LE MYSTIQUE ET LA LOI
Paul n'avait pas besoin de lutter pour que les païens soient appelés à la gloire messianique et que l'Evangile du Christ leur soit prêché. Il avait déjà trouvé cette idée, et ses adversaires en étaient tout aussi convaincus que lui. Mais si l'on examine la question de plus près, il devient évident que sa conviction est d'un autre genre que la leur, et que de cette différence d'universalisme et de motif qui sous-tend la prédication aux païens résulte le fait que d'autres pensent qu'il est nécessaire d'imposer la circoncision et la Loi aux convertis du paganisme, tandis que lui se sent obligé de les combattre sur ce point.
Pour comprendre la position particulière de Paul, il est d’abord nécessaire de clarifier comment l’universalisme est né dans l’eschatologie juive et chrétienne, et de quelle manière il implique une prédication aux Gentils.
L'universalisme a été introduit en eschatologie par les prophètes exiliques et post-exiliques. Ils s'attendaient à ce que dans la Nouvelle Sion, les nations païennes servent Dieu aux côtés d'Israël.
Zacharie ii. 14-15 (A.V ii. 10-11) : « Réjouis-toi avec chant de triomphe, et t’égaye, fille de Sion : car voici, je viens, et j'habiterai au milieu de toi, dit l’Eternel. Et plusieurs nations se joindront à l’Eternel en ce jour-là, et deviendront mon peuple; ...»
Zacharie VIII, 22-23 : « Ainsi plusieurs peuples, et de puissantes nations, viendront rechercher l’Eternel des armées à Jérusalem, et y supplier l’Eternel.. . . . Il arrivera en ces jours-là, que dix hommes de toutes les langues des nations empoigneront et tiendront ferme le pan de la robe d’un Juif, en disant : Nous irons avec vous : car nous avons entendu que Dieu est avec vous. »
Esaïe lx. 2-3 : « mais l’Eternel se lèvera sur toi, et sa gloire paraîtra sur toi. (Sion). Et les nations marcheront à ta lumière, et les rois à la splendeur qui se lèvera sur toi. »
Esaïe XXV. 6-7 : « Et l’Eternel des armées fera à tous les peuples en cette montagne un banquet de choses grasses, un banquet de vins étant sur leur mère, un banquet, dis-je, de choses grasses et moelleuses, et de vins étant sur leur mère, bien purifiés. Et il enlèvera en cette montagne l’enveloppe redoublée qu’on voit sur tous les peuples, et la couverture qui est étendue sur toutes les nations. »
L'eschatologie du livre de Daniel montre à cet égard une régression. Le judaïsme, en lutte avec les païens pour le maintien de la foi, perd toute sympathie pour l'idée que ceux-ci doivent également avoir part à la gloire à venir. À partir de ce moment, l'universalisme ne tient plus guère de place dans l'eschatologie. C'est seulement dans le livre d'Enoch qu'il apparaît avec une certaine clarté.
Énoch xlviii. 4-5 : « Le Fils de l’homme sera la lumière des nations et l’espérance de ceux qui ont le cœur attristé. Tous les habitants de la terre se prosterneront devant lui, prieront et loueront. »
Les Psaumes de Salomon rejettent l'universalisme. Ils s'attendent à ce que dans le Royaume du Messie aucun étranger ne soit autorisé à résider parmi Israël (Psaume Sol. xvii. 25-28), ce qui contredit en cela la vision des prophètes exiliques et post-exiliques.
Les Apocalypses d’Esdras et de Baruch n’ont rien à dire non plus sur la participation des Gentils au Royaume messianique.1 Les scribes n'ont donc plus d'attente messianique universaliste. A sa place apparaît un universalisme adapté aux circonstances du temps sous la forme de l'activité missionnaire. Dans la période actuelle du monde naturel, ils désirent convertir les Gentils au judaïsme ; et ceux-ci, devenus juifs, entreront comme tels dans le Royaume.
On trouve des traces de pensée universaliste dans Apoc. Bar. XLII. 5, et dans 4 Esdras III. 32-36.
Jésus lui-même nous raconte l’activité missionnaire vigoureuse que les pharisiens développèrent à la lumière de ce nouvel universalisme.
Matthieu xxiii. 15 : « Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites! car vous courez la mer et la terre pour faire un prosélyte; et après qu'il l'est devenu, vous le rendez fils de la géhenne, deux fois plus que vous. »
Jésus ne partage pas l'élan missionnaire des scribes et des pharisiens, car sa pensée s'inscrit dans la ligne de l'universalisme de la vieille attente eschatologique, selon laquelle les païens appelés au Royaume se manifesteront lorsque le Royaume messianique commencera. Convertir les païens au préalable, c'est prendre en main ce que Dieu s'est réservé. L'universalisme missionnaire, qui pour les scribes avait pris la place de l'universalisme « eschatologique », était la négation logique de ce dernier.
En raison de la conception modifiée du Royaume et de la signification que revêt pour lui la prédestination, l'universalisme « eschatologique » de Jésus diffère de celui des prophètes exiliques et post-exiliques. Ces derniers attendent le Royaume pour des entités collectives, le peuple d'Israël et des nations païennes entières. Pour Jésus, il est destiné à des hommes élus individuels. Et ceux-ci, en outre, n'appartiennent pas exclusivement à la dernière génération d'Israël et des Gentils, mais sont issus de toutes les races qui ont jamais existé sur la terre.
Il existe de nombreuses déclarations de Jésus qui semblent suggérer que les élus parmi les païens sont destinés à prendre la place de ceux parmi les élus d’Israël qui n’ont pas obéi à l’appel.
Matthieu 8. 11-12 : « Mais je vous dis, que plusieurs viendront d'Orient et d'Occident, et seront à table dans le royaume des cieux, avec Abraham, Isaac et Jacob. Et les enfants du royaume seront jetés dans les ténèbres de dehors, où il y aura des pleurs, et des grincements de dents. »
Matthieu xii. 41-42 : « Les Ninivites se lèveront au jour du jugement contre cette nation, et la condamneront; parce qu'ils se sont repentis à la prédication de Jonas : et voici, il y a ici plus que Jonas. La reine du Midi se lèvera au jour du jugement contre cette nation, et la condamnera; parce qu'elle vint du bout de la terre pour entendre la sagesse de Salomon : et voici, il y a ici plus que Salomon. »
Matthieu xxi. 43 : « C'est pourquoi je vous dis, que le royaume de Dieu vous sera ôté, et il sera donné à une nation qui en rapportera les fruits. »
Bien qu'il ait de telles attentes à l'égard des Gentils, et qu'il trouve même de temps à autre parmi eux — comme dans le cas du centurion de Capharnaüm (Mt. VIII, 10) et de la femme cananéenne (Mt. XV, 28) — une foi qui l'étonne, Jésus dirige ses activités seulement vers Israël, et prescrit une limitation similaire à ses disciples lorsqu'il les envoie.
Matthieu xv. 24 : « Je ne suis envoyé qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël. »
Matthieu 10.5-6 : « N'allez point vers les gentils, et n'entrez point dans aucune ville des Samaritains; mais plutôt allez vers les brebis perdues de la maison d'Israël. »
Cette conduite n'est pas due à une étroitesse de sympathie et ne s'explique pas uniquement par la brièveté du temps disponible avant le commencement du Royaume. Elle est liée au caractère universaliste de Jésus. Son universalisme « d'attente eschatologique » interdit une mission parmi les païens.
Aux Juifs, il est envoyé à la fois pour la miséricorde et pour le jugement. Pour les élus parmi eux, sa prédication est une pierre de touche. S’ils y croient, alors l’élection devient une réalité ; s’ils ne veulent pas l’écouter, ils perdent leur élection. Mais ceux qui ne font pas encore partie des élus et qui, vu leur conduite extérieure, doivent être considérés comme des réprouvés, peuvent, en acceptant sa prédication, confirmée comme elle l’est par un miracle, entrer dans les droits des élus. Peut-être Jésus a-t-il nourri l’idée que pour tous ceux des enfants d’Israël qui ont eu le privilège de faire l’expérience de son apparition méconnue parmi eux, il existait la possibilité d’obtenir l’élection au moyen de la communion avec lui. Selon cette idée, la prérogative d’Israël et celle de la dernière génération seraient toutes deux préservées et mises en harmonie avec la conception de l’élection en général. En ce qui concerne les Gentils, c’est simplement que Dieu a choisi un certain nombre d’entre eux pour être reçus dans le Royaume messianique lors de son apparition. Ils ne peuvent cependant pas acquérir l’élection, comme le peuvent les enfants d’Israël, parce qu’il n’y a pas de prédication de l’Évangile du Royaume pour eux.
