour leurs fusils.

Ces flibustiers — de l'anglais «Freebooter», écumeur de mer, ou encore du hollandais «vry buiter», franc butineur — s'embarquent alors par bandes de quinze ou vingt hommes sur des pirogues, et ils vont rôder le long des côtes espagnoles. Là, ils s'emparent par surprise d'une ou deux barques, parfois d'une brigantine ou d'un sloop, et regagnent leur repaire.

Quand les prises sont assez nombreuses, on organise une véritable petite flotte. La plupart du temps, c'est à l'île de la Vache, à mi-chemin entre la Jamaïque, occupée par les Anglais, et la Tortue, que se forme l'expédition. En général, elle est composée de Français et d'Anglais. Dans l'île de la Vache, on trouve la viande et l'eau nécessaires aux équipages. Des canons, résultat de prises précédentes, sont montés sur les plus grands bateaux, et on rédige la «charte-partie» (que les flibustiers nomment la «chasse-partie»). Il s'agit d'un document qui prévoit les conditions du futur partage, et comporte quelques points de discipline. Malheur à qui ne respectera pas cette charte! Un chef est alors désigné, auquel les flibustiers s'engagent à obéir aveuglément.

Il s'agit là d'expéditions d'envergure, telles que celles menées contre les «flota plata». Il arrive également qu'un petit groupe de flibustiers parte pour son propre compte et réussisse, grâce à son audace, des prises fabuleuses.

L'une des plus extraordinaires est celle que fait, en 1635, un certain Pierre le Grand, originaire de Dieppe. Cet homme, accompagné de vingt-huit flibustiers, erre depuis plusieurs jours sur la mer à la recherche d'une hypothétique proie. Sa barque fait eau et les provisions commencent à manquer quand, tout à coup, apparaît un énorme vaisseau. Devant la taille de ce navire, un Espagnol bien sûr, les pirates hésitent. Mais Pierre le Grand leur affirme que le bateau est à eux s'ils lui obéissent.

Sans être aperçue par les vigies, la barque se rapproche du vaisseau. Pour être sûr que ses hommes ne le lâcheront pas, Pierre le Grand coule sa barque au moment où’ les flibustiers, agiles comme des singes, grimpent à bord. Quelques instants plus tard, pistolet au poing, le Dieppois entre en coup de vent dans la cabine du commandant, où les officiers jouent tranquillement aux cartes. Au même moment, ses compagnons s'emparent des soutes à munitions et mettent l'équipage hors d'état de résister.

Tout ceci se fait si rapidement que les Espagnols croient leurs assaillants tombés du ciel. Et tous de se signer, en murmurant «Jésus! Son demonios estos!»

C'est un extraordinaire coup de chance que vient d'avoir Pierre le Grand. En effet, sans le savoir, il s’est emparé du navire vice-amiral d'une «flota plata» qui s'était égaré du gros de la flotte. A bord se trouvent des richesses fabuleuses. Mais Pierre le Grand va prouver qu'il est un sage: en voyant l'importance de sa prise, il fait mettre directement le cap sur Dieppe, où il coulera, dans l'opulence, des jours heureux jusqu'à sa mort.

De tels faits, racontés dans les ports de France ou d'Angleterre, ne sont pas pour décourager les aventuriers. Au contraire. Et les bateaux qui partent vers les îles emportent chaque fois une cargaison d'hommes assurés d'y trouver l'or et l'argent. En réalité, tout n'est pas aussi facile, et l'Espagnol ne se laisse pas faire. Combien de flibustiers ont terminé leur vie pendus à un grand mât, à moins que, plus simplement, on ne les ait jetés à l'eau, lestés de quelque boulet, ou encore qu'un coup de sabre ne leur ait tranché la tête. Mais pour ces hommes qui n'ont rien à perdre, le jeu vaut la chandelle.

Cette lutte contre l'Espagnol prend parfois un côté patriotique. Le roi de France ne saurait s'en désintéresser, pas plus, d'ailleurs, que le souverain britannique. Il arrive même qu'un flibustier se voie remettre une corn-mission royale, tel ce Jérémie Deschamps, gentilhomme périgourdin, sieur de Moussac et du Rausset, qui, en 1656, se proclame gouverneur de la Tortue. Pour les flibustiers, la «commission» est un porte-bonheur. Ce qui n'empêche pas les Espagnols de pendre les «commissionnés» avec, autour du cou, le papier officiel... Ne cite-t-on pas l'exemple de ce pirate qui, durant des années, a semé la terreur autour des îles, et qui était en possession d'une commission d'un gouverneur danois l'autorisant... à chasser les chèvres?

C'est à partir de 1664 que le gouverneur de la Tortue prend l'habitude de délivrer des commissions. Sans doute y voit-il plus un avantage pour lui qu'une protection pour le «commissionné». Car celui-ci doit s'engager à remettre le dixième de ses prises au gouverneur, agissant, naturellement, au nom et pour le compte du roi... qui n'en voit pas toujours grand-chose.

C'est l'époque où l'Espagne entretient en permanence, dans les «Indes occidentales», une escadre de huit bâtiments, dite «Armada de Barlavento». Mais cette armada n'inquiète, ni n’intéresse beaucoup les flibustiers. Ils portent plutôt leur attention sur la «flota y los galeones», qui se compose de l'escadre du Mexique et de celle de la « Tierra firma», c'est-à-dire du Venezuela, de la Colombie et de Panama.

Une fois par an, cette flotte part d'Espagne, aux premiers beaux jours. Aux Petites Antilles, l'escadre du Mexique et la « Tierra firma » se séparent pour aller charger, dans chaque territoire, les richesses accumulées en douze mois. C'est à Carthagène que les galions de la « Tierra firma» embarquent or, argent et marchandises.

Le chargement terminé, un aviso part pour Puerto-Bello, sur la mer des Antilles, d'où un messager est envoyé à Panama et vers Lima, pour annoncer l'arrivée de la flotte du Pérou.

Aussitôt, une escadre prend la mer pour escorter, jusqu'à Panama, les galions lourdement chargés. Toutes les richesses sont alors débarquées pour être transportées, à dos de mulets ou sur des charrettes, de Panama à Puerto-Bello, qui se trouve à environ soixante-dix kilomètres au nord. Et là, l'or, l'argent, les pierres précieuses, les épices, sont à nouveau embarqués sur les galions qui, cette fois, vont faire route vers l'Espagne.

L'escadre de la « Tierra firma», celle de la «Nueva Espana » — c'est-à-dire du Mexique — se retrouvent pour escorter les galions.

Mais une telle flotte, composée de lourds vaisseaux, difficiles à manœuvrer, obligés de louvoyer en espérant des vents favorables — qui, souvent, se font attendre — est à la merci de petits bateaux rapides, montés par des hommes audacieux. C'est ce qui explique les succès remportés par les flibustiers. Il arrive aussi que les aventuriers soient mis en fuite, mais lorsqu'ils réussissent, leur butin est considérable.

Les difficultés, cependant s'accroissent au fil des années pour la flibuste. Les Espagnols défendent de mieux en mieux leurs convois, et leur justice sur mer esl particulièrement expéditive. C'est pourquoi certains chefs de pirates décident de se lancer dans des opéra-tiens terrestres. Les villes de la côte sont plus ou moins bien défendues, alors que les richesses qui y sont accumulées sont énormes.

La tactique des flibustiers est simple: ils s'arrangent pour faire prisonniers quelques habitants de la ville qu'ils convoitent et, par la torture, se font indiquer le chemin le plus pratique pour entrer dans la cité. Une fois là, ils attaquent la garnison — qui se défend souvent avec courage mais qui, parfois, préfère la fuite — et, s'ils sont vainqueurs, se livrent à un pillage organisé. Si des habitants ont le malheur d'être pris, on les soumet à des tortures raffinées pour leur faire dire où se trouve leur fortune ou si quelque trésor n'est pas caché dans la ville.

Après quoi, emmenant leurs prisonniers, les flibustiers réclament une rançon aux autorités. Si cette rançon n'arrive pas dans les délais fixés, tous les malheureux tombés entre les mains des assaillants sont exécutés et la ville est incendiée. Parfois les autorités réclament des délais, pour permettre aux renforts d'arriver. Mais les flibustiers, qui sont tombés une ou deux fois dans de tels pièges, se montrent extrêmement méfiants et, dans ce cas, ils ne font aucun quartier.

Deux hommes, parmi beaucoup d'autres, ont laissé une belle réputation dans ce domaine. L'un est un Français, François Nau, dit l'OIonnais, car né aux Sables-d'OIonne; l'autre est un Gallois, le célèbre Henry Mor-gan, qui deviendra gouverneur de la Jamaïque.

L'OIonnais s'est rendu célèbre pour s'être emparé, avec une vingtaine d'hommes et deux canots, d'une frégate espagnole, bien armée et lourdement chargée. Aussi, quand il demande, en 1666, des volontaires pour une expédition terrestre, n'en manque-t-il pas. Quatre cents flibustiers et boucaniers se présentent au point de rendez-vous, sur la côte de Saint-Domingue. L'OIonnais, qui dispose de sept navires pris aux Espagnols, annonce à ces hommes qu'il a l'intention de s'emparer de la ville de Maracaibo, au Venezuela, un des points où sont rassemblées les richesses qui seront ensuite embarquées pour l'Espagne. Tous les volontaires lui jurent obéissance et fidélité.

Quand la petite flotte arrive devant Maracaibo, elle est accueillie par les canons du fort qui commande le goulet d'entrée dans la rade. Sans hésiter, l'OIonnais fait débarquer ses gens et les lance à l'assaut du fort. Un peu plus tard, la ville est à lui, mais les habitants se sont enfuis Qu'importe: dans toutes les maisons, on trouve de l'or, des bijoux, et, dans les caves, de quoi boire et manger. Bientôt, toute la troupe est ivre.

Mais l'OIonnais apprend que la garnison s'est enfermée dans une autre ville, proche, baptisée, tant ses défenses sont importantes, Gibraltar. Elle est, en outre, protégée par des marais. On dit que des richesses considérables y sont entassées.

Le flibustier rameute alors ses gens et part assaillir Gibraltar. C'est sous la mitraille, à travers les marais, qu'il lui faut lancer son attaque. Galvanisant ses hommes en marchant à leur tête, l'OIonnais parvient à enlever la place, où il trouve un énorme butin.

Après avoir fait pendre quelques-uns des officiers et s'être assuré de prisonniers, il demande une ran-çon, qui sera d'ailleurs payée, les Espagnols ne tenant pas à voir détruire complètement cette place forte. Lourdement chargés, les navires flibustiers regagnent la Tortue.

L'OIonnais organisera d'autres opérations avec plus ou moins de succès. Jusqu'au jour où, abandonné par ses hommes, il sera pris sur la côte du Nicaragua par des Indiens Bravos qui le découperont en morceaux, le feront rôtir et s'en régaleront...

La fin du flibustier gallois Henry Morgan sera moins tragique. Mais sa carrière sera encore plus extraordinaire que celle de l'OIonnais. On peut dire de cet homme qu'il a été le type même de l'aventurier sans scrupules, «une franche canaille», affirment certains de ses contemporains. Il n'en reste pas moins, pour l'Angleterre, un de ses grands hommes du XVIIe siècle.

Morgan naît en 1635 au Pays de Galles. On ne sait pas grand-chose de la jeunesse de ce fils de laboureur. Les portraits qui nous le représentent au faîte de sa carrière nous montrent un homme de taille moyenne mais très corpulent (il pèse alors près de quatre-vingt-dix kilos) portant perruque et moustache effilée. C'est là un portrait officiel. Dans la vie quotidienne, il noue un foulard rouge autour de son crâne rasé de près et, s'il a un chapeau, il le tient constamment à la main gauche.

Morgan n'a guère plus de vingt ans quand il s'engage dans une expédition franco-anglaise au Costa-Rica, sous les ordres d'un vieux flibustier nommé Mansfield qui prend, pour l'occasion, le titre d'amiral. Au cours de la bataille, Mansfield est tué, et les flibustiers élisent Morgan à sa place. C'est là le véritable début de sa carrière

Il installe son quartier général à Port-Royal, capitale de la Jamaïque, dont le gouverneur, Modyford, devient son ami. Modyford soutient les flibustiers en leur donnant de nombreuses commissions, dans leur lutte contre l’Espagnol, car une grande partie des richesses qu'ils rapportent prend le chemin de l'Angleterre.

Au moment où Morgan arrive à Port-Royal, la ville regorge déjà d'or, d'argent et de bijoux. Des boutiques se sont créées, où les flibustiers, au retour de leurs expéditions, vendent, pour des bouchées de pain, ce qu'ils ont arraché aux galions espagnols. Ils se moquent alors de se faire voler car, quand leurs lingots d'or, leurs pièces de monnaie, leurs trésors d'églises seront épuisés, ils iront en chercher d'autres. Le rhum coule à flots, et les batailles rangées ne sont pas rares. Mais tout le monde se retrouve d'accord quand quelque capitaine flibustier cherche des volontaires pour aller attaquer un navire ou piller une ville. Au retour, les survivants retrouveront les tavernes, les échoppes et les maisons où les attendent les femmes venues d'Europe...

Morgan dont la réputation n'est plus à faire, ne manque jamais de troupes quand il quitte Port-Royal, nanti d’une commission en bonne et due forme de son ami Modyford. Il débarque ainsi à Cuba d'où il se retire avec un énorme butin, dont l'avisé gouverneur reçoit, comme il se doit, le dixième.

Puis, un peu plus tard, Morgan attaque la ville fortifiée de Puerto-Bello, à la tête d'une troupe composée de Français et d'Anglais. Ne disposant pas de canons, il fait prisonniers des religieux et des nonnes qu'il oblige à aller dresser des échelles contre les murailles, sous le feu des défenseurs. La présence, dans les rangs des assaillants, des tireurs d'élite boucaniers, rend de grands services à Morgan qui s'empare de la ville malgré la résistance désespérée des soldats espagnols.

Les flibustiers vont rester une quinzaine de jours à Puerto-Bello, se livrant à leurs orgies habituelles, terrorisant la population pour lui arracher ses biens. Un soir, on annonce à Morgan l'arrivée du gouverneur de Panama, don Juan Perez de Guzman, qui vient pour négocier, en attendant que la flotte espagnole arrive à Carthagène.

Arrêté par des sentinelles de la flibuste, don Juan fait parvenir à Morgan une magnifique émeraude, en lui demandant comment il a pu s'emparer d'une place forte aussi bien défendue. L'autre lui répond en lui envoyant un fusil «boucanier», en ajoutant qu'il compte se rendre bientôt à Panama pour apprendre au gouverneur le maniement de cette arme. Puis il exige le versement immédiat d'un million de piastres, comme rançon pour la ville. Cette somme perçue, les occupants s'empressent de prendre le large, sans attendre l'arrivée de la flotte.

Morgan va faire montre, un peu plus tard, de ses qualités de manœuvrier. Ayant débarqué à Maracaibo — déjà pillé, peu auparavant, par l'OIonnais — il trouve la ville déserte. Mais il apprend bientôt qu'il est tombé dans un piège: l'amiral espagnol don Alfonso del Campo occupe les forts qui commandent le goulet, et les flibustiers ne pourront pas reprendre la mer.

— Voire, déclare Morgan.

Il fait alors équiper l'un de ses bateaux de brûlots, y installe des mannequins, hisse le pavillon noir au grand mât et laisse le navire se diriger, poussé par le vent, vers la flotte espagnole qui s'est regroupée à l'entrée du goulet. Quand le bateau fantôme atteint les vaisseaux de don Alfonso, ceux-ci l’entourent pour passer à l'attaque Mais le brûlot s'enflamme, et trois des navires les plus rapprochés sont incendiés. Leur cargaison de poudre explose peu après. Seul l'amiral espagnol peut s'enfuir et se réfugier dans le fort de la Barre, l'un des deux qui commandent le goulet.

Morgan dispose alors un rideau d'hommes donnant l'impression qu'il va attaquer le fort par la terre. En réalité, il attire ainsi sur ce front tous les moyens de défense de don Alfonso, et tandis que celui-ci fait donner la mitraille, Morgan, avec ses hommes, parvient à quitter la ville pendant la nuit, en emportant un butin considérable

Une autre expédition a laissé de Morgan un souvenir beaucoup moins flatteur. En décembre 1669, il débarque sur la rivière Chagres pour aller prendre Panama, située sur la côte du Pacifique, comme il l'a annoncé au gouverneur. Morgan a sous ses ordres une véritable armée de deux mille cinq cents hommes, anglais et français. La marche à travers l'isthme est des plus pénibles. Ce n'est que le neuvième jour, alors que nombre de flibustiers ont déjà succombé à la malaria, que l’on aperçoit les clochers de Panama. La ville est prise, pillée et incendiée, et une rançon est demandée. Cette expédition rapportera, au total, une somme de quatre cent quarante-trois mille livres.

