MYSTICISME ET JUSTIFICATION PAR LA FOI
Quelle est la signification de la doctrine de la justification par la foi et quel rapport entretient-elle avec le mysticisme ? En est-elle indépendante ou lui est-elle indissociable ?
Il faut partir de l'observation que la justice dont il est question ici appartient, à proprement parler, à l'avenir. Être juste signifie acquérir, en observant les commandements, le droit d'être déclaré juste au jugement à venir et, par conséquent, de devenir participant de la gloire messianique.
Pour Paul, la place de l'observance de la Loi est prise par la foi dans la puissance rédemptrice de la mort de Jésus-Christ. Sa doctrine de la justification par la foi n'est, de ce point de vue, qu'une formulation particulière du fait de l'incompatibilité de la Loi et de l'eschatologie, que le judaïsme refusait de reconnaître, mais qu'il avait déjà exprimé dans la doctrine eschatologique de la rédemption et dans la doctrine mystique de la mort et de la résurrection avec le Christ.
Cette justice est donc, à proprement parler, une condition de l’ère messianique, comme « l’état d’existence de résurrection » 1. En tant que telle, elle ne peut être considérée comme déjà atteinte que comme conséquence de l’être-en-Christ, par lequel les croyants possèdent d’avance l’état d’existence propre au Royaume messianique. Cette justice est en réalité le premier effet de l’être-en-Christ. De là vient tout le reste. Parce que les croyants, par l’être-en-Christ, sont devenus des hommes justes, ils sont déjà dans l’état d’existence de résurrection et en possession de l’Esprit.
1 Conformément à cela, Paul parle, dans Rom. iii. 23, du manque de justice comme étant le manque de la « gloire de Dieu » ( usterountai tes doxes tou theou, grec ).
Les principes de la résurrection avec Christ et de la possession de l'Esprit impliquent donc la justice avec Dieu déjà atteinte. Si Paul avait voulu lui donner une formulation spéciale, il aurait été tout naturel pour lui de la faire dériver, comme celle de la possession de l'Esprit et de l'état d'existence de résurrection, de l'être en Christ. Et il y a en fait des passages qui portent les marques de son origine ainsi conditionnée.
Gal. ii. 17 : « Or, si en cherchant d'être justifiés par Christ,... »
Romains 8. 1-2 : « IL n'y a donc maintenant aucune condamnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ, lesquels ne marchent point selon la chair, mais selon l'Esprit : parce que la loi de l'Esprit de vie, qui est en Jésus-Christ, m'a affranchi de la loi du péché et de la mort; »
2 Cor. v. 21: « Car il a fait celui qui n'a point connu de péché, être péché pour nous, afin que nous devinssions justes devant Dieu par lui. »
Si l'on voulait exprimer la fonction de la foi, la formulation de la séquence serait la suivante : en croyant en Christ, nous possédons la justice par le fait d'être en Christ. Et, dans l'épître aux Philippiens, la doctrine apparaît une fois dans cette plénitude.
Phil. iii. 8-9 : « Et certes, je regarde toutes les autres choses comme m'étant nuisibles en comparaison de l'excellence de la connaissance de Jésus-Christ, mon Seigneur, pour l'amour duquel je me suis privé de toutes ces choses, et je les estime comme des ordures, afin que je gagne Christ; et que je sois trouvé en lui, ayant non point ma justice qui est de la loi, mais celle qui est par la foi en Christ, c'est à dire, la justice qui est de Dieu par la foi; »
En général, cependant, Paul s’efforce de s’exprimer comme si la véritable justice était obtenue par la foi en tant que telle.
Romains iii. 28 : « Nous concluons donc que l'homme est justifié par la foi, sans les œuvres de la loi. »
Romains iv. 5 : « Mais à celui qui ne fait pas les œuvres, mais qui croit en celui qui justifie le méchant, sa foi lui est imputée à justice. »
Paul ne peut pas dire au sens strict que la justice vient directement de la foi, car c'est en fait impossible. Toutes les bénédictions de la rédemption que possède le croyant découlent de l'être-en-Christ, et de cela seulement. La foi, dans l'abstrait, n'a aucune signification effective : elle ne devient opérante que par cet être-en-Christ, à partir du baptême, auquel elle conduit.
Comment se fait-il alors que Paul s'exprime autrement que ce qu'il veut dire en réalité, et qu'il attribue à la foi elle-même ce qui n'existe que dans l'être-en-Christ auquel conduit la foi ? Il est conduit à le faire par des considérations de commodité linguistique et dialectique.
L'expression complète « justice par la foi, par l'être en Christ » est trop maladroite pour être employée constamment au cours d'un raisonnement. Et la courte et précise « justice en Christ » ne convient pas bien à son but dialectique. Car la justice qui vient de l'accomplissement de la Loi doit être opposée à une autre justice qui vient aussi de l'action. Cette « action » antithétique ne peut être obtenue que par la « foi ».1 Car l’être en Christ est toujours et seulement un état, non une « action ». Ainsi l’expression « justice par la foi », bien que moins exacte en réalité, constitue une meilleure antithèse à la « justice par la loi » que la plus exacte « justice en Christ ». Ce n’est pas la justesse logique, mais la commodité dialectique qui a été ici le facteur décisif. Paul a suivi, on s’en souvient, la même méthode quand, en exposant sa mystique, au lieu de parler de la communion dans la corporéité du Christ, il a toujours parlé d’être en Christ, parce que l’expression plus courte pour la relation au Christ fournissait une meilleure antithèse à l’être dans la chair.2 De même que son mysticisme devient inexplicable lorsqu’il est abordé à travers la formule « en Christ », de même il en est de sa conception de la justice lorsqu’on cherche à comprendre la justice comme venant directement de la foi.
Pour les besoins de la présente argumentation, il est commode pour l'auteur de la langue allemande que Glaube et glauben soient — comme pistis, pisteuein (grec) — de la même racine, et dans la phrase ci-dessus, la force de l'argument me semble mieux exprimée en utilisant le gérondif du verbe plutôt que l'un ou l'autre des noms « foi » ou « croyance ». « La justification par la foi » est trop pleinement établie dans les versions bibliques anglaises et dans la littérature théologique pour qu'il soit possible de s'en détacher entièrement ; mais la pensée de Paul, telle que conçue par le Dr Schweitzer, serait certainement plus clairement exprimée par la formule « la justification par la croyance ». — Traducteur.
pp. 121-123 supplémentaires .
Il est intéressant d'observer que la possession de l'Esprit aussi, lorsqu'il en est question dans l'argumentation sur la Loi, est, pour des raisons dialectiques, dérivée immédiatement de la foi plutôt que de l'être-en-Christ.
Gal. iii. 2 : « Avez-vous reçu l'Esprit par les œuvres de la loi, ou par la prédication de la foi? »
Gal. iii. 5: « Celui donc qui vous donne l'Esprit, et qui produit en vous les dons miraculeux, le fait-il par les œuvres de la loi, ou par la prédication de la foi? »
Dans son effort pour représenter la foi comme le « faire », qui correspond à l’obéissance à la Loi, Paul va jusqu’à inventer l’expression « obéissance à la foi » 1 et à opposer la « Loi des œuvres » à la « Loi de la foi ».
1 A la fin de l'épître aux Romains (xvi, 26) on retrouve cette phrase. Mais il n'est pas certain que ce verset soit authentique. Il est possible qu'il ait été imité dès le début de l'épître.
Romains i. 5 : « par lequel nous avons reçu la grâce et la charge d'apôtre, afin de porter tous les gentils à croire en son nom; »
Romains iii. 27 : « Où est donc le sujet de se glorifier? Il est exclu. Par quelle loi? Est-ce par la loi des œuvres? Non, mais par la loi de la foi. »
Selon Romains 6.16, les croyants sont des serviteurs de l'obéissance en vue de la justice. Dans Romains 10.16, l'obéissance à l'Évangile est évoquée dans le sens de la croyance en l'Évangile.
Une autre raison qui a conduit Paul à utiliser l’expression « justice par la foi » est qu’elle est requise dans le seul passage de l’Écriture qu’il puisse citer à l’appui de sa doctrine. Essayons d’imaginer la situation dans laquelle il s’est trouvé en essayant d’exposer sa doctrine de la libération de la Loi. Elle peut sans aucun doute être déduite avec une clarté démonstrative de la doctrine eschatologique de la rédemption et de la doctrine mystique de la mort et de la résurrection avec le Christ. Mais à quoi sert la rectitude logique lorsque ses adversaires ont l’Écriture de leur côté ? Et l’Écriture leur appartient pour qu’ils l’utilisent dans toutes ses déclarations, sauf deux. Ces deux passages ont été la brillante découverte de Paul. L'une d'elles raconte qu'Abraham crut Dieu et que cela lui fut compté à justice (Gen. xv. 6 = Gal. iii. 6 ; Rom. iv. 3) 2 Paul y combine une autre phrase d'Habacuc, qu'il interprète comme signifiant : « mais le juste vivra de sa foi. » (Hab. ii. 4 = Gal. iii. 11 ; Rom. i. 17).
2 Gen. xv. 6 : « Et Abram crut à l'Eternel, qui lui imputa cela à justice. »
Le texte hébreu dit : « Le juste vivra par sa fidélité (באמונתו) ». La Septante en tire « par ma fidélité (celle de Dieu) » ( ek pisteos mon, grec ). En combinant le texte original et la traduction grecque, Paul arrive à o dikaios ek pisteos zesetai (grec) , dans lequel il prend pistis (grec) non pas comme fidélité mais comme foi, sépare « par la foi » du verbe et le combine dans le nom pour former un seul terme. Ainsi naît l’affirmation nécessaire à son argumentation : « L’homme juste par la foi vivra. »
Pour Paul, ces deux passages — Genèse XV, 6 et Habacuc II, 4 — expriment le véritable sens des Ecritures. Par eux, il invalide tous les autres. Mais pour pouvoir les utiliser, il doit formuler la doctrine de la justification par l'être-en-Christ comme doctrine de la justification par la foi.
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Paul développe à deux reprises la doctrine de la justification par la foi : une fois brièvement, en Gal. iii. 1-iv. 6, l'autre fois plus longuement, en Rom. ii. 11-iv. 25. Les deux exposés diffèrent l'un de l'autre de façon caractéristique. La version la plus ancienne est celle de l'épître aux Galates. Son caractère le plus original apparaît dans le fait que la doctrine de la justification par la foi n'a pas encore été détachée de la doctrine eschatologique de la rédemption et de la doctrine mystique de l'être-en-Christ, mais montre sa connexion avec les deux. Dans l'épître aux Romains, on s'efforce de la présenter, autant que possible, de façon indépendante.
Dans le récit de l’épître aux Galates, la question de savoir pourquoi la Loi ne peut produire la justice et pourquoi le Christ est la fin de la Loi et le commencement de la justice par la foi, trouve sa réponse dans la doctrine eschatologique de la rédemption. La Loi ne peut produire la justice, parce qu’elle n’a pas été conçue à cette fin. Elle a été donnée afin que les hommes, par leur servitude à son égard, puissent connaître la signification de la liberté apportée par le Christ. Venant comme la Loi des pouvoirs des anges, elle maintient les hommes sous leur domination. Qu’elle ne puisse offrir aucune espérance de vie est évident du fait que l’Écriture (Hab. ii. 4) dit seulement que le juste par la foi vivra.
La Loi, étant impossible à accomplir, ne fait que rendre le péché manifeste et apporte ainsi avec lui une malédiction.
