CHAPITRE XI

 

LE CONCILE DE TRENTE

 

Érasme et Luther n'avaient pas été les premiers à user de la liberté de la critique. En aucun temps, avant que les progrès de la Réforme obligeassent l'Église catholique à fermer la barrière à toute indépendance, la critique n'avait été traitée absolument en ennemie. Depuis que l'humanisme et la renaissance des lettres avaient introduit dans l'Église et répandu autour d'elle des idées de recherche et de liberté, on avait vu Vivès manifester des doutes sur l'origine de l'Épître aux Hébreux, on avait entendu le cardinal Cajétan 1 s'exprimer, à l'égard de ceux des livres du Nouveau Testament que l'antiquité avait souvent contestés, sur le ton de la critique: « Si l'Épître aux Hébreux n'est pas de saint Paul, il n'est pas évident qu'elle soit canoniques 2»: or, l'auteur de cette Épître « n'est pas saint Paul 3 ».

 

1. Commentaires, t. V. Lyon, 1639.

2. P. 329 : Nisi sit Pauli, non perspicuum est canonicam esse.

3. Ad cap. 2: non esse Pauli.

 

« Il n'est pas absolument certain que l'Épître de Jacques soit de Jacques frère du Seigneur 1. » Cajétan reconnaît que la seconde Épître de saint Pierre « ne manque pas de contradicteurs », néanmoins il passe outre, mais il ne donne aux deux dernières Épîtres de saint Jean et à celle de Jude « qu'une moindre autorité », et quant à l'Apocalypse, il s'est abstenu de la commenter.

 

Quand Cajétan, âgé de soixante et un ans, achevait à Gaëte, en l'an 1529, ses commentaires sur le Nouveau Testament, le premier tribunal de l'Europe avait déjà prononcé la condamnation de la critique. La Sorbonne avait émis, le 17 décembre 1527, son jugement sur les opinions d'Érasme 3. La proposition que le critique hollandais avait émise, que « ce n'est pas toujours douter quant à la foi, que douter de l'auteur d'un livre », était déclarée « téméraire et erronée ».... « Quoique quelques-uns aient douté autrefois de l'auteur de certains livres, néanmoins, depuis que l'Église les a approuvés par l'usage universel qu'elle en fait sous le nom des auteurs auxquels ils sont attribués, et leur a donné l'autorité de sa définition, il n'est plus permis au chrétien d'hésiter 4. » Les propositions d'Érasme sur l'origine de l'Épître aux Hébreux sont traitées « d'arrogantes et schismatiques »...

 

1. P. 362: Non est usquequaque certum...

2. P. 398 b. et 399 b.: Minoris authoritatis sunt.

3. Determinatio Facultatis super quamplurimis assertionibus D. Er. Rot., d'Argentré, II, 59 s.

4. Postquam Ecclesia sub nomine talium autorum suo usu universali illos recepit et sua probavit definitione, iam non fas est christiano dubitare.

 

« Admirez l'insolence et l'obstination de cet écrivain ! Tandis que tant de docteurs catholiques, de papes et de conciles, d'accord avec l'usage universel de l'Église, déclarent que cette pitre est de Paul, cet auteur se croit plus sage que le genre humain, et il doute encore 1 ! »

 

Les querelles sur la critique n'étaient pourtant que jeux de savants et clameurs de sorboristes. La bataille s'est livrée, au seizième siècle, non sur les droits de la critique, mais sur l'autorité même de l'Écriture sainte, ou plutôt, sur la source de cette autorité.

 

Dès les premiers temps de la lutte, les adversaires de Luther avaient posé les principes de la théologie catholique. En 1525, Jean Eck publiait son Manuel des lieux communs, et dans le chapitre I", de l'autorité de l'Église, il avançait cette thèse: « L'Écriture n'est pas authentique, sinon par l'autorité de l'Église 2. En effet, ajoute-t-il, les auteurs canoniques sont membres de l'Église.... Comment saura-t-on que les Écritures sont canoniques, sinon par l'Église 3? » « Les Luthériens, dit plus loin l'auteur, soutiennent que les Saintes Écritures sont claires, c'est pourquoi les laïques et les fous s'arrogent le droit de les expliquer 4. » Dès 1525, Eck appelle les luthériens « théologiens de l'encre », theologi atramentales.

 

1. Hic scriptor adhuc dubitat toto orbe prudentior.

2. Enchiridion locor. communium adv. Lutheranos, Jo. Eckio authore. (1525) Par., ap. Sim. Colinaeum, 1527, in-80 minutiss., p. 8' : Scriptura non est authentica nisi ecclesiae auctoritate. ll faudrait comparer le livre de J. Eck avec celui de John Fisher, dit Joannes Roffensis: Assertionis Luther. confutatio, 1524.