Mais Morgan tombe amoureux d'une belle créole, qui repousse ses avances et tente même de le tuer d'un coup de poignard. Les flibustiers ricanent, se moquent ouvertement de ce lion qui s'est fait agneau. Alors, emportant la plus grosse partie du butin, Morgan s'embarque secrètement pour la Jamaïque. Il est accueilli avec enthousiasme. Quand on apprend sa conduite, il manque de passer un mauvais quart d'heure. Fort heureusement, l'intervention du gouverneur et ses exploits passés font qu'on lui pardonne sa traîtrise. Un peu plus tard, Morgan épouse la fille d'un des principaux officiers de la colonie.

On le réclame cependant à Londres, où il doit répondre de ses pillages, sur les plaintes réitérées de la cour de Madrid. Morgan s'embarque, peu rassuré sur son sort A son arrivée à Londres, on le reçoit comme un héros Après un séjour dans la Tour de Londres, le roi l'anoblit et lui donne le titre de gouverneur intérimaire de la Jamaïque, où il revient peu après en triomphateur.

Les derniers mois de sa vie ne seront pas faciles. Presque toujours ivre, d'une grossièreté extraordinaire, il se conduit de telle façon qu'un jour le Conseil de l'île décide de lui retirer toutes ses fonctions. Cette décision, communiquée a Londres, est approuvée par le roi qui nomme gouverneur le duc d’Albemarle (mais ce ne sera qu'un an plus tard que le duc, qui a été le financier de William Phips, l'homme qui a repêché dans un galion une énorme quantité d'or et d'argent, viendra rejoindre son poste).

En attendant, la santé de Morgan ne cesse de s'altérer. La vie dissolue qu'il a menée, le rhum, ont fait de lui presque une épave. Il crache le sang, et on ne lui donne pas longtemps à vivre. Il est encore là, cependant, pour accueillir Albemarle, et se défendre auprès de lui des accusations dont il se dit victime. Le docteur Sloane, médecin du duc, qui examine Morgan, le décrit comme «maigre, le teint de suif, les yeux jaunis, le ventre tombant et proéminent». Il se fait soigner «par un nègre qui lui donne des clystères, aggrave sa toux et le couvre d'argile».

Morgan ne peut plus supporter le bord de la mer. Il lui faut quitter Port-Royal et ses immenses richesses, cette ville dont il a tant contribué à la fortune, pour aller s'installer à l'intérieur de l'ile, à Passagefort.

Le 25 août 1688, à l'âge de cinquante-trois ans, Morgan rend son âme à Dieu. Sur l’ordre du duc d'Albemarle, on lui fait des funérailles solennelles.

On lit, sur le journal de bord de la frégate Assistance.

«Aujourd'hui, 25 août, vers onze heures du matin, sir Henry Morgan est mort et, le 26, on l'a amené de Passagefort à la maison du gouvernement de Port-Royal puis, de là, à l'église et, enfin, après un sermon, au cimetière des Palisadoes, où il a été enterré. Tous les forts ont tiré un même nombre de coups de canon. Nous et la frégate royale Drake, nous avons tiré vingt-deux coups de canon, et quand nous avons eu tiré, tous les navires marchands ont tiré aussi.»

Ce sont de véritables obsèques de vice-roi qui sont faites à l'ancien flibustier, à l'homme qui a tant coûté à l'Espagne...

Jamais on ne retrouvera la tombe de Morgan. Car elle a disparu, avec l'or, l'argent, les pierres précieuses, entassés dans les maisons de Port-Royal englouties le 7 juin 1692.

Mais, comme tous les trésors qui gisent au fond des mers, comme tous les galions chargés des richesses du Mexique ou du Pérou, la disparition de Port-Royal a fait naître une légende.

De la ville dont on a dit Qu'elle était «la plus riche de l'univers», mais aussi «le plus maudit lieu de la chrétienté», on a vu, pendant des siècles, l'église se dresser au fond des flots. Et on dit encore que, lorsque la tempête soulève la mer, les eaux agitent les cloches, dont le son retentit jusqu'à terre...

 

LES TRÉSORS TERRESTRES

 

LE TRÉSOR DES CATHARES

Le Graal a-t-il disparu à jamais le 16 mars 1244. la nuit venue, tandis que Montségur, temple et principale forteresse de l'Occitanie cathare tombait entre les mains des chevaliers du roi et de celles de l'inquisition?

Vase sacré, joyau venu du ciel, objet mystérieux doté d'un pouvoir surnaturel, le Graal, invisible pour les méchants, généreux pour les bons, symbole du pouvoir spirituel, révélateur de la royauté temporelle, s'identifie à la civilisation du Moyen Age et paraît symboliser la résistance à la suprématie de la papauté.

Certes, les bardes et les troubadours «christianiseront» le mythe païen, manichéen, cathare; ils feront de ce vase romanesque le plat sur lequel Jésus se vit offrir l'Agneau Pascal, le calice dans lequel il rompit le pain et versa le vin de la cène, ou le vase qui recueillit sur la croix, le sang du Christ.

Mais jamais ils ne feront disparaître l'interrogation laissée sans réponse au soir de la prise de Montségur par les croisés. Les croisés vainqueurs des «Albigeois», c'est-à-dire des Cathares, nommés aussi les «Patarins» en langue d'oc, soit les «possesseurs de la Patère». Cette Patère n'était-elle pas le Graal? N'est-ce pas elle qui fut emportée par quatre fugitifs en un lieu tenu secret depuis bientôt huit siècles? Et avec elle le trésor des livres saints du Catharisme sans oublier, jamais saisi non plus, le trésor de guerre en pièces d'or et d'argent et en pierre* ries, qui avait permis de mener d'abord des batailles rangées puis une résistance de plusieurs années

Présentés pendant longtemps comme des hérétiques, les Cathares apparaissent aujourd'hui sous un jour différent. S'ils ont emporté avec eux bien des secrets et laissé bien des trésors cachés, ils parlent suffisamment dans leurs témoignages devant les tribunaux de l'inquisition pour que l'on sache que leurs ambitions sont aussi nobles que celles de leurs juges. Derrière le masque de l'hérésie que leur a fait porter pour plus de commodité !־Eglise du Moyen Age. nous décelons le visage d'une civilisation sœur de celle qui est devenue la nôtre et fille comme la nôtre de la tradition philosophique et spirituelle, dans laquelle se confondent la mystique orientale et la sagesse grecque.

Enfin, le château lui même, dont les ruines se dressent aujourd'hui encore au-dessus du col du Tremblement. entre Foix et Mirepoix, aurait été un temple dédié au soleil avant d'être une forteresse. Si aucun document historique ne permet de l’affirmer avec certitude, la disposition même de l'ouvrage renforce cette thèse

Ce sont à coup sûr des Cathares qui sont à l'origine, en 1204. de la construction du château dans sa forme actuelle Des témoignages produits devant les tribunaux de l'inquisition, il ressort avec certitude que deux évêques cathares, ont demandé à Ramon de Parella. seigneur de Montségur de relever les ruines existantes.

Ramon de Parella le confirme quarante ans plus tard au cours d'un interrogatoire des inquisiteurs C'est un architecte cathare. Beccalaria qui se voit confier le travail. Il est l'élève de l’un des meilleurs spécialistes des fortifications médiévales, Escot de Linars. Voilà pourquoi la médiocre disposition des lieux, si l’on se place du seul point de vue militaire, a déjà par elle-même une grande signification

Comment cet ingénieur militaire remarquable et réputé pour la mise en défense de plusieurs ouvrages a-t-il pu concevoir un système de fortification aussi médiocre que celui de Montségur. Comment et pourquoi?

De hauts murs enserrent une cour centrale de cinquante-quatre mètres sur quatorze et. au nord-ouest, un donjon d'accès peu pratique aux défenseurs placés à l'intérieur de l'enceinte Pas d'archères aux murailles, des portes trop larges pour être solides, des superstructures et des cloisonnements faits de torchis et de poutres de bois, nourriture de choix pour les flèches enflammées des assaillants éventuels Tout laisse présumer que ce château de Montségur n'a pas été conçu comme une forteresse. Il s'agit plutôt d’un édifice, destiné à un autre usage que l'usage militaire et quo les circonstances ont conduit à mettre en état de défense

Les tenants de cette thèse avancent un premier argument, assez convaincant: le donjon a été coupé en deux longtemps après sa construction pour permettre d'y construire une citerne de soixante mille litres, capable d'alimenter pendant quatre-vingts jours cent cinquante personnes Or, tous les châteaux forts de l'époque étaient, dès l'origine, dotés d'une ou plusieurs citernes

Pourquoi Bertrand de Beccalaria aurait-il commis pareille erreur?

Tout se passe comme si le château avait été équipé provisoirement pour soutenir un siège: les aménagements de défense pouvaient en effet être supprimés sans dommage pour l'édifice original

Déjà sur la foi de témoignages de l'époque, il était apparu que les Cathares faisaient à Montségur de fréquents pèlerinages avant 1204. Leur insistance à faire construire le château avait laissé penser qu'il s agissait pour eux d'y installer un temple, lieu de prières et de prédications réservé aux seuls adeptes de leur secte Mais des recherches récentes ont permis d'aller plus loin dans cette direction. Montségur aurait été en réalité un temple solaire dont les alignements reconstituent le zodiaque.

Le 21 décembre la grande diagonale de l'enceinte donne la direction exacte du soleil levant marquant ainsi le solstice d'hiver et le signe du Capricorne Le 21 janvier une visée faite de l'angle sud-est à I archère unique située exactement au lieu du mur du donjon qui ferme I enceinte à I ouest donne la direction du soleil levant: 21 janvier signe du Verseau. Le 20 février, une visée faite de I angle est sur l'angle ouest donne le signe du Poisson A l'équinoxe de printemps, la forteresse se trouve parfaitement équilibrée de part et d'autre de l'axe du soleil levant, sous le signe du Bélier... et ainsi de suite, dans un ordre parfait et sans laisser de place au hasard: le donjon orienté sous un angle insolite par rapport à l'enceinte permet aux rayons du soleil levant de s'aligner exactement le 21 juin dans l'axe des seules quatre archères ménagées de part et d autre de la salle principale

Or cette salle servait, d'après les témoignages recueillis par le tribunal de l'inquisition, de heu de réunion où se réunissaient les fidèles cathares pour entendre des prédications; cela à l'époque la plus difficile de la résistance clandestine cathare...

Ainsi, Montségur aurait été tout simplement un temple consacré au culte du soleil.

Alors se justifieraient a posteriori l'intransigeance des Papes et la vigilance des inquisiteurs Car les Cathares n'auraient été autres que des païens, adorateurs du soleil, manichéens donc. Or, le manichéisme, depuis près d'un millénaire menaçait l'église chrétienne dans ses fonde· monts les plus sacrés Vainqueurs à Montségur. ces Cathares auraient peut-être donné au monde une autre civilisation, donc un autre destin. Pouvaient-ils renoncer à toute espérance de renouveau et de victoire au soir du 16 mars 1244? Ne se devaient-ils pas de tout mettre en œuvre pour subtiliser leurs livres sacrés plutôt que de les détruire ou de les laisser à l'ennemi et pour sauver par tous les moyens possibles leur trésor, indispensable à la reprise de la lutte C’est de l’avis des témoins de l'époque, ce qu'ils ont fait tandis que deux cents des leurs acceptaient de finir sur le bûcher plutôt que de renier leur religion.

Le dernier épisode de la longue lutte de la papauté et du royaume de France contre Albigeois et Cathares commence par un terrible fait divers Comme dans la plupart des cas. les archives des inquisiteurs nous permettent de reconstituer ! affaire. Il s'agit au mois de mai 1242. de l'assassinat de Guillaume Arnaud, de l'ordre des frères prêcheurs et d'Etienne de Narbonne, de l'ordre des frères mineurs, responsables de l'inquisition sur les terres des comtes de Toulouse

Placés directement sous l'autorité du Pape, échappant au contrôle des évêques locaux, ces inquisiteurs jouissaient d'une terrible réputation Le Pape Grégoire IX avait dû lui-même modérer leur ardeur comme en témoigne une lettre envoyée par lui à l'archevêque de Vienne en février 1237.

A la tête d'un véritable «commando» inquisitorial Frère Guillaume Arnaud parcourait les territoires toulousains à la recherche des hérétiques. Avec ses collaborateurs au nombre d'une dizaine, il menait de ville en ville des enquêtes rapides puis jugeait et condamnait avec la plus sévère rigueur.

Sa méthode était simple. Avec ses assesseurs, son greffier, son geôlier, ils s'installaient à l’évêché, ou dans un couvent de dominicains ou, à défaut, dans un château réquisitionné pour la circonstance Puis il faisait annoncer le jour et l'heure de son premier sermon. Ne pas venir I entendre revenait pour chaque habitant à laisser planer un doute sur ses convictions catholiques

Dans ce sermon il annonçait sa volonté d'extirper I'hérésie de la cité. C'était un ultimatum aux hérétiques du lieu. Toutefois, un délai de grâce leur était accordé S'ils se présentaient d'eux-mêmes aux inquisiteurs, ces derniers leur remettaient tous leurs péchés, moyennant simplement pénitence canonique. Ces pénitences étaient d'ailleurs des moyens commodes d'écarter les plus gênants: il suffisait de demander à l'ancien hérétique d'entreprendre le pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle puis, de là. de remonter à Canterbury pour l'exiler pendant plusieurs mois. Mais, pendant ce délai de grâce, le tribunal ne condamnait pas les coupables Ils ne risquaient donc pas la peine de mort, la confiscation de leurs biens, ni la prison. Il en allait différemment après le délai de grâce Alors les suspects se voyaient convoqués sans ménagement et se trouvaient traités comme des malfaiteurs

Les plus faibles, ceux qui n'avaient pas grand-chose à se reprocher, ceux aussi qui pouvaient craindre quelque ennemi, ceux enfin qui n'avaient eu que des rapports d'affaires ou de circonstance avec les hérétiques, pour les avoir comptés comme fournisseurs ou comme clients ou pour avoir échangé avec eux quelques mots dans la rue. ou pour avoir été reçus par eux ou même pour avoir assister par hasard ou volontairement sans y participer, à une cérémonie quelconque, tous ceux-là venaient spontanément s'accuser Venaient également au Frère Guillaume Arnaud les coupables des délits plus graves désirant jouir de l'impunité en se dénonçant pour des délits mineurs

Ces aveux étaient entendus par les enquêteurs à huis clos. Le secret était absolu. Il ne s'agissait pas d’indulgence. C'était tout simplement le meilleur moyen d'obtenir rapidement des renseignements La crainte inspirée par l'inquisition, la faiblesse d'âme d'un grand nombre d'habitants, facilitaient beaucoup le travail du tribunal. Car il ne suffisait pas de s'accuser pour être absout II fallait citer des noms, donner des adresses, afin de ne pas être considéré ultérieurement comme complice.

Ainsi la liste s'allongeait-elle des ennemis personnels des uns et des autres, et comme d'ordinaire par ce procédé, de tous ceux qui se distinguaient de la masse par leur talent, leur originalité, leur caractère ou leurs... manies.

Venait alors la fin du délai de grâce. Le tribunal commençait par convoquer tous ceux qui avaient été cités.

La méthode changeait brutalement. Le suspect était interpellé, jeté en prison, puis interrogé. Il existait un guide de l'inquisition et les juges se contentaient de le suivre Tous les interrogatoires (il en existe des milliers dans les archives de l'inquisition) suivent le même scénario

— Avez-vous rencontré un hérétique?

— En avez-vous vu?

— Où l'avez-vous rencontré?

— A quelle date?

— Saviez-vous qu'il était hérétique, ou vous l'a-t-on appris ?

— Qui vous l'a dit?

— Aviez-vous avec lui des relations régulières?

— Sur quel plan placiez-vous vos relations?

— Par qui l'avez-vous connu?

— L'aviez-vous reçu dans votre maison?

— Est-il venu seul ou accompagné?

— Lui avez-vous rendu visite?

— Etiez-vous seul ou accompagné?

— Vous êtes-vous rencontré ailleurs que chez vous ou chez lui?

— Seul ou en groupe?

— Avez-vous entendu une prédication?

— Que disait-elle?

— Connaissez-vous le salut des hérétiques?

— L avez-vous utilisé vous-même ?

— Avez-vous assisté à l'initiation d'un hérétique?

— Avez-vous renié la religion chrétienne?

On le voit l'interrogatoire des suspects était mené comme si les juges pouvaient avoir déjà des réponses. Connaissant le système de délation établi par l'Inquisition, les personnes interrogées avaient peu de chance d'être acquittées car elles se trouvaient ou contraintes d'avouer leurs relations avec des hérétiques ou niaient toute culpabilité et se voyaient confondues par des témoignages de valeurs très inégales. Ajoutons que dans le cas où l'accusé était vraiment un adepte du catharisme, il pouvait le plus souvent se contenter de déclarer n'avoir eu que des relations avec des hérétiques ou n'avoir assisté qu'en spectateur à des cérémonies religieuses interdites

Voici des déclarations faites quelques années après l'affaire qui nous intéresse mais qui donnent une idée exacte de la manière dont l'inquisition concevait son rôle, dans la pratique. Ce qui l'intéresse en effet, c'est d'accroître la liste des suspects d'hérésie et d'établir un catalogue des lieux fréquentés par les hérétiques.

