CHAPITRE XII

MYSTICISME ET ÉTHIQUE

Pour le Baptiste, pour Jésus et pour la communauté chrétienne primitive, toute l'éthique tombe sous le concept de repentir ( metanoia , en grec). Ils entendent par là un changement d'attitude consistant en une pénitence pour le passé et la détermination de vivre désormais, libérés de tout ce qui est terrestre, dans l'attente du Royaume messianique. La conduite éthique après le baptême est considérée comme le fruit du repentir.

Matthieu iii. 2 (la prédication du Baptiste) : « Convertissez-vous : car le royaume des cieux est proche. » — Mt iii. 8 : « Faites donc des fruits convenables à la repentance. »

Matthieu iv. 17 : « Dès lors Jésus commença à prêcher, et à dire : Convertissez-vous : car le royaume des cieux est proche. »

Actes ii. 38 : « Et Pierre leur dit : Amendez-vous; et que chacun de vous soit baptisé au nom de Jésus-Christ » — Actes xxvi. 20 : « ... qu'ils se repentissent, et se convertissent à Dieu, en faisant des œuvres convenables à la repentance. »

Mais pour Paul, l'éthique n'est plus la repentance. Le mot n'apparaît que dans quelques passages de ses écrits et jamais dans un contexte où il expose son éthique.

2 Cor. vii. 9-10 : « Je me réjouis donc maintenant, non de ce que vous avez été affligés, mais de ce que vous avez été attristés à repentance : car vous avez été attristés selon Dieu, de sorte que vous n'avez reçu aucun dommage de notre part : puisque la tristesse qui est selon Dieu, produit une repentance à salut, dont on ne se repent jamais » — 2 Cor. xii. 21 : « . . . en sorte que je sois affligé à l'occasion de plusieurs de ceux qui ont péché auparavant, et qui ne se sont point repentis de l'impureté, de la fornication, et de l'impudicité dont ils se sont rendus coupables. » — Rom. ii. 4 : « ...ne connaissant pas que la bonté de Dieu te convie à la repentance? »

Pour Paul, la repentance n'est que l'acte éthique qui conduit au baptême ; la libération de la mondanité et du péché que le baptisé doit conserver est plus que la repentance. En elle, il traduit en acte l'état d'être mort et ressuscité avec le Christ et de marcher dans une condition d'existence qui n'est plus terrestre. L'éthique, comme les sacrements, est incluse dans la sphère de la mort et de la résurrection mystiques avec le Christ, et doit être interprétée dans cette perspective. Au moyen de la doctrine mystique de l'être-en-Christ, l'éthique de l'attente orientée vers le Royaume de Dieu, qui était fondée sur la croyance en la messianité de Jésus, s'est transformée en éthique chrétienne, c'est-à-dire en éthique produite par le Christ dans les croyants qui s'attachent à lui.

Le christianisme primitif, sous l'influence de la prophétie de Joël, ne conçoit l'Esprit que comme la puissance conférée aux croyants par un miracle divin promis, celle d'être en communication avec le monde supra-terrestre au moyen de la réception et de l'annonce de révélations. Paul met en rapport la possession de l'Esprit avec la mort et la résurrection avec le Christ.5. En tant que ressuscité des morts, le croyant reçoit, selon lui, l'Esprit du Christ glorifié comme principe de vie de l'état surnaturel dans lequel il est entré. Ainsi, pour la doctrine mystique de l'être-en-Christ, l'éthique n'est rien d'autre que l'action de l'Esprit. En exposant cette conception, Paul met fin à l'appauvrissement de la doctrine de l'Esprit qui a commencé avec Joël, et revient à la conception des premiers prophètes selon laquelle l'Esprit confère à l'homme un esprit nouveau et un cœur nouveau.

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Sur les doctrines chrétiennes primitives et pauliniennes de l'Esprit, voir pp. 165-167, sup.

L’éthique pour Paul n’est pas une question de fruits de repentance mais de fruits de l’Esprit (Gal. v. 22).

De ses deux doctrines de la justice, c'est seulement avec l'être mystique en Christ que Paul met en rapport son éthique ; il n'essaie jamais de la déduire de la justice par la foi. Pour pouvoir nier avec suffisamment d'insistance la valeur des œuvres de la loi, il s'en tient à l'affirmation générale, irrationnelle en soi, selon laquelle la foi n'a ni besoin ni désir d'œuvres. De ce point de vue, il lui est impossible de donner une véritable base à une éthique.6 Il ne lui restait plus qu'à établir une éthique indépendante de la justice fondée sur la foi. Il aurait pu se servir à cet effet de l'exigence naturelle que la justice obtenue sans les œuvres se manifeste par des œuvres. Mais il aurait été difficile de prouver qu'elle en est capable ou qu'elle porte en elle une impulsion dans ce sens. Il aurait fallu montrer comment l'homme qui était auparavant incapable de produire de bonnes œuvres a reçu par l'acte de justification la capacité de le faire. Cette capacité ne peut lui être conférée que par le Christ ; mais selon la doctrine de la justice fondée sur la foi, tout ce que Christ fait aux croyants, c'est de les rendre justifiés.

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Sur l’impossibilité de déduire l’éthique de manière naturelle de la doctrine de la justification par la foi, voir pp. 224-225, sup.

Dans la doctrine de la justification par la foi, la rédemption et la morale sont comme deux routes, l’une menant à un côté d’un ravin, l’autre menant de l’autre côté, mais il n’y a pas de pont pour passer d’un côté à l’autre. Mais Paul est ici dans la position avantageuse, par rapport aux réformateurs, de ne pas avoir à faire des efforts désespérés pour se procurer les matériaux introuvables nécessaires à la construction de ce pont. Car dans l’être mystique en Christ, il possède une conception de la rédemption dont la morale résulte directement comme fonction naturelle de l’état de racheté. Dans cette conception se trouve un fondement logique au paradoxe selon lequel l’homme, avant la rédemption, était incapable de bonnes œuvres, mais qu’après, non seulement il peut, mais doit les accomplir, puisque c’est le Christ qui les accomplit en lui.

Le fait que la doctrine mystique de la mort et de la résurrection avec le Christ puisse être ainsi transposée directement dans une éthique sans laisser de difficultés non résolues pourrait donner l'impression qu'il s'agit simplement d'une forme de pensée métaphorique issue de considérations éthiques. C'est pourquoi on avait l'habitude de la désigner non pas comme la doctrine mystique, mais comme la doctrine éthique de Paul. C'est ainsi qu'elle figure encore dans la Neutestamentliche Theologie de H. J. Holtzmann (1897). Mais en réalité, la mort et la résurrection avec le Christ ne sont pas une conception métaphorique, mais une conception quasi physique. Elle résulte de la conception eschatologique de la rédemption, lorsque celle-ci est comprise à la lumière du fait de la mort et de la résurrection de Jésus. De cette conception, en elle-même quasi physique, découle directement l'éthique.

1 Sur la vision antérieure du mysticisme de Paul, voir pp. 17-18, sup.

Une fois que l'on a compris ce rapport entre le quasi-physique et l'éthique, la pensée paulinienne acquiert une ampleur, une tranquillité et une simplicité nouvelles. Les transitions immédiates par lesquelles les arguments spéculatifs et éthiques quasi-physiques se succèdent les uns dans les autres — voyez Romains 5-8 ! — ne donnent plus l'impression d'un chaos. Le mélange apparent est dû au mysticisme quasi-physique qui scintille des couleurs de l'éthique. Il y a là en réalité une unité, unique dans la pensée religieuse, de la philosophie cosmique, de la doctrine de la rédemption et de l'éthique. L'éthique résulte du caractère unique de l'état du monde ici présupposé. Puisque le monde supra-terrestre a déjà commencé à exister avec la mort et la résurrection du Christ, les croyants qui, par l'être-en-Christ, lui appartiennent déjà, peuvent déjà exercer la disposition d'esprit qui convient à leur libération du monde naturel.

L'éthique de Paul n'est donc rien d'autre que la mystique de l'être-en-Christ, conçue du point de vue de la volonté. Sa grandeur réside dans le fait qu'elle est entièrement surnaturelle, sans pour autant devenir contre nature.

Jésus, dans son exigence de perfection éthique, prend comme point de départ la constitution naturelle de l'homme, dont la fonction propre est de se soumettre à la volonté de Dieu. Paul ne le fait pas. Sa doctrine de la conscience comme instinct naturel du bien, qui devient pour les païens une loi intérieure (Rom. 2, 14-16), n'est qu'un moyen pour lui permettre d'affirmer la nature pécheresse universelle chez les païens sur la même base que chez les Juifs. Elle n'est pas plus utilisée en relation avec l'éthique que l'« homme intérieur » de Rom. 7, 22, qui approuve les exigences éthiques de la Loi. Les exigences que Paul pose dans sa conception de l'éthique ne présupposent pas l'homme naturel, mais la « nouvelle créature » dotée de l'Esprit, qui est venue à l'existence dans la mort et la résurrection avec le Christ.

La lutte désespérée entre l’homme intérieur et l’homme charnel, que Paul décrit dans Romains 7, n’est donc pas une expérience post-baptismale mais pré-baptismale. Celui qui est « en Christ » est, par sa mort et sa résurrection avec Lui et par la possession de l’Esprit, le maître de la chair. Il a « crucifié la chair avec ses affections et ses convoitises » (Gal. v. 24), et peut maintenant « marcher selon l’Esprit » (Gal. v. 25). De lui-même, Paul dit qu’il « frappe son corps et le tient assujetti » (1 Cor. ix. 27).

Paul ne nous dit pas comment le nouveau vient à la place de l’ancien, et comment l’Esprit s’unit à cet « homme intérieur » naturel qui résiste au péché (Romains 7.22). L’homme intérieur, qui, comme nous l’apprenons en 2 Corinthiens 4.16, se renouvelle au milieu des souffrances de jour en jour, n’est plus l’homme naturel, mais l’homme nouveau qui est venu à l’existence par la mort et la résurrection avec le Christ. Pour ceux qui sont en Christ, la psychologie de l’homme naturel ne s’applique plus. L’Esprit a pris possession d’eux. Au lieu de l’esprit naturel ( nous , grec), ils possèdent « l’esprit du Christ » (1 Corinthiens 2.16). Paul n’explique pas par quel processus psychologique cela se produit.

Bien que les exigences éthiques de Paul ne diffèrent pas, en substance, de l'éthique absolue de Jésus, qui est celle de l'absence de toute mondanité, il ne peut cependant pas faire appel aux paroles de Jésus pour les soutenir. Il a lui-même conscience d'exprimer cette même éthique comme quelque chose de tout à fait différent. A la place d'une éthique prêchée par Jésus-Christ, il lui appartient, compte tenu des conditions du monde modifiées, de substituer une éthique créée par Jésus dans le croyant. Ceux qui continuent à prêcher une éthique fondée uniquement sur les paroles du Jésus historique commettent un anachronisme impardonnable. Ils négligent la capacité de faire le bien que Dieu a depuis lors accordée aux croyants par la mort et la résurrection de Jésus, et par le don de l'Esprit qui en a résulté. C'est pourquoi Paul ne tire pas son éthique de Jésus par tradition, mais la développe uniquement à partir du caractère du nouvel état d'existence qui résulte de la mort et de la résurrection avec le Christ et de l'effusion de l'Esprit.

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Le grand danger pour tout mysticisme est de devenir supra-éthique, c'est-à-dire de faire de la spiritualité associée à l'être-dans-l'éternité une fin en soi. Cette valorisation du spirituel en soi et pour soi se retrouve chez les brahmanes, les bouddhistes et chez Hegel. Et le mysticisme de la religion personnelle hellénistique est, pourrait-on presque dire, dénué d'intérêts éthiques. Ses efforts ne visent qu'à donner à l'individu, par l'initiation, l'assurance de l'immortalité. Il n'incite pas l'homme, né de nouveau à une vie nouvelle, à vivre comme une personne nouvelle une vie éthique dans le monde. On voit combien il est difficile pour le mysticisme intellectuel de l'être-en-Dieu d'atteindre une éthique, on le voit chez Spinoza. Même dans le mysticisme chrétien, qu'il soit médiéval ou moderne, c'est souvent l'apparence de l'éthique plutôt que l'éthique elle-même qui est préservée. Il y a toujours le danger que le mystique expérimente l’éternel comme une impassibilité absolue et cesse par conséquent de considérer l’existence éthique comme la plus haute manifestation de la spiritualité.

Dans l'enseignement de Paul, cependant, l'éthique prend toute sa place. Il n'est jamais tenté de donner à l'idée que ceux qui sont en Christ sont déjà des êtres surnaturels, la nature particulière qui les placerait au-dessus de ce que l'on considère dans le monde naturel comme étant bon ou mauvais. Si gnostique que soit sa conception de la rédemption, il est assez loin de la dévalorisation de l'éthique qui s'est produite dans le gnosticisme ultérieur.

Il y a une touche de gnosticisme dans les convictions de Paul selon lesquelles l’être-en-Christ signifie, à tous égards, la liberté.

2 Cor. iii. 17 : « Or le Seigneur est cet Esprit-là; et où est l'Esprit du Seigneur, là est la liberté. »

C'est dans la conscience de cette liberté que Paul soutient, contrairement au texte de l'Écriture, que la Loi juive n'est qu'une incarnation temporaire de l'éthique, dont la validité a été annulée par la mort et la résurrection du Christ.

C'est aussi dans cette conscience de liberté qu'il se sent élevé au-dessus des angoisses méticuleuses du peuple de Corinthe, qui considérait comme dangereuse en soi la viande provenant des sacrifices aux idoles, et qui, par crainte d'en manger par accident, n'acceptait pas les invitations des amis païens et n'achetait pas de viande au marché (1 Cor. 8. 1-13, 10. 23-33). En tant qu'homme libre en Christ, il refuse de faire des distinctions entre les jours saints et les jours non saints, entre les viandes pures et impures, comme celles qui étaient sujettes à controverse dans certaines églises (Rom. 14. 1-15. 2).

Cette conception de la liberté est toutefois limitée par des considérations d'opportunité éthique. Ce n'est que lorsque cela est nécessaire dans l'intérêt de l'Évangile que l'homme insiste pour maintenir la liberté que lui confère sa connaissance. Si sa liberté offense les autres, il est prêt à y renoncer, s'il existe des raisons éthiques de le faire.

Dans les cas qui touchent à la Loi, il est nécessaire de maintenir cette liberté avec détermination. Toute concession sur ce point signifierait un abandon de la seule vraie valeur de l'être en Christ.

Gal. ii. 4-5 : « Et ce fut à cause des faux frères qui s'étaient introduits dans l'Eglise, et qui y étaient entrés secrètement pour épier notre liberté, que nous avons en Jésus-Christ, afin de nous ramener dans la servitude. Et nous ne leur avons point cédé par aucune sorte de soumission, non pas même un moment; afin que la vérité de l'Evangile demeurât parmi vous. »

Gal. v. 1 : « TENEZ-VOUS donc fermes dans la liberté, à l'égard de laquelle Christ nous a affranchis, et ne vous soumettez plus au joug de la servitude. »

Gal. v. 13 : « Car, mes frères, vous avez été appelés à la liberté »

Dans tous les autres cas, Paul exige que l’homme libre, pour des motifs éthiques, n’insiste pas sur sa liberté, mais fasse des concessions à celui qui n’est pas encore libre.

En ce qui concerne la viande offerte aux idoles, il recommande de prendre en considération l’opinion de ceux qui n’ont pas encore acquis la connaissance que « la terre est au Seigneur et tout ce qu’elle contient », comme le dit le Psalmiste (1 Cor. 10, 26 ; Ps. 24, 1), et que par conséquent toute viande, à l’exception de celle que l’on mange aux festins des idoles, n’a rien à voir avec les démons, même si elle est apportée de l’autel des idoles au marché, et de là à la table où les chrétiens sont assis comme convives. Ce n’est pas l’acte en lui-même, mais la conviction dans laquelle on l’accomplit qui décide, pour Paul, si c’est bien ou mal. Mais si quelqu’un qui est convaincu que manger de la viande des autels des idoles est une chose indifférente, par son exemple, conduit un autre à la considérer, contre sa conviction, comme une chose sans importance, il détruit par sa connaissance le frère le plus faible et pèche contre le Christ, en blessant la conscience faible (1 Cor. 8, 10-12). Il vaut mieux ne plus jamais manger de viande que de mettre une pierre d’achoppement sur le chemin d’un frère (1 Cor. viii. 13).

1 Cor. vi. 12 : « Toutes choses me sont permises, mais toutes choses ne conviennent pas »

1 Cor. x. 23 : « Toutes choses me sont permises, mais toutes choses ne sont pas convenables; toutes choses me sont permises, mais toutes choses n'édifient pas. »

C'est dans le même esprit que Paul tranche la question de savoir comment un homme doit se comporter envers ceux qui font la distinction entre les aliments purs et impurs. Comme il ne s'agit pas ici, comme cela pourrait être le cas pour la crainte de manger de la viande provenant d'autels d'idoles, de scrupules qui pourraient avoir un lien quelconque avec la foi en Jésus, il devrait logiquement les rejeter comme injustifiables. Mais pour des raisons éthiques, il fait des concessions.

L'abstinence de viande était enseignée par les Orphiques et les Pythagoriciens. Il est possible qu'ils aient été amenés à le faire sous l'influence des Indiens, à laquelle il faut sans doute faire remonter la conception de la transmigration des âmes chez Platon. En effet, dans la pensée européenne antique, il n'y a aucune raison de refuser la viande ou de faire naître l'idée de la transmigration.

L'abstinence de vin et de toute boisson enivrante est dans l'Orient sémitique un signe de consécration à Dieu, les Naziréens juifs en étant un exemple (Nombres, VI, 1-31). Tandis que les Orphiques et les Pythagoriciens se limitaient à la nourriture végétale, les Néo-Pythagoriciens s'abstenaient de l'usage de la viande et du vin (Diog. Laert., VIII, 38). Une ascèse analogue était pratiquée par les Thérapeutes de Philon (De Vita Contemplativa, 37), et probablement aussi par les Esséniens. 1 Il est digne de remarquer qu'Hégésippe rapporte également cela de Jacques « le Juste », le frère du Seigneur (Eusèbe, Hist. Eccl., II, 23, 5). Que même dans le christianisme primitif cet ascétisme ait essayé de se combiner avec la croyance en Jésus, nous l'apprenons de Paul. Mais comme il n'est pas possible de décider contre qui les arguments de Rom. xiv. 1-xv. 6 sont dirigés, il reste douteux que cela se soit produit à Rome ou dans les églises orientales. La propagande en faveur de cet ascétisme religieux n'était pas destinée à un succès durable dans le christianisme.

1 L’authenticité du De Vita Contemplativa de Philon est contestée.

Paul va très loin dans la place qu'il accorde à la liberté. Il aurait semblé naturel d'interdire aux croyants de forcer ces frères plus faibles à renoncer à leurs convictions. Au lieu de cela, il demande à l'homme qui sait que toutes choses sont pures en elles-mêmes de se soumettre à des restrictions dans son alimentation et sa boisson, afin de ne pas blesser la conscience des faibles.

Romains 14. 20-15. 1 : « Il est vrai que toutes choses sont pures; mais celui-là fait mal, qui mange en donnant du scandale. Il est bon de ne point manger de viande, de ne point boire de vin, et de ne faire aucune autre chose qui puisse faire broncher ton frère, ou dont il soit scandalisé, ou dont il soit blessé. As-tu la foi, aie-la en toi-même devant Dieu. Car bienheureux est celui qui ne se condamne point soi-même en ce qu'il approuve. Mais celui qui en fait scrupule, est condamné s'il en mange, parce qu'il n'en mange point avec foi; or tout ce qui n'est point de la foi, est un péché. OR nous devons, nous qui sommes forts, supporter les infirmités des faibles, et non pas nous complaire à nous-mêmes. »

Paul ne se préoccupe pas de savoir jusqu’où peut conduire une telle déférence envers les faibles. Il ne cherche pas à établir des principes permanents pour la conduite pratique de la société humaine, mais il pense seulement à la période limitée par le retour du Christ. Ses efforts visent uniquement à déterminer quelle conduite l’homme qui possède la connaissance doit adopter pour utiliser sa gnose dans l’Esprit du Christ. Le véritable « gnostique » est pour lui l’homme qui laisse sa connaissance être régie par l’amour.

1 Cor. viii. 1 : « La science enfle, mais la charité édifie. »

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A proprement parler, Paul aurait dû se demander comment ceux qui sont morts et ressuscités avec le Christ peuvent pécher dans le nouvel état d'existence où ils se trouvent. Car il affirme à maintes reprises que pour ceux qui sont morts et ressuscités la chair et le péché ont été complètement abolis. Mais cette condition supraterrestre n'est un fait accompli que dans la mesure où les baptisés doivent être conscients que les limites de l'existence naturelle ne s'appliquent plus à eux et qu'ils ne doivent donc pas leur attribuer une importance qu'ils n'ont plus. En réalité et en principe, ils sont une nouvelle création parce que les puissances de mort et de résurrection, à l'action desquelles ils sont soumis par leur union avec le Christ, ont commencé à agir en eux. Mais en même temps, ce fait n'est qu'en train de se réaliser. C'est là qu'entre en jeu l'éthique.

Le croyant doit, par sa volonté, faire progressivement de sa mort à la chair et au péché une réalité, et se laisser gouverner dans sa pensée et son action par les nouveaux principes de vie de l’Esprit. Il montrera par sa conduite éthique jusqu’où est allée en lui la mort et la résurrection avec Christ. Comme il y a parmi les Corinthiens des factions et des disputes, ils sont, aux yeux de Paul, si arriérés qu’il ne les considère pas comme de véritables « pneumatiques », c’est-à-dire des hommes gouvernés par l’Esprit. Ils sont pour lui « dans leur jeunesse en Christ » et, en tant que tels, encore charnels (1 Cor. iii. 1-3).

A deux reprises, Paul expose son éthique comme la mise en œuvre de ceux qui meurent et ressuscitent avec Christ ; une fois, brièvement, dans l'épître aux Galates (v. 13-vi. 10), l'autre fois plus longuement dans l'épître aux Romains (v. 1-viii. 17).

Dans le premier, il énumère les œuvres de la chair et de l’Esprit, et appelle les Galates à agir en fonction de leur mort de la chair et de leur vie dans l’Esprit.

Gal. v. 16 : « Je vous dis donc : Marchez selon l'Esprit; et vous n'accomplirez point les convoitises de la chair. »

Gal. v. 19-25 : « Car les œuvres de la chair sont évidentes, lesquelles sont l'adultère, la fornication, la souillure, l'impudicité, l'idolâtrie, l'empoisonnement, les inimitiés, les querelles, les jalousies, les colères, les disputes, les divisions, les sectes, les envies, les meurtres, les ivrogneries, les gourmandises, et les choses semblables à celles-là; au sujet desquelles je vous prédis, comme je vous l'ai déjà dit, que ceux qui commettent de telles choses, n'hériteront point le royaume de Dieu. Mais le fruit de l'Esprit est la charité, la joie, la paix, un esprit patient, la bonté, la bénéficence, la fidélité, la douceur, la tempérance. La loi ne condamne point de telles choses. Or, ceux qui sont de Christ, ont crucifié la chair avec ses affections et ses convoitises. Si nous vivons par l'Esprit, conduisons-nous aussi par l'Esprit. »

Gal. VI. 7-8 : « Ne vous abusez point, on ne se moqué pas de Dieu : car ce que l'homme aura semé, il le moissonnera aussi. C'est pourquoi celui qui sème pour sa chair, moissonnera aussi de la chair la corruption; mais celui qui sème pour l'Esprit, moissonnera de l'Esprit la vie éternelle. »

Dans l'épître aux Romains, Paul développe parallèlement sa mystique et son éthique. Et dans cette exposition, l'unité de l'éthique active et de l'éthique passive est admirablement mise en évidence. En effet, la seule éthique profonde est celle qui est capable, à partir d'une seule et même conception, de donner une interprétation éthique à tout ce que l'homme éprouve et souffre, ainsi qu'à tout ce qu'il fait. La grande faiblesse de l'éthique utilitaire est toujours de ne pouvoir se rapporter qu'à l'action de l'homme et non à ce qu'il subit, bien que pour son plein développement il faille tenir compte des deux. C'est seulement dans la mesure où l'homme est purifié et libéré du monde par ce qu'il éprouve et endure, qu'il devient capable d'agir véritablement éthiquement. Dans l'éthique de la mort et de la résurrection avec le Christ, l'éthique passive et l'éthique active s'entremêlent comme dans aucune autre. L'être « non comme le monde » en action est l'expression de l'être libéré du monde, par la souffrance et la mort avec le Christ. C'est là la grandeur et l'originalité de l'éthique de Paul. C’est pourquoi ces chapitres de l’Épître aux Romains comptent parmi les passages les plus fondamentaux et les plus impressionnants qui aient jamais été écrits sur l’éthique.

Le caractère essentiel de l'éthique, tel qu'il naît de la mystique de la mort et de la résurrection avec le Christ, est formulé par Paul de manières multiples et variées, comme la sanctification, l'abandon du service du péché, la vie pour Dieu, la production de fruits pour Dieu, le service de l'Esprit.

1 Thess. iv. 3 : «  parce que c'est ici la volonté de Dieu; savoir, votre sanctification »

Romains 6. 6 : « sachant ceci, que notre vieil homme a été crucifié avec lui, afin que le corps du péché soit détruit; afin que nous ne servions plus le péché. » — Romains 6. 11 : « Vous aussi tout de même, faites votre compte que vous êtes morts au péché, mais vivants à Dieu en Jésus-Christ notre Seigneur. » — Romains 6. 13 : « mais appliquez-vous à Dieu, comme de morts étant faits vivants; et appliquez vos membres pour être des instruments de justice à Dieu. » — Romains 8. 5 : « Car ceux qui sont selon la chair, sont affectionnés aux choses de la chair; mais ceux qui sont selon l'Esprit, sont affectionnés aux choses de l'Esprit. » — Romains 8. 12-14 : « Ainsi donc, mes frères, nous sommes débiteurs, non point à la chair, pour vivre selon la chair : car si vous vivez selon la chair, vous mourrez; mais si par l'Esprit vous mortifiez les actions du corps, vous vivrez. Or tous ceux qui sont conduits par l'Esprit de Dieu, sont enfants de Dieu. » — Rom. xii. 1 : « JE vous exhorte donc, mes frères, par les compassions de Dieu, que vous offriez vos corps en sacrifice vivant, saint, agréable à Dieu; ce qui est votre raisonnable service. »

1 Cor. vi. 20 : « Glorifiez donc Dieu en votre corps »

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Il arrive que Paul doive répondre aux objections que l'on peut soulever du point de vue éthique contre ses doctrines de la justification par la foi et de la libération de la Loi. Si l'on objecte que sa doctrine de la grâce de Dieu comme seule source de la justification ne donne pas à l'homme un motif suffisant pour se libérer du péché, il répond, sur la base de son mysticisme, que celui qui est mort au péché ne peut plus y vivre (Romains 6.1-2). Que la libération de la Loi ne soit pas la liberté de pécher, il le prouve en soulignant que par l'Esprit un homme est immédiatement placé sous la nouvelle Loi plus parfaite du Christ, qui est la Loi de l'Amour.