3. P. 9a.

4. Ideo laici et delirantes eas tractant imperiose. En 1529, Jean Eck fit paraître une nouvelle édition de son Manuel: il y écrit (Paris, Marnef, 1559, pet. in-8°, p. 69) : et delirae anus.

 

En 1538, un docteur de Cologne, le mathématicien Albert Pigghe, de Kempen, prévôt du chapitre de Saint-Jean à Utrecht, imprimait sa Hiérarchie ecclésiastique, où il disait également: « Tout ce que l'Écriture a parmi nous d'autorité dépend nécessairement de l'autorité de l'Église 1. » « Non-seulement l'autorité de l'Église n'est pas inférieure à celle des Écritures, non-seulement elle est égale, mais en quelque mesure elle lui est supérieure, et elle est plus notoire (p. 9b), » « Qui vous assure, dit-il encore (p. 5b), en dehors de l'Église, que Matthieu et Jean, les Évangélistes, n'ont pas menti et n'ont pas fait erreur de souvenir? Tout homme peut se tromper et tromper les autres. » « C'est l'Église qui a investi de l'autorité canonique certains livres, et les plus considérables, les Évangiles, qui ne tiraient cette autorité ni d'eux-mêmes, ni de leurs auteurs 2; c'est elle qui a conservé aux autres l'autorité qu'ils devaient à leurs auteurs. »

 

Telle était donc, dès la première moitié du siècle, la pensée de la théologie catholique. Cette doctrine n'était qu'une opinion individuelle tant que l'Église n'avait pas prononcé. Le Concile de Trente devait fixer le dogme de l'Église. Nous allons en suivre les débats, résumant le récit de l'historien de cette assemblée, de Fra Paolo Sarpi 3, comparé avec celui de son contradicteur Pallavicini.

 

1. Hierarchiae ecclesiosticae assertio, per Alb. Pighium Campensem, Col., 1551, in-fol., lib. 1, c. 2, p. 11b: Omnis ergo guae nune apud nos est Scripturarum auctoritas, ab ecclesiae auctoritate dependet necessario.

2. P. 11a: Siquidem scripturis guibusdam, eisque praecipuis, h. e. evangelistarum, quam neque ex se, neque ex scriptoribus suis apud nos habebant, (Ecclesia) canonicam impertita est auctoritatem.

3. Hist. del Conc. Trid., etc., di Pietro Soave Polano, Londra, 1619, in-fol.; trad. de La Mothe-Josseval, Ainst., 1683, p. 136 ss.; trad. Le Courayer, éd. d'Amsterd., 1736, I, 265. Pallavicino, Istoria del Concilia di Trento, P. I, I. VI, c. I1 ss., p. 622 ss. Raynaldi, Annales, a. 1546.

 

Les raisons qui amenèrent les Pères à traiter de l'Écriture, furent d'un ordre tout humain. Les légats avaient mandé au pape « qu'il était impossible d'amuser plus longtemps les prélats, qui demandaient qu'on entrât en matière, et qu'à leur avis il serait bon de commencer par l'Écriture, avec quoi l'on pourrait contenter tout le monde, sans offenser personne. » Le pape, n'osant « tenir le Concile à l'ancre » plus longtemps, consentit au voeu de ses représentants, et les légats exposèrent au Concile, dans une congrégation du 22 février 1546, qu'après avoir établi le premier fondement de la foi, le Crédo, l'ordre demandait qu'on mît la main à un autre, qui serait l'Écriture sainte. Les articles tirés par les théologiens des livres de Luther furent:

 

1° Que la doctrine nécessaire de la foi chrétienne est tout entière dans l'Écriture sainte, et que c'est une fiction humaine d'y ajouter des traditions non écrites ;

2° Que l'on ne doit compter entre les livres du Vieux Testament que ceux qui sont reçus par les Juifs, ni mettre dans le Nouveau les six Épîtres qui sont sous le nom de saint Paul aux Hébreux, de saint Jacques, de la deuxième et troisième de Jean, de Jude, ni de l'Apocalypse;

3° Que pour bien entendre l'Écriture sainte ou pour en citer les propres paroles, il faut recourir au texte de la langue originale en laquelle elle a été écrite, et rejeter la traduction latine comme pleine d'erreurs.

4° Que l'Écriture est très-facile et très-claire, et que, pour l'entendre, il ne faut ni glose ni commentaire, mais qu'il faut avoir l'esprit de brebis de Jésus-Christ.

 

On demandait ensuite si l'on devait formuler des canons avec anathème contre ces articles, qui rendent bien la pensée de Luther en la forçant quelque peu.

