Les clefs des cieux de Saint-Pierre

Le pape prétend aujourd'hui à la suprématie dans l'Église comme successeur de Saint Pierre, auquel, dit-on, Nôtre-Seigneur a exclusivement confié les clefs du royaume des cieux. Mais voici un point important : avant que le pape ne fût investi de ce titre qui, pendant mille ans, avait désigné le pouvoir des clefs de Janus et de Cybèle (1), aucune prétention à cette prééminence ou à quoi que ce soit de semblable ne fut proclamé, sous prétexte qu'il était le possesseur des clefs remises à Pierre. Les évêques de Rome, il est vrai, montrèrent de bonne heure un esprit fier et ambitieux ; mais pendant les trois premiers siècles leurs prétentions à des honneurs particuliers se fondaient simplement sur la dignité de leur siège, qui était celui de la ville impériale, la capitale du monde Romain. Cependant quand le siège de l'empire fut transporté en Orient, et que Constantinople menaça d'éclipser Rome, il fallut bien chercher de nouvelles raisons pour maintenir la dignité de l'évêque de Rome. Ces raisons on les trouva, lorsque vers 378, le pape devint héritier des clefs qui étaient les symboles des deux divinités païennes bien connues à Rome. Janus avait une clef (2), Cybèle avait aussi une clef (3) et ce sont là les deux clefs que le pape porte dans ses armes comme emblème de son autorité spirituelle. Comment le pape en vint-il à être considéré comme jouissant du pouvoir de ces clefs ? On le verra plus loin ; mais il est certain qu'à l'époque dont nous parlons l'opinion populaire lui attribua ce pouvoir. Lorsque, aux yeux des païens, il eut occupé la place des représentants de Cybèle et de Janus, et qu'il eut le droit de porter leurs clefs, le pape vit que s'il pouvait faire seulement croire aux chrétiens que Pierre seul avait le pouvoir des clefs et qu'il était le successeur de Pierre, la vue de ces clefs entretiendrait l'illusion, et que si la dignité temporelle de Rome en tant que cité venait à baisser, sa dignité personnelle d'évêque de Rome serait plus solidement établie que jamais. C'est évidemment de cette façon qu'il a procédé.

Un certain temps s'écoula, et alors quand le travail secret du mystère d'iniquité eut préparé le terrain, le pape affirma pour la première fois sa suprématie, fondée sur les clefs données à Pierre. Vers 378, il s'éleva à la position que lui donnait aux yeux des païens le pouvoir de ces clefs. Ce fut en 431, et non point auparavant, qu'il prétendit ouvertement à la possession des clefs de saint Pierre (4). Il y a là évidemment une coïncidence frappante. Le lecteur demandera-t-il comment on pouvait croire à une prétention si peu fondée ? Les paroles de l'Écriture sur ce même sujet, donnent une réponse claire et satisfaisante : "Parce qu'ils n'ont pas reçu l'amour de la vérité pour être sauvés... C'est pourquoi Dieu leur enverra un esprit d'erreur, en sorte qu'ils croiront au mensonge." (II Thessaloniciens II, 10-11). Il y a peu de mensonges aussi grossiers ; mais avec le temps, ce mensonge fut pourtant cru, et de même qu'on adore aujourd'hui la statue de Jupiter avec la conviction que c'est la vraie statue de Pierre, ainsi on a dévotement cru pendant des siècles que les clefs de Janus et de Cybèle représentaient les clefs du même apôtre. L'infatuation seule a pu faire croire aux chrétiens que ces clefs étaient l'emblème d'un pouvoir exclusivement donné par Christ au pape par le moyen de Pierre ; mais il est facile de voir comment les païens devaient se rallier autour du pape avec empressement quand ils l'entendaient fonder son pouvoir sur la possession des clefs de Pierre. Les clefs que portait le pape étaient les clefs d'un Pierre bien connu des païens initiés aux mystères chaldéens. Que Pierre ait jamais été évêque de Rome, c'est là, on l'a prouvé bien des fois, une fable grossière. Il est même fort douteux qu'il ait jamais mis les pieds à Rome. Sa visite à cette ville n'est fondée sur aucune autorité sérieuse. Seul, un écrivain de la fin du IIe siècle ou du commencement du IIIe, l'auteur de l'ouvrage appelé les Clémentines (5), nous dit gravement qu'à l'occasion de cette visite, ayant trouvé là Simon le magicien, l'apôtre le défia de lui donner une preuve de son pouvoir miraculeux ou magique, sur quoi le sorcier s'envola dans les airs, et Pierre le fit descendre avec une telle hâte qu'il se cassa une jambe (6). Tous les historiens sérieux ont rejeté bien vite l'histoire de cette rencontre de l'apôtre et du magicien comme manquant absolument de preuves contemporaines ; mais comme la visite de Pierre à Rome est fondée sur la même autorité, elle demeure ou tombe avec elle ; du moins, on ne doit l'admettre que comme extrêmement douteuse. Mais si tel est le cas pour le Pierre du christianisme, il est facile de prouver d'une manière indubitable qu'avant l'ère 294