Selon cette idée, Jésus avait à l'origine la conviction que tous les membres vivants du peuple d'Israël pouvaient accéder au Royaume, qui leur était en principe ouvert, en confessant leur fidélité à Lui-même, qui n'était en apparence que le prédicateur du Royaume, mais en réalité le Fils de l'Homme. Mais à mesure qu'il découvrait par expérience que nombre d'Israélites ne se souciaient pas de transformer leur élection potentielle en une élection réelle, il en vint à la conviction que les élus d'entre les Gentils prendraient leur place, afin que le nombre des membres du Royaume soit complet. Ces élus supplémentaires sont simplement désignés par Dieu pour avoir une part dans le Royaume. Ils ne sont pas prêchés. Le privilège d'accéder aux droits des élus par un libre choix est réservé aux enfants d'Israël. Cela explique pourquoi Jésus est universaliste dans sa pensée et judéo-particulariste dans son action.
Après la mort de Jésus, l'Évangile a été prêché aux païens. Comment expliquer ce changement d'attitude ?
Il est né naturellement du fait que, par l’intermédiaire des juifs hellénistiques qui acceptèrent le christianisme, la mission juive dans la Diaspora se transforma naturellement en mission chrétienne. D’après les premières traces du récit des Actes des Apôtres, cela se produisit d’abord à Antioche de Syrie. Là, des juifs hellénistiques croyants, des Chypriotes et des Cyrénéens, qui avaient appartenu à la communauté de Jérusalem, mais qui furent chassés après la lapidation d’Etienne, après avoir prêché d’abord aux seuls juifs, commencèrent à prêcher aussi l’Evangile aux Grecs (Actes XI, 19-21). Ayant reçu des nouvelles de leur succès, les apôtres de Jérusalem – qui y étaient restés sans être inquiétés (Actes VIII, 1), car la persécution et même la lapidation d’Etienne elle-même étaient en réalité le résultat de querelles entre différents partis hellénistes – envoyèrent Barnabé à Antioche. Il fit venir Paul de Tarse et commença plus tard, avec lui, par l'ordre de l'Esprit et sous la commission de l'Église, à s'engager dans un travail missionnaire (Actes xi. 22-26, xiii. 1-3).
D'après un passage d'une strate ultérieure des Actes, les chrétiens chassés de Jérusalem commencèrent aussitôt à prêcher l'Évangile en Samarie, qui était considérée comme une nation païenne (Actes VIII, 11-13). Et Pierre lui-même fut poussé par une vision à se rendre à la maison du centurion païen Corneille à Césarée, et à le baptiser, lui et toute sa famille (Actes X, 1-48, XI, 1-18).
Comment Paul s'est-il consacré si spécialement à la prédication parmi les Gentils et s'est-il senti, en fait, comme l'apôtre des Gentils ? Que son appel, comme on le suppose souvent, ait eu lieu au moment de sa conversion à Damas n'est pas vraiment une déduction nécessaire du passage de l'épître aux Galates (1, 15-16) qui est généralement cité à l'appui de cette vocation. Ce qu'il y dit, c'est que Dieu l'avait désigné, dès le sein de sa mère, pour prêcher aux Gentils son Fils qui lui était maintenant révélé.
Est-ce son échec parmi les Juifs et son succès parmi les Gentils qui ont fait de lui l'apôtre des Gentils ? Cela concorde avec le récit des Actes des Apôtres, selon lequel il prêchait toujours d'abord dans les synagogues, et ce n'est que lorsque cela lui fut impossible qu'il s'adressait aux Gentils. Mais en sens contraire, Paul, dans ses épîtres, fait de la prédication aux Gentils une affaire de première importance, qui lui est imputée en tant que telle.
Puisque Paul a toujours été conduit à ses convictions caractéristiques par des conclusions tirées de sa doctrine, il est naturel de se demander si tel n'est pas également le cas ici. En effet, son eschatologie contenait un motif particulier de prédication parmi les païens en raison du caractère de l'attente eschatologique universaliste qui lui est propre.
Il s'agit d'un ordre totalement différent de celui de Jésus. Pour Paul, ce Royaume messianique est la prérogative des élus de la dernière génération de l'humanité, dans la mesure où ils sont dans la condition d'être-en-Christ. En dehors de l'être-en-Christ, ils ne peuvent obtenir la capacité de participer d'avance à l'état d'existence de la résurrection et ainsi, en communion avec le Christ ressuscité, d'entrer avec lui dans la gloire messianique. Pour les élus parmi les païens, cela implique que leur élection ne peut devenir effective que s'ils reçoivent la connaissance du Christ et, par conséquent, entrent dans l'être-en-Christ.
La prédication chrétienne aux Gentils, telle qu'elle était pratiquée par d'autres, visait, par analogie avec l'activité missionnaire juive parmi les Gentils, à faire des Gentils des Juifs chrétiens, afin que ces convertis Gentils, quel que soit leur nombre, puissent être assimilés aux croyants issus du judaïsme et devenir avec eux participants du Royaume messianique qui allait commencer avec le Christ. Cette nécessité relative devint pour Paul une nécessité absolue. Il a pour motif impérieux un nombre qu'il faut compléter.
Dans l'Apocalypse d'Esdras, on attache une très grande importance à la réalisation du nombre des élus. En réponse à la question de savoir si la venue de la gloire des temps de la fin est retardée par les péchés des hommes, on répond à Esdras que ce n'est pas le cas. Dès que le nombre des justes morts sera complet, les événements de la fin qui ont trait à la résurrection des morts doivent commencer. Alors apparaîtra le Royaume messianique, qui n'est que le prélude.2 à la résurrection des morts. 4 Esdras, IV, 40-43 : « Va, demande à la femme enceinte si, au bout de neuf mois, son ventre peut encore contenir l’enfant. » Je répondis : « Certainement pas, ô Seigneur. » Il répondit : « Les demeures des âmes dans l’Hadès sont comme le ventre de la mère ; car, comme la femme en travail s’efforce d’être soulagée de ses douleurs le plus tôt possible, ainsi les demeures des morts s’efforcent le plus tôt possible de rendre ce qui leur a été confié au départ. Alors il te sera montré ce que tu désires. »
L'allemand est Auftakt — anacrouse, la syllabe non comptée au début d'une ligne métrique, le point souligné étant le caractère préliminaire du Royaume. — Traducteur.
Paul pense donc que la fin viendra quand sera complété le nombre de ceux qui, en croyant en Jésus, réaliseront leur élection au Royaume messianique. S'il se sent obligé de porter la connaissance du Christ dans le monde entier, son but est de donner à tous les élus d'entre les Gentils la possibilité d'atteindre la condition d'être en Christ, et de réaliser ainsi leur élection. C'est pour ces motifs théologiques qu'il désire pénétrer jusqu'en Espagne.
Français Son projet de prêcher l'Évangile là où il n'est pas encore connu n'est pas annoncé pour la première fois dans l'Épître aux Romains (xv. 20-24), mais il est mentionné plus tôt dans un passage obscur de la deuxième épître aux Corinthiens (x. 15-16) : « Ne nous glorifiant pas excessivement du travail d'autrui, mais ayant l'espérance que, lorsque votre foi augmentera, nous serons glorifiés parmi vous, ayant notre limite fixée plus largement, en prêchant l'Évangile dans les régions situées au-delà de chez vous, sans nous glorifier d'un travail tout fait dans les limites d'autrui. »
Puisque Paul est seul à saisir une telle nécessité de la prédication aux Gentils, et à désirer prendre les mesures nécessaires, il reconnaît en lui-même l'Apôtre des Gentils désigné par Dieu, qui doit prendre sa place comme tel à côté des Apôtres de la Circoncision.
Quelle signification profonde cela donne au passage de l’épître aux Romains sur la prédication de l’Évangile qui doit être répandue partout !
Romains 10.13-15 : « Car quiconque invoquera le nom du Seigneur, sera sauvé. Mais comment invoqueront-ils celui en qui ils n'ont point cru? et comment croiront-ils en celui dont ils n'ont point entendu parler? Et comment en entendront-ils parler s'il n'y a quelqu'un qui leur prêche? Et comment prêchera-t-on sinon qu'il y en ait qui soient envoyés? ainsi qu'il est écrit : Oh! que les pieds de ceux qui annoncent la paix sont beaux, les pieds, dis-je, de ceux qui annoncent de bonnes choses! »
C'est seulement pour Paul que les païens ont réellement droit à la prédication du Christ. Etant donné qu'ils ont, en raison de leur élection, les mêmes droits que les Juifs, il faut leur donner les mêmes possibilités d'apprendre à connaître le Christ que celles dont jouissent déjà les Juifs. Avant le retour du Christ, l'Évangile doit être prêché dans le monde entier !
