Le chapitre qui devait servir d’introduction à « La mystique de l’apôtre Paul » devint un livre et parut en 1911 sous le titre Geschichte der paulinischen Forschung (en français : Paul et ses interprètes, une histoire critique), trad. « La mystique de l’apôtre Paul », dont la première ébauche remonte à 1906, devait suivre immédiatement. La maladie et le travail de préparation de la deuxième édition augmentée de la Geschichte der Leben-Jesu-Forschung (= « La quête du Jésus historique », 1910) m’empêchèrent de mettre le manuscrit du présent ouvrage sous presse avant ma première visite en Afrique en 1913, événement qui ne pouvait plus être retardé. Pendant mon premier congé en Europe, j'étais occupé à fond par mes deux volumes sur la Philosophie de la Civilisation, de sorte que ce n'est qu'à la fin de 1927, lors de mon second retour en Europe, que je pus reprendre en main « La Mystique de Paul » et donner au manuscrit sa forme définitive au cours de ce séjour de deux ans. C'est à ce retard que je dois que ma conception de la doctrine de Paul a dû, au cours de la comparaison avec les œuvres de Reitzenstein, Bousset, Deissmann et autres, atteindre une plus grande lucidité intérieure et s'appuyer sur des bases plus larges qu'elles ne l'auraient été autrement.
Comme je n'ai voulu exposer que la conception de Paul, j'ai dû renoncer à approfondir autant que je l'aurais voulu la littérature contemporaine sur Paul et à exposer ce que j'en ai appris seulement en détails. En outre, dans la deuxième édition de mon Histoire de la recherche paulienne, dont j'espère trouver bientôt le temps, je dois exprimer mon opinion sur les travaux parus depuis 1911.
Je peux voir à quel point je dois beaucoup à Hans Lietzmann, à Martin Dibelius et à d’autres commentateurs récents de Paul, à travers de nombreux détails de ce livre. Et j’ai pu constater à maintes reprises la valeur durable des analyses détaillées que l’on trouve dans les travaux de H. J. Holtzmann, P. W. Schmiedel et d’autres représentants de l’ancienne école.
Avec cet exposé de la doctrine de Paul, je termine en quelque sorte le travail théologique que j'ai entrepris jusqu'ici. Lorsque j'étais encore étudiant, j'avais conçu le projet d'expliquer l'évolution de la pensée dans la première génération du christianisme à partir de l'axiome, qui me paraît incontestable, que la prédication du Royaume de Dieu par Jésus était en elle-même eschatologique et qu'elle était comprise comme telle par ceux qui l'écoutaient. Mes études sur le problème des origines historiques de l'Eucharistie, sur le « mystère » de la messianité et de la souffrance de Jésus, sur le cours de la recherche moderne sur la vie de Jésus et sur la doctrine de Paul, tournent toutes autour de deux questions : s'il y avait place, à côté de l'interprétation eschatologique de la prédication de Jésus, pour une autre, et comment la foi originellement entièrement eschatologique des chrétiens a-t-elle évolué au cours du remplacement de la pensée eschatologique par la pensée hellénistique ?
L'Histoire du dogme, telle qu'elle a été exposée précédemment, a facilité la solution du problème posé par l'hellénisation du christianisme en admettant chez Jésus la présence d'idées non eschatologiques aussi bien qu'eschatologiques et en exposant la doctrine de Paul comme étant en partie eschatologique et en partie hellénistique. A l'aide de concepts religieux généraux et de concepts hellénistiques qui étaient supposés avoir été présents dans le christianisme dès le début, l'hellénisation totale, qui s'est produite dans la théologie d'Asie Mineure au début du deuxième siècle, a été présentée comme quelque chose de déjà bien préparé.
Mais en réalité, il fallait expliquer comment la croyance purement eschatologique s'était transformée en croyance hellénistique. Le problème de l'hellénisation du christianisme, ainsi posé, tourne autour de la question de Paul. Au lieu de l'idée insoutenable que Paul aurait combiné les modes de pensée eschatologique et hellénistique, nous devons maintenant envisager soit une explication purement eschatologique, soit une explication purement hellénistique de son enseignement. Je choisis la première alternative dans son intégralité. Elle suppose l'accord complet de l'enseignement de Paul avec celui de Jésus. L'hellénisation du christianisme n'a pas lieu avec Paul, mais seulement après lui.