chrétienne il y avait à Rome un Pierre qui occupait la plus haute place dans la prêtrise païenne. Le prêtre qui expliquait les mystères aux initiés était quelquefois appelé d'un nom grec, "le Hiérophante", mais dans le chaldéen primitif, le vrai langage des mystères, son nom prononcé sans les points voyelles, était Pierre, c'est-à-dire l'interprète (7). Rien n'était plus naturel que ce prêtre, interprète et révélateur de la doctrine ésotérique des mystères, portât les clefs des deux divinités dont il dévoilait les desseins secrets (8).

C'est ainsi que nous pouvons voir comment les clefs de Janus et de Cybèle furent plus tard regardées comme étant les clefs de Pierre l'interprète des mystères. Bien plus, nous avons la preuve la plus décisive que dans les contrées séparées l'une de l'autre et éloignées de Rome, ces clefs étaient connues des païens initiés non seulement comme étant celles de Pierre, mais comme étant celles d'un Pierre identifié avec Rome. Dans les mystères d'Eleusis à Athènes, quand les candidats à l'initiation étaient instruits dans la doctrine secrète du paganisme, on leur lisait l'explication de cette doctrine dans un livre appelé par les écrivains "le livre Pétroma" ; ce qui veut dire, nous affirme-t-on, "un livre formé de pierre (9)". Mais c'est évidemment là un jeu de mots, selon l'esprit ordinaire du paganisme, dans le but d'amuser le vulgaire. La nature de ce fait et l'histoire des mystères montrent que ce livre ne pouvait être que le livre "Peter-Roma", c'est-à-dire, "le livre du grand interprète", en d'autres termes, d'Hermès Trismégiste, "le grand interprète des dieux". En Égypte, où les Athéniens ont puisé leur religion, les livres d'Hermès étaient considérés comme la fontaine divine de toute vraie connaissance 313 des mystères (10). Aussi considérait-on dans ce pays Hermès sous ce caractère de grand interprète, ou Peter-Roma (11). À Athènes, Hermès comme on le sait, occupait exactement la même place (12) ; il doit donc, dans le langage sacré, avoir été connu sous le même titre. Le prêtre qui expliquait les mystères au nom d'Hermès doit donc avoir porté non seulement les clefs de Pierre, mais les clefs de Peter-Roma. C'est ici que le fameux nom de livre de la pierre, commence à se montrer sous un jour nouveau ; bien plus, à verser une nouvelle lumière sur l'un des passages les plus obscurs et les plus embarrassants de l'histoire de la papauté. Certains historiens se sont demandé avec étonnement comment il se fait que le nom de Pierre ait été associé à celui de Rome depuis le

