La bête qui sort de la mer

L'autre grand ennemi indiqué dans notre notice est la bête qui sort de la mer : "Je me tenais, dit Jean, sur le sable du bord de la mer, et je vis une bête monter de la mer." (Apocalypse XIII, 1). Les sept têtes et les sept cornes de cette bête comme celles du grand dragon, montrent que cette puissance est essentiellement la même bête, mais qu'elle a subi un grand changement. Dans le même système de l'ancienne Babylone, après le culte du dieu du feu, vint bientôt le culte du dieu de l'eau ou de la mer. Comme le monde courait autrefois le danger d'être brûlé, il courait maintenant le danger d'être englouti. Dans l'histoire du Mexique il en fut ainsi, dit-on. Tout d'abord, le monde fut détruit par le feu, puis il fut détruit par l'eau (1). La mythologie druidique nous offre le même récit : les Bardes affirment, en effet, que la terrible tempête de feu qui déchira la terre, fut rapidement suivie par le débordement du lac Lion ; les eaux de l'abîme se répandirent et inondèrent le monde entier (2). En Grèce, nous trouvons la même histoire : Diodore de Sicile nous apprend que dans l'antiquité, un monstre appelé Oegide, qui vomissait des flammes, apparut en Phrygie ; de là, il vint jusqu'au mont Taurus, et l'embrasement se répandit dans toutes les forêts jusque dans l'Inde ; puis revenant en arrière il dévora les forêts du Liban, et s'étendit jusque dans l'Égypte et l'Afrique ; enfin il fut arrêté par Minerve. Les Phrygiens se rappelaient bien cet incendie et le deluge qui lui succéda (3). Ovide, lui aussi, fait une allusion bien claire à ce même fait, c'est-à-dire au culte de l'eau succédant bientôt à celui du feu, dans sa fable sur lamétamorphose de Cycnus.

Il nous montre le roi Cycnus, ami intime de Phaéton et par conséquent adorateur du feu, haïssant le feu après la mort de son ami, et s'attachant à l'élément opposé, celui de l'eau, par suite d'un sentiment de crainte ; aussi fut-il métamorphosé en cygne (4). Le grand déluge qui occupe une place si extraordinaire dans la mythologie de l'Inde, avait évidemment un sens symbolique, bien que l'histoire de Noé y fût mêlée ; ce fut, en effet, pendant le déluge, que les Védas ou livres sacrés après avoir été perdus, "furent retrouvés par le moyen du grand dieu, sous la forme d'un poisson". Les Védas se sont évidemment perdus au moment même du terrible désastre des dieux ; alors que, suivant les Purans, un grand ennemi de ces dieux, appelé Durgu, abolit toutes les cérémonies religieuses : les Brahmines, poussés par la crainte, abandonnèrent la lecture du Véda, le feu perdit sa vertu et les étoiles terrifiées disparurent (5) ; en d'autres termes, ce fut lorsque l'idolâtrie, le culte du feu et le culte de l'armée du ciel furent supprimés. Si nous revenons à Babylone, nous trouvons les mêmes récits. Berose nous dit que le déluge survint après l'époque d'Alasrus, le dieu du feu, c'est-à-dire Nemrod, ce qui montre bien que, là aussi, le déluge y était symbolique. Or, Dagon, le dieu-poisson ou le dieu de la mer, sortit de ce déluge. L'origine du culte de Dagon, comme nous le montre Berose, reposait sur une légende : à une époque fort reculée, disait-on, une bête appelée Oannes sortit de la Mer Rouge ou du Golfe Persique. Cette bête, moitié homme, moitié poisson, civilisa les Babyloniens, leur apprit les arts et les sciences, et leur enseigna la politique et la religion (6).

Le culte de Dagon fut introduit par les mêmes personnes (à part Nemrod, bien entendu) qui avaient déjà entrainé le monde au culte du feu. Dans les mystères secrets qui furent alors établis, tandis que tout d'abord elles professaient sans doute la plus vive antipathie pour le culte proscrit, elles cherchèrent à regagner leur influence et leur pouvoir en représentant les scènes terrible du déluge dans lesquelles on mit Noé sous le nom de Dagon ou le dieu-poisson ; toute la famille humaine, en raison même de la nature de cet événement et aussi de la parenté commune de tous avec le second père de la race humaine, ne pouvait manquer d'y prendre un puissant intérêt. Les élaborateurs de ces mystères comprirent que s'ils pouvaient seulement ramener les hommes à l'idolâtrie sous une forme quelconque, ils pourraient bientôt la développer assez pour rétablir ce même système qui avait été déjà renversé.

C'est ainsi que le chemin étant préparé, Tammuz fut introduit sous le caractère d'un homme qui avait sacrifié sa vie pour le bien de l'humanité. On distingua entre les bons et les mauvais serpents, les uns étant représentés comme les serpents d'Agathodemon ou la Divinité du Bien, et les autres comme les serpents du Cacodoemon ou la Divinité du Mal (7).

Il fut dès lors facile d'amener peu à peu les hommes à croire qu'en dépit de toute apparence du contraire, Tammuz, au lieu d'être le patron du culte du serpent dans un mauvais sens, était en réalité le grand ennemi d'Apophis, ou du grand serpent méchant qui portait envie au bonheur de l'humanité, et qu'il était réellement la semence de la femme destinée à briser la tête du serpent. Par le moyen de la métempsycose, il fut aisé d'identifier Nemrod et Noé, et de faire voir que le grand patriarche, dans la personne de son descendant favori, avait gracieusement consenti à s'incarner de nouveau en Dagon, afin de rendre à l'humanité les bienfaits qu'elle avait perdus quand Nemrod fut tué. Il est certain que Dagon était adoré dans les mystères chaldéens, partout où ils furent établis sous un caractère qui représentait l'un et l'autre (8).

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