 

Les théologiens parlèrent sur les deux premiers articles durant quatre congrégations. Sur le premier, ils furent tous d'accord que la foi chrétienne est en partie dans l'Écriture sainte et en partie dans les traditions. Il y en eut même qui dirent que toute la doctrine catholique a la tradition pour unique fondement, puisque l'on ne croit à l'Écriture même que parce qu'on la tient par tradition.

 

Sur le deuxième article, on convint de faire, à l'exemple du Concile de Laodicée et du troisième Concile de Carthage (et l'on sait que le Concile de Florence, ou plutôt le pape Eugène IV, à la suite du Concile, avait fait de même), un catalogue des livres canoniques, où fussent marqués tous ceux qui se lisent dans l'Église romaine, et même ceux du Vieux Testament, que n'admettaient point les juifs. Mais ici les avis furent partagés. Les légats, dit Pallavicini, étaient en désaccord entre eux et divisaient l'assemblée en deux moitiés. Quelques-uns (c'étaient Bertano, évêque de Fano, et le légat Seripando, général des Augustins) voulaient que l'on fit deux listes, l'une des livres universellement reçus, l'autre, de ceux qui autrefois avaient été, ou rejetés, ou mis en doute, disant que, bien qu'il ne se vit point d'exemple de cela, néanmoins ç'avait toujours été le sentiment de l'Église; témoin saint Augustin, dont l'autorité a été consacrée par le décret in canonicis, et saint Grégoire le Grand. Aloisio de Catane, jacobin, disait (car nous verrons les dominicains incliner toujours vers la liberté en ces matières) que cette distinction avait été faite par saint Jérôme, que l'Église reconnaît pour arbitre en cette matière, et suivie par Cajétan (l'illustre cardinal de Gaète appartenait aussi à l'ordre de saint Dominique), comme une règle infaillible.

 

Le 9 mars, les Pères convinrent de déclarer les traditions « d'autorité égale » à celle de l'Écriture. Ce fut en vain que l'évêque Bertano demande que le mot de semblable fut mis à la place de celui d'égale autorité. Nacchianti, évêque de Chioggia, fit mène une opposition plus radicale au décret proposé; il déclara impies les mots pari pietatis affectu et reverentia, fasciné qu'il était (dit Raynaldi) par l'opinion fallacieuse des anciens et nouveaux hérétiques. Il fut entendu, dit Pallavicini, con orrore ed indignazione, puis detestalo par les évêques de Badajoz et de Bertinoro. On demanda la censure contre lui, et il fut bientôt contraint de quitter le Concile. Nacchianti avait avancé que le Concile n'était pas libre; les légats firent en sorte qu'il ne revint jamais à Trente.

 

Sur la forme que devait avoir le catalogue des livres de la Bible, trois partis étaient proposés: le premier de ne point spécifier ces livres, le deuxième de diviser le catalogue en trois chapitres, le troisième de mettre tous les livres dans la même classe et de les faire tous égaux. L'on fit trois minutes pour être proposées dans la congrégation suivante. Le 15, ces trois minutes ayant été proposées, la troisième l'emporta à la pluralité des voix. Dans les congrégations qui suivirent, les théologiens parlèrent sur les autres articles, et il y eut une grande contestation, dit Sarpi, sur le troisième, entre quelque peu de docteurs, qui entendaient le latin et un peu le grec, et ceux qui n'avaient nulle connaissance des langues 1.

 

1. Tra alcuni pochi, che havevano buona cognitione di Latino, e gusto di Greco, ed altri nudi di cognitione di lingue.

 

Aloys de Catane (on se souvient qu'il était dominicain) dit que pour décider de cet article, il ne se pouvait rien proposer de meilleur, ni de plus propre au temps présent, que le jugement du cardinal Cajétan, le plus grand théologien qu'il y eût eu depuis plusieurs siècles. Ce cardinal, à l'occasion de sa légation d'Allemagne, en 1523, cherchant comment on pourrait ramener les dévoyés à l'Église et convaincre les hérésiarques, trouva que le vrai remède était d'entendre le texte littéral de l'Écriture (l'intelligenza leterale del testo della S. S.) dans la langue originale. Il avait coutume de dire que d'entendre le texte latin, ce n'était pas entendre la Parole de Dieu infaillible, mais celle du traducteur, qui était sujet à l'erreur et qui y tombait. Plût à Dieu, s'écriait le moine, que les docteurs des siècles passés eussent fait comme Cajétan ! Luther n'eût point trouvé de créance. Il ajouta que l'on ne pouvait approuver aucune version sans rejeter le canon ut veterum 1, qui ordonne d'examiner les livres du Vieux Testament sur le texte hébreu, et ceux du Nouveau Testament sur le texte grec; qu'il valait mieux laisser les choses comme elles étaient depuis quinze cents ans.

