CHAPITRE XII

 

LA DOGMATIQUE

 

Il y a dans les livres symboliques de l'Église luthérienne, presque tous issus de la période créatrice de la Réforme, une grande pensée, une conception profonde de la Parole de Dieu. Pour eux, le nom même de la Parole de Dieu rappelle sans cesse l'objet des promesses divines, la grâce et la prédication qui en est faite au nom de Dieu par ses serviteurs, et ce que les symboles luthériens désignent du nom de la Parole de Dieu, c'est le salut, c'est l'Évangile.

 

Cette conception, religieuse avant tout, ne pouvait suffire longtemps à la théologie. C'est autour de Mélanchthon que s'étaient formés les premiers théologiens de la seconde génération protestante; c'est dans le même groupe que les premiers efforts furent faits pour démontrer que la Bible est la Parole de Dieu: démonstration que Georges Major 1 entreprit de donner. Elle ne devait pas, sans doute, créer une certitude égale à l'assurance que la foi des réformateurs avait puisée dans l'autorité absolue de la Bible, dans cette autorité qui s'acceptait et ne se démontrait point. Georges Major veut établir « que les écrits des Prophètes et des Apôtres sont la voix et le commandement même du Dieu éternel », et il en donne, dans son livre, qui du reste n'est pas oeuvre de science ni de critique, cinq raisons: 1° la doctrine des Prophètes et des Apôtres dépasse la raison humaine; 2° seule elle donne à la conscience une consolation certaine; 3° cette doctrine est la même depuis l'origine du monde (consensus et perpetuitas doctrinae); 4° leurs prédictions se sont réalisées; 5° leur doctrine a été confirmée par de nombreux miracles, dont le plus grand est la chute du paganisme.

 

Il n'est point douteux que les réformés n'aient franchi plus rapidement que les luthériens l'espace qui sépare la conception première des réformateurs de la théorie officielle qui est arrivée bientôt à faire loi dans l'une et l'autre Église. Dès l'origine, la notion de l'Écriture, chez les réformés, avait été autre que celle des luthériens. Pour la Formule de Concorde, dernier monument de la pensée des anciens luthériens, l'Écriture est encore, comme pour les réformateurs eux-mêmes 2, « la seule règle et l'unique norme à laquelle tous les dogmes et tous les docteurs doivent être mesurés et appréciés ». L'Écriture est donc, dans la doctrine luthérienne, la règle de la foi.

 

1. De Origine et auctoritate Verbi Dei, 1550, 2' éd., Viteb , 1565, In-8°,

2. Articles de Smalcalde, p. 308 (Rech.).

 

Pour les réformés, elle est davantage, si l'on peut dire que ce soit augmenter son autorité que de l'étendre. Les théologiens réformés, dès les premiers jours de leur Église, et non-seulement les théologiens, mais les plus humbles parmi les martyrs, ont plutôt considéré l'Écriture comme l'unique source de la doctrine de l'Église. Une différence profonde dans la pensée, dans la pratique même de l'une et de l'autre Église, se révèle dans ces deux formues, qui paraissent au premier abord presque identiques. Le premier martyr de l'Église de France, Jacques Povent 1, dit hautement devant ses juges: « II vaut mieux abattre les images des saints, que le simple peuple se abusist à icelles. » Luther, au contraire, quitte la Wartbourg, au péril de sa vie, sitôt qu'il apprend que Carlstadt brûle les images dans les églises de Wittemberg. Mélanchthon, nous l'avons vu, résume toute la doctrine de l'autorité de la Bible en ce seul mot: « L'Écriture est la pierre de touche à laquelle doivent être éprouvées les sentences des hommes et leurs décrets. » A cet égard, Luther abritait sa faiblesse derrière une doctrine qui n'était point la sienne, lorsqu'il excusait le double mariage du landgrave de Hesse en disant que la bigamie n'est point formellement interdite dans la Bible, Mélanchthon, au contraire, lorsqu'il se prêtait à l'introduction dans l'Église des coutumes et des traditions qui ne sont point expressément interdites par l'Écriture, de ce qu'il plaisait à la théologie d'appeler les adiaphora, ne faisait que pousser à l'extrême les principes qu'il avait posés.