«... A la réunion de Fanjeaux où fut initié d'Auger Isarn assistaient Bec de Fanjeaux, Guillaume de la llhe. Gaillard de Feste, Arnaud de Ovo. Jourdain de Roquefort. Aymeric de Sergent.

»... Atho Arnaud de Castelverdun ayant demandé à être consolé1 dans la maison de sa parente, Cavaers, à Mongradail, Hugues et Sicart de Du dort allèrent chercher Guillaume Tournier et son compagnon.

(1) Le « Consolamentum » était un sacrement par lequel le postulant se trouvait intégré è la foi cathare. Comme le baptême pour les premiers chrétiens, il supposait une information préalable du néophyte lui permettant de s'améliorer avant d'être initié.

».. Les diacres Bernard Goldefi et Arnaud Guiraud résidaient à Montréal. Raymond de Sanchas, Rateria, épouse de Maur de Montréal. Ermengande de Rebenty, veuve de Pierre. Bérangère de Villacorbier. Saurino. veuve d'Isarn Garin de Montréal et sa sœur Dulcia. Guiraude de Montréal, Poncia Rigaude. femme de Rigaud de Montréal, venaient à leur réunion en 1202» (déclaration recueillie par le tribunal de l'inquisition en 1243).

La mission confiée au Frère Guillaume Arnaud témoigne do la bonne volonté du pape de relancer l'inquisition et d'extirper définitivement d'Occitanie l'hérésie cathare

Deux époques marquent en effet l'histoire de l'Inquisition. La première commence au concile du Latran en 1179 La seconde, précisément, en 1242.

Dans sa première époque l'inquisition agit au nom de Rome et sous la seule autorité du Pape Elle respecte le droit établi sous Justinien et garantit les droits des accusés Ainsi ne pouvait-elle retenir contre un homme le témoignage de ses ennemis, des membres de sa famille ou de ses serviteurs, des hérétiques ou des individus condamnés pour crime et déchus de ce fait de leurs droits civils

La torture n'était pas permise aux enquêteurs ecclésiastiques. Au concile du Latran, un texte suggère en quelques lignes l'alliance de l'Eglise et des princes dans la lutte contre les Cathares. C'est dire que l'inquisition dont ce texte est à l'origine n'a pas encore tous les moyens «temporels» à sa disposition

«Quoique l'Eglise se contente d'un jugement sacerdotal et qu'elle n'emploie pas les exécutions sanglantes, déclare le concile du Latran. elle est cependant aidée par les lois des princes afin que la crainte d'un supplice temporel oblige les hommes à recourir au remède spirituel. Comment donc les hérétiques que les uns nomment Cathares, les autres Patarins et les autres Publicains, ont fait de grands progrès dans la Gascogne. l'Albigeois, le pays de Toulouse et ailleurs; qu'ils y enseignent publiquement leurs erreurs et tâchent de pervertir les faibles, nous les anathémisons avec leurs protecteurs et recéleurs et défendons â toutes sortes de personnes d'avoir aucun commerce avec eux; s'ils meurent dans leur péché, on ne fera aucune ablution pour eux et on ne leur donnera pas la sépulture parmi les chrétiens».

Quelque vingt ans plus tard, en 1198, le pape Innocent III, dans une lettre circulaire adressée â tous les princes chrétiens, écrit ceci: « Nous ordonnons aux princes. aux comtes et à tous les barons et grands de vos provinces, et nous leur enjoignons pour la rémission de leurs péchés, d'assister de toute leur autorité nos envoyés contre les hérétiques; de proscrire ceux... (qui auront été excommuniés), de confisquer leurs biens et d'user envers eux d'une plus grande rigueur s'ils persistent à vouloir demeurer dans le pays après leur excommunication Nous lui avons donné plein pouvoir de contraindre les seigneurs à agir de la sorte, soit par l'excommunication, soit en jetant l'interdit sur leurs terres

« Nous enjoignons aussi à tous les peuples de s'armer contre les hérétiques nous accordons à ceux qui prendront part à cette expédition pour conservation de la Foi, la même indulgence que gagnent ceux qui visitent l'église de Saint-Pierre de Rome ou celle de Saint-Jacques... ceux qui soutiennent les hérétiques seront excommuniés comme tous ceux qui leur procureront le moindre secours ou qui habiteront avec eux . »

Encore huit ans, c'est-à-dire vingt-sept ans après le concile du Latran, l'évêque d'Osma, Diego, se rend de Rome en Espagne avec le sous-prieur de son église, Dominique de Guzman A leur passage dans le Languedoc. ils s’entretiennent avec les légats du Pape, chargés de mener la lutte contre les hérétiques. Or, face à l'Eglise et à ses prélats, les Cathares donnaient l'exemple de la pauvreté et de la rigueur morale Dominique de Guzman propose alors d'entreprendre une action comparable II parcourt le Languedoc, prêche à travers le pays, engage le dialogue avec les prédicateurs cathares, prône comme eux l'austérité et la modestie. Quelques religieux l imitent Dominique de Guzman fonde l’ordre des frères prêcheurs qui s'appellera ultérieurement l'ordre des dominicains. En plus de la conversion des hérétiques il se verra chargé d'organiser l'inquisition, c'est-à-dire, à l'époque du Frère Guillaume Arnaud, la répression.

Une première et sévère lutte s engage en 1208 après l'assassinat du légat du Pape. Pierre de Castelnau Innocent III appelle à la croisade les archevêques de Provence, tous les chevaliers de France et le roi Philippe-Auguste

Le comte de Toulouse, Raimond VI, accusé d'avoir suscité l'assassinat de Castelnau, doit faire amende honorable, puis est invité s'il veut éviter l'excommunication à se joindre à la croisade entreprise contre ses propres sujets Près de trois cent mille hommes fondent sur le Midi cathare. La lutte, avec des hauts et des bas. va durer prés de cinquante ans.

Pourtant, à la mort de Raimond VI, son fils tente d’obtenir une paix durable Après de substantiels succès sur le terrain et avoir ainsi prouvé au roi de France que la conquête militaire du Toulousain coûterait vraiment très cher à 18 chevalerie française, il accepte en 1229 de signer à Meaux un traité inexplicablement désastreux pour lui. Par ce traité, il cède au roi de France toutes ses places fortes et les deux tiers de son territoire II accepte de payer à l'Eglise un lourd tribut Excommunié quelques années plus tôt. il s'engage à rentrer dans le sein de l'Eglise et à rester fidèle au roi de France II fait à son tour amende honorable acceptant d'être publiquement fouetté sur le parvis de Notre-Dame, comme son père l'avait été quelques années plus tôt à Saint-Gilles-du-Gard.

Avait-il obtenu, en échange, un adoucissement des méthodes de l’inquisition? On peut le penser Dans une lettre restée célèbre, il s'élèvera quelques années plus tard contre les procédés des dominicains «plus aptes, écrit-il, à dresser les hommes contre l'Eglise qu'à les encourager à la fidélité». Il sera même entendu à Rome et le Pape interviendra pour tempérer le zèle des frères prêcheurs Mais Raimond VII tentera d aller plus loin: il fera fermer les portes du Toulousain aux Inquisiteurs, bravant ainsi ouvertement Rome et son allié, le roi de France.

L’action des frères prêcheurs de Toulouse et dans la région avait, il faut le dire, pris un tour particulier. Il suffit de lire le témoignage de l'un d entre eux. le Frère Guillaume Pelhisson, de Toulouse Voici quelques extraits de son témoignage

«A la gloire et louange de Dieu Tout-Puissant et de la très Sainte Vierge Marie, mère du Christ, et de saint Dominique, notre Père, et de toute la cour céleste, je veux mettre par écrit le souvenir de tout ce qui a été fait par le Seigneur de Toulouse et dans le pays toulousain par l'intermédiaire de !Ordre des prêcheurs et d autres fidèles dans la même région, grâce aux mérites et aux prières de saint Dominique, qui institua et régla cet Ordre à l'encontre des hérétiques et de leurs croyants sous l'inspiration du Saint-Esprit, avec la permission d'Honorius III. Pape, et avec I aide du sire Foulque, évêque de Toulouse...»

Suit la narration de l'action entreprise par les frères prêcheurs sous la direction du Frère Rolland et malgré l'opposition des consuls, c'est-à-dire des magistrats municipaux de la ville de Toulouse, sujets de Raimond VII.

Plusieurs anecdotes nous permettent d apprécier exactement quel climat régnait dans la région vers 1230-1240

...«A la même époque, écrit le Frère Pelhisson, mourut... un hérétique du nom de Galvanne, grand archimandrite des Vaudois. Cela ne passa pas inaperçu de Maître Rolland qui convoqua les frères, le clergé et quelques personnes. Ils se rendirent dans la maison dans laquelle ledit hérétique était mort, la détruisant de fond en comble, en firent un dépôt d’ordures, exhumèrent Galvanne et l'enlevèrent du cimetière de Villeneuve où il avait été enterré Ils menèrent son corps à travers la ville en grande procession, et le brûlèrent Cela fut fait à la louange de Notre Seigneur Jésus-Christ et de saint Dominique et à l'honneur de I Eglise romaine et catholique, notre mère en 1231...»

Le Frère Pelhisson note au passage que les «catholiques étaient alors opprimés dans le pays, et les dénonciateurs des hérétiques assassinés en maint endroit bien que le comte Raimond eût promis dans le traité de paix deux marcs d'argent pendant cinq ans pour tout hérétique des deux sexes qui serait pris, et un marc pendant les cinq années suivantes Cela arriva souvent.

Siège de Toulouse

 

Le château de Montségur

 

» Mais les grands du pays et les principaux nobles et bourgeois protégeaient les hérétiques et les cachaient, frappaient leurs dénonciateurs, les blessaient et les tuaient; I entourage du comte était notoirement de foi corrompue. C'est ainsi qu'il faisait beaucoup de mal dans le pays contre !*Eglise et ses fidèles ..

»En 1235. à la Pentecôte, beaucoup de gens vinrent confesser des renseignements sur les hérétiques, et les frères eurent tant d occupation qu'ils ne pouvaient suffire aux interrogatoires On fit appel alors aux frères mineurs et aux curés de la ville, pour qu'ils assistassent aux audiences

»C'est alors que le prieur arrêta avec l'aide du viguier de Toulouse, plusieurs personnes de la ville qui ne voulaient pas venir spontanément, parmi lesquelles un chaudronnier du nom d Arnaud Dominique Quand ce dernier vit que le viguier le menaçait de mort s'il ne dénonçait pas largement les hérétiques, il promit dans sa terreur d'en indiquer onze qu'il connaissait et on lui laissa espérer sa liberté.

»Il mena alors messire Pierre de Malafayre. abbé de Saint-Sernin et le Viguier avec quelques gens armés au château de Casses, et ils y arrêtèrent sept hérétiques

»Rentré à Toulouse, Frère Guillaume Arnaud, inquisiteur, convoqua douze partisans des hérétiques de Toulouse Ceux «ci ne voulurent pas comparaître pour répondre de leur foi. mais au contraire le menacèrent pour qu'il abandonnât la procédure Voyant qu’il ne les relâchait pas et qu'il voulait procéder contre eux, ils lui signifièrent, avec l'accord et la volonté du comte de Toulouse, d'avoir à quitter la ville et cesser l'inquisition... Mais il tint conseil avec ses frères, et il fut décidé qu'il n'abandonnerait jamais, mais procéderait fermement contre eux. Les consuls et leurs complices firent un soulèvement et jetèrent le frère inquisiteur hors du couvent et de la ville en portant la main sur lui... disant et affirmant que si quelqu'un les citait â nouveau à ce sujet il serait mis à mort sans délai. Et ainsi aucun des clercs des religieux n'osait depuis les citer...

» Puis les consuls firent proclamer à son de trompe par la ville de la part du comte et de là, leur interdiction sous peine de prison et de confiscation des biens, de donner, vendre ou prêter quoi que ce soit aux frères prêcheurs, ou de leur rendre service. Ils firent un édit semblable pour l’évêque de Toulouse et les chanoines de Saint· Sernin...»

En fait, après la paix de Meaux, la lutte avait quitté le champ de bataille. Elle était remplacée par la résistance clandestine. L'épisode du conflit avec les consuls en 1235 montre bien l'effet de cette action clandestine d'une part, l'inquisition multiplie ses enquêtes, accroît sa pression et commet donc des erreurs. D'autre part, ces erreurs suscitent des réactions très vives chez les non-hérétiques inquiétés par les frères prêcheurs et lassés des tracasseries constantes auxquelles ils sont soumis. Sans oublier le risque de tomber sous les griffes du bourreau et de se trouver contraint d'avouer des péchés non commis Car la torture qui sera officiellement autorisée en 1252 par le pape Innocent IV, commence à faire son apparition C'est évidemment une conséquence de l'évolution de la lutte cathare devenue clandestine Pour démanteler les réseaux de croyants, l'inquisition se fait de plus en plus brutale.

Autre conséquence: les persécutions dont ils sont l'objet et la nécessité d'organiser leur clandestinité obligent les Cathares à disposer de sommes importantes. Selon un manuscrit de l'époque, !׳Eglise cathare était très riche. Elle vivait des dons des fidèles, des legs, des quêtes organisées à travers le pays et du soutien financier, certainement considérable, des nobles du Midi. Un réseau parfaitement organisé permettait aux dirigeants cathares d'être bien renseignés et d'agir au mieux des intérêts de leur secte L'organisation très poussée se composait bien entendu des «prêtres», les «parfaits», d'agents de liaison, de guides, de collecteurs de fonds, tous itinérants et difficilement découverts, mais aussi de refuges, de gîtes et de dépôts. Le trésor cathare se trouvait en grande partie centralisé au château de Montségur. Mais les «parfaits», on constant déplacement, pouvaient en cas de besoin trouver de l'argent chez les dépositaires, en ville ou dans la campagne.

A Montségur même, les Cathares vivaient en paix. A la barbe do l'inquisition, des milliers de croyants venaient entendre, vers 1238. les prédications du vieil évêque des hérétiques Guilabert de Castres, mort en 1240. Et jusqu'en 1242 la cour du château et les cabanes blotties au pied des murailles ne désemplirent jamais.

A tel point que Saint Louis s'en inquiéta et demanda au comte de Toulouse de mettre fin à ce scandale. Raimond VII fit un geste: en 1241 il vint avec ses troupes faire le siège de la forteresse Sans grand résultat... et probablement pour donner le change et faire la démonstration de sa loyauté de vassal et de bon fils de l'Eglise.

Mais l'alerte suffit aux Cathares pour qu'ils se hâtent, dès le départ de Raimond VII après son simulacre de siège, de remplir les magasins de Montségur de vivres et de munitions La garnison est portée à cent vingt hommes bien armés et bien équipés Des pierrières sont montées, prêtes a riposter à d'éventuels assaillants.

Il est aussi établi que les collecteurs de fonds et les dépositaires partant dans la région rapatrient la majeure partie du trésor cathare à Montségur.

Telle est la situation dans les premiers mois de 1242: l'inquisition resserre son étau, le roi de France, pressé par le pape, exige de Raimond VII une action plus énergique, la résistance cathare se sent mieux armée et mieux implantée dans le pays, l'opinion catholique inquiète et harcelée partagée entre ses sentiments occitans et ses convictions chrétiennes, une noblesse et une bourgeoisie locales peu disposées à admettre la suprématie du Nord et l’intolérance de Rome...

Tout porte à la guerre Elle éclate donc.

Raimond VII, acculé à choisir, tente de profiter d'une occasion propice pour rejeter la tutelle de Saint Louis Cette occasion parait se présenter favorablement lorsque Hugues de Lusignan, seigneur du Poitou, entre en guerre contre le roi de France avec plusieurs alliés apparemment puissants Parmi eux le duc de Bretagne. Henri III, roi d Angleterre et Jacques Ier d'Aragon Son but, reconstituer son domaine.

Mais dans le peuple et même chez ses proches vassaux, la pression des haines religieuses est plus forte que le sentiment national. Mettant à profit le conflit politique, les seigneurs albigeois décident de frapper un grand coup contre l'inquisition: assassiner l'inquisiteur Guillaume Arnaud et tous ses collaborateurs installés dans le Lauraguais, au château seigneurial d'Avignonet.

Nous devons au témoignage d'une femme. Fays de la Planha, le récit du complot tramé contre l'inquisiteur De ce témoignage, il ressort que le neveu de Raimond VII, Raimond d'Alfaro. né d'une fille naturelle de Raimond VI, est l'instigateur principal du massacre C'est lui qui fait convoquer un matin dans la forêt d'Antioche deux chevaliers de la garnison de Montségur, Guillaume et Pierre-Raymond de la Planha C'est lui qui leur demande de tuer les inquisiteurs. «Mon maître, le comte de Toulouse, ne peut se déplacer», explique-t-il. «Que tous les hommes d'armes de Montségur viennent. C'est moi qui les guiderai jusqu'à la chambre de Guillaume Arnaud Voici une lettre pour Pierre-Roger de Mirepoix, votre chef».