 

La plupart des théologiens disaient, au contraire, qu'il fallait tenir pour divine et authentique en toutes ses parties la version qui par le passé avait été lue dans les églises et maniée dans les écoles; qu'autrement on donnerait cause gagnée aux luthériens et entrée à mille hérésies qui mettraient l'Église en combustion; que la doctrine de l'Église romaine, la mère et la maîtresse de toutes les autres, était fondée presque toute sur des passages de l'Écriture; que si chacun avait la liberté d'examiner si la version est fidèle (se sia ben tradotto), soit en la confrontant à d'autres traductions, ou en épluchant ce que porte le grec ou l'hébreu, on verrait les grammairiens (questi nuovi grammatici) brouiller toutes choses et s'ériger en juges et en arbitres de la foi; après quoi ii faudrait donner les évêchés et le cardinalat à des pédants (pedanti), à l'exclusion des théologiens et des canonistes.

 

1. Decreli P. 1, Dist. IX, c. 6.

 

Les inquisiteurs ne pourraient plus procéder contre les luthériens, à moins qu'ils ne sussent l'hébreu et le grec, parce que ces sectaires n'auraient qu'à répondre que l'original parle autrement et que la traduction n'est pas fidèle 1.....

 

Quant au quatrième article, il en fut parlé diversement. On rappela que le cardinal Cajétan enseigne (ainsi qu'il l'avait pratiqué) qu'il ne faut point rejeter les sens nouveaux, quand ils conviennent bien au texte, sans être contraires aux autres passages de l'Écriture, ni à la doctrine de la foi, quand bien même le torrent des docteurs coulerait (corresse) dans un autre sens, Dieu n'ayant point lié le sens de l'Écriture à celui des anciens docteurs. Car autrement ceux d'aujourd'hui et ceux qui viendront n'auraient plus rien à faire qu'à transcrire les livres des autres; et cet avis eut des partisans et des adversaires.

 

Les uns trouvaient que c'était comme une tyrannie spirituelle d'empêcher que les fidèles ne pussent exercer leur esprit selon les grâces que Dieu leur avait données; que cette variété des dons spirituels faisait la perfection de l'Église, témoin les écrits des anciens où il y a une grande diversité, et souvent « de la contrariété », toujours jointe à une extrême charité. Pourquoi donc ôter à notre siècle une liberté qui a produit de si bons effets dans tous les autres? Il valait donc mieux imiter les anciens, qui avaient laissé toute liberté d'interpréter l'Écriture.

 

1. Il faut lire la suite du débat sur le troisième point.

 

Les autres disaient que la licence populaire étant un mal encore plus grand que la tyrannie, il fallait tenir en bride les esprits trop libres (imbrigliare gli ingegni sfrenati), sans quoi l'on ne verrait jamais la fin des contestations présentes; que l'on permettait autrefois d'écrire sur la Bible, parce que l'on avait besoin de commentaires, et qu'il n'y avait rien à craindre des hommes de ce temps-là, qui menaient une vie sainte et avaient un esprit modéré; que les scolastiques, voyant depuis que l'Écriture était plus que suffisamment expliquée, avaient pris une autre façon de traiter les choses saintes, et, puisque les hommes prennent plaisir à discuter, l'on s'était avisé de les occuper à l'examen des raisons d'Aristote, pour conserver l'Écriture en crédit, la révérence qu'elle mérite ne souffrant pas qu'elle passe par toutes sortes de mains, ni qu'elle serve de matière à l'étude et aux recherches des curieux. On alla même si loin que Richard du Mans, cordelier, dit que les scolastiques avaient si bien élucidé les dogmes de la foi, que l'on ne devait plus les apprendre de l'Écriture; qu'au lieu qu'elle se lisait autrefois dans l'Église pour instruire le peuple, elle ne s'y lit plus maintenant que par forme d'oraison (solo per dir oratione), à quoi elle devrait servir uniquement, et non à étudier, et que c'était là où consistait la révérence que chacun doit à la Parole de Dieu; que du moins cette étude devrait être défendue à ceux qui ne seraient pas versés dans la théologie scolastique, d'autant que les Luthériens ne trouvaient leur avantage qu'avec ceux qui étudiaient l'Écriture. Cet avis ne laissa pas d'avoir des partisans.

 

Entre ces deux sentiments, il y eut des opinions moyennes. Dominique Soto, jacobin, distingua la matière de foi et de moeurs d'avec les autres, disant que pour la foi et les moeurs il était bien juste de contenir les esprits, mais que pour le reste il n'y avait point d'inconvénient à laisser abonder chacun dans son propre sens, sauf la piété et la charité.

 

Les difficultés alléguées n'empêchèrent point que l'Édition vulgate ne fût approuvée presque unanimement, les prélats s'étant fortement imprimé dans l'esprit ce qu'on avait dit, que de petits maîtres de grammaire s'arrogeraient le droit d'enseigner les évêques et les théologien 1.