IVe siècle, comment dans tant de pays divers, des milliers d'âmes ont pu croire que Pierre, l'apôtre de la circoncision, ait renoncé à sa charge divine, pour devenir évêque d'une église de Gentils et souverain spirituel dans la grande cité, quand on n'avait aucune preuve certaine qu'il ait jamais été à Rome ! Mais le livre de Peter-Roma nous explique ce qui sans lui demeurerait tout à fait inexplicable. Ce titre était trop précieux pour être méprisé par la papauté, et suivant sa tactique ordinaire, il était certain qu'elle le ferait à l'occasion servir à sa propre extension. Cette occasion lui fut offerte. Quand le pape eut des rapports étroits avec le sacerdoce païen, quand les païens furent enfin placés sous son contrôle, comme nous le verrons, quoi de plus naturel que de chercher non seulement à réconcilier le paganisme et le christianisme, mais à montrer que le païen Peter-Roma, avec ses clefs, signifiait Pierre de Rome, et que ce Pierre de Rome était le véritable apôtre auquel le Seigneur Jésus donna "les clefs du Royaume de Dieu" ? Ainsi par une simple confusion de mots, des personnes et des choses essentiellement différentes étaient confondues ; le paganisme et le christianisme étaient mêlés ensemble afin de servir l'ambition croissante d'un prêtre corrompu ; ainsi, pour les chrétiens aveuglés de l'apostasie, le pape devint le représentant de Pierre l'apôtre, tandis que pour les païens initiés : il n'était que le représentant de Pierre, l'interprète de leurs fameux mystères (13) !

C'est ainsi que le pape fut la contrepartie exacte de Janus à la double figure. Oh ! quelle profonde signification de l'expression scripturaire, "le Mystère d'iniquité" (II Thessalonicien II, 7), appliquée à la papauté !

Le lecteur pourra comprendre maintenant comment le grand Concile d'État du pape qui assiste ce dernier dans le gouvernement de l'Église, a été appelé le collège des cardinaux. Le mot cardinal vient de Cardo, gond. Janus, dont le pape porte la clef, était le dieu des portes et des gonds, et on l'appelait Patulcius et Clusius, celui qui ferme et celui qui ouvre (14). C'était un sens blasphématoire, car on l'adorait à Rome comme le grand Médiateur. Quelle que fût l'entreprise qu'on allait tenter, la divinité qu'on allait invoquer, il fallait avant tout adresser une invocation à Janus (15), qui était reconnu comme le dieu des dieux (16). Sa

mystérieuse divinité combinait les caractères de Père et de Fils (17) et sans elle aucune prière ne pouvait être exaucée ; la porte du ciel même ne pouvait s'ouvrir (18). C'est ce dieu qu'on adorait si généralement en Asie Mineure quand notre Seigneur envoya par Jean son serviteur les sept messagers de l'Apocalypse aux Églises de cette région. Aussi dans un de ses ordres le voyons-nous repousser tacitement l'assimilation profane de sa dignité à celle de ce dieu, et réclamer ses droits exclusifs à la prérogative attribuée généralement à son rival : "Écris aussi, écris à l'ange de l'église de Philadelphie : Voici ce que dit celui qui est saint, le véritable, qui a la clef de David, qui ouvre et personne ne ferme, qui ferme et personne n'ouvre." (Apocalypse III, 7). Or, c'est à ce Janus, comme médiateur adoré en Asie Mineure et aussi à Rome dans les premiers siècles, qu'appartenait le gouvernement du monde, il avait, suivant les païens, tout pouvoir dans le ciel, sur terre et sur mer (19). À ce titre, il avait dit-on, jus vertendi cardinis, le pouvoir de tourner les gonds, d'ouvrir les portes des cieux, ou d'ouvrir et de fermer dans le monde les portes de la paix et de la guerre. Le pape, s'instituant grand-prêtre de Janus, prit aussi jus vertendi cardinis, le pouvoir de tourner les gonds, d'ouvrir et de fermer dans un sens blasphématoire et païen. Ce pouvoir fut tout d'abord affirmé insensiblement et avec prudence, mais une fois les fondements jetés, l'édifice du pouvoir papal fut solidement établi, siècle après siècle. Les païens qui voyaient quels progrès le christianisme de Rome faisait vers le paganisme sous la direction du pape, étaient plus que contents de reconnaître que le pape possédait ce pouvoir ; ils l'encouragèrent joyeusement à s'élever de degré en degré au faîte de ses prétentions blasphématoires qui convenaient au représentant de Janus, prétentions qui, on le sait, sont maintenant, grâce au consentement unanime de la chrétienté apostate de l'Occident, reconnues comme inhérentes à la charge d'évêque de Rome. Il fallait cependant une coopération extérieure pour permettre au pape de s'élever à la suprématie du pouvoir auquel il prétend. Quand son pouvoir se fut accru, quand sa domination se fut étendue, et surtout quand il fut devenu un souverain temporel, la clef de Janus devint trop lourde pour sa main, il eut besoin de partager avec un autre le pouvoir du gond. C'est ainsi que ses conseillers privés, ses hauts fonctionnaires d'État, associés avec lui pour le gouvernement de l'Église et du monde, reçurent le titre aujourd'hui bien connu de cardinaux, les prêtres du gond. Ce titre avait déjà été porté auparavant par les grands officiers de l'empereur Romain qui, en 297