Pierre-Raymond de la Planha regagne le château de Montségur. A la lecture du message. Pierre-Roger de Mirepoix n'hésite pas un instant: il prend le lendemain la route d'Avignonet On se répartit en trois groupes, l'un des groupes part contrôler la route de Castelnaudary, le second, la route de Toulouse, le troisième approche à la nuit tombée du château Tous les hommes appartiennent à la noblesse locale; ils ont emporté outre leurs épées, des haches.

Raimond d'Alfaro vient lui-même les accueillir II est en «pourpoint blanc», notent les témoins, il fait éclairer les couloirs aux flambeaux et guide ses invités Une quinzaine d'habitants d'Avignonet se joignent aux soldats. On abat la porte des appartements; sept moines tombent à genoux, chantent le Salve Regina et s'effondrent frappés par plusieurs assaillants C'est un massacre Pas un seul inquisiteur n'en réchappe et les quatre auxiliaires avec eux. Au total, onze morts, lorsque les agresseurs se retirent. Le retour à Montségur se fait dans I'allégresse. On fait même des plaisanteries: «Nous venons d'entendre le dernier sermon de Guillaume Arnaud», déclare en arrivant à Montségur l'un des chefs insurgés.

Le massacre a eu heu le 28 mai 1242.

Dans un premier temps. Raimond VII tire bénéfice du massacre Le Midi tout entier se dresse contre le pape et le roi. Les cités fortifiées cédées au roi de France à la paix de Meaux se révoltent et se placent sous la bannière du comte de Toulouse

Mais les alliés du comte lui font défaut les uns après les autres, et il se voit bientôt contraint de traiter. Le 30 octobre 1242, le roi de France consent à signer la paix de Lorris par laquelle il reprend possession des territoires révoltés en les augmentant du Lauraguais.

Malchanceux avec la couronne de France, Raimond VII croit pouvoir néanmoins réussir à éliminer l'inquisition des territoires encore placés sous sa domination. Il réunit un concile à Béziers le 15 avril 1243. Son but: imposer dans la lutte contre les hérétiques les juridictions locales. Il s'agit donc d'éliminer les dominicains Mais le pape Innocent IV ne se prête pas à l'opération. Le comte n a plus qu'à s'incliner II ne peut plus rien pour les Cathares: le Concile décide que l'assaut sera donné à Montségur, pour punir les responsables du massacre d'Avignonet.

Mai 1243, le sénéchal de Carcassonne, Hugues d'Arcis. commence le siège. Délai prévu pour la reddition: trois mois, quatre au plus! A l'hiver suivant, le château avec sa garnison de cent cinquante hommes, les familles des chevaliers, les «croyants» (deux cents environ) est toujours debout. L'eau ne manque pas Les vivres non plus. La nuit, des hommes passent à travers les lignes ennemies: les Cathares de Montségur connaissent bien leur fief La montagne est difficile à boucler complètement Même avec les quelque six mille hommes dont il dispose, grâce aux renforts reçus, le sénéchal Hugues d'Arcis ne peut fermer toutes les issues...

Le rocher montagneux sur lequel est bâti le château domine de plusieurs centaines de mètres les coteaux sur lesquels il repose. La plate-forme de cent à cinq cents mètres sur huit cents mètres est accessible par trois chemins difficiles, mais praticables

Pierre Armel, archevêque de Narbonne, vient à son tour soutenir le sénéchal avec des milices levées dans la région. C'est l'ennemi numéro un des hérétiques et du comte de Toulouse C'est l'allié du roi de France Présent à Meaux lors de la discussion du premier traité entre le comte et le roi, il avait déjà fait la preuve de son habileté politique II met maintenant toute son intelligence et ses moyens pour assurer le triomphe de Saint Louis et par la même occasion, celui de Rome. Il avait, de la même manière, facilité quelques années plus tôt la mainmise du roi d'Aragon sur Valence.

Le pape ayant relancé la croisade contre les Albigeois après l'affaire d’Avignonet, Pierre Armel veut en finir. Le Saint-Office ayant décidé que Montségur serait rasé, plus personne, pas même le comte de Toulouse mis hors de combat, ne pouvait plus rien pour les Cathares

Alors la lutte, la résistance de la petite garnison n'aura plus désormais qu'un but; permettre une négociation pour éviter le bûcher aux auteurs du massacre d'Avignonet, et sauver, le moment venu le trésor cathare. Surtout le trésor des livres saints et leur secret mais aussi, dans l'espoir de lendemains plus heureux, le trésor matériel.

La trahison d'un guide permettra une nuit aux assiégeants d'établir une tête de pont sur le plateau de Montségur. De là une pierrière bombardera sans désemparer I enceinte et le donjon La garnison résistera encore quelques semaines puis, un matin, lorsqu'il ne restera plus de chance, lorsqu'il apparaîtra que nul secours ne viendra plus de nulle part, deux Cathares, Matheus et Pierre Bonnet quitteront le château en emportant avec eux «de l'or, de l'argent en quantité»... Imbert de Salas, entendu plus tard par les inquisiteurs dira «Pecuniam infimtam»: un trésor inestimable. Ils avaient choisi pour franchir les lignes ennemies un secteur tenu par les soldats de Camon-sur-l'Hers. c est-à-dire par des soldats de la région. Ce trésor fut d abord enfoui dans la forêt de Sabarthes On notera au passage que le blason de Sabarthes porte un soleil rayonnant au centre duquel s'inscrit un calice ailé symbolisant le Graal.

Matheus revint puis repartit encore avec cette fois pour mission de recruter vingt-cinq sergents d armes aragonais Etait-ce pour bouter hors du plateau les assaillants montés là par surprise? Toujours est-il qu'ils ne vinrent pas et qu'il fallut tenter une sortie désespérée avec les seules forces de la garnison Effort vain: alors, Raimond de de Parella et Pierre-Roger de Mirepoix firent sonner du cor Ils demandaient à parlementer

Le 1er mars 1244, Montségur capitule Nous possédons le texte de cette capitulation. Il tient en cinq points.

Il prévoit d'abord que les défenseurs resteront quinze !ours dans la place avant de la rendre.

Pourquoi ce délai ? Selon certains, les Cathares auraient voulu célébrer leurs Pâques.

Cette explication n'est pas très satisfaisante. Pour être valable, elle supposerait d'abord que les Cathares célébraient la fête manichéenne de la Berna, proche par sa date des Pâques chrétiennes. Certains historiens font descendre les Cathares des disciples de Manés Nous savons que le château de Montségur est orienté de manière précise par rapport aux différentes positions du soleil levant. Le manichéisme vouait une place de choix au soleil symbole de la vie, des forces du bien et de la spiritualité. On en a déduit que les Cathares étaient manichéens. Or le sacrement du Consolamentum comportait un rituel très proche du rituel chrétien, les Cathares n'ayant jamais renié le Christ

Le mot même de « Consolamentum » évoque le Saint-Esprit si l'on se reporte à l'évangile selon saint Jean dans lequel le Saint-Esprit est désigné sous le terme de «Paraclet», c’est-à-dire le «Consolateur». Le texte du sacrement de ce baptême cathare comporte cette phrase: « Consentez-vous à recevoir ce Saint- Baptême de Jésus-Christ sous la forme qui vous a été révélée, de le garder tout le temps de votre vie avec pureté de cœur et d'esprit et de ne pas manquer à cet engagement pour quelque motif que ce soit» Bien entendu les Cathares n'étaient pas dans la lignée régulière de l'Eglise chrétienne placée sous l'autorité du Pape successeur de Pierre. Mais ils n'étaient pas non plus, comme le prouvent leurs prières, des adorateurs du soleil. Leur philosophie ne se ramenait pas à une théorie de l'antagonisme fondamental du bien et du mal. Si le manichéisme a eu quelque influence sur le catharisme, il ne semble pas en avoir été le seul fondement. Pourquoi dans ces conditions la fête de la Berna célébrant la naissance de Manés, père du manichéisme, aurait-elle remplacé Pâques?

Plus rationnelle serait l'explication de ce délai par la lenteur des communications entre Rome et le Languedoc Nous constatons que le comte de Toulouse, compromis dans l’affaire d’Avignonet, voit son excommunication par l’archevêque de Narbonne levée le 14 mars 1244. soit quatorze jours après la signature de la capitulation et deux jours avant la reddition effective de la garnison de Montségur. Comment admettre sans autre explication une toile coïncidence? Autrement dit. le délai obtenu par les «hérétiques» n’est pas fortuit. En face d eux, du côté des troupes royales et de celles des évêques, les délégués n’étaient pas des «plémpotentiaires» Il leur fallait attendre l'aval de leur signature.

Car l'acte de capitulation n'apportait pas aux Cathares la mince satisfaction des honneurs de la guerre. Si les hommes d'armes se voient accorder l'autorisation de sortir entièrement armés et équipés, ils obtenaient aussi le pardon «pour toutes leurs fautes passées» Toutes leurs fautes, y compris leur responsabilité directe ou indirecte dans l’affaire d’Avignonet...

Restaient les «croyants». La capitulation leur laissait la possibilité de conserver leur liberté. Mais à une condition: qu'ils abjurent et se confessent devant les inquisiteurs En cas de refus ils périraient par le feu.

Pendant quinze jours les armes restent au pied Dans l’enceinte les croyants prient Pierre-Roger de Mirepoix se voit remercié pour sa valeureuse défense du château. On lui offre une couverture «pleine de deniers», et l’évêque des Cathares. Bertrand Marty, lui laisse de simples souvenirs

Plusieurs hérétiques demandent à recevoir le «Consolamentum». C’est pour eux la certitude de finir quelques jours plus tard au bûcher. Ils seront pourtant dix-sept à être ainsi baptisés: six femmes et onze hommes.

Le jour de la reddition, à l'heure où les croisés pénètrent dans le château, les croyants décidés à aller jusqu'au bout restent groupés, attendant leur martyre en priant. Ils écoutent encore sans fléchir un appel à la conversion, puis sont enchaînés et poussés sans ménagement sur l'emplacement du supplice, à deux cents métrés environ du château. Là, retenu par une palissade, un amas de fagots de bois et de paille et aux quatre coins des soldats avec des torches.

Quelques heures plus tard, lorsque le feu s'éteint et que les bourreaux peuvent approcher à nouveau de la palissade aux trois quarts consumée, il ne restera plus un seul survivant.

Deux cents «croyants» venaient ainsi de périr. Et venait également à disparaître une religion, une civilisation, une nation et une liberté de plus.

Mais, peu auparavant, trois hommes, trois «croyants» quittaient secrètement la citadelle en compagnie d’un guide. Suspendus à des cordes, au péril de leur vie, ils emportaient un secret qui depuis n'a pas été découvert.

Secret de la cachette du trésor des Cathares emporté quelques jours plus tôt? Ou emportèrent-ils le trésor lui-même dans ce qu’il avait de plus précieux? Pierreries, or, livres saints, instruments du culte, rituels secrets?

Qui le saura jamais?

« Il y a des chansons dans lesquelles résonne un appel confus vers l'inconnu et l'inaccessible On peut en oublier les paroles. Mais leur refrain continue à retenir dans la mémoire comme un appel plein de promesse»... Cette pensée du poète russe Alexandre Blok sert de préface à la pièce La Rose et la Croix qu’il a écrite au début de ce siècle. Or, cette œuvre est inspirée d'une chanson de geste occitane du XII· siècle intitulée Flamenca.

Et depuis des siècles, è travers les chants des troubadours et la légende du Graal, certains recherchent le secret des Cathares.

Les chansons du Languedoc, encore de nos jours, gardent à demi cachés sous des symboles les secrets des Cathares, emportés par les trois émissaires de Montségur, Armel Aicart, Hugo et Poitevin?

L'oiseau (Phénix ou Saint-Esprit), l’amandier (symbole de la blondeur des «purs» comme s’appelaient les «croyants» entre eux), la dame inconnue, en tout cas jamais citée (!‘Eglise cathare) et la nuit, la longue nuit où sombre l'Occitanie le 16 mars 1244, antithèse de la lumière spirituelle symbolisée par les alignements du château de Montségur...

Gérard de Sède dont les recherches sur le catharisme sont parmi les plus récentes, voit tous ces symboles dans la plus célèbre chanson du Midi actuel:

« Devant ma fenêtre Il est un oiseau Toute la nuit chante Chante sa chanson Ne chante pour moi Chante pour ma mie Qui est près de moi»

Et plus près de nous encore, cette chanson du Midi tout entier qui évoque peut-être le Graal, la chanson des «Félibres» (la Foi Libre) intitulée Coupo-Santo

« Devant ma fenêtre Est un amandier Qui fait des fleurs blanches

Comme du papier

Voyez ces montagnes

Si hautes elles sont

M'empêchent de voir

Où sont mes amours»

Quant au trésor de Montségur, le trésor d'or et d'argent, certains croient en retrouver la trace dans la fortune immense laissée à la ville de Toulouse par une dame appelée Clémence Isaure, dont l'histoire reste mystérieuse... Clémence Isaure a-t-elle existé? Rien n'est moins sûr. Et si elle a existé d'où tenait-elle sa fortune? On ignore tout de ses origines Pourtant la ville de Toulouse retira des revenus de ce legs pendant près de quatre siècles, du XVe au XIXe siècle. Et dans le testament (jamais retrouvé), la «dame Clémence», la bienfaitrice de Toulouse faisait une place capitale aux «jeux floraux», les subventionnant ainsi pour plusieurs siècles.

Les «jeux floraux» nés de l’initiative de sept troubadours, en 1323, avaient pour objet de maintenir la langue occitane dans sa pureté et de perpétuer la tradition du «gay savoir» en récompensant le 1er mai de chaque année un poète gagnant d'un concours ouvert à tous les habitants du pays d'oc.

Or, le «gay savoir» des troubadours n‘était-il pas la connaissance des secrets de Montségur... et la langue d'oc la clef de ces secrets?

Cette résistance d'un peuple pour sauver le dernier rempart de sa personnalité, sa richesse propre, sa langue et donc ses secrets, le Midi la conduisit victorieusement. C'est en vain qu'un an après Montségur, le Pape Honorius III interdit l'emploi de la langue d'oc, «langue, disait-il, dans sa bulle, de l'hérésie»...

Mais qui saurait déceler aujourd'hui les secrets cathares cachés sous des mots qui s'effacent? Et le trésor de Montségur est-il à jamais enfoui dans l’oubli qui enveloppe lentement l'Occitanie?

 

LE TRÉSOR DE BOURGOGNE

Entre le Rhin et le Royaume de France est un royaume bel et grand contenant plusieurs belles villes et cités que l'on nommait le royaume de Lothaire, situé entre l'Escaut et le Rhin et entre la Bourgogne et la Frise...» L'homme qui parle ainsi s'appelle Philippe le Bon, il est duc de Bourgogne. A l'époque de son mariage, le père de Charles le Téméraire possède en plus de la Bourgogne, où il est duc et comte, la Flandre et I'Artois. Il est maître du Hainaut, de la Hollande, de la Zélande, de la Frise et du Namurois Deux ans plus tard, il hérite, de son cousin de Saint-Pol, du Brabant et du Luxembourg.

Une carte politique de l'époque montre I importance économique et militaire de cette mosaïque de duchés et de comtés, sans autre point commun que leur vasselage bourguignon.

Pourraient-ils constituer un royaume? Entre le Saint-Empire Romain Germanique, sur la rive droite du Rhin et le royaume de France qui englobe les bassins de la Seine, de la Loire, do la Garonne et le Massif central jusqu'à la rive droite du Rhône, c'est la grande voie marchande, la transversale nord-sud. l'épine dorsale de l'Europe d'aujourd'hui.

Le dessein de Philippe le Bon et quelques années plus tard, de son fils Charles, est de relier la mer du Nord à la Méditerranée, de refaire l'ancienne Lotharingie du Traité de Verdun Pour y parvenir, ils maintiennent avec les ducs de Savoie des rapports d'alliance et d'amitié espérant obtenir en héritage de la famille d'Anjou, la Provence. Marseille au midi, Anvers, Rotterdam au nord, et sur le Rhin, Strasbourg à l'est, quelques formidables sources de richesses !... Formidables et enviables ! C'est d ailleurs, pourrait-on écrire, de richesse que souffre le domaine des ducs. Charles le Téméraire en fait l'expérience dix jours après son avènement à Gand. L'opulente cité flamande le reçoit le 20 juin 1467. La première journée de la visite se passe selon le programme établi. C'est la liesse générale. Charles est arrivé là avec une nombreuse suite. Sa fille unique Marie de Bourgogne l'accompagne. Il est entré dans la ville avec le trésor de Bourgogne dont il ne se sépare jamais: tous ses vêtements d'apparat, ses armes, les cassettes d'or fin et les châsses de pierreries, diamants, émeraudes, rubis, perles rares, qui sont, dit-on, plus belles et plus nombreuses que celles du roi de France ou de l'empereur Romain-Germanique. La fête donnée en l'honneur du jeune suzerain est digne de cette richesse et de la réputation de la ville de Gand: les rues sont tendues de tapisseries somptueuses, les carillons rivalisent d'un clocher à l'autre, les tribunes dressées sur le parcours sont bondées. A leurs fenêtres, les dames font au cortège ducal la grâce de leurs plus beaux atours et de leurs parures éclatantes. Après la cérémonie du serment de l'abbaye de Saint-Pierre, la noblesse donne à son nouveau seigneur un festin magnifique.