Gal. iii. 10 : « Mais tous ceux qui sont des œuvres de la loi, sont sous la malédiction » — Gal. iii. 19 : «A quoi donc sert la loi? Elle a été ajoutée à cause des transgressions, jusqu'à ce que vînt la semence à l'égard de laquelle la promesse avait été faite; et elle a été ordonnée par les anges... » — Gal. iii. 22-24 : « Mais l'Ecriture a montré que tous les hommes étaient pécheurs, afin que la promesse par la foi en Jésus-Christ fût donnée à ceux qui croient. Or, avant que la foi vînt, nous étions gardés sous la loi, étant renfermés sous l'attente de la foi qui devait être révélée. La loi a donc été notre conducteur pour nous amener à Christ, afin que nous fussions justifiés par la foi. »
Les promesses de Dieu à Abraham se rapportent, selon Paul — et c’est là le fondement de son argumentation ! — non pas, selon leur sens originel, à une période historique, mais à la période messianique. En les formulant ainsi, il employait une méthode d’exégèse qui était pleinement reconnue par la science des scribes de l’époque. Ainsi, les Apocalypses d’Esdras et de Baruch sont fondées sur l’idée que les prophéties de malheur pour Jérusalem se rapportent à la Jérusalem terrestre, les prophéties de gloire future à la Jérusalem céleste qui devait apparaître aux Temps de la Fin. Cette conception leur permet de considérer la destruction de Jérusalem par Titus comme un simple prélude aux Derniers Temps. La Jérusalem terrestre doit périr pour faire place à la Jérusalem céleste.
1 La Jérusalem céleste est mentionnée dans Apoc. Bar. iv. 1-6 ; 4 Esdras vii. 26, ix. 38-x. 49.
Ainsi, l'expression « hériter de la terre » dans la béatitude de Jésus sur les doux (Mt 4) signifie la même chose que « posséder le Royaume de Dieu ». Dans ce sens, elle est déjà utilisée dans le Ps 37 et dans l'Apocalypse d'Enoch. Ps 37. 9 : « Car les méchants seront retranchés; mais ceux qui se confient en l'Eternel, hériteront la terre. » — Ps 37. 11 : « Mais les débonnaires hériteront la terre, et jouiront à leur aise d'une grande prospérité. » — Enoch v. 7 : « Aux élus seront données la lumière, la joie et la paix, et ils hériteront de la terre. »
Les promesses relatives à la période messianique n'ont, selon Paul, rien à voir avec la Loi, car elles ont été en principe données à Abraham alors qu'il n'était pas encore circoncis et qu'il n'y avait pas encore de Loi.
Avec ces arguments exégétiques, Paul en arrive enfin, par des chemins détournés, au fait fondamental que l'espérance messianique n'est pas liée à la Loi, parce que les premiers prophètes, de qui elle a pris naissance, ne savaient encore rien de la Loi.
C’est donc à Abraham, qui a montré son obéissance par la foi et non par la Loi, que les promesses ont été faites. Lorsqu’il est avancé en âge et n’a pas de fils, et que Dieu lui promet que sa postérité sera aussi nombreuse que les étoiles du ciel, il croit en Lui, et Dieu lui compte cela comme justice (Genèse 15.3-6). Ce n’est que plus tard (Genèse 17.1-14) que Dieu conclut une alliance avec lui et lui prescrit, ainsi qu’à sa postérité corporelle, le rite de la circoncision. Ainsi, la justice pour laquelle les promesses doivent être accomplies n’a rien à voir avec la Loi, et la postérité d’Abraham à laquelle elles sont destinées n’est pas la postérité corporelle, la postérité qui sert la Loi. A qui sont-elles donc destinées ? L’emploi du mot « postérité » au singulier dans l’expression « ta postérité » montre, selon Paul, qu’elles ne désignent pas directement une pluralité de personnes, mais en premier lieu une seule personne. Puisqu'ils se réfèrent aux temps de la fin, l'individu ne peut être autre que le Christ (Gal. iii. 16). La « grande nation » doit donc être considérée comme incluse dans le Christ. Elle se compose, en fait, de ceux qui sont en Christ. Pour mener à bien la conception requise par son argumentation scripturale, Paul a recours à la doctrine mystique de l'être-en-Christ. En tant que ceux qui sont « en Christ », les croyants sont la véritable semence d'Abraham (Gal. iii. 29), l'Israël de Dieu (Gal. 6. 16), et donc les enfants de Dieu (Gal. iii. 26).
Gal. iii. 28-29 : « car vous êtes tous un » (singulier masculin) « en Jésus-Christ. Or, si vous êtes de Christ, vous êtes donc la semence d'Abraham, et héritiers selon la promesse. »
En tant que véritable peuple de Dieu, les croyants sont les enfants de la Jérusalem céleste, tandis que les « Israélites selon la chair », avec lesquels Dieu a fait alliance au Sinaï, appartiennent à la Jérusalem terrestre.
Gal. iv. 25-26 : « Car ce nom d'Agar veut dire Sinaï, qui est une montagne en Arabie, et correspondante à la Jérusalem de maintenant, laquelle sert avec ses enfants. Mais la Jérusalem d'en haut est la femme libre, et c'est la mère de nous tous. »
Le mont Sinaï est le symbole de l'esclavage, parce que Paul pose une sorte de relation, géographique ou linguistique, qui n'est plus intelligible pour nous, entre Agar et le Sinaï (Gal. IV, 24). Le peuple d'Israël, qui obéit à la loi donnée au Sinaï, est donc préfiguré dans les Écritures par la postérité de l'esclave Agar. Si Paul fait des citoyens de la Jérusalem céleste ses « fils », c'est parce qu'il applique à la Jérusalem céleste les paroles d'Isaïe (liv. 1) — qui se référaient à l'origine à Sion — au sujet de la femme stérile qui se réjouit plus tard d'une nombreuse descendance. Dans 4 Esdras X, 7, la Sion terrestre est présentée comme la mère des enfants d'Israël au sens naturel.
La Jérusalem céleste apparaît également dans Hébreux xii. 22 ; Apoc. iii. 12, xxi. 2 ; xxi. 9-xxii. 5.
Pour que le temps mentionné dans la promesse vienne, il faut d’abord que la fin de la Loi, celle qui s’est interposée entre la prophétie et son accomplissement, ait lieu. Cette fin est accomplie par Jésus par sa mort sur la croix. En agissant ainsi, il annule une des dispositions de la Loi. Car, comme celui qui est pendu au bois, il devrait, selon la Loi (Deutéronome 21:23), être maudit. Mais cela est impossible à cause du caractère divin de sa personne. Mais s’il a annulé la Loi dans l’une de ses dispositions, il l’a annulée complètement. Car elle tient ou tombe dans son ensemble .
1 Sur l'invalidation de la Loi par la pendaison de Jésus au bois (Gal. iii. 13), voir pp. 72-73, sup.
Dans l'épître aux Galates, il ne s'agit donc pas, comme il convient de le remarquer soigneusement, d'une expiation faite à Dieu par le Christ, mais d'une incursion très habilement planifiée du Christ contre les puissances angéliques, au moyen de laquelle il libère ceux qui languissent sous la Loi (Gal. iv. 5), et réalise ainsi « l'avènement de la foi » (Gal. iii. 25).
Ainsi, la doctrine de la justification par la foi est développée dans l'épître aux Galates, à l'aide de matériaux tirés de la doctrine eschatologique de l'être-en-Christ, sur des lignes strictement logiques comme une spéculation cosmico-historique.
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Puisque la présentation de la doctrine de la justification par la foi dans l'épître aux Romains (Rom. ii. 11-iv. 24) s'abstient délibérément de se référer à la fois à la doctrine eschatologique de la rédemption et à la doctrine mystique de l'être-en-Christ, elle est obligée, pour rendre compte de l'échec de la Loi, de se dispenser de toute spéculation sur la Loi et la domination des puissances angéliques, et de trouver l'explication de la catastrophe comme inhérente à la nature de la Loi et à la nature de l'homme.
Le fait que la Loi (ainsi se déroule la pensée dans Romains 3. 9-20, 4. 15, v. 13, v. 20 et 7. 7-25) ne puisse pas accomplir la justice est dû au conflit avec la chair. Par la chair, toutes les possibilités de bien qui appartiennent à la Loi sont rendues inefficaces et en fait transformées en leurs contraires. Dans la chair se trouve le péché. La Loi interdit le péché, mais elle n’a pas le pouvoir de le tuer. Tout ce qu’elle peut accomplir, c’est de rendre le péché manifeste et actif. Et le péché apporte avec lui la mort, c’est-à-dire la perte du droit à la vie dans le Royaume messianique. Le résultat de la rencontre de la Loi et de la chair est donc la condamnation, la mort et le désespoir.
Romains iii. 20 : « C'est pourquoi nulle chair ne sera justifiée devant lui par les œuvres de la loi : car par la loi est donnée la connaissance du péché. »
Romains iv. 15 : « vu que la loi produit la colère : car où il n'y a point de loi, il n'y a point aussi de transgression. » (De même Romains v. 13 et v. 20.)
Romains 7. 14 : « Car nous savons que la loi est spirituelle; mais je suis charnel, vendu au péché. » — Romains 7. 17-24 : « Maintenant donc ce n'est plus moi qui fais cela, mais c'est le péché qui habite en moi. Car je sais qu'en moi, c'est-à-dire, en ma chair, il n'habite point de bien : vu que le vouloir est bien attaché à moi; mais je ne trouve pas le moyen d'accomplir le bien : car je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je ne veux point. Or, si je fais ce que je ne veux point, ce n'est plus moi qui le fais, mais c'est le péché qui habite en moi. Je trouve donc cette loi au-dedans de moi, que quand je veux faire le bien, le mal est attaché à moi. Car je prends bien plaisir à la loi de Dieu quant à l'homme intérieur; mais je vois dans mes membres une autre loi, qui combat contre la loi de mon entendement, et qui me rend prisonnier à la loi du péché, qui est dans mes membres. Ah! misérable que je suis! qui me délivrera du corps de cette mort? »
En raison de cet échec de la Loi dans sa confrontation avec la chair pécheresse en tant que doctrine, Paul peut dire tout le bien possible de la Loi, sans que le résultat final négatif ne soit jamais mis en doute. En fait, il en parle d'une manière qui pourrait satisfaire le judaïsme le plus féroce. Il la qualifie de « bonne » (Rom. VII, 16), de « sainte » (Rom. VII, 12), de « spirituelle » (Rom. VII, 14) et de « divine » (« Loi de Dieu », Rom. VII, 22).
Mais n'abandonne-t-il pas par ces aveux la théorie de l'épître aux Galates, selon laquelle la loi dérive des pouvoirs angéliques ? Absolument pas. Sa pensée est précisément que les pouvoirs angéliques, pour mettre le peuple juif sous leur pouvoir, lui ont imposé une loi qu'il lui était impossible d'accomplir. Le bien, le saint, le pneumatique, le divin, sont inexécutables pour les hommes. C'est pourquoi ils ont donné aux hommes cette loi, et ils ont ainsi atteint leur but le plus parfaitement possible.
Le fait que Paul, dans l'épître aux Romains, ne parle que des caractéristiques de la Loi, et non de son origine, ne signifie pas nécessairement qu'il ait maintenant une opinion différente de celle qu'il avait exprimée quatre ou cinq ans auparavant. Dans un esprit apologétique, il évite tout ce qui pourrait servir de matière à des attaques contre lui et va aussi loin qu'il le peut dans l'attribution de valeur à ce qui était apprécié par ses adversaires. Mais, après tout, l'expérience de l'homme religieux avec la Loi conduit au même résultat que celui que l'on déduirait de la connaissance véritable de son origine. Paul présente donc l'impossibilité de la justice par la Loi comme une expérience qu'il a lui-même faite, qui est d'application générale et qui peut être répétée par quiconque s'y essaie.
Ce faisant, il nous laisse voir au plus profond de son cœur. Nous y voyons se dérouler une image terrible de ce qu’il avait vécu avec la Loi. Il avait été un zélateur de la Loi, mais l’attitude de confiance dans la Loi lui avait été refusée. Son destin avait été de faire l’expérience du péché à cause de la Loi.
Les Apocalypses d'Esdras et de Baruch nous apprennent qu'il n'était pas le seul scribe de son temps à avoir vécu une telle expérience. Dans ces écrits, une profonde conscience de la nature pécheresse de l'homme se confronte également au problème de la Loi.
