CONCLUSION

 

Nous avons parcouru le chemin que nous nous étions proposé de suivre. Au sortir du moyen Age, pour lequel l'autorité de l'Écriture était chancelante et son sens incertain, nous avons vu les hommes de la Renaissance en appeler à la Bible, mettre le saint Livre entre les mains du peuple, et proclamer que l'Écriture n'a qu'un sens, et qu'elle doit être entendue d'après les règles ordinaires de la grammaire, et en se réglant sur le sens simple et naturel des mots. Mais aussitôt qu'Érasme entreprend d'étudier l'Écriture dans la langue originale, les variantes se multiplient devant lui, le jugement de l'antiquité s'élève à ses yeux contre l'opinion reçue, la critique, en un mot, s'impose à lui. Érasme n'avait ni la tranquillité d'esprit, ni la fermeté de caractère qu'exige le métier du critique; néanmoins il a représenté la libre recherche et la sincérité scientifique en un siècle où la science moderne naissait à peine. Après lui, Luther, dès les premiers jours de sa carrière agitée par tant de combats, se heurte à certains passages de l'Écriture qui lui paraissent contraires à l'Évangile du salut gratuit. Il ne s'arrête point longtemps devant ces obstacles, mais il écarte avec impatience tout ce qui le retarde dans la recherche du salut, en disant: « Ce qui n'enseigne pas le Christ n'est pas apostolique, lors même que saint Pierre ou saint Paul l'aurait écrit; mais ce qui prêche le Christ sera toujours apostolique, quand encore ce serait l'oeuvre de Judas, de Pilate ou d'Hérode. » Carlstadt, au contraire, défendant contre Luther le livre que celui-ci a le plus vivement attaqué, déclare que le caractère canonique d'un écrit dépend d'une seule chose, de l'usage qui l'a admis au nombre des livres sacrés. Le canon est, pour lui, l'oeuvre de l'histoire, et, conservateur en fait comme il était radical en principe, il se montre à la fois l'ancêtre spirituel de ceux qui interdisent l'examen du Canon, oeuvre providentielle de l'Église, et le précurseur des critiques les plus hardis. Que les héritiers de la pensée de Carlstadt, qui n'est au fond que la pensée du moyen âge exprimée dans le langage des temps modernes, soient les docteurs de Cologne et les jésuites de Louvain, ou les savants, catholiques d'abord, puis protestants, que le dix-septième et le dix-huitième siècle verront partir des mêmes prémisses pour arriver à des résultats bien différents, il est certain que le point de vue des uns et des autres est bien éloigné de celui de Luther.

 

Dans toute cette étude, consacrée à l'histoire de la Bible et de son autorité au temps de la Réforme, on n'a pas rencontré le nom de ce que la théologie courante d'aujourd'hui appelle le principe formel de la Réforme. Il n'a pas été possible de faire usage ici de cette expression peu exacte et peu historique. Peu exacte en effet, car nous ne croyons pas qu'un pareil terme, appliqué à un semblable objet, trouverait grâce devant l'autorité des philosophes et devant les règles d'une saine logique; peu historique, car ce mot et cette pensée sont également étrangers, et aux réformateurs, et à tous les grands théologiens du protestantisme. La Réforme elle-même n'a connu qu'un principe, c'est le pardon des péchés, la justification par la foi. Les articles de Smalcalde, qui sont l'un des plus anciens et des plus considérables parmi les écrits symboliques de l'Église luthérienne, et qui ont Luther pour auteur, disent formellement, en parlant de la rémission des péchés: « C'est ici le premier et le principal article 1. » Sans doute, en même temps, les mêmes articles opposent à la parole des Pères l'unique autorité de la Parole de Dieu: « Notre règle, disent-ils, est autre, c'est que la Parole de Dieu crée les articles de foi, et personne hors d'elle, quand ce serait un ange 2. » Mais la Parole de Dieu, pour les réformateurs, est autant l'Évangile, la Parole prêchée, la prédication de la rémission des péchés, que la Parole écrite. Un historien d'un sens délicat et d'un esprit pénétrant, M. Ritschl, a naguère élucidé ce point dans la Revue d'histoire ecclésiastique fondée par M. Brieger 3, et il y a apporté beaucoup de clarté. Il a montré qu'aucun auteur ancien n'a pensé à unir dans une même formule le principe de la doctrine chrétienne et la règle de la foi.