Ce n’est pas seulement pour le bien des élus parmi les Gentils, mais aussi pour le bien d’Israël, que l’Evangile doit être prêché aussi rapidement que possible dans le monde entier. Paul ne peut se résigner à l’idée que « les circoncis », qui sont les premiers à être appelés à la véritable filiation d’Abraham, ne feront pas de leur élection une réalité. Luttant contre ce problème très difficile de la prédestination, il trouve la solution dans l’idée que cet endurcissement du cœur ne peut être qu’une chose temporaire, prévue dans le plan divin. En conséquence, il fait savoir dans l’épître aux Romains, comme un mystère, que dès que les élus de l’incirconcision auront tous été rendus manifestes par la foi en Christ, alors les Israélites, excités à la jalousie par cela, se débarrasseront de l’endurcissement du cœur qui est temporairement tombé sur eux, et entreront eux aussi dans la grâce de Dieu. Il espère que ce miracle aura lieu avant le retour du Christ ! Pour contribuer à le réaliser, il désire porter la connaissance du Christ jusqu’aux extrémités de la terre. Le Retour n'aura en effet lieu que lorsque tous les élus d'entre les nations auront entendu l'appel de l'Évangile. C'est donc pour sauver Israël que Paul exerce sa vocation d'Apôtre des nations ! Il s'efforce de susciter la jalousie qui tournera définitivement son peuple vers le salut (Rom. xi. 13-14). Quand les branches d'olivier sauvage greffées sur l'olivier d'Israël auront poussé, ses propres branches qui avaient été coupées seront à nouveau greffées (Rom. xi. 17-24).
Romains xi. 13-14 : « Car je parle à vous, gentils; certes en tant que je suis apôtre des gentils, je rends honorable mon ministère; pour voir si en quelque façon je puis exciter ceux de ma nation à la jalousie, et en sauver quelques-uns. »
Romains 11.23-24 : « Et eux-mêmes aussi, s'ils ne persistent point dans leur incrédulité, ils seront entés : car Dieu est puissant pour les enter de nouveau. Car si tu as été coupé de l'olivier qui de sa nature était sauvage, et as été enté contre la nature sur l'olivier franc, combien plus ceux qui le sont selon la nature, seront-ils entés (de nouveau) sur leur propre olivier? »
Romains xi. 25-26 : « Car, mes frères, je ne veux pas que vous ignoriez ce mystère, afin que vous ne vous en fassiez pas accroire : c'est qu'il est arrivé de l'endurcissement en Israël dans une partie, jusqu'à ce que la plénitude des Gentils soit entrée (dans la foi); et ainsi tout Israël sera sauvé; »
Dans la première épître aux Thessaloniciens, Paul prononce un jugement si dur sur les Juifs qu’il est très difficile de comprendre comment il peut y combiner son espoir de les voir devenir croyants et sauvés.
1 Thess. ii. 14-16 : « Car, mes frères, vous avez imité les Eglises de Dieu qui sont dans la Judée en Jésus-Christ, parce que vous avez aussi souffert les mêmes choses de ceux de votre propre nation, comme eux aussi de la part des Juifs; qui ont même mis à mort le Seigneur Jésus, et leurs propres prophètes, et qui nous ont chassés; et qui déplaisent à Dieu, et qui sont ennemis de tous les hommes : nous empêchant de parler aux gentils, afin qu'ils soient sauvés; comblant ainsi toujours la mesure de leurs péchés. Or la colère de Dieu est parvenue sur eux jusqu'au plus haut degré. »
Il est possible que Paul, au moment où il a écrit cette épître, n’ait pas encore lutté pour parvenir à la croyance en cette rédemption ultime de tout Israël. De nombreux commentateurs voient dans les mots « mais la colère est venue sur eux pour la fin » la glose marginale d’un copiste qui s’est retrouvée dans le texte, auquel cas il s’agirait d’une allusion à la destruction de Jérusalem, qui eut lieu en 70 après J.-C. Et en effet, il n’est pas facile de voir ce que Paul pouvait vouloir dire par un jugement divin qui avait déjà atteint les Juifs.
Autrefois, c'étaient les païens qui désobéissaient à Dieu ; aujourd'hui, ce sont les Juifs. Pour Paul, il ne s'agit pas là, comme il semble à première vue, d'une annulation de l'élection, mais de la marche que suit la rédemption de tous les élus selon l'ordre divin.
Romains xi. 29 : « Car les dons et la vocation de Dieu sont sans repentance. »
Romains xi. 32 : « Car Dieu les a tous renfermés sous la rébellion, afin de faire miséricorde à tous. »
Jusqu’à présent, l’exégèse n’a pas su comment aborder cette rédemption de tous, et ce pour deux raisons. D’abord, elle a négligé le fait que par « tous » on entend ni plus ni moins que tous les élus ; ensuite, elle ne fait pas la distinction entre la béatitude messianique et la béatitude éternelle, comme Paul le croit. Il est impossible que le passage de Rom. xi. 32 fasse référence à la béatitude éternelle, compte tenu de la manière dont le problème est traité dans Rom. ix. 11. Paul ne parle pas ici d’une restauration de tous les hommes qui ont jamais vécu sur terre ( άποκαταστασις πάντων) comme d’un octroi de la béatitude universelle, qui doit se produire au moment où Dieu devient tout en tous. Il ne s'agit ici que de la génération de l'humanité encore vivante aux Temps de la Fin, et de sa participation au Royaume messianique. Il ne pense qu'à la conversion à la foi de tous les élus, tant des Gentils que des Juifs, en vue du Retour du Christ, bref au miracle que sa foi exige, dans son souci d'Israël, et qu'il espère lui-même expérimenter dans sa vie terrestre.
En conséquence de cette attente que tous ceux qui y sont appelés parviendront à la justice qui vient de la foi, il comprend la signification du retard du retour du Christ. Il suppose probablement que tout Israël est destiné à devenir croyant (Rom. 11, 26). Il continue donc à adhérer à la conception que Jésus avait eue à un moment donné, mais qu'il avait abandonnée au cours de son ministère.
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La prédication de Paul aux Gentils a un caractère particulier, car elle est fondée sur son attente eschatologique universaliste. Elle s'adresse aux Gentils qui sont appelés comme Gentils, et non aux Gentils qui, en tant que Juifs croyants en Christ, doivent compléter le nombre de ceux qui entreront dans le Royaume. Cette différence théorique semble de première vue de peu d'importance. Elle est cependant très profonde. En définitive, Paul ne peut pas admettre la soumission à la Loi et à la circoncision qui était exigée de ses convertis chrétiens d’origine Gentils. Il ne lui est pas loisible de s'écarter de la position selon laquelle ils ont été appelés à l'être-en-Christ en tant que Gentils, et non en tant que Gentils devenus Juifs. Et la libération de la Loi, qui résulte de son attente eschatologique universaliste, est également exigée pour eux par l'être-en-Christ. S'il n'y avait pas eu cette question de la Loi, Paul aurait pu garder pour lui sa doctrine mystique de l'être-en-Christ. Car le croyant n'a pas nécessairement besoin de connaître tout le mystère qui se déroule en lui depuis le baptême. Si, avec la simple croyance qu'il vit encore dans le monde naturel, il attend la venue de Jésus comme Messie et se prépare à sa venue par la repentance et la sanctification, il ira à Lui dans son Royaume messianique avec autant de certitude que s'il savait déjà que, par la résurrection de Jésus, le monde surnaturel avait déjà commencé, que les puissances de mort et de résurrection étaient déjà, depuis son baptême, à l'œuvre sur le croyant, et que, par conséquent, ce n'était qu'en apparence qu'il était encore un homme naturel.
Mais une fois que la question de la Loi est posée, il est impossible d'aller plus loin sans la connaissance de la doctrine mystique de l'être-en-Christ. Si la foi mal informée tente de trancher elle-même, elle s'exposera à l'erreur tout à fait fatale de considérer la Loi comme encore valable même après la mort et la résurrection de Jésus, et elle exigera donc en toute simplicité du païen converti qu'il s'y soumette pour pouvoir (en tant que personne qui s'est jointe au peuple élu) faire valoir ses droits sur les promesses qui s'y rapportent. Mais en réalité, le païen converti, s'il agit ainsi, s'éloigne irrévocablement du Christ, même s'il continue à le reconnaître comme Messie et à se préparer par la repentance et la sanctification à sa venue. Car en acceptant l'être-en-Christ, il renonce à l'être-en-Christ et par là même à sa rédemption.
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Quelle est réellement l’attitude de Paul à l’égard de la Loi ?
Si l'on examine les affirmations des épîtres une à une, on se rend compte qu'elles sont extrêmement complexes et contradictoires. Il affirme sans détour que la Loi n'est plus en vigueur, mais il en reconnaît l'autorité en affirmant que ceux qui reconnaissent la Loi sont soumis à la Loi et périssent par elle. Il y a encore une autre distinction incompréhensible. Que les croyants issus du judaïsme continuent à vivre selon la Loi lui paraît tout à fait juste et ne nuit en rien à leur rédemption. Mais si les croyants issus des nations font la même chose, c'est pour lui une négation de la Croix du Christ.