4 Esdras VII, 68-69 : « Car tous ceux qui naissent sont déformés par l’impiété, remplis de péchés, chargés de culpabilité. Il vaudrait bien mieux pour nous que nous n’ayons pas à aller après la mort au jugement. »
4 Esdras VII, 118-120 : « Ô Adam, qu’as-tu fait ? Lorsque tu as péché, ta chute n’est pas venue seulement sur toi, mais aussi sur nous, ta descendance. A quoi nous sert que l’éternité nous soit promise si nous avons commis les œuvres de la mort ? »
4 Esdras ix. 36-37 : « Nous qui avons reçu la Loi, il faut que nous soyons perdus à cause de nos péchés, ainsi que notre cœur qui l’a reçue. Mais la Loi n’est pas perdue, mais elle demeure dans sa gloire. »
Apoc. Bar. xv. 5 : « L’homme n’aurait pas compris mon jugement s’il n’avait pas reçu la Loi, si je ne l’avais pas instruit avec intelligence. Mais maintenant, parce qu’il a sciemment transgressé, il devra aussi sciemment subir le tourment. »
Apoc. Bar. xlviii. 42 : « Ô Adam, qu’as-tu fait à tous ceux qui sont ta descendance ? »
Apoc. Bar. liv. 15 : « Bien qu’Adam ait péché le premier et ait attiré sur lui une mort prématurée, chacun de ceux qui sont issus de lui a aussi attiré sur lui un tourment futur. »
Les Apocalypses de Baruch et d'Esdras n'avaient pas besoin d'aborder le problème de savoir comment les hommes qui n'étaient pas sous la Loi prenaient conscience de leur état de péché. Pour eux, il suffisait que les païens fussent pécheurs. Mais pour Paul, il était nécessaire que, par quelque chose correspondant à la Loi, ils éprouvent l'antagonisme entre la Loi et la chair, afin qu'ils soient amenés à désirer la vraie justice. Et c'est ainsi qu'il en vient, au début de l'épître aux Romains (Rom. 2, 11-16), à établir la doctrine selon laquelle, pour les païens, la conscience joue le rôle de la Loi, et que, n'ayant pas de Loi, ils sont une loi pour eux-mêmes.
Puisque la Loi ne peut produire aucune justice, seule la grâce de Dieu peut venir en aide à l'homme, et cela seulement en offrant la possibilité d'une autre justice. Ce qui est étonnant dans l'épître aux Galates, c'est qu'elle développe la doctrine de la nouvelle justice sans jamais parler de la rémission des péchés ni de la mort expiatoire du Christ. Cela ne veut pas dire que ces choses ne jouaient alors aucun rôle dans la croyance de Paul. Mais pour les spéculations cosmologiques et historiques, à la lumière desquelles est posé et résolu dans cette épître le problème de l'impossibilité de la justice de la Loi et de la nécessité qui en résulte d'un moyen de rédemption, la grâce de Dieu consiste en ce qu'il a fait que le Christ, par sa mort, a mis fin au règne de la Loi. Dans l'état de liberté qui en résulte, tout ce qui appartient à la rédemption est implicitement donné et est approprié par le croyant par l'être-en-Christ.
Dans l'épître aux Romains, l'impossibilité de la justice selon la Loi est développée en insistant sur la conscience personnelle de l'inéluctabilité du péché. Par conséquent, la rédemption doit consister dans la certitude consciente du pardon des péchés, qui vient par la grâce de Dieu par le Christ.
En présentant la justice, qui est une qualification nécessaire pour le Royaume, comme conférée par la grâce de Dieu, il n'annonce pas une idée nouvelle. Depuis l'époque des prophètes, l'idée que la miséricorde de Dieu a un rôle à jouer dans l'octroi de la gloire du Royaume était à l'aise dans l'eschatologie. L'idée que les hommes pouvaient devenir participants du Royaume sur la base d'une justice acquise par l'observance de la Loi n'a jamais été complètement acceptée. Car cela a toujours été difficile à concilier avec la grâce de Dieu, qui dans l'eschatologie est considérée comme conférée de manière irrévocable. Nous trouvons ici encore un exemple de l'incompatibilité essentielle de l'eschatologie et de la Loi.
Il y a eu un moment où il a semblé que la conception de la justice par la Loi allait trouver le moyen de se débarrasser de la grâce de Dieu. Dans les Psaumes de Salomon, le chant de triomphe de la justice par l'œuvre des pharisiens, où la ligne est tracée avec tant d'assurance entre le juste et le pécheur, Dieu n'a besoin de donner un coup de main au juste que dans la mesure où il lui donne l'occasion de faire l'expiation de ses transgressions par le châtiment qu'il lui inflige.
Ps. Sol. xiii. 10 : « Car l’Éternel épargne ses fidèles, et il efface leurs transgressions en les châtiant. »
Ps. Sol. xviii. 4 : « Ce châtiment nous est appliqué comme à un fils premier-né, afin que tu détournes les âmes obéissantes de leurs erreurs inconscientes. »
C'était à l'époque de la conquête de Jérusalem par Pompée (63 av. J.-C.). Quelle différence avec la vision des scribes qui vécurent la conquête de Jérusalem par Titus (70 apr. J.-C.). Non seulement elle se rapprochait de la vision des prophètes, mais elle allait plus loin. Dans les Apocalypses de Baruch et d'Esdras, on peut dire que la grâce de Dieu doit tout faire. En même temps, le nombre des élus est réduit, presque au point de disparaître par rapport à celui des perdus. Car c'est ainsi que Dieu a décidé depuis le commencement du monde.
4 Esdras VII. 132, 136-140 : « Je sais que le Seigneur est maintenant appelé le Très Miséricordieux, parce que... Il est si riche en miséricorde envers les vivants, les morts et ceux qui doivent être ; et s'il n'en était pas ainsi, le monde et ses habitants n'atteindraient jamais la Vie ; 1 Il est appelé Bon, parce que s'il ne permettait pas dans sa bonté aux pécheurs de se débarrasser de leurs péchés, la dix millième partie de l'humanité ne pourrait pas atteindre la Vie ; il est appelé le Pardonneur, parce que s'il ne pardonnait pas à ceux que sa parole a créés, et n'effaçait pas la multitude de leurs transgressions, il se pourrait que, parmi les multitudes innombrables, il n'en survive que très peu. »
1 La vie dans l'Apocalypse d'Esdras ne signifie pas, comme chez Paul, la vie dans le Royaume messianique, mais dans le Royaume final. Le Royaume messianique n'est pour Esdras que la dernière phase du monde naturel. La vie au sens de l'état d'existence de résurrection n'arrive qu'avec le Royaume final.
4 Esdras VIII. 31-32 : « Nous et nos pères avons continué à vivre dans des œuvres de mort ; mais toi, c’est justement parce que nous sommes pécheurs que tu es appelé Miséricordieux. Car c’est justement parce que nous n’avons pas d’œuvres de justice que tu seras appelé Miséricordieux, si tu veux nous faire miséricorde. »
4 Esdras VIII. 1-3 : « Le Très-Haut a créé ce monde pour beaucoup, mais le monde à venir pour peu de gens. . . . Beaucoup sont créés, mais peu sont sauvés. » ·
4 Esdras ix. 15 : « Les perdus sont plus nombreux que les élus, autant qu’un déluge est plus nombreux qu’une goutte de pluie. »
4 Esdras ix. 22 : « Ainsi, que périsse la multitude qui est née pour rien. » Quelques hommes exceptionnels, selon les Apocalypses de Baruch et d’Esdras, seront trouvés justes devant Dieu sans avoir besoin de recourir à sa miséricorde, car un stock de bonnes œuvres a été préparé pour eux par Dieu depuis le commencement du monde. Apoc. Bar. xiv. 12-14 : « Car les justes attendent avec impatience la fin, et sortent sans crainte de cette vie. Parce qu’ils ont un trésor d’œuvres auprès de toi, déposé dans tes magasins, ils peuvent quitter ce monde sans crainte et attendre avec joie et confiance le monde que tu leur as promis. » — 4 Esdras viii. 33 : « Car les justes qui ont beaucoup d’œuvres en réserve chez toi recevront la récompense, à cause de leurs propres œuvres. » — Ces bonnes œuvres ont été créées par Dieu en même temps que le Paradis et la Jérusalem céleste (4 Esdras viii. 52).
Ainsi, un petit reste de l’idéal de la justice par les œuvres est sauvé, en ce qui concerne l’apparence, par l’hypothèse d’un appel spécial de Dieu qui le rend possible à certains.
Paul considère le pardon des péchés par Dieu comme la chose la plus essentielle pour réaliser la rédemption. Il suit donc les lignes de pensée qui étaient familières à certains cercles de scribes de son temps. Mais en interprétant la mort de Jésus comme une mort expiatoire, il peut donner une nouvelle précision à ces idées.
D'après les indications mystérieuses que Jésus avait données sur la signification de sa mort, ses disciples savaient qu'il la considérait comme un sacrifice expiatoire, rendant possible le pardon des péchés de ceux qui étaient élus pour le Royaume. L'idée que la rémission des péchés avait été obtenue par la mort de Jésus était donc pour le christianisme primitif quelque chose d'évident, seulement elle ne conservait pas la précision particulière qu'elle avait dans la pensée de Jésus lui-même.3
Sur la conception de Jésus sur sa mort, et le changement qu'elle a subi en passant dans la croyance chrétienne primitive, voir pp. 57-62, sup.
Paul se place donc sur la même base que le christianisme primitif et, dans une certaine mesure, sur celle de la pensée de Jésus, lorsque, développant, dans Rom. iii. 21-28, la doctrine de la justification par la foi, il donne à la mort de Jésus la signification du sacrifice pour le péché de Lévitique iv. 22-vi. 7,11 (EV), et du sacrifice pour le péché du grand jour des expiations (Lévitique xvi. 1-27), la considérant comme une mort qui efface le péché et permet à Dieu de pardonner. Les tentatives de nier l'existence dans ce passage de la conception d'une satisfaction offerte par le Christ à Dieu, telles qu'elles ont été faites par Albrecht Ritschl et d'autres, sont impossibles à mener à bien.4
Albrecht Ritschl, Die christliche Lehre von der Rechtfertigung und Versöhnung (3e éd., 1888-1889).
Romains iii. 21-26 : « Mais maintenant la justice de Dieu est manifestée sans la loi, lui étant rendu témoignage par la loi, et par les Prophètes : la justice, dis-je, de Dieu, par la foi en Jésus-Christ, s'étend à tous et sur tous ceux qui croient (car il n'y a nulle différence, vu que tous ont péché, et qu'ils sont entièrement privés de la gloire de Dieu); étant justifiés gratuitement par sa grâce, par la rédemption qui est en Jésus-Christ; lequel Dieu a établi de tout temps pour être une victime de propitiation par la foi en son sang, afin de montrer sa justice, par la rémission des péchés précédents, selon la patience de Dieu ; pour montrer, dis-je, sa justice dans le temps présent, afin qu'il soit trouvé juste, et justifiant celui qui est de la foi de Jésus. »
1 « Ιλαστήριον est un adjectif substantivé et signifie une chose liée d'une manière ou d'une autre à l'expiation » (Hans Lietzmann, Kommentar zum Römerbrief, 3e éd., 1928, p. 49). Dans la Septante, le couvercle de l'Arche d'Alliance est appelé ίλαστήριον επιθεμα (Exode xxv. 17), ou, dans la plupart des passages, simplement ίλαστήριον .
Le monument qu'Hérode fit ériger en guise d'expiation après avoir violé le tombeau de David dans l'espoir d'y trouver de l'or et de l'argent, est appelé par Josèphe Ιλαστήριον μνήμα (Antiq. XVI. 7. 1).