Mais dans un autre quartier de la ville, la population célèbre pendant ce temps une autre fête traditionnelle et toujours mouvementée en l'honneur de Saint-Liévin, patron de la ville. A-t*on pensé qu'il valait mieux la distraire ainsi loin du parcours officiel? Ce fut peut-être le dessein premier des gouverneurs locaux Dans ce cas, ils firent un bien mauvais calcul. Animée en effet par tous les mécontents, la procession de la Saint-Liévin prend très vite mauvaise tournure.

Les confréries des maçons, des charpentiers, des tisse· rands, des brasseurs veulent saisir l'occasion de la visite ducale pour abolir les privilèges des nobles locaux et des riches bourgeois dont les fortunes sont liées à des ordonnances seigneuriales impopulaires. La jeunesse s'en mêle: des milliers d’apprentis s'échauffent le sang et les idées dans les tavernes des bas-quartiers. On s'arme bientôt et l'on se cuirasse, on sort les bannières des confréries, dont le déploiement avait été interdit quelques années plus tôt par le conseil de la ville. Des meneurs haranguent bientôt la foule «Il n'y a rien de fait tant que tout n'est pas fini, déclare l'un des orateurs, délivrons la ville de ces maudits larrons qui nous mangent les entrailles et s'engraissent de notre bien. Charles ne sait rien de tout cela, mais avant peu, il en sera instruit de reste et nous lui en donnerons des nouvelles»...

En quelques heures, tout le peuple de Gand est armé, massé sur la place du Marché et dans les rues qui y conduisent. Les clameurs de la foule réveillent Charles de Bourgogne, ses gentilshommes, ses archers, ses conseillers qui se regroupent devant son hôtel

Charles le Téméraire, dont les sentiments à l'égard des habitants de Gand avaient toujours été favorables et qui se savait aimé de la population, comprend mal cette soudaine violence. Naturellement emporté et bouillant, il demande son cheval: «Par saint Georges! Ils vont me voir de près et je saurai ce qu’ils demandent I»

Son principal conseiller, ancien Grand Bailli de la ville, le seigneur de Gruthuse, essaie de le dissuader de s'avancer vers la foule:

« Envoyez-leur quelqu'un qui les interroge doucement, suggère-t-il, et qui leur promette que vous êtes disposé à écouter leurs plaintes » Charles le Téméraire réfléchit un instant et prend Gruthuse au mot: il le charge d'aller lui-même s'enquérir auprès des manifestants.

Les chroniques de Georges Chastelain nous rapportent le dialogue entre le conseiller du duc et la foule.

«Que veut dire tout ce remue-ménage? Vous avez un nouveau prince qui fera pour vous tout ce que vous voudrez, un prince débonnaire et de toute justice envers les petits comme envers les grands; et après l'avoir reçu hier en grande solennité vous venez maintenant le saluer l'arme au poing; cela n'est pas honorable II faut vous mieux conduire, et que chacun rentre chez soi » !

Un meneur s'avance et parle:

«Seigneur de Gruthuse, nous n'avons nulle mauvaise volonté contre notre prince, ni contre ses fidèles servi-leurs II est en sûreté parmi nous comme l'enfant dans le ventre de sa mère; et, s'il en était besoin, nous mourrions pour lui. Nous en voulons seulement à ces mauvais larrons qui nous volent et qui volent aussi Monseigneur, qui l'endorment par leurs mensonges, qui sucent notre sang et se raillent de notre pauvreté C'est une vraie pitié: il faut que Monseigneur nous en fasse raison et les châtie II ne doit pas souffrir que nous soyons ainsi menés, nous qui sommes son peuple: autrement nous, pauvres brebis, nous serons forcées de devenir pareilles à des loups enragés.

— Mes enfants, par la Sainte passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, apaisez-vous et tenez-vous en repos, pendant que je vais retourner vers le duc pour lui faire le récit de tous vos bons sentiments et comment vous avez si noblement parlé de lui. Je vais lui dire que vous avez plaintes à porter contre certains hommes de cette ville, et je vous certifie que Monseigneur vous fera justice d'eux et de toute autre chose...»

Gruthuse revient vers Charles le Téméraire II lui raconte la scène. Charles décide d aller lui-même parler à la foule.

Il gagne à grand-peine la place du Marché et monte au balcon d'où les comtes de Flandre avaient coutume d'haranguer les habitants Un drame est évité de justesse sur le parcours: Charles ayant frappé d'un coup de bâton un homme qui ne s'écartait pas assez vite, il fallut toute l'habileté de Gruthuse pour ramener le calme. Le duc, avec ce mépris du danger qui fera sa réputation dans l'histoire, poursuit sa route sans décolérer. Il faut dire que bien des propos échappent à sa compréhension. Il comprend mal le flamand, du moins le flamand populaire parlé par les pauvres gens de Gand Aussi ne saisit-il pas toujours si les clameurs entendues le visent particulièrement. ou si elles sont destinées aux riches de la Cité

Ayant enfin gagné le balcon d'où il veut parler, il fait un geste pour faire taire la foule.

«Mes enfants, dit-il dans un flamand marqué par un très fort accent bourguignon. Dieu vous garde Je suis votre prince et votre Seigneur légitime. Je viens ici en visite Je veux que vous viviez en paix et dans la prospérité Je vous prie de vous calmer. Tout ce que je pourrai faire pour vous et qui n’engage pas mon honneur. je le ferai Je vous accorderai tout ce qu’il me sera possible de vous accorder »

«Vive le Duel Bienvenue au Duel Nous sommes vos enfants I» crie la foule

Mais l'un des plus hardis parmi les meneurs ne l'entend pas de cette oreille Avec audace, il réussit à passer jusQu'au balcon où se trouve le duc. Il est armé et porte à la main droite un gantelet de fer «noir et luisant». Cette intrusion prouve à elle seule quel désordre devait régner, et le courage de Charles de Bourgogne que rien ne protégeait plus dans Gand. que son prestige auprès de la population.

Frappant violemment le rebord de la balustrade, l'homme prend la parole: «Mes frères qui êtes là-bas. vous êtes venus pour faire vos doléances à notre prince ici présent et les raisons ne vous manquent pas.

»Que demandons-nous?

»Avant tout que tous ceux qui ont le gouvernement de cette ville et qui volent le prince et qui nous volent aussi soient punis Le voulez-vous? Oui ou non!

— Oui. oui. qu'on les punisse, répond la foule

— Voulez-vous que la cueillette soit abolie?

— Oui; oui! oui!

— Voulez-vous que vos portes condamnées soient rouvertes aux exilés?

— Oui! oui!

— Que les bannières des confréries soient autorisées ?

— Oui!

— Vous voulez reprendre vos anciens usages ?

— Oui! oui!»

Se tournant vers le duc: «Monseigneur, voilà ce qu'ils veulent! Je leur ai parlé et vous les avez entendus. Excusez-moi maintenant, c'est à vous d'y pourvoir ! »

Fut-il sensible à l'audace de l'homme? Comprit-il que les dés étaient jetés ? Charles prononça encore quelques paroles apaisantes, puis reprit son cheval et rentra.

Une longue journée commence pour Gand Enfermés chez eux. les grands, les riches, les «bons bourgeois» attendent dans l'inquiétude. Si le duc échoue dans sa tentative d apaiser la population, il pourrait bien se faire que la ville soit mise à feu et à sang par les révoltés Si le duc cède, Qu'adviendra-t-il de ceux qu'il peut sacrifier à la vindicte de la foule.

Cette inquiétude. Charles la partage. Prisonnier dans Gand. il devait bien regretter de s être ainsi laisser surprendre. Il craint pour sa fille Marie II n'ose pas prendre le risque de la faire conduire hors de la ville. En revanche, il juge préférable de faire transporter, la nuit, hors de la ville, le trésor de Bourgogne C'est la première fois que l’on trouve mention de ce trésor. Il devait être immense si l'on en juge par la beauté et la rareté des pierres que le temps a épargnées et dont on est certain aujourd'hui de l'origine Les joyaux furent emportés par deux hommes sûrs Charles craignait surtout que l'espérance de faire main basse sur cette immense fortune pousse quelques ambitieux à attaquer son hôtel.

Après trois jours d hésitations et de négociations. Charles finit par céder aux demandes de la population.

Il quitte Gand le 1er juillet 1467 II sait que pour mener à bien une politique d'unification de ses possessions en un royaume, il lui faut une armée solide et des appuis sûrs.

Quelques mois suffiront à lui faire comprendre que ces appuis ne viendront pas du roi de France Charles entre en effet en conflit avec son cousin, le comte Jean de Nevers. Ce dernier revendique le duché de Brabant, légué en 1430 à Philippe le Bon, père de Charles Ie Téméraire, par le dernier duc de Brabant. Le comte de Nevers avait accepté cette décision Mais poussé par Louis XI, il change d avis à la mort de Philippe le Bon et revendique sa part d'héritage en Brabant. Comme Gand. les cités les plus riches, notamment Anvers et Malines, entrevoient la possibilité d'obtenir des avantages Leurs représentants entrent en conflit avec la noblesse flamande restée fidèle au duc de Bourgogne En sous-main, Louis XI favorise les mécontents et suscite I'agitation.

On arrête ainsi un certain de Villers qui vient susciter la révolte des habitants de Liège contre le duc de Bourgogne Pour convaincre plus sûrement, il promet le secours du roi de France

Alors, décidé à frapper un grand coup. Charles vient à Malines à la tête des nobles de la ville. Il ordonne une enquête Tous ceux qui ont organisé des manifestations et parfois des pillages, sont arrêtés, jugés et. pour certains, exécutés Le Téméraire fait cependant preuve de modération et limite les exécutions capitales

Liège se révolte Charles cette fois, se montre plus rude Bien que la ville se soit rendue sans coup férir à son envoyé le seigneur d'Humbercourt, il y entre comme un vainqueur. Il refuse de passer par la porte, fait ouvrir une brèche dans l'enceinte fortifiée et combler le fossé au pied de la brèche II passe à cheval, en armure, l'épée au poing, paré d'un grand manteau cousu de pierreries Les habitants ont reçu l'ordre de faire la haie dans les rues Chaque père de famille doit être devant sa maison avec sa femme et ses enfants Charles exige une rançon très lourde, fait saisir les armes et l’artillerie. se fait apporter les bannières de la ville et retire aux conseils locaux toute autorité sur les campagnes voisines II interdit tout voyage aux habitants, leur impose un visa pour tout déplacement ou tout changement de domicile.

Cette action énergique vise à impressionner les autres cités Mais Charles le Téméraire n'est plus désormais le Seigneur bien-aimé qu'il prétendait être dans ses duchés du Nord.

L'action menée par Louis XI à travers le comté de Nevers s'est donc révélée payante, même si elle n a pas eu d'effet concret et immédiat Charles le Téméraire n’aura pas les mains libres, il ne pourra dégager ses arrières, il devra modérer ses ambitions de conquête et de pouvoir. Il ne jouira pas sans mesure de la formidable richesse du Brabant et de la Flandre, elle lui sera comptée chèrement.

Mais Charles le Téméraire a déjà engagé d autres projets Puisqu'il ne peut espérer du côté du roi de France, il s'alliera à d'autres.

A-t-il compris, alors, que Louis XI ne lui faisait pas confiance parce qu'il redoutait toujours le retour des Anglais en France, et que sa plus grande crainte résidait précisément dans une alliance de la Bourgogne et de l'Angleterre? L'alliance anglo-bourguignonne était-elle inéluctable du fait que le roi d'Angleterre ne pouvait laisser le roi de France étendre son influence vers le Nord, c'est-à dire précisément la Flandre, le Brabant, la Hollande, berceau de sa famille?

Quoi qu'il en soit, Charles le Téméraire pousse la seule porte qui ouvre avec certitude sur la guerre: il épouse la sœur du roi d'Angleterre. Marguerite d'York. La vieille et redoutable alliance de I'Angleterre, de la Bretagne, de l'Aragon et de la Bourgogne renaît ainsi en 1468 Et, pour marquer Qu'il relève le gant jeté par Louis XI à Liège. Charles le Téméraire veut faire de la cérémonie du mariage le témoignage éclatant de la puissance bourguignonne.

Charles le Téméraire choisit de se marier à Bruges. Son père s'y était déjà marié La ville est plus riche encore que Gand Elle est pour Charles à la fois le symbole de la puissance et de la richesse de son futur royaume lotharingien C'est le marché d'où viennent les laines d'Angle· terre, les cuirs et les étoffes d'Italie: marché du sucre et des épices. Bruges attire les négociants du monde entier Les ducs de Bourgogne avaient d ailleurs facilité leur venue en leur consentant de nombreux avantages

Bruges était ainsi devenue le carrefour des richesses du monde et son rayonnement international assurerait aussi celui de Charles le Téméraire Ainsi en est-il décidé, et le mariage de Charles et Marguerite passera en effet pour l'un des plus fastueux de l'Histoire.

Marguerite d'York arrive le 25 à I'Ecluse.

Le frère de la Reine d Angleterre, plusieurs chevaliers. des dames de la cour, l'accompagnent ainsi que l'évêque de Salisbury

Selon certains chroniqueurs. Charles attend sur la berge avec toute sa cour, le légat du Pape et les évêques de Metz, Verdun et Tournai

Selon d'autres sources, il aurait attendu deux jours avant de rendre une visite privée, en compagnie seulement de cinq ou six chevaliers de son ordre de chevalerie, la Toison d'Or. La visite est très discrète, volontairement simple Les deux «promis» s'asseyent sur un banc et font connaissance

Puis l'un des chevaliers présents, le comte de Charny. s'avance vers les jeunes gens:

« Dieu a amené cette noble dame au port du salut, dit-il à Charles, il me semble que vous ne devez point la quitter sans lui montrer votre bonne affection et qu'à cette heure, il convient de lui faire votre promesse

— Il ne tient pas à moi!» répond Charles. Tandis que Marguerite sourit en rougissant.

Alors l'évêque de Salisbury s'agenouille et. joignant les mains de Charles et de Marguerite les fiance.

La veille, selon l'usage du monde. Mademoiselle de Bourgogne et Mademoiselle Jeanne de Bourbon avaient rendu visite à leur future parente.

La mère de Charles, descendante de la maison des Lancastre. rivale farouche des York faisait savoir aussi Qu'elle consentirait à voir sa future belle-fille Anglaise d'abord, elle oubliait les haines familiales pour ne laisser place qu'aux intérêts de l'Angleterre et de son pays d adoption, la Bourgogne.

Le ton des dialogues et des usages nous révèle le caractère chevaleresque de la cour de Bourgogne. Elle est en effet considérée dans le monde de l'époque comme l'un des hauts lieux de la chevalerie courtoise Charles le Téméraire appartient à la belle chevalerie Capétien, il est rallié, le «cousin» de tous les souverains, rois ou princes de ! Europe

L'amour courtois, le langage courtois, les usages... font de Charles le Téméraire le dernier témoin de la chevalerie du Moyen Age. II se battra avec le même mépris du danger, les mêmes vertus d'audace que celles des croisés. Nous l'avons vu à Gand fendre la populace sans hésiter un instant Imbu de sa supériorité, il considère son pouvoir comme naturel. Du moment qu'il gouverne, il est de droit divin. Il cite la bible à l'appui de son affirmation. Et même sa rivalité avec Louis XI entre dans la tradition médiévale. Cette rivalité des Orléans et des Bourgogne remonte à 1407. Cette année-là. Louis d'Orléans, frère du roi avait été tué par des assassins aux gages de Jean sans Peur Douze ans plus tard, sur le pont de Montereau, dans une entrevue solennelle, Jean sans Peur était à son tour assassiné Dans le premier cas. il y avait eu crime; dans le second, trahison. Philippe le Bon, fils de Jean sans Peur et Charles, son petit-fils, avaient le devoir de vengeance.

Cette supériorité naturelle, ces devoirs propres aux princes, le peuple ne les conteste pas Mieux, il les approuve Ainsi, les ducs de Bourgogne étaient parfois appelés les «Vengeurs du duc Jehan». La Marche, un chroniqueur de l'époque, nous dit que tous les états du duc criaient vengeance avec «celuy qui pour venger ! outrage fait sur la personne du duc Jehan soutint la guerre ..» et le peuple approuvait que le duc de Bourgogne «tire à la vengeance en toute criminelle et mortelle aigreur... et y mette corps et âme. substance et pays tout à la fortune. »

La cour de Charles le Téméraire, comme celle de son père était le théâtre de tout ce qui se faisait de mieux, mais aussi de pire en cette période de la fin du Moyen Age Si les bonnes manières étaient de rigueur, notamment à I'égard des dames de la cour, on y voyait aussi des événements d'une brutalité inouïe

Ainsi un jeune noble, chambellan du duc. fils d'une des plus grandes familles de France, dune «beauté et d'un courage inégalables» se prend un jour de querelle avec un arbitre à l'occasion d'une partie de paume Cet arbitre, un chanoine, lui avait refusé un point à la suite d'une passe litigieuse Le chambellan entre dans une folle colère et jure de se venger.