La conception de la Loi par Paul ne peut donc se résumer à la simple affirmation selon laquelle elle ne doit plus être considérée comme valide. Pour comprendre sa véritable signification, il faut avoir à l'esprit les questions qui l'intéressent. Il y en a deux : l'une théorique et l'autre pratique.
1. Dans quel sens et dans quelle mesure la Loi n’est-elle plus valable ?
2. Quelle est la bonne attitude des croyants envers la Loi, dans la mesure où elle n’est plus valide ?
Si ces deux questions sont posées correctement et séparées, le problème lui-même et la décision de Paul deviennent clairs. Son attitude apparemment si compliquée à l'égard de la Loi se résout en quelque chose de simple et de logique.
Dans quel sens, alors, et dans quelle mesure la Loi n’est-elle plus valable ?
La réponse est simple. La Loi appartient au monde naturel qui est sous la domination des anges. Dans la mesure où ce monde, depuis la mort et la résurrection de Jésus, existe ou n’existe pas, dans la mesure où la Loi est en vigueur ou non. La domination des anges a reçu un coup de la mort et de la résurrection de Jésus, mais elle se maintient encore pour le moment. De la même manière — car la domination des anges et l’ère du monde naturel sont corrélatives — on peut considérer que la fin du monde naturel est arrivée ou non. A l’heure actuelle, le monde naturel est en train de se transformer en monde surnaturel. Là où le monde surnaturel est déjà une réalité, la domination des anges et la Loi n’ont plus de validité. Là où le monde naturel conserve encore sa validité, la domination des anges et la Loi sont toujours valables.
Le monde surnaturel existe déjà dans la sphère de la corporéité de ceux qui sont en Christ, rempli des forces qui produisent la mort et la résurrection. En dehors de cette sphère, tout le reste, pour le moment, c'est-à-dire jusqu'à la venue du Royaume messianique, est encore monde naturel. La Loi n'est plus valable pour ceux qui sont en Jésus-Christ. En tant que morts - morts avec le Christ ! - ils sont libérés de la Loi de la même manière que le Christ mort et ressuscité. Sur les morts-ressuscités, elle n'a aucun pouvoir.
Romains 7. 1 : « NE savez-vous pas, mes frères (car je parle à ceux qui entendent ce que c'est que la loi) que la loi exerce son pouvoir sur l'homme durant tout le temps qu'il est en vie? » — Romains 7. 4 : « Ainsi, mes frères, vous êtes aussi morts à la loi par le corps de Christ, pour être à un autre; savoir, à celui qui est ressuscité des morts, afin que nous fructifions à Dieu. »
1 En tant que membres du Corps du Christ, ils sont morts avec Christ.
Gal. ii. 19-20 : « Mais par la loi je suis mort à la loi, afin que je vive à Dieu. Je suis crucifié avec Christ, » 2 — Gal. v. 18 : « Or, si vous êtes conduits par l'Esprit, vous n'êtes point sous la loi. »
2 Il est mort à la Loi par la Loi, parce que le Christ, avec qui il est mort, a été crucifié par la Loi, et là a annulé la malédiction de la Loi (Gal. iii. 13) ; et parce que la Loi, mise en contact avec la chair et le péché, cause la mort de l'homme.
Ainsi, bien que Paul puisse dire en termes très généraux que le Christ est la fin de la Loi (Rom. 10, 4), il entend par là seulement qu'avec le Christ a commencé la fin de la Loi. Mais cela n'est encore devenu une réalité que pour ceux qui sont en Christ. Ceux qui ne sont pas encore passés de l'être-dans-la-Loi à l'être-en-Christ, et ceux qui se laissent tromper en échangeant l'être-en-Christ contre l'être-sous-la-Loi, sont sous la Loi et en ressentent la puissance.
Gal. iii. 10 : « Mais tous ceux qui sont des œuvres de la loi, sont sous la malédiction : car il est écrit : Maudit est quiconque ne persévère pas dans toutes les choses qui sont écrites au livre de la loi pour les faire. »
Gal. v. 2-5 : « Voici, je vous dis moi, Paul, que si vous êtes circoncis, Christ ne vous profitera de rien. Et de plus je proteste à tout homme qui se circoncit, qu'il est obligé d'accomplir toute la loi. Christ devient inutile à l'égard de vous tous qui voulez être justifiés par la loi; et vous êtes déchus de la grâce. »
Paul affirme ainsi la coexistence d'une validité et d'une non-validité de la Loi correspondant à la différence des temps du monde dans la sphère de l'être-en-Christ et en dehors de celle-ci. Et ce faisant, il ne se livre pas à une opinion fantaisiste, mais il tire simplement la conclusion logique du fait que la Loi cesse là où commence le Royaume messianique.
L'incompatibilité de la Loi et de l'eschatologie devient évidente dans le fait que la Loi est constamment menacée par l'eschatologie, et cela de façon double : par l'impulsion intrinsèque de l'eschatologie vers une éthique immédiate et absolue ; et par le caractère supra-mondain du mode d'être messianique, auquel la Loi, établie pour le monde naturel, n'est pas appropriée.
Le judaïsme post-exilique et le rabbinisme tentent cependant de réunir ces deux choses incompatibles. Ils associent la Loi et l'eschatologie en partant du principe que la Loi mène au Royaume messianique et que l'observance de la Loi garantit l'accès à l'état messianique. Ils construisent ainsi un pont qui a l'air bien, mais qui n'a pas une capacité de charge suffisante. Ils ne peuvent rien contre le fait historique et logique que l'eschatologie des prophètes pré-exiliques, qui en furent les créateurs, n'était pas orientée vers la Loi, qui n'existait pas à cette époque, mais vers une éthique immédiate et absolue. Cette connexion entre l'éthique et l'eschatologie fait valoir sans compromis ses droits chaque fois que l'eschatologie est traitée sérieusement, c'est-à-dire chaque fois que l'eschatologie de l'attente devient, chez des personnes vivantes, une eschatologie en action.
L'éthique immédiate commence alors à transparaître comme une couleur antérieure sur laquelle se superpose une autre. Elle ne supplante pas la Loi, mais la relègue à un rang inférieur. Aussi Jean-Baptiste et Jésus exigent-ils tous deux la repentance et une éthique absolue et intérieure, au lieu de recommander l'observation méticuleuse des moindres détails de la Loi, comme ligne de conduite la plus évidente en vue de la proximité de la venue du Royaume. Ils n'ont aucune raison d'attaquer la validité de la Loi ; elle ne leur fait pas obstacle. Et avec la venue du Royaume, elle disparaîtra de toute façon. Ainsi, Jésus affirme solennellement (Mt 5, 17-19) que la Loi continue d'être obligatoire dans toutes ses prescriptions. En même temps, il lui enlève toute signification par l'éthique de l'absurdité et par son exigence d'une justice meilleure que celle des scribes (Mt 5, 20) .
1 Sur l'attitude de Jésus à l'égard de la Loi, voir aussi pp. 79-80 , 114-115, sup.
Matthieu v. 17-18 : « Ne croyez pas que je sois venu anéantir la loi, ou les prophètes; je ne suis pas venu les anéantir, mais les accomplir. Car je vous dis, en vérité, que jusques à ce que le ciel et la terre soient passés, un seul iota, ou un seul trait de lettre de la loi, ne passera point, que toutes choses ne soient faites. »
Cette parole ne signifie pas, comme on le suppose habituellement, que Jésus attribue ici à la Loi une validité éternelle. Il la représente comme demeurant en vigueur « jusques à ce que le ciel et la terre soient passés, », c’est-à-dire jusqu’à ce que le ciel et la terre actuels fassent place, à l’avènement du Royaume de Dieu, à un nouveau ciel et à une nouvelle terre. C’est seulement dans cette interprétation que l’apodose « jusqu’à ce que tout soit arrivé » acquiert un sens naturel 2 .
2 eos an panta genetai (grec) — A.V. trompeur, ' , jusqu'à ce que tout soit accompli,״ comme si le verbe était le même qu'au v. 17. — Traducteur.
Jésus affirme ainsi clairement que la Loi n'est valable que jusqu'au commencement du Royaume de Dieu. Comment, en effet, aurait-il pu affirmer qu'elle conserverait sa validité pour les hommes de la résurrection, les participants du Royaume ?
Le judaïsme refuse de reconnaître l'incompatibilité entre la Loi et l'eschatologie. Les prophètes exiliques et post-exiliques tentent de concevoir le Royaume messianique comme le Royaume de l'observance parfaite de la Loi. Selon Ézéchiel (xxxvi. 26-27) et Jérémie (xxxi. 33), au temps messianique, Dieu, en donnant aux hommes un esprit nouveau, leur donnera la Loi dans leur cœur, de sorte qu'ils ne pourront faire autrement que de vivre en accord avec elle. 3 En eux, l'esprit est au service de la Loi. Vers 520 av. J.-C., au moment de la restauration du Temple, Aggée et Zacharie proclament comme Royaume messianique un Royaume de paix qui s'étendra de Jérusalem sur toutes les nations, et dans lequel règnera la Loi. La même vision est représentée par le fragment trouvé dans Isaïe ii. 2-4 et Michée iv. 1-4, qui trouve sans doute son origine au cinquième siècle av. J.-C., et dans les prophéties, également post-exiliques, d'Isaïe lx et lxvi.