 

1. D'Argentré, 11, 3'.

En revanche, dans le singulier débat qui se prolongea pendant plusieurs années, lorsque les réformés tentèrent d'interdire l'usage des noms de baptême qui n'étaient point tirés de la Bible 1, ils restaient fidèles jusqu'à outrance à leur doctrine, d'après laquelle tout ce qui n'est point dans l'Écriture, source unique de la foi, est interdit et n'est point de Dieu.

 

Il n'appartient point, sans doute, à l'histoire de choisir entre l'esprit de la grande Église huguenote, qui n'a produit, dans sa crainte de la messe, qu'un seul cantique, le Psautier, tout entier tiré de la Bible, et cet esprit tout humain, l'esprit de Luther, dont la piété profonde et vivante a éprouvé le besoin de s'exprimer par la poésie et par la musique, et de reconnaître comme siens tous les chefs-d'oeuvre de l'hymnologie du moyen âge. Mais l'histoire reconnaît qu'il y a ici deux familles d'esprits, deux tendances profondément différentes, et que le caractère d'autorité (nous ne disons point le degré d'autorité) reconnu à la Bible est la marque de l'un et de l'autre esprit. Nous ne voulons point dire que cette différence dans la conception de la Bible soit la raison de la diversité de caractère qui se remarque entre les deux Églises luthérienne et réformée. A l'origine même de la séparation qui a divisé le protestantisme, non sans doute en deux Églises, mais en deux communions distinctes, nous trouvons cette grande question, qui pour les réformateurs était le noeud de la doctrine chrétienne, la question de la loi et de la grâce. M. Diestel, dans sa belle étude sur l'Ancien Testament dans l'Église chrétienne, a pénétré avec une grande finesse dans l'examen de cette distinction essentielle entre la piété luthérienne (s'il est permis de parler ainsi) et la piété réformée.

 

1. Voyez Bull. de la Soc. de l'hist. du protest. fr., XXVI, 1877, p. 476, et Pujol, Recueil des règlements faits par les synodes provinciaux du haut Languedoc et haute Guienne, 1679, in-80, p. 60.

 

Dès la première heure, Luther fut mis, par les circonstances, en face du problème de la loi, et il se prononça nettement, durement même, contre la loi: «La loi de Moïse est morte, il n'en reste rien, elle n'a été donnée qu'aux juifs; nous sommes gentils, et nous devons obéissance aux lois de notre pays 1».... « La loi de Moïse n'est pas seule à prêcher un seul Dieu, la loi naturelle le fait également 2. » « Qu'on nous laisse donc en paix avec la loi de Moïse. Je n'en garde que la loi morale que Dieu a plantée dans la nature, en particulier les dix commandements, qui nous enseignent le vrai culte de Dieu et les règles de l'honnêteté 3. » Je ne peux voir dans ces paroles une théorie sur la loi. Luther avait charge d'âmes. Comme il arrive naturellement dans les premiers jours d'une grande révolution religieuse, il y eut un moment, dans l'histoire de la Réforme allemande, où tout fut mis en question, où l'effervescence populaire et la violence des conducteurs du peuple mirent en péril les bases mêmes de la société. Au nom de la loi de Moïse, on voulait secouer l'autorité des lois. On sait quels dangers de pareils excès firent courir à la Réforme. Luther fit front contre ces doctrines insensées. Plus tard, lorsque les théologiens voulurent faire une théorie de ce qui n'était qu'un cri du bon sens et de la nature, lorsque Agricola se prononça contre la loi et érigea l'antinomisme en principe, Luther, après avoir beaucoup hésité, se retourna contre les antinomistes et se prononça hautement pour la sainteté de la loi et pour son caractère éternel.

 

1. Lettre au Conseil de Dantzig, 5 mai 1525: Das Gesetz Mosis ist todt und ganz abe, ja auch allein den Juden gegeben; wir Heiden sollen gehorchen den Landrechten, da wir wohnen.

2. 29, 155 (Witt. d. himml. Proph., fin 1524-1525): Denn einen Gott haben ist nicht Mose Gesetz alleine, sondern ouch ein natürlich Gesetze.

3. Tischreden, Erl. 58, 269 (1524): Darümb sei man zufrieden mit Mose Gesetzen; ausgenommen die Moralia, die Gott in die Natur gepflanzt hat, als die zehen Gebot, so rechten Gottesdienst und Ehrbarkeit belangen. — Voyez aussi Erl. 53, 244 ss. (a. 1524) et 58, 269 ss.