Romains v. 1-2 : « Ayant été déclarés justes sur la base de la foi, nous avons la paix avec Dieu par le Seigneur Jésus-Christ, à qui nous devons aussi, par la foi, d’avoir eu accès à la grâce, dans laquelle nous demeurons fermes, et de nous glorifier dans l’espérance de la gloire de Dieu. »
1 Cor. v. 7 : « Car notre Pâque est offerte, savoir Christ. »
Paul illustre ainsi le sens de la mort du Christ au moyen d'une conception qui était familière à la pensée religieuse du judaïsme, à la lumière de laquelle le christianisme primitif était lui aussi habitué à la voir, à la suite des paroles de Jésus à la Cène. Ce qui importe le plus pour lui, c'est — et c'est pourquoi Paul revient à l'idée de sacrifice — c'est qu'il lui est ainsi possible de donner une forme intelligible à la conception d'une justice qui résulte de l'action de la foi. Car l'idée de sacrifice implique l'idée de la communauté sacrificielle. Quiconque, dans la foi, applique à lui-même le sacrifice expiatoire du Christ comme ayant eu lieu pour lui avec les autres, est compris parmi ceux pour lesquels il a été offert. Et par conséquent, il a part au pardon ainsi obtenu. Il est l'un des justes par la foi, comme Abraham.
Ayant ainsi donné à la conception de la justice par la foi un fondement indépendant par son interprétation de la mort de Jésus comme sacrifice pour le péché, Paul se sent capable, dans l'épître aux Romains (Rom. iv. 1-25), de se passer de l'argument qui fait dériver la filiation d'Abraham des croyants (Gal. iii. 6-29) du fait qu'ils sont la véritable semence d'Abraham en vertu de leur être-en-Christ, et qui fait des croyants la semence d'Abraham uniquement par leur acte de foi. En tant qu'homme appartenant à la fois à la circoncision et à la non-circoncision, Abraham était appelé à être le père des croyants, qu'ils soient juifs ou païens (Rom. iv. 11-12). A côté des spéculations sur Abraham et le Christ, apparaît aussi dans l'épître aux Romains celle sur Adam et le Christ qui est en harmonie avec sa tendance à des sympathies humaines universelles. Adam est, par son péché et sa mort, l'ancêtre de ceux qui sont destinés à la mort ; Le Christ est l'ancêtre de ceux qui doivent hériter de la vie (Rom. v. 12-21). Ce parallèle est déjà établi en 1 Cor. XV. 22 et XV. 45-49, sauf qu'ici la mort d'Adam ne découle pas expressément de sa nature pécheresse, mais, plus généralement, de sa nature d'être terrestre. Le premier Adam est l'homme psychique, créé à partir de matériaux terrestres ; le second, le Christ, est l'homme « pneumatique » (spirituel), qui vient du ciel. Cette conception du second Adam n'a, comme nous l'avons vu plus haut (p. 167), rien à voir avec les mythes persans, indiens ou hellénistiques de l'Homme primordial.
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Paul a-t-il réellement réussi, dans l'épître aux Romains, à fournir à la doctrine de la justification par la foi des preuves tirées de ses propres présupposés, et à la placer ainsi sur une base indépendante ? A-t-il deux conceptions indépendantes de la rédemption, l'une quasi-physique, l'autre intellectuelle ?
Pendant longtemps, les savants ont supposé que la doctrine qui occupait une place si importante dans les épîtres aux Galates et aux Romains devait être la doctrine dominante de l'enseignement de Paul. Et cette conclusion semblait d'autant plus évidente que nous ne concevons pas la rédemption comme quelque chose de quasi-physique, mais comme une appropriation intellectuelle de ce que le Christ est pour nous. Ce qui rend la doctrine quasi-physique de la rédemption du mysticisme de Paul si étrangère à nos yeux, c'est qu'elle est un événement collectif, conditionné par le cosmos. La doctrine de la justification par la foi est, au contraire, individualiste et non cosmique. La rédemption est pour elle quelque chose qui se passe entre Dieu, le Christ et le croyant. Par conséquent, la théologie n'a compris que la doctrine de la rédemption de Paul qui a des affinités avec la nôtre, et elle a considéré la doctrine quasi-physique, quand elle a finalement été introduite dans son champ de vision, comme une curieuse ligne de pensée subsidiaire. 1 C'est pourquoi on a tenté jusqu'à présent de considérer l'être-en-Christ comme une simple forme allotropique — pour emprunter une analogie chimique — de la croyance au Christ, sans laisser planer le moindre doute sur les résultats singulièrement insatisfaisants de cette expérience d'alchimie.
1 Voir p. 17, sup.
En prenant comme point de départ la doctrine de la justification par la foi, la compréhension du monde de pensée paulinien a été rendue impossible. Les interprètes l'ont modernisée inconsciemment. Et, de plus, ils ont oublié que, même si nous avons le goût de nous représenter les résultats de la mort de Jésus comme appropriés par l'esprit, il y adhère encore quelque chose d'étranger à notre pensée. Le pardon sans cesse renouvelé des péchés que les religieux ont cherché à y trouver, tant à l'époque de la Réforme qu'à l'époque moderne, lui est inconnu et impossible. La mort expiatoire du Christ n'y concerne que les péchés commis dans l'ancienne condition d'existence, c'est-à-dire avant le baptême (Rom. iii, 25). La doctrine paulinienne de la justification par la foi n'est rien d'autre qu'une formulation particulière de la conception chrétienne primitive de la possibilité de repentir obtenue par la mort de Jésus.
Il est impossible, à bien des égards, de déduire de la doctrine de la justification par la foi la doctrine de la rédemption quasi physique de la mystique de l'être en Christ. La seule question qui se pose est donc de savoir si cette dernière doctrine peut réellement se tenir à côté de la première, sur la base de sa propre logique, ou si elle ne présente qu'un résultat qui était déjà présent dans l'autre.
Il y a une série de faits qui suggèrent que la doctrine de la rédemption, qui est appropriée mentalement par la foi, n'est qu'un fragment de la doctrine mystique de la rédemption plus complète, que Paul a rompue et peaufinée pour lui donner la réfraction particulière dont il a besoin.
Quels sont ces faits ?
Dans l'épître aux Galates, où elle nous est présentée sous sa forme la plus simple et la plus originale, la doctrine de la justification par la foi n'est pas encore indépendante, mais s'élabore à l'aide de conceptions tirées de la doctrine eschatologique de l'être-en-Christ.
Que ce soit dans l'épître aux Galates ou dans l'épître aux Romains, elle n'apparaît que dans les cas où il s'agit de débattre de la Loi et, ce qui est très significatif, seulement dans les cas où il s'agit de fonder un argument scripturaire sur Abraham, qui n'était pas encore circoncis. C'est seulement lorsqu'elle peut trouver un point d'ancrage dans cet argument scripturaire qu'elle prend toute son importance.
Un autre point qui plaide fortement en faveur de la doctrine de la justification par la foi, qui n'est qu'un fragment de la doctrine de la rédemption, est que Paul n'y associe pas les autres bienfaits de la rédemption, la possession de l'Esprit et la résurrection. Une fois que Paul a laissé derrière lui la discussion nécessitée par son argumentation scripturale sur la justification par la foi et la justification par la Loi, elle ne lui est plus d'aucune utilité. Ni dans la recherche d'une base pour l'éthique, ni dans les doctrines du baptême et de la Sainte Cène, il n'y a recours d'aucune façon. Dans la doctrine de la justification par la foi, sa pensée se limite au fait que le croyant est justifié par la mort expiatoire de Jésus, sans chercher d'issue à partir de ce fait et des autres faits de la rédemption. La doctrine de la rédemption ne peut être développée dans son ensemble qu'à partir de la doctrine mystique de l'être-en-Christ.
La question se pose donc de savoir si c'est réellement de la réflexion sur la mort expiatoire de Jésus que Paul a tiré sa conviction de l'incompatibilité du pardon divin des péchés avec l'effort humain d'être autant que possible juste devant la Loi, ou si cette conviction n'était pas une donnée fixe de la doctrine mystique de l'être-en-Christ, qu'il présente simplement sous la forme de la doctrine de la mort expiatoire de Jésus.
En réalité, rien dans la conception de la mort expiatoire de Jésus ne nécessite la négation de la Loi. Il faut remarquer que dans Galates 3, 13, où l’annulation de la Loi est prouvée par la mort de Jésus sur la Croix, cette mort n’est considérée en aucune manière comme une mort expiatoire, mais simplement comme un acte contraire à la Loi. Logiquement, Paul aussi, comme les apôtres de Jérusalem et le reste des croyants, aurait pu considérer le pardon des péchés accordé par Dieu par le Christ comme quelque chose de complémentaire à la Loi. Même si la justice par la foi, en tant que complément de la justice par la Loi, est placée si haut que celle-ci est réduite à l’insignifiance, cela ne justifie pas de conclure de la mort expiatoire de Jésus qu’un effort concomitant vers la justice par la Loi doit être réprouvé. En d’autres termes, Paul n’a pas tiré l’idée de la libération de la Loi de la conception de la mort expiatoire de Jésus, mais, au contraire, il y a intégré cette idée.
D’où vient donc cette conviction du lien essentiel entre la libération de la Loi et le pardon des péchés ?
De la doctrine mystique de l'être-en-Christ.
Cette mystique a sa propre doctrine de la rémission des péchés. Elle ne dépend pas du fait que la mort de Jésus soit une mort expiatoire, mais de sa mort en tant que telle et, de plus, de sa résurrection. Cette rémission des péchés est obtenue par le fait que le Christ est venu dans un corps de chair et que, par sa mort et sa résurrection, il a fait de la chair, avec toute la faute qui lui est attachée, comme si elle n'existait pas. Et la rémission s'obtient, non par la foi, mais par le fait que le croyant est libéré, par sa mort et sa résurrection avec le Christ, non seulement de l'état de chair, mais aussi du péché qui y est lié. Il ne s'agit pas tant d'une rémission du péché que d'une annulation du péché, ce qui revient en fait à le pardonner. Cette rémission du péché n'est pas appropriée par le croyant, mais a lieu en lui à partir du moment où il passe par la mort et la résurrection avec le Christ.
Romains 8. 3-4 : « parce que ce qui était impossible à la loi, à cause qu'elle était faible en la chair, Dieu ayant envoyé son propre Fils en forme de chair de péché, et pour le péché, a condamné le péché en la chair : afin que la justice de la loi fût accomplie en nous, qui ne marchons point selon la chair, mais selon l'Esprit. »
2 Cor. v. 17-19 : « Si donc quelqu'un est en Christ, il est une nouvelle créature; les choses vieilles sont passées : voici, toutes choses sont faites nouvelles. Or tout cela vient de Dieu, qui nous a réconciliés avec lui par Jésus-Christ, et qui nous a donné le ministère de la réconciliation. Car Dieu était en Christ, réconciliant le monde avec soi, en ne leur imputant point leurs péchés, et il a mis en nous la parole de la réconciliation. »
2 Cor. v. 21: « Car il a fait celui qui n'a point connu de péché, être péché pour nous, afin que nous devinssions justes devant Dieu par lui. »
C’est une erreur de rapprocher, comme on le fait souvent, les idées de 2 Cor. v. 17-21 avec celles de Rom. iii. 21-26, comme si les premières se référaient, comme les secondes, à la mort expiatoire. Dieu ici « fait de Christ un péché » (2 Cor. v. 21), non par la mort expiatoire, mais en le faisant venir dans la chair du péché qui devait être détruite par sa mort et sa résurrection. Dans tous les cas où, en rapport avec la mort de Jésus, les expressions « avec Christ » ou « en Christ » sont utilisées et la résurrection est mentionnée, sa mort est considérée non pas comme une mort expiatoire mais comme une mort partagée par le croyant.
Un exemple intéressant de ce qui précède se trouve dans 2 Corinthiens v. 15 : « ...que si un est mort pour tous, tous aussi sont morts; et qu'il est mort pour tous, afin que ceux qui vivent, ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour celui qui est mort et ressuscité pour eux. » Ce « Un seul est mort pour tous » ne doit pas être compris ici dans le sens de l’idée d’expiation, mais dans celui de mourir avec le Christ. Le sens est que dans sa mort, tous sont morts, afin que désormais, étant morts avec lui et ressuscités avec lui, ils ne vivent que pour lui.