3 Voir pp. 160-161·
Mais l'idéal du Royaume messianique comme Royaume parfait de la Loi devient intenable à mesure que le Royaume à venir est considéré comme transcendantal. Le fait que la Loi, destinée aux hommes naturels, devient sans objet dès lors qu'il ne s'agit plus d'êtres naturels mais d'êtres surnaturels, a fait sentir son influence même lorsqu'on s'est efforcé de l'ignorer. Il est vrai que les Apocalypses juives tardives ne vont jamais jusqu'à affirmer en principe que la Loi cessera d'avoir une signification dans le Royaume futur. Mais en pratique, elles sont influencées par elle et adoptent une attitude correspondante. Aussi surprenant que cela puisse paraître, elles n'affirment jamais que la Loi sera en vigueur dans le Royaume messianique, et elles ne décrivent jamais la vie du Royaume à venir comme une vie d'observance parfaite de la Loi, mais toujours comme une vie dans une condition nouvelle et heureuse, libérée de toutes les limitations terrestres. Comment le livre d'Enoch, selon lequel les saints « deviennent des anges dans le ciel » (Enoch li. 4, lxi. 12), pourrait-il exprimer l'idée qu'ils vivent selon la Loi ? Mais même les Psaumes de Salomon et les Apocalypses de Baruch et d'Esdras, qui décrivent les participants du Royaume messianique non pas comme des hommes ressuscités, mais seulement comme des êtres vivant dans des conditions de vie idéales, ne tentent pas de représenter le Royaume messianique comme le Royaume de la Loi parfaite. Leur point de vue est plutôt qu'en observant la Loi, un homme acquiert un droit au Royaume messianique, mais dans le Royaume messianique un tel homme marche selon la volonté de Dieu par impulsion naturelle, en vertu de la nouvelle condition.
Quand il est affirmé dans l’Apocalypse de Baruch (xlviii. 47) que Dieu, au Jour du Jugement, punit la transgression de la Loi, cela n’implique pas que la Loi sera également en vigueur dans le Royaume messianique.
Pour appuyer la validité éternelle de la Loi, on cite 4 Esdras IX, 36-37 : « Nous qui avons reçu la Loi, nous devons être perdus à cause de nos péchés, ainsi que de nos cœurs dans lesquels nous les avons commis. Mais la Loi n’est pas perdue, mais elle demeure dans sa gloire. » Que la Loi soit éternelle ne signifie pas nécessairement qu’elle soit d’application éternelle. Elle est éternelle parce qu’elle est préexistante. Mais de même qu’elle était en suspens, bien qu’elle ait existé, jusqu’à ce qu’elle soit donnée au peuple d’Israël au Sinaï, de même elle peut de nouveau rester en suspens à partir du début de la période messianique. Paul aussi, lorsqu’il parle de la Loi comme étant sainte (Rom. VII, 12), spirituelle ( pneumatikos (grec) , Rom. VII, 14) et « de Dieu » (Rom. VII, 22), doit la penser comme éternelle. Cela ne l’empêche pas d’affirmer qu’elle n’a de validité que dans le monde naturel, et seulement pendant une période relativement courte.
Quoi qu’il en soit, l’Apocalypse d’Esdras décrit la nouvelle condition de la période messianique sans faire aucune mention de la Loi. 4 Esdras VI, 26-28 : « Alors le cœur des habitants de la terre sera changé et sera transformé en un esprit nouveau. Alors le mal sera extirpé et la tromperie détruite, la foi fleurira, la destruction sera vaincue et la vérité sera rendue manifeste, celle qui est restée si longtemps sans fruit. »
Là où le mal n’existe plus, la Loi n’a logiquement plus de fonction.
Le caractère surnaturel du Royaume rend donc pratiquement impossible pour le judaïsme tardif de concevoir le Royaume comme le Royaume de la Loi. De même, l'idée selon laquelle, dans le Royaume de Dieu, les cœurs des hommes sont gouvernés par l'Esprit absorbe l'autre, à savoir qu'ils sont obéissants à la Loi, même si Ézéchiel et Jérémie voulaient peut-être à l'origine que par l'Esprit de Dieu, la Loi était donnée dans leurs cœurs. Les hommes en qui Dieu lui-même agit irrésistiblement n'ont pas besoin d'une Loi pour accomplir sa volonté.
Dans la conception que Paul se fait d'une éthique inspirée par l'esprit de la résurrection, l'immédiateté de cette éthique se combine avec le caractère surnaturel du mode d'existence messianique en opposition à la Loi. Paul est convaincu, comme Jésus, que la Loi ne peut rester en vigueur que jusqu'au début du Royaume messianique. Et comme il soutient que les élus, dès qu'ils sont « en Christ », n'appartiennent plus au monde naturel, mais désormais au monde messianique, il est nécessairement amené à conclure qu'ils ne sont plus désormais sous la Loi.
L'incompatibilité historique et logique continue inexorablement son cours. Chez Paul et dans le judaïsme de la génération qui lui succède immédiatement, l'issue inévitable apparaît. Paul sacrifie la Loi à l'eschatologie ; le judaïsme abandonne l'eschatologie et conserve la Loi.
Pour les rabbins, qui n’avaient plus de conception vivante de l’eschatologie mais vivaient seulement dans celle-ci avec l’imagination littéraire, il devint possible de faire ce que les Apocalypses juives tardives n’avaient pas trouvé possible : concevoir le Royaume messianique comme le Royaume de la Loi. Ils décrivent souvent comment les justes du jardin d’Eden étudient la Torah. Soixante communautés devaient s’en occuper sous l’arbre de vie (Midrash du Cantique des Cantiques, VI, 9). Moïse, qui enseigna la Torah dans cette vie, ferait de même dans la vie à venir (Exode Rabba, 2). Selon d’autres déclarations, c’est Dieu lui-même (Tanchuma, éd. Buber, 106 a) ou le Messie (Targum du Cantique des Cantiques, VIII, 1-2) qui s’en occupe.
Bien entendu, nous ne sommes pas fondés à conclure de cette opinion des rabbins postérieurs que le judaïsme tardif de l'époque de Jésus et de Paul avait des opinions similaires. Cela montre seulement que les choses étaient différentes pour l'eschatologie de la réminiscence rabbinique que pour l'eschatologie vivante de l'époque antérieure à la destruction de Jérusalem.
Quelle attitude les croyants doivent-ils alors adopter, selon Paul, à l’égard de cette Loi qui n’est plus valable pour eux ?
La solution la plus simple aurait été que Paul pût déclarer que c'était un adiaphoron, une chose indifférente, ni nuisible ni utile. Dans ce cas, il aurait pu vivre en paix avec les premiers apôtres et regarder avec un doux sourire les activités des émissaires judaïsants, sachant et prêchant que les croyants d'entre les païens, qui se laissaient persuader de prendre sur eux la circoncision et la Loi, ne faisaient que s'imposer inutilement. Mais le plus tragique était qu'il ne pouvait pas adopter une attitude ironique à l'égard de ce zèle, mais devait le traiter avec tout le sérieux nécessaire. Car c'était ainsi que l'exigeait la logique inexorable de la doctrine mystique de l'être-en-Christ.
Mais comment expliquer la décision apparemment contradictoire selon laquelle les chrétiens juifs pouvaient observer la Loi comme usage coutumier, alors que les convertis non juifs se voyaient interdire de le faire sous peine de compromettre leur salut ? C'est là aussi une conséquence de la même doctrine mystique.
L'attitude envers la Loi que Paul prescrit à ses convertis est en fait une application d'une théorie plus complète qu'il applique également à d'autres cas. Elle dit : Quelle que soit la condition extérieure dans laquelle un homme a fait de son élection une réalité, c'est-à-dire est devenu croyant, c'est dans cette condition qu'il doit demeurer en tant que croyant. Cette théorie du statu quo est énoncée à deux reprises par Paul dans le même contexte.