Gal. V. 13-14 : « Car, mes frères, vous avez été appelés à la liberté; seulement ne prenez pas une telle liberté pour une occasion de vivre selon la chair; mais servez-vous l'un l'autre avec charité. Car toute la loi est accomplie dans cette seule parole : Tu aimeras ton Prochain comme toi-même. » — Gal. v. 18 : « Or, si vous êtes conduits par l'Esprit, vous n'êtes point sous la loi. » — Gal. vi. 2 : « Portez les charges les uns des autres, et accomplissez ainsi la loi de Christ. »

Romains 8. 2 : « parce que la loi de l'Esprit de vie, qui est en Jésus-Christ, m'a affranchi de la loi du péché et de la mort; » — Romains 8. 4 : « afin que la justice de la loi fût accomplie en nous, qui ne marchons point selon la chair, mais selon l'Esprit. » — Romains 13. 8-10 : « Ne devez rien à personne, sinon que vous vous aimiez l'un l'autre : car celui qui aime les autres, a accompli la loi. Parce que ce qui est dit : Tu ne commettras point adultère, Tu ne tueras point, Tu ne déroberas point, Tu ne diras point de faux témoignage, Tu ne convoiteras point, et tel autre commandement, est sommairement compris dans cette parole : Tu aimeras ton Prochain comme toi-même. La charité ne fait point de mal au Prochain : l'accomplissement donc de la loi, c'est la charité. »

Paul ne pense pas seulement que la loi de l'Esprit se substitue à la loi de Moïse, mais que seuls ceux qui ne sont plus de simples hommes naturels peuvent remplir correctement les exigences éthiques de cette loi. Le tragique est que cette loi « pneumatique » et sainte (Rom. VII, 12.14) imposait à l'homme naturel des exigences que seul « l'homme pneumatique » pouvait remplir. Car seul l'homme pneumatique est capable d'amour, qui est le seul accomplissement réel de la Loi. Et l'amour est un don de l'Esprit.

On ne peut pas déterminer avec certitude si Paul connaissait réellement la parole de Jésus sur l'amour, qui comprend en elle-même tous les commandements de la Loi (Mc 12, 28-33). Il est probable qu'il l'a fait, mais il n'a pas l'occasion de le citer. Pour lui, ce n'est qu'une prophétie du temps où l'amour deviendra, par l'Esprit, une réalité.

L’amour est pour lui le plus grand des « fruits de l’Esprit » ; il le place au premier rang dans l’épître aux Galates (v. 22). Et il explique pourquoi il en est ainsi dans la première épître aux Corinthiens (1 Cor. xiii). Après avoir longuement décrit (1 Cor. xii, 1-30) la diversité des dons accordés aux hommes par l’Esprit et donné à chacun sa part de louange, il termine en exhortant à rechercher les plus grands d’entre eux, c’est-à-dire les dons qui servent principalement et le plus directement à l’édification. Parmi ces dons les plus élevés, il place l’amour au premier rang de tous. De leurs disputes sur la question de savoir si la prophétie ou la parole extatique, l’accomplissement de miracles, la connaissance, le don d’enseigner ou le pouvoir de guérison sont les plus importants, il oriente les croyants vers la voie de l’amour, « la voie par excellence » qui mène au-delà de tous ces dons. Le parler en langues, la prophétie, la connaissance, la foi et l’action n’ont de valeur que lorsque le don spirituel qui doit être recherché par tous et qui est accessible à tous est présent.

1 Cor. xii. 31-xiii. 6 : « Or désirez avec ardeur des dons plus excellents, et je vais vous en montrer un chemin qui surpasse encore de beaucoup.

« QUAND je parlerais toutes les langues des hommes, et même des anges, si je n'ai pas la charité, je suis comme l'airain qui résonne, ou comme la cymbale retentissante. Et quand j'aurais le don de prophétie, que je connaîtrais tous les mystères, et que j'aurais toute sorte de science; et quand j'aurais toute la foi qu'on puisse avoir, en sorte que je transportasse les montagnes, si je n'ai pas la charité, je ne suis rien. Et quand je distribuerais tout mon bien pour la nourriture des pauvres, et que je livrerais mon corps pour être brûlé, si je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien.

1 Jésus parle aussi de la foi qui peut transporter des montagnes. Mt 17, 20 : « Si vous aviez de la foi comme un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne : Transporte-toi d’ici là, et elle se transporterait. » — Mt 21, 22 : « Si vous aviez de la foi et que vous ne doutiez point, vous ne feriez pas seulement ce qui a été fait au figuier, mais vous diriez aussi à cette montagne : Transporte-toi et jette-toi dans la mer, et cela se fera. » Nous ne pouvons pas déterminer si l’expression de Paul était influencée par la connaissance de cette parole de Jésus, ou si les deux font allusion à un proverbe populaire.

« La charité est patiente; elle est douce; la charité n'est point envieuse; la charité n'use point d'insolence; elle ne s'enorgueillit point; elle ne se porte point déshonnêtement; elle ne cherche point son propre profit; elle ne s'aigrit point; elle ne pense point à mal; elle ne se réjouit point de l'injustice; mais elle se réjouit de la vérité; elle endure tout, elle croit tout, elle espère tout, elle supporte tout. »

L'amour est le plus grand des dons spirituels, car c'est le seul qui soit éternel. La prophétie et le parler en langues sont réservés à la période entre la mort de Jésus et son retour. Dans le Royaume messianique, ils cesseront, car ils ne seront plus nécessaires. La connaissance telle que nous la donnons maintenant par l'Esprit ne perdurera pas non plus, car elle est partielle et fera place à ce qui est complet. En Dieu lui-même, il n'y a de place ni pour la foi ni pour l'espérance, il n'y a que l'amour. Ainsi, l'amour est la seule chose qui existe de toute éternité et qui continuera d'exister de toute éternité. Il est donc plus grand que la foi et l'espérance, bien que la rédemption en dépende. C'est la chose prééternelle que l'homme peut posséder ici et maintenant dans sa véritable essence.

1 Cor. xiii. 8-10 : « La charité ne périt jamais : au lieu que quant aux prophéties, elles seront abolies; et quant aux langues, elles cesseront; et quant à la connaissance, elle sera abolie. Car nous connaissons en partie, et nous prophétisons en partie; mais quand la perfection sera venue, alors ce qui est en partie sera aboli. »

1 Cor. xiii. 13 : « Or maintenant ces trois choses demeurent : la foi, l'espérance, et la charité; mais la plus excellente de ces vertus, c'est la charité. »

1 Cor. xiv. i : « RECHERCHEZ la charité. Désirez avec ardeur les dons spirituels »

L'énumération de la foi, de l'espérance et de l'amour ne peut pas être entendue dans le sens que la foi et l'espérance auraient la même permanence que l'amour. Car cela détruirait toute la logique du passage. De plus, la foi et l'espérance sont laissées sans objet à partir du moment où la gloire messianique devient un fait. Le but de Paul doit être simplement de réunir les trois manifestations de l'Esprit, dans lesquelles toutes les autres sont incluses.

La trinité de la foi, de l’espérance et de l’amour apparaît dès la première épître aux Thessaloniciens. Paul loue les Thessaloniciens pour leur œuvre de foi, leur travail d’amour et leur constance dans l’espérance (1 Thess. i. 3), et les exhorte à revêtir la cuirasse de la foi et de l’amour et le casque de l’espérance (1 Thess. v. 8).

R. Reitzenstein ne peut évidemment pas admettre que Paul ait pensé lui-même à cette trinité, mais il est obligé de soutenir qu'il l'a reçue d'une certaine manière de l'hellénisme. Il l'aurait obtenue de la formule hellénistique à quatre membres, Foi, Éros, Gnose et Espérance, en « rayant » la Gnose. Par cette omission de la Gnose, il serait en train de polémiquer contre une formule hellénistique sur le sol hellénistique ! (Voir Richard Reitzenstein, « Die Formel Glaube, Liebe, Hoffnung, bei Paulus », dans Nachrichten der K. Gesellschaft der Wissenschaften zu Gottingen : Philologisch-historische Klasse, 1916, pp. 367-416 ; et Hellenistische Mysterienreligionen, 3e éd. pp. 393-391.) Comment alors expliquer qu’il fasse allusion à cette trinité dès 1 Thessaloniciens ?

L'amour est pour Paul quelque chose de métaphysique et pourtant d'immédiatement éthique. C'est l'amour de Dieu, c'est-à-dire l'amour qui est en Dieu et qui, par l'Esprit Saint, est répandu dans le cœur des hommes (Rom. v. 5). Dans la bénédiction qui termine la deuxième épître aux Corinthiens, Paul souhaite aux croyants que l'amour de Dieu soit avec eux tous (2 Cor. xiii. 14). L'amour est la véritable connaissance, dans laquelle Dieu et les croyants se connaissent mutuellement.

1 Cor. 8. 1-3 : « La science enfle, mais la charité édifie. Et si quelqu'un croit savoir quelque chose, il n'a encore rien connu comme il faut connaître; mais si quelqu'un aime Dieu, il est connu de lui. »

Cet être connu de Dieu, c'est-à-dire le fait d'être reconnu par Dieu comme lui appartenant, joue un grand rôle dans la pensée de Paul.

1 Cor. xiii. 12 : « mais alors je connaîtrai selon que j'ai été aussi connu. » — Gal. iv. 9 : « Et maintenant que vous avez connu Dieu, ou plutôt que vous avez été connus de Dieu »

Cette conception n'a rien à voir avec la théorie mystique hellénistique de l'unité avec Dieu par la connaissance, même si l'on peut citer des phrases qui se rapportent à cette dernière et qui ont une certaine affinité avec celles de Paul. En effet, la conception de Paul dérive directement de l'idée eschatologique de la prédestination. Dans l'amour qui passe de l'un à l'autre, Dieu reconnaît l'élu comme lui appartenant, et l'élu reçoit aussi la connaissance de cette appartenance. Puisque la manifestation la plus haute de l'Esprit est l'amour, les élus sont rendus conscients par l'Esprit qu'ils sont enfants de Dieu (Rom. 8, 15-16).

En tant que concept métaphysique, l'amour, dans l'enseignement de Paul, n'est rien d'autre qu'une forme particulière d'expression de l'unité qui existe entre Dieu et le Christ et les élus. C'est donc toujours le même amour, qu'il se manifeste en Dieu, en Christ ou dans les élus. Quand Paul parle de l'amour du Christ (Rom. 8, 35), il entend la même chose que lorsqu'il parle de l'amour de Dieu qui est dans le Christ Jésus (Rom. 8, 39). Il lui est même possible de souhaiter pour les Corinthiens que l'amour de Dieu soit avec eux (2 Cor. 13, 14), et que son propre amour soit avec eux (1 Cor. 16, 24).

Si, dans tant de passages de Paul, on ne sait pas si l'amour de Dieu et l'amour du Christ désignent l'amour ressenti par Dieu et par le Christ ou l'amour ressenti pour eux, cette ambiguïté n'est pas une simple conséquence d'une insuffisance linguistique ; elle appartient à la pensée de Paul. L'amour n'est pas pour lui un rayon qui s'envole d'un point à un autre, mais un rayon qui vibre constamment en avant et en arrière. L'amour pour Dieu et pour le Christ est toujours en même temps l'amour qui procède de Dieu et du Christ, et qui agit efficacement dans les élus qui aiment. Puisque l'amour est ainsi la manifestation la plus haute de l'être-en-Christ, l'amour appartient, pour Paul, à l'essence de la foi.

Gal. v. 6 : « Car en Jésus-Christ ni la circoncision, ni le prépuce, n'ont aucune efficace, mais la foi opérante par la charité. »

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Cette éthique mystico-spéculative est empreinte d'un naturel et d'une ferveur admirables. Les béatitudes du Discours sur la montagne y sont vivantes. L'émouvante exhortation à tout faire dans l'amour (1 Co 16, 14) s'exprime en phrases frappantes.

Paroles éthiques de Paul.

1 Thess. v. 14-22 : « Nous vous prions aussi, mes frères, de reprendre les déréglés, de consoler ceux qui ont l'esprit abattu, de soulager les faibles, et d'être d'un esprit patient envers tous. Prenez garde que nul ne rende à personne le mal pour le mal; mais cherchez toujours ce qui est bon, et entre vous et à l'égard de tous les hommes. Soyez toujours joyeux. Priez sans cesse. Rendez grâces pour toutes choses : car c'est la volonté de Dieu par Jésus-Christ. . . . Eprouvez toutes choses; retenez ce qui est bon. Abstenez-vous de toute apparence de mal. »

Gal. v. 13 : « mais servez-vous l'un l'autre avec charité. » — Gal. v. 26-vi. 1 : « Ne désirons point la vaine gloire, en nous provoquant l'un l'autre, et en nous portant envie l'un à l'autre. MES frères, lorsqu'un homme est surpris1 en quelque faute, vous qui êtes spirituels, redressez un tel homme avec un esprit de douceur; et toi, prends garde à toi-même, de peur que tu ne sois aussi tenté. »

1 Note du traducteur. — Ainsi l'allemand RV signifie « être surpris en flagrant délit ».

Romains 12.9-21 : « Que la charité soit sincère. Ayez en horreur le mal, vous tenant collés au bien; étant portés par la charité fraternelle à vous aimer mutuellement; vous prévenant l'un l'autre par honneur; n'étant point paresseux à vous employer pour autrui ; étant fervents d'esprit, servant le Seigneur. Soyez joyeux dans l'espérance, patients dans la tribulation, persévérants dans la prière; prenant part aux nécessités des saints, exerçant l'hospitalité. Bénissez ceux qui vous persécutent; bénissez-les, et ne les maudissez point. Soyez en joie avec ceux qui sont en joie, et pleurez avec ceux qui pleurent. ayant un même sentiment les uns envers les autres, n'affectant point des choses hautes, mais vous accommodant aux choses basses. Ne soyez point sages à votre propre jugement. Ne rendez à personne mal pour mal. Recherchez les choses honnêtes devant tous les hommes. S'il se peut faire, et autant que cela dépend de vous, ayez la paix avec tous les hommes. Ne vous vengez point vous-mêmes, mes bien-aimés; mais laissez agir la colère de Dieu, car il est écrit : à moi appartient la vengeance; je le rendrai, dit le Seigneur. » (Deutéronome 32.35). « Si donc ton ennemi a faim, donne-lui à manger; s'il a soif, donne-lui à boire : car en faisant cela tu lui assembleras des charbons de feu sur sa tête. » (Proverbes 25.21-22). Ne sois point surmonté par le mal; mais surmonte le mal par le bien. »

Romains xiv. 13 : « Ne nous jugeons donc plus l'un l'autre; mais usez plutôt de discernement en ceci, qui est de ne mettre point d'achoppement ou de scandale devant votre frère. »

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Les énoncés éthiques de Paul et la manière dont il les fonde sur la doctrine de l'amour présentent des affinités remarquables avec les idées éthiques du stoïcisme tardif, telles que nous les connaissons par les écrits de Sénèque, d'Epictète et de Marc Aurèle. Cela s'explique par le fait que le stoïcisme tardif présente également un mysticisme éthique. Dès le début, le stoïcisme est marqué par sa lutte pour parvenir à une théorie de l'éthique. C'est sous la pression des besoins éthiques que le stoïcien tardif abandonne la conception rigide du Divin comme nécessité première qui gouverne le monde, et en vient finalement à reconnaître dans le cours des événements la règle d'une volonté divine déterminée par des fins rationnelles et éthiques. Le devoir de l'homme pensant est de s'abandonner à cette volonté divine, afin qu'elle puisse agir efficacement dans ses actions. L'affinité de cette éthique avec celle de Paul s'explique donc par le fait que la mystique stoïco-panthéiste de l'être-en-Dieu conduit à des exigences éthiques semblables à celles de l'être-en-Christ paulinien, même si en profondeur et en énergie vivante elle lui est très inférieure. La ressemblance n'est qu'une question d'analogie.

Quand on affirme, comme on le fait souvent, que Paul montre, dans les dictons gnomiques dans lesquels il incarne son éthique, l'influence des philosophes errants de son temps, la réponse est qu'il est beaucoup plus probable qu'il ait été influencé par la littérature proverbiale juive, dont il a adopté certaines de ses dictons. Ainsi, le dicton sur l'amour des ennemis dans l'épître aux Romains (XII, 20) est tiré des Proverbes de Salomon (XXV, 21-22). Dans quelle mesure les auteurs gnomiques juifs ont-ils eux-mêmes été influencés par la littérature grecque, c'est une autre question.

Que les idées éthiques de Paul rappellent sur de nombreux points celles de penseurs chinois, tels que Kungtse (Confucius, VIe siècle av. J.-C.), Mengtse (Mencius, IVe siècle av. J.-C.) et surtout Mitse (Ve siècle av. J.-C.), cela s'explique de la même manière que les affinités avec le stoïcisme tardif. Car chez les penseurs chinois, la même chose s'est produite que dans le stoïcisme. Laotse (VIe siècle av. J.-C.), Tschanguttse (IVe siècle av. J.-C.) et d'autres n'ont pas atteint à une éthique vivante, parce qu'ils n'ont pas conçu comme éthique la volonté originelle qui gouverne toutes choses. Mais à côté d'eux, Kungtse, Mitse, Mengtse et d'autres sont parvenus à une éthique vivante par le même chemin que le stoïcisme tardif — et longtemps après, le rationalisme du XVIIIe siècle : ils supposent l'existence d'une volonté du monde qui agit rationnellement et éthiquement, à laquelle l'homme doit s'abandonner, et ils parviennent en conséquence à l'inculcation de l'amour d'une manière qui montre une certaine analogie avec l'enseignement de Paul.

Mais, au fond, l'éthique de Paul n'est comparable à aucune autre, sinon à celle de Jésus. Elle naît, comme celle de Jésus, de l'attente eschatologique. Elle présuppose, comme lui, une conception de l'amour qui ne s'explique pas par une quelconque relation générale de Dieu au monde et à l'homme, mais qui dérive de l'association particulière, dans un tout uni, de Dieu, du Messie et des élus, qui doit se réaliser dans les Temps de la Fin.

L'éthique de l'amour de Paul, si impressionnante qu'elle soit dans son contenu, est identique à celle de Jésus. Il ne s'agit pas seulement de la reprendre telle quelle, mais de la répéter avec une nouvelle explication. Il doit en effet nécessairement l'adapter à la nouvelle étape de la rédemption, qui s'est accomplie par la mort et la résurrection du Christ. Les faits l'obligent, comme dans la formulation de la rédemption, comme dans celle de l'éthique, à se placer aux côtés de Jésus comme initiateur. Il en résulte que nous avons l'éthique de l'amour dans deux versions successives : dans celle de Jésus, comme éthique simple de la préparation au Royaume de Dieu en étant autre que le monde ; et dans celle de Paul, comme éthique mystique d'être autre que le monde en étant mort et ressuscité avec le Christ et en étant possédé par l'Esprit.

C'est une œuvre immense que celle de Paul, de lier la morale à la possession de l'Esprit et d'expliquer l'amour comme la plus haute manifestation de l'Esprit. Quelle grandeur intérieure et quelle puissance de pensée cela implique, que celui qui, comme d'autres croyants, savait ce que c'était que d'être submergé par les manifestations sensibles de l'Esprit, et qui, comme eux, estimait cette expérience comme une puissance surnaturelle accordée à l'homme, y voyait néanmoins quelque chose de relatif et de secondaire, et reconnaissait avec une telle certitude de conviction l'amour comme la manifestation vraiment essentielle de l'éternel dans le temporel.

En préservant cette spiritualité éthique au milieu de l'attente enthousiaste de la gloire du Christ et en énonçant avec autant de force le caractère éthique de la foi en Christ, Paul se révèle le véritable disciple de Jésus. Il a ainsi accompli quelque chose d'essentiel pour la préservation de l'esprit du message et de l'œuvre de Jésus, chose que négligent ceux qui se contentent de répéter ses paroles éthiques. Paul, seul de tous les croyants de cette époque primitive, a reconnu que la foi en Jésus-Christ est essentielle et qu'avec tout ce qu'elle implique, elle doit se placer sous l'autorité absolue de l'éthique et doit puiser sa chaleur dans la flamme de l'amour.

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L'éthique de Paul, parce qu'elle est eschatologique, est dominée par l'idée de jugement et de récompense. Il exhorte sans cesse les croyants à persévérer dans le bien, car la vie éternelle leur est promise à la venue du Christ. En vue du jugement à venir, ils doivent éviter tout jugement les uns sur les autres et laisser tout entre les mains de Celui qui connaît les cœurs des hommes et peut mettre en lumière même ce qui est caché.

1 Thess. iii. 13: “pour affermir vos cœurs sans reproche en sainteté, devant Dieu qui est notre Père, à la venue de notre Seigneur Jésus-Christ, accompagné de tous ses saints!” — 2 Cor. v. 10: “Car il nous faut tous comparaître devant le tribunal de Christ, afin que chacun remporte en son corps selon ce qu'il aura fait, soit bien, soit mal.” — Rom. ii. 6-8: “qui rendra à chacun selon ses œuvres; savoir : la vie éternelle à ceux qui, persévérant à bien faire, cherchent la gloire, l'honneur et l'immortalité. Mais il y aura de l'indignation et de la colère contre ceux qui sont contentieux, et qui se rebellent contre la vérité, et obéissent à l'injustice.

1 Cor. iv. 5: « C'est pourquoi ne jugez de rien avant le temps, jusqu'à ce que le Seigneur vienne, qui aussi mettra en lumière les choses cachées dans les ténèbres, et qui manifestera les conseils des cœurs; et alors Dieu rendra à chacun sa louange. »

Il est intéressant de noter que, selon Paul, la conduite personnelle et les œuvres accomplies pour la cause du Christ sont jugées séparément. Dans la première épître aux Corinthiens, il tient pour acquis que, le jour où toutes choses seront éprouvées dans la fournaise de Dieu, celui dont l’œuvre pour le Christ, parce qu’elle n’a pas été bien faite, ne résistera pas à l’épreuve, pourra néanmoins trouver grâce en raison de sa conduite personnelle. Il reste douteux qu’il s’attende à une telle clémence pour ceux qu’il menace du jugement, parce que leur lutte pour la loi et la circoncision ont mis en danger la rédemption de tant de personnes .

1 Gal. i. 9, v. 10; 2 Cor. xi. 15. Voir p. 157, sup.

1 Cor. iii. 15 : « Si l'œuvre de quelqu'un brûle, il en fera la perte; mais pour lui, il sera sauvé, toutefois comme par le feu. »

L'idée de récompense est naturelle à Paul, car il cite en exemple dans Philippiens 2, 4-11, l'humilité du Christ et l'exaltation qu'il en a résulté. L'humilité du Christ consistait à renoncer à la gloire divine qu'il possédait en tant qu'être préexistant, pour entrer dans l'existence humaine et souffrir la mort, conformément à la volonté de son Père. Cette humiliation fut récompensée par l'élévation de Dieu au rang de souverain sur toute existence, dans le ciel, sur la terre et sous la terre, lui conférant ainsi un rang qu'il n'avait pas auparavant, bien que divin.

Dans un autre passage, Paul cite la venue du Christ dans le monde comme un exemple éthique, où il encourage les Corinthiens à donner généreusement à la collecte pour l'église de Jérusalem en soulignant que le Christ est devenu pauvre afin que ses disciples puissent devenir riches.

2 Cor. viii. 9: « Car vous connaissez la grâce de notre Seigneur Jésus-Christ qui, étant riche, s'est rendu pauvre pour vous; afin que par sa pauvreté, vous fussiez rendus riches. »

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On pourrait s'attendre à ce que l'éthique de Paul, étant orientée vers l'attente de la fin du monde naturel, soit ascétique ; et elle l'est en fait, bien que loin du degré auquel on pourrait s'attendre.

En principe, sans aucun doute, Paul considère que l'homme doit se libérer de toutes les choses terrestres pour être mieux préparé à ce qui doit venir. Ainsi, faisant directement allusion aux épreuves à venir des temps de la fin (1 Cor. VII, 26) et à la destruction du monde (1 Cor. VII, 29, 31), il présente le célibat comme l'idéal (1 Cor. VII, 1, 7, 26, 38). Il souligne que les célibataires peuvent se consacrer entièrement aux soins des choses du Seigneur et à leur propre sanctification, tandis que les mariés s'en détournent par le souci de l'autre (1 Cor. VII, 32-34). Mais il n'est pas rigoureux dans son application du principe ascétique, que ce soit dans la question du mariage, de la propriété ou de toute autre question. Sa spiritualité l'élève au-dessus de l'ascétisme extérieur. Il soutient le principe selon lequel l’homme doit être aussi libre que possible des soucis terrestres afin que ses pensées puissent être dirigées entièrement vers le Seigneur (1 Cor. VII. 32) ; mais ce qui est essentiel pour lui, c’est la libération spirituelle des soucis terrestres, et non des soucis extérieurs. C’est pourquoi il n’attache aucune importance particulière à la réorganisation de la vie quotidienne du croyant en conséquence de l’attente de la fin imminente du monde. Il ne lui vient pas à l’idée de faire l’expérience de renoncer à ses biens personnels, ni de s’opposer au travail comme signe d’un souci inopportun des biens terrestres. Il préfère de loin que la vie quotidienne continue comme d’habitude, mais que les croyants soient intérieurement libérés de tout souci terrestre. C’est ce que signifie le dicton selon lequel ceux qui ont une femme doivent être comme ceux qui n’en ont pas, ceux qui pleurent comme s’ils ne pleuraient pas, ceux qui se réjouissent comme s’ils ne se réjouissaient pas, ceux qui achètent comme s’ils ne possédaient pas, ceux qui ont affaire au monde comme s’ils n’en faisaient pas usage (1 Cor. VII. 29-31). En remplaçant la renonciation à la liberté intérieure terrestre par celle-ci, Paul s'attaque à la négation du monde des premiers chrétiens de la même manière que Bouddha le fait avec celle du brahmanisme.

Sa propre discipline conduit à la même attitude. Le désordre et l'oisiveté sont à ses yeux un danger spirituel. C'est pourquoi, bien que ses pensées soient concentrées sur la fin du monde, il loue le travail parce qu'il le considère comme souhaitable pour la vie spirituelle de la communauté. Et la manière dont il agit montre aussi que le travail a à ses yeux une valeur en soi, car il confère une indépendance matérielle qui appartient pour lui à l'idée d'une personnalité éthique.

1 Thess. iv. 11-12 : « et de tâcher de vivre paisiblement, de faire vos propres affaires, et de travailler de vos propres mains, ainsi que nous vous l'avons ordonné : afin que vous vous conduisiez honnêtement envers ceux de dehors, et que vous n'ayez besoin de rien. »

Comme ses églises étaient composées d'ouvriers, il leur était possible de recueillir des fonds pour l'entretien des saints de Judée. La satisfaction qu'il en tirait transparaît clairement dans les paroles par lesquelles il recommande cette collecte aux Corinthiens. En récompense de leurs dons, il leur offre la perspective d'acquérir, par la bénédiction de Dieu, une aisance qui leur permettra de toujours contribuer aux bonnes œuvres.