Et le fait qu'il soit mort pour tous ne signifie pas que sa mort s'applique à tous les hommes. Par « tous », il faut entendre seulement la totalité des élus.
Le pardon des péchés qui résulte de l’être en Christ découle à la fois de la mort et de la résurrection de Jésus. Et en effet, l’importance de la résurrection est ici si grande que Paul peut effectivement représenter le pardon des péchés comme fondé sur elle. Ainsi, il écrit aux Corinthiens (1 Cor. xv. 17) : « et si Christ n'est point ressuscité, votre foi est vaine, et vous êtes encore dans vos péchés : »
Pour le sentiment moderne, cette doctrine de la rémission des péchés comme annihilation du péché paraît trop objective et matérielle. Nous ne nous résignons pas facilement à voir un processus quasi physique prendre la place d'une appropriation intérieure. Mais en réalité, cette doctrine quasi physique de la rémission des péchés est irradiée de vie, car la rémission des péchés est en elle une expression de l'événement fondamental de la mort et de la résurrection avec le Christ.
Ainsi, dans les écrits de Paul, il y a deux conceptions indépendantes de la rémission des péchés. Selon l'une, Dieu pardonne en conséquence de la mort expiatoire de Jésus ; selon l'autre, il pardonne parce que, par sa mort et sa résurrection avec le Christ, il a fait abolir ensemble la chair et le péché, de sorte que ceux qui sont morts et ressuscités avec le Christ sont, aux yeux de Dieu, des êtres sans péché. La première de ces doctrines est traditionnelle, la seconde est propre à Paul et résulte de l'être mystique en Christ. Bien qu'il puisse s'exprimer de deux manières, sa pensée suit de préférence la ligne de la seconde, parce qu'en cela le fait de la rémission des péchés entre dans son juste rapport avec l'ensemble des faits impliqués dans la rédemption. Car il résulte, comme eux, de l'événement fondamental de la mort et de la résurrection avec le Christ.
L'un de ces faits est la libération de la Loi. C'est une donnée fixe, issue de l'être mystique en Christ, que ceux qui sont morts et ressuscités avec le Christ sont à la fois libérés du péché et de la Loi. Paul ne peut donc s'empêcher d'associer étroitement ces deux certitudes. S'il ne peut désormais concevoir la pensée du pardon des péchés sans la pensée de la libération de la Loi, c'est parce qu'il a fait l'expérience du pardon des péchés en liaison avec la conception de la mort et de la résurrection avec le Christ. S'il n'en avait pas été ainsi, il aurait pu, comme d'autres, unir le pardon des péchés accordé par Dieu à l'effort pour une vie conforme à la Loi. Mais, en l'état actuel des choses, il se trouve contraint d'exprimer l'incompatibilité du pardon des péchés avec la Loi, même dans sa formulation de la doctrine traditionnelle du pardon des péchés par la mort expiatoire de Jésus.
Il est probable que, par son expérience sous la Loi, la possibilité de la justice par la Loi lui était déjà devenue plus ou moins problématique, même si ce n'était pas au point où il la présente dans l'épître aux Romains, où il donne à son expérience antérieure la précision et la portée qu'elle avait prises pour lui à la lumière de la solution qu'il avait découverte plus tard. Mais si intense que fût le conflit qui l'entourait, si claire que fût la croyance en la messianité de Jésus qui s'empara de lui à Damas, lui eût indiqué la direction dans laquelle se trouvait la solution, la libération de la Loi et l'incompatibilité de la Loi avec la grâce de Dieu ne devinrent une certitude pour lui qu'au moment où il les perçut comme les conséquences nécessaires, tant en fait qu'en pensée, de la mort et de la résurrection mystiques avec le Christ.
Nous ne savons pas quand cela se produisit pour la première fois. Nous devons supposer qu'il avait acquis cette conviction au plus tard immédiatement après le premier voyage missionnaire, au terme duquel, selon le récit de l'épître aux Galates, il monta à Jérusalem pour combattre la lutte pour la libération des chrétiens païens de la Loi. Que la doctrine mystique de l'être-en-Christ ait été élaborée à l'époque de la rédaction de la première épître aux Thessaloniciens, cela est démontré par l'apparition dans celle-ci du concept de « les morts en Christ » (1 Thess. IV, 16), ainsi que par l'emploi général de la formule « en Christ » 1 .
1 1 Thes. i. 1 et ii. 14 (Église en Christ), iv. 1 (exhorter en Christ), v. 12 (présider en Christ), v. 18 (volonté de Dieu en Christ).
Paul est donc contraint par son mysticisme de reformuler la doctrine de la mort expiatoire de Jésus, dans le sens d’y insérer la doctrine de la libération de la Loi. Cela n’est pas possible par une logique simple, car il n’y a aucun argument contre la validité de la Loi qui puisse être déduit directement de la mort expiatoire de Jésus. Tout ce qu’on peut faire, c’est donc de rapprocher étroitement la doctrine de la libération de la Loi de la doctrine de la mort expiatoire de Jésus au moyen d’ingéniosités logiques. Paul le fait en montrant par l’argument de la prophétie que la seule justice valable est celle qui vient de la foi seule, et que la justice par les œuvres est incompatible avec la justice par la foi. Il est possible d’expliquer l’idée de justice en dehors des œuvres de la Loi au moyen de ce raisonnement ingénieux ; mais elle n’aurait jamais pu en découler. La doctrine de la justification par la foi est donc un cratère subsidiaire, qui s’est formé à l’intérieur du bord du cratère principal — la doctrine mystique de la rédemption par l’être-en-Christ.
Qu'il s'agisse d'une construction de pensée contre nature, cela ressort clairement du fait que Paul parvient par ce moyen à l'idée d'une foi qui rejette non seulement les œuvres de la Loi, mais les œuvres en général. Il ferme ainsi la voie à une théorie de l'éthique. C'est le prix qu'il paie pour pouvoir trouver la doctrine de la libération de la Loi dans la doctrine de la mort expiatoire de Jésus.
Mais il importe peu à Paul qu'il n'y ait pas de voie logique qui mène de la justification par la foi à une théorie de l'éthique. En effet, dans sa mystique, l'éthique est naturellement liée à l'idée de la rémission des péchés et de la rédemption en général. L'éthique y est un phénomène résultant tout aussi naturel de la mort et de la résurrection avec le Christ que la libération de la chair, du péché et de la Loi ou le don de l'Esprit. Elle est une conséquence effective de la rémission des péchés, que Dieu réalise par la destruction de la chair et du péché. Comme Paul a l'habitude de penser à la rédemption dans le sens de la doctrine mystique de l'être en Christ, il lui importe peu que dans la doctrine subsidiaire de la justification par la foi il ait fermé la voie à l'éthique. Il veut que cette doctrine subsidiaire lui permette, sur la base de la conception traditionnelle de la mort expiatoire du Christ, de mener sa controverse avec la Loi au moyen de l'argumentation de l'Écriture. Il ne lui demande pas davantage. Mais ceux qui ont ensuite fait de sa doctrine de la justification par la foi le centre de la croyance chrétienne ont eu la tragique expérience de découvrir qu'ils avaient affaire à une conception de la rédemption dont aucune éthique ne pouvait logiquement découler.
Comme le lien étroit entre la libération de la Loi et la rémission des péchés lui est assuré à l'origine par l'être mystique en Christ, c'est sous cet angle qu'il le développe lorsqu'il veut lui donner son fondement premier. Ainsi, dans l'épître aux Galates, avant de passer à la doctrine de la justice par la foi, il expose la libération de la Loi et les autres justices qui l'accompagnent comme conséquence de la crucifixion et de la résurrection avec le Christ (Gal. 2, 12-21). Dans l'épître aux Romains, il se produit une chose étonnante : après avoir longuement présenté la nouvelle justice comme venant de la foi au sacrifice expiatoire du Christ (Rom. 3, 1-v. 21), elle est expliquée une seconde fois, sans aucune référence à l'exposé précédent, comme fondée sur la mort et la résurrection mystiques avec le Christ (Rom. 6, 1-viii, 1). C'est à la présence de ces deux exposés indépendants de la même question que doit l'impression confuse que l'épître aux Romains fait toujours sur le lecteur.
Pour toutes ces raisons, il est évident que la doctrine de la justification par la foi est incomplète et inapte à être considérée comme une doctrine isolée. Mais c'est ce fragment de doctrine de la rédemption qui s'est révélé le plus influent de tous les enseignements de Paul. En raison de la formule qu'il y a établie, il est devenu le champion de la souveraineté divine partout où elle était menacée dans la chrétienté. Chaque fois que la foi était tentée de transiger avec les pensées et les ordonnances humaines et qu'elle perdait la conscience vivante du péché et de la rédemption, elle était à nouveau ébranlée par la doctrine de Paul sur la vraie justice. Et lorsqu'un homme d'esprit religieux se présentait pour défendre la pureté de la pensée religieuse, il pouvait toujours faire appel aux affirmations avec lesquelles Paul avait combattu ce combat en son temps.
Car qu'importe que la logique de la doctrine de la justification par la foi soit en elle-même discutable et qu'elle devienne étrangère aux temps ultérieurs ? Ce qui est efficace en elle, c'est la conviction qui s'efforce de se revêtir d'une forme, que Paul affirme en paroles bouleversantes comme quelque chose qu'il a lui-même expérimenté et qui devait être constamment expérimenté à nouveau dans le cœur des hommes.
C'est pourquoi il a toujours été important que la libération de la Loi, qui a son fondement dans l'être mystique en Christ, soit aussi formulée par Paul comme justice par la foi.
MYSTIQUE ET SACREMENTS
Quels étaient les sacrements tels que Paul les a trouvés dans le christianisme primitif, et qu’en a-t-il fait ?
L'opinion générale est que le baptême et la Sainte Cène étaient dans la communauté chrétienne primitive des sortes de cérémonies symboliques, et que c'est avec Paul qu'ils sont devenus de véritables sacrements.
La théologie a atteint ce point de vue en réfléchissant de façon évidente que le judaïsme n'avait pas de sacrements, pas plus que de mystique. Le christianisme n'a donc pas pu apporter avec lui du judaïsme quoi que ce soit de sacramentel. L'hellénisme, au contraire, a pensé dans une optique sacramentelle. C'est donc de ce côté que les sacrements ont été importés dans le christianisme, et cela (selon la théorie) s'est produit par l'intermédiaire de Paul, car dans son enseignement le baptême et la Sainte Cène ont déjà un caractère clairement sacramentel.
On ne peut échapper à cette conception que par la réflexion que le baptême et la Sainte Cène, bien que le judaïsme ne pense pas sacramentellement, peuvent néanmoins être des sacrements fondés sur des idées juives, à condition qu'ils soient des constructions eschatologiques. Car dans ce cas, il serait très facile d'expliquer pourquoi ils ont déjà chez Paul un caractère sacramentel.
Cette possibilité alternative n'a pas été sérieusement envisagée par les spécialistes du Nouveau Testament. Il leur paraît impensable que la croyance eschatologique ait pu engendrer d'elle-même des sacrements. Bousset rejette cette tentative dans la préface de son Kyrios Christos comme quelque chose d'absurde.
« Ou bien affirmera-t-on sérieusement que le sacrement est une création originale de la religion qui a pris son origine dans la prédication de Jésus et qui lui a été empruntée par le monde religieux environnant ?
Cela ne sera guère possible, à moins qu’avec Albert Schweitzer – qui, cependant, a un sens du problème en question beaucoup plus aigu que la plupart des savants qui rejettent a limine la religion comparée – on ne fasse une tentative désespérée de faire dériver le sacrement chrétien de l’eschatologie. »1
1 Wilhelm Bousset, Kyrios Christos , 1913. Préface, p. 14. Sur Bousset, voir pp. 29-33. Il oublie que le mouvement qui a donné naissance au christianisme n'a pas commencé avec la prédication de Jésus, mais avec celle de Jean-Baptiste. Et Jean-Baptiste a prêché... le baptême !