1 Cor. VII. 17 : « Toutefois que chacun se conduise selon le don qu'il a reçu de Dieu, chacun selon que le Seigneur l'y a appelé; et c'est ainsi que j'en ordonne dans toutes les Eglises. »
1 Cor. vii. 20 : « Que chacun demeure dans la condition où il était quand il a été appelé. »
Si donc un esclave devenait croyant, il ne devrait pas, selon cette théorie, si on lui offrait ensuite la liberté, l'accepter (1 Cor. vii. 21-22) ;3 Si un homme était marié lorsqu'il est devenu croyant, il doit rester marié et ne pas se persuader que lui et sa femme, par mesure de sanctification en vue du Royaume à venir, devraient désormais vivre comme s'ils n'étaient pas mariés (1 Cor. vii. 3-5, 10-11) ; si un homme était célibataire ou veuf, il doit le rester, et la raison supplémentaire est donnée, qu'il est meilleur dans cette condition parce qu'il peut diriger ses pensées entièrement vers Christ, tandis que les gens mariés sont préoccupés par les soucis familiaux (1 Cor. vii. 8, 32-35).
Cette exigence paraît si incroyable que de nombreux traducteurs et exégètes interprètent le texte (1 Cor. VII. 21) différemment. Au lieu de traduire « Si tu as été appelé comme esclave, ne t’en soucie pas. Même si tu peux devenir libre, reste plutôt comme tu es », ils rendent le texte (qui se lit comme suit : ei kai dunasai eleutheros genesthai, mallon chresai, grec ) comme s’il signifiait « Si tu peux être libéré, profite de cela », ce qui est à la fois grammaticalement et logiquement impossible. La décision de Paul figure sous cette forme erronée dans les traductions bibliques ordinaires.
De même, celui qui est appelé comme incirconcis restera incirconcis, et celui qui était circoncis au moment où il est devenu croyant ne fera aucun effort pour être considéré comme incirconcis (1 Cor. vii. 18).
Cette théorie du statu quo est une conséquence nécessaire de la doctrine de l'être mystique en Christ. A partir du moment où un homme est en Christ, son être tout entier est entièrement conditionné par ce fait. Son existence naturelle et toutes les circonstances qui s'y rattachent sont devenues sans importance. Il est comme une maison vendue pour être démolie, dont toute réparation devient irrationnelle. Si malgré cela il commence à apporter des modifications à sa condition naturelle d'existence, il ignore le fait que son être est désormais conditionné par l'être en Christ, et non par quoi que ce soit d'autre lié à son existence naturelle. Sa condition naturelle d'existence est donc devenue sans importance, non pas au sens général où il n'y a pas d'importance à ce qu'on lui fait, mais au sens particulier où il ne faut plus rien lui faire. Le contrat relatif à la maison vendue stipule qu'elle n'a été vendue qu'en vue d'être démolie, et que par conséquent rien ne doit être fait pour la maintenir en état d'habitabilité, sans parler des modifications destinées à la rendre plus commode !
Si l'on reproche à Paul de ne pas s'être opposé à l'esclavage dans l'esprit du Christ et d'avoir ainsi, pendant des siècles, prêté son autorité à ceux qui le considéraient comme compatible avec le christianisme, la faute en revient à la théorie du statu quo. Son mysticisme ne lui permettait pas d'avoir une opinion différente. En effet, quel besoin a-t-il à celui qui est déjà un homme libre en Jésus-Christ et qui s'attend à entrer momentanément comme tel dans la gloire messianique, de se soucier d'être libéré de l'esclavage pendant les quelques instants qui lui restent à passer dans le monde naturel ? C'est pourquoi Paul recommande à Onésime, l'esclave évadé qu'il avait connu pendant sa captivité, de retourner auprès de son maître Philémon et, bien qu'il soit maintenant un homme libre comme son maître en tant que croyant, de continuer néanmoins à le servir.
Le point de vue de Paul est également adopté par Ignace dans son épître à Polycarpe. Ignat, ad Polyc. iv. 3 : « Ne méprisez pas les esclaves, hommes et femmes ; mais qu’ils ne soient pas présomptueux, mais qu’ils servent avec plus de diligence pour la gloire de Dieu, afin d’obtenir une meilleure liberté de la part de Dieu. Ils ne doivent pas chercher à être libérés aux dépens de l’Église, de peur d’être trouvés esclaves de leurs désirs. »
Cette décision, selon laquelle l'esclave croyant ne doit pas rechercher la liberté, montre combien la théorie du statu quo est solidement ancrée. La seule concession que Paul fait est que si le fait de rester célibataire comporte un risque d'impudicité, ceux à qui cela s'applique peuvent se marier même s'ils n'étaient pas mariés lorsqu'ils sont devenus croyants. Il pense cependant qu'il est nécessaire de les assurer expressément qu'ils ne commettent aucun péché, car il s'agit d'un changement de peu d'importance et justifié par la volonté d'éviter le plus grand mal (1 Cor. VII. 9, 28, 36-40).
Appliquée à la question de la Loi et de la circoncision, la théorie du statu quo exige que celui qui croit en Juif continue à vivre en Juif, et le non-Juif en non-Juif. Paul n’aurait pas été plus fondé à permettre au Juif d’abandonner les ordonnances de la Loi et les prescriptions des scribes qui s’étaient identifiées à elle, qu’à exiger du non-Juif baptisé de se placer désormais sous la Loi. Lui-même — il ne faut pas laisser ses protestations d’être devenu Grec pour les Grecs introduire une confusion sur ce point — continua à vivre en Juif. Il se laissa même persuader par les premiers apôtres de faire un vœu comportant des sacrifices au Temple, afin que chacun vît que la rumeur selon laquelle il enseignait aux Juifs de la Diaspora à abandonner Moïse était sans fondement (Actes XXI, 20-26). Ce faisant, il n’agissait nullement contre ses convictions.
La prédication de Paul sur la libération de la Loi n'est donc nullement conçue dans un esprit de libre pensée. Il contraint les Juifs comme les non-Juifs à rester dans l'état où ils sont devenus croyants. Le champion de la liberté du christianisme païen est en même temps son tyran. Si celui-ci voulait participer au bienfait de la Loi et de la circoncision, il ne le lui permettrait pas.
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La mise en pratique de cette décision se heurta cependant à des difficultés. Si les Juifs croyants célébraient la Sainte Cène avec leurs frères païens, ils commettaient une faute contre l'interdiction de partager la table avec les païens. Sur cette question, une dispute éclata à Antioche entre Paul et Pierre (Gal. 2, 11-16). Pierre, qui avait d'abord voulu célébrer la Sainte Cène avec les chrétiens païens, cessa de le faire après l'arrivée de certains frères de l'entourage de Jacques le Juste, soit parce que ceux-ci en avaient fait part à Pierre, soit parce que Pierre voulait éviter une controverse à ce sujet avec Jacques, un homme très pharisaïque.
Que la question d'Antioche concernait le fait de manger ensemble à la Sainte Cène est si évidente que Paul ne juge pas nécessaire de le dire expressément. On peut difficilement supposer qu'il ait été si profondément ému par le refus de Pierre d'accepter des invitations privées à manger avec des chrétiens non juifs. En tout cas, le problème de la communion à la table des non juifs a dû d'abord devenir pressant là où, comme dans le cas de la Sainte Cène, il s'agissait d'un repas inévitable en commun.
Dans la Loi de l'Ancien Testament, nous ne trouvons aucune disposition interdisant aux Juifs de manger à la même table que les Gentils. Il est seulement prescrit de s'abstenir de certains aliments et de la chair d'animaux qui n'ont pas été abattus conformément aux dispositions de la Loi. Ce sont les ordonnances des scribes qui interdisent en premier lieu de partager la même table.
Nous ne savons pas avec certitude si, dans la période précédant la destruction de Jérusalem, leurs prescriptions étaient si pleinement développées et si universellement reconnues que tout Juif qui mangeait avec des Gentils avait conscience de manger contrairement à la Loi. On le suppose dans les Actes des Apôtres (10, 28 et 11, 3). Et Paul semble le présupposer lorsqu'il fait valoir contre Pierre qu'en participant à une célébration commune de la Cène, lui, un Juif, avait vécu à la manière des Gentils (Gal. 2, 14).
A l'exemple de Pierre, les autres croyants juifs, y compris Barnabé, s'absentèrent de la célébration commune de la Cène. Paul reprocha alors à Pierre d'agir contrairement à sa conviction, par respect pour la stricte opinion adoptée à Jérusalem. Comme il avait d'abord enfreint la Loi en mangeant avec des chrétiens non juifs, il n'avait plus le droit de contraindre les autres à vivre comme les Juifs (Gal. 2. 11-14).
C'est sans doute précisément cette question de la communion à la table de la Sainte Cène qui poussa les autorités de Jérusalem à exiger que les chrétiens non juifs, en acceptant la circoncision et la Loi, se mettent sur le même pied que les chrétiens juifs. La grande lutte interne du christianisme primitif commença ainsi par une controverse eucharistique.