Il parait si furieux que le chanoine croit plus sûr de s'enfuir et de se cacher Le jeune homme le cherche, trouve seulement son frère et se venge sur lui. La scène est horrible: le chambellan ayant tiré I'épée, le frère du chanoine se jette à ses genoux, joignant les mains pour le supplier. Les mains jointes sont coupées d'un coup d'épée, puis, l'homme est achevé sans pitié.

Charles le Téméraire apprend la nouvelle avec indignation. Il apprend aussi que le gentilhomme refuse de dédommager la famille de la victime. II fait alors arrêter le criminel et ordonne son exécution.

La famille du jeune homme tente d'obtenir sa grâce A l'ordre du condamné. Charles fait cette réponse:

«Je sais bien les services que les uns et les autres vous m avez rendus et je ne les oublie pas II n'est pas permis, vous le comprendrez, de les récompenser aux dépens d'autrui. Or, vos adversaires demandent justice pour leur frère mis à mort sans aucun motif C'est eux qui auraient pu faire grâce. Moi je ne puis me montrer libéral de leur droit. Si lorsqu'il était encore temps, vous les aviez apaisés, la plainte ne serait pas venue jusqu'à moi et vous ne me demanderiez pas maintenant ce que je ne puis vous accorder Voulez-vous que je vous donne le sang de leur frère qui crie vers moi! En ce moment quand même votre adversaire serait content, il est trop tard: je sais la chose, j'en suis instruit corn-me juge et comme Seigneur, il y va de mon intérêt et de ma conscience. Je ne puis passer ce crime en oubli...»

Le duc ne reviendra pas sur sa décision.

Ce mélange de brutalité, de courtoisie, cette juxtaposition du sentiment aigu de la justice avec celui non moins aigu du droit du prince et parfois du «fait» permettent d'avoir une idée assez exacte du caractère du Téméraire et de ses goûts.

Car la Bourgogne de Charles n est pas moins prestigieuse et éclairée que la France de Louis XI ou que l'Italie de la même époque Les fastes du mariage avec Marguerite d'York vont nous apporter une confirmation de cet état de chose.

Les fêtes commencent dès le 2 juillet 1468 avec l'arrivée de Marguerite d'York à Bruges Elle avait passé une semaine à I'Ecluse et avait pris pour venir à Damme, près de Bruges, une péniche spécialement aménagée, couverte de tapis et de tapisseries, drapée d'or et d'argent. Le mariage est célébré le 3 juillet. La mariée utilise pour se déplacer une «litière» couverte de draps d'or. Elle porte une robe de lamé d'argent sur laquelle sont cousues des pierreries, et une couronne sertie de diamants. Une suite de dames de la plus haute noblesse d'Angleterre et de Bourgogne lui fait cortège. Les plus jeunes vont sur des haquenées, les plus âgées en voiture. Des chevaliers servants entourent la mariée; ils sont tous de l'ordre de la Toison d'Or et alliés aux plus grandes familles d'Europe

Les rues sont tendues de drap d'or, de soieries, d'oriflammes et de bannières. Des estrades sont dressées de place en place On y joue des «mystères» choisis pour la circonstance: Adam recevant Eve des mains de Dieu... Cléopâtre offrant à Antoine de l'épouser... des allégories dans le style de l'amour courtois où de nobles bergères, voire «ci-devant pastourelles» sont honorées.. Cette imagerie populaire montre bien l'intention d'un seigneur d'associer son peuple à sa joie et de le séduire par sa puissance et ses magnificences. Aux regards des autres princes, le spectacle prend une autre signification, il marque le prestige international de Charles le Téméraire. Dans les rues, s'associant à sa joie et à son triomphe, La Marche nous décrit les «Vénitiens vêtus de velours cramoisi avec leurs valets équipés de livrées en drap vermeil, précédés de cinquante écuyers tout habillés de rouge...»

Les « Florentins en bleu, entourés de soixante porteurs de torches», derrière eux « Portinari, financier des Médicis», conseiller du duc, et dix «gros marchands en satin noir et rouge...» Les Espagnols «en violet, accompagnés de pages en pourpoints noirs et chausses rouges» et leur cortège de gardes «en satin violet et vert»... Les Génois suivant en procession une statue dorée de saint Georges .. tandis que les Nordiques se contentent de leurs «riches fourrures».

Et puis les ambassadeurs du monde entier, même ceux du roi de France, précédés de hérauts d'armes... Enfin, entourant le duc et ses nobles compagnons, le «chapitre de la Toison d'Or» composé de la fine fleur de la chevalerie, la Toison d'Or, l'un des grands ordres et des plus prestigieux avec l'ordre des Templiers, celui de Saint-Jean de Jérusalem...

Face à Louis XI, c'est tout l'ordre sacré du Moyen Age dont Charles de Bourgogne a invité à Bruges le ban et l'arrière ban.

C'est bien une démonstration politique, et l'acception du défi porté à Liège, et qui avait d'abord pour objet de prouver au roi de France qu'il faudrait désormais compter avec le duc de Bourgogne, champion des droits des seigneurs, ses pairs.

Mais tant d'or «jeté par les fenêtres» et dont seul le trésor de Bourgogne pouvait permettre pareille profusion ne pouvait faire suffisamment impression sur Louis XI. Il fallait une armée redoutable.

Charles vient de prouver à Bruges qu'il a les moyens financiers de se l'offrir avec les plus belles alliances, il va prouver maintenant qu'il a aussi le talent de la forger en un remarquable outil de guerre.

Tel est bien le message que l'ambassadeur de Louis XI comprend, tandis qu'il assiste au festin magnifique offert aux hôtes illustres dans la vaisselle d'argent massif qui avait fait l'admiration des Français, quelques années plus tôt à Paris, lorsque son père Philippe le Bon avait offert un diner d apparat au lendemain du sacre de Louis XI.

Le reste de la journée ne fait qu'ajouter à cette impression de puissance, lorsque Charles le Téméraire et tous ses invités se rendent en cortège à la grand-place de Bruges où va se dérouler une joute dans la plus pure tradition chevaleresque.

En s'y rendant, ils passent devant le blason complet des ducs de Bourgogne au centre, l'écusson de ses seigneuries, comtés et duchés, fermé par le collier de la Toison d'Or avec pour devise «je l'ai empris». C'est à-dire «je l'ai entrepris», la devise que ses! choisie le Téméraire pour bien marquer son ambition de revendiquer la couronne des rois en temps opportun.

La joute peut alors commencer, telle que nous la décrit La Marche, description reprise par l'historien de la Bourgogne. Guillaume de Barante. au XIXe siècle:

« La lice était préparée sur la grande place de Bruges c'était le bâtard de Bourgogne qui était le tenant de la joute; il avait pris le personnage et le nom de chevalier de l'Arbre d'or. Dès le matin un poursuivant d'armes à la livrée de l'Arbre d'or avait remis au duc une lettre de la part de la princesse de l'Ile Inconnue, où elle promettait sa bonne grâce au chevalier qui pourrait délivrer le géant enchaîné qu’elle avait mis sous la garde de son nain En effet, dans la lice en face de la tribune des dames, était un grand sapin dont la tige était toute dorée, et qui s'élevait au-dessus du perron. Au pied de l'arbre était le nain, vêtu d'une robe mi-partie de blanc et de cramoisi, et le géant avait une robe de drap d'or et un chapeau à la mode des Provençaux. Il était enchaîné par le milieu du corps, et le nain le conduisait en laisse

»Bientôt on frappa à la porte de la lice: c'était Ravenstem. héraut de monsieur de Ravenstein: «Noble officier d'armes, que demandez-vous?» dit Arbre d'or le poursuivant. — A cette porte est arrivé haut et puissant seigneur, monsieur Adolphe de Clèves, seigneur de Ravenstein pour accomplir l'aventure de l'Arbre d'or. Je vous présente le blason de ses armes, et vous prie qu'ouverture lui soit faite et qu'il soit reçu».

Arbre d'or s'agenouilla, prit respectueusement l'écusson du chevalier, alla le montrer aux juges, et puis le suspendit à l'arbre Le nain et son géant allèrent eux-mêmes ouvrir la porte M de Ravenstein fit la plus brillante entrée: ses trompettes, ses clairons, ses tambours ouvraient la marche; puis venaient ses officiers d'armes et un chevalier de son conseil, tous vêtus de ses couleurs en velours bleu et argent. Pour lui, il était dans une litière cramoisi et or. Sa robe était de velours couleur de cuir, fourrée d'hermine, à collet renversé et à manches ouvertes. Il portait sur la tête une barrette noire. Après la litière, un valet de pied conduisait en main son grand destrier magnifiquement enharnaché, puis venait un cheval de somme chargé de deux paniers qui renfermaient les armures du sire de Ravenstein. Son fou, qui était un enfant vêtu à sa livrée, était assis entre les deux paniers. Lorsqu'il fut arrivé devant la duchesse, il ôta sa barette, mit un genou à terre, et lui tint un fort beau discours, où il racontait, selon le rôle qu'il avait pris, qu'il était un ancien chevalier, longuement éprouvé aux armes et aux aventures, mais tellement affaibli sur ses vieux jours, qu'il avait laissé le métier. Toutefois, dans une si belle occasion, il avait voulu tenter une dernière joute, pour laquelle il demandait humblement son agrément.

Lorsque les chevaliers se furent armés, le nain sonna du cor pour donner le signal, et renversa un sablier pour mesurer le temps que la joute devait durer. Après une demi-heure, il sonna encore pour arrêter le combat. C'était le bâtard de Bourgogne qui avait rompu le plus de lances; ce fut lui qui eut l'anneau d'or; et toute la cour retourna au banquet du soir, plus splendide encore que le dîner Les entremets furent fort récréatifs; c'était une grande licorne, sur laquelle était monté un léopard portant la bannière d'Angleterre, et une fleur de Marguerite qu'il vint présenter au duc; c'était la naine de mademoiselle Marie de Bourgogne habillée en bergère, montée sur un grand lion d'or, qui ouvrait sa gueule par ressorts, et chanta un rondeau en l'honneur de la belle bergère, espoir de la seigneurie de Bourgogne.

Mort de Simon de Montfort

 

Le duc de Bourgogne et sa cour

 

Ce furent pendant huit jours semblables fêtes, tournois, joutes, pour l'entreprise de l'Arbre d'or, en guise d'aventures de chevalerie, banquets et entremets de plus en plus merveilleux par l'imagination et les industrieuses mécaniques qui les faisaient mouvoir. Si bien que, le dernier jour, on vit entrer, dit-on, dans la salle une baleine de soixante pieds de long, escortée de deux géants. Son corps était si gros qu'un homme à cheval aurait pu s'y tenir caché. Elle remuait la queue et les nageoires: ses yeux étaient deux grands miroirs. Elle ouvrit la gueule et l'on en vit sortir des sirènes qui chantèrent merveilleusement, et douze chevaliers marins qui dansèrent puis se combattirent les uns les autres, jusqu'à ce que les géants les fissent rentrer dans leur baleine. Enfin, après une semaine passée de la sorte, le duc prit congé des seigneurs et dames d'Angleterre qui lui avaient amené la duchesse, et partit pour les Pays-Bas du Nord, où quelques affaires exigeaient sa présence.

Le trésor de Bourgogne, largement répandu, produit un premier résultat Louis XI est inquiet de la puissance de Charles révélée au grand jour, de ses alliances et la mise sur pied d'une armée puissante et disciplinée. Il fait des ouvertures II envoie au Téméraire le connétable de Saint-Pol. Il propose une rencontre à Péronne. Il demande simplement au duc de lui garantir sa sécurité. Démarche presque humiliante pour un roi. mais qui prouve à quel point Louis XI a conscience de la menace que ferait peser sur son royaume une guerre déclarée avec les Bourguignons.

Charles écrit de sa main le sauf-conduit demandé:

« Monseigneur,

»Très humblement à votre bonne grâce, je me recommande. Si votre plaisir est de venir en cette ville de Péronne pour nous entrevoir, je vous jure et vous promets, par ma foi et sur mon honneur, que vous y pouvez venir, demeurer, séjourner et vous en retourner sûrement eux lieux de Chauni et de Noyon. à votre bon plaisir, toutes les lois qu'il vous plaira franchement et quittement, sans qu'aucun empêchement soit donné à vous ni à nul de vos gens, par moi ni par d autres, pour quelque cas qui soit et qui puisse advenir En témoignage de ce, j'ai écrit et signé cette cédule de ma main, en la ville de Péronne, le huitième jour d'octobre, l’an mil quatre cent soixante-huit.

»Votre très humble et très obéissant sujet.

»Charles»

Au reçu de cette lettre, Louis XI prend la route II s'entoure de ses plus proches conseillers et se fait escorter par un faible détachement de quatre-vingts archers écossais, et de soixante cavaliers Charles profite de son avantage et fait entrer dans Péronne. à l'heure même où le roi y entre, le maréchal de Bourgogne et son armée.

La précaution pourrait paraître inutile, mais elle sera bien vite justifiée. Louis XI, en effet, ne vient pas à Péronne sans moyens de pression: depuis des mois, ses espions préparent une révolte dans plusieurs villes de Flandre et du Brabant, ainsi qu'à Liège dont le territoire épiscopal est placé sous le protectorat bourguignon.

Ce jour-là. Louis XI n'a pas de chance il n'est pas plus tôt à Péronne que la révolte éclate à Liège, plus tôt qu'il ne l'avait prévu.

Il n'est donc plus question d'amener Charles à rompre ses alliances avec l'Angleterre et la Bretagne Le Téméraire ordonne de fermer les portes de Péronne et de garder le château où il négocie avec son roi Louis XI est fait prisonnier.

Charles le Téméraire va-t-il le destituer et en appeler â Charles, frère du roi. pour prendre la couronne de France?

Nous I'avons vu. le jeune duc de Bourgogne n’est pas un aventurier de la Renaissance C'est encore un homme du Moyen Age. respectueux des principes de la chevalerie et de la parole donnée. Son sauf-conduit le lie Certains de ses conseillers estiment qu'il manquerait à l'honneur en s assurant de la personne de son suzerain. Pour sa part. Louis XI parle doucement. Certes. Charles a les preuves de l'intervention de ses agents à Liège, mais il s'agit d'une action décidée bien avant les contacts pris en vue de la rencontre de Péronne En outre, il n avait pas souhaité que Liège fut mise à feu et à sang par la populace Les habitants de cette cité, turbulents et frondeurs de longue date sont allés beaucoup trop loin.

Charles veut bien l'entendre ainsi, mais â condition que le roi renonce à tous ses privilèges sur les villes et seigneuries du nord; au droit d'y lever des impôts, des péages sur le transit des marchandises et d appel au parlement de Paris des jugements rendus en Flandre Enfin, il exige que Louis XI l’accompagne à Liège pour faire la preuve de ses bonnes intentions.

Les mémoires de Commynes nous permettent de reconstituer la scène célèbre:

« Mon frère, dit le Roi un peu ému, ne suis-je pas en sûreté dans votre maison et votre pays?

— Oui, Monsieur, répondit le duc. et si sûr que si je voyais un trait d'arbalète venir sur vous, je me mettrais devant vous pour vous garantir. Mais ne voulez-vous point jurer le traité tel qu’il a été écrit?

— Oui, dit le roi, je vous remercie de votre bon vouloir.

— Et ne voulez-vous point venir avec moi à Liège pour m'aider à punir la trahison que m'ont faite ces Liégeois, à cause de vous et de votre voyage ici? L'évêque est votre parent proche, de la maison de Bourbon

— Oui, Pâques Dieu, répliqua le roi, et je me suis fort émerveillé de leur méchanceté; mais commençons par jurer le traité Puis je partirai avec autant ou aussi peu de mes gens que vous le voudrez »

Liège subit le sort terrible des villes vaincues et la légende veut que Louis XI, montant à l'attaque avec Charles, ait crié «Vive Bourgogne» en réponse aux cris de «Vive le roi, vive la France» poussés par les combattants liégeois.

«Quand orgueil chevauche devant, honte et dommage suivent de prés», avait coutume de dire l'humble roi Louis XI Jamais principe politique ne fut davantage mis en application qu'à Liège, ce jour-là.

Machiavel en 1513. écrira d'une autre manière «Partout où il faut délibérer sur un parti d'où dépend uniquement le salut de l'Etat, il ne faut être arrêté par aucune considération de justice ou d'injustice, d'humanité ou de cruauté, de gloire ou d'ignominie. Mais rejetant tout autre parti, ne s attacher qu'à celui qui le sauve et maintient sa liberté...»

Charles le Téméraire, ce duc plus riche que son roi et plus puissant aussi, va faire bientôt le premier en Europe, les frais de la méthode diplomatique anglaise.

Allié, le roi d Angleterre ne voit dans la Bourgogne d autre intérêt que celui de limiter, de contenir la France Mais, il n'a cure de trouver en face de lui, sur le continent, deux puissances sans rivales Aussi joue-t-il tour à tour une mise sur la France et une sur la Bourgogne Ce qui l'intéresse, c'est d'abord de pouvoir profiter de sa part des richesses et de l’opulence des territoires bourguignons. Il demande des franchises pour les négociants anglais.