 

Le mot de forma, appliqué à l'autorité en matière religieuse, se rencontre une fois dans Melanchthon 4, mais un passage isolé ne suffit pas à établir, contre la pensée générale des réformateurs, une tradition dogmatique.

 

1. A. S., p. 304 s., Rech.: Hic primus et principalis articulus est... et in hoc articulo sua sunt et consistunt omnia, quae contra Papam... docemus, testamur et agimus. Cf. Apol. Conf. Aug., II: Praecipuus locus doctrinae christianae. Form, conc., p. 683.

2. A. S., p. 308: Ex patrum enim verbis et factis non sunt extruendi articuli fidei... Regulam autem aliam habemus, ut videlicet Verbum Dei condat articulos fidei, et praeterea nemo, ne angelus quidem.

3. Zeitschrift fur Kirchengeschichte, 1, 3, Déc. 1876.

4. Loci, 1521, préface (C. R., XXI, p. 82): Fallitur, quisquis aliunde Christianismi fovnam petit, quam e Scriptura Canonica.

 

Un théologien sérieux, mais de basse époque, Hollaz (1707), a eu le premier l'idée de rapprocher l'un et l'autre élément, le principe et l'autorité. Il semble que ce soit à Baier, qui écrivait en 1686, que l'on doive le mot d' « objet formel » de la théologie, par lequel il entend la révélation. Ce n'est qu'un siècle et demi plus tard, après les tâtonnements et les essais des supranaturalistes et des rationalistes du commencement de ce siècle, des Gabler et des Ammon, pour définir ce qu'ils appellent le principe matériel et formel de la théologie chrétienne, que Twesten, Hase et Ullmann, entre 1826 et 1834, ce dernier dans son livre sur Jean Wessel, paru à cette dernière date, arrivèrent à la pensée d'appliquer, les deux premiers au protestantisme, le troisième à la Réforme, la notion du double principe, le principe matériel qui est la doctrine de la justification par la foi, et le principe formel qui est l'autorité de l'Écriture. M. Ritschl termine son intéressante étude par cette conclusion: Cette formule ne date que de cinquante ans, et elle a déjà achevé son temps.

 

C'est dans la Parole de Dieu, rendue au peuple chrétien, désormais comprise sans allégorie et dans sa vérité, et acceptée comme autorité absolue, que les réformateurs ont retrouvé la doctrine fondamentale de la justification par la foi. Mais il ne suffisait pas, pour que le principe de la Réforme fût saisi, mis au jour et accepté par la conscience, que la Bible fut connue, lue et respectée. Le mot de justification par la foi, lu dans la Bible par les premiers réformateurs de la France, ne leur a pourtant pas fait comprendre le principe de la foi qui justifie; ce mot remplit le Commentaire de Le Fèvre sur l'Épitre aux Romains, écrit en 1512, mais il n'a mené le réformateur français, le traducteur de la Bible, qu'à une opposition timide à la justice des oeuvres. Au contraire, Luther, dans son Cours sur les Psaumes (1513-1516), à l'époque il était encore livré à toutes les incertitudes de l'exégèse allégorique, écrivait déjà (II, p. 152), fort de son expérience intime, ce mot qui résume la doctrine de toute sa vie: « Nous ne sommes pas justifiés par nos oeuvres, mais pour produire de bonnes oeuvres, il faut d'abord que nous soyons justes, Ratio ommium est haec regula, quod nos justi non sumus ex operibus, sed opera justa ex nobis primo justis. »

 

En effet, ce n'est pas l'autorité de l'Écriture qui a fait la Réforme. La Réformation de l'Église n'a eu qu'un principe, c'est la justification du pécheur par la foi seule en Jésus-Christ. Mais c'est parce que la Parole de Dieu donne à l'âme l'assurance du pardon gratuit de Dieu, que la Réforme a embrassé l'autorité de la Parole divine, et a fait de la Bible la seule règle de la foi. Ceux des réformateurs qui ont considéré la Bible avec le plus d'amour et de respect, sont aussi ceux qui ont mis le plus de sincérité et l'intérêt le plus personnel dans cette recherche et dans cette élude de la Parole de Dieu que nous appelons la critique.

 

A Christ seul soit la Gloire