2 Cor. ix. 7 : « car Dieu aime celui qui donne gaiement. » (Prov. xxii. 8). Et Dieu a le pouvoir de répandre sur vous avec abondance toute grâce, afin que vous ayez toujours de quoi donner pour toute bonne œuvre.

Paul est donc déjà bien loin de l'interdiction faite par Jésus de se soucier des choses terrestres ! La manière dont il ramène la valeur éthique du travail a quelque chose de prophétique. Guidé par sa propre intuition intérieure, il avance une idée à laquelle le christianisme a dû plus tard donner son assentiment sous la pression des faits : le monde n'est pas en train de finir, mais doit continuer.

Un autre point important, auquel on a trop peu prêté attention, est que Paul présente la gloire du Royaume messianique non comme un repos, mais comme une action. Toute la période du règne du Messie est remplie d'une succession de victoires sur les puissances qui s'opposent à Dieu. Au moment où, en vainquant le dernier de ces ennemis, la mort, il aura soumis toutes choses à lui-même, il renoncera à la domination de son Père et mettra ainsi fin au Royaume messianique (1 Cor. XV, 24-28). Que les élus l'aident à vaincre le mal, nous l'apprenons du fait qu'ils doivent juger les anges (1 Cor. VI, 3). La béatitude messianique consiste donc pour Paul dans la camaraderie des élus avec le Messie dans sa lutte contre les puissances du mal.

L’attribution d’une valeur éthique à l’action s’accompagne naturellement d’une attitude similaire envers l’ordre. Paul compte l’indiscipline parmi les vices ; il fait de l’opposition à tout désordre un devoir. Il donne lui-même des directives précises concernant la conduite des personnes spirituellement douées dans le culte public : « que tout se fasse avec bienséance et ordre » (1 Cor. XIV, 40), appuyant cette injonction par le rappel que « Dieu n’est pas un Dieu de désordre, mais de paix » (1 Cor. XIV, 33). Il recommande constamment le respect de ceux qui dirigent les églises et un tempérament paisible en toutes circonstances.

Gal. v. 20 : « l'idolâtrie, l'empoisonnement, les inimitiés, les querelles, les jalousies, les colères, les disputes, les divisions, les sectes, » — 1 Cor. iii. 3 : « Vous êtes encore charnels ! Car, lorsqu’il y a parmi vous de la jalousie et des querelles, n’êtes-vous pas charnels et ne marchez-vous pas à la manière des hommes ? »

1 Thess. v. 14 : « de reprendre les déréglés » — 1 Thess. v. 12-13 : « Or, mes frères, nous vous prions de reconnaître ceux qui travaillent parmi vous, et qui président sur vous en Notre-Seigneur, et qui vous exhortent; et d'avoir un amour singulier pour eux, à cause de l'œuvre qu'ils font. Soyez en paix entre vous. »

Phil. ii. 2-4 : « rendez ma joie parfaite, étant d'un même sentiment, ayant un même amour, n'étant qu'une même âme, et consentant tous à une même chose. Que rien ne se fasse par un esprit de dispute, ou par vaine gloire; mais que par humilité de cœur l’un estime l'autre plus excellent que soi-même. Ne regardez point chacun à votre intérêt particulier; mais que chacun ait égard aussi à ce qui concerne les autres. »

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C'est en raison de l'estime que Paul porte à l'ordre le caractère d'un bien moral qu'il fait si étonnamment éloge de son gardien naturel, l'autorité. Jésus a ironisé sur le fait qu'il devait rendre à l'empereur ce qui lui appartenait et à Dieu ce qui lui appartenait (Mc 12, 13-17). Il a évité le piège qui lui était tendu en lui demandant si l'empereur devait payer les impôts, en répondant par cette réponse qui tirait sa véritable signification, non comprise par ses auditeurs, de la conviction qu'il n'y aurait bientôt plus d'empereur. Car les dirigeants de Jésus ne sont pas ceux qui sont chargés de maintenir l'ordre ; ce sont les puissants, ceux qui ne sont pas humbles, ceux qui ne servent pas, comme c'était la manière naturelle de les considérer pour l'eschatologie.

Matthieu xx. 25 : « Vous savez que les princes des nations les maîtrisent, et que les grands usent d'autorité sur elles. »

Mais pour Paul, le pouvoir des puissants signifie que, par mandat divin, ils ont le devoir de maintenir l'ordre et de faire justice. Il faut donc leur obéir, non seulement par crainte, mais aussi par conviction intime de cette mission qui est la leur.

Romains 13. 1-7 : « QUE toute personne soit soumise aux Puissances supérieures : car il n'y a point de Puissance qui ne vienne de Dieu, et les Puissances qui subsistent sont ordonnées de Dieu. C'est pourquoi celui qui résiste à la Puissance, résiste à l'ordonnance de Dieu; et ceux qui y résistent, feront venir la condamnation sur eux-mêmes. Car les princes ne sont point à craindre pour de bonnes actions, mais pour de mauvaises. Or, veux-tu ne point craindre la Puissance? fais bien, et tu en recevras de la louange. Car le prince est le serviteur de Dieu pour ton bien; mais si tu fais le mal, crains; parce qu'il ne porte point vainement l'épée : car il est le serviteur de Dieu, ordonné pour faire justice en punissant celui qui fait le mal. C'est pourquoi il faut être soumis, non seulement à cause de la punition, mais aussi à cause de la conscience. Car c'est aussi pour cela que vous leur payez les tributs, parce qu'ils sont les ministres de Dieu, s'employant à rendre la justice. Rendez donc à tous ce qui leur est dû : à qui le tribut, le tribut; à qui le péage, le péage; à qui la crainte, la crainte; à qui honneur, l'honneur. »

Comment Paul en est-il arrivé à attribuer cette valeur éthique remarquablement élevée aux gouvernements terrestres ? On ne peut en trouver un parallèle que dans l’Antiquité, dans la conscience de leur fonction chez les grands empereurs stoïciens, qui se sentaient vraiment au service de l’État pour la réalisation du bien. Cette conception de la domination du stoïcisme tardif était alors en voie de développement. Elle fut mise en pratique sous le règne de Trajan (98-117). Elle est documentée dans la correspondance de Trajan avec Pline le Jeune, qui fut gouverneur de Bithynie à partir de 113 après J.-C. Mais du point de vue du sujet, cette valeur éthique de la domination n’a été exprimée par aucun autre écrivain de l’Antiquité, à l’exception du Juif Paul. Ni Socrate, ni Platon, ni Aristote ne poussent aussi loin l’idée d’obéissance à l’autorité. Même Reitzenstein ne peut découvrir aucun parallèle dans la littérature hellénistique avec Romains 13. 1-7.

Paul n'a pas puisé sa conception dans le stoïcisme tardif, qui n'était pas encore développé à cette époque, mais il l'a reprise du judaïsme et lui a donné un développement plus poussé. Le judaïsme post-exilique, qui vivait constamment sous la domination étrangère, n'avait pas de véritable conscience nationale, mais seulement une conscience religieuse raciale. La domination étrangère était devenue pour lui une idée naturelle et il était prêt à l'accepter, à condition qu'elle contribue à l'ordre et à la prospérité et ne s'oppose pas à la religion. De cette fidélité fondée sur la religion, nous avons des preuves documentaires jusqu'à la fixation de la tradition rabbinique. Elle se manifeste également dans le fait que des sacrifices étaient offerts pour l'empereur dans le Temple de Jérusalem et que des pétitions, comme nous l'apprenons de Philon, étaient présentées en son nom dans les synagogues.

Proverbes xxiv. 21 : « Mon fils, crains l’Eternel, et le roi; et ne te mêle point avec des gens remuants : »

Sagesse de Salomon VI. 3 : « Car la domination vous a été donnée par l’Éternel, et la royauté par le Très-Haut ; qui examinera vos œuvres, et examinera vos desseins. »

Pirke Aboth iii. 2 : « Priez pour la prospérité du gouvernement, car sans la crainte de celui-ci, un homme avalerait l’autre vivant. »

Selon la conception eschatologique, les puissances dirigeantes appartiennent à la puissance mondiale opposée à Dieu. Mais il subsiste en même temps la conception originelle selon laquelle leur pouvoir vient, à proprement parler, de Dieu. Mais elles abusent de leur pouvoir et méritent ainsi le jugement. On trouve une préparation à cette idée, qui est courante dans les Apocalypses d'Enoch et de Baruch, dans la Sagesse de Salomon, qui date d'environ 300 avant J.-C.

Sagesse VI, 4-5 : « Parce que vous, serviteurs de son gouvernement (celui de Dieu), vous n’avez pas jugé correctement, vous n’avez pas observé la loi, et vous n’avez pas marché selon la volonté de Dieu, il viendra sur vous d’une manière terrible et soudaine, car un jugement soudain s’abattra sur ceux qui sont en position élevée. »

Enoch xlvi. 5 : « Il (le Fils de l’homme) renversera les rois de leurs trônes et de leurs royaumes, parce qu’ils ne l’ont pas exalté, parce qu’ils ne l’ont pas loué, parce qu’ils n’ont pas reconnu avec gratitude d’où leur souveraineté leur avait été conférée. »

Apoc. Bar. lxxxii. 4 : « Et nous considérons l’étendue de leur domination (celle des nations), bien qu’ils commettent l’iniquité, et pourtant ils ne seront que comme une goutte. » — Apoc. Bar. lxxxii. 9 : « Et nous observons leur puissance vantarde, bien qu’ils nient la bonté de Dieu, qui la leur a donnée ; et pourtant ils périront comme un nuage qui passe. »

Paul, lui aussi, ne peut que considérer, en vertu de ses convictions eschatologiques, que toute domination appartenant à la puissance mondiale a encouru le jugement, parce que, bien qu’établie par Dieu, elle est devenue hostile à Dieu. Il ne s’attend pas à ce que tel ou tel dirigeant terrestre particulier soit loué par le Christ à son retour en raison du bien qu’il accomplit, selon l’épître aux Romains, au service de Dieu. Mais tant qu’ils gouvernent réellement, il les considère comme ceux qui tiennent leur fonction de Dieu et l’exercent par sa commission. Paul maintient ici une fiction. De même que, malgré la proximité de la fin du monde, il ne rejette pas en fait la propriété privée, mais demande seulement au possesseur de se comporter comme s’il ne la possédait pas ; de même il permet que la domination du monde continue, comme si elle agissait en réalité comme si elle venait de Dieu. Etant donné que son rejet en acte conduirait immanquablement à des désordres, il doit être traité par les croyants, pendant le peu de temps pendant lequel il doit encore exister, comme étant ce qu'il est en principe, bien qu'il ne le soit pas ainsi empiriquement.

Comme la fiction est utile pour le peu de temps pendant lequel l'autorité terrestre existera encore, Paul la pratique avec logique. Il laisse de côté que cette autorité l'a tant de fois emprisonné lui-même injustement et l'a fait trois fois battre de verges (2 Cor. xi, 23, 25) ; que, du temps de l'empereur Caïus (37-41), elle abandonna les Juifs d'Alexandrie pendant des mois, dans les années 38 et 39, à la merci de la populace ; que le même empereur, en l'an 40, proposa d'élever sa statue dans le temple de Jérusalem et ne fut empêché de commettre ce sacrilège que par la fermeté du gouverneur Pétrone ; que, sous le règne de son successeur Claude (41-54), les Juifs furent expulsés de Rome (Actes xviii, 1-2) ; que sous des gouverneurs moins éclairés que Pétrone, la terre de Judée fut soumise à une oppression sévère. Mais comme si ces méfaits et tant d'autres de la part des grands et des petits dirigeants n'existaient pas, Paul déclare que l'autorité est la servante juste de Dieu, parce que l'obéissance à l'autorité est nécessaire au maintien de l'ordre. A l'appui de cette attitude, il aurait pu citer le fait que les gouverneurs romains, comme nous le savons par Josèphe, avaient mis fin au brigandage qui ravageait la Judée ; qu'un édit de Claude avait mis fin à la privation de droits dont souffraient les Juifs d'Alexandrie ; que toute la justice maintenue dans le monde était l'œuvre de l'autorité romaine, et que son représentant à Corinthe, Gallion, le frère de Sénèque, avait refusé de le condamner lorsque les Juifs l'accusaient (Actes XVIII, 12-16).

Les allusions du pauvre fabricant de tentes juif de Tarse à l’autorité à l’époque de l’Empire romain constituent le plus grand éloge que cette autorité ait jamais reçu. Mais ce n’est pas un jugement purement empirique, mais une théorie juive à laquelle il adhère, en dépit de toutes les critiques possibles, par nécessité intérieure. Paul ne parle pas comme quelqu’un qui défend la cause de la domination romaine, ou de l’autorité terrestre en général, parce qu’il en attend un avantage pour l’avenir du monde, mais comme quelqu’un qui est déjà détaché du monde, et qui, cependant, pour le temps où il doit encore durer, trouve souhaitable que l’autorité gouvernementale soit maintenue.

Il aurait pu cependant exprimer cela avec mesure. Le fait qu'il s'exprime avec tant d'enthousiasme est, en tout cas, difficile à expliquer. Peut-être a-t-il jugé nécessaire de s'opposer à une tendance désordonnée dont il avait été informé dans le lieu où son épître était adressée, car il n'est pas tout à fait certain que les derniers chapitres soient adressés à Rome. Ou peut-être a-t-il tenu à faire connaître l'attitude respectueuse des fidèles chrétiens, face aux calomnies qui circulaient effectivement ou qu'il y avait lieu de craindre. Peut-être, après tout, était-ce le pur zèle pour l'ordre lui-même qui inspirait ces phrases vigoureuses.

Que tout pouvoir terrestre relève pour Paul de la conception d'un bien relatif et temporaire, et non permanent et absolu, est évident du fait qu'il s'indigne à l'idée que des croyants en Christ portent des affaires devant les tribunaux civils.

1 Cor. vi. 1-3 : « QUAND quelqu'un d'entre vous a une affaire contre un autre, ose-t-il bien aller en jugement devant les iniques, et il ne va pas devant les saints? Ne savez-vous pas que les saints jugeront le monde? Or, si le monde doit être jugé par vous, êtes-vous indignes de juger des plus petites choses? Ne savez-vous pas que nous jugerons les anges? Combien plus donc devons-nous juger des choses qui concernent cette vie? » — 1 Cor. vi. 6-7 : « Mais un frère a des procès contre son frère, et cela devant les infidèles. C'est même déjà un grand défaut en vous, que vous ayez des procès entre vous. Pourquoi n'endurez-vous pas plutôt qu'on vous fasse tort? Pourquoi ne souffrez-vous pas plutôt du dommage? »

Paul interdit ainsi aux croyants de porter plainte les uns contre les autres devant les tribunaux séculiers, et même de chercher à faire valoir leurs droits légaux de la manière humaine ordinaire. Car ceux qui appartiennent au monde messianique à venir n’ont plus besoin de la justice terrestre. La justice dans laquelle ils cherchent à vivre est, pour eux, la paix qui émane du Dieu de paix. En cela, ils laissent derrière eux toutes les relations terrestres, sauf qu’ils doivent obéir aux autorités dans les questions qui concernent l’ordre extérieur.

Comme Paul, les auteurs de la première épître de Pierre et de la première épître à Timothée, Clément de Rome, Polycarpe et Justin le Martyr reconnaissent tous l'autorité gouvernementale païenne comme une institution voulue par Dieu. Ce faisant, ils perpétuent la tradition juive ; et en cela, l'auteur de 1 Timothée, Clément de Rome, Polycarpe et Justin sont certainement eux aussi influencés par l'attitude de Paul.

1 Pierre ii. 13-17 : « Soyez donc soumis à tout établissement humain, pour l'amour de Dieu : soit au roi, comme à celui qui est par-dessus les autres; soit aux gouverneurs, comme à ceux qui sont envoyés de sa part, pour punir les méchants et pour honorer les gens de bien. Car c'est là la volonté de Dieu, qu'en faisant bien, vous fermiez la bouche à l'ignorance des hommes dépourvus de sens; comme libres, et non pas comme ayant la liberté pour servir de voile à la méchanceté, mais comme serviteurs de Dieu. Portez honneur à tous. Aimez tous vos frères. Craignez Dieu. Honorez le roi. »

1 Timothée ii. 1-2 : « J'EXHORTE donc qu'avant toutes choses on fasse des requêtes, des prières, des supplications, et des actions de grâces pour tous les hommes; pour les rois, et pour tous ceux qui sont constitués en dignité, afin que nous puissions mener une vie paisible et tranquille, en toute piété et honnêteté. »

1 Clém. lxi. 1 : « Vous, Seigneur, vous leur avez donné le pouvoir de gouverner par votre puissance infiniment grande et ineffable, afin que, connaissant la gloire et l’honneur que vous leur avez donnés, nous leur obéissions sans rien faire contre votre volonté. Accordez-leur, Seigneur, la santé, la paix, l’unité et la fermeté, afin qu’ils puissent exercer sans scandale l’autorité que vous leur avez accordée. »

Polycarpe, Ad Philipp, xii. 3 : « Priez aussi pour les rois, les potentats et les princes, et pour ceux qui vous persécutent et vous haïssent. . . . »

Justin, 1 Apol. xvii. : « C’est pourquoi nous prions Dieu seul, mais dans les autres choses nous vous obéissons avec joie, vous reconnaissant comme rois et chefs des hommes, et nous prions pour qu’avec votre autorité comme chefs vous soyez trouvés en possession aussi de sagesse et d’intelligence. »

Cette appréciation éthique de l'autorité terrestre permit la coexistence du christianisme et de l'Empire romain. Mais cette possibilité fut tragiquement détruite par le fait que les autorités exigeaient des croyants qu'ils rendent un culte à l'empereur comme à un dieu. Cette exigence rendit impossible pour le christianisme de continuer à attribuer une valeur éthique à l'autorité gouvernementale, et une lutte à mort s'engagea entre l'Église et l'État. Au cours de cette lutte, l'appréciation contraire à l'éthique de l'État, que l'eschatologie avait introduite dans le christianisme dès le début, se confirma. Dans l'Apocalypse de Jean comme dans l'enseignement de Jésus, les dirigeants ne sont que des tyrans. A mesure que l'Église acquit son indépendance et sa puissance, elle se sentit appelée à organiser le règne de Dieu sur la terre et ne put reconnaître l'autorité gouvernementale terrestre que dans la mesure où elle entrait en son service.

A la différence de l'Eglise romaine, les réformateurs, et les penseurs modernes qui les ont suivis, ont de nouveau adopté une appréciation éthique de l'Etat, qu'ils soutiennent en faisant appel à Paul. Ainsi, ses affirmations sur le caractère éthique et l'origine divine du gouvernement séculier, restées sans influence pendant des siècles, ont repris une signification historique. Sans doute, elles sont aujourd'hui comprises dans un sens beaucoup plus large que celui dans lequel elles étaient initialement entendues. Paul est prêt, pour des raisons religieuses et éthiques, à reconnaître, pour le peu de temps qui lui reste à vivre, un Etat qui est destiné à disparaître. La pensée moderne, au contraire, attribue à l'Etat la possibilité d'être un vecteur de développement religieux et éthique.

Dans la philosophie de Fichte et de Hegel, ainsi que dans le protestantisme rationaliste de leur temps et de la période suivante, cette croyance est considérée comme allant de soi. Mais depuis lors, et surtout à la suite du coup porté à l'idée morale de l'État au cours de la guerre mondiale, cette conception a dû lutter de plus en plus pour sa survie.

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Vu sous l'angle de son éthique, Paul est une figure qui suscite l'admiration. Car il incarne ce qu'il a enseigné.

Il a accompli devant les yeux de ses convertis son exigence selon laquelle un homme doit travailler pour être indépendant. En tant que prédicateur de l’Évangile, il avait en effet le droit d’être soutenu par les Églises. Et il a maintenu ce droit en principe, en faisant valoir que celui qui sert comme soldat « va jamais à la guerre à ses dépens » ; que celui qui plante une vigne a le droit de manger de son fruit ; celui qui nourrit un troupeau vit de son lait ; celui qui sert dans le Temple y reçoit sa nourriture ; et celui qui sert à l’autel a sa part des offrandes (1 Cor. ix. 4-7, 13). Il en appelle même à une ordonnance du Seigneur.

1 Cor. ix. 14 : « Le Seigneur a ordonné tout de même, que ceux qui annoncent l'Evangile, vivent de l'Evangile. »

L’explication la plus naturelle de cette déclaration est que Paul se réfère à une parole historique de Jésus qu’il peut tenir pour acquise comme bien connue. 1 Que la référence soit à quelque chose qui s’est passé dans le passé, et non à une injonction dérivée du Christ glorifié, est rendu probable par l’aoriste dietaxen (grec) , « ordonné ». 2 Et en effet, on trouve une parole de cette teneur dans le discours lors de l’envoi des disciples. Mt 10, 9-10 : « Ne faites provision ni d'or, ni d'argent, ni de monnaie dans vos ceintures; ni de sac pour le voyage, ni de deux robes, ni de souliers, ni de bâton : car l'ouvrier est digne de sa nourriture. »

1 Voir pp. 173-174, sup.

2 Note du traducteur. — Pas comme AV, « a ordonné ».

Paul ose même interpréter le commandement scripturaire de ne pas museler le bœuf qui foule le grain dans l'aire de battage, afin qu'en travaillant il puisse en saisir une bouchée, comme se référant non pas aux bœufs, mais aux serviteurs de l'Évangile qui ont droit à la part du batteur.

1 Cor. ix. 9-10 : « Car il est écrit dans la loi de Moïse : Tu n'emmuselleras point le bœuf qui foule le grain. » (Deut. xxv. 4). Or Dieu a-t-il soin des bœufs? Et n'est-ce pas entièrement pour nous qu'il a dit ces choses? Certes elles sont écrites pour nous : car celui qui laboure, doit labourer avec espérance; et celui qui foule le blé, le foule avec espérance d'en être participant. »

Bien sûr , l'exégèse de Paul est ici en défaut. La grandeur de la législation du Deutéronome réside dans le fait que, dans cette ordonnance et dans tant d'autres, elle implique que Dieu se préoccupe de la création animale.1

1 Note du traducteur. — Ce commentaire devient particulièrement intéressant à la lumière du point de vue de l'auteur lui-même, tel qu'il est exposé aux pages 256-257 de Civilisation et éthique (E. Tr., 1929).

Mais bien que les apôtres de Jérusalem et Jacques, frère du Seigneur, aient usé de ce droit apostolique, Paul lui-même s'en abstint, afin d'être complètement indépendant et de n'être à charge à personne. C'est en travaillant de ses propres mains, en fabriquant des toiles de tente, comme nous l'apprenons dans Actes XVIII, 1-3, qu'il gagnait sa vie.

Si, au cours de ses voyages, il se trouve dans la situation d'avoir besoin de l'aide d'autrui, il ne la reçoit que des Églises qui la lui offrent de leur plein gré et dont il sait qu'elles ne se douteront pas qu'elles ont contribué à son entretien. Ainsi, il accepte une contribution des Philippiens au début de son travail en Grèce, puis de nouveau pendant son emprisonnement. Il ne permit jamais aux Corinthiens de l'aider, car ils étaient capables de lui faire sentir sa dépendance.

1 Thess. ii. 9-10 : « Car, mes frères, vous vous souvenez de notre peine et de notre travail; vu que nous vous avons prêché l'Evangile de Dieu, en travaillant nuit et jour, pour n'être point à charge à aucun de vous. »

1 Cor. ix. 12 : « Et si d'autres usent de ce pouvoir à votre égard, pourquoi n'en userions-nous pas plutôt qu'eux? Cependant nous n'avons point usé de ce pouvoir; mais au contraire, nous supportons toutes sortes d'incommodités, afin de ne donner aucun empêchement à l'Evangile de Christ. » — 1 Cor. ix. 15 : « car j’aimerais mieux mourir, que de voir que quelqu'un anéantît ma gloire. »

1 Cor. iv. 11 : « Jusqu'à cette heure nous souffrons la faim et la soif, et nous sommes nus; nous sommes souffletés, et nous sommes errants çà et là. »

Phil. iv. 11-16 : « car j'ai appris à être content des choses selon que je me trouve. Je sais être abaissé, je sais aussi être dans l'abondance : partout et en toutes choses je suis instruit tant à être rassasié, qu'à avoir faim; tant à être dans l'abondance, que dans la disette. Je puis toutes choses en Christ qui me fortifie. Néanmoins vous avez bien fait de prendre part à mon affliction. Vous savez aussi, vous Philippiens, qu'au commencement de la prédication de l'Evangile, quand je partis de Macédoine, aucune Eglise ne me communiqua rien en matière de donner et de recevoir, excepté vous seuls. Et même lorsque j'étais à Thessalonique, vous m'avez envoyé une fois, et même deux fois, ce dont j'avais besoin. »

2 Cor. xi. 8-10 : « J'ai dépouillé les autres Eglises, prenant de quoi m'entretenir 10 pour vous servir. Et lorsque j'étais avec vous, et que j'ai été en nécessité, je ne me suis point relâché du travail, afin de n'être à charge à personne : car les frères qui étaient venus de Macédoine ont suppléé à ce qui me manquait; et je me suis gardé de vous être à charge en aucune chose, et je m'en garderai encore. La vérité de Christ est en moi, que cette gloire ne me sera point ravie dans les contrées de l'Achaïe. »

10

Note du traducteur. — L'allemand joue sur la métaphore militaire avec « vendu » et « Ehenst », comme le fait probablement aussi le grec ( ophonion, diakonia ).

Dans cette détermination à s’attacher à son indépendance matérielle, Paul révèle quelque chose de la mentalité de l’homme moderne. Dans l’Antiquité, les hommes, quelle que soit leur race, considéraient comme la chose la plus naturelle au monde d’accepter l’aide de ceux pour qui ils avaient conscience d’avoir une certaine importance ou de rendre un service. Ce n’est en fait qu’au XVIIIe siècle que cette mentalité a été abandonnée.

Pour se garder entièrement libre pour le service de l'Evangile, Paul s'abstenait de se marier, bien qu'il revendiquât le même droit que les autres apôtres et les frères du Seigneur (1 Cor. ix. 5). Comme un athlète se soumet à toutes sortes d'abnégations pour conquérir une couronne terrestre, ainsi fera-t-il pour conquérir une couronne céleste (1 Cor. ix. 25). Il traite durement son corps et le tient prisonnier, pour ne pas se révéler lui-même vil en prêchant aux autres (1 Cor. ix. 27).

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La parole de Jésus selon laquelle quiconque veut être grand doit être le serviteur de tous (Mt 20, 26) n'est pas écrite par la plume de Paul, mais elle est illustrée par sa vie. Il se sent esclave du Christ, dispensateur des mystères de Dieu, dont l'unique souci est d'être trouvé fidèle (1 Co 4, 1-2). Comme officier recruteur, il va de lieu en lieu, exhortant les hommes, au nom du Christ, à accepter l'expiation faite avec Dieu en Lui (2 Co 5, 20-21). Pour l'amour du Christ, il se fait esclave des hommes (2 Co 4, 5), les concilie, s'humilie parmi eux et supporte tous les fardeaux qu'ils lui imposent. Ce qu'il a dû endurer et souffrir en tout cela, il le raconte deux fois aux Corinthiens avec des paroles émouvantes. C'est l'illustration de sa parole sur l'amour, qui « supporte tout, croit tout, espère tout, endure tout » (1 Cor. xiii. 7).