Johannes Leipoldt, dans son ouvrage de grande valeur Die urchristliche Taufe im Lichte der Religionsgeschichte (78 pp. ; Leipzig, 1928), ne prend pas en considération la possibilité de sacrements eschatologiques et se trouve ainsi obligé de faire dériver le baptême chrétien et la Sainte Cène des mystères hellénistiques. A propos de l'interprétation de Paul du baptême comme mort et résurrection avec le Christ (Rom. VI, 3-6), il remarque : « C'est là une preuve tangible que Paul utilise la manière de penser et d'exprimer qui est caractéristique des mystères » (p. 62).
Et l’imagination historique et religieuse s’épanouit abondamment chez Richard Reitzenstein, Die Vorgeschichte der christlichen Taufe. Mit Beitragen von L·Troje (399 pp. ; Leipzig et Berlin, 1929).
Bousset est donc prêt à entreprendre de prouver que Paul a tiré de l'hellénisme à la fois sa mystique et la conception sacramentelle du baptême et de la Sainte Cène ; comme si ce n'était pas un projet au moins aussi désespéré que celui de faire dériver les sacrements de l'eschatologie.
Or, nous avons vu plus haut que la mystique de l'être-en-Christ n'a rien d'helléniste. Et, cela étant, on peut se demander si Paul a pu emprunter à l'hellénisme la conception sacramentelle du baptême et de la Sainte Cène. Comment peut-on supposer qu'il est helléniste dans sa pensée sur les sacrements alors qu'il ne l'est pas dans le reste de sa pensée ? De plus, quand on saisit bien les faits de son enseignement, on voit que ses sacrements, bien qu'ils présentent une analogie extérieure avec ceux des religions à mystères, n'ont pas de réelle affinité de pensée avec eux, parce qu'ils ne reposent pas, comme ces derniers, sur un symbole qui se renforce en réalité.2
2 Voir ci-dessus, pp. 18-21, sup.
Puisque la tentative d'expliquer la conception sacramentelle du baptême et de la Sainte Cène chez Paul à partir des religions à mystères est d'avance condamnée à l'échec, il ne reste plus d'autre voie que de déduire leur caractère sacramentel de l'eschatologie.
Il est surprenant que les possibilités de la pensée sacramentelle inhérentes à la croyance eschatologique n’aient pas été observées depuis longtemps. Que signifie, après tout, « sacramentel » ? Au sens le plus général, cela signifie qu’en participant à un dispositif déterminé, à une cérémonie considérée comme ayant des pouvoirs efficaces, on atteint quelque chose qui se rapporte à une vie supérieure. Si, comme dans la pensée hellénistique et dans la nôtre, la conception de la vie supérieure est dominée par l’antithèse simple et intemporelle du matériel et du spirituel, le sacrement consiste en quelque chose de spirituel médiatisé par quelque chose de matériel. Le sentiment religieux eschatologique appréhende l’antithèse entre le supérieur et l’inférieur, et aussi entre le futur et le présent. N’est-ce pas là la possibilité donnée que, par analogie avec les cultes rédempteurs hellénistiques, les cérémonies puissent recevoir une valeur sacramentelle dans le sens où elles donnent l’assurance de ce qui est futur dans le présent ?
A mesure que la religion juive a donné de l'importance à l'attente eschatologique, elle est devenue une religion de rédemption ; à mesure qu'elle est devenue une religion de rédemption, elle a eu besoin du sacramentel. L'assurance d'une délivrance future acquiert chez elle la même importance que l'assurance d'appartenir au monde spirituel avait dans la vie religieuse hellénistique. Le fait que les érudits du Nouveau Testament aient fait depuis peu cette simple réflexion, par laquelle l'attente eschatologique est mise en analogie avec la vie religieuse hellénistique, montre seulement combien il lui est difficile d'ouvrir les yeux sur des aspects de la réalité qui, pour une raison ou une autre, ont été habituellement négligés.
Que l'eschatologie puisse donner naissance à des conceptions de caractère sacramentel, c'est ce que montre l'idée, qui y joue un rôle considérable, d'être désigné pour le salut. Dans Ezéchiel, ceux qui doivent être épargnés au jour de la visitation de Jérusalem sont marqués par un homme vêtu d'un vêtement de lin, désigné par Dieu pour cela, et portant un signe sur leur front (Ez 9, 4-11). Dans les Psaumes de Salomon, les pieux sont sauvés au jugement divin, qui précède la venue du Messie, en portant sur eux le signe de Dieu, tandis que les impies sont marqués par le signe de la destruction.
Ps. Sol. xv. 4-9 : « La flamme du feu et la colère contre l’impie ne l’atteindront pas (le pieux),
Quand elle sortira de la face de l'Éternel sur les méchants. Car les justes portent sur eux le signe de Dieu qui les sauve. La faim, l'épée et la mort demeurent loin des justes; car ils fuient devant les justes comme fuient les persécutés dans la bataille. Mais ils poursuivent les impies et s'en emparent; et ceux qui commettent l'injustice n'échappent pas au jugement de l'Éternel.
Ils sont pris comme par des ennemis guerriers, Car le signe de la destruction est sur leurs fronts. 5
L’idée d’être marqué d’un signe, ou scellé, en signe de délivrance et d’entrée dans le Royaume messianique, a continué à jouer un rôle important dans l’eschatologie chrétienne. Paul donne à la possession de l’Esprit la signification d’un scellement (2 Cor. i. 22), et se glorifie de porter sur son corps « les marques de Jésus » (Gal. vi. 17). Dans l’épître aux Éphésiens (i. 13, iv. 30), la possession de l’Esprit est également considérée comme un scellement en prévision du jour de la rédemption. Dans l’Apocalypse, les serviteurs de Dieu sont scellés avant le début de la grande persécution (Apoc. vii. 3). Ceux qui n’ont pas le sceau sur eux sont livrés aux tourments (Apoc. ix. 4). L’Antéchrist tente les hommes pour qu’ils prennent son signe sur leur main droite et sur leur front (Apoc. xiii. 16, xx. 4). Dans la deuxième épître de Clément, il est fait mention de ceux « qui ne gardent pas leur serment » (2 Clém. vii. 6).
Or, si l'attente eschatologique devient si intense que les hommes deviennent convaincus qu'ils sont destinés à faire l'expérience du jugement et de l'avènement du Royaume, une nouvelle question surgit. Se trouvant ainsi au point où l'eschatologie de l'attente passe à l'eschatologie de fait, ils désirent savoir comment ils peuvent acquérir d'avance l'assurance de la délivrance au jour du jugement et de la possession de la gloire à venir. Celui qui leur prêche la proximité de la fin doit satisfaire à ce besoin. C'est pourquoi Jean, lorsqu'il vient annoncer que le Royaume est proche, au lieu de se lancer dans des descriptions des événements à venir, exige la repentance et désigne par le baptême ceux qui sont destinés à trouver la grâce.
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En effet, Jean-Baptiste fait savoir à ceux qu'il baptise que, s'il les a baptisés d'eau, celui qui doit venir, plus grand que lui, les baptisera de l'Esprit. Ce faisant, il ne présente pas son baptême, comme on le suppose toujours, comme un acte provisoire, purement symbolique, qui ne fait qu'annoncer le véritable baptême, mais il le place en rapport avec celui-ci. Il promet à ceux qu'il baptise que, grâce à ce qu'il a fait maintenant en vue de leur pénitence, ils ont reçu une consécration initiatique qui, lors de l'effusion prochaine de l'Esprit, les rendra aptes à recevoir l'Esprit et, en tant qu'hommes doués de l'Esprit, à passer par le jugement pour entrer dans le Royaume.6 Pour souligner de la manière la plus forte possible le lien étroit entre le baptême et l’effusion de l’Esprit, il représente cette effusion, qui doit avoir lieu lors de la venue de celui qui est plus grand que lui et qui doit venir, comme un baptême par celui qui est plus grand et avec l’Esprit. Comme nous l’avons vu, « celui qui doit venir », le plus grand que Jean, n’est pas le Messie, mais Élie, qui devait revenir sur terre comme le précurseur du Messie. Aussi, aussi étrange que cela puisse nous paraître à tous, Jean-Baptiste se considère-t-il comme le précurseur du précurseur. 1 Il se présente avec sa prédication de repentance et son baptême afin qu’Élie, qui devait venir, et l’Esprit attendu, trouvent une multitude préparée et consacrée, prête à les recevoir.
Voir aussi p. 162, sup.
1 Voir p. 162, sup.
Comme une plongée dans l'eau, ce baptême de Jean est un acte symbolique de la purification du péché. Mais il est aussi plus que cela : il garantit l'efficacité de la repentance comme préparation à l'effusion de l'Esprit et au Jugement.
L'existence du baptême johannique n'est donc pas aussi énigmatique qu'on le suppose habituellement. Il s'agit d'une création originale, dotée d'une signification propre, issue de nécessités eschatologiques. La seule chose qui reste obscure à ce sujet est la manière dont Jean-Baptiste en est venu à choisir le lavage comme signe cérémoniel. Était-il simplement amené à cela par la signification naturelle de ce dernier et par le rôle que joue l'idée du lavage chez les prophètes, ou bien les lavages cérémoniels juifs, esséniens ou autres, inconnus à nos yeux, ont-ils contribué à leur influence ? Cette dernière hypothèse est tout à fait inutile.
La manière dont Dieu prescrit dans les Prophètes une grande purification par l'eau en vue du jugement montre clairement comment un homme appelé, aux temps de la fin, peut la réaliser. Le passage d'Ézéchiel (Ez 36, 25-26) est particulièrement significatif : il est question à la fois de l'aspersion d'eau et de l'effusion de l'Esprit.
Esaïe 1. 15-16 : « vos mains sont pleines de sang. Lavez-vous, nettoyez-vous, ôtez de devant mes yeux la malice de vos actions ; cessez de mal faire. » ·
Esaïe iv. 3-4 : « Et il arrivera que celui qui sera resté dans Sion, et qui sera demeuré de reste dans Jérusalem, sera appelé saint; et ceux qui seront dans Jérusalem, seront tous marqués pour vivre ; quand le Seigneur aura lavé la souillure des filles de Sion, et qu’il aura essuyé le sang de Jérusalem du milieu d’elle, en esprit de jugement, »
Zacharie xiii. 1 : « EN ce temps-là il y aura une source ouverte en faveur de la maison de David, et des habitants de Jérusalem, pour le péché et pour la souillure. »
Jér. iv. 14 : « Jérusalem, nettoie ton cœur de ta malice, afin que tu sois délivrée »
Ézéchiel XXXVI, 25-26 : « Et je répandrai sur vous des eaux nettes, et vous serez nettoyés; je vous nettoierai de toutes vos souillures et de toutes vos idoles. Je vous donnerai un nouveau cœur, je mettrai au dedans de vous un esprit nouveau »
Jean trouve donc l'idée du baptême au même endroit où il trouve l'effusion de l'Esprit, c'est-à-dire dans les Prophètes. Et toutes les lustrations qui ont été ou pourront être découvertes par la religion comparée ne peuvent pas contribuer autant à l'explication de l'occurrence du baptême johannique dans ces passages des Prophètes, car la référence presque dominante du lavage au jugement à venir, à l'effusion de l'Esprit et au Royaume messianique y manque nécessairement. La question de la dérivation du baptême de Jean est cependant relativement sans importance, car dans l'originalité complète de sa signification, il ne peut être expliqué par aucun autre baptême.
La question de savoir si Jean fut influencé par le baptême des prosélytes juifs reste ouverte. Il est très probable que la pratique du baptême des prosélytes ait existé avant l’an 70 de notre ère, bien que les rares références à ce sujet datent d’une période ultérieure. 1 Il est en fait tout à fait concevable qu’elle ait pu être adoptée dans le judaïsme à une époque où le baptême était pratiqué par les chrétiens. Il est curieux que Justin Martyr, dans son Dialogue avec Tryphon, ne fasse aucune référence au baptême des prosélytes juifs comme imitation du baptême chrétien.