Il y avait encore d'autres points sur lesquels la décision de Paul, si claire et si logique qu'elle paraissait du point de vue de la doctrine mystique de l'être en Christ, se révélait difficilement applicable dans la pratique. Le fait qu'elle ordonne à certains ce qu'elle interdit à d'autres donne lieu à des interprétations erronées de part et d'autre. Ainsi, tandis que certains prétendaient que Paul égarait les Juifs de la Diaspora pour les amener à abandonner la Loi (Actes XXI, 21), d'autres, comme nous l'apprenons par l'épître aux Galates, répandaient le bruit que lui-même prêchait encore la circoncision qu'il avait interdite aux chrétiens païens (Gal. V, 11). Il est possible que ceux qui l'accusaient de pouvoir agir parfois contrairement à son principe fondamental aient eu des arguments de fait pour l'appuyer. Si le récit des Actes des Apôtres est exact, au début de son deuxième voyage missionnaire, il circoncit Timothée à Lystre, « à cause des Juifs qui étaient en ces lieux-là », avant de le prendre avec lui comme compagnon (Actes XVI, 1-3). Il est possible qu’il ait fait la même chose à une occasion antérieure, lors du concile apostolique de Jérusalem, à l’égard de Tite.
Gal. ii. 3-5 : « Et même on n'obligea point Tite, qui était avec moi, à se faire circoncire, quoiqu'il fût Grec. Et ce fut à cause des faux frères qui s'étaient introduits dans l'Eglise, et qui y étaient entrés secrètement pour épier notre liberté, que nous avons en Jésus-Christ, afin de nous ramener dans la servitude. Et nous ne leur avons point cédé par aucune sorte de soumission, non pas même un moment; afin que la vérité de l'Evangile demeurât parmi vous. » Ici, la phrase s’interrompt. L’explication la plus naturelle est que Tite n’a pas été circoncis ; mais une autre est possible, selon laquelle l’accent est mis sur « non contraint ». Dans ce cas, le sens est que la circoncision a eu lieu, mais pas par contrainte, étant un acte de conciliation en faveur de la paix .
1 Il existe également une ancienne lecture diverse, omettant en fait le « pas » !
Dans le cas de Timothée, les circonstances sont assez différentes, dans la mesure où il était « fils d'une femme Juive, fidèle, mais d'un père Grec » (Actes XVI, 1-3). Puisque, selon la conception rabbinique, dans le cas d’enfants issus d’un mariage mixte, c’est le statut national et social de la mère qui détermine le statut juridique du mariage, Timothée était juif. Néanmoins, s’il voulait être fidèle à ses principes, Paul n’aurait pas dû le circoncire après le baptême.
Faut-il supposer que Paul n'était pas aussi certain qu'il le devint plus tard que l'homme qui était en Christ ne pourrait pas plus tard prendre sur lui la circoncision et la Loi ? Ou bien est-il vraiment un homme qui pouvait écrire dans ses lettres des déclarations impressionnantes, mais qui, dans la controverse face à face, était incompétent (2 Cor. 10, 10) et qui, par conséquent, dans certaines circonstances, pour concilier les hommes (Gal. 1, 10), pouvait être amené à consentir à des choses qui étaient en réalité contraires à ses propres convictions ?
En tout cas, Paul s'en tient fermement au principe selon lequel le païen converti qui se laisse persuader d'accepter la Loi et la circoncision devient un réprouvé. Car celui qui tient pour impératifs de telles modifications de l'être-dans-la-chair, de l'existence extérieure , montre par là qu'il se considère encore comme étant dans la chair. Il annule ainsi l'être-en-Christ et se livre aux pouvoirs angéliques qui se tiennent derrière la Loi.
2 Sur le lien entre la Loi et le règne des Anges, voir pp. 69-71, sup.
La loi et la circoncision, si elles sont adoptées après qu'un homme est devenu croyant, sont tout autre chose que ce qu'elles sont pour quelqu'un qui les a vécues auparavant. Paul s'efforce de faire accepter cette vérité remarquable, afin de mettre fin à l'illusion qui conduit à la ruine ceux qu'il a gagnés pour le Christ. L'épître aux Galates est un véritable cri d'angoisse du cœur, qui se fait entendre en paroles.
Gal. iii. 2-3 : « Je voudrais seulement entendre ceci de vous : Avez-vous reçu l'Esprit par les œuvres de la loi, ou par la prédication de la foi? Etes-vous si insensés, qu'après avoir commencé par l'Esprit, vous finissiez maintenant par la chair? »
Gal. iv. 3-5 : « Nous aussi, lorsque nous étions des enfants, nous étions asservis sous les rudiments du monde. Mais quand l'accomplissement du temps est venu, Dieu a envoyé son Fils, né d'une femme, et soumis à la loi; afin qu'il rachetât ceux qui étaient sous la loi, et que nous reçussions l'adoption des enfants. » — Gal. iv. 8-11 : « Mais lorsque vous ne connaissiez point Dieu, vous serviez ceux qui de leur nature ne sont point dieux. Et maintenant que vous avez connu Dieu, ou plutôt que vous avez été connus de Dieu, comment retournez-vous encore à ces faibles et misérables éléments, auxquels vous voulez encore vous asservir comme auparavant? . . . Je crains pour vous, que peut-être je n'aie travaillé en vain parmi vous. »
Gal. iv. 16: « Suis-je donc devenu votre ennemi, en vous disant la vérité? » — Gal. iv. 19-20: « Mes petits enfants, pour lesquels enfanter je travaille de nouveau, jusqu'à ce que Christ soit formé en vous; je voudrais être maintenant avec vous, et changer de langage : car je suis en perplexité sur votre sujet. »
Gal. v. 1: « TENEZ-VOUS donc fermes dans la liberté, à l'égard de laquelle Christ nous a affranchis, et ne vous soumettez plus au joug de la servitude. »
En fin de compte, toute la tromperie vient des puissances angéliques. Elles veulent garder pour elles ce qu’elles peuvent garder. Comme elles ne peuvent pas annuler la mort de Jésus, elles font tout ce qu’elles peuvent pour la rendre vaine. 1 Car si elles parviennent à faire admettre l’erreur selon laquelle la Loi et la circoncision sont nécessaires en plus de la foi en Christ, alors, malgré la foi en la mort et la résurrection du Christ, il n’y a pas d’être en Christ. Et ainsi elles ont réussi à faire en sorte que des hommes qui se croient appartenir au Christ soient de nouveau sous leur pouvoir, chrétiens païens comme juifs. Car non seulement les convertis païens, qui cherchent à introduire l’être sous la Loi comme un supplément à l’être en Christ, sont « déchus de la grâce » (Gal. v. 4) ; le même sort attend les convertis juifs, si la Loi et la circoncision sont pour eux autre chose qu’un état qui leur est devenu indifférent, mais qu’ils conservent parce qu’ils y étaient déjà au moment de leur conversion. Celui qui, en tant que baptisé, accepte comme important pour la rédemption tout ce qui a trait à l'être dans la chair, renonce par là à l'être dans le Christ. La sentence terrible selon laquelle l'homme ne peut être à la fois dans le Christ et dans la chair s'accomplit en lui encore plus impitoyablement que chez ceux qui, par le péché, par suite de leur faiblesse, restent empêtrés dans la chair. Il est coupable de la même manière que ceux qui, par des relations corporelles immorales ou par la participation à des fêtes idolâtres, annulent leur être dans le Christ.4 Ainsi, attacher de la valeur à la Loi et à la circoncision, qui en soi n’ont rien à voir avec le péché, devient la transgression la plus grave contre le Christ.
1 Sur le rôle joué par les puissances angéliques dans la lutte autour de la Loi, voir aussi p. 159, sup.
Sur la vision de Paul sur les trois péchés mortels, voir pp. 128-130, sup.
Celui qui demande donc aux croyants d’accepter la Loi et la circoncision soutient la cause des puissances angéliques. Pour Paul, les apôtres de Jérusalem et leurs émissaires sont « aveuglés par Satan ». Sous le masque d’apôtres du Christ, ils agissent comme de faux apôtres. Ils devront un jour répondre du mal qu’ils font ainsi (Gal. v. 10 ; 2 Cor. xi. 13-15).5
Que Paul entende par les « faux apôtres que Satan a aveuglés » (2 Cor. xi. 13-15) les Douze à Jérusalem, même s’il ne les nomme pas expressément, voir pp. 155-157, sup.
Paul refuse d'admettre que les zélotes juifs agissent seulement parce qu'ils sont trompés. Il soutient qu'ils sont aussi mus par la peur. Ils voient dans son cas ce que doivent endurer en persécutions et en souffrances ceux qui, en prêchant la pure doctrine de la Croix, s'opposent aux plans des anges. C'est à cela qu'ils désirent échapper. C'est pourquoi ils opposent la Loi à la Croix.