1 Corinthiens 9.19-23 : « Car bien que je sois en liberté à l'égard de tous, je me suis pourtant asservi à tous, afin de gagner plus de personnes. Et je me suis fait aux Juifs comme Juif, afin de gagner les Juifs; à ceux qui sont sous la loi, comme si j'étais sous la loi, afin de gagner ceux qui sont sous la loi; à ceux qui sont sans loi, comme si j'étais sans loi (quoique je ne sois point sans loi quant à Dieu, mais je suis sous la loi de Christ), afin de gagner ceux qui sont sans loi. Je me suis fait comme faible aux faibles, afin de gagner les faibles; je me suis fait toutes choses à tous, afin qu'absolument j'en sauve quelques-uns. Et je fais cela à cause de l'Evangile, afin que j'en sois fait aussi participant avec les autres. »

2 Cor. 6. 3-10 : « Ne donnant aucun scandale en quoi que ce soit, afin que notre ministère ne soit point blâmé; mais nous rendant recommandables, en toutes choses, comme ministres de Dieu, en grande patience, en afflictions, en nécessités, en angoisses, en blessures, en prisons, en troubles, en travaux, en veilles, en jeûnes, en pureté; par la connaissance, par un esprit patient, par la douceur, par le Saint-Esprit, par une charité sincère, par la parole de la vérité, par la puissance de Dieu, par les armes de justice que l'on porte à la main droite et à la main gauche; parmi l'honneur et l'ignominie, parmi la calomnie et la bonne réputation; comme séducteurs, et toutefois étant véritables; comme inconnus, et toutefois étant reconnus; comme mourants, et voici nous vivons; comme châtiés, et toutefois non mis à mort; comme attristés, et toutefois toujours joyeux; comme pauvres, et toutefois enrichissant plusieurs; comme n'ayant rien, et toutefois possédant toutes choses. »

Rendant l'injure par la bénédiction, supportant patiemment la persécution, répondant aux injures par des paroles conciliantes (1 Co 4, 12-13 ) , ce serviteur de la nouvelle Alliance (2 Co 3, 6) poursuit inlassablement son chemin. Il se sent responsable de ce que la connaissance du Christ retentisse jusqu'aux extrémités de la terre dans le peu de temps qui reste avant son retour.

1 Voir pp. 183-186, sup .

Cet amour et ce sentiment de responsabilité lui viennent de sa mort avec le Christ. Puisque le Christ est mort pour tous, ceux pour qui il est mort et qui sont maintenant morts avec lui ne doivent plus vivre pour eux-mêmes, mais doivent vivre pour lui. « L’amour du Christ les presse » (2 Cor. v. 14-15).

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Paul ne prend pas pour référence pour les autres tout ce qu'il exige de lui-même. Bien qu'il considère le célibat comme le seul état convenable au temps et qu'il organise lui-même sa vie en conséquence, il est plein de considération pour ceux qui n'en sont pas capables et leur conseille de se marier, avec l'explication excusatrice que tous n'ont pas reçu de Dieu les mêmes dons, mais l'un tel don, l'autre tel autre (1 Cor. VII, 7).

Il va aussi loin que possible dans l'éloge de la conduite des autres. Il est même prêt à tirer beaucoup de peu. Comme il est reconnaissant à ses Églises pour la plus petite gentillesse qu'elles lui ont témoignée ! S'il y a matière à éloge, il se lance généralement dans une véritable rhétorique épistolaire, du genre élaboré qui était en usage dans l'Antiquité.

Les Thessaloniciens nouvellement convertis sont déjà un exemple pour tous ses fidèles en Macédoine et en Achaïe. La nouvelle de leur foi s'est répandue partout (1 Thess. i. 7-9). Il ne sait pas comment remercier Dieu de toute la joie qu'ils lui ont donnée (1 Thess. iii. 9). Il n'a pas besoin de leur écrire sur l'amour, car c'est là-dessus qu'ils ont été instruits par Dieu lui-même (1 Thess. iv. 9).

Avec quelle ferveur il remercie les Galates de ne pas l'avoir méprisé à cause de ses infirmités corporelles lorsqu'il les visita la première fois ! Ils l'avaient reçu comme un ange du ciel ! Ils auraient voulu leur arracher les yeux pour les lui donner ! (Gal. IV, 13-15).

Les Corinthiens, qu'il doit reprendre aussitôt après pour leurs divisions et pour tant d'autres choses, il les loue au début de l'épître, parce qu'ils sont devenus riches en toutes choses en Christ, en toute connaissance, de sorte que le témoignage de Jésus est solidement établi parmi eux, et qu'aucun don ne leur manque (1 Cor. i. 5-7). Afin de les inciter à contribuer à la collecte pour l'Église de Jérusalem, il les prie d'être aussi zélés dans leurs dons que dans tout le reste : dans la foi, dans la parole, dans la connaissance, dans le zèle de toute sorte et dans l'amour pour lui (2 Cor. viii. 7).

Le don que lui envoient les Philippiens pendant sa captivité prend pour lui la signification d'un sacrifice agréable et parfumé, offert à Dieu (Phil. iv. 18).

Paul est très doux dans son jugement sur les autres. Il présente sous un jour très favorable la conduite d'Epaphrodite, qui lui avait apporté le présent de Philippes, qui était tombé malade par la suite et qui, dès qu'il fut rétabli, avait souhaité rentrer chez lui au lieu de rester auprès de Paul pour le soigner, comme il l'avait prévu. Lui-même le renvoie au plus tôt, parce que ceux qui étaient chez lui avaient entendu parler de sa maladie et pouvaient, comme le craignait lui-même Epaphrodite, s'inquiéter de lui (Phil. 2, 25-30). Il se prémunit ainsi contre le reproche que l'envoyé ne soit pas resté auprès de lui.

Quant à la lettre violente qu’il écrivit aux Corinthiens avec larmes pour les forcer à répudier les adversaires qui les incitaient contre lui, après que cette affaire fut terminée, il dit qu’il n’a envoyé cette lettre que pour leur montrer combien il les aimait et pour mettre leur obéissance à l’épreuve. Il déclare même approuver le fait qu’ils aient si tôt rétabli en grâce le fauteur de troubles, afin que Satan ne puisse pas profiter de la désunion entre l’apôtre et son Église (2 Cor. ii. 4-11). Il ne triomphe pas de leur soumission, mais les loue et les console : « Vous avez tout fait pour vous montrer purs en cette affaire » (2 Cor. vii. 11).

Mais quand il s'agit d'action pratique, il peut se montrer intransigeant. Comme Jean Marc l'avait abandonné, lui et Barnabé, ainsi que la cause de l'Évangile, lors du premier voyage missionnaire en Pamphylie (Actes XIII, 13), il refuse de le prendre comme compagnon pour le second voyage, et se sépare à ce titre de Barnabé, qui désire reprendre son cousin avec eux (Actes XV, 37-39). Et quand il s'agit de la vérité de l'Évangile, Paul peut prendre position même contre les premiers apôtres de Jérusalem.

Mais la fermeté ne lui est pas facile ; il doit s'y forcer. Son esprit de conciliation le conduit parfois à faire des concessions qui mettent en danger le respect des hommes à son égard. A Corinthe, on le considère comme l'homme qui parle fort dans ses lettres, mais qui, dans les débats en face à face, se montre faible et accommodant (2 Cor. 10, 11). Dans la manière dont il mène sa cause, on voit bien qu'il n'est pas naturellement combatif, mais qu'il a été contraint par les circonstances à le devenir. Il peut parfois se montrer véhément. Dans une lettre aux Corinthiens, qui pensent qu'il n'a pas le courage de les affronter dans un débat, il leur demande s'il doit venir avec une verge, ou avec amour et dans un esprit de douceur (1 Cor. 4, 21), et il leur promet que le Christ qui parle en lui ne sera pas faible, mais fort (2 Cor. 13, 3-4). Mais la douceur continue à faire irruption. Avec quelle beauté il dépeint, à la fin de la seconde épître aux Corinthiens, l’état d’esprit dans lequel il désire les rencontrer à son retour, les suppliant, de leur côté, de faire tout ce qu’ils peuvent pour la paix !

2 Cor. xiii. 7-10 : « Or je prie Dieu que vous ne fassiez aucun mal; non afin que nous soyons trouvés approuvés, mais afin que vous fassiez ce qui est bon, et que nous soyons comme réprouvés. Car nous ne pouvons rien contre la vérité, mais pour la vérité. Or nous nous réjouissons si nous sommes faibles, et que vous soyez forts; et même nous souhaitons ceci, c'est à savoir, votre entier accomplissement. C'est pourquoi j'écris ces choses étant absent, afin que quand je serai présent, je n'use point de rigueur, selon la puissance que le Seigneur m'a donnée, pour l'édification, et non point pour la destruction. »

L'amour du Christ a fait de Paul un zélote, un homme doux, qui ne combat qu'à contrecœur, qui garde toujours sa magnanimité, qui n'a pas de mesquinerie pour s'offenser ou pour se justifier. Au milieu d'une discussion véhémente, il nous fait soudain entendre la voix de son cœur et de l'amour du Christ.

1 Cor. iv. 14-15 : « Je n'écris point ces choses pour vous faire honte; mais je vous donne des avis comme à mes chers enfants. Car quand vous auriez dix mille maîtres en Christ, vous n'avez pourtant pas plusieurs pères »

2 Cor. 7. 2-4 : « Recevez-nous, nous n'avons fait tort à personne; nous n'avons corrompu personne; nous n'avons pillé personne. Je ne dis point ceci pour vous condamner : car je vous ai déjà dit que vous êtes dans nos cœurs à mourir et à vivre ensemble. J'ai une grande liberté envers vous; j'ai grand sujet de me glorifier de vous; je suis rempli de consolation, je suis plein de joie dans toute notre affliction. »

Gal. iv. 19-20 : « Mes petits enfants, pour lesquels enfanter je travaille de nouveau, jusqu'à ce que Christ soit formé en vous; je voudrais être maintenant avec vous, et changer de langage : car je suis en perplexité sur votre sujet. »

Paul, le zélote, était-il déjà un homme hésitant au fond de lui-même — car les deux choses vont souvent de pair — ou bien était-ce par amour du Christ qu’il perdit sa confiance originelle en lui-même ? En tout cas, il ne se considère pas comme un homme confiant, mais plutôt comme un homme hésitant.

1 Cor. ii. 3 : « Et j'ai même été parmi vous dans la faiblesse, dans la crainte, et dans un grand tremblement. »

Il craint que sa bonne foi ne soit mise en doute dans l'affaire de la collecte pour Jérusalem, si son propre compagnon Tite s'en occupe seul. Il envoie donc à Corinthe avec lui un croyant universellement respecté pour agir comme administrateur des Églises. Ce frère avait déjà été officiellement désigné par les Églises pour être le compagnon de Paul dans le voyage de la « collecte » (2 Cor. 8. 16-22).

2 Cor. 8. 20-21 : « nous donnant garde que personne ne nous reprenne dans cette abondance qui est administrée par nous; et procurant ce qui est bon, non seulement devant le Seigneur, mais aussi devant les hommes. »

Avec quel soin Paul choisit ses mots dans les lignes consacrées aux préparatifs de la collecte (2 Cor. 8. 1-15), pour ne pas donner l'impression qu'il ordonne ou use de pression ! Et avec quel soin il enveloppe ces paroles de félicitations !

2 Cor. viii. 8 : « Je ne le dis point par commandement, mais pour éprouver aussi, par la diligence des autres, la sincérité de votre charité. » 1 — 2 Cor. viii. 10 : « Et en cela je vous donne cet avis, parce qu'il vous est convenable, qu'ayant non seulement déjà commencé d'agir pour cette collecte, mais en ayant même eu la volonté dès l'année passée, »

1 Note du traducteur. — L’allemand suit ici l’extrême concision du grec. Dans les deux cas, le sens serait assez bien représenté en paraphrasant : « J’ai mentionné le zèle des autres pour vous inciter à prouver la sincérité de votre amour. »

Quelle humilité dans son attitude dans l'épître aux Romains ! Il s'excuse même d'avoir pris sur lui d'écrire à une Église dont la foi est répandue dans le monde entier (Rom. i, 8), comme si elle avait besoin de sa sagesse.

Romains xv. 14-15 : « Or, mes frères, je suis aussi moi-même persuadé que vous êtes aussi pleins de bonté, remplis de toute connaissance, et que vous pouvez même vous exhorter l'un l'autre. »

Mais, par tempérament naturel et parce qu’il désire servir, Paul ne fait aucun effort pour s’assurer le respect qui lui est dû en adoptant une attitude soigneusement planifiée et impressionnante. Il ne se préoccupe pas de la technique extérieure de la fréquentation des hommes. Il n’agit pas par calcul, mais s’appuie entièrement sur la puissance spirituelle qui émane de lui. La parole tranquille avec laquelle il perce la bulle de la vanité corinthienne, selon laquelle le Royaume de Dieu n’est pas une question de paroles, mais de puissance (1 Cor. iv. 20), et cette autre parole selon laquelle, bien qu’il marche toujours dans la chair, il ne combat pas selon la manière de la chair (2 Cor. x. 3), donnent la note dominante de sa propre conduite.

............................

Derrière cette attitude humble se cache une immense conscience de soi. Paul est habité par la pensée que Dieu l'a appelé à une œuvre unique pour le Christ, et que l'esprit du Christ se manifeste dans sa pensée, ses paroles et ses actes. Il lui est donc possible de passer sans transition de paroles qui incarnent cette conscience de soi à des paroles qui expriment l'humilité. Mais cette conscience de soi n'est en réalité pas accompagnée d'orgueil, si orgueilleux que puissent paraître ses propos. Il ne s'agit pas d'une conscience de pouvoir, mais d'une conscience d'une immense responsabilité.

Si son droit d'enseigner comme apôtre n'avait pas été mis en doute, et s'il n'avait pas dû revendiquer l'autorité nécessaire pour s'opposer à la doctrine pernicieuse de la nécessité de la Loi et de la circoncision, la conscience de soi de Paul aurait pu rester à l'arrière-plan. Mais, les choses étant ce qu'elles étaient, il était obligé de parler de lui-même et de se « vanter ». Il le fait, selon les circonstances, avec une profonde sincérité ou avec une ironie hautaine. Les quatre derniers chapitres de la deuxième épître aux Corinthiens sont une « vantardise » continue.

Gal. i. 1 : « PAUL, apôtre, non de la part des hommes, ni de la part d'aucun homme, mais de la part de Jésus-Christ, et de la part de Dieu le Père »

1 Cor. XV. 9-10 : « Car je suis le moindre des apôtres, qui ne suis pas digne d'être appelé apôtre, parce que j'ai persécuté l'Eglise de Dieu. Mais par la grâce de Dieu je suis ce que je suis; et sa grâce envers moi n'a point été vaine; mais j'ai travaillé beaucoup plus qu'eux tous : toutefois non point moi, mais la grâce de Dieu qui est avec moi. »

2 Cor. xi. 16 : « Je le dis encore, afin que personne ne pense que je sois imprudent; ou bien supportez-moi comme un imprudent, afin que je me glorifie aussi un peu. » — 2 Cor. xii. 11-13 : « J'ai été imprudent en me glorifiant; mais vous m'y avez contraint, car je devais être recommandé par vous; vu que je n'ai été moindre en aucune chose que les plus excellents apôtres, quoique je ne sois rien. Certainement les marques de mon apostolat ont été efficaces parmi vous avec toute patience, par des signes, des prodiges et des miracles. Car en quoi avez-vous été inférieurs aux autres Eglises, sinon en ce que je ne suis point devenu lâche au travail à votre préjudice? Pardonnez-moi ce tort. »

2 Cor. x. 8 : « Car si même je veux me glorifier davantage de notre puissance, laquelle le Seigneur nous a donnée pour l'édification, et non pas pour votre destruction, je n'en recevrai point de honte; »

1 Cor. iii. 9 : « Car nous sommes ouvriers avec Dieu; et vous êtes le labourage de Dieu, et l'édifice de Dieu. »

2 Cor. ii. 14-15 : « Or grâces soient rendues à Dieu, qui nous fait toujours triompher en Christ, et qui manifeste par nous l'odeur de sa connaissance en tous lieux. Car nous sommes la bonne odeur de Christ de la part de Dieu, en ceux qui sont sauvés, et en ceux qui périssent : » — 2 Cor. ii. 17 : « mais nous parlons de Christ avec sincérité, comme de la part de Dieu, et devant Dieu. » — 2 Cor. iii. 4-6 : « Or nous avons une telle confiance en Dieu par Christ : non que nous soyons capables de nous-mêmes de penser quelque chose, comme de nous-mêmes; mais notre capacité vient de Dieu; qui nous a aussi rendus capables d'être les ministres du nouveau testament, non de la lettre, mais de l'esprit : car la lettre tue, mais l'Esprit vivifie. »

2 Cor. x. i : « AU reste, moi, Paul, je vous prie par la douceur et la bonté de Christ, moi qui m'humilie lorsque je suis en votre présence, mais qui étant absent suis hardi à votre égard; »

2 Cor. x. 17-18 : « Mais que celui qui se glorifie, se glorifie au Seigneur : car ce n'est pas celui qui se loue soi-même, qui est approuvé; mais c'est celui que le Seigneur loue. »

La conscience de soi de Paul repose en définitive sur la grandeur des souffrances qu’il a endurées. Le fait qu’il ait dû endurer plus que tous les autres au service du Christ lui donne l’assurance qu’il est plus proche du Christ qu’eux. Parce qu’il a fait l’expérience en lui-même, dans une mesure particulière, de la mort du Christ, il a le droit d’être convaincu qu’il est dans une mesure particulière le véhicule de l’Esprit du Christ et de sa puissance. C’est pourquoi sa propre faiblesse est pour lui l’objet de sa plus grande vantardise .

1 En ce qui concerne le lien entre souffrance et conscience de soi chez Paul, voir également p. 159, sup.

2 Cor. xi. 30 : « S'il faut se glorifier, je me glorifierai des choses qui sont de mon infirmité. »

2 Cor. xii. 9 : « Je me glorifierai donc très volontiers plutôt dans mes infirmités; afin que la vertu de Christ habite en moi. »

Le fait que Paul parle souvent au pluriel n'a rien à voir avec sa conscience personnelle. Il y est peut-être tombé parce qu'il voulait suggérer aux Églises que ses compagnons de voyage, qu'elles avaient l'habitude de voir constamment à ses côtés, parlaient et écrivaient avec lui. Et l'emploi du pluriel par des individus n'est pas inconnu dans la littérature antique.

Il y a quelque chose de presque métaphysique dans la conscience avec laquelle Paul affirme sa présence spirituelle parmi les croyants de Corinthe, lorsqu'ils se réunissent pour juger l'homme qui a épousé la femme de son père (décédé). Ici, il semble vraiment y avoir la conception que son esprit, présent au milieu d'eux comme un organe de l'Esprit du Christ, leur imposera la décision qui doit être prise en Christ.

1 Cor. v. 3-5: « Mais moi, étant absent de corps, mais présent en esprit, j'ai déjà ordonné comme si j'étais présent, touchant celui qui a ainsi commis une telle action. Vous et mon esprit étant assemblés au nom de notre Seigneur Jésus-Christ, j'ai, dis-je, ordonné, par la puissance de notre Seigneur Jésus-Christ, qu'un tel homme soit livré à Satan pour la destruction de la chair; afin que l'esprit soit sauvé au jour du Seigneur Jésus. »

1. Par « jour du Seigneur Jésus », on ne peut entendre que son retour. On peut donc supposer que ce pécheur trouvera miséricorde au jour du jugement tenu par le Messie et qu’il entrera dans le Royaume messianique. La livraison « à Satan » ne peut donc signifier que le pécheur est livré à lui pour qu’il lui inflige des souffrances. Dans les souffrances charnelles qu’il doit subir, il doit expier sa transgression. Mais comment concilier cela avec le fait que précisément ceux qui sont les plus dévoués au Christ doivent endurer des souffrances causées par Satan, comme ce fut le cas de Paul lui-même ?

Paul, dans de nombreux passages, se présente lui-même comme un exemple moral, d'une manière qui offense le goût moderne. Mais l'esprit dans lequel il le fait lui interdit toute idée d'exaltation de soi. Comme il a conscience de vouloir réaliser dans sa propre conduite l'être en Christ, la sincérité, la paix et l'humilité de l'Esprit du Christ, il exhorte ceux à qui il a apporté l'Évangile à s'efforcer de la même manière, et il est heureux lorsqu'il les voit faire de tels efforts. Et, ayant le droit de le faire, il se cite lui-même comme un exemple d'abnégation, à l'image de l'exemple que le Christ, par sa venue au monde et sa mort, a donné à ses disciples.

1 Thes. i. 6 : « Aussi avez-vous été nos imitateurs, et ceux du Seigneur, ayant reçu avec la joie du Saint-Esprit la parole, accompagnée de grande affliction; »

1 Cor. iv. 16-17 : « Je vous prie donc d'être mes imitateurs. C'est pour cela que je vous ai envoyé Timothée, qui est mon fils bien-aimé, et qui est fidèle en Notre-Seigneur; afin qu'il vous fasse souvenir de mes voies en Christ, et comment j'enseigne partout dans chaque Eglise. »

1 Cor. x. 33-xi. i : « Comme aussi je complais à tous en toutes choses, ne cherchant point ma commodité propre, mais celle de plusieurs, afin qu'ils soient sauvés. SOYEZ mes imitateurs, comme je le suis moi-même de Christ. »

Phil. iii. 17 : « Soyez tous ensemble mes imitateurs, mes frères, et considérez ceux qui marchent suivant le modèle que vous avez en nous. »

Phil. iv. 9 : « car aussi vous les avez apprises, reçues, entendues et vues en moi. Faites ces choses, et le Dieu de paix sera avec vous. »

Sauf dans les cas où il estime devoir imposer aux autres sa volonté éclairée, la conscience de Paul ne se manifeste pas dans le désir de soumettre les autres à lui-même. Il sait bien qu'il a le droit d'exiger l'obéissance, parce qu'il est plus grand que les autres par la science et par le dévouement. Mais il exercera son pouvoir dans un esprit de douceur et de paix. Il évite de donner des ordres et, là où il le peut, il substitue des conseils et des demandes. Le passage qui traite du mariage et de la non-mariage (1 Cor. 7i) et des dispositions prises pour la collecte en faveur de l'Église de Judée (2 Cor. 83-9) témoigne de cet effort de sa part. Un exemple admirable de l'exercice de ce tact chez le Christ est la lettre à Philémon, qui montre à un degré unique le charme élevé de la personnalité de Paul. Paul renvoie à Philémon son esclave fugitif Onésime, qu'il a converti pendant sa captivité.11 En tant qu'apôtre, à qui d'ailleurs Philémon doit sa propre conversion, il aurait été en droit de lui demander de reprendre Onésime en grâce. Il préfère cependant le supplier de le faire.

11

Jésus Sirach fait allusion à la fuite des esclaves dans ses Proverbes, écrits vers 180 av. J.-C. Sirach xxx. 39-40 : « As-tu un esclave ? Traite-le comme un frère et ne te fâche pas contre ton sang. Si tu le maltraites et qu’il s’enfuie, comment pourras-tu le reprendre ? »

Sur l'attitude de Paul envers l'esclavage, voir pp. 194-195, sup.

Philémon 8-12 : « C'est pourquoi, bien que j'aie une grande liberté en Christ de te commander ce qui est de ton devoir; cependant je te prie plutôt par la charité, bien que je suis ce que je suis, savoir, Paul, ancien, et même maintenant prisonnier de Jésus-Christ : je te prie donc pour mon fils Onésime, que j'ai engendré dans mes liens; qui t'a été autrefois inutile, mais qui maintenant est bien utile et à toi et à moi,12 et lequel je te renvoie. Reçois-le donc, comme mes propres entrailles. »

12

Note du traducteur. — Le grec, rappelons-le, joue sur le sens de la racine du nom Onésime (= « utile », « profitable »).

Paul aurait volontiers gardé Onésime avec lui comme serviteur, et il estime qu'il y aurait eu droit, puisque Philémon, son converti, aurait dû être disposé à se mettre à sa disposition, et Paul n'aurait fait que prendre l'esclave au lieu du maître.

Philémon 13-14 : « J’aurais volontiers voulu le garder auprès de moi, afin qu’il me serve à ta place, dans mon servitude pour l’Évangile. Mais je n’ai rien pu faire sans ton consentement, afin que ta bienveillance ne soit pas comme forcée, mais volontaire. »

Pour que Philémon puisse immédiatement remettre l'esclave en grâce, Paul se déclare prêt à réparer de sa propre poche la perte matérielle que sa fuite a pu causer — il est possible qu'un vol, comme cause de la fuite, soit en cause — bien que « il suggère avec grâce que cela ne devrait pas être nécessaire puisque Philémon lui doit beaucoup plus, à savoir son salut, à cause de sa conversion par lui. Cette dette, cependant, il ne la comptera pas avec l'autre, bien qu'il en ait eu le droit.

Philémon 17-21 : « Si donc tu me tiens pour ton compagnon, reçois-le comme moi-même. Que s'il t'a fait quelque tort, ou s'il te doit quelque chose, mets-le-moi en compte : moi, Paul, j'ai écrit ceci de ma propre main, je te le payerai; pour ne pas te dire que tu te dois toi-même à moi. Oui, mon frère, que je reçoive ce plaisir de toi en Notre-Seigneur; réjouis mes entrailles en Notre-Seigneur. Je t'ai écrit, étant persuadé de ton obéissance, et sachant que tu feras même plus que je ne te dis. »

Il y a encore un autre point fort. Paul espère être libéré sous peu... et il attribue cela aux prières de Philémon et des croyants qui sont avec lui. En même temps, il lui impose le devoir — c'est le seul commandement exprimé comme tel dans la lettre — de lui offrir l'hospitalité à son retour.

Philémon 22 : « Mais aussi en même temps prépare-moi un logement : car j'espère que je vous serai donné par vos prières. »

Si nous ne possédions d’autres écrits de Paul que ces quelques lignes à Philémon, nous en saurions quand même beaucoup sur lui.

······

Paul est le seul homme de l’époque du christianisme primitif que nous connaissions réellement, et c’est un homme d’une humanité profonde et admirable.

Bien qu'il vive dans l'attente de la fin imminente du monde, attente devant laquelle toutes les choses terrestres perdent leur signification et leur valeur, il ne devient pas pour autant un zélote ascétique. A un abandon extérieur des choses du monde, il substitue une libération intérieure à leur égard. Comme s'il avait l'intuition que le destin du christianisme pourrait être de devoir composer avec la continuation du monde naturel, il parvient par sa spiritualité à cette attitude envers les choses terrestres par laquelle le christianisme doit désormais maintenir sa place dans le monde. Bien qu'il vive et pense à son époque, il prépare en même temps l'avenir.