1 L'étude de Johannes Leipoldt, Die urchristliche Taufe im Lichte der Religionsgeschichte (Leipzig, 1828), qui rassemble aux pages 1 à 25 le matériel disponible, montre à quel point nous savons peu de choses sur le baptême des prosélytes juifs .
Il n'est pas facile de comprendre que le baptême destiné à assurer aux Juifs le pardon des péchés et la réception de l'Esprit ait été suggéré à Jean par les lustrations pratiquées par les Gentils lors de leur conversion au judaïsme. En tout cas, la signification du baptême johannique ne peut pas être déduite du baptême des prosélytes juifs.
Une autre raison pour laquelle le baptême de Jean n’a pas d’équivalent dans la religion comparée est qu’il est l’acte autoritaire d’un homme qui se sentait doté de pouvoirs pléniers. Son efficacité ne résidait pas en lui-même mais dans celui qui l’accordait.
Que Jean lui-même considère son baptême comme un sacrement qui garantit le salut au jugement, cela ressort clairement de ce qu'il dit au sujet des pharisiens et des sadducéens qui venaient se faire baptiser par lui. Ses paroles (Mt 3, 7) : « Race de vipères! qui vous a avertis de fuir la colère à venir? » montrent clairement que s'il les baptise, ils auront la certitude d'être acquittés au jugement. Il s'étonne seulement, et s'indigne, qu'ils aient la lucidité de voir en son baptême le moyen efficace de délivrance. Mais il ne le leur refuse pas.
Pour Jésus aussi, le baptême de Jean est un acte cérémoniel qui opère de façon surnaturelle. Quand les prêtres et les lévites lui demandent de justifier l'autorité qu'il prend sur lui dans le Temple, il leur pose la question contraire : le baptême de Jean vient-il du ciel ou des hommes ?
La réponse qu'il tient pour juste, à savoir : du ciel, ils ne peuvent la donner, car ce faisant, ils témoigneraient contre eux-mêmes qu'ils n'ont pas rendu l'honneur qui lui est dû à une institution fondée sur une autorité céleste (Mc xi, 28-33).
Que le baptême doive être considéré comme un moyen efficace d'obtenir les gloires du Royaume messianique, c'est ce qu'implique Jésus quand, en réponse aux deux disciples qui lui avaient demandé une place à sa droite et à sa gauche, il parla de la souffrance de la mort, par laquelle il devait atteindre sa gloire messianique, comme son baptême (Mc 10, 38-39).
Les quelques affirmations que nous possédons dans les deux premiers Évangiles au sujet du baptême de Jean montrent donc clairement qu'il s'agit d'un sacrement eschatologique.
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Mais comment se fait-il que ce baptême, administré par Jean en vertu de son autorité spéciale, apparaisse de lui-même, pour ainsi dire, sans commandement de Jésus dans la communauté chrétienne ?7 La réponse est qu’il est né comme un sacrement eschatologique.
Le fait que la tradition place le commandement de baptiser dans la bouche de Jésus après sa résurrection (Mt xxviii, 19-20) montre qu'il s'agit ici d'une conception postérieure. Et cela est confirmé par le fait que le commandement baptismal présuppose non pas le baptême au nom du Christ, mais du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
La communauté chrétienne n'en fit rien de différent de ce qu'elle avait été pour Jean. Elle resta pour elle un acte qui garantissait l'efficacité de la pénitence, comme préparation à l'effusion de l'Esprit et au salut au jugement. Ce qui détermina la prise en charge du baptême fut sans doute le fait que la communauté primitive se forma sur le sol juif, et sans doute principalement parmi les adeptes du mouvement de croyance au Royaume à venir, qui avait pour origine les adeptes de Jean, qui en vinrent plus tard à croire en Jésus comme Messie. Et l'attitude respectueuse que Jésus adopta envers Jean et son baptême a peut-être aussi eu une importance en relation avec l'apparition du baptême dans la communauté chrétienne.
Il est tout à fait faux de considérer le baptême des premiers chrétiens comme une répétition, avec une signification similaire, du baptême de Jésus. Cette opinion ne trouve aucun appui dans les passages antérieurs sur le baptême chrétien. Jusqu'à Ignace, le baptême de Jésus n'est jamais associé d'une quelconque manière au baptême chrétien, et le lien qu'Ignace établit entre eux ne signifie pas que le baptême chrétien soit une répétition du baptême de Jésus.
Ignat. Ad Eph. xviii. 2 : « Jésus est né et a été baptisé afin que par sa passion il purifie les eaux. »
Justin ne met pas du tout en rapport le baptême de Jésus avec le baptême chrétien, se contentant de penser que le bois de la croix se révèle dans l'eau du baptême comme un moyen de délivrance pour les croyants, comme le bois de l'arche le fut dans les eaux du déluge pour Noé et sa famille ( Dial, cxxxviii.). Ce n'est qu'avant Irénée ( Adv. Haer. iii. 9, 3) et Tertullien ( Adv. Judaeos viii.) que Jésus, par son baptême, crée le baptême chrétien.
La communauté chrétienne a donc pris à son compte le sacrement eschatologique de Jean-Baptiste. Comment se fait-il que cette cérémonie, dont la signification résidait dans le fait qu'elle était accomplie par lui, soit désormais pratiquée par d'autres ? La réponse est que son autorité a été remplacée par l'autorité de l'Église.
L'Évangile de Jean cherche à résoudre l'énigme de l'apparition du baptême de Jean-Baptiste dans la communauté chrétienne en faisant administrer le baptême d'eau par les disciples de Jésus de son vivant (Jean IV, 1-2). C'est un expédient ultérieur.
Les courants d'influence qui transformèrent le sacrement eschatologique, hérité de Jean-Baptiste, en baptême chrétien, se firent sentir de deux côtés. L'attente eschatologique reçut un contenu plus précis dans la communauté chrétienne primitive par la croyance en la messianité de Jésus. Le baptême de l'Esprit, attendu par Jean-Baptiste comme un effet futur du baptême, était donc devenu une réalité, comme le montrent clairement les manifestations extatiques chez les baptisés. Le baptême d'eau est donc en même temps baptême de l'Esprit. Ainsi, par les faits, le baptême johannique tel qu'il était pratiqué dans la communauté chrétienne devint baptême chrétien. Dès lors, ce baptême d'eau, qui est en même temps baptême de l'Esprit, fut opposé au simple baptême d'eau de Jean, et l'on perdit la conscience qu'il était originellement en rapport avec ce dernier.
Cette incompréhension du véritable caractère du baptême de Jean se manifeste dans la manière dont la théorie du baptême chrétien, comme baptême d'eau et d'Esprit, est développée dans la dernière partie du récit des Actes des Apôtres. On y suppose que les croyants d'Éphèse n'avaient que le baptême d'eau et n'avaient même pas entendu dire qu'il y avait un Saint-Esprit. Ils sont ensuite baptisés de nouveau par Paul et, par l'imposition des mains de celui-ci, reçoivent l'Esprit (Actes XIX, 1-7). Le caractère artificiel de la théorie se manifeste dans la réponse de ces disciples à la question sur la nature de leur baptême précédent, selon laquelle ils avaient été baptisés « du baptême de Jean ». Le baptême de Jean est ainsi présenté, par analogie avec le baptême « pour Jésus », comme un baptême « pour » Jean. Il est tout aussi inexact de dire que Paul, à son retour, enseigne aux disciples insuffisamment baptisés que Jean n’a administré un baptême que pour la repentance, et que par « Celui qui devait venir », il entendait Jésus. L’auteur des Actes, comme les érudits actuels du Nouveau Testament, ne comprennent pas que le baptême de Jean était une préparation à l’effusion de l’Esprit, et que par « Celui qui devait venir », il entendait non pas le Messie, mais Élie. Ce récit des Actes a ainsi créé le point de vue erroné sous lequel pendant des siècles la prédication et le baptême de Jean-Baptiste ont été considérés.
Il n’est pas impossible, bien que peu probable, qu’un mouvement baptiste ait subsisté aux côtés de l’Église chrétienne primitive. En tout cas, il est très douteux que nous ayons réellement dans Actes XIX. 1-7 un récit d’une telle survivance du mouvement baptiste.
Une autre improbabilité de la théorie de cette dernière strate narrative des Actes est que l'Esprit n'a pas été donné par le baptême en tant que tel, mais seulement par l'imposition des mains des Apôtres, auxquels Paul est ici assimilé (Actes XIX, 6). De même, les Samaritains, baptisés par Philippe au nom du Christ, n'ont été en possession de l'Esprit que par l'imposition des mains ultérieure de Pierre et de Jean (Actes VIII, 12-17). La fausse théorie du baptême chrétien est donc liée à une conception erronée de l'imposition des mains des Apôtres comme complément du baptême.
La « tendance » du récit des Actes des Apôtres, XIX. 17-18, est donc de tracer une ligne claire entre le baptême johannique et le baptême chrétien, et en même temps de placer Paul, du fait que son imposition des mains confère l’Esprit, au rang des Apôtres.
En dépit de théories telles que la dépréciation du baptême johannique qui leur est associée, le fait est que le baptême pratiqué dans la communauté chrétienne primitive était identique au sacrement eschatologique, préparatoire à l’effusion de l’Esprit et à la délivrance du jugement, introduit par Jean-Baptiste, à ceci près que l’effusion de l’Esprit est désormais contemporaine du baptême par l’eau, et que le baptême a lieu au nom de Jésus, le Messie attendu. « Amendez-vous; et que chacun de vous soit baptisé au nom de Jésus-Christ, pour obtenir le pardon de vos péchés : et vous recevrez le don du Saint-Esprit. » — telle est l’exhortation de Pierre dans son discours de la Pentecôte (Actes 2, 38).
Le pardon des péchés obtenu lors du baptême ne concerne que les péchés commis avant le baptême et est considéré comme garantissant la délivrance lors du jugement à venir.
Cette vision sacramentelle du baptême, déjà présente dans le christianisme primitif, a été trouvée par Paul et reprise par lui.
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Jésus reprit la prédication de Jean-Baptiste sur la proximité du Royaume de Dieu et la porta en Galilée. Il lui eût semblé naturel de reprendre aussi le baptême par lequel les croyants de Judée avaient été consacrés en vue de la délivrance au moment du jugement et de la consécration de l'Esprit.
Pourquoi Jésus a-t-il continué la prédication de Jean-Baptiste et n'a-t-il pas aussi continué son baptême ? Que cette question n'ait jamais été jugée digne d'être étudiée par les savants paraîtra toujours incompréhensible.
Si Jésus refuse aux croyants de Galilée le baptême salvifique de Jean, ce n’est pas parce qu’il est lié à l’autorité de Jean-Baptiste. Car il possède lui-même toute autorité dans les affaires qui concernent le Royaume de Dieu et aurait pu baptiser de la même manière que Jean en vue de la dispensation de l’Esprit et de la délivrance au jugement. Il s’en est passé parce qu’il le jugeait inutile. Sa propre présence a en elle-même une signification sacramentelle. Celui qui s’attache à Lui, le futur Messie, et entre ainsi en communion avec Lui, n’a pas besoin d’être baptisé pour recevoir l’Esprit et être sauvé au jugement. Un tel homme, sans le savoir, appartient à la communion du Messie et, comme tel, a droit à toutes les bénédictions à venir .
1 Sur la signification salvatrice de la communion avec Jésus, le Messie méconnu, voir pp. 105-109, sup.
Puisque son autorité est encore plus grande que celle de Jean-Baptiste, Jésus n'a pas besoin de donner une initiation spéciale pour préparer au Royaume de Dieu. C'est pourquoi il ne continue pas le baptême de Jean, bien qu'il le considère comme venant du ciel et ayant une vertu salvifique.
A la pensée de la signification sacramentelle de sa présence, qui se communique directement, il donne une expression particulière en distribuant aux croyants réunis autour de lui, au bord du lac de Génésareth, de la nourriture de sa propre main. Il les consacre ainsi, sans qu'ils s'en rendent compte, pour être ses compagnons au festin messianique .