 

C'est à Mélanchthon, le dogmaticien de la Réforme, que nous irons naturellement demander la formule qui doit exprimer les rapports de la Loi et de l'Évangile. Cette formule, l'auteur des Loci l'a cherchée toute sa vie; nous connaissons toutes les incertitudes de sa pensée. Dès 1520, dans ce premier crayon des Lieux communs de théologie que l'on a heureusement retrouvé, Mélanchthon s'enhardit jusqu'à dire: « La loi morale elle-même est abolie... Vous êtes maître de la loi si vous vous confiez en Christ. 1» La première édition des Lieux communs dit avec non moins de force: « Cette partie de la loi que l'on appelle le décalogue ou les préceptes de morale, est abolie par la nouvelle alliance. La liberté du chrétien serait bien misérable et pire que la servitude, s'il n'était affranchi que des cérémonies, qui sont la partie de la loi la plus facile à supporter 2.» Mais déjà le mot de décalogue a disparu de l'édition de 1522 et des suivantes; en 1525, dans la première des éditions qu'on appelle du deuxième âge, Mélanchthon a trouvé la distinction qu'il cherchait, et depuis 1543, dans les éditions du troisième âge, il dit encore plus clairement: « La loi est abrogée, quant à la malédiction, mais non quant à l'obéissance 3. »

 

1. C. R. XXI, p. 29: Sed et moralem legem antiquatam esse... Tu jans legi dominaris si Christo confidis.

2. lb., p. 193 8. (1521): Esse antiquatam Novo Testamento partem logis, quam decalogum seu praecepta moralia vocant. Vilissima fuerit libertas christiana, et plus quant servitus, si solas ceremonias tollat, partem legis omnium facillime ferendam.

3. lb., p. 1043: Abrogata est lex, quod ad maledictionem attinet, non quod ad obedientiam attinet.

 

A vrai dire, ni Mélanchthon, ni Luther n'avaient jamais eu une autre pensée, et toute la morale de Luther se retrouve dans les lignes intimes que le docteur Philippe a écrites dans la Prima adumbratio, le premier projet des Loci: « Celui qui ne se confie point en Christ est soumis à la loi, et c'est en croyant que nous accomplissons la loi. Ceux qui sont en Christ en sont affranchis. Nous sommes toujours pécheurs, nous ne satisfaisons jamais à la loi, mais, quoique nous péchions, nous ne devons rien à la loi, car le Christ l'a abolie et l'a supprimée. Ne craignons pas les peines de la loi, mais croyons fermement que le péché ne nous est point imputé pour l'amour du Christ qui a accompli la loi. Beaucoup d'âmes pieuses se débattent dans l'angoisse et dans la tentation; il faudrait les consoler par cette assurance, que les chrétiens sont affranchis de la loi, c'est-à-dire que s'ils n'accomplissent pas la loi, elle ne leur est point imputée néanmoins, s'ils ont cette confiance qu'elle ne leur est point imputée, parce que nous sommes entés sur le Christ, qui a satisfait à la loi pour tous les croyants. C'est ainsi que Dieu a dit à saint Paul: «Ma grâce te suffit.» Il ne faut pas regarder le Christ comme un juge 1. »

 

1. P. 29 : Consequitur quod qui non confidit in Christo est subjectus legi, el eatenus impletur lex quatenus confidimus... Deinde liberi a lege qui in Christo sunt. Quanquam enim semper peccatores sumus neque unquam legi satisfacimus, tamen legi nihil debemus, eciamsi vere peccemus, quia Christus antiquavit legem et sustulit. Non metuamus legis poenam, sed constanter confidamus id peccatum non imputari propter Christum qui legem persolvit. Multi pii anxie conflictantur cum quibusdam foedis affectibus, quibus hac consolatione opus est, liberos a lege christianos esse: i. e.: eciam si non persolvant legem, tamen non imputari propterea: quod Christo inserti sumus qui satisfecit pro omnibus fidelibus. Sic Paulo dictum est: sufficit tibi gratia mea. Man muss Christum nicht vor eynen richter halten.