Et comme il se meut en homme libre dans les limites étroites de l'eschatologie, il ne se laisse pas priver de son humanité immédiate, qui n'en devient que plus profonde. Avec une certitude et une précision extraordinaires, il va en toutes choses droit à l'essentiel spirituel. De la manière la plus naturelle, la mort mystique avec le Christ et la résurrection avec lui se transmettent dans une éthique vivante. Le problème du rapport entre la rédemption et l'éthique trouve dans son enseignement une solution complète. L'éthique est pour lui l'expression extérieure nécessaire du passage du monde terrestre au monde supraterrestre, qui a déjà eu lieu dans l'être-en-Christ. Et de plus, l'homme qui a subi ce passage s'est placé sous la direction de l'Esprit du Christ et est ainsi devenu homme au sens le plus élevé du terme.

Par sa mystique eschatologique, Paul donne à son éthique un rapport à la personne du Christ et fait de la conception de l'Esprit une conception éthique. Par sa pensée eschatologique, il saisit l'éthique comme vie dans l'Esprit du Christ et crée ainsi une éthique chrétienne valable pour tous les temps à venir.

A côté de l'œuvre de Paul comme penseur, il faut mettre en parallèle son œuvre comme homme. Ayant une personnalité à la fois simple et profonde, il évite un idéal abstrait et contre nature de la perfection, et fait consister la perfection dans l'adéquation complète de la réalité spirituelle à la réalité naturelle. Tant que le monde terrestre subsiste avec toutes ses circonstances, ce qu'il faut faire, c'est y vivre dans un esprit de non-mondanité de telle sorte que la vérité et la paix y exercent déjà leur influence. Tel est l'idéal de l'éthique de Paul : vivre les yeux fixés sur l'éternité, tout en restant fermement sur le terrain solide de la réalité. Il donne à la conception enthousiaste du bien une direction pratique, sans pour autant lui enlever son originalité et sa force.

Il prouve la vérité de son éthique par sa manière de la vivre. Dans la souffrance comme dans l'action, il se révèle être un homme purifié par l'Esprit du Christ et élevé à une humanité supérieure. Bien que son travail soit dans le monde, il ose vivre une vie non mondaine et ne s'appuie que sur la force dont il dispose, en raison de ce qu'il est devenu intérieurement dans l'Esprit du Christ.

En tant que quelqu’un qui a véritablement pensé, servi, travaillé et gouverné dans l’Esprit du Christ, il a gagné le droit de dire aux hommes de toutes les époques : « SOYEZ mes imitateurs, comme je le suis moi-même de Christ. »

CHAPITRE XIII

L'HELLÉNISATION DU MYSTIQUE DE PAUL PAR IGNACE ET LA THÉOLOGIE JOHANNINE

Paul n’a pas hellénisé le christianisme, mais il a préparé la voie à son hellénisation.

Qu'est-ce que cela veut dire ?

Paul n'a pas adopté de conceptions hellénistiques. Sa doctrine mystique de l'union avec le Christ et sa doctrine sacramentelle sont entièrement fondées sur des idées eschatologiques. Mais dans cette mystique et dans la conception des sacrements qui lui est associée, la foi chrétienne a reçu une forme dans laquelle elle a pu être hellénisée.

Plus on étudie le problème de l'hellénisation du christianisme, plus on s'étonne de la transformation que subit la foi chrétienne en quelques décennies. On se demande quel rapport avait la pensée religieuse grecque, caractérisée par son désir d'immortalité, par son exigence de logique et sa tendance à la spiritualisation, avec l'attente juive d'un royaume mondial supraterrestre et de son roi ? Comment Jésus, prétendant à ce trône, pouvait-il devenir pour la piété hellénistique un rédempteur ? Et cela à une époque où, par la déception manifeste de cette attente, il pouvait sembler avoir perdu toute signification !

La foi chrétienne primitive en tant que telle, c'est-à-dire la croyance en la venue prochaine du Royaume, en la messianité de Jésus, en sa mort expiatoire et sa résurrection ultérieure, et en l'effet salvifique du baptême, telle que la conçoit la communauté chrétienne primitive, n'est pas hellénisable. Le processus de développement historique au début du christianisme a été tel que la croyance en Jésus et en la rédemption par les sacrements a perduré même après que la croyance en la venue du Royaume, dont elle était à l'origine une partie, eut perdu son emprise. Mais cette partie ne pouvait continuer à exister qu'en devenant un tout doté d'une vie propre. Que cela ait pu se produire de cette manière est dû à Paul.

Il faut sans doute admettre que la foi en Jésus-Christ aurait pu, sous la pression de la nécessité et en vertu de la force religieuse et éthique qui était en elle, se maintenir dans le monde après l'extinction de l'espérance eschatologique, même sans Paul. Mais si ce processus s'est déroulé si facilement et surtout si cette foi, face à la nécessité de devenir indépendante, a pu se donner une expression logique dans les formes de pensée grecques, c'est grâce au développement qu'elle a connu sous la conduite de Paul. Dans l'enseignement de Paul, la rédemption, conçue à l'origine comme l'héritage du Royaume messianique, était si étroitement liée à la personne du Christ qu'elle a pu survivre aux générations suivantes, alors que la force de l'espérance messianique déclinait progressivement, simplement comme rédemption par le Christ.

Dans la croyance chrétienne primitive, la pensée de la rédemption n'était liée au Christ que parce qu'il était le Seigneur du Royaume messianique et que sa mort rendait possible le pardon des péchés, condition nécessaire à l'obtention du Royaume. L'importance de Jésus pour la rédemption dépendait donc entièrement de la validité des croyances eschatologiques et semblait destinée à partager leur décadence. Mais pour Paul, le lien entre la rédemption et Jésus, bien qu'il fût toujours conditionné logiquement par l'eschatologie, était beaucoup plus étroit. La croyance au Christ devient union avec Lui. Par cette étape, la rédemption était mise en relation avec la Personne du Christ, de telle sorte que son accomplissement et son caractère étaient conditionnés par Lui dans une mesure beaucoup plus grande que dans la croyance chrétienne primitive. Et un autre point sur lequel l'œuvre de Paul était préparatoire était que pour lui la rédemption n'était plus simplement conçue comme une assurance de participation au Royaume, mais comme une résurrection pour la participation au Royaume. L'idée de résurrection se confond avec celle d'union avec le Christ et s'explique comme une conséquence de cette union. De cette façon, la croyance en la rédemption par le Christ acquiert la capacité de se maintenir, lorsque l'attente eschatologique s'éteint, comme croyance en la résurrection par le Christ. En déclarant que les « morts en Christ » ressusciteront immédiatement au retour du Christ (1 Thess. iv, 16), Paul, bien que lui-même continue à penser entièrement selon des lignes eschatologiques, devient le père de la religion hellénistique de l'immortalité apportée par le Christ. Il contribue aussi à préparer cette future hellénisation en expliquant les sacrements à partir du concept d'union avec le Christ, les reliant ainsi à l'espérance de la résurrection. 1 L'idée que les sacrements opèrent une rédemption en prévision d'un Royaume à venir est expliquée par Paul à partir de l'être mystique en Christ, en ce sens qu'ils confèrent le pouvoir de ressusciter pour participer au Royaume messianique, et non seulement de ressusciter lors de la résurrection qui devait suivre à sa fin. Il pose ainsi les bases de la conception de la Sainte Cène comme aliment conférant l'immortalité, concept qui se développe dans l'enseignement d'Ignace.

1 Voir pp. 281-282, sup.

Dans la croyance inhellénisable au Christ comme porteur du Royaume messianique, Paul insère ainsi la croyance dérivée en la résurrection par l'être-en-Christ. Et cette croyance au Messie comme porteur de la résurrection, et aux sacrements comme garants de l'être-en-Christ et, par conséquent, de la résurrection, est hellénisable. Le monde grec y a trouvé une certitude logiquement explicable de l'immortalité, et une conception des « mystères » qui indique avec certitude cette immortalité. La mystique eschatologique a ainsi créé le concept de la rédemption opérée par Jésus, concept susceptible d'hellénisation.

······

L'hellénisation du christianisme s'est faite sans que personne ne s'en aperçoive. La croyance au Christ comme résurrection s'est développée selon les principes hellénistiques, sans entrer en conflit avec l'attente eschatologique qui l'entourait comme une enveloppe extérieure qui devait plus tard disparaître. Il n'est pas vrai non plus que cette croyance ait commencé à s'helléniser au moment où l'affaiblissement de l'espérance eschatologique est devenu apparent. Les théologiens d'Asie Mineure, à la fin du Ier et au début du IIe siècle de notre ère, qui ont réalisé l'hellénisation de la croyance en la résurrection, ont commencé cette tâche à une époque où l'attente du retour de Jésus et de l'avènement du Royaume messianique avait encore, comme le montrent les témoignages existants, une grande importance pour eux.

Ignace, dans son Épître aux Éphésiens (vers 110 après J.-C. ), soutient que « les derniers temps ( εσχατοι καιροί) sont arrivés » (Ad Eph. xi. i).

2 L’Apocalypse de Jean se terminait par ces mots : « Oui , je viens bientôt. Amen. Viens, Seigneur Jésus ! » (Apoc. xxii. 20). — Dans l’épître de Barnabé, datée sans doute de la fin du premier siècle, nous lisons : « Il est proche le jour où tout est perdu pour les méchants ; il est proche le Seigneur et sa récompense » (Ep. Barnabé xxi. 3).

Pour Polycarpe, l'évêque de Smyrne, qui écrivait à la même époque aux Philippiens, la résurrection signifie toujours être associé au Christ dans le règne du Royaume messianique (Polyc. Ad Phil. v. 2).

Papias, évêque de Phrygie, qui vécut vers 150 après J.-C., fut tellement influencé dans ses croyances par l'eschatologie qu'Eusèbe (Hist. Eccl. iii. 39) le déprécia plus tard à cause de son chiliasme .

1 Papias cite comme venant de Jésus une parole sur la fécondité miraculeuse de la vigne à l'époque messianique (voir p. 85, sup.).

Pour Justin, qui par sa doctrine du Logos est lié à la théologie d’Asie Mineure, l’attente du retour du Christ était encore, vers le milieu du deuxième siècle après J.-C., un élément vivant de la doctrine chrétienne. C’est ce qui ressort clairement des efforts qu’il fait dans le Dialogue avec Tryphon pour trouver partout dans les prophètes juifs des prédictions d’une double venue du Christ (une fois dans l’humilité terrestre, une fois dans la gloire messianique). Ce que signifie pour lui l’eschatologie est mis en évidence dans sa déclaration à Tryphon : « Tu n’as plus que peu de temps pour t’attacher à nous ; après le retour du Christ, tes remords et tes pleurs ne serviront à rien, car Il ne t’écoutera pas » (Dial, xxviii. 2).

Justin est un chiliaste. Il s’attend à ce que les élus vivent mille ans avec le Christ dans la Nouvelle Jérusalem. « Mais moi et les chrétiens en général, s’ils ont la vraie foi en toutes choses, nous savons qu’il y a une résurrection de la chair et qu’une période de mille ans viendra dans la Jérusalem restaurée, embellie et plus grande dont parlent les prophètes Ézéchiel, Isaïe et les autres » (Dial. lxxx. 5. Voir aussi Dial, cxxxix. 4-5). Pour soutenir sa vision du royaume millénaire, Justin fait appel à l’Apocalypse de Jean (Dial. lxxxi. 4 = Apoc. xx. 4-6), sans avoir réalisé que, selon cette dernière, seuls les élus qui ont cru au Christ seront associés à Lui dans le royaume millénaire, alors que, selon les propres croyances de Justin, ceux qui ont vécu avant le Christ partageront également la même résurrection que ceux qui ont cru au Christ et participeront également au royaume millénaire.

L'essor du montanisme montre à quel point l'espérance eschatologique était encore forte dans l'Église d'Asie Mineure vers le milieu du IIe siècle de notre ère. Ce mouvement enthousiaste, né en Mysie, était déterminé à donner à la croyance en la proximité immédiate du Royaume la même importance qu'elle avait eue dans le christianisme primitif.

Nous savons par certaines épîtres du Nouveau Testament que le retard du retour du Seigneur a suscité des doutes quant à la certitude de la venue du Royaume messianique. L'auteur de l'épître aux Hébreux est obligé d'exhorter les croyants à ne pas abandonner l'espérance, mais à demeurer fermes jusqu'à la fin (Hébreux 6.11-12, 10.23, 35, 12.12-14).

La seconde épître de Pierre fait remarquer, à l'encontre des moqueurs qui affirmaient que le retour du Christ n'aurait jamais lieu, que la manière dont Dieu calcule le temps n'est pas celle des hommes, car mille ans sont à ses yeux comme un seul jour. S'il a encore retardé la venue du Christ, c'était par patience, pour donner aux hommes plus de temps pour se repentir (2 Pierre 3.4-9).

Selon l'épître de Jude, l'attitude des moqueurs à l'égard du retard de la rédemption est le signe qu'elle est proche, puisque, selon les paroles des Apôtres, il viendra dans les derniers temps des moqueurs (Jude 17-23).

Justin doit aussi admettre que tous les croyants ne vivent pas encore dans l’attente de la Nouvelle Jérusalem. « Mais d’un autre côté, même parmi les chrétiens d’un tempérament pur et pieux, beaucoup ne partagent pas cette opinion, comme je l’ai déjà indiqué » (Dial. lxxx. 2). Le passage précédent du Dialogue auquel Justin fait ici référence manque.

En général, il faut donc conclure que, jusqu'au milieu du IIe siècle environ, au moins dans l'Eglise d'Asie Mineure, dont nous savons quelque chose par Ignace, Polycarpe et Papias, l'espérance eschatologique était encore un élément vivant de la foi chrétienne. Le fait que dans les prières d'action de grâces de l'Eucharistie, comme nous le savons par la Didachè (Did. 9 et 10), l'attente du Royaume et du retour du Christ était exprimée chaque dimanche avec la même ferveur que la précédente, a sans doute beaucoup contribué, malgré le doute suscité par le retard, à maintenir vivante cette espérance.

Mais pour expliquer l'évolution de la foi chrétienne, il importe peu de savoir si l'on peut déterminer avec précision dans quelle mesure l'espérance eschatologique vivante subsistait à un moment donné. L'hellénisation de la foi en la résurrection apportée par le Christ a naturellement commencé bien avant l'affaiblissement général de l'espérance eschatologique. La foi en la venue du Royaume messianique est une pure et simple attente. La certitude de la résurrection comme conséquence de l'union avec le Christ est, en revanche, susceptible d'être pensée logiquement.

C'est donc à ce point, où le développement est possible, que commence naturellement le travail de réflexion visant à donner une base raisonnable à l'espérance chrétienne. Car si la certitude de la résurrection peut être logiquement confirmée, la participation au Royaume messianique est par là même garantie.

La question n'est donc pas de savoir combien de temps l'attente eschatologique a conservé une certaine signification, mais combien de temps elle a conservé une signification telle que la formulation logique de la croyance en la résurrection, qui résulte de l'union avec le Christ, a continué à être conditionnée par elle. Cette relation ne peut être observée que chez Paul. Ce n'est que dans son enseignement que la certitude de la résurrection au Royaume messianique repose sur l'idée que, puisque la période du monde messianique (c'est-à-dire la période de la résurrection) a déjà commencé avec la résurrection de Jésus, les croyants sont déjà morts et ressuscités avec le Christ et ont ainsi la garantie de partager l'état d'existence de la résurrection au retour du Christ. Pour les représentants d'une foi raisonnée qui ont succédé à Paul, cet argument en faveur de la certitude de la résurrection n'est plus possible. Leur attente eschatologique, si vivante soit-elle, n'a plus la température nécessaire pour pouvoir être moulée dans le moule de la mystique eschatologique. Une telle ferveur de foi n’est atteinte que lorsque la résurrection de Jésus est conçue si directement comme le début de la résurrection, que le croyant peut avoir la certitude qu’il est effectivement en train d’être transformé en un état d’existence de résurrection. A partir du moment où les croyants n’ont plus la conscience d’être la seule génération « sur laquelle est arrivée la fin des temps » (1 Cor. 10, 11) et qui seule doit participer au Royaume messianique, l’intensification de l’attente eschatologique en une mystique eschatologique de la mort et de la résurrection avec le Christ n’est plus possible. La résurrection par le Christ, si elle ne doit pas être simplement affirmée en fonction des formules pauliniennes, doit être élaborée dans les formes-pensées d’une nouvelle logique non-eschatologique. Cette formulation non-eschatologique était nécessairement de caractère hellénistique.

L'idée que la foi chrétienne des premiers temps n'avait pas besoin d'être eschatologique ou hellénistique, mais qu'elle était une vision du monde autodéterminée et autosuffisante, est un expédient désespéré introduit par Albrecht Ritschl, par lequel on espérait surmonter les problèmes de l'histoire antérieure du dogme. En fait, les circonstances de l'époque de Paul et de la période suivante étaient telles que sa doctrine de l'être-en-Christ et la certitude qui en résultait de la résurrection au retour du Christ auraient dû perdre leur force si elles n'avaient pas subi une nouvelle interprétation intellectuelle de la pensée hellénistique.

L’homme à qui il revint de renouveler la doctrine mystique de l’être-en-Christ dans une forme de pensée appropriée à l’époque fut Ignace.

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Au tournant du siècle, c'est-à-dire une génération après la mort de Paul, ses pensées eurent une influence considérable dans les Églises d'Asie Mineure. Cela ressort des épîtres qu'Ignace, lors de son voyage à Rome où il fut martyrisé, écrivit à Polycarpe, aux Éphésiens, aux Magnésiens, aux Tralliens, aux Romains, aux Philadelphiens et aux Smyrniens, ainsi que de la lettre contemporaine de Polycarpe aux Philippiens. En effet, l'évêque romain Clément, écrivant aux Corinthiens vers 90 après J.-C., montre déjà qu'il connaissait Paul. Il rappelle à cette Église comment le bienheureux Paul leur avait écrit, et se montre bien au courant du contenu de cette épître (1 Clem. xlvii.) ; il emploie la formule « en Christ » ; il considère l'autorité gouvernementale comme instituée par Dieu, comme le fait Paul dans l'épître aux Romains (1 Clem. Ixi.).

Mais Ignace et Polycarpe sont dominés à un degré beaucoup plus élevé par la pensée de Paul. Ils vivent dans ses Épîtres.

Dans Ad Eph. xviii. 1, Ignace fait allusion, dans la question « Où est le sage ? », à 1 Cor. i. 20 ; dans Ad Eph. xix. 1, il parle, avec allusion à 1 Cor. ii. 8, de l’ignorance des princes du monde au sujet de la mort de Jésus ; dans Ad Magn. x. 2, il ordonne, en allusion à 1 Cor. v. 6-8, que le vieux levain soit écarté ; dans Ad Smyrn. iv. 2, il mentionne le Christ comme dispensateur de force, en utilisant le même mot que Paul utilise dans Phil. iv. 13 ; dans la lettre à Polycarpe (v. 1-2), il traite du problème du mariage et du célibat dans le sens de 1 Cor. vii. et Éph. v. 25-29.

Dans son Épître aux Philippiens, Polycarpe rappelle à l’Église (Polyc. Ad Phil. iii. 2) les Épîtres (sic) que Paul leur avait écrites ; faisant allusion à 1 Cor. vi. 2, il les avertit (Ad Phil. xi. 2) que les saints jugeront le monde, « comme Paul l’enseigne ».

Ignace, comme Polycarpe, utilise constamment la formule « en Jésus-Christ ». — Ignat. Ad Eph. viii. 2 : « Vous faites tout en Jésus-Christ » ; Ad Eph. x. 3 : « Demeurez en Jésus-Christ » ; Ad Eph. xi. 1 : « être trouvés en Jésus-Christ » ; Ad Magn. vi. 3 : « Aimez-vous les uns les autres en Jésus-Christ » ; Ad Magn. x. 2 : « être salés en Lui (Jésus-Christ) » ; Ad Magn. xii. 2 : « Vous portez Jésus-Christ en vous » ; Ad Trail, xiii. 2 : « Portez-vous bien, en Jésus-Christ » ; Ad Rom. i. 1 : « Dans les liens en Jésus-Christ » ; Ad Rom. ii. 2 : « Pour chanter les louanges du Père en Jésus-Christ » ; Ad Philad. v. 1 : « Liés en Christ » ; Ad Philad. x. 1 : « La compassion que vous éprouvez en Jésus-Christ » ; Ad Philad. x. 2 : « Heureux en Jésus-Christ » ; Ad Philad. xi. 2 : « Adieu, en Jésus-Christ. » — Polyc. Ad. Phil. i. 1 : « Réjouis-toi en notre Seigneur Jésus-Christ » ; Polyc. Ad Phil. xiv. 1 : « Adieu, dans le Seigneur Jésus-Christ. »

1 1 Clem. xlviii., « La justice en Christ ». — 1 Clem., xlix., « L’amour en Christ ».

De plus, la manière dont Ignace parle à plusieurs reprises de la foi et de l’amour comme d’une unité (Ad Eph. xiv. 1 ; Ad Magn. i. 2 ; Ad Trall. viii. ; Ad Smyrn. vi. 1) ne doit être comprise qu’à la lumière de la conception paulinienne de « la foi qui agit par l’amour » (Gal. v. 6).

Ainsi, Ignace et Polycarpe se montrent, tant par leur mention directe de Paul que par des réminiscences de pensée et de langage, comme étant très étroitement liés à lui. Mais leurs références à lui montrent une remarquable limitation. Ils ne citent jamais les paroles qui sont caractéristiques de la logique du mysticisme paulinien ! Ils ne partent jamais de l'idée que les croyants sont déjà morts et ressuscités avec le Christ !

Ignace et Polycarpe ne reprennent donc de Paul que la formule générale de sa mystique, non son contenu réel. La théologie historique a été jusqu'ici impuissante devant cette énigme. Elle n'a pu parvenir à aucune clarté sur la relation d'Ignace à Paul, parce qu'elle était encore dans l'ignorance en ce qui concerne Paul lui-même. Si elle admettait que les idées de Paul ont un caractère hellénistique, l'attitude d'Ignace serait inintelligible. Mais une fois reconnu que la pensée de Paul est conditionnée par l'eschatologie d'une manière qui n'était concevable qu'à l'époque de Paul, on comprend tout naturellement pourquoi Ignace ne peut la reprendre et pourquoi, bien qu'il soit familier des épîtres de Paul, il doit se contenter d'adopter d'une manière tout à fait générale cette conception de la rédemption, comme quelque chose qui s'éprouve par l'union avec le Christ, que Paul entendait exprimer par la formule « en Christ ». La forme vide qu'il assume ainsi, il lui faut la remplir, selon les besoins de son temps, d'un contenu hellénistique. Il le fait par la doctrine de l'union de la chair et de l'Esprit qui se réalise, dans l'Église, par la communion avec le Christ, et qui est la garantie de la résurrection.

Puisque la mystique de Paul représente aussi la résurrection comme une action de l'Esprit, l'enseignement d'Ignace apparaît à première vue comme une simplification de la doctrine paulinienne, obtenue en omettant le concept de mort et de résurrection avec le Christ. On comprend alors comment Ignace peut se sentir le continuateur de l'enseignement de Paul, tout en ignorant qu'à la logique originelle de la mystique de Paul il en a substitué une autre.

En réalité, la conception de l’Esprit et du lien entre la possession de l’Esprit et la résurrection est dans les deux cas entièrement différente.

Pour Paul, le croyant possède l'Esprit en raison de sa mort et de sa résurrection avec le Christ ; pour Ignace, il entre en possession de l'Esprit en tant qu'homme naturel. L'idée selon laquelle la résurrection a déjà commencé dans l'union avec le Christ est remplacée par celle, plus simple, selon laquelle elle est préparée par l'Esprit. La doctrine du lien nécessaire entre la résurrection et la possession de l'Esprit est, pour ainsi dire, le rideau derrière lequel s'est produite la transformation inaperçue de la mystique eschatologique en mystique hellénistique.

Ce qui indique qu'il ne s'agit pas d'une simple simplification, mais d'une véritable modification de la doctrine paulinienne, c'est qu'Ignace ne peut pas reprendre l'antithèse paulinienne de la chair et de l'Esprit. Pour Paul, la manière dont la résurrection est préparée est que, par la mort et la résurrection avec le Christ, la chair est abolie, et l'Esprit s'unissant à la corporéité psychique rend celle-ci capable d'être, au retour du Christ, immédiatement revêtue du corps de gloire. 1 Pour Paul, une union de la chair et de l'Esprit est impensable ; Ignace, au contraire, doit nécessairement la maintenir. Contre la conception spiritualiste gnostique de l'immortalité comme retour du spirituel à la source première du spirituel, Ignace s'efforce de défendre la croyance en la résurrection corporelle, que le christianisme avait reprise de l'eschatologie juive tardive. La seule possibilité de rendre concevable une résurrection corporelle dans le sens de la pensée hellénistique consiste à développer la thèse selon laquelle, par l'action de l'Esprit, la chair est rendue capable d'immortalité. 2 Ainsi, pour maintenir la conception eschatologico-chrétienne originelle de la résurrection que partageait aussi Paul, Ignace est obligé, contre Paul, de concevoir la chair comme quelque chose qui puisse être glorifié, et non comme quelque chose qui est voué par sa nature à périr, quelque chose qui, par conséquent, ne peut être pensé en rapport avec la résurrection. Cette conception est si entièrement naturelle pour Ignace qu'il la substitue tout à fait inconsciemment à la conception paulinienne.

Pour Paul donc, l'Esprit s'unit à la partie spirituelle de la personnalité de l'homme ; pour Ignace, à sa corporéité charnelle.

En enveloppant sa conception hellénistique de la chair et de l'Esprit dans les formules de la mystique paulinienne, Ignace arrive à des affirmations qui semblent pauliniennes, mais qui sont, pour les prémisses de Paul, impensables.

Ignat. Ad Eph. viii. 2 : « Même ce que vous faites dans la chair est spirituel, car vous faites tout en Jésus-Christ. » — Ad Eph. x. 3 : « Demeurez en Christ, tant charnellement que spirituellement. » — Ad Trail, viii. 1 : « Fortifiez-vous de nouveau dans la foi, qui est la chair du Seigneur, et dans l'amour, qui est le sang de Jésus-Christ. »

L'hellénisation du christianisme par Ignace et par la théologie d'Asie Mineure consiste donc à reprendre le mysticisme paulinien de l'« être-en-Christ » comme formulation propre de la doctrine chrétienne de la rédemption, mais en lui donnant pour contenu, non la conception eschatologique de la mort et de la résurrection avec le Christ, mais la conception hellénistique de l'union de la chair et de l'Esprit ( enosis sarkike te kai pneumatike, (grec ), Ad. Magn. xiii. 2).

Par cette conception de l'union de la chair et de l'esprit, on explique (1) l'union du Divin avec l'humain dans la personne de Jésus ; (2) la réalisation de la rédemption par Lui ; (3) la médiation de la rédemption par les sacrements.