2 Sur la signification de l'alimentation de la multitude comme consécration à la fête messianique, voir ci-dessus, p. 107. Cf. également Albert Schweitzer, Geschichte der Leben-Jesu-Forschung, 2e édition et suivantes, p. 421.
On ne peut déterminer avec certitude si Jésus a fait cette distribution en une seule fois (et nos évangélistes rapportent la même chose à plusieurs reprises (Mc 6, 34-44, 5000 nourris ; ib 8, 1-9, 4000 nourris), ou s'il l'a fait deux fois. La première hypothèse est la plus probable.
Il est d’autant plus facile d’expliquer que ce sacrement de fête incompréhensible au bord du lac devint une nourriture miraculeuse pour une multitude que l’on trouve dans le récit d’une telle augmentation de nourriture du prophète Élisée dans 2 Rois IV, 42-44 : « Alors il vint un homme de Bahal-Salisa, qui apporta à l’homme de Dieu du pain des premiers fruits, savoir, vingt pains d’orge,… Il ordonna : « Donne cela à ce peuple, afin qu’ils mangent. » Un serviteur répondit : « Donnerais-je ceci à cent hommes? » Mais il dit encore : ‘ Donne-le à ce peuple, et qu’ils mangent. Car ainsi a dit l’Eternel : Ils mangeront, et il y en aura de reste.’ II mit donc cela devant eux, et ils mangèrent, et ils en laissèrent de reste, suivant la parole de l’Eternel. »
La première suggestion de la fête messianique des Temps de la Fin vient sans doute d’un passage du Deutéro-Isaïe, datant de l’Exil.
Ésaïe lxv. 12-14 : « Voici, mes serviteurs mangeront, et vous aurez faim;
voici, mes serviteurs boiront, et vous aurez soif ;
voici, mes serviteurs se réjouiront, et vous serez honteux.
Voici, mes serviteurs se réjouiront avec chant de triomphe pour la joie qu’ils auront au cœur ;
mais vous crierez pour la douleur que vous aurez au cœur,
Cette idée est développée dans l’Apocalypse post-exilique tardive, Isaïe xxiv-xxvii. Comme cette œuvre ne connaît rien d’un Royaume messianique, mais seulement d’un Royaume de Dieu, elle ne parle que d’un festin préparé par Dieu. — Isaïe xxv. 6 : « Et l’Eternel des armées fera à tous les peuples en cette montagne un banquet de choses grasses, un banquet de vins étant sur leur mère, un banquet, dis-je, de choses grasses et moelleuses, et de vins étant sur leur mère, bien purifiés. »
Dans le Livre d’Enoch, les élus sont les invités constants du Fils de l’Homme à son festin. — Enoch lxii. 14-15 : « Le Seigneur des esprits habitera au-dessus d’eux, et ils mangeront avec ce Fils de l’Homme, se coucheront et se lèveront pour toute l’éternité. Les Justes et les élus se lèveront de la terre, cesseront de baisser les yeux et seront revêtus de la robe de gloire. »
Selon l’Apocalypse de Baruch, la fête commence immédiatement après l’apparition du Messie. — Apoc. Bar. xxix. 3-8 : « Alors le Messie commencera à se révéler. Et Béhémoth se révélera aussi de son pays, et Léviathan s’élèvera de la mer. Les deux monstres, qui ont été créés le cinquième jour de la création et qui ont subsisté jusqu’à présent, serviront de nourriture à tous ceux qui survivront. Et la terre produira son fruit dix mille fois ; et sur un cep il y aura dix mille sarments, et un sarment portera mille grappes, et une grappe aura mille raisins, et un raisin donnera un kor de vin. »8 Et ceux qui auront eu faim seront comblés de biens. Et ce jour-là, ils verront d’autres prodiges. Car des vents sortiront de moi, qui, chaque matin, porteront avec eux des odeurs de fruits aromatiques ; et, à la fin du jour, des nuages d’où tomberont une rosée salutaire. Et ce jour-là, la manne tombera de nouveau du ciel, et ceux qui auront vécu pour voir les choses de la fin en mangeront pendant ces années-là.
Un dicton semblable sur la fécondité miraculeuse de la vigne dans le Royaume messianique est, selon Irénée v. 33, 3, rapporté par Papias comme dérivé de Jésus.
Enoch 6, 24, suppose que Léviathan et Béhémoth serviront de nourriture aux saints dans les derniers temps. Et pour eux aussi, les arbres du paradis, qui réapparaîtront sur la terre, porteront leurs fruits (Enoch 25, 4-5, 32, 3-6 ; 4 Esdras 7, 123). Dans Ezéchiel, les habitants de la nouvelle Jérusalem sont nourris des fruits des arbres qui mûrissent chaque mois, qui se trouvent sur les rives du ruisseau qui coule de la source du Temple, et des poissons de cette eau miraculeuse (Ezéchiel 47, 7-12).
Dans l’Apocalypse de Jean, la fête messianique joue aussi un rôle important. Apoc. iii. 20 : « Voici, je me tiens à la porte, et je frappe : si quelqu'un entend ma voix, et m'ouvre la porte, j'entrerai chez lui, et je souperai avec lui, et lui avec moi. » — Apoc. vii. 16-17 : « Ils n'auront plus de faim, ni de soif; et le soleil ne frappera plus sur eux, ni aucune chaleur : car l'Agneau qui est au milieu du trône, les paîtra, et les conduira aux vives fontaines des eaux » — Apoc. xix. 7 : « car les noces de l'Agneau sont venues » — Apoc. xix. 9 : « Bienheureux sont ceux qui sont appelés au banquet des noces de l'Agneau! »
Que la conception de la fête messianique était présente à l'esprit de Jésus est évident du fait qu'il décrit la béatitude future comme un repas avec Abraham, Isaac et Jacob dans le Royaume de Dieu (Mt. VIII. 11-12), et comme une invitation aux noces du Fils du Roi (Mt. XXII. 1-14), et lors de la dernière Cène avec les disciples, il leur promet qu'il boira avec lui du vin « nouveau » dans le Royaume de son Père (Mc. XIV. 25).
······
La conception de la fête messianique trouve également sa place dans la prière du Seigneur, car dans la quatrième demande, la traduction correcte ne se réfère pas au pain quotidien mais à la fête messianique.
Dans la prière que Jésus enseigne aux croyants, ce qu’il leur fait demander, sous diverses formes, n’est rien d’autre que le contenu du Royaume — la sanctification du nom de Dieu, le règne de sa volonté sur la terre, le pardon des péchés — avec en plus une demande de délivrance de la « tentation », c’est-à-dire de la tribulation pré-messianique. Est-il approprié dans cette suite d’idées qu’ils demandent en même temps à Dieu le pain quotidien ? Cette demande, venant au milieu des autres, semble rompre entièrement le lien. De plus, elle contredit la directive suivante de Jésus selon laquelle les croyants ne doivent pas se soucier de manger, de boire et de maintenir la vie en général, mais rejeter de telles pensées comme païennes (Mt. 6. 25-34), étant convaincus que Dieu connaît et pourvoira à tous leurs besoins, sans qu’ils le demandent (Mt. 6. 8 et 6. 22). Laissant tout le reste se débrouiller tout seul, ils ne doivent se préoccuper que du Royaume de Dieu (Mt. 6. 33). Cela signifie que leurs prières doivent aussi se limiter à ces seules choses. Pour qu'ils ne demandent pas, comme les païens, des choses inutiles, Jésus leur enseigne cette prière pour le Royaume de Dieu et ses bénédictions (Mt 6, 7-9). Comment est-il alors concevable que, parmi ces demandes pour la seule chose nécessaire, il en introduise une autre qui exprime l'inquiétude interdite concernant les besoins terrestres ?
De plus, le texte de la quatrième pétition est récalcitrant à la tentative de la référer au pain terrestre. Il court τον άρτον ημών τον έπιούσιον δος ήμΐν σήμερον (Mt. vi. ii). Quelle est la signification du mot επιούσιος , qui apparaît ici et nulle part ailleurs en grec ? La seule chose possible est de le prendre comme une formation adjectivale de έπιέναι, et de le traduire par « proche » ou « à venir », comme dans Actes (vii. 26) τη έπιούση ημέρα est traduit par « à venir — c'est -à-dire le jour suivant ».9 La quatrième demande signifie : « Notre pain, le pain à venir (futur), donne-nous aujourd’hui. » 10
Voir aussi Actes XVI. 11, XX. 15, XXI. 18.
L'Évangile des Hébreux contient mahar (« demain »). Jérôme traduit correctement ce mot par pancm crastinum, c'est-à-dire « notre pain de demain ».
C’est seulement parce que la requête, prise ainsi, n’a apparemment aucun sens que l’on a traduit επιούσιος par « nécessaire ». Pour lui donner ce sens, on l’a pris – ce qui est linguistiquement impossible – comme la formation adjectivale de επι et ουσία. Mais dans ce cas, le hiatus aurait été évité et la forme aurait été έποΰσιος. Et quel sens aurait cet adjectif ? ουσία signifie « essence » ; dans l’usage populaire, il signifie « biens ». Mais ni l’un ni l’autre ne permet de tirer un sens naturel de l’adjectif. Aussi certains traducteurs ont-ils eu la brillante idée de prendre ουσία pour « existence » et de traduire επιούσιος par « nécessaire à l’existence ». A cela s'opposent les faits, premièrement, qu'une formation adjectivale ne peut pas avoir un sens aussi tiré par les cheveux, et deuxièmement, que, si l'existence est entendue au sens des besoins matériels de l'existence, le concept philosophique abstrait de l'être, que représente ουσία , est hors de question.
Mais toutes ces subtilités philologiques sont inutiles. La traduction naturelle « Notre pain, le pain à venir, donne-nous aujourd’hui » donne un sens à la quatrième demande et, en fait, exactement le sens qui est requis pour s’accorder avec les autres demandes. Comme celles-ci, elle demande l’une des bénédictions du Royaume de Dieu à venir ; dans ce cas, la nourriture du Royaume. Le pain représente la nourriture en général, comme le fait constamment le mot hébreu לחם . La demande signifie donc : La nourriture future qui nous est destinée, c’est-à-dire la nourriture du Royaume de Dieu, donne-nous même aujourd’hui. En d’autres termes : Que ton Royaume vienne immédiatement, dans lequel nous mangerons la nourriture du festin messianique.
C'est seulement ainsi que le σήμερον qui clôt la demande acquiert un sens qui lui est propre, qui rend justice à sa position emphatique à la fin de la phrase. Il forme une antithèse à l'avenir du pain et demande qu'il soit donné « aujourd'hui même ». Jamais « aujourd'hui » ne pourrait remplacer « tous les jours ». Luc, en donnant « tous les jours » (τό καθ' ημέραν) au lieu de « aujourd'hui », montre qu'il ne comprend plus le sens de la phrase (Lc xi, 3).
Ces réflexions élémentaires sur le sens de la prière du Seigneur et la traduction naturelle du texte se combinent pour montrer que la quatrième demande doit être comprise à la lumière de cette antithèse entre « alors » et « maintenant » qui prévaut dans toutes les croyances eschatologiques et qui se réfère à la venue de la fête messianique.
C'est cette attente du festin messianique qui explique aussi l'action de Jésus au bord du lac de Génésareth. Il donne à chacun, à partir des provisions présentes, une bouchée de nourriture, non pas pour apaiser sa faim, mais seulement pour lui permettre de recevoir de la nourriture de la main du futur Messie, et ainsi le consacrer en vue du festin messianique.
Ce qu'il fait ici avec la multitude, il le répète, lors de la dernière Cène, avec les disciples (Mc 14, 22-25 ; Mt 26, 26-29). Au cours du repas, il prend du pain, rend grâces et le distribue à chacun. De même, il prend la coupe, rend grâces et la donne à chacun pour qu'il la passe à son tour.
A quoi se référait l'action de grâces de Jésus lors de la dernière Cène ? Qu'il ne se soit pas contenté de remercier Dieu pour la nