CHAPITRE VIII
ZWINGLI
La Réforme suisse eut, comme celle de l'Allemagne, cette destinée de former sa doctrine au milieu des contradictions et des disputes. Ici encore, c'est une discussion publique qui fixa la pensée du Réformateur. En janvier 1523 (on voit que l'Humanisme et la Réforme allemande avaient eu le temps de répandre sur le Canon sacré les idées nouvelles), dans la dispute de Berne, comme son adversaire Murer s'appuyait, four défendre les prières des saints, sur un passage de l'Apocalypse, Zwingli lui répondit: « Nous ne tenons pas compte de l'Apocalypse, car ce n'est pas un livre biblique.... Ni l'Écriture ni l'histoire n'affirment que le livre de l'apocalypse est de Jean l'Évangéliste 1. » — Buchstab voulait opposer à ses adversaires l'autorité de Baruch, des Macchabées, de l'Apocalypse, et s'étonnait qu'on ne le lui permît point. « Le maître d'école (c'est Buchstab), dit OEcolampade, devrait savoir que les livres qui sont réunis dans la Bible diffèrent entre eux et n'ont pas tous une même valeur 2. Certains livres sont de telle sorte, qu'on en peut tirer des preuves contre les adversaires lorsque l'on discute sur la foi. On les appelle canoniques, parce qu'ils nous doivent servir de règle ou d'arbitres dans les choses de la foi 3. » « Mais, répond Buchstab, puisque nous sommes chrétiens, nous devrions nous en tenir à l'usage de l'Église chrétienne, et si nous nous en écartons, nous ne saurons plus quels Évangiles nous devons conserver, puisqu'on sait que plus de dix auteurs ont écrit des Évangiles.
Ceux qui disent que l'Apocalypse n'est pas de Jean, disent aussi que l'Épître aux Hébreux n'est pas de saint Paul; c'est pourtant d'elle que notre partie adverse tire toutes ses raisons pour prouver que la messe n'est pas un sacrifice. »
Zwingli: « Nous usons volontiers des livres dont l'Église chrétienne fait usage, mais de chacun suivant sa valeur... Quant aux livres dont nous ne tenons pas compte dans ces discussions sur les articles de la foi, nous ne les rejetons pas, de même que les femmes ne sont pas exclues de l'Église. Mais si l'on veut prouver des points importants de la doctrine, il n'en est pas tenu compte. Et comme cette dispute a un grand éclat, nous n'avons, suivant l'usage de tous les hommes savants et pieux, accepté que des témoignages que personne ne peut rejeter.... Pour l'Épître aux Hébreux, nous laissons à chacun son jugement sur le nom de son auteur. Pour ma part, je ne vois pas qu'elle ne soit pas de saint Paul, et cela à cause de certains hébraïsmes, à cause de son esprit et de la fermeté qui y apparaît, comme dans toutes les Épîtres de saint Paul. Mais, quoi qu'il en soit, il a toujours été reconnu par les docteurs orthodoxes qu'elle est digne qu'on établisse, par son témoignage, les articles importants de la foi, et si l'on trouve dans cette Épître de graves raisons de rejeter le sacrifice de la messe, il y en a assez dans les autres Épîtres de Paul et dans les Évangiles pour le faire repousser 1. »
Comme tous les théologiens le son temps, Zwingli reconnaît sans hésiter la possibilité d'une contradiction de détail dans les Évangiles, mai; il ne s'en émeut pont. « Si Luc parle de huit jours et Matthieu de six, il n'y a pas là de différence réelle... En ces choses, il ne faut être ni curieux ni anxieux à l'excès. Les saintes Écritures veulent être traitées avec simplicité et avec un coeur pur. Le langage de la vérité est simple 1... » Néanmoins, ainsi que déjà nous l'avons entrevu tout à l'heure, la critique et ses hardiesses n'ont rien qui tente le Réformateur de Zurich. Il prend contre Luther, sans le nommer, la défense de l'Épître de Jacques, comme naguère il faisait de l'Épître aux Hébreux: « Jamais, dit-il, Jacques n'a voulu dire que les œuvres justifient; la chose est évidente à qui veut considérer le projet de toute l'Épître 2. » Ce n'est donc qu'au point de vue de l'autorité de l'Écriture que nous aurons à étudier la pensée de Zwingli.
Quelle est, pour Zwingli, la règle de l'interprétation? quel est le critère de la vérité? « Lorsque tu vois, dit-il, l'un citer une parole de Dieu qui est claire et nette dans un sens, et l'autre en présenter une autre aussi claire et qui contredit ouvertement la première, regarde quel est le passage qui honore Dieu et celui qui glorifie l'homme.
Tiens-toi à celui qui donne à Dieu la gloire, et qui lui attribue toute oeuvre, toute gloire et tout honneur 1. » Il semble que Zwingli mette Dieu le Père en la place où Luther mettait Jésus-Christ, et M. Sigwart 2 remarque fort bien que l'on ne peut dire que pour lui Jésus-Christ est le centre de l'Écriture. L'Ancien Testament est mis sur la même ligne que le Nouveau, et Zwingli, ce juste de l'ancienne alliance, parle moins de croire à l'Évangile que de lui obéir. On ne saurait nier qu'à ses yeux l'Écriture ne soit moins nécessaire au chrétien qu'elle n'était pour les autres Réformateurs. Homme de discussion et de conséquence, c'est surtout à la polémique que l'Écriture lui parait utile, et il ne se cache pas de penser que le Chrétien régénéré n'en a plus besoin: « Celui qui est né de l'esprit n'a plus besoin d'aucun livre..., car la loi de Dieu est inscrite dans son coeur 3. Quant aux querelleurs, à ceux qui s'attachent aux disputes de mots, à ceux-là il faut, toutes les fois qu'ils errent, montrer le sens par les langues originales... » L'année suivante, il montre encore qu'il faut avoir la parole de Dieu par écrit; « car, bien que la foi et l'amour de Dieu ne viennent que d'en haut, l'homme est bien prompt à l'oublier 4... » Dans la pratique de l'interprétation de la Bible, Zwingli insiste fortement sur le sens unique de l'Écriture, et s'il s'arrête encore trop souvent à l'allégorie, c'est un héritage de son éducation qu'il n'a pas su répudier.
Le Réformateur suisse veut que l'Écriture soit interprétée d'après les règles du langage ordinaire, ou l'on rencontre des figures et des images, il ne veut pas qu'on s'en tienne au « sens grossier de ces mots, pulla verborum vis,» et il s'élève avec force (on devine dans quelle pensée) contre Luther au nom de ce principe, en demandant que chaque passage de l'Écriture soit expliqué par la comparaison avec les autres. On verra par la singulière image dont il se fait un argument contre Luther comment Zwingli se représente les rapports de l'Écriture et de la foi:
« L'Écriture ne peut être comprise que par la foi, et la foi doit être éprouvée par l'Écriture seule, que seule elle peut comprendre. Lorsqu'un homme veut tirer une charge, s'il prend un cheval sans corde et sans trait, il ne pourra rien faire; s'il prend le collier sans le cheval, il n'avancera pas davantage. Bref, il faut mener ensemble le cheval et le harnais à la voiture, et les atteler l'un à l'autre. Le cheval est ici la foi vivante; la corde et le harnais, c'est l'Écriture. » Cette image est spirituelle; elle est certainement moins profonde que celles auxquelles Luther nous a accoutumés.
Il faut ici pénétrer dans le coeur même des deux théologies, et rechercher quelle en est la différence principale. Il faut nous demander si les diverses conceptions de l'Écriture, que nous rencontrons dans les deux Réformes, ne proviennent pas d'une différence dans le caractère de la conscience 1.
Luther part du sentiment du péché, Zwingli de ses suites; Luther, qui se sent sous le coup des châtiments d'un Dieu irrité, n'a point de repos qu'il n'ait trouvé la paix dans la foi, et Jésus-Christ est sa justice. Zwingli a l'âme plus sereine. Le péché est pour lui l'infériorité douloureuse d'une nature terrestre; c'est en s'élevant vers le bien, en le réalisant à l'image de Jésus-Christ et avec l'esprit qu'il donne, que le pécheur rendra gloire à Dieu et foulera le mal à ses pieds. « Pour Luther, dit M. Sigwart (p. 234), l'Écriture est l'Évangile du pardon des péchés; pour Zwingli elle est la révélation de la volonté divine. »
Ne nous étonnons donc point de ne pas trouver chez Zwingli ces hésitations quant au rôle de l'Ancien Testament, ces incertitudes en face du Décalogue lui-même, cette poursuite d'une distinction entre les deux alliances, entre la Loi et l'Évangile, qui forme toute l'histoire de la théologie des premières années de la Réforme, et qui a conduit les Réformateurs luthériens à une doctrine de l'autorité incertaine, mais à une clarté parfaite sur la question morale du pardon du péché. Mélanchthon a mis toute sa vie à sonder ce problème, qu'il a toujours considéré au point de vue de la justice de Dieu, et surtout de la paix de la conscience. Zwingli, au contraire, et en général les Suisses considèrent en Dieu beaucoup plus la sainteté que la justice, dans l'homme beaucoup plus la moralité que la paix de l'âme et le pardon; la loi de Moïse n'a rien qui les blesse, et la différence entre la Loi et l'Évangile, qui est depuis Mélanchthon le centre de la théologie luthérienne, ne domine pas leurs esprits. La Parole de Dieu est donc pour eux la loi, comme pour les luthériens elle est la grâce.
On retrouvera la marque de cette différence d'esprit dans une question qui sera d'une importance capitale pour le développement de la doctrine dans l'une et l'autre Église: la question du rôle de l'Écriture. Mélanchthon l'avait dit, ainsi que nous l'avons vu dès 1519: « l'Écriture est la pierre de touche; » il répétait plus tard: « l'Écriture est le juge des débats 1. » Luther, qui croit profondément aux inspirations directes de Dieu, a saisi cette doctrine et a fait de la Bible le juge de toutes les controverses. Il est vrai que pour lui la Parole de Dieu c'est la grâce, et qu'il fait du Christ lui-même, je veux dire de la doctrine de la grâce, non pas sans doute le juge de l'Écriture, mais le témoin à la voix duquel on reconnaît la parole de Dieu. Mélanchthon s'exprimait à cet égard avec beaucoup de sagesse et avec une extrême modération. Il faut surtout lire sur ce point la consultation qu'il a donnée en 1556 à Sébastien Pfauser, et le Discours sur le don d'interprétation dans l'Église, de l'année 1544 2. Zwingli juge autrement. Sans doute, il répète, comme tous les théologiens, ce mot de pierre de touche 3, mais il demande plus. Entier dans sa réforme et empressé de soumettre l'Église à la loi de la Parole de Dieu plus encore que d'en pénétrer les formes de l'esprit de l'Évangile, Zwingli avance en 1523 ce mot qui est la devise de sa réforme du culte:
« Tout ce que Dieu n'a pas commandé par la Parole ou par le fait est un péché 1. » Désormais la théologie qui s'inspire de l'esprit des Suisses considéra l'Écriture moins comme la règle de la foi que comme sa source. Telle est la notion qu'en a Zwingli lui-même. Mais à mesure que les Anabaptistes, exploitant ses doctrines, en tirent les conséquences extrêmes, il adoucit la rigueur de ses principes, il permet même ce que l'Écriture ne défend pas: « Autre chose est exclure, autre chose omettre, » dit-il à propos du baptême des enfants 2, et à Marbourg il signe la thèse: « On peut librement conserver ou abandonner les traditions et les ordonnances humaines, dans les affaires de religion et d'Église, si elles ne combattent pas ouvertement la Parole de Dieu 3. » Si, en pratique, Zwingli demeura toujours austère, ennemi des images et destructeur de « l'idolâtrie », c'est moins par crainte de l'autorité de l'Écriture que par respect de la gloire de Dieu. Il est vrai que ces deux pensées, la loi de Dieu et sa gloire, sont inséparables dans l'esprit de Zwingli, dont elles sont toute la règle.
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