Dans la personne du Christ, l'Esprit entre pour la première fois en union avec la chair. Ainsi se crée la possibilité pour la chair, qui jusqu'alors ne le pouvait pas, de recevoir en elle des forces qui produisent l'immortalité et de devenir capable de résurrection. Pour cette conception hellénistique, l'acte rédempteur de Jésus consiste dans sa venue au monde en tant qu'unité de chair et d'Esprit, et par là même dans la possibilité de cette union de chair et d'Esprit qui conduit à la résurrection des élus. Sans doute Ignace parle-t-il aussi de la signification rédemptrice de la mort sur la croix et de la résurrection. Mais la mort et la résurrection de Jésus ne font pour lui que manifester la rédemption qui, en raison du mode d'incarnation du Christ, se produit comme un processus naturel. Pour Paul, la mort et la résurrection de Jésus réalisent la rédemption, parce qu'il est le futur Messie et qu'il meurt comme tel. Sa mort est un sacrifice expiatoire pour les élus, et, en même temps (puisque la mort n'a aucun pouvoir sur Lui, en tant qu'être préexistant et futur Messie), a pour conséquence nécessaire Sa résurrection et le début de la période de résurrection.

Pour Paul, Jésus crée donc la possibilité de la résurrection en introduisant la période de résurrection ; pour Ignace, il le fait en accomplissant en sa personne les conditions nécessaires à la résurrection, qui n'étaient pas réunies jusqu'ici. La différence est profonde. Mais extérieurement, les deux conceptions sont liées par le fait que, dans les deux cas, l'Esprit de Jésus est le garant de la résurrection.

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Tout comme le fondement de la rédemption est tout autre, bien qu'Ignace croie ne faire que répéter les pensées de Paul, il en est de même de la manière dont elle est transmise par les sacrements. Pour Paul, le croyant participe par les sacrements à l'expérience du Christ. En eux, il entre en union avec Lui dans sa mort et sa résurrection.

Alors que pour Paul le repas du Seigneur est éclipsé par le baptême, dans la mystique hellénistique d'Ignace le rapport est inversé, le baptême devenant en quelque sorte une simple introduction à l'Eucharistie. Car dans l'Eucharistie se manifeste, pour Ignace, l'acte de transmission et d'appropriation de la rédemption. Dans le pain et le vin s'accomplit l'unification de la matière et de l'esprit de la même manière que dans la corporéité de Jésus. Ils continuent l'existence du Rédempteur sous une forme susceptible d'appropriation .

Comme pour Paul, la doctrine mystique de l'être-en-Christ a ses racines chez Ignace dans la conception de l'Église préexistante. 2 Si, pour Paul, la mort et la résurrection que les élus vivent ensemble et avec le Christ ne sont rien d'autre que la réalisation de leur solidarité prédestinée entre eux et avec le Christ, pour Ignace, il en est de même de leur participation à l'unité de chair et d'Esprit qui se réalise dans la personne de Jésus. C'est seulement là où l'Église préexistante entre en jeu que ce miracle rédempteur, qui commence avec Jésus, se réalise dans les sacrements.

Toute communauté qui se déclare chrétienne n'appartient pas à la véritable Église. On ne la trouve que là où, en s'attachant à la tradition doctrinale et à l'organisation épiscopale, on maintient le lien avec l'Église apostolique issue de Jésus et on croit au miracle de l'unité de la chair et de l'Esprit.

Pour avoir la foi juste dans l'unité de la chair et de l'Esprit, il est essentiel d'avoir la juste conception de la Personne du Christ. La doctrine gnostique-docétique représente l'Esprit comme n'entrant en relation avec le corps charnel de Jésus que temporairement (du baptême de Jésus à sa mort). Par conséquent, la croyance à la résurrection de la chair lui est impossible. Ces docteurs hérétiques adoptent donc l'expédient de faire consister la rédemption dans le retour du spirituel à la source première du spirituel. Mais selon l'enseignement reçu par la tradition des Apôtres, c'est l'homme en tant que tel qui, devenu immortel, doit entrer dans la gloire de Dieu. Cette conception de la rédemption n'est concevable que si l'on admet que la connexion de l'Esprit avec la chair en Jésus était organique et permanente. C'est seulement si, depuis sa naissance, subsistait une unité de chair et d'Esprit surgissant dans un corps charnel immortel, qu'il aurait créé les conditions d'une véritable rédemption, c'est-à-dire la possibilité de la résurrection d'une corporéité charnelle. C'est dans ce sens que Polycarpe dit (Ad Phil. vii. 2) : « Quiconque ne confesse pas que le Christ est venu dans la chair (èv σαρκι εληλυθέναι) est un Antéchrist. » Et c'est pourquoi le fait de « parler en esprit » ne doit pas être accepté comme venant de Dieu, à moins que l'esprit en question ne fasse la confession correcte concernant la Personne du Christ.

1 Jean 4. 1-3 : « MES bien-aimés, ne croyez point à tout esprit; mais éprouvez les esprits, pour savoir s'ils sont de Dieu : car plusieurs faux prophètes sont venus au monde. Connaissez à cette marque l'Esprit de Dieu : Tout esprit qui confesse que Jésus-Christ est venu en chairèv σαρκι εληλυθέναι) , est de Dieu. Et tout esprit qui ne confesse point que Jésus-Christ est venu en chair, n'est point de Dieu : or tel est l'esprit de l'Antechrist, duquel vous avez ouï dire qu'il viendra; et il est même déjà maintenant au monde. »

1 Sur ce critère du véritable Esprit, voir aussi pp. 174-175, sup .

De même que, pour Paul, le croyant, en prenant sur lui la Loi et la circoncision, est « aboli en Christ » (Gal. v. 4), il en est de même dans la théologie hellénistique pour celui qui a une conception inadéquate de l’union de la chair et de l’esprit dans la Personne de Jésus.

Cette théologie hellénistique ne peut donc plus admettre que Jésus lui-même s'attendait à devenir le Messie par sa mort et sa résurrection, ou qu'il obtienne cet honneur par sa mort et sa résurrection, comme l'enseigne Paul. La vision futuriste de la messianité a ses racines dans la pensée eschatologique et, comme le mysticisme paulinien, devient impossible dans la mesure où la pensée eschatologique devient simplement une attente eschatologique.

L'Eglise, en tant que sphère dans laquelle se réalise l'unité de la chair et de l'Esprit, a pour caractéristique essentielle l'amour. Pour Ignace, comme pour Paul, l'amour est un concept métaphysique. Dans l'amour, les élus s'unissent entre eux et au Christ, et par lui à Dieu. Dans un certain sens aussi, l'union de l'Esprit avec la matière de la chair, et l'exaltation consécutive de la chair à l'immortalité, sont une manifestation de l'amour. L'être-en-Christ devient pour Ignace un être-en-amour.

L'Eglise est donc, pour Ignace, une conception métaphysique qui puise ses racines dans l'idée de l'Eglise préexistante et dans la vision métaphysique de l'amour. La conception eschatologico-spéculative de l'Eglise de Paul est hellénisée et développée.

Il semble y avoir une étape intermédiaire entre les spéculations pauliniennes et ignatiennes lorsque l’épître aux Ephésiens interprète la parole « Et les deux seront une seule chair » (Gn 2, 24) comme un mystère qui doit être interprété comme se référant à l’unité entre le Christ et l’Eglise (Eph 5, 31-32). Ici aussi, il semble que l’on parte du principe que l’amour est une sorte d’entité métaphysique. Derrière le mystère de l’unité quasi physique du Christ avec l’Eglise commence à devenir visible l’unité de la chair et de l’Esprit.

C'est seulement dans le cadre de la véritable Église que peut se réaliser l'union de l'Esprit avec la chair. C'est seulement dans le cadre de celle-ci que l'Esprit s'unit à l'eau du baptême, au pain et au vin de l'Eucharistie pour réaliser l'immortalité de la chair chez les croyants !

Ignat. Ad Philad. 4 : « Prenez bien garde de ne célébrer qu’une seule Eucharistie. Car il n’y a qu’une seule chair de notre Seigneur Jésus-Christ, qu’un seul calice pour l’union avec son sang, et qu’un seul autel, comme il n’y a qu’un seul évêque en association avec le presbytère et les diacres, mes compagnons de service, afin que tout ce que vous faites soit fait selon Dieu. »

Ad Smyrn. viii. 1-2 : « Est considérée comme valide l’Eucharistie qui a lieu sous l’autorité de l’évêque ou de quelqu’un qu’il a désigné… sans l’évêque, il n’est pas permis de baptiser ni de célébrer l’agape. »

Ad Magn. xiii. 2 : « Soyez soumis à l’évêque et les uns aux autres, comme Jésus-Christ l’a été à son Père selon la chair, et les Apôtres au Christ, au Père et à l’Esprit, afin qu’il y ait unité de chair et d’Esprit. » 1

1 Note du traducteur. — Pas ici « entre chair et Esprit », le grec étant ίνα ε νωσί ς η σαρκική τε καί πνευματική.

C'est une conséquence supplémentaire de la transformation du concept d'être-en-Christ que le mysticisme d'Ignace n'est plus aussi exclusivement un mysticisme christique que celui de Paul.

Alors que Paul pense au croyant, jusqu’au début de la béatitude éternelle, comme étant seulement « en Christ », et non en même temps « en Dieu », chez Ignace commence à apparaître l’idée que « l’être en Christ » médiatise « l’être en Dieu » .

Ignace n'a pas encore atteint le concept de renaissance, mais la voie lui est déjà ouverte, puisque Paul a déjà abandonné sa conception du nouvel état d'existence comme résurrection anticipée.

Ignace connaît déjà la christologie du Logos. Il appelle le Christ le Fils de Dieu, « qui est son Logos, issu du silence, qui a en toutes choses plu à celui qui l'a envoyé » (Ad Magn. VIII, 2). Mais il développe la mystique de l'être-en-Christ sans insister sur l'idée que l'Esprit qui agit dans les sacrements est identique au Logos ou émane de Lui. C'est sans doute parce qu'il est encore tellement sous l'influence de Paul qu'il se limite à la conception de l'Esprit telle qu'elle se trouve chez Paul. En fait, la doctrine hellénistique chrétienne de la rédemption n'a en elle-même rien à voir avec la doctrine du Logos. La doctrine mystique de l'union avec le Christ, fondée sur l'idée de l'unité de la chair et de l'Esprit, est un cycle d'idées qui se suffit à lui-même et qui naît de l'interprétation hellénistique de la mystique paulinienne, indépendamment de l'identification du Logos avec le Messie préexistant. La combinaison ultérieure de la notion du Christ comme organe du Logos ne modifie pas son caractère essentiel. L'opinion largement répandue selon laquelle le concept de rédemption défendu par l'Église grecque était la création de la théologie du Logos n'est donc pas conforme aux faits.

Il est intéressant de remarquer que Paul lui-même aurait pu très bien identifier le Christ au Logos. Pour quelqu’un qui, comme lui, est tellement dominé par l’idée du Christ préexistant qu’il le voit dans le rocher qui a donné de l’eau dans le désert, et dont la conception de l’Esprit est telle qu’il pense que la manne et l’eau du désert sont données par l’Esprit, l’application du concept de Logos au Christ et à l’Esprit est un pas de plus qui aurait pu être facilement franchi. La voie a été ouverte à la doctrine du Logos par la conception juive des activités de la Sagesse et de la Parole de Dieu. Philon montre combien il était facile de suivre cette voie. Et à quel point Paul s’en est approché, c’est évident lorsqu’il dit : « et un seul Seigneur Jésus-Christ, par lequel sont toutes choses, et nous par lui. » (1 Cor. 8, 6). Mais il ne prend pas cette voie, car sa pensée est conditionnée par l’eschatologie. La manière dont le rang assigné au Christ et à l'action de l'Esprit peut être mis en relation avec les conceptions grecques n'est pas une question qui l'intéresse, car sa seule préoccupation est d'expliquer la portée et la signification que la mort et la résurrection du Christ possèdent pour la rédemption, comme événements dans lesquels commencent l'ère du monde surnaturel et la résurrection des morts.

Ce n'est qu'à partir du moment où la foi chrétienne a cessé de penser eschatologiquement, tout en nourrissant encore l'espérance eschatologique, que la conception du Logos a pris pour elle une signification. La possibilité de l'adopter est étroitement liée au développement de la doctrine mystique de l'unité de la chair et de l'Esprit.

······

Justin et l’Évangile de Jean poursuivent l’œuvre d’Ignace en insérant le mysticisme hellénistique de l’union avec le Christ dans la doctrine de Jésus-Christ comme organe du Logos.

L'apport de Justin, pour autant qu'on puisse en juger d'après les écrits polémiques et apologétiques, qui sont les seuls qui nous soient parvenus, n'est pas très important. Il s'est surtout attaché à montrer que le Logos parlait par l'intermédiaire des patriarches, des prophètes et des sages grecs, et qu'il était, en général, la puissance par laquelle Dieu agissait dans le monde. Mais ce Logos s'était d'abord manifesté pleinement et en parfaite union avec une personnalité humaine dans le Christ.

Dial. Ixi. 1 : « Avant toutes les créatures, Dieu, en tant que commencement, a engendré de lui-même une puissance raisonnable qui est appelée par le Saint-Esprit tantôt Gloire du Seigneur, tantôt Fils, tantôt Sagesse, tantôt Ange, tantôt Dieu, tantôt Seigneur et Logos... Car tous les attributs lui appartiennent, parce qu'elle sert la volonté du Père, et parce qu'elle a été engendrée du Père par sa volonté. » (Voir aussi Dial, cxiii. 4-5.)

L'unification de la chair et de l'Esprit est assumée par Justin, mais elle n'est pas expressément énoncée. Il décrit le baptême comme le bain de la régénération et de la rémission des péchés (Dial, cxxxviii. 2, 1 Apol. Ixi.).

L'interprétation paulinienne du baptême comme mort et résurrection avec le Christ est aussi impossible à accepter par Justin que par Ignace. Il est obligé d'expliquer son efficacité comme étant due à l'action de l'Esprit qui s'unit à l'eau. On ne nous dit pas exactement comment il pense que cela se produit.

Mais, d'une certaine manière, il soutient que le baptême possède son efficacité en conséquence de la mort de Jésus. Une opinion qui a quelque affinité avec la sienne est suggérée par la parole d'Ignace, selon laquelle Jésus-Christ est né et a été baptisé afin que par ses souffrances il puisse purifier l'eau (Ad Eph. xviii. 2).

En ce qui concerne l’Eucharistie, Justin soutient que le Logos s’unit aux éléments consacrés par l’action de grâces, de la même manière qu’à la chair et au sang du Logos-Christ lorsqu’il s’est fait chair, et que cette nourriture et ce breuvage nourrissent la chair et le sang des croyants « par une transformation » (κατά μεταβολήν, i Apol. Ixvi.). 1

1 Voir p. 273, sup.

Il est remarquable que Justin, dans le Dialogue, n'entre jamais plus pleinement dans la signification de l'Eucharistie, mais se contente d'en parler simplement comme du véritable sacrifice, agréable à Dieu.

Justin est déjà beaucoup plus éloigné de Paul que ne l’était Ignace. La formule « en Christ » n’a plus aucun rôle à jouer chez lui. L’interprétation de l’Église comme enceinte dans laquelle seule peut s’accomplir l’unité de l’Esprit et de la chair ne se trouve pas exprimée dans ses écrits. On ne trouve donc chez Justin que des fragments du système du christianisme hellénisé esquissé par Ignace. Cela tient certainement en partie au fait que nous ne connaissons sa doctrine que par des écrits dans lesquels il s’efforce de faire comprendre aux Juifs la foi chrétienne comme l’accomplissement de la prophétie de l’Ancien Testament et aux païens comme la véritable philosophie éthique. Nous ne savons pas ce qu’est essentiellement sa propre doctrine. Il ne semble cependant pas avoir été un penseur spéculatif de la grandeur et de l’originalité d’un Ignace. Comparé à ce dernier, il a quelque chose d’informe, bien que, curieusement, on ne sache pas s’il doit être compté parmi les pionniers ou parmi les épigones.

La conception hellénistique de la rédemption par l’union au Christ est exposée avec une admirable complétude dans l’Évangile de Jean. L’énigme littéraire de cet écrit est insoluble. Nous ne saurons jamais qui en fut réellement l’auteur, ni comment il en vint à faire de Jean, le disciple du Seigneur, l’autorité de son récit (Jn 21, 24). Mais on voit bien pourquoi il écrit et pourquoi il fait parler et agir Jésus comme il le fait : c’est pour montrer le Jésus historique prêchant la doctrine mystique de la rédemption par l’être-dans-le-« Logos-Christ ».

Car la mystique hellénistique de l'être-en-Christ se trouve exactement dans la même situation que la mystique eschatologique ; elle ne peut invoquer pour soutenir sa doctrine de la rédemption la prédication du Jésus historique. C'est pourquoi Ignace est poussé à placer ses idées sous l'égide de l'autorité de Paul, et Justin à en extraire la preuve dans l'Ancien Testament par l'exercice d'ingéniosités exégétiques inouïes. Car seule l'éthique peut faire appel à Jésus.

Paul osa affirmer ouvertement que sa connaissance ne se limitait pas à la prédication de Jésus. Il exigea qu'elle fût acceptée comme une révélation qui lui aurait été faite par le Christ glorifié. Mais cet appel au Christ glorifié ne pouvait pas être accepté, même dans le christianisme primitif. Comme les apôtres de Jérusalem avaient derrière eux l'autorité du Jésus historique, Paul ne pouvait pas leur tenir tête. La mystique hellénistique sentit la nécessité de pouvoir faire appel à la prédication de Jésus, car elle ne pouvait pas lire sa propre interprétation dans ses paraboles et ses discussions avec les scribes. Comme elle se considère néanmoins détentrice de la vérité sur la rédemption, elle est obligée de supposer que la tradition sur Jésus est incomplète. Un grand inconnu, probablement au début du deuxième siècle, s'est donc donné le droit de suppléer de façon appropriée au matériel manquant et d'écrire un Évangile dans lequel Jésus apparaît comme le Logos-Christ et prêche la rédemption par l'action de l'Esprit qui devait être expérimentée par l'union avec lui-même. Le matériel supplémentaire, qui dépasse celui de la tradition ordinaire, est expliqué comme le récit d'un disciple de Jésus qui se rappelait des allusions mystérieuses dans les discours du Seigneur, que les autres, n'ayant pas compris leur portée, n'avaient pas remarquées. Cette révélation des discours et des actions du Messie-Jésus comme organe du Logos, qui avait été négligée dans la tradition judéo-chrétienne, est réalisée dans l'Évangile de Jean selon un plan parfaitement pensé.

La rédemption prêchée par le Logos-Christ est la même que celle qui est développée dans les Lettres d'Ignace. Elle est basée sur l'obtention de l'immortalité par le fait d'être « dans » Celui qui apporte l'immortalité. La condition atteinte par l'être-en-Christ est considérée comme une renaissance.

L'être-en-Christ est aussi un être-en-Dieu. Le Logos-Christ prie Dieu pour ceux qui sont « en nous » (Jn 17, 21), c'est-à-dire en Lui et dans le Père.

La caractérisation de la nouvelle condition comme renaissance et l’extension de l’être-en-Christ à un être-en-Dieu constituent ensemble la différence fondamentale entre la mystique hellénistique et la mystique eschatologique de l’être-en-Christ.

L’union avec le Christ remonte à une « appartenance » pré-temporelle, prédestinée à Lui. Alors que dans la mystique ignatienne, la pensée de la prédestination n’est mise en jeu que dans la mesure où elle est impliquée dans la conception de l’Église préexistante. L’Évangile de Jean s’efforce de la définir avec la plus grande précision. On distingue deux classes d’hommes : ceux qui sont « d’en haut », et qui ont donc la capacité de comprendre le message de Celui qui est l’organe du Logos et d’être sauvés par Lui, et ceux qui sont « du monde ». Le Logos-Christ ne fait mention dans sa prière que de ceux que Dieu lui a donnés. Il s’abstient expressément de prier pour le monde (Jn 17, 9).

Il est intéressant de noter que l'Évangile de Jean considère le peuple juif en tant que tel, à l'exception de quelques individus, comme hostile au Logos. De la préoccupation pour le sort d'Israël, telle que Jésus et Paul le montrent, le Christ johannique ne sait rien. Il déclare simplement que les Juifs qui possèdent les prophéties le concernant sont si aveuglés qu'ils ne parviennent pas à y trouver ce qu'elles contiennent (Jn 45-47).

L'attitude générale de l'Evangile de Jean est la même que celle du Dialogue de Justin avec Tryphon. Elle reflète la lutte par laquelle le christianisme s'est libéré du judaïsme qui, après la destruction de Jérusalem, a commencé à se fermer au monde extérieur.

Nous avons deux notices qui éclairent les rapports entre le judaïsme et le christianisme à cette époque. Pour avoir fait lapider Jacques le Juste, frère du Seigneur, en 62 apr. J.-C., avant l'arrivée du gouverneur Albinus, le grand-prêtre Ananus, selon Josèphe (Antiq. XX, 9), se fit des ennemis précisément parmi les Juifs les plus stricts, et, à cause de l'accusation que ceux-ci portèrent contre lui à ce sujet devant Albinus et le roi Agrippa, fut immédiatement destitué de sa charge.

Lors de la seconde insurrection juive (132-135), Barkochba, comme le rapporte Justin dans son Apologie (1 Apol. xxxi.), fit livrer les chrétiens aux plus terribles tortures, s'ils refusaient de renier et de blasphémer Jésus-Christ.

Comme dans la mystique ignatienne, l'amour est dans la mystique johannique la force mystérieuse qui lie les élus entre eux et au Christ. Être « amoureux » signifie, selon la prédication du Logos-Christ, non seulement exercer l'amour au sens éthique, mais surtout demeurer inébranlable dans la véritable communion des élus et, par elle, demeurer uni au Christ et à Dieu (Jn 15, 9-10, 12). De même, dans la première épître de Jean, « l'amour » a à la fois une signification éthique et métaphysique.

1 Jean 4.7-8 : « Mes bien-aimés, aimons-nous l'un l'autre : car la charité est de Dieu; et quiconque aime son prochain, est né de Dieu, et connaît Dieu. Celui qui n'aime point son prochain, n'a point connu Dieu : car Dieu est charité. »

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Comme Paul et Ignace, l’Évangile de Jean représente l’être-en-Christ tel qu’il se réalise dans les sacrements.

Il y a sans doute dans la prédication du Logos-Christ des paroles qui semblent indiquer que la rédemption s’obtient simplement par la foi en Lui.

Jean iii. 36 : « Qui croit au Fils, a la vie éternelle » — Jean viii. 51 : « En vérité, en vérité je vous dis, que si quelqu'un garde ma parole, il ne mourra point. » — Jean xi. 25-26 : « Je suis la résurrection et la vie : celui qui croit en moi, encore qu'il soit mort, il vivra. Et quiconque vit, et croit en moi, ne mourra jamais. »

Dans d'autres maximes, le Christ-Logos fait cependant allusion de la manière la plus claire au baptême et à l'Eucharistie, et déclare que la renaissance de l'eau et de l'Esprit, ainsi que le fait de manger et de boire la chair et le sang du Fils de l'homme sont nécessaires au salut. Cette imbrication des sacrements dans la prédication de la puissance rédemptrice de la foi au Christ-Logos constitue la grande énigme des discours du Christ johannique.

La solution est que le Logos-Christ exige la croyance en Lui-même non seulement comme Logos incarné, mais aussi comme Porteur des sacrements. L'Evangile de Jean présente la doctrine mystique hellénistique de la rédemption par l'être-en-Christ comme ayant été prêchée par Jésus. Cette doctrine a, comme celle d'Ignace et celle de Paul, dont elle dérive, un caractère sacramentel. Le Logos-Christ, par conséquent, qui la fait connaître, doit aussi parler du baptême et de l'Eucharistie comme institutions nécessaires au salut. Il prêche donc une foi en Jésus-Christ qui inclut la foi dans les sacrements qui dérivent de Lui.

Dans quel sens agit-il ainsi ? Selon la mystique hellénistique, l'efficacité des sacrements est due à l'Esprit, qui s'unit à l'eau baptismale et aux éléments de l'Eucharistie d'une manière qui peut être appropriée par le croyant. Mais ce n'est que depuis la Pentecôte, c'est-à-dire depuis la mort et la résurrection de Jésus, qu'il y a un « esprit » dans le monde. Selon cette conception, le Logos-Christ ne peut « instituer » le baptême et l'Eucharistie qu'en ce sens qu'il attire l'attention de ses auditeurs, par des allusions constantes, sur le fait que quelque chose d'indispensable à la rédemption va se produire en rapport avec l'eau et les éléments, dès que, après son exaltation, l'Esprit commencera son œuvre dans le monde. Le Christ johannique prédit donc les sacrements comme quelque chose que ses auditeurs ne peuvent pas encore comprendre. Une fois que l'Esprit les aura éclairés et aura commencé à agir dans l'eau baptismale, le pain et le vin, ils comprendront ce qu'il a voulu dire.

Tant que le Logos-Christ marche sur la terre, toute la puissance du Logos-Esprit est concentrée en Lui et n'agit que directement à partir de Lui. Le Logos-Christ proclame la vérité, accomplit des miracles significatifs et manifeste sa puissance vivifiante en rendant aux morts leur vie naturelle, mais après son exaltation, l'Esprit qui opère dans le baptême et l'Eucharistie reçoit le pouvoir de communiquer aux hommes la vie éternelle.

Tant que le Christ-Logos vit sur terre, l'Esprit en lui est comparable à l'eau qui coule dans un canal aux berges profondes sans irriguer le pays alentour. Après sa mort, l'Esprit s'écoule dans les sacrements comme dans un réseau de ruisseaux.

L’évangile de Jean reprend avec une logique rigoureuse la théorie selon laquelle il n’y a pas encore d’Esprit pendant la vie de Jésus. Dans ses discours d’adieu, Jésus fait comprendre à ses disciples qu’après son départ, l’Esprit viendra à eux comme un consolateur et les conduira dans toute la vérité. Par lui, ils comprendront tout ce qui leur est encore obscur. Alors que jusqu’alors le Logos avait parlé des choses à venir en paraboles par la bouche de Jésus, l’Esprit prendra alors ces « choses à venir », à savoir les sacrements, et les rendra intelligibles comme quelque chose d’actuellement présent. La promesse d’une connaissance parfaite à venir, qui est faite dans la prédication du Logos-Christ, reste énigmatique tant qu’on ne reconnaît pas que ce dont il est question dans cette promesse est la connaissance du mystère des sacrements, qui continueront et commenceront à compléter l’activité du Logos-Christ. Chaque fois que l’Esprit est promis, les sacrements doivent être compris avec l’Esprit, et partout où la perspective du sacrement est offerte, la venue de l’Esprit est implicite.

Jean VII. 39 : « car le Saint-Esprit n'était pas encore donné, parce que Jésus n'était pas encore glorifié.) »

Jean XVI. 7 : « Toutefois je vous dis la vérité, Il vous est avantageux que je m'en aille : car si je ne m'en vais, le Consolateur ne viendra point à vous; mais si je m'en vais, je vous l'enverrai. »

Jean XVI. 12-13 : « J'ai à vous dire encore plusieurs choses; mais elles sont encore au-dessus de votre portée. Mais quand celui-là, savoir, l'Esprit de vérité, sera venu, il vous conduira en toute vérité : car il ne parlera point de soi-même; mais il dira tout ce qu'il aura ouï, et il vous annoncera les choses à venir. »

Puisque l’Esprit n’est rien d’autre que le Logos, qui n’est plus limité par sa manifestation historique en Jésus-Christ, Jésus décrit la venue de l’Esprit comme étant aussi son retour personnel vers les siens. Et c’est seulement quand il est de nouveau présent parmi eux en tant qu’Esprit que leur être-en-Lui peut commencer. Tant qu’il marche parmi eux en tant que personne humaine, ils écoutent ses discours, mais ils ne peuvent pas être « en Lui ». Ce n’est qu’après la mort de Jésus-Christ qu’il peut y avoir un être-en-Christ ; à cet égard, la mystique hellénistique est entièrement d’accord avec la mystique paulinienne. Dans ses discours, le Logos-Christ n’affirme jamais que ses disciples sont déjà « en Lui » ; il les exhorte seulement à être toujours en Lui. Tant qu’il vit, tout ce qu’ils peuvent faire, c’est croire en Lui. Ses paroles sur l’être-en-Lui, puisqu’elles se rapportent à quelque chose qui est nécessairement futur, sont tout aussi énigmatiques pour eux que les allusions aux sacrements. Il ne peut en effet en être autrement. Dans l'Evangile de Jean, comme dans l'enseignement de Paul, l'être-en-Christ se réalise d'abord par les sacrements. Il faut remarquer que le Logos Christ parle d'abord de l'« être-en-Lui » en relation avec le fait de manger et de boire la chair et le sang du Fils de l'homme (Jn 6, 56) ; et la deuxième fois en relation avec la promesse de l'Esprit (Jn 14-17). Ce n'est que par l'Esprit et les sacrements que l'« être-de-Dieu » devient un être-en-Christ et un être-en-Dieu, par lesquels est donnée l'assurance de la résurrection.

Jean VI. 56 : « Celui qui mange ma chair, et qui boit mon sang, demeure en moi, et moi en lui. »

Que l’être-en-Christ commence d’abord avec la venue de l’Esprit est exprimé avec toute clarté dans la première épître de Jean. — 1 Jn iv. 13 : « Par ceci nous savons que nous demeurons en lui, et lui en nous, c’est qu’il nous a donné de son Esprit. »

La notion de Corps mystique du Christ ne peut être retenue dans la mystique hellénistique de l'être-en-Christ. Étant conditionnée de part en part par l'eschatologie, elle ne peut être hellénisée. 1 Il en résulte que l'être-en-Christ est compris dans l'Évangile de Jean exclusivement comme un être-en-Esprit, tandis que pour Paul l'être-en-Esprit n'est qu'une forme de manifestation de l'union avec le Corps mystique du Christ.

Jusqu'à ce que l'Esprit qui émane de Celui qui est l'organe du Logos après son exaltation commence à agir dans le monde, il n'y a qu'un baptême d'eau, qui n'a pas de signification particulière. L'Évangile de Jean dit expressément que Jésus n'a pas baptisé (Jn iv, 2).

Jésus annonce, par ses paroles et ses actes, le baptême d'eau qui sera en même temps un baptême de l'Esprit, comme il le fait en général pour le futur miracle de la rédemption. Selon l'usage que font les premiers chrétiens de l'argument de la prophétie, tel que nous le trouvons chez Paul (1 Cor. 10, 1-12 ; Gal. 4, 21-31), et surtout dans le Dialogue de Justin avec Tryphon, non seulement les paroles, mais aussi les événements, ont une signification en ce qui concerne l'avenir attendu. Suivant cette ligne de pensée, l'Évangile de Jean présente les sacrements futurs comme étant révélés par Jésus non seulement dans ses paroles, mais aussi par ses miracles. Dans presque tous les miracles, à l'exception de ceux qui révèlent Jésus d'une manière générale comme porteur de la résurrection, l'eau joue un rôle.

Qu’il n’y a pas de « naissance d’en haut » et pas de réception de l’Esprit sans que l’eau y soit associée, c’est ce qu’explique Jésus dans sa conversation avec Nicodème.

Jean iii. 5 : « En vérité, en vérité je te dis : Si quelqu'un n'est né d'eau et d'esprit, il ne peut point entrer dans le Royaume de Dieu. »

C'est de l'eau baptismale que le Logos-Christ entend par là quand il parle à la Samaritaine, à qui il demandait de lui donner l'eau du puits, de l'eau de la vie qu'il donnera, et qui deviendra dans l'homme qui la boira une source d'eau jaillissant jusque dans la vie éternelle (Jn 4, 14).

Aux Noces de Cana, quand Il juge que son heure de manifestation est venue, Il change l'eau des vases de purification des Juifs en vin (Jean ii. 1-11).

Il guérit le malade de la piscine de Bethzatha, qui attendait que quelqu'un le porte jusqu'à l'eau, au moment même où l'eau se met en mouvement et possède une force de guérison. Cet homme dans son attitude d'attente symbolise l'espérance de l'eau vraiment guérisseuse du baptême, qui doit sortir de Jérusalem. L'aide qu'il reçoit de Jésus montre que c'est par Jésus que cette espérance se réalisera.

Immédiatement après le miracle de l'alimentation de la multitude, qui annonce l'Eucharistie, Jésus marche sur l'eau agitée par le vent, montrant ainsi que l'eau est obéissante au Logos-Esprit, et que Lui, comme le vent qui « souffle où il veut » (Jn iii, 8), descendra dans le futur sur l'eau (Jn 6, 16-21).

L'aveugle né à Jérusalem, il le guérit en lui mettant de la salive sur les yeux et en lui disant d'aller se laver au réservoir de Siloé (Jn 9, 1-2). Les « eaux de Siloé qui vont doucement », dont parle Esaïe (viii, 5-6), qui jaillissent de la colline du Temple, sont, comme l'eau vive du réservoir de Bethzatha, une prophétie de l'eau vraiment guérisseuse du baptême, qui, après la mort de Jésus, sortira de Jérusalem.

Le Logos-Christ ne se borne cependant pas à prophétiser par ses paroles et ses actes la venue du baptême, mais il indique aussi de quelle manière l'eau doit recevoir, par sa mort, la propriété de communiquer l'Esprit et de donner ainsi la vie. L'Évangile de Jean offre ainsi un développement de la parole d'Ignace, selon laquelle le Christ par sa souffrance a purifié l'eau (Ad Eph. xviii. 2).

Cette révélation, que le baptême naît de la mort du Christ, est contenue dans les paroles que le Logos-Christ prononce à Jérusalem lors de la Fête des Tabernacles.

Jean VII, 37-39 : « Et en la dernière et grande journée de la Fête, Jésus se trouva là, criant, et disant : Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi, et qu'il boive. Celui qui croit en moi, selon ce que dit l'Ecriture, des fleuves d'eau vive découleront de son ventre. (Or il disait cela de l'Esprit que devaient recevoir ceux qui croyaient en lui : car le Saint-Esprit n'était pas encore donné, parce que Jésus n'était pas encore glorifié.) »

Dans cette parole, Jésus johannique fait savoir, en citant à l'appui un passage de l'Écriture, que les hommes doivent croire en Lui, non seulement comme l'organe du Logos, mais aussi comme le créateur du baptême d'eau vive.

L'explication de cette parole donnée par l'évangéliste fait comprendre que cette eau de la vie n'existera qu'après la mort de Jésus, lorsque l'Esprit pourra exercer son action efficace à travers l'eau baptismale.

Le passage biblique cité par Jésus ne se trouve pas dans l'Ancien Testament. Il est vrai qu'Ezéchiel (47.1-12) parle des eaux miraculeuses qui jailliront du Temple dans la nouvelle Jérusalem, et qui doivent « guérir » l'eau salée de la mer Morte et arroser les racines des arbres miraculeux dont les fruits, mûrissant chaque mois, doivent servir de nourriture. C'est à ce passage que l'Apocalypse de Jean fait référence lorsqu'elle fait promettre à Celui qui est assis sur le trône de donner à l'eau assoiffée de la source de vie (Apoc. 21.6, 22.17), et qu'elle décrit l'eau de vie jaillissant du trône de Dieu et de l'Agneau (Apoc. 22.1-2). Mais il n'est fait aucune mention d'eau vive jaillissant du corps du Messie, ni dans Ezéchiel, ni ailleurs dans l'Ancien Testament. Supposer que l'Evangile de Jean cite un livre apocryphe de l'Ancien Testament, inconnu de nous, est une pure hypothèse arbitraire. Il s'agit sans doute du passage d'Ezéchiel, mais le Logos-Christ revendique la liberté d'en donner une version qui en révèle le sens véritable. Le temple de la nouvelle Jérusalem, d'où l'eau doit jaillir, c'est Lui-même. Il l'affirme en parlant aux Juifs qui, après la purification du Temple, lui demandent un signe. Il propose, s'ils détruisent le Temple, de le reconstruire en trois jours, ce par quoi il entend (comme l'explique l'évangéliste) le Temple de son corps, avec allusion à sa mort et à sa résurrection (Jean ii, 18-22). Le vrai temple de Dieu, c'est-à-dire le lieu de résidence dans lequel il habite réellement, ne peut être, selon la théorie du Logos, que le corps du Logos-Christ, de même que pour Justin Martyr, le pain et le vin de l'Eucharistie auxquels l'Esprit s'unit sont le vrai sacrifice. L'eau de vie qui jaillit du Temple est donc, selon le sens véritable du passage d'Ezéchiel, l'eau du baptême qui, à partir de la mort et de la résurrection du Logos-Christ à Jérusalem, doit se répandre dans le monde entier. Ainsi, le Logos-Christ peut affirmer que l'Écriture prophétise que « des fleuves d'eau vive jailliront de son corps ». Ce faisant, il met fin aux interprétations juives littérales et non spirituelles de la promesse de la source miraculeuse du Temple, et prépare ses disciples au miracle de sa mort, dans lequel elle s'est véritablement accomplie.

Au coup de lance, il sortit de son corps du sang et de l'eau, ce qui est incompréhensible, car l'expérience montre que d'un corps mort (puisque le sang n'est plus sous pression) il n'y a pas d'écoulement de liquide par les blessures. Le miracle est encore renforcé par la déclaration selon laquelle ce n'était pas du sang aqueux, mais du sang et de l'eau séparément qui coulaient (Jean XIX, 34). L'Évangile de Jean attache à cet événement une telle importance qu'il en atteste la vérité de la manière la plus solennelle :

Jean XIX. 34-35 : « mais un des soldats lui perça le côté avec une lance, et d'abord il en sortit du sang et de l'eau. Et celui qui l'a vu, l'a témoigné, et son témoignage est digne de foi; et celui-là sait qu'il dit vrai, afin que vous le croyiez. »

De la matière du corps de Celui qui était l'organe du Logos, il reste donc sur la terre de l'eau et du sang, c'est-à-dire de l'eau et du sang qui ont la capacité de s'unir à l'Esprit. Cela montre que l'existence du Logos se continue sur la terre dans l'eau du baptême et dans le vin de l'Eucharistie. Le Logos n'est pas simplement entré dans le monde comme une personne qui devait retourner au ciel, mais aussi comme eau et sang qui continuent à être présents dans le monde. Et son Esprit est également resté dans le monde. Croire en Jésus-Christ comme Fils de Dieu signifie en outre vivre dans la conviction que cette triade, qu'il a laissée derrière lui dans le monde, continue sa vie rédemptrice parmi les hommes et leur transmet la vie éternelle. C'est à cette vérité révélée par l'Esprit que se réfère le passage de la première épître de Jean sur les trois témoins, sur lequel la prophétie de Jésus à la fête des Tabernacles et le miracle du coup de lance jettent une lumière, tandis qu'elle, à son tour, jette une lumière sur ces passages.

1 Jean v. 5-8 : « Qui est celui qui surmonte le monde, sinon celui qui croit que Jésus est le Fils de Dieu? C'est ce Jésus, le Christ, qui est venu par eau et par le sang; et non-seulement par l'eau, mais par l'eau et le sang; et c'est l'Esprit qui en rend témoignage : or l'Esprit est la vérité. Car il y en a trois dans le ciel qui rendent témoignage, le Père, la Parole, et le Saint-Esprit; et ces trois-là ne sont qu'un. Il y en a aussi trois qui rendent témoignage sur la terre; savoir, l'Esprit, l'eau, et le Sang; et ces trois-là se rapportent à un. »

1 Note du traducteur. — Grec « dans » ; non traduit ici, mais mentionné dans le paragraphe suivant.

Il est tout à fait erroné de comprendre l'« eau » dans laquelle Jésus-Christ est venu, comme l'eau du baptême. Selon la conception adoptée par l'Évangile de Jean, le baptême de Jésus ne constituait pas une expérience significative pour lui-même, ni un événement marquant de sa venue dans le monde, mais seulement un moyen de faire savoir à Jean-Baptiste qu'il peut désormais prêcher Jésus comme Celui qui doit baptiser dans l'Esprit Saint, c'est-à-dire comme Celui de qui l'union de l'Esprit avec l'eau prend son origine. La venue de Jésus dans ou avec l'eau ne peut donc signifier que sa présence comme Esprit dans l'eau baptismale.1

1

Ce n'est que plus tard que le baptême chrétien a été présenté comme dérivé du baptême de Jésus. Sur la question de trouver l'explication du baptême chrétien dans le baptême de Jésus, voir p. 234, sup.

Chez les synoptiques, la parole de Jean-Baptiste sur le plus grand que lui, qui doit baptiser dans l'Esprit Saint, n'est pas accomplie, puisque Jésus n'a pas baptisé. L'Évangile de Jean rend vraie la parole de Jean-Baptiste, dans le sens plus profond qu'elle s'applique à Jésus comme à Celui qui, par sa mort et sa glorification, réalise la venue de l'Esprit dans le baptême.

La conception de Paul selon laquelle le baptême est une mort et une résurrection avec le Christ ne peut pas être retenue par l’Évangile de Jean, pas plus que par celui d’Ignace.

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L'Evangile de Jean explique aussi la manière dont le baptême d'eau et d'Esprit a fait ses débuts dans la communauté chrétienne. Il représente les disciples comme, dès le début, même du vivant de Jésus, administrant le simple baptême d'eau de la même manière que les disciples de Jean-Baptiste (Jn 3, 22-26 ; iv, 1-2). L'usage du baptême était donc, selon cet Evangile, habituel dans le cercle de Jésus. Il n'est donc pas nécessaire d'expliquer comment le baptême est né dans l'Eglise chrétienne, mais seulement comment le baptême d'eau, qui était déjà en usage, est passé au baptême d'eau et d'Esprit. Un baptême d'eau, qui confère en même temps l'Esprit, ne devient possible qu'après la mort de Jésus, et lorsqu'il est accompli par des hommes qui possèdent l'Esprit — des hommes comme les Apôtres en fait. . .

Mais comment leur était-il possible de recevoir l'Esprit, autrement que par le baptême d'eau et d'Esprit ? L'axiome de la mystique sacramentelle johannique, selon lequel l'Esprit ne se communique pas directement, mais seulement en conjonction avec l'eau, ne souffre aucune exception.2 Les disciples ne peuvent donc posséder l'Esprit et commencer par conséquent à administrer le baptême d'eau et d'Esprit que s'ils ont déjà été baptisés par quelqu'un qui est un véhicule de l'Esprit. Ils doivent donc avoir reçu le baptême d'eau et d'Esprit de Jésus. Et c'est précisément ce que dit l'Évangile de Jean.

2

Selon la parole de Jésus à Nicodème (Jean iii. 5), toute renaissance a lieu à partir de l'eau et de l'Esprit.

Que signifie le fait que cet Évangile remplace le récit de la Cène par celui du lavement des pieds qui eut lieu lors de ce dernier repas (Jn 13, 4-17) ? Jésus lui-même donne à ses disciples deux explications de son geste. Il l'interprète comme un acte d'humilité qu'ils doivent répéter ; mais il l'explique aussi à Pierre comme un lavage par lequel il les purifie et leur donne une part en lui-même, lavage dont ils ne peuvent pas encore connaître le sens, mais qu'ils ne comprendront que plus tard.

Jean xiii. 7-8 : « Jésus répondit, et lui dit : Tu ne sais pas maintenant ce que je fais; mais tu le sauras après ceci. Pierre lui dit : Tu ne me laveras jamais les pieds. Jésus lui répondit : Si je ne te lave, tu n'auras point de part avec moi. »

Quelle est la signification mystique de ce lavage des disciples, qui se situe donc derrière l'éthique ? Les exégètes ne l'ont pas encore bien saisi, bien que le dicton selon lequel on ne le comprendra que plus tard et la théorie johannique du baptême, si logique en soi, auraient dû les mettre sur la bonne voie.

Le lavement des pieds est le baptême des disciples par Jésus, c’est-à-dire la première étape du rite. Comme l’Esprit qui s’unit à l’eau ne sera présent qu’après la mort et la glorification de Jésus, Jésus ne peut, tant qu’il marche sur la terre parmi eux, leur communiquer l’Esprit. D’autre part, ils n’auraient pas pu recevoir l’Esprit s’ils n’avaient pas été baptisés auparavant par un porteur de l’Esprit, c’est-à-dire par Lui-même. La seule issue à ce dilemme était de faire en sorte que le baptême des disciples « d’eau et d’Esprit » se fasse en deux étapes : la dernière nuit de son existence terrestre, Jésus, dans le lavement des pieds, les baptise d’eau ; après sa résurrection, il leur insuffle l’Esprit Saint.

Jean xx. 21-23 : « Et Jésus leur dit encore : Que la paix soit avec vous! Comme mon Père m'a envoyé, ainsi je vous envoie. Et quand il eut dit cela, il souffla sur eux, et leur dit : Recevez le Saint-Esprit. A quiconque vous pardonnerez les péchés, ils seront pardonnés; et à quiconque vous les retiendrez, ils seront retenus. »

Devenus ainsi véhicules de l’Esprit, les disciples ont le pouvoir, à leur tour, d’administrer à d’autres « le baptême d’eau et d’Esprit ».

Au moment où Jésus leur lave les pieds, les disciples ne comprennent pas la portée et la signification de son geste. Mais lorsqu'ils reçoivent ensuite l'Esprit qui doit les guider dans toute la vérité, il leur devient évident qu'il leur fallait être mis en contact avec l'eau par la main de Jésus pour avoir part à lui.

L'Evangile de Jean aborde ainsi la question fondamentale, que les théologiens des temps ultérieurs ont soigneusement évitée, à savoir quand et comment les apôtres, qui ont commencé à administrer le baptême chrétien, ont eux-mêmes reçu le baptême chrétien, et il la résout en accord avec sa propre théorie de la nature du baptême. Sous la pression de cette théorie, il est obligé d'invalider la tradition de l'effusion de l'Esprit à la Pentecôte. Il ne peut admettre que les disciples aient reçu l'Esprit sans préparation baptismale, sans parler de l'avoir reçu avec une multitude d'autres croyants ! (Actes 2, 1-4).

L'Evangile de Jean est déjà si ecclésiastique dans ses vues que, pour lui, tout l'Esprit présent dans les croyants doit provenir en dernier ressort des apôtres, qui, à leur tour, l'ont reçu du Seigneur. C'est par la réception de l'Esprit qu'ils sont préparés pour la fonction apostolique. Dès qu'il leur communique l'Esprit, le Christ glorifié les envoie, comme son Père l'avait envoyé (Jean xx, 21), et leur donne le pouvoir de remettre et de retenir les péchés (Jean xx, 23). Ici aussi, nous avons une correction de la tradition synoptique. Il est impensable pour l'Evangile de Jean que les disciples, déjà du vivant de Jésus, sans avoir été éclairés par l'Esprit de la manière requise, aient possédé cette autorité.

Pour Paul, le début du baptême d'eau et d'Esprit et la réception du baptême chrétien par les disciples ne constituent pas un problème qui doive être résolu par des conjectures historiques. Il en est tout autrement pour lui, car selon sa conception, la réception de l'Esprit est une conséquence de la mort et de la résurrection avec le Christ dans le baptême. Aussitôt la mort et la résurrection de Jésus survenues, le baptême administré en son nom, pour la rémission des péchés et comme gage d'appartenance au Royaume messianique, entraîne directement la mort et la résurrection avec le Christ, d'où résulte la possession de l'Esprit. L'eau n'est en aucun cas un véhicule de l'Esprit. Il n'est pas non plus indispensable que l'homme qui administre le baptême soit un véhicule de l'Esprit. Ainsi, pour Paul aussi, le baptême d'eau devient, par suite de la mort et de la résurrection de Jésus, baptême d'eau et d'Esprit, mais d'une manière tout à fait différente et beaucoup plus simple que dans la conception ultérieure, qui est poussée à sa conclusion logique dans l'Évangile de Jean.

Dès le moment du lavement des pieds, les disciples sont consacrés à la réception de l'Esprit. Jésus commence donc, dans les heures qui restent avant son arrestation, à les préparer à l'événement mystérieux qui les attend. Il leur parle alors de la venue de l'Esprit et de leur être en lui et dans le Père. Dans ses discours publics, ces mystères de la rédemption n'avaient été entrevus que comme par un éclair derrière des nuages ​​sombres.

Lorsque l'on comprend la signification du lavement des pieds, on a une explication du fait autrement inintelligible, à savoir que toute la prédication précédente du Christ johannique n'est qu'un prologue aux discours entre la dernière Cène et son arrestation.

······

Le miracle de l'alimentation de la multitude au bord du lac annonce le futur repas eucharistique. En multipliant miraculeusement le pain, Jésus consacre le pain à l'usage qu'il doit avoir dans le sacrement. Au lac de Génésareth, le pain est indiqué comme le véhicule du miracle rédempteur, qui perpétue l'existence du porteur du Logos de la même manière que l'eau et le sang sont indiqués par le miracle du coup de lance.

Dans tous les passages où Jésus parle du pain et du grain dont on fait le pain, il est question du pain de vie à venir. C'est ainsi que s'explique l'obscure conversation avec les disciples au puits de Jacob. Les disciples, revenant de la ville avec des provisions, lui offrent de la nourriture terrestre (Jn 4, 8, 31), de même que peu avant la Samaritaine voulait lui donner de l'eau terrestre. De même qu'il avait refusé cela et s'était mis à parler de l'eau de vie, de même il refuse la nourriture des disciples, afin de leur enseigner la vraie nourriture que son Père lui a assignée, cette nourriture devant accomplir ce pour quoi son Père l'a envoyé (Jn 4, 34). Il continue brusquement en parlant de la moisson qui est proche, et fait savoir aux disciples qu'une moisson « dans la vie éternelle » viendra, où le moissonneur ne sera pas le même que le semeur. Ils doivent récolter ce qu'il a semé.

Jean IV, 34-38 : « Ma viande est que je fasse la volonté de celui qui m'a envoyé, et que j'accomplisse son œuvre. Ne dites-vous pas qu'il y a encore quatre mois et la moisson viendra? Voici, je vous dis : Levez vos yeux, et regardez les campagnes : car elles sont déjà blanches pour moissonner. Or celui qui moissonne, reçoit le salaire, et assemble le fruit en vie éternelle; afin que celui qui sème et celui qui moissonne se réjouissent ensemble. Or ce que l'on dit d'ordinaire, que l'un sème, et l'autre moissonne, est vrai en ceci, que je vous ai envoyés moissonner ce en quoi vous n'avez point travaillé; d'autres ont travaillé, et vous êtes entrés dans leur travail. »

Jusqu'à présent, l'exégèse a cherché en vain à extraire un sens de ce mélange de paroles. Cela n'est possible que si l'on se rend compte que Jésus, dans ces paroles obscures, parle du pain de vie après avoir parlé auparavant de l'eau de vie. Il montre à ses disciples qu'il n'est pas celui qui prend de la nourriture, mais celui qui la donne, celui qui, selon la volonté de Dieu, appelle à l'existence par sa mort une nourriture qui entretient la vie éternelle. C'est seulement par sa mort et sa résurrection que l'Esprit peut s'unir au pain et en faire un aliment d'immortalité. La moisson d'où provient le pain de vie naît de son corps qu'il donne à la terre comme semence. Ce n'est donc pas lui-même qui assistera à cette moisson, mais seulement ses disciples. Grâce à cette moisson, ils posséderont le pain de l'Eucharistie comme sa chair, qui est la nourriture qui donne la vie éternelle.

1 La nourriture que Jésus appelle sa propre nourriture (Jn 4, 32-34) n'est donc pas une nourriture pour son propre entretien, comme les disciples l'ont mal compris, mais une nourriture qui permet à ceux qui la mangent d'obtenir l'immortalité, une nourriture rendue possible par sa mort. La volonté de Dieu, qui est sa propre nourriture (Jn 4, 34), est qu'il meure, et qu'ainsi naisse la nourriture de l'immortalité qui est offerte aux croyants lors de l'Eucharistie.

Que ce discours ne devienne intelligible que lorsque les faits réels auxquels il renvoie sont connus, cela n'a pas d'importance pour le Christ johannique. Ses discours ne sont pas destinés à être compris, mais à attirer l'attention sur ce qui est encore à venir.

A son entrée à Jérusalem, Jésus parle du grain de blé qui, en mourant en terre, donne beaucoup de fruits.

Jean xii. 23-24 : « L'heure est venue que le Fils de l'homme doit être glorifié. En vérité, en vérité, je vous dis : Si le grain de froment tombant dans la terre ne meurt point, il demeure seul; mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruit. »

Ici aussi, ce n'est pas le fruit de sa mort en général qui est visé, mais le pain vivant de l'Eucharistie qui est fait de la moisson qui naît de ce grain de blé qui, en mourant, se multiplie si miraculeusement.

Dans la mystique johannique de l'union avec le Christ, le sacramentel revêt une telle importance que la signification principale de la mort de Jésus est, selon elle, la fourniture des sacrements.

Avec une parfaite clarté, Jésus fait savoir dans son discours sur l'alimentation de la multitude que la nourriture vivante, la vraie Manne, naît de sa chair offerte pour le monde.

Jean VI, 47-50 : « En vérité, en vérité, je vous dis : Qui croit en moi a la vie éternelle. Je suis le pain de vie. Vos pères ont mangé la manne au désert, et ils sont morts. C'est ici le pain qui est descendu du ciel, afin que si quelqu'un en mange, il ne meure point. »

Jean VI. 51 : « et le pain que je donnerai, c'est ma chair, laquelle je donnerai pour la vie du monde. »

Jean VI, 53-56 : « En vérité, en vérité, je vous dis, que si vous ne mangez la chair du Fils de l'homme, et ne buvez son sang, vous n'aurez point la vie en vous-mêmes. Celui qui mange ma chair, et qui boit mon sang, a la vie éternelle; et je le ressusciterai au dernier jour. Car ma chair est une véritable nourriture, et mon sang est un véritable breuvage. Celui qui mange ma chair, et qui boit mon sang, demeure en moi, et moi en lui. »

Ici aussi, le but du discours n'est pas d'être compris. Il vise uniquement à attirer l'attention sur le miracle qui doit se produire dans l'avenir à propos du pain. Il importe donc peu qu'il offense la multitude. Mais pour aider ceux qui croient déjà en lui à surmonter l'offense, Jésus leur montre que la perspective qu'il a présentée dans des affirmations aussi énigmatiques est liée à sa glorification et à la venue de l'Esprit.