Gal. VI. 12 : « Tous ceux qui cherchent à se rendre agréables dans ce qui regarde la chair, sont ceux qui vous contraignent d'être circoncis; afin seulement qu'ils ne souffrent point de persécution pour la croix de Christ. »
Car c'est sur Paul, le seul à comprendre le sens véritable de l'insistance sur la Loi et la circoncision, que les puissances angéliques exercent leur vengeance. Tandis que les apôtres à Jérusalem vivent en paix et sont tenus en haute estime, lui est humilié et tourmenté de toutes les manières. S'il supporte, plus visiblement que tout autre, la mort du Christ, c'est parce que les puissances angéliques désirent le détruire, comme Jésus avant lui. Elles estiment qu'elles auront gagné leur partie si elles parviennent seulement à le faire disparaître.
C'est pourquoi il n'a pas besoin, dit-il, de contredire la rumeur selon laquelle il prêche encore la circoncision. Les persécutions qu'il subit suffisent à prouver le contraire.
Gal. v. 11: « Et pour moi, mes frères, si je prêche encore la circoncision, pourquoi est-ce que je souffre encore la persécution? Le scandale de la croix est donc aboli? »
On suppose souvent que Paul, au fil du temps, a adopté une position plus modérée sur la question de la Loi. On constate, dit-on, dans les épîtres aux Corinthiens et aux Romains que la lutte s’est relâchée. C’est une erreur. Si la question de la circoncision n’est pas traitée dans les épîtres aux Corinthiens, cela ne signifie pas qu’elle n’existe plus. La lutte a pris une forme différente. De l’offensive, Paul a été contraint d’adopter une position défensive. Au lieu de débattre avec lui de la Loi et de la circoncision, les premiers apôtres et leurs émissaires contestaient son droit à être appelé apôtre. Par cette tactique, il a été contraint de mener la lutte sur la circoncision et la Loi comme une lutte pour sa propre autorité dans ses églises.
Il y a aussi de bonnes raisons pour que l'épître aux Romains ne parle pas de la lutte à propos de la Loi. Paul l'a écrite pour préparer l'Église à sa venue et la prédisposer favorablement à son égard. Il se justifie d'avance à son égard. C'est pourquoi il expose son attitude à l'égard de la Loi de la manière la plus conciliante possible.
Dans sa lettre aux Philippiens, il n'a pas besoin de procéder avec autant de précautions. Les paroles véhémentes qu'il leur adresse depuis sa captivité montrent que la lutte fait toujours rage et que l'Apôtre y porte un intérêt aussi vif que jamais.
Phil. iii. 2-3 : « Prenez garde aux chiens; prenez garde aux mauvais ouvriers; prenez garde à la concision : car c'est nous qui sommes la circoncision, nous qui servons Dieu en esprit, et qui nous glorifions en Jésus-Christ, et qui n'avons point de confiance en la chair. »
C’est aux zélateurs de la circoncision que Paul fait allusion dans Phil. iii. 18-19 : « Car il y en a plusieurs qui marchent d'une telle manière, que je vous ai souvent dit, et maintenant je vous le dis encore en pleurant, qu'ils sont ennemis de la croix de Christ; desquels la fin est la perdition, desquels le Dieu est le ventre, et desquels la gloire est dans leur confusion, n'ayant d'affection que pour les choses de la terre. »
Si l'on rejette la conclusion selon laquelle ces polémiques sont dues à la lutte qui a continué pendant la captivité, il faudrait alors rapporter cette partie de l'épître à une épître antérieure aux Philippiens, qui a été remaniée ultérieurement pour former un tout, destiné à la lecture publique, avec l'épître de captivité. Et cela n'est pas inconcevable.6 Mais même si cette hypothèse était acceptée, elle ne prouverait certainement pas que Paul, pendant son emprisonnement, ait eu sur la question de la Loi une opinion différente de celle qu’il avait eue auparavant.
Sur la possibilité que l'épître aux Philippiens ait été élaborée à partir de deux documents, voir ci-dessus, p. 49, sup.
Que les adversaires de Paul aient continué à lutter pendant son emprisonnement, cela ressort du passage de l'épître aux Philippiens où il parle des frères de Rome qui y prêchent le Christ d'une manière qui a pour but de lui faire de la peine. Il se console en pensant que, quel que soit le motif, le Christ est prêché.
Phil. 1. 15-18 : « Il est vrai que quelques-uns prêchent Christ par envie et par un esprit de dispute; et que les autres le font, au contraire, par une bonne volonté. Les uns, dis-je, annoncent Christ par un esprit de dispute, et non pas purement, croyant ajouter de l'affliction à mes liens; mais les autres le font par charité, sachant que je suis établi pour la défense de l'Evangile. Quoi donc? Toutefois, en quelque manière que ce soit, par ostentation, ou par amour de la vérité, Christ est annoncé; et c'est de quoi je me réjouis, et je me réjouirai. »
Paul ne peut certes pas abandonner sa conception de la Loi et de la circoncision sans se tromper lui-même. Le fait qu'il ait été contraint de s'engager dans cette lutte est la tragédie de sa vie. Toutes les difficultés qu'il a rencontrées dans la prédication de l'Evangile découlaient du fait que la théorie du statu quo, issue de sa doctrine mystique de l'être-en-Christ, exigeait d'être appliquée à la Loi et à la circoncision. La lutte dans laquelle il s'est ainsi engagé était dès le début sans espoir. Comment pouvait-il espérer convaincre les juifs croyants que la Loi et la circoncision, dans lesquelles, selon les Ecritures, ils devaient trouver la justice, perdaient toute importance dès le moment où ils devenaient croyants, bien que toujours obligatoires ? Et comment pouvait-il faire comprendre aux chrétiens non juifs que l'observance de la Loi et la foi en Christ sont en effet compatibles dans le cas où le croyant se trouvait sous la Loi et la circoncision avant sa conversion, mais non s'il se place sous elles par la suite ? Et, quand tout fut dit et fait, il dut être incohérent en exigeant des croyants juifs qu’ils violent leur légalisme en partageant la même table que les croyants non juifs.
Au moment où il écrivit l'épître aux Galates, il croyait s'être mis d'accord avec Pierre sur une solution qui, si elle avait été maintenue, aurait en réalité abouti à la formation de deux Églises indépendantes : l'accord selon lequel les Douze seraient les apôtres de la circoncision, lui et Barnabas des Gentils (Gal. ii. 7-9). Cette séparation s'avéra impossible à mettre en œuvre parce que les deux Églises étaient généralement représentées dans chaque église, et lors de la célébration commune de la Sainte Cène, une section devait abandonner son point de vue au profit de l'autre, soit parce que les Juifs outrepassaient les ordonnances de la Loi, soit parce que les chrétiens Gentils acceptaient la circoncision et se débarrassaient ainsi complètement de la question.
Une autre raison pour laquelle cela était impossible était que les premiers apôtres étaient tenus de maintenir que leur autorité s'étendait à toute l'Église. Ainsi, la lutte au sujet de la Loi devint une lutte entre l'autorité de l'homme qui avait été appelé à être apôtre par le Christ glorifié sur la route de Damas, et celle des hommes qui avaient été désignés par Jésus de Nazareth en Galilée pour être ses disciples et qui avaient à portée de main les paroles de Jésus avec lesquelles ils pouvaient s'opposer à toute attaque contre la Loi .
1 Voir également sup. pp. 80, 114-116, 190, sup.
L'issue du combat était donc certaine dès le début. Le poids de l'opinion du bon sens, des Écritures, de l'autorité de Jésus et de l'autorité des Douze se trouvait contre Paul. Et le fait que son attitude envers la Loi lui attirait la haine de tout le judaïsme rendait sa position encore plus désespérée.
Aussitôt après la mort de Paul, la bataille qu'il avait perdue se transforma en victoire. Les faits provoquèrent cette libération de la Loi pour laquelle il avait lutté par des idées. La destruction de Jérusalem mit fin à la communauté chrétienne primitive qui exerçait son autorité sur l'Eglise. Les tendances à la division qui s'étaient renforcées dans le judaïsme après la catastrophe déclenchèrent le processus de division entre le judaïsme et le christianisme. Et la supériorité numérique croissante des convertis du paganisme sur ceux du judaïsme travailla dans le même sens.
Ainsi, le problème de la Loi cessa d'exister. Le sujet de controverse entre le christianisme juif et le christianisme païen devint la doctrine christologique.
Mais si la libération de la Loi s'est réalisée si rapidement et si paisiblement à la suite du nouvel état de choses, c'est parce que la théorie était déjà préparée dans les épîtres et la tradition pauliniennes. Le sens originel de la libération paulinienne de la Loi était aussi peu compris par cette nouvelle génération que celui de la mystique eschatologique dont elle était issue. Mais elle a fait son entrée par la brèche que lui avait ouverte l'artillerie de l'Apôtre des Gentils.
En Paul, le premier penseur chrétien s'opposa à l'autorité de l'Eglise et partagea le sort de ceux qui, depuis, ont tenté de la même manière. Et dans ce premier cas comme dans les suivants, il arriva que la vérité de la réflexion, qui avait été opposée à la doctrine de l'Eglise, devint par la suite un lieu commun de la théologie orthodoxe.