 

Comme le seul principe de la Réforme est un fait de conscience, la justification par la foi en Jésus-Christ, ainsi, pour Luther et pour Mélanchthon, dont la claire intelligence est le reflet de la pensée rapide et ferme de son puissant ami, la distinction entre la Loi et l'Évangile est à la base de toute la morale et de toute la doctrine. La morale dont nous parlons ici n'est pas cette discipline de la volonté, qui prescrit à l'homme son devoir de chaque jour. Nul n'a plus profondément que Luther inculqué l'obéissance aux commandements de Dieu. Le décalogue n'est-il pas à la base de son catéchisme? Mais chacun des commandements de Moïse est expliqué par ces mots: « Nous devons craindre et aimer Dieu. » On ne peut mesurer toute l'étendue d'une pareille réforme dans la morale chrétienne.

 

Zwingli et les réformés, peut-être Calvin lui-même, si profond dans sa théologie et si ferme dans sa morale, n'ont pas compris aussi nettement la différence établie par les réformateurs allemands entre la Loi et l'Évangile. Entre la pensée luthérienne et la conception réformée, il y a la différence de deux morales. Que ces deux morales se touchent et se confondent sans cesse, puisque pour les enfants de Dieu il n'y a qu'une seule manière de faire la volonté de leur Père, nul n'en doute, et la conscience comme l'histoire le proclament. Néanmoins la différence des principes demeure, et son influence sur la vie de l'esprit tout entière est constante et se voit à l'oeil. Zwingli met l'Ancien Testament sur le même rang que le Nouveau. Calvin lui-même, quelque fermement que son coeur fût attaché à la grâce, Calvin fut toute sa vie l'homme de la loi. Ce caractère légal, qui n'était pas seulement celui de son esprit, mais qui était, dès avant lui, le trait dominant et pour ainsi dire la couleur de la piété réformée, a laissé son empreinte à toute la théologie calviniste. Comme l'a fait remarquer un bon historien, M. Diestel 1, là ou les luthériens mettent en avant la foi, les réformés considèrent avant tout l'élection, le centre de la doctrine luthérienne est la christologie, la théologie est le point de départ de la dogmatique réformée. C'est ainsi que toute la conception théologique des deux Églises est sous l'influence, nous ne savons si nous devons dire de la manière dont l'une et l'autre comprennent la Loi et l'Évangile, c'est-à-dire la Parole de Dieu, ou du principe religieux même d'où sont sortis les deux mouvements réformateurs. Ce principe est pour Luther de chercher dans la Bible la grâce. Aussi a-t-il peine à regarder comme étant de la Bible tout ce qui, dans le livre sacré, n'est pas l'évangile et ne prêche pas le Christ. Le principe des réformés est autre, leur attitude vis-à-vis de la Bible sera différente aussi.

 

Il est temps de poursuivre, dans les premiers dogmaticiens de l'Église luthérienne, le développement des principes de la Réforme ou le déplacement du point de vue protestant. Après un siècle de formation théologique, nous trouverons que les docteurs luthériens ont rejoint les réformés dans leur conception de la Bible et dans leur notion de l'autorité.

 

1. Ouvr. cité, p. 285 s.

 

S'il est vrai que l'Institution, ce livre créateur, n'est point une dogmatique, Martin Chemnitz est incontestablement le plus grand dogmaticien de l'Église protestante. Les vieux protestants d'Allemagne avaient exprimé leur enthousiasme naïf pour le père de la dogmatique luthérienne dans ces deux vers enfantins qui nous rappellent le distique consacré par les luthériens à la gloire de Nicolas de Lire:

 

Si Martinus non fuisset,

Martinus vix stetisset.

 

Il est certain que la pensée religieuse a dû plus qu'on ne pense à des hommes comme Chemnitz et Gerhardt, à ces mathématiciens de la théologie qui, en déduisant par une méthode sévère toutes les conséquences des principes protestants, ont donné à l'Église luthérienne un corps de doctrine complet.

 

Il semble que Chemnitz ait puisé l'inspiration de sa pensée dans un mot de Mélanchthon. En 1548, le théologien saxon, âgé de 24 ans seulement, demandait au docteur Philippe de lui donner le fil conducteur des études théologiques. Mélanchthon répondit à Chemnitz que « l'observation de la différence entre la Loi et l'Évangile était le point lumineux dans l'étude de la théologie, et la plus sûre méthode ». C'est en effet à ce point de vue que Chemnitz se place pour juger la doctrine du Concile de Trente et pour fixer la doctrine protestante. Chose naturelle, le premier livre de dogmatique luthérienne, après les Loci, fut un livre de controverse. L'Examen du Concile de Trente, qui vit le jour en 1565, est, à vrai dire, quoiqu'il ne se présente pas comme un ouvrage systématique, le manuel même de la doctrine protestante. Mais, par ce fait que la pensée de l'auteur est dirigée vers le dehors plus que vers le dedans, vers la discussion et la réfutation plus que vers la recherche de la vérité, nous nous trouvons avertis du caractère particulier de ce livre, et sans doute aussi de l'esprit qui régnera dans la théologie luthérienne formée à l'école de Chemnitz. Certes, ces grands mots de Loi et d'Évangile marquent encore pour le dogmaticien, comme pour les réformateurs, l'opposition fondamentale entre l'ancienne alliance et la nouvelle, entre les oeuvres et la foi. Néanmoins il s'agit, dès maintenant, de réfuter et d'établir les doctrines beaucoup plus que d'assurer son âme contre les terreurs de la mort et de saisir la grâce du Christ. Le théologien prend l'Écriture en main pour y chercher une base de discussion, un terrain commun et une autorité incontestée. Son principal souci, lorsqu'il abordera l'étude du livre sacré, sera donc d'exercer cette sorte de critique qui distingue, au nom de l'histoire, entre les écrits universellement reconnus et ceux qui ne font pas foi, n'ayant pas été reçus par l'Église de tous les temps.

 

Nous ne demanderons pourtant. à Chemnitz ni esprit critique, ni sens de l'histoire. Son érudition est considérable, eu égard au temps où il écrivait, et où la science historique venait de naître, mais nous ne nous arrêterons pas à ses dissertations sur l'origine des livres de la Bible. La préoccupation de l'auteur est absolument étrangère à l'histoire. Il veut « que la règle de la foi, ou de la saine doctrine dans l'Église, soit fermement établie 1». Or, « les anciens ont jugé que l'autorité des dogmes de l'Église devait être appuyée sur les seuls livres canoniques...

 

1. Locus I, sect. VI, 25, p. 59a, éd. Preuss (d'après l'édit de 1578): Ut regula fidei, sive sanae in Ecclesia doctrinae certa sit.

 

Les écrits canoniques ont été seuls estimés avoir une autorité suffisante pour servir de preuve aux articles contestés; quant aux autres livres, que Cyprien appelle ecclésiastiques, et Jérôme apocryphes, les anciens ont voulu qu'ils fussent lus dans l'Église pour servir à l'édification du peuple, mais non pour établir l'autorité des dogmes ecclésiastiques... Aucun dogme ne doit donc être bâti sur eux, s'il n'a des fondements et des témoignages certains et manifestes dans les autres livres canoniques 1. Aucun point controversé ne doit être prouvé par ces livres s'il n'existe en sa faveur des preuves et des autorités (et confirmationes) dans les livres canoniques. Mais ce qui y est dit se doit exposer et comprendre selon l'analogie de ce qui est manifestement enseigné dans les livres canoniques. Tel est le jugement de l'antiquité, la chose n'est point douteuse. »

 

1. Nullum igitur dogma ex istis libris exstrui debet, quod non habet certa et manifesta fundementa et testimonia in aliis Canonicis libris.

 

Pighius soutenait que l'Église a le pouvoir de donner l'autorité canonique aux livres qui ne l'ont point par eux- mêmes. Après lui, Chemnitz se demande si l'Église peut faire que les écrits dont on a douté dans l'Église ancienne, parce que les témoignages de l'Église primitive n'étaient point d'accord quant à eux, soient désormais canoniques, et il répond: « Elle ne le peut, car alors elle pourrait également rejeter des livres canoniques, ou canoniser des livres supposés (adulterinos). Toute la question dépend des témoignages certains de l'Église qui fut au temps des Apôtres, témoignages que l'Église des temps qui ont suivi a recueillis dans des histoires dignes de foi. » « L'Église qui a succédé à celle des premiers temps n'a fait que conserver et transmettre à la postérité le témoignage de la première Église..., » et Chemnitz répète: « Toute cette discussion est commandée par des témoignages certains, fermes et concordants, de la première et de l'ancienne Église; là où ils font défaut, l'Église des temps suivants ne peut , sans des témoignages surs et évidents, rendre vrai ce qui est faux, ni certain ce qui est douteux 1. »

 

Ainsi l'intérêt de la recherche a changé, le centre de la question s'est déplacé. Le polémiste luthérien demande à l'histoire de lui fournir une autorité incontestée, et, fort à court de documents sur l'ancienne histoire de la Bible, il borne, ou peu s'en faut, son histoire à Eusèbe, et les autorités de sa théorie du canon à quelques passages de saint Jérôme, de saint Augustin et de saint Grégoire le Grand. Par un besoin de conséquence qui est peut-être fortifié par sa défiance vis-à-vis de l'Apôtre saint Jacques, il met sur un même niveau les apocryphes de l'Ancien Testament et les antilégomènes du Nouveau, et les exclut également du débat. Il ne prétend point restreindre leur usage religieux, ni diminuer le crédit des livres d'autorité inférieure auprès des âmes pieuses. Il faut néanmoins reconnaître qu'en pratique et en réalité cette distinction, impossible à soutenir longtemps, entre les besoins de la discussion et ceux de la conscience, aurait conduit à diminuer le respect accordé à ces livres de second rang. A vrai dire, Luther ne considérait point la chose autrement.

 

1. Page 58a.

 

Il peut n'être pas sans intérêt de rechercher si Chemnitz a été lui-même fidèle à son principe, et s'il s'est interdit de faire usage, dans la discussion, des livres qu'il n'admet point à faire preuve. D'ordinaire, il ne cite les antilégo mènes que comme un témoignage en faveur des doctrines déjà établies par d'autres preuves; d'autre part, jamais il n'avance aucune parole contre leur autorité, il ne fait même aucune allusion à la doctrine de Jacques sur la justification. Une fois pourtant 1, il invoque l'Épître aux Hébreux comme unique argument et comme argument capital, lorsqu'il s'agit d'établir, par l'autorité de cette Épître, que Jésus-Christ a souffert « une fois ». On le voit alors s'irriter contre ceux a « qui tentent d'échapper à la clarté des témoignages de l'Épître aux Hébreux »; il en appelle l'auteur « l'Apôtre ». Ailleurs 2, rangeant l'Épître aux Hébreux parmi celles de saint Paul, il se borne à dire: « Nous ne discutons plus sur l'auteur de ce livre. » En un autre 'endroit 3, il s'appuie sur le témoignage rendu à saint Paul par la deuxième Épître de Pierre (3, 15 s.); il en argumente avec force, et nomme Pierre comme l'auteur de l'Épître. Quoique cette manière d'agir ne soit point en contradiction directe avec son principe, qui est celui-ci:

 

« Aucun dogme ne doit être tiré des livres contestés s'il n'a aussi des preuves manifestes dans les livres canoniques », il est certain que l'auteur devrait plus que jamais s'interdire l'usage, dans la discussion, d'un écrit qu'il n'admet pas comme faisant autorité, lorsqu'il s'agit, comme en cet endroit, de fixer les bases mêmes de l'autorité. Chemnitz, qui rejette, sur la foi de l'antiquité 4, l'autorite de la 2e et de la 3e Épître de Jean,

 

1. IX, iv, p. 403b; Ber. 9, 26.

2. IV, II, 43, p. 39a.

3. lb. 56 s., p. 41b s.

4. lb., 60, p. 43b.

 

emprunte cependant à l'Apocalypse, qu'il attribue à saint Jean, les menaces qui terminent le livre du Nouveau Testament 1. Ce n'est qu'entraîné par ses adversaires qu'il s'engage parfois sur un terrain qui n'est pas le sien. Mais l'usage peu conséquent que le plus rigoureux des polémistes ne peut s'empêcher de faire de ces livres qu'il n'admet pas à « ester dans le débat (stare in contentione) », montre combien peu de fondement la distinction établie par Luther dans le Nouveau Testament, entre les livres du premier et du second degré, avait dans la conscience religieuse du temps, et combien courtes étaient les racines qu'elle avait jetées depuis l'origine de la Réforme. Tandis que le livre de Chemnitz a exercé une influence maîtresse sur le développement de la dogmatique luthérienne, la doctrine de l'Écriture sainte est le seul point sur lequel les disciples du savant docteur aient été comme empressés de secouer son autorité, si c'est une autorité que l'exemple d'un esprit incertain et d'une pensée gênée par les nécessités de la discussion, et commandée elle-même par l'autorité d'un maître.

 

Flacius, dans son ardeur de trouver une autorité visible, ouvrira d'autres voies; le dix-septième siècle semblera avoir à cœur d'effacer les dernières traces des libertés de Luther. Entre une distinction difficile à maintenir et une uniformité visible, le choix des dogmaticiens luthériens fut bientôt fait. Au reste, ils avaient avec eux le sentiment général et le courant de la piété populaire.

 

1. P. 43ab.

 

Mathias Flacius, dit l'Illyrien, terminait en 1567, dans l'exil où il passait la fin d'une vie agitée, sa Clef de la Sainte Écriture, volumineux ouvrage dans lequel se trouvent des pensées d'une grande élévation mêlées à de singulières étroitesses. Son ouvrage est le premier essai de réunir en un corps de doctrine tout ce qui a trait à la Parole de Dieu. Il s'exprime sur l'Écriture avec une gravité et une autorité remarquables 1:

 

« L'Esprit saint, dit-il, est l'auteur de l'Écriture, seul il peut l'expliquer; c'est à lui qu'il appartient de nous conduire en toute vérité, à lui de graver son Écriture dans nos coeurs, et c'est à sa lumière qu'elle doit être étudiée... Les voies du Seigneur sont unies, les justes y marcheront, les impies y tomberont. Prenons donc garde d'y marcher avec piété... Il faut lire les saintes Lettres dans la crainte du Seigneur, en étant résolu fermement à n'en point dévier à droite ni à gauche, ni dans la foi, ni dans les mœurs, ni dans aucune de nos actions. C'est dans sa maison qu'il faut entendre Dieu, le père de la famille, et il le faut entendre seul... Lorsque nous nous convertissons au Seigneur, le voile qui nous cachait l'Écriture est levé; nous sommes éclairés de la lumière de l'Esprit, nous comprenons le but et l'objet de l'Écriture, c'est-à-dire le Seigneur Jésus, sa passion et ses bénéfices. Le Christ est le but de la loi, il est la perle de grand prix dont parle l'Écriture; si nous l'avons trouvé dans le champ du Seigneur, cela nous suffit (satin bene sumus negotiati)... L'affliction, dit Ésaïe, donne l'intelligence. Il m'est bon, dit le Psaume, d'avoir été affligé, car j'ai appris à connaître tes voies. L'affliction et la croix servent donc beaucoup à la connaissance de Dieu et de sa Parole. »

 

1. Clavis S. Scripturae, Bas. 1628, in-fol., 2 vol., pars II, 1 ss. § 3 et 10.

 

Jusqu'ici Flacius s'est exprimé avec la sagesse d'un coeur pieux et expérimenté. Lorsqu'il se souvient des besoins de la dogmatique, il tombe dans toutes les sécheresses de la dialectique et dans toute la fausseté d'une nouvelle scolastique. Il a voulu comprendre (§ 13), avant d'aborder l'étude de l'Écriture, la pensée générale et le but du Livre saint, qu'il trouve résumé en Jésus-Christ, et maintenant il comprend tout l'enseignement de l'Écriture sous la forme de deux syllogismes, et le postsyllogisme, qui embrasse la doctrine du Nouveau Testament, aboutit à cette conclusion: c'est donc cet homme, Jésus, qui est le véritable Messie.

 

Ce n'est pas assez: pour comprendre l'Écriture, Flacius éprouve le besoin d'en connaître d'abord la doctrine, et il nous propose « une sorte de catéchisme », qu'il tire ou pense tirer de la Bible, c'est le Credo, qu'il lit dans les trois premiers chapitres de la Genèse, le Décalogue, le Notre-Père, les paroles d'institution des sacrements, c'est-à-dire en un seul mot les cinq points du catéchisme de Luther 1. Lorsqu'il a ainsi trouvé le résumé de l'Écriture, il prononce l'arrêt suivant:

 

1. § 15, col. 11: Post hanc summam, utile est, studiosum percipere brevem quandant Catechesin: quant nobis itidem Scriptura offert. Primum, exhibendo quasi Symbolum, in tribus primis capitibus Geneseos de uno Deo, creatione, lapsu, et redemptione per benedictum semen: quam partem nunc Symbola referunt. Deinde, per Decalogum... Tertio, in Oratione dominica, et verbis Sacramentorum.