Le problème de l'hellénisation du christianisme se pose aussi en se demandant pourquoi Ignace et les représentants de la théologie d'Asie Mineure du IIe siècle n'ont pas pu faire leur la doctrine chrétienne primitive qu'ils trouvaient déjà existante et comment ils l'ont traduite et transformée en doctrine hellénistique. La réponse est très simple : la disparition de l'espérance eschatologique les a tout naturellement amenés à comprendre leur foi à nouveau dans les termes des concepts hellénistiques actuels. Cela leur a été rendu possible parce qu'ils connaissaient la doctrine mystique de Paul sur l'Être-en-Christ. Ils l'ont reprise, en substituant en même temps une raison hellénistique à la raison eschatologique qui leur était devenue inintelligible. C'est ainsi que s'explique de la manière la plus naturelle l'évolution de Jésus à Ignace en passant par Paul. Paul n'a pas été l'hellénisateur du christianisme. Mais dans sa mystique eschatologique de l'Être-en-Christ, il lui a donné une forme sous laquelle il pouvait être hellénisé.
De cette manière, je crois avoir montré que la reconnaissance du caractère eschatologique de la prédication de Jésus et de l'enseignement de Paul, si elle pose la question de l'hellénisation du christianisme d'une manière plus abrupte qu'autrefois, conduit en même temps à une solution beaucoup plus simple de la difficulté.
Il était très important pour moi de démontrer le lien entre les idées eschatologiques de Paul et celles du « judaïsme tardif » et de remonter à l’époque des prophètes, aussi bien après qu’avant l’exil. Pour cette entreprise, j’ai eu la grande utilité de la part du professeur Gerhard Kittel de Tübingen et de son assistant, le Dr Karl Heinrich Rengstorf, qui ont bien voulu prendre la peine de lire mon manuscrit et de le commenter. Leur connaissance du judaïsme tardif et de la rabbinique m’a permis de tracer des lignes beaucoup plus claires et plus fermes que je ne l’aurais pu autrement. Pour l’amélioration que mon travail a obtenue grâce à leur érudition, je leur dois des remerciements sincères.
Mes méthodes sont restées démodées, en ce sens que je m’efforce de présenter les idées de Paul dans leur forme historiquement conditionnée. Je crois que le mélange de nos manières de voir la religion avec celles des périodes historiques antérieures, qui est si souvent pratiqué aujourd’hui avec une habileté éblouissante, n’est d’aucune utilité pour la compréhension historique et, en fin de compte, n’est pas d’une grande utilité pour notre vie religieuse. La recherche de la vérité historique en elle-même est pour moi l’idéal vers lequel la théologie scientifique doit tendre. Je reste fermement convaincu que l’importance spirituelle permanente que la pensée religieuse du passé a pour nous se fait sentir le plus fortement lorsque nous entrons en contact avec cette forme de piété telle qu’elle a réellement existé, et non telle que nous en faisons le meilleur usage pour nous-mêmes. Un christianisme qui n’ose pas utiliser la vérité historique au service de la spiritualité n’est pas sain intérieurement, même s’il semble fort. Le respect de la vérité, en tant que quelque chose qui doit être un facteur de notre foi pour ne pas dégénérer en superstition, comprend en lui-même le respect de la vérité historique.
C'est précisément parce que la doctrine mystique de Paul sur le Christ a plus à nous dire lorsqu'elle nous parle dans le feu de sa pensée primitive chrétienne, eschatologique, que lorsqu'elle est paraphrasée dans le langage de l'orthodoxie ou de la non-orthodoxie moderne que je crois servir dans cet ouvrage non seulement la cause d'un enseignement solide, mais aussi celle des besoins religieux. C'est avec cette conviction que j'ai travaillé.
Pour leur aide précieuse dans la correction pour la presse, je dois remercier mes collègues le pasteur Karl Leyrer de Stuttgart, le Dr. KH Rengstorf de Tübingen et mon épouse.
La préparation des Indices a été l'œuvre de M. Liemar Hennig en collaboration avec le Dr. Rengstorf, car mon voyage en Afrique ne m'a pas laissé le temps de le faire. Pour ce travail, je le remercie chaleureusement.
ALBERT SCHWEITZER
Sur le paquebot Ogowe en route vers Lambaréné,
Fête de la Saint-Étienne, 1929