 

Mais, quand on fut à opiner sur le quatrième article, le cardinal Pacceco, Espagnol, dit que l'Écriture avait été expliquée par tant d'habiles gens, que l'on ne pouvait pas espérer de rien faire de meilleur, et que les nouveaux sens donnés à l'Écriture avaient fait éclore les nouvelles hérésies; qu'il fallait donc arrêter la licence (la petulanza) des esprits modernes, et les réduire à se laisser gouverner par les anciens docteurs et par l'Église, ou du moins empêcher qu'ils ne troublassent le monde en publiant des opinions singulières et dangereuses: à quoi presque tous les Pères applaudirent.

 

Sur l'anathème, les Pères ne savaient que faire. Déclarer hérétique quiconque n'accepterait pas l'édition vulgate en quelque endroit particulier, cela paraissait trop scabreux. C'est pourquoi le premier décret, contenant le catalogue des Livres sacrés et les Traditions, fut terminé par un anathème. Quant au décret de réformation, où l'anathème n'est pas prononcé, il fut résolu d'y comprendre ce qui appartenait au fait de la traduction et du sens de l'Écriture.

 

1. Nous n'avons pas à retracer les péripéties de l'édition de la Vulgate, qui fut faite après le Concile et par son ordre, conformément au désir exprimé avant la quatrième session par le savant abbé Dom. Isidore Claro, de Brescia, voyez en particulier Kaulen, Geschichte der Vulgata, p. 379 ss.

 

Dans la dernière congrégation, les décrets furent lus et furent approuvés par tous les Pères, avec quelques exceptions sur le fait de la Vulgate. Puis le premier légat, ayant loué la science et la prudence des Pères, les avertit que la bienséance (il decoro) exigeait d'eux, à présent que les matières avaient été suffisamment examinées dans les congrégations, de montrer, dans la session publique, un même coeur et un même esprit.

 

Le 5 avril 1546, dans la quatrième session, furent arrêtés les deux décrets dont on va lire les principales dispositions:

 

Le Concile, « ayant pour objet de conserver la pureté de l'Évangile, promis par les Prophètes, publié par Jésus-Christ et prêché par ses Apôtres, comme la source de la vérité et de la discipline, et considérant que cette vérité et cette discipline sont contenues dans les écrits et dans les traditions non écrites, reçues par les Apôtres de la propre bouche de Jésus-Christ ou dictées aux Apôtres par le Saint-Esprit et transmises par eux, de main en main, jusqu'à nous: à l'exemple des Pères orthodoxes, reçoit et vénère avec une égale piété et révérence tous les livres tant de l'Ancien que du Nouveau Testament, Dieu étant l'auteur de l'un et de l'autre, et les Traditions qui regardent tant la foi que les moeurs, comme venues de la bouche même de Jésus-Christ ou dictées par le Saint-Esprit, et conservées dans l'Église catholique par une succession continue . Le Concile a estimé devoir ajouter à ce décret le catalogue des Livres sacrés 1... Si quelqu'un ne reçoit pas tous ces livres, en toutes leurs parties, tels qu'on les lit dans l'Église Catholique et qu'ils sont dans l'ancienne et vulgate édition latine, ou de propos délibéré méprise les Traditions dessus-dites, qu'il soit anathème 2 »....

 

1. Sacrosancta, etc.... Percipiensque hanc veritatem et disciplinam conservari in libris scriptis, et sine scripto traditionibus, quae ex ipsius Christi ore ab Apostolis acceptae, aut ipsis apostolis, Sp. S. dictante, quasi per manu: traditae ad nos usque pervenerunt, orthodoxorum Patrum exempla secuta, omnes libros, tam V. quam N. T. (cum utriusque unus Deus sit auctor) nec non traditiones illas, tum ad fidem, tum ad mores pertinentes, tanquam vel ore tenus a Christo, vel a Sp. S. dictatas, et continua successione in Eccl, cath. conservatas, pari pielatis affectu et reverentia suscipit ac veneratur (Voyez Libri symbolici Eccl. catholicae, ed. Slreitwollet Klener, 2 vol., Gaett., 1846).

2. Si quis autem libros ipso: integros, cum omnibus suis partibus, proue in Eccl. cath. legi consueverunt, et in veteri vulgata latin editione habentur, pro sacris et canonicis non susceperit, et traditiones praedictas sciens et prudens contempserit, anathema sit.