Jean VI, 61-63 : « Mais Jésus sachant en lui-même que ses disciples murmuraient de cela, leur dit : Ceci vous scandalise-t-il? Que sera-ce donc si vous voyez le Fils de l'homme monter où il était premièrement? C'est l'esprit qui vivifie; la chair ne profite de rien : les paroles que je vous dis, sont esprit et vie. »3

3

Par « disciples », on entend ici, comme le montre le contexte (Jn 6, 66-70), non pas les Douze, mais les disciples au sens large.

La solution de l'énigme par la référence à l'Esprit, de qui seul procède la vie, consiste dans le fait que c'est l'Esprit qui s'unit au pain et au vin de l'Eucharistie et les transforme en chair et en sang du Fils de l'homme, qui confèrent la possibilité de la résurrection. L'explication de Justin sur la nourriture et la boisson de l'Eucharistie, qui par le Logos sont devenues chair et sang de Jésus incarné, et par une transformation nourrissent la chair et le sang des hommes (1 Apol. Ixvi), et les conceptions ignatiennes de l'unité de l'Esprit et de la chair (Ad Magn. xiii. 2) et du pain de Dieu, qui est la chair de Jésus-Christ (Ad Rom. vii. 3) — telles sont les explications contemporaines et, par conséquent, les seules fiables du rôle joué par l'Esprit dans la doctrine sacramentelle de l'Évangile johannique .

1 En ce qui concerne l'explication de Justin selon laquelle le pain et le vin sont la chair et le sang du Christ, voir pp. 273-276 ; sur la vision ignatienne de l'unification de la chair et de l'Esprit, voir pp. 342-343, sup.

L'exégèse n'a pas encore réussi à reconnaître cette vérité. Elle s'efforce constamment de faire parler le Logos-Christ « spirituellement » (au sens moderne du terme) et d'interpréter les allusions à l'Esprit comme signifiant que c'est l'union purement « spirituelle » avec le Christ qui est en réalité la seule dont il s'agit ici, et que le sacramentel n'en est qu'un symbole. On s'efforce constamment de déduire de la phrase par laquelle se termine le discours sur la chair et le sang du Fils de l'homme que l'auteur a voulu mettre dans la bouche de Jésus la conception réaliste des sacrements qui était en vigueur dans de nombreux milieux de l'Église contemporaine, pour finalement lui opposer, également par la bouche de Jésus, une conception « spirituelle » qui devait prendre la place de l'autre. L'incitation à de telles tentatives se trouve dans la déclaration : « les paroles que je vous dis, sont esprit et vie » (Jn 6, 63), ce qui signifie que tout le discours précédent doit être compris spirituellement. En réalité, Jésus johannique entend par là seulement que ce qui précède transmet une connaissance donnée par l'Esprit sur la manière d'obtenir la vie telle que les croyants la posséderont eux-mêmes une fois qu'ils auront reçu l'Esprit.

En parlant de l'Esprit qui seul donne la vie, le Logos-Christ ne rétracte rien de ce qu'il a dit précédemment, mais il explique seulement comment il se fait que le pain et le vin de l'Eucharistie soient la chair et le sang du Fils de l'homme. Ils le sont parce que, comme chez Justin, l'Esprit, qui, par la mort et la résurrection de Jésus, a acquis la capacité de s'unir à ces éléments, forme avec eux une unité de la même manière que le Logos le fait avec la chair et le sang de Jésus-Christ. Les éléments réalisent ainsi le devenir-un rédempteur du Logos-Esprit avec la matière, qui a eu lieu dans la personne de Jésus-Christ, sous une forme que les croyants peuvent s'approprier. Par eux, l'immortalité de la chair, qui a été introduite pour la première fois dans le monde dans la personne de Jésus, peut être obtenue.

Puisque l'Esprit qui transforme le pain et le vin en chair et en sang du Christ n'est dans le monde qu'après et en conséquence de la mort et de la résurrection de Jésus, il est impensable pour l'auteur du quatrième Évangile que Jésus lui-même, lors de ce dernier repas avec les disciples, leur ait donné du pain et du vin comme corps et sang. L'absence de récit de la dernière Cène est donc due au fait que ce que racontent les synoptiques ne peut pas avoir eu lieu, selon sa théorie des sacrements. Le récit de la dernière Cène de Jésus avec ses disciples est pour lui une tradition erronée, qu'il s'efforce délibérément d'invalider.

Il est conforté dans sa conviction que ce rapport ne peut être dû qu’à un malentendu juif, par le fait que les synoptiques représentent Jésus faisant cette distribution de pain et de vin au cours d’un repas pascal. Comment est-il possible que le Christ-Logos, qui est en toutes choses élevé au-dessus de la Loi juive, ait célébré une fête juive avec ses disciples ? La conception paulinienne selon laquelle le Christ était « selon la chair » soumis à la Loi et vivait en conséquence, n’existe plus pour la doctrine du Logos. Selon elle, Jésus-Christ est, dans tout ce qu’il dit et fait, la négation de cette Loi dont les Juifs avaient une conception si peu spirituelle, et ne peut donc prendre part aux usages juridiques – ce qui aurait été pour lui une humiliation inconcevable !

Pour Justin, comme pour l'auteur du quatrième Evangile, tout ce qui est juif n'a en fin de compte que la signification d'un panneau indicateur qui indique le Christ-Logos. L'agneau pascal est une prophétie de Jésus en tant qu'Agneau qui porte le péché du monde. Il accomplit cela. C'est pourquoi, dans l'Evangile de Jean, l'affirmation selon laquelle Jésus a célébré le repas pascal avec ses disciples avant sa mort doit céder la place à l'affirmation selon laquelle il a souffert sur la croix le jour où l'agneau pascal a été immolé (Jn 13, 1-2 ; xviii, 28).

La doctrine mystique de Paul sur l'union avec le Christ n'a pas besoin de se confronter à la tradition des faits et des paroles de Jésus, car elle prend simplement une place indépendante à côté de cette dernière, comme étant issue d'une révélation directe de l'Esprit.

La doctrine mystique hellénisée de l'union avec le Christ, en revanche, prétendant être la compréhension correcte de l'enseignement de Jésus, est obligée de choisir entre l'histoire telle qu'elle est exigée par sa propre logique et l'histoire telle qu'elle est incarnée par la Tradition. Puisque, pour elle, sa doctrine de la rédemption par l'union avec le Christ est la vérité qu'il faut maintenir sans capituler, elle ne peut accepter la Tradition que dans la mesure où elle peut être mise en harmonie avec la doctrine.

Le mysticisme paulinien fait violence aux faits du monde naturel ; le mysticisme johannique à ceux de l’histoire .

1 Note du traducteur. — Le 13 vergewaltigt allemand .

······

Puisque le Logos-Christ est conscient d'être venu dans le monde et d'être sur le point de subir la mort pour introduire l'ère où la résurrection sera médiatisée par les sacrements, Il prépare Ses auditeurs à s'attendre à voir des œuvres encore plus grandes que celles qu'Il a accomplies durant Son existence terrestre.

Jean v. 20-21 : « Car le Père aime le Fils, et lui montre toutes les choses qu'il fait; et il lui montrera de plus grandes œuvres que celle-ci, afin que vous en soyez dans l'admiration. Car comme le Père ressuscite les morts et les vivifie, de même aussi le Fils vivifie ceux qu'il veut. »

Par ces paroles, Jésus johannique fait allusion à la « résurrection » que le Saint-Esprit doit accomplir dans les sacrements. Au cours de sa vie terrestre, il accomplit le miracle de ressusciter les morts à la vie naturelle uniquement pour montrer qu’il possède le pouvoir sur la mort. En tant qu’Esprit agissant dans les sacrements, il rendra participants de la vie éternelle des multitudes de croyants.

Puisque ce sont les croyants qui instituent le baptême et l'Eucharistie, le Christ johannique peut aller jusqu'à dire que, par suite de son départ vers le Père (par lequel l'Esprit vient avec le monde), ils feront des œuvres plus grandes que Lui, le Logos, tout en demeurant parmi eux dans sa Personne humaine.

Jean XIV. 12 : « Celui qui croit en moi, fera les œuvres que je fais, et il en fera même de plus grandes que celles-ci; parce que je m'en vais à mon Père. »

La conception paulinienne selon laquelle l'activité rédemptrice du Christ glorifié est infiniment plus grande que celle des jours de sa chair se retrouve également dans la mystique hellénisée de l'être en Christ, à la seule différence que le Christ selon la chair n'est pas aussi insignifiant pour elle que pour la mystique eschatologique. Cela est dû au fait que dans la conception chrétienne-helléniste du monde, les ères naturelles et surnaturelles ne sont pas nettement séparées de la même manière que dans la conception eschatologique. La conception hellénistique fait commencer la période surnaturelle avec l'apparition du Logos, au lieu de la mort et de la résurrection de Jésus, comme dans la conception de Paul. Il en résulte que, pour la conception johannique, le problème de la Loi, tel qu'il est envisagé par Paul, n'existe pas. En effet, la Loi n'est pas abolie seulement par et avec la mort et la résurrection de Jésus ; à partir du moment de l'apparition du Logos-Christ, elle est devenue sans signification. Il n'est pas, comme Paul (Gal. iv. 4-5), soumis à la Loi afin de racheter ceux qui sont sous la Loi, mais il se tient, avec ceux qui sont siens, en dehors de la Loi, qui n'est qu'une prophétie de Lui.

Avec la venue du Logos commencent à la fois la rédemption et le jugement. En tant qu'apporteur d'immortalité, il opère une division entre les hommes. Il donne la vie aux uns, il livre les autres à la mort. Ce jugement s'accomplit dans les sacrements. Le retour du Christ comme Esprit qui opère dans les sacrements est donc déjà un retour pour le jugement. C'est avec intention que l'Évangile de Jean fait parler Jésus dans ses discours d'adieu, dont les paroles semblent se référer tantôt à son retour dans l'Esprit, tantôt à son retour à la fin du monde.

Il est difficile de déterminer dans quelle mesure l'Évangile de Jean présuppose encore une attente eschatologique vivante. On attend certainement une venue visible du Fils de l'homme et une résurrection générale pour le jugement.

Jean v. 26-27 : « Car comme le Père a la vie en soi même, ainsi il a donné au Fils d'avoir la vie en soi-même. Et il lui a donné le pouvoir de juger, parce qu'il est le Fils de l'homme. Ne soyez point étonnés de cela : car l'heure viendra en laquelle tous ceux qui sont dans les sépulcres, entendront sa voix : et ils sortiront; savoir, ceux qui auront bien fait, en résurrection de vie; et ceux qui auront mal fait, en résurrection de condamnation. »

Si l'on se rappelle combien vive est encore l'attente eschatologique qui se manifeste dans les paroles éparses d'Ignace 1 et de Justin 2 , on est porté à penser que la doctrine johannique devait avoir un fondement eschatologique beaucoup plus fort que ne le laissent supposer les discours du Logos-Christ. Mais ceux-ci ne visent en définitive qu'à montrer la manière dont le Logos-Christ apporte la vie éternelle au monde et la donne à ses disciples par l'union avec Lui qui se réalise dans les sacrements. L'attente des temps de la fin qui devait accompagner ces idées et ces conceptions n'est qu'entrevu, pour ainsi dire, de façon incidente.

1 Voir pp. 336-337. sup.

2 Voir pp. 337-338, sup.

Mais si vive qu'ait été cette espérance, elle n'était cependant pas comparable à l'espérance paulinienne, car la logique de la mystique johannique de l'être-en-Christ n'est plus de caractère eschatologique, mais de caractère hellénistique.

...............

Le processus d'hellénisation du christianisme fut donc le suivant. La théologie d'Asie Mineure, vers la fin du premier et le début du deuxième siècle de notre ère, adopta la doctrine mystique paulinienne de la rédemption par l'union avec le Christ, sous la forme d'une doctrine de la rédemption par la réception de l'Esprit du Christ dans les sacrements, et la transféra du monde des conceptions eschatologiques à celui de la pensée hellénistique. Ainsi, dans le cadre de l'attente eschatologique, fut établie une doctrine hellénistique universellement intelligible et logique de la résurrection à la vie éternelle, apportée par Jésus-Christ et à obtenir par les sacrements. Cette doctrine continua à dominer la théologie de l'Église grecque à partir de cette époque.

La foi chrétienne n'a pas besoin de reprendre les conceptions des religions hellénistiques du monde environnant pour se transformer en une doctrine mystique de l'union avec le Christ. Car cette évolution s'était déjà produite, sous des formes de pensée authentiquement chrétiennes primitives, dans la doctrine de Paul. De l'hellénisme, elle n'a repris que l'ensemble des concepts nécessaires pour rendre compréhensibles, d'après la métaphysique grecque, la résurrection du corps et son obtention par l'union avec le Christ. C'est ici que la doctrine du Logos lui est venue en aide. Elle a ainsi transformé la conception juive du Messie en la conception grecque du Donneur de la vie éternelle.

L'opinion adoptée par Adolf Harnack dans son Histoire du dogme, selon laquelle les premières constructions dogmatiques n'ont pas été influencées par les idées religieuses de l'Orient hellénistique, mais par la philosophie grecque, est donc justifiée.

Harnack ne put mener à bien cette tâche, car, comme les érudits qui l'avaient précédé, il ne possédait aucune explication satisfaisante de la doctrine de Paul. Il restait donc possible de supposer que dans la doctrine de Paul, des concepts religieux de l'Orient grec avaient pénétré dans le christianisme. C'est à ce moment-là que les spécialistes de la religion comparée se mirent à s'attaquer à la théorie de Harnack, dans les dernières décennies du XIXe siècle. Ils partirent de la considération, en elle-même justifiée, qu'il serait presque miraculeux que le christianisme, transféré du monde juif au monde hellénistique immédiatement après son apparition, ait complètement échappé à l'influence des religions à mystères hellénistiques. L'explication de la mystique paulinienne par l'hellénisme s'imposait comme une évidence, d'autant plus que sa doctrine de l'union avec le Christ mort et ressuscité et sa mystique sacramentelle semblaient présenter des affinités évidentes avec la mystique des religions à mystères. C'est ici que commença l'assaut contre ce fort qui se trouvait dans une zone si évidemment exposée.

La confiance dans la victoire que se donnaient les forces de la religion comparée les empêchait de prendre conscience de la situation très curieuse dans laquelle elles se trouvaient. En effet, même en supposant qu'elles eussent réussi à prendre ce fort particulier, elles n'auraient eu aucun espoir de s'emparer de toute la forteresse, ni même des autres forts de l'enceinte extérieure. Car c'est seulement dans le cas de Paul que l'hypothèse d'une reprise des conceptions religieuses de l'hellénisme oriental pouvait être soutenue. Dans le cas d'Ignace, de Justin et en général de tous les penseurs hellénistiques chrétiens qui suivirent Paul, il était évident qu'ils n'avaient repris de l'hellénisme que des éléments formateurs et non des contenus, comme le prouvait d'ailleurs le fait que la religion comparée les laissait sévèrement seuls. Il en résulta donc que deux hellénisations successives du christianisme devaient être admises. La première fut celle de Paul, qui y introduisit des idées nouvelles et lui donna un caractère nouveau, la seconde celle d'Ignace et de ses successeurs, qui consista simplement à essayer d'exprimer les idées de Paul dans les formes de pensée de la philosophie grecque. Ce n'est donc qu'à un moment donné et dans une seule personnalité que le christianisme a pu recevoir les idées des religions à mystères grecques ! Et les penseurs hellénistiques qui ont plus tard répudié ces idées les ont néanmoins adoptées sans scrupule, dans la mesure où elles avaient déjà été reprises par Paul ; et, de plus, comme si elles n'étaient pas déjà hellénistiques, les ont hellénisées de nouveau ! Selon les représentants de la religion comparée, Ignace, Justin et le créateur de la théologie johannique ont donc dû être frappés d'aveuglement.

La théorie eschatologique du mysticisme de Paul signifie ainsi la libération du fort assiégé et la défaite de l'attaque de Reitzenstein contre Harnack. La théorie selon laquelle ce ne sont pas les croyances hellénistiques-orientales mais la philosophie grecque qui ont influencé la formation du dogme chrétien n'a plus de point faible qui pourrait inciter à l'attaque.

Cela ne veut pas dire, cependant, que les idées des religions à mystères hellénistiques n'aient exercé aucune influence sur le christianisme. Mais dans la mesure où elles ont exercé une telle influence dans la période décisive des débuts, cette influence n'est observable que dans des cas particuliers et n'affecte jamais la formation des conceptions fondamentales du Christ et de la rédemption. Ce n'est que plus tard que, parallèlement à une théologie déjà établie, de nombreuses conceptions et usages furent adoptés dans le christianisme, qui provenaient du monde des idées religieuses hellénistiques.

La justesse de l'interprétation eschatologique de la mystique de Paul se prouve non seulement par le fait qu'elle explique les textes d'une manière beaucoup plus naturelle que les interprétations précédentes, tout en éclairant la relation de Paul à Jésus et au christianisme primitif ; mais aussi par le fait qu'elle seule permet de comprendre pourquoi Ignace et la théologie d'Asie Mineure ne se contentent pas de reprendre les conceptions pauliniennes, mais les simplifient et leur donnent une forme différente. Et, d'autre part, c'est seulement en démontrant que la forme ignatienne et johannique de la doctrine de l'union mystique avec le Christ est un paulinisme hellénisé que le caractère eschatologique de ce dernier est pleinement établi.

Il est impossible de se faire une idée claire des rapports entre Paul et le christianisme hellénisé tant que l’on n’a pas procédé à cette explication. C’est ce que prouve le fait que jusqu’à présent se côtoient les opinions les plus diverses sur les rapports entre la théologie johannique et la théologie paulinienne. La critique historique du XIXe siècle, incarnée par Ferdinand Christian Baur et Heinrich Julius Holtzmann, avait sans doute souligné la différence entre les deux mondes de pensée, et montré que le premier était le premier et que le second en dépendait. Mais ils n’ont pas pu obtenir un résultat complet, car ils considéraient la doctrine paulinienne comme en partie hellénistique et ne pouvaient donc pas dire avec certitude quelle était la cause de la « différence au milieu de la ressemblance » entre les deux. Par conséquent, la juste compréhension à laquelle ils étaient parvenus n’a pas tenu. Les savants se sont employés à essayer, les uns après les autres, de placer la doctrine johannique à côté de la doctrine paulinienne comme indépendante d’elle, ou même de la faire précéder, ou encore d’effacer la différence entre elles. De quoi est capable l’érudition ? Adolf Deissmann le montre bien : comme si Baur et Holtzmann n’avaient jamais vécu, il s’en tient à cette déclaration : « Le monument le plus imposant d’une compréhension authentique et complète de la mystique paulinienne nous est fourni par l’Évangile et les épîtres de Jean. » 1 On pourrait tout aussi bien dire que Beethoven fut le meilleur interprète de J.-S. Bach !

1 Adolf Deissmann, Paulus, 2e éd., 1925, p. 123.

La reconnaissance du fait que la mystique johannique est une hellénisation de la mystique paulinienne met un terme à cette confusion. Elle explique à la fois les ressemblances et les différences. La solution du problème paulinien est à la fois celle du problème johannique et celle du problème de la formation de la doctrine chrétienne primitive en général.

L'importance de Paul dans le processus d'hellénisation du christianisme est donc double. Son mysticisme rend l'hellénisation possible. Mais il prépare aussi la voie pour que ce processus puisse se poursuivre sans s'approprier des idées hellénistiques étrangères à sa nature. Car dans la doctrine de l'union mystique avec le Christ, la foi chrétienne se présente sous une forme hellénisable. En même temps, elle possède déjà une telle consistance et une telle complétude qu'elle ne peut pas s'approprier d'autres conceptions, mais s'hellénise simplement en ce sens qu'elle apprend à comprendre et à s'exprimer dans des formes de pensée grecques. Le miracle que l'Evangile de Jésus, en entrant dans le monde de la pensée hellénistique-orientale, puisse se maintenir contre les tendances syncrétiques de l'époque est en partie l'œuvre de Paul.

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Quelle est la relation exacte entre le mysticisme paulinien et le mysticisme hellénisé de l’union avec le Christ quant à leur contenu ?

La mystique hellénisée a sur la mystique paulinienne l'avantage d'être plus simple. En renonçant à la conception de la mort et de la résurrection avec le Christ, qui a ses racines dans l'eschatologie, elle est devenue une doctrine logique, immédiatement appréhensible par la pensée grecque, de l'œuvre rédemptrice de l'Esprit du Christ.

De plus, grâce à cette simplicité, elle devient extraordinairement capable de subir des transformations diverses, et lui permet ainsi de prendre une forme adaptée aux époques les plus diverses. Une mystique johannique interprétée « spirituellement » domine la pensée religieuse des temps modernes.

Cependant, la doctrine originelle, malgré toute la complexité et l'étrangeté apparentes qu'elle doit à sa racine eschatologique, recèle en elle-même une valeur plus grande que la doctrine dérivée. Dans un sens tout à fait général, la mystique paulinienne est supérieure à la mystique ignatienne-johannique, en ce qu'elle exprime la relation avec le Christ vécue par une grande personnalité, alors que la mystique ignatienne-johannique est le résultat d'une théorie. La mystique paulinienne possède une immédiateté qui manque à l'autre. Ses conceptions saisissent, même si sa logique nous reste étrangère. Dans la mystique la plus complexe palpite une vie plus chaleureuse que dans la mystique simplifiée.

Cela se manifeste par le fait qu'elle est plus riche sur le plan éthique. La mystique eschatologique peut être traduite entièrement, sans rien laisser de côté, en une éthique de la vie dans la puissance du Christ. Chez les Ignaciens et les Johannites, ce n'est pas le cas dans la même mesure. La mystique hellénisée ne s'intéresse pas directement à l'éthique comme chez les Paulins. La combinaison de l'éthique et du métaphysique est telle que le métaphysique est le partenaire dominant. Sans doute, pour Paul aussi, l'amour est une entité métaphysique ; mais il parvient néanmoins à trouver l'expression complète de sa personnalité éthique dans l'éthique qu'il tire de sa mystique. Ignace, qui, à la fois comme homme et comme penseur, est sans doute la plus grande figure de la génération post-paulinienne, pour autant que nous la connaissions, n'y parvient pas dans la même mesure. Bien que sa mystique soit une mystique de l'amour, son éthique se situe à côté d'elle plutôt qu'à l'intérieur d'elle. Combien ses épîtres sont pauvres, comparées à celles de Paul, en paroles morales qui contiennent un feu d'allumage ! Même dans les discours du Christ johannique, la note morale résonne curieusement atténuée par rapport à la métaphysique de l'amour.

Au cours de son évolution, la théologie grecque a de plus en plus de mal à donner à l'éthique une place qui lui soit propre dans la doctrine métaphysique de la rédemption. Elle tend à se transformer en une spéculation purement logique sur l'obtention de l'immortalité par l'action de l'esprit sur la matière. Pour l'éthique, elle recourt à la répétition des paroles morales de Jésus, qu'elle mêle d'ailleurs à l'éthique philosophique grecque. La tragédie de la doctrine de l'être en Christ dans sa forme hellénistique chrétienne est que l'éthique doit lutter pour son existence.

Comme dans le domaine de l'éthique, la mystique paulinienne se montre supérieure à la mystique ignatienne-johannique dans le domaine de la spiritualité. Cela est dû à la différence de conception de l'Esprit. Pour Paul, l'Esprit s'unit à l'esprit de l'homme, c'est-à-dire au côté psychique de la nature humaine, et agit à travers lui. Dans la mystique ignatienne-johannique, l'union se fait avec le côté matériel de la nature humaine, et aussi avec la matière elle-même, comme telle. Car cela est exigé par la logique hellénistique, qui doit expliquer la résurrection corporelle et la médiation de celle-ci par les sacrements comme étant causées par l'action de l'Esprit sur la chair, car la conception eschatologique juive tardive de la résurrection a été évincée par la conception hellénistique. Une conception matérielle de l'Esprit a pris la place de la conception purement spirituelle.

Cette différence dans la nature de l'Esprit explique pourquoi, dans la mystique de Paul, le sacrement ne joue pas exactement le même rôle que dans la mystique hellénisée, bien qu'il y occupe une place tout aussi importante. La mystique de Paul est sacramentelle, mais sans métaphysique des sacrements. Bien que ce qui se passe dans le baptême soit conçu de manière réaliste dans cette théorie, il s'agit néanmoins d'une expérience spirituelle personnelle, car l'esprit qui est ainsi reçu s'unit au côté psychique de la nature humaine. Dans la mystique hellénisée, la réception de l'Esprit par les sacrements est plutôt conçue comme un événement qui se déroule en dehors de la personnalité. Les idées sacramentelles magiques, qui, malgré sa théorie réaliste de l'effet du baptême et du repas du Seigneur, ne se trouvent pas chez Paul, commencent à se développer.

La mystique paulinienne est aussi plus riche que la mystique hellénistique, en raison de la part qu'y occupe l'idée de mourir et de ressusciter avec le Christ. Cette idée donne une chaleur et un éclat éthiques à l'union mystique avec le Christ, et conserve à la conception du baptême et du repas du Seigneur son intériorité. Elle fait de l'union avec le Christ quelque chose qui doit être constamment expérimenté et vérifié dans la vie. Il est donc profondément significatif que pour Paul l'Esprit soit dans les croyants en conséquence de la mort et de la résurrection avec le Christ.

En abandonnant la conception de la mort et de la résurrection avec le Christ, la mystique hellénisée a abandonné une partie de la vie intérieure de l’idée d’union avec le Christ.

Ainsi, la simplification que subit la mystique de l'union au Christ au cours du processus d'hellénisation signifie en même temps une perte des valeurs éthiques et spirituelles. Avec l'hellénisation du christianisme commence son appauvrissement.

Cet appauvrissement fut accru par le fait que l'hellénisation eut lieu au cours de la lutte contre le gnosticisme. Pour combattre au mieux cet ennemi, la doctrine chrétienne s'efforça de permettre la plus grande simplicité et la plus grande cohérence logique possible. Elle ne laissa exercer leur influence que sur les idées religieuses qui s'accordaient avec le système qu'elle formulait contre le gnosticisme. Toutes les autres, si précieuses qu'elles soient en elles-mêmes, représentaient pour elle un poids mort et un danger. Elle cessa donc de s'occuper des problèmes religieux fondamentaux qui se posaient chez Paul et dans la religion intellectuelle en général, parce que le gnosticisme en avait fait son domaine particulier. Au lieu de les combattre dans cette voie, le christianisme les laissa tranquilles. Sauf dans les positions qu'il s'était tracées pour se défendre, le christianisme déclina tout combat.

De l’appauvrissement qu’il a subi au cours du processus d’hellénisation et de la lutte contre le gnosticisme, le christianisme ne s’est guère remis jusqu’à nos jours.