qualité de Pontifex Maximus, avait été lui-même un représentant de Janus, et avait transmis ses pouvoirs à ses créatures. Même sous le règne de Théodose, empereur chrétien de Rome, le premier ministre portait le titre de cardinal (20). Mais aujourd'hui le nom et le pouvoir que ce nom comporte avec lui ont depuis longtemps disparu de chez tous les fonctionnaires civils des souverains temporels ; et seuls ceux qui aident le pape à porter la clef de Janus pour ouvrir et fermer, sont connus sous le nom de cardinaux, prêtres des gonds.

J'ai dit que le pape devint le représentant de Janus qui, nous le savons, n'était autre que le messie Babylonien. Si le lecteur considère seulement les prétentions orgueilleuses de la papauté, il verra combien elle a emprunté à l'original. Dans les contrées où le système Babylonien s'est développé le plus complètement, nous trouvons le souverain pontife du dieu Babylonien investi des mêmes attributs que le pape. Appelle-t-on le pape "dieu de la terre, vice-dieu, vicaire de Jésus-Christ" ? Le roi d'Égypte qui était souverain pontife (21), nous dit Wilkinson, était regardé avec le plus grand respect comme le représentant de la divinité sur la terre. Le pape est-il infaillible, et l'Église de Rome, en conséquence, se vante-t-elle de n'avoir jamais changé et d'être incapable de changer ! Il en était de même pour le pontife chaldéen et le système qu'il patronnait. Le souverain pontife, dit l'écrivain que nous venons de citer, était réputé incapable d'erreur (22) ; aussi avait-on le plus grand respect pour la sainteté des anciens édits ; c'est là sans doute l'origine de cette coutume "qui ne permettait pas de changer les lois des Mèdes et des Perses". Le pape reçoit-il l'adoration des cardinaux ? Le roi de Babylone comme souverain pontife était adoré de la même manière (23). Les rois et les ambassadeurs sont-ils tenus de baiser la semelle du pape ? Cette coutume aussi est copiée sur le même modèle ; car le professeur Gaussen, citant Strabon Hérodote s'exprime ainsi : "Les rois de Chaldée portaient aux pieds des sandales que les rois vaincus avaient l'habittude de baiser (24)." Enfin le pape est-il appelé du nom de "sa sainteté" ? C'est ainsi qu'on appelait à Rome le pontife païen. Ce titre paraît avoir été commun à tous les pontifes. Symmaque, le dernier représentant païen de l'empereur romain comme souverain pontife, s'adressant à l'un de ses collègues ou pontifes comme lui, à propos d'un grade auquel il allait être promu, lui dit : "J'apprends que votre sainteté (sanctitatem tuam) va être désignée par les saintes lettres (25)."

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