Alors, pour quelque temps, Charles le Téméraire essayera, faute d'alliés sûrs, de se tourner vers ses voisins de I Est. les princes du Saint-Empire romain-germanique.

Péronne. c'est un succès diplomatique certes, mais non un royaume. Il en a néanmoins tous les avantages Ayant fait de la destruction de Liège un exemple, il se rend à Gand II y entre un matin d hiver et exige que lui soient remises les bannières des métiers On les lui remet humblement, au pied du trône où il a pris place en manteau ducal couvert de pierreries. Pour marquer son pouvoir et sa résolution, tandis que les délégués de la population restent tête nue sous la neige, il déchire la charte des privilèges de la ville et, en se retirant se fait précéder d'un écuyer portant son épée nue à bout de bras.

Le roi de France ne peut plus rien, et le peuple de Gand le sait bien.

Charles toutefois ne s'y trompe pas II n'a fait que consolider le pouvoir que lui avaient légué ses ancêtres C est un pas important, mais non décisif S'il veut poursuivre la tâche entreprise avant lui, il lui faut étendre son domaine et lui donner des frontières naturelles.

C'est encore le trésor de Bourgogne qui va lui permettre de réaliser la première étape en 1469. Cette fois, il va faire un pas vers l'Est.

Comme Louis XI, les princes du Saint-Empire ont entendu le bruit de l'or sous les pas du cortège de Bruges L'un d eux Sigismond de Habsbourg, cousin de Frédéric III empereur romain-germanique, a besoin d'argent, il tire de la démonstration fastueuse de Charles le Téméraire des conclusions toutes différentes de celles du roi de France. Au lieu de s'inquiéter, il vient proposer une affaire: la Haute Alsace, le Landgraviat d'Alsace, le comté de Rérrette, celui du Hanenstein avec ses «dépendances de la Forêt Noire», les quatre waldstetten et la ville de Brisach. Le tout pour cinquante mille florins. C'est une somme considérable. Charles le Téméraire pourtant n'hésite pas. Il achète.

Alors parait naître un plan beaucoup plus ambitieux dans l'idée du jeune duc. Puisqu'il est difficile de faire un royaume lotharingien, projet auquel son père a sacrifié tous ses efforts, peut-être est-il possible de devenir empereur romain-germanique. Son hostilité à la France est un gage apporté aux princes allemands.

Louis XI veille. Jamais diplomatie ne se fit plus vigilante, plus pressante, plus habile C'est lui qui ferme la route vers l'Empire. Puis toujours méthodique, acharné à la perte de celui qui risque de faire passer les frontières du Saint-Empire par les rives de la Saône, il déclare la guerre à la Bourgogne le 3 décembre 1470.

Cette guerre épuisera lentement le trésor de Bourgogne. Les impôts rentreront mal Charles sera mal secondé par le roi d'Angleterre. En dépit de plusieurs victoires, il ne peut imposer ses chances. Si Louis XI ne réussit pas à l'emporter de manière définitive et indiscutable, Charles le Téméraire n'a plus le temps d'agir ailleurs que sur le champ de bataille

Comprend-il trop tard que Louis XI ne cherche pas autre chose? Ou, s'il le comprend assez tôt, ne peut-il faire autrement?

Il semble que la seconde hypothèse soit la bonne Car Charles n'a pas de lieutenants sûrs Ses ministres, à de rares exceptions près, ne sont pas capables Face à Louis XI, bien renseigné, bien secondé, qui peut diriger à distance ses armées, qui bénéficie de la sympathie des bourgeois du nord et qui sait favoriser les négociants sur son propre territoire. Charles le Téméraire ne peut lutter à armes politiques égales.

Il a surtout contre lui d'avoir voulu s'appuyer sur une force épuisée et périmée: celle des grands féodaux, maîtres chez eux, et traitant à égalité de quartiers avec les souverains.

La richesse leur avait échappé déjà, et les bourgeois des grandes villes de plus en plus libres le leur faisaient durement sentir.

Avec la richesse, le pouvoir leur glissait des mains Certes. Charles le Téméraire reste l'une des plus belles figures de la grande noblesse médiévale. Mais sa «chevalerie» n'était plus de mise.

Inversons les rôles: qu'aurait fait un Louis XI à Péronne ? Aurait-il respecté sa parole donnée? Faible, il a trahi le plus faible, fort, il aurait trahi le plus fort. A la place du Téméraire, il aurait mis le roi de France en prison... Parce que c'était l'intérêt de la Bourgogne.

Quoi qu'il en soit, lorsque Louis XI déclare à nouveau la guerre, les dés sont jetés, le trésor de Bourgogne ne pourra plus rien pour son possesseur. Charles le Téméraire aura beau l'emporter avec lui dans tous ses détachements. il n'en fera plus non

Il ne lui servira même pas à acheter une couronne royale, à Trêves, en 1473. lorsqu’il rencontre ! empereur romain-germanique. Charles le Téméraire fait pourtant montre cet automne-là d’une générosité et d’une prodigalité méritoires.

Il est vrai qu'il avait su parler à quelques cités Ainsi, aux habitants de Metz, il déclare en montrant ses canons: «j ai les clefs de votre ville mais je n’y veux entrer qu'en toute confiance et amitié...»

Les bourgeois de la ville, peu désireux de le voir s’installer chez eux. le dédommagent très largement de leur refus en lui remettant «une grande coupe d'or pleine de florins, deux cents chariots chargés de vins du Rhin, un tonneau de Malvoisie, cinquante bœufs, quatre cents moutons et beaucoup de blé...»

Avant de gagner Trêves, il charge ses veneurs d'organiser des battues au Luxembourg pour assurer le ravitaillement de sa table en gibier de choix. Au passage. Aix la-Chapelle est priée de faire un beau présent «de vaisselle d’or et de florins».

Pour assurer son renom, il fait exposer dans les églises les objets sacrés de son trésor Sur quatre tables recouvertes de tapis en lamés d or. la foule peut ainsi voir des statues en argent doré, des crucifix en or massif, des statuettes de saints également en or. des calices, des candélabres et ce qui n'est pas d'or et d argent. Les motifs incrustés sont faits de diamants et sont aussi ornés de diamants en forme de lys ou de rose, un morceau de la vraie croix et des reliques de Pierre et Paul.

L entrevue avec I empereur a heu le 29 ou le 30 septembre et les !ours suivants La suite de l’empereur est brillante, celle de Charles le Téméraire plus nombreuse et plus brillante encore.

Le duc venu avec la moitié de son armée est en armure et porte un manteau «chargé d'or et de diamants pour plus de deux cent mille ducats». L'empereur est plus simplement habillé d'une longue robe de drap d'or «brodée de perles».

La première entrevue est fort courtoise, et les suivantes ne démentent pas cette première impression. Mais les négociations n'avancent guère. L'empereur souhaite marier son fils avec Marie, fille du duc; le duc souhaite obtenir la promesse d une couronne royale Tout paraissait pourtant prêt et le peuple de Trêves pouvait même voir à l'église de Saint-Maximin; à deux pas de la ville, des tentures somptueuses, le trône de I'empereur et même le sceptre, la couronne, le manteau et la bannière du futur roi de Bourgogne... Mais un matin, alors que la date de la cérémonie était déjà fixée. Charles apprit que l'empereur était parti, en bateau, pour Cologne.

Il ne serait pas roi et son rêve s'évanouissait de postuler un jour au trône du Saint-Empire.

Louis XI était passé par là, ajoutant ses intrigues à celles des princes allemands peu soucieux de voir arriver un nouveau rival.

En un mois, à Trêves. Charles le Téméraire venait de perdre près d'un million de livres, soit les deux tiers de la recette générale de Bourgogne Huit mois plus tard il ne lui restera plus que trois cent mille livres

Alors, Charles le Téméraire change de méthode: il met à feu et à sang tous les pays qu’il traverse, mène la guerre en Alsace, à Cologne, en Suisse.. Son armée se transforme en quelques mois. Des pillards la suivent à la trace pour donner la main aux soldats déchaînés. Lui-même se rend coupable de crime: alors que la garnison suisse de Grandson se rend sur la foi de la parole donnée, il la fait pendre tout entière à la porte de la ville.

C'est le signal, pour les hommes de la Confédération helvétique, de la guerre sans merci. Après une terrible bataille, devant Grandson précisément, où le duc avait dressé son camp, l'armée bourguignonne est mise en pièces et Charles le Téméraire lui-même n'a plus qu'à fuir en abandonnant armes et bagages.

Le trésor de Bourgogne est là. Du moins ce qu'il en reste. Avant que les chefs aient pu intervenir le voilà dispersé par des hommes qui en ignorent le prix. Ils se passent de main en main des vases d'or qu’ils croient de cuivre et revendent pour quelques sous Le diamant du duc est retrouvé dans la boue, dans une boite sertie de perles. Un soldat se baisse, garde la boite et jette le diamant! Puis il se ravise, revient en arrière, le retrouve par chance et le revend un écu .. Les vitraux de la tente ducale, retenus par des baguettes d'or... Les fauteuils réservés aux ambassadeurs, en or massif, les armes damasquinées, décorées de rubis, de saphirs, de diamants, d'émeraudes et même le sceau de Bourgogne, en or, les statues d'or et d'argent, les crucifix du trésor de la chapelle et le collier de la Toison d'or! les calices, les ostensoirs !!! trois rubis qu’on appelait les trois frères, deux autres presque aussi gros que les précédents appelés «la hotte et la balle de Flandre».. Toutes ces pierres dont chacune n'avait pas son égale au monde furent dispersées et pour beaucoup perdues Une légende veut qu'il s'en trouve encore, enfouies là où eut lieu ce fabuleux pillage, bien que les «Trésors de Bourgogne». exposés tout récemment en Suisse, aient donné une idée de la richesse du Moyen Age finissant.

Seules les trois plus belles pierres, trois diamants, existent encore.

La première, un diamant qui avait orné la couronne du «Grand Mogol», vendue par un soldat pour un écu fut rachetée vingt mille ducats, beaucoup plus tard, par le Pape Jules II. Elle orne une des tiares du pape Elle a la grosseur d'une noix.

Le second est revenu à la Maison d Autriche après avoir été porté par Henri VIII d'Angleterre.

Le troisième fait partie des diamants de la couronne de France.

Le reste a disparu, en 1476 devant Grandson, un an avant la mort de Charles le Téméraire, un soir d'hiver glacé, sous le rempart de Nancy.

 

LES TRÉSORS DU XXe SIECLE

 

Paris, ville aux trésors, recèle depuis des siècles — du moins le veut la légende — les fortunes de Louis XVI, enfouies au Louvre, de la reine Berthe, rue Mouffetard, du duc de Chalais exécuté sur l'ordre de Richelieu en 1626 et qui aurait caché dans un mur trois sacs d'or dans son hôtel de la rue de Grenelle...

En Poitou, soixante et onze trésors seraient enterrés autour des ruines de l'abbaye de Charroux...

A Châtillon-sur Seine, un beau jour de 1953, un archéologue, René Joffroy. découvre le «trésor» de Vix... l’un des plus vieux sites historiques de France

Mais que sont ces merveilles encore cachées ou à peine découvertes comparées à la fabuleuse réserve d or, de platine et de monnaies diverses que l'on appelle le trésor des Tsars, et qui provient du trésor d'Etat enfermé dans les coffres blindés de la banque Impériale de Russie à Saint-Pétersbourg?

Que représentent encore ces vestiges à côté des 51 kg d'or, des 2750 Sterling-or, des 21179 louis d'or, des dollars, des Francs suisses et des Francs français que Mussolini aurait emportés au moment de sa fuite inutile vers le nord.

Ou encore devant les cent vingt millions de marks détournés à la fin de la guerre au profit de Himmler?

Il peut paraître étrange, voire impossible que de pareils trésors puissent s'évanouir en totalité ou en partie sans laisser de trace C'est pourtant ce qui est arrivé trois fois en moins de trente ans au XXe siècle.

Tannenberg, 26-29 août 1914: l'armée impériale de Russie commandée par Samsonov est encerclée, attaquée, anéantie par les armées prussiennes commandées par Hindenburg et Ludendorff.

Un an plus tard, le Tsar retire son commandement au Grand-Duc Nicolas. Saint-Pétersbourg (aujourd'hui Leningrad) est menacée par l'avance allemande. Nicolas II, Empereur de Russie prend lui-même la tête des opérations de guerre. Par précaution, le trésor d'Etat est retiré dos coffres de la Banque impériale et transféré quelque part vers l'est.

Le moral des soldats est profondément affecté par la retraite, mais plus encore par le manque de matériel et de vivres.

Le parlement, «la Douma d Empire» constate, au début de l'année 1915, la situation suivante:

«...Notre vaillante armée, après avoir perdu plus de quatre millions d'hommes, tués, blessés et prisonniers de guerre, non seulement bat en retraite, mais reculera peut-être encore De même, nous avons appris les causes de cette retraite qui nous cause tant de douleur. Nous avons appris que notre armée pour combattre son adversaire, ne dispose point d'armes égales et que. tandis que notre ennemi déverse sur nous sans répit une grêle de plomb et d'acier, nous ne lui envoyons en réponse qu'un nombre tout à fait inférieur d'obus.

»Nous avons appris encore que tandis que notre ennemi possède en abondance de l'artillerie légère et lourde, nous manquons presque complètement de cette dernière; et quant aux canons légers, ils ont déjà tellement servi que bientôt ils commenceront, l'un après l'autre, à devenir inutilisables »

Si la Douma constate les faiblesses de l'armée russe et les souligne à l’intention du Tsar, Raspoutine brosse un tableau de la situation d'ensemble encore plus sombre

Voici ce qu'il écrit à Nicolas II en 1915:

«Cher ami, je te le répète une fois encore Un nuage effrayant s'étale sur la Russie Malheur! Souffrances innombrables!... De tous côtés il fait sombre. Et, sur aucun point de I horizon, je n'aperçois une lueur d'espérance Partout des larmes, un océan de larmes!... Et quant au sang?... Je ne trouve pas de mots! L'horreur est indescriptible . Je sais néanmoins que tout dépend de toi. Ceux qui veulent la guerre ne comprennent pas que c'est notre perte... Lourd est le châtiment céleste, quand Dieu nous enlève la raison, car c'est alors le commencement de la fin. Tu es le Tsar, père du peuple Ne laisse donc pas les insensés triompher et se perdre eux ·mêmes avec le peuple! Nous vaincrons l'Allemagne, oui, mais que deviendra la Russie? En vérité, je te le dis malgré notre victoire, il n'y aura pas eu, depuis l'origine des siècles, un plus affreux martyre que celui de la Russie Elle sera toute submergée de sang, et sa perte sera totale. »

Dans ce climat peu favorable à l'esprit do guerre, le Tsar se débat seul Cela explique la décision qu'il prend de mettre le trésor d'Etat à l'abri. Mais les considérations militaires, la crainte de voir l'ennemi s'emparer de la capitale ne sont pas les seules causes de l'évacuation du trésor d'Etat. Les rapports sur la situation intérieure ne sont pas plus rassurants. Nicolas II parait se garder à la fois d'un coup d'Etat militaire et d'une révolte populaire.

Sur cet aspect de la situation, les documents ne manquent pas Un témoin, vivant au Palais impérial, nous rapporte cette conversation entre le Tsar et Raspoutine Raspoutine — Il faut en finir avec la guerre.

Nicolas II — Mais en finir maintenant, quelle infamie, on ne me pardonnerait jamais cela!

Raspoutine — Fais attention I Tu vas voir se lever les drapeaux rouges I

Quant au secrétaire de Raspoutine, il raconte le «limogeage» du commandant en chef de l'armée dans une page célèbre

«Raspoutine s'assit devant une table, remplit de madère deux verres, et pria le tsar de boire dans son verre à lui Raspoutine, tandis qu'il buvait dans celui de l'empereur. Puis il mélangea le vin resté dans les deux verres, remplit à demi de ce mélange le verre du tsar et lui ordonna de boire. Quand Nicolas II se trouva assez préparé par ces pratiques mystérieuses. Raspoutine lui dit qu'il ne devait pas ajouter foi à ce que le grand-duc (le général en chef) lui communiquerait dans le télégramme annoncé. L'armée avait assez de pain. Nicolas Nicolaïevitch voulait simplement faire naître l'inquiétude et la panique dans I armée et le pays. puis, sous prétexte que le pain manquait, donner l'ordre de battre en retraite pour entrer à Pétersbourg et détrôner l'empereur.»

Joyeux de la couronne des tsars

 

Trésors de l'ancienne Russie

 

Nicolas fut bouleversé, car il croyait aux prophéties de Raspoutine.

«Que dois-je faire? demanda-t-il anxieusement.

— Il veut m'envoyer en Sibérie, répondit Raspoutine, mais moi je l'expédierai au Caucase.»