 

Par le second décret, le Concile « statue et décrète, que l'ancienne et vulgate édition, qui est approuvée dans l'Église par le long usage de tant de siècles, soit tenue pour authentique dans les leçons, les disputes, les prédications et les explications publiques, et que nul n'ait l'audace et ne présume de la rejeter sous aucun prétexte. De plus, pour contenir les esprits impatients (petulantia ingenia), le Concile interdit que nul, se fiant à sa propre prudence, ne torde l'Écriture d'après son sens particulier dans les choses de la foi et des mœurs qui concernent l'édification de la doctrine chrétienne, ni n'ait l'audace de donner à l'Écriture un sens contraire à celui auquel s'est tenue et se tient la Sainte Mère Église, à laquelle il appartient de juger du véritable sens et de l'interprétation des Saintes Écritures, ou opposé à l'accord unanime des Pères 1, quand même de semblables interprétations ne devraient jamais voir le jour. Que les contrevenants soient déclarés par les ordinaires et punis des peines de droit »....

 

« Que la Sainte Écriture, et en particulier (potissimum vero) l'ancienne édition vulgate soit imprimée le plus correctement qu'il sera possible, et qu'à l'avenir personne n'imprime ni ne fasse imprimer aucun livre traitant de choses saintes, sans le nom de l'auteur..., qu'il n'ait été approuvé par l'ordinaire, sous peine d'excommunication et d'amende pécuniaire »....

 

Ce n'est pas le sujet de ce travail de poursuivre avec Sarpi l'impression produite en divers lieux par les décrets du Concile. Le Concile lui-même n'avait pas décidé de tous les points. Sur la traduction de la Bible en langue vulgaire, il n'avait formulé aucune défense. Trois mois après sa séparation, Pie IV publia en son nom un index des livres prohibés, précédé de dix règles dont la quatrième « autorise les évêques et les inquisiteurs, sur le conseil des curés ou des confesseurs, à permettre la lecture des versions de la Bible faites par des catholiques ». Dès le 17 octobre 1595, Clément VIII retira cette permission. Pour les querelles relatives à ces sujets épineux, nous ne pouvons mieux faire que de renvoyer le lecteur au beau travail d'un jeune théologien, rappelé à Dieu avant l'âge de trente ans, Johannes Delitzsch 2.

 

1. Ut nemo suae prudentiae innixus, in rebus fidei et morum ad aedificationem doctrinae christianae pertinentium, S. Scripturam in suos sensus contorqueat aut contra eum sensum, quem tenuit et tenet sancta mater Ecclesia, cujus est judicare de vero sensu et interpretatione sanctarum Scripturarum, aut etiam contra unanimem consensum Patrum, ipsam S. S. interpretari audeat.

2. Das Lehrsystem der rom. Bitche, I, Gotha, 1875.

 

Ce livre, interrompu par la mort, compléterait heureusement des études sur le dogme catholique commencées par la lecture du livre d'Hugo Laemmer, Die vortridentinisch-Katholische Théologie, Berlin, 1858 1.

 

Les décrets de la quatrième session ne purent empêcher les théologiens, tant que la génération qui avait connu une plus grande liberté ne fut pas éteinte, de penser avec quelque indépendance sur le Canon des Écritures et de dire, avec des réserves qui mettaient la foi de l'Église hors de cause, ce que l'histoire leur avait appris. Le savant dominicain Sixte de Sienne, dans sa Bibliotheca Sancta (1566) 2, distingue encore les livres canoniques de l'Ancien et du Nouveau Testament en deux ordres, différents « non par l'autorité, la certitude ou la dignité, mais par la connaissance et par le temps »: ce sont les livres canoniques du premier degré, et les deutérocanoniques, « qui ne sont parvenus qu'après longtemps à la connaissance de toute l'Église ». Parmi ceux-ci, l'auteur compte, avec les Apocryphes de l'Ancien Testament, le dernier chapitre de saint Marc, le passage de saint Luc sur la sueur de sang de Jésus-Christ et l'apparition de l'ange, dans saint Jean l'histoire de la femme adultère, l'Épître aux Hébreux, celle de Jacques, la deuxième de Pierre, les deux dernières Épîtres de Jean, celle de Jude et l'Apocalypse.

 

1. Voyez en particulier: Fred. Furius, Bononia (c'est le nom du recteur de Louvain avec lequel l'auteur soutint la dispute qu'il raconte), sine de Libris sacras in vernaculam linguam convertendis, Bâle, 1556, in-80, et ed. Tydemanu, Leyde, 1819, in-80.

2. Éd. de Lyon, 1591, p. 1-35.

 

Il montre finement, d'après les Pères, comment l'autorité de ces textes s'est peu à peu établie dans l'Église, et il relègue au rang des Apocryphes les livres qui ne se lisent point dans le grec, et auxquels les Pères (l'auteur et ceux qui le suivent mettent comme une sorte de ruse à réserver à ces passages les jugements des Pères) n'ont accordé qu'un usage privé. Bellarmin 1 reconnaît de même trois degrés parmi les livres de la Bible; il ne serait pas utile de le suivre dans cette distinction, où il ne fait guère qu'imiter Sixte de Sienne et à laquelle il n'apporte pas plus de sérieux que le savant dominicain, car, pour lui, depuis le Concile de Trente, il n'est plus permis de douter 2.

 

Il n'y aurait sans doute pas, à étudier l'un après l'autre les défenseurs du Concile de Trente, un intérêt suffisant. Leur doctrine à tous est la même, elle est celle du Concile, c'est la doctrine de l'insuffisance de la Parole écrite. Tantôt c'est Bellarmin, dans son grand ouvrage «Sur la Parole de Dieu écrite et non écrite », dans ses traités Du Pape, Des Sacrements, Des Conciles 3, c'est Damase Van Linda, inquisiteur de la foi en Hollande et en Frise, qui fut plus tard évêque de Ruremonde et de Gand 4, c'est le Portugais Diégo Payva D'Andrada, qui avait été ambassadeur de son gouvernement au Concile 5; ce sont Gabriel Dupréau (Prateolus), professeur à Navarre et curé de Péronne 6, le Jésuite Coster, qu'on appelait le marteau des hérétiques 7,

 

1. De Verbo Dei, dans ses Controverses (1581, I), lib. 1, cap. 2.

2. Les Apocryphes latins seuls et le Pasteur d'Hermas forment, pour Bellarmin, l'ordre des livres « que l'usage universel de l'Église n'a pas approuvés. Aux livres du deuxième degré énumérés par Sixte de Sienne, il ajoute le passage: 1 Jean 5, 7.

3. Ces divers traités sont recueillis dans les Controverses citées plus haut.

4. Dans son Traité des meilleurs interprètes, Cologne, 1558, in-8°, et dans sa Panoplie, Cologne, 1563, in-fol.

5. Contre Chemnitz, Venise, 1564, in-4'; Defensio Tridentinae fidei, Lisbonne, 1578, in-4°.

6. Elenchus, etc., Cologne, 1569, in-fol.

7. Enchiridion Controversiarum, Col., 1600, in-8°.

 

Jean Pistorius, de Nidda, dans son Guide des égarés 1, Melchior Cano dans ses Loci 2, Jean Hessels, professeur à Louvain, dans son Catéchisme 3, Canisius dans le sien, qui fut imprimé en 1566: tous tiennent le même langage et combattent de la même manière un même adversaire. « Si le Christ et ses Apôtres, dit Bellarmin 4, avaient eu l'intention de restreindre et de borner la Parole de Dieu à l'Écriture, le Christ aurait pris soin d'enseigner clairement à ses disciples une doctrine d'une pareille importance, et les Apôtres nous avertiraient en quelque lieu qu'ils écrivent par l'ordonnance de Dieu, comme ils ont enseigné par tout le monde par le commandement du Seigneur: mais nous ne voyons pas qu'ils aient dit cela nulle part. » « Il faut, dit Lindanus 5, qu'il y ait, en outre de l'Écriture, un autre canon et une autre règle à laquelle tous les dogmes de l'Église catholique et tous les livres qu'elle reçoit soient éprouvés comme à la pierre de touche (ceu Lydio lapillo). » La voici donc retournée, cette antique devise de la Réforme, créée par Melanchthon, et que la contre-réformation applique aujourd'hui à la tradition. « Ce n'est pas, dit de nouveau Lindanus 6, l'enseignement écrit, mais la doctrine communiquée par tradition aux Églises, qui a toujours été la pierre de touche à laquelle ont dû être éprouvés les Évangiles qui portent les noms mêmes des Apôtres.

 

1. Becker, dit Niddanus : Wegweiser fur alle verfuhrten Christen.

2. Venise, 1567.

3. Louvain, 1567, in-12.

4. De Verbo Dei, IV, 4.

5. Liv. I, chap. 9.

6. Lib. I, c. 24 (cf. c. 23): Hanc non scriptam, sed tra am Ecclesiis doctrinam Lydii lapidis vice semper fuisse, ad quam evangelia adeo ipsa apostolorum nominibus inscripta fuere explorata.

 

L'attaque la plus nette contre la doctrine protestante partit de la Faculté de Cologne, célèbre par le souvenir des Ortuinus Gratius, des Hoogstraten et des Pfefferkorn.