 

 « Toute intelligence et toute interprétation de l'Écriture doit être analogue à la foi; c'est là la norme et la barrière de la saine doctrine... Ainsi, tout ce que l'on dira de l'Écriture, et ce que l'on en tirera, doit être conforme au catéchisme qui la résume, c'est-à-dire aux articles de la foi 1. »

 

Sous cette forme naïve et réellement surprenante dans sa puérile simplicité, qu'a fait Flacius autre chose que d'appliquer les règles de la dialectique au principe que Luther avait posé: le Christ est le maître de l'Écriture. Il est vrai que Luther n'était sorti du moyen âge qu'en brisant les cadres de la scolastique, et que revenir à l'ancien esprit et aux vieilles formes, c'était verser le vin nouveau dans les vieux vaisseaux. Pourtant il était dans la nature et dans la nécessité des choses que l'esprit de conséquence et de raisonnement rentrât dans la théologie protestante. Le lendemain d'une réforme ne peut pas être semblable à son premier jour.

 

On comprendra facilement que l'exégèse de Flacius, que l'interprétation de l'Écriture, dont il essaie de donner les règles, n'est pas libre: elle subit la loi de cette analogie de la foi, dont la mesure elle-même est dans le catéchisme. Flacius pose en principe ce fait: « Il n'y a dans l'Écriture aucune espèce de contradiction 2, et ce principe, il l'applique avec rigueur, établissant que lorsque dans deux Évangiles un même fait est raconté avec des circonstances différentes, il faut conclure que le fait s'est passé à deux fois diverses.

 

1. § 17, col. 12: Omnis intellectus, ac expositio Scripturae, sit analoga fidei: quae est veluti norma quaedam sanae fidei, aut cancelli .. Omnia igitur, quae de Scriptura, aut ex Scriptura, dicuntur, debent esse consona praedicatae Catechesticae summae, aut articulis fidei.

2. Col. 89: Nulla omnino usquam est contradictio Scripturarum... ...Sed quae pugnare videntur, nostra culpa ac ignorantia talia esse existimantur.

 

On s'étonnera de trouver dans la Clavis de Flacius, parmi les règles qu'il donne de l'interprétation de la Bible, le mot de quadruple intelligence 1. Le mot seul, sous sa plume, rappelle l'exégèse des anciens scolastiques; en réalité, Flacius n'entend par là que la considération que l'on doit avoir de l'esprit et de la pensée d'ensemble du livre que l'on étudie, et du but de l'auteur. De même, lorsqu'il parle d'allégorie, il n'entend pas par ce mot autre chose que la métaphore 2. Il est vrai que c'est beaucoup d'emprunter à la scolastique son langage et sa devise elle-même.

 

Il ne nous convient pas d'apprécier ici une conception qui, bien considérée, n'appartient pas au siècle de la Réforme. Les théologiens de l'école de Flacius ont pu connaître Luther et Mélanchthon, dont ils sont presque les contemporains, mais ils appartiennent à cette grande école, dont le dix-septième siècle est l'époque, et qui ne peut pas être jugée sur quelques exemples isolés et sans un examen fort approfondi. Un pareil sujet ne veut pas être effleuré. Au reste, on trouvera dans le livre de M. Heppe sur la Dogmatique du seizième siècle 3, les noms des théologiens de cette époque de transition qui ont parlé de l'Écriture sainte, et l'indication de leurs opinions, qui ne présentent guère d'autre intérêt que de marquer le passage du siècle de Luther à celui de Jean Gerhardt. Il n'entre pas non plus dans notre étude de parcourir la série des symboles de l'Église réformée, et d'enregistrer les diverses assertions de ces vénérables confessions de foi, relatives à la Parole de Dieu.

 

1. P. 82: Existimo igitur, quadruplicem intelligentiam necessariam esse illis, qui in Scripturis Sacris utiliter versari cupiunt.

2. Col. 348 s.: Continuata metaphora.

3. Dogmatik des deutschen Protestantismus im 16. Jahrh., I, Gotha, 1857, p. 207-276.

 

Nous y verrions, comme dans les plus anciens documents de la foi de l'Église luthérierne, la doctrine de l'Écriture incertaine d'abord et la définition de son autorité oubliée; lorsque la confession des Églises de France, en 1559, arrive à considérer le caractère de l'Écriture, « reigle trescertaine de nostre Foy », elle en fait reposer toute l'autorité sur « le tesmoignage et intérieure persuasion du Saint-Esprit ». Mais bientôt l'autorité formelle de l'Écriture reprendra ses droits, et l'on verra s'établir une doctrine de l'Écriture dans laquelle aucun des anciens réformateurs ne reconnaîtrait sa pensée ni son esprit.