Le Tsar comprit l'allusion. On peut imaginer combien il fut frappé quand, trois jours plus tard, un télégramme du général arriva en effet annonçant que l'armée n'avait plus de pain que pour trois jours. Cet événement suffit à décider du sort de Nicolas Nicolaïevitch. Personne ne put enlever à l'empereur la conviction que le grand-duc projetait d'attaquer la capitale dans le but de le détrôner. Nicolas Nicolaïevitch fut nommé commandant de l’armée du Caucase, tandis que le Tsar prenait lui-même la charge du commandement en chef des forces armées russes En cela aussi, il suivit le conseil de Raspoutine.

Un matin d'été, un milliard de roubles or prend le chemin de Kazan, dans la vallée de la Volga. Dix mille caisses remplies de pièces d'or et autant de sacs de devises étrangères, des dizaines de caisses de lingots de platine et dix coffres de pierreries, diamants, émeraudes et rubis de l'Oural et de Sibérie.

Le trésor est mis en sûreté dans les caves blindées de la banque de Kazan.

Il s'y trouve encore, lorsque en 1917 éclate la révolution bolchevique.

Dans Saint-Pétersbourg, rebaptisée Petrograd au début de la guerre afin de faire disparaître le nom d'origine germanique de la ville, la vie est devenue si dure aux pauvres gens que la révolte gronde La situation est aussi mauvaise dans la plupart des grandes villes Devant les boulangeries, la foule fait la queue dans le froid déjà vif Après deux heures d'attente, de murmures, de mécontentements chaque client reçoit une livre de pain noir et pas davantage En même temps chacun s'informe, parle Malgré la surveillance de la police les nouvelles circulent sous le manteau:

«Ça ne peut plus durer.»

«Hier le peuple a forcé les portes d'une boulangerie. »

«Le vin est fait pour les «bien habillés», pour les étrangers. »

« Les tramways sont en grève...»

Le 25 février 1917 premier incident grave... La police est désarmée sur la perspective Nevski à Pétrograd...

La tension monte, l’armée fraternise avec le peuple, les soldats refusent de tirer ou de charger..

L'Ambassadeur de Grande Bretagne dit à Nicolas II: «Sire. Votre Majesté doit se souvenir que le peuple et l’armée ne font qu'un et qu'en cas de révolution, la dynastie ne peut compter que sur une faible partie de l’armée »

Le 15 mars, le Tsar est contraint d'abdiquer. Alexandre Féodorovitch Kérensky, membre du parti socialiste révolutionnaire. chef du groupe travailliste et chef de l'opposition de gauche à la Douma devient le principal homme politique du gouvernement provisoire de la république placé sous la présidence d'un vieux libéral, le prince Lvov Durant huit mois le Gouvernement républicain maintient la Russie dans la guerre aux côtés des alliés. Mais à l'exception de Kérensky. les membres de ce gouvernement provisoire sont peu populaires et peu efficaces Plusieurs crises amènent la démission du prince Lvov et la prise du pouvoir par Kérensky. Mais la faiblesse du gouvernement républicain ne permet aucune action décisive

Le 7 novembre12 les bolcheviques sont au pouvoir. Ils annoncent dans les trois jours qui suivent la négociation d'une paix immédiate avec l'Allemagne et la confiscation sans indemnisation de toutes les propriétés fon-aères importantes Les terres sont distribuées aux comités agraires et aux conseils de paysans.

Lénine est mis à la tête du Conseil des commissaires du peuple.

Kérensky s'enfuit dans une voiture de l'ambassade des Etats-Unis Avant de s'exiler, il tente de faire transférer le trésor d'Etat A-t-il songé à le faire passer à l'étranger comme certains l'ont écrit? De toute manière, c'est un trésor encombrant. Il est loin de Petrograd Kérensky n'a pas d'éléments sûrs, militaires ou policiers, pour les charger du transfert d'une telle fortune. Lénine en hérite donc lorsqu'il prend le pouvoir. Son premier soin est d’en confier la garde à sa célèbre Tchéka. la police politique Un des agents de cette police est nommé directeur de la Gossoudarstvenrijbank à Kazan Nous connaissons le nom de cet homme de confiance de Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, il s'appelait Popov II avait pour mission la garde du trésor, bien sûr, mais par voie de conséquence la surveillance du Commissaire du Peuple Tovarich Mouraviov, membre du parti Socialiste Révolutionnaire. et qui avait été nommé à la tête de la région de Kazan.

La précaution n'est pas inutile. Car déjà arrivent aux portes de Kazan les armées antibolcheviques appuyées par les Tchèques alliés du Tsar dans la guerre contre l’Allemagne, regroupés en Russie devant I avance aile-mande et après une période de flottement — hostiles au Kremlin, où Lénine venait d'installer son gouvernement

Le commissaire du peuple Mouraviov croit l'occasion propice II trahit la révolution et passe du côté des «blancs» c'est-à-dire des partisans du Tsar II tente de proclamer une «République indépendante de la Volga». Il multiplie les meetings, en appelle au peuple qui hésite Un soir, la réunion est plus houleuse encore Qu'à l'ordinaire, Mouraviov est tué d'une balle par un garde rouge resté fidèle à Lénine.

Avant que les Tchèques aient pu atteindre le trésor, arrive Ordjonikidzé, nouveau commissaire du peuple à Kazan

Presque au même moment, dans la ville d'Ekatennenbourg, à la fin d’une nuit de juillet, Nicolas II, l’impératrice, le tsarévitch, les quatre princesses de Russie et une servante sont tués au pistolet par des soldats lettons sur l’ordre apparemment de Lénine et de Trotsky, alors ministre de la Guerre, pour que les Russes blancs perdent «leur drapeau»... Parmi les victimes, une ombre jeune et belle, Anastasia — en russe la Ressuscitée — dont on ne sait encore officiellement si elle est morte ce jour-là.

Neuf jours plus tard, le 25 juillet 1918, les Tchèques entrent dans la ville, mais il est trop tard

C’est alors qu’une entrevue secrète a lieu, le 26 juillet à Simbirsk entre un colonel de la garnison tchèque de Kazan, resté maître de la citadelle, et un colonel de l'armée blanche. On convient de s'emparer du trésor des Tsars. L’opération est minutieusement préparée. Elle commencera le 1er août.

Le 2, les gardes rouges sont attaqués, la ville est encerclée, des bateaux remontent la Volga. Des socialistes révolutionnaires prêtent main-forte Ils ne sont pas «tsaristes» mais veulent, comme les Tchèques, continuer la guerre contre l'Allemagne. Cela explique que I on ait parlé de soutien français aux antibolcheviques: le chef de la mission militaire française, le général Janin, arrivé quelques semaines plus tôt en Sibérie avait pour mission de faciliter toutes les possibilités de maintenir la pression à l'Est de l'Allemagne. II est donc exact que dans ce cas précis ses émissaires ont encouragé les Tchèques dans leur action Tentèrent-ils de libérer le Tsar et sa famille? Eurent-ils une part dans la conception de l'attaque de la Banque d'Etat de Kazan? Le fait n'a jamais été établi avec certitude Le 6 août, l'armée blanche s'empare de 8399 caisses de lingots d'or, de près de 2500 sacs de pièces d'argent et de devises papier, d'une vingtaine de sacs de pièces d'or.

Prévenu par télégramme, le commandant en chef de l'armée blanche, l'amiral Koltchak félicite ses officiers Le 13 octobre, sur ses instructions, le trésor est transporté à Omsk. Il est réparti dans des trains différents.

Au cours du voyage, l'un des wagons verse et les pièces d'or roulent sur le ballast. Il faut toute l'autorité et même les menaces des officiers pour exiger des soldats de l'escorte qu'ils vident leurs poches. Mais la nouvelle, du fait de cet accident, ne peut plus rester secrète L'armée tout entière sait que les «blancs» se sont rendus maîtres du trésor d'Etat Les soldats se font des illusions: ils croient que leur solde va être doublée.

Koltchak aussi se fait des illusions: le trésor ne lui livre pas les clefs de Moscou. Contrairement à ce qu’il pense, il va compliquer sa tâche.

D'abord parce qu'il ne résiste pas à la tentation de prendre seul le pouvoir. Le 17 novembre 1918, il élimine tous les civils qui briguent une responsabilité et instaure une véritable dictature militaire.

Français et Anglais le soutiennent. Les banques du monde entier lui ouvrent des crédits sur la garantie de l’or d'Omsk. Koltchak dépense sans compter pour équiper son armée. Car les Blancs ont peu d'armement. Sur cent soldats, vingt ont un fusil. Les autres attendent.

Selon des chiffres officiels, deux firmes américaines Remington Arms et Union Metallic Cartridge encaissent en un seul été, cent vingt-cinq millions de roubles or.

Mais les Rouges ne laisseront pas les Blancs s'armer. Ils mènent une rude offensive grâce à la complicité des Tchèques qui changent une nouvelle fois de camp Mais auparavant, Koltchak a eu le temps de faire remettre le trésor dans trois trains qui sont décorés de grandes croix rouges! Au passage et en plus des importants prélèvements faits par Koltchak, soixante mille roubles or disparaissent. On n'a jamais su ce qu'ils étaient devenus

Le 16 janvier 1920. après quatorze mois de gouvernement, Koltchak est fait prisonnier par les Rouges

Le 7 février, la Tchéka le fusille. Mais, tout compte fait, le trésor d'Etat a pratiquement diminué de moitié. Ce qui reste est ramené à Moscou sur l'ordre de Lénine..

Que sont devenus au cours de ces différents transferts les sacs de diamants et les lingots de platine? Ont-ils été subtilisés par Koltchak à Omsk : on retrouve un sac de diamants sur sa maîtresse lors de sa capture par les Rouges au dernier épisode de son aventure... Ont-ils disparu au cours du transport de Kazan à Omsk? ou les Tchèques vainqueurs à Kazan s'en emparèrent-ils avant l'arrivée des Blancs? A moins que l'envoyé de Moscou après I assassinat de Mouraviov, Ordjomkidzé les ait placés en lieu sûr...

Dans ce cas, un homme a peut-être connu cette partie du secret sur le trésor d'Etat. Il s'agit du meilleur ami d'Ordjonikidzé, un certain lossif Vissarionovitch Djougachvili, un Géorgien surnommé Staline.

A moins qu'il ne s'agisse d’une de ces coïncidences dont l'histoire est si généreuse parfois.

La seconde guerre mondiale n'est pas moins riche en trésors perdus que la première Témoin, ce trésor des SS dont nous savons qu'il a existé, qu'il a atteint des sommes fabuleuses et qu'il s'est littéralement volatilisé à la fin de la guerre.

Le trésor a d’abord été accumulé dans les camps Une section spéciale, l'Amtsgruppe « D », était en effet chargée, dès la mise en place du système concentrationnaire, de faire l'inventaire des biens «confisqués» aux détenus politiques.

Chaque déporté est dépouillé à son entrée au camp de tout ce qu'il possède: bague, montre ou lunettes en or. Le butin des saisies à domicile est aussi emmagasiné, enfin après les exécutions capitales, sont arrachées et entassées dans les caves SS les dents en or et les prothèses Sur les caisses ainsi remplies, un secrétaire inscrit en lettres capitales rouges: Fundsache (objets trouvés)... Sur les prisonniers, le butin est souvent plus intéressant encore: les brillants, solitaires et parures sont entassés par milliers

Himmler, grand maître de ce trésor, établit un inventaire précis de ces prises de guerre et fait appel sans hésiter à des experts connus, par exemple l'un des meilleurs joailliers de la Ruhr.

En quelques mois de guerre, selon une estimation faite par un spécialiste de la question. Edmond Calic, les SS saisissent 54000 bagues. 52000 montres. 22000 stylos en or. 5200 lunettes, 14000 bijoux, 1700000 marks, 58000 dollars. 27000 livres sterling, 30000 francs suisses. 180000 zlotys, 1200000 roubles. 1600000 francs français, 50000 couronnes norvégiennes. 22000 couronnes danoises, 140000 florins. 320000 lires et, en diverses autres monnaies, plusieurs centaines de milliers de marks Plus de 46000 pièces d'or.

Au total, dans les seuls camps de déportation, les SS ont volé et mis dans leurs coffres pour près de un milliard de francs de l'époque.

Mais là ne s'arrête pas l'inventaire.. les pillages organisés à travers l'Europe ont rapporté au trésor SS près de trois milliards.

Ce trésor, nul ne l'a retrouvé. Selon les uns, il aurait été caché dans des grottes alpestres. Selon les autres dans des coffres blindés immergés quelque part dans le Rhin.

Certains affirment qu'il aurait été transféré en Amérique du Sud et servirait aujourd'hui encore à financer l'action des survivants nazis à travers le monde.

Où est la vérité et un quart de siècle après est-il temps de lever le voile sur un tel secret?

Des hommes sont déjà morts pour avoir dit-on — tenté de le percer Et de temps à autre, la presse quotidienne s'interroge sur les mystérieuses disparitions en Méditerranée de pêcheurs sous-marins... ou de règlements de comptes entre inconnus sur les rives de la Corse, de Tunisie, de Sicile, ou plus simplement de quelque lac alpin. Qui sont ces hommes retrouvés assassinés, sans papiers... Quelques enquêtes ont permis d'établir qu'il s'agit le plus souvent d'anciens nageurs de combat, ou d'anciens soldats de troupes de choc de la dernière guerre.. peut-être au courant, sinon de l'emplacement exact du moins de la zone où un trésor aurait été caché... Faut-il aussi penser que des trésors de ce genre ont été retrouvés par des explorateurs plus heureux? Dans ce cas. il ne faut pas compter sur ceux-là pour dévoiler le secret de leur fortune.

Reste enfin, le trésor tant contesté de Mussolini.

L'histoire sur ce point précis est encore plus troublante.

Il a été établi en effet, avec certitude, que le Duce dans sa fuite vers l'Allemagne, au soir du 25 avril 1945. a emporté 51 kilos d'or en lingots. 2750 sterling or, 21179 louis d'or. 149345 dollars papier, 804903 francs suisses en billets de banque et des millions de francs français.

Mais aussi dans le même véhicule, Mussolini emportait, enveloppées de toile goudronnée, ses archives secrètes. dont sa correspondance avec Hitler et Churchill.

Il dit à plusieurs reprises durant sa fuite: «ces papiers recèlent le salut de l'Italie».

On connaît l'histoire: arrivé sur les rives du lac de Côme, près de Dongo, le convoi du Duce est intercepté par des partisans Quelques heures plus tard, le 28 avril, sur un ordre mystérieux, le colonel des partisans, Valério alias Audisio, mitraille à bout portant Mussolini et Clareta Petacci, sa maîtresse

Du trésor plus de trace... Sinon que des années durant, une manne miraculeuse parait avoir enrichi de nombreux habitants de la région. Des pauvres se construisent des maisons magnifiques... Des paysans changent de l'or et des devises... et des témoins de cette époque se souviennent d'avoir vu, poussés par le vent, dans plusieurs villages de la région, des bordereaux de banque habituellement utilisés pour envelopper les paquets de billets.

Mais ce qui n'a jamais été retrouvé, c'est la correspondance secrète de Mussolini... Etait-ce là un trésor plus important et plus brûlant que dix milliards en espèces «sonnantes et trébuchantes»? La question est restée sans réponse... jusqu'à ce jour.

1

Hagen était encore, comme le veut la tradition nordique, le frère de Gunther.

2

D'ailleurs, si les théories de Thor Heyerdahl sont exactes, il était possible, dès la plus haute antiquité, de traverser l'océan Pacifique à bord de radeaux en balsa et l'Atlantique avec des navires en papyrus.

3

Ce qui recoupe en partie les théories du géographe E. F. Gautier affirmant que le Hoggar a joué le rôle d'un château d'eau, alimentant le Sahara actuel.

4

Portugal, Pays-Bas et une grande partie de l'Italie.

5

Il existe un décalage de dix jours entre le calendrier espagnol et le calendrier anglais. Le premier, en effet, est le calendrier grégorien, le second, le calendrier julien. Pour la commodité du récit, nous utiliserons les dates figurant sur les documents espagnols.

6

Le gréement de ses navires ne permettait d’appareiller que par vent arrière, et les galères ne pouvaient voguer que par beau temps.

7

La portée des canons de l'époque oblige les bâtiments à combattre à une distance maximum de deux cents mètres.

8

Les navires anglais n'ont qu'un faible tirant d'eau. Ils peuvent ainsi, sans se soucier des marées, naviguer au-dessus des bancs de Flandre, redoutables pour des navires de haut bord lorsque les cartes marines sont imprécises, comme elles l'étaient alors.

9

Colbert est mort en 1683 et Louis XIV ne s'est jamais intéressé à la marine. En outre, la guerre de la Ligue d'Augsbourg a ruiné les caisses de l'Etat.

10

La Casa de Contrataciôn, à Séville, a le monopole du commerce maritime de l'Espagne. A ce titre, elle a le droit de contrôler tout le trafic avec les colonies.

11

Fils du général Mourk qui a restauré les Stuart.

12

Le calendrier julien en retard de 13 jours sur le calendrier grégorien occidental situe cet événement en octobre d'où le nom de « Révolution d'Octobre» donné à la révolution socialiste