 

En 1560, un grammairien de Dusseldorf, Jean Monheim, s'était avisé de faire imprimer un catéchisme. La Faculté de théologie de Cologne crut devoir relever les erreurs contenues dans ce petit écrit; sa censure est datée du 1 er août de la même année, elle fait autorité dans la controverse catholique 1. La Faculté s'élève avec la plus grande vivacité contre l'autorité de l'Écriture, démontrant que l'Écriture est imparfaite, incomplète; qu'elle ne contient pas tout ce qui est nécessaire au salut, à la foi, aux moeurs. L'Écriture, dit la censure, est obscure; les plus savants n'auront jamais une claire connaissance de ce qu'elle enseigne que s'ils cherchent cette connaissance ailleurs. « N'est-il pas ridicule de se demander si les savetiers, si les pâtres, si les croque-morts (sic) et les hommes de toute condition doivent vivre dans l'étude de l'Écriture 2 ? » « Un marchand ou un tailleur ne devrait pas plus s'occuper d'expliquer l'Écriture, qu'un tailleur ou un maçon de coudre une botte 3. » Enfin, reprenant un vieux mot plus ancien que Luther 4, et que nous avons déjà trouvé chez l'illustre Geiler, les théologiens

 

1. Censura et docta explicatio errorum catechismi Jo. Monhemii, etc., per deputatos a sacra theol. Fac. Univ. Colon. Col., 1582, in-8°.

2. Edit, de 1582, p. 8 : Imo quant sil ridiculum in quaestionem proponere, debeantne sutores, opiliones, vespillones, et cuiusvis conditionis homines sedulo in Scripluris versari.

3. Page 15: Non magis debebit mercator aut sartor divinarum litterarum enarratione occupari, quam sartor aut cementarius crepidam suere.

4. Erl. 51, 317 (1524 ou 1533?), Ausl. v. 1 Tim. 2, 4: Denn es gilt nicht, dass man also etliche Wort aus der Schrift zwacke, und mache ihm ein wichsene Nasen nach unserem Kopfe, und sehe was daran hanget, und worauf cr dringet.

 

de Cologne comparent l'Écriture au nez de cire que chacun peut tirer à lui 1. Déjà Pighius la comparait à une règle de plomb 2. L'un et l'autre mot sont devenus classiques dans la littérature anti-protestante.

 

Une dispute célèbre devait montrer jusqu'où allait la conséquence des principes du Concile. Deux Jésuites défendirent, en l'année 1586, en leur maison de Louvain, des thèses sur la Parole de Dieu et sur la grâce. Les noms de ces Jésuites étaient Léonard Leyss (Lessius) et Hamel. Voici les premières de ces thèses; elles développent, sans y rien apporter de neuf que la hardiesse de l'expression, les principes de Pighius et ceux des théologiens de Cologne:

 

  • « 1° Pour qu'un livre soit Écriture sainte, il n'est pas nécessaire que tous ses mots aient été inspirés par le Saint-Esprit.

  • « 2° Il n'est pas nécessaire que toutes les vérités et toutes les pensées aient été inspirées immédiatement à l'écrivain lui-même par le Saint-Esprit.

  • « 3° Un livre, tel que par exemple le second livre des Macchabées, écrit par l'industrie humaine sans l'assistance du Saint-Esprit, devient Écriture sainte si plus tard le Saint-Esprit atteste qu'il ne contient aucune erreur 3. »

1. Page 112: Et ceste apud rudem populum facile est, S. Scripturam (quae veluti nasus cereus est) in quamvis interpretalionem flectere.

2. Pighius, 1, 2, p. 11b: Plumbea quaedam Lesbiae aedificationis regula (Aristote, Eth. Nicom., V, 10).

3. Censurae Pacultatum S. Theol. Lovanii et Duaci super quibusd. articulis de S. Scriptura, gracia et praedeslinatione, anno 1586 Lovanii (in scholie S. J.) scripto traditis, Paris 1641, in-40:

1° Ut aliquid sit Scriptura Sacra, nun est necessarium singula ejus verba inspirata esse a Spiritu Sancto.

2° Non est necessarium, ut singulae veritates et sententiae sint immediate a Sp. S. ipsi scriptori inspiratae.

3° Liber aliguis (palis forte est secundus Machabaeorum) humana industria sine assistentia Sp. sancti scriptus, si Sp. Sanctus postea testetur ibi non esse falsum, efficitur Sacra Scriptura.

 

Ces thèses furent condamnées en 1588 « pour erreur anoméenne » par les Facultés de Louvain et de Douai. Sixte-Quint fit casser ce jugement 1. Les thèses de Louvain exprimaient avec une franchise absolue le dernier mot de la conception du Concile de Trente, et ce sont les Jésuites qui ont tiré la conséquence des principes émis par le Concile.

 

Chose singulière et rapprochement digne de remarque, les assertions extrêmes des Jésuites de Louvain ne font guère que reproduire les propositions que le plus radical des théologiens de Wittenberg, Carlstadt, avait avancées contre Luther.

 

1. Voyez de Backer, Bibi, Soc. Jesu, 2° édit,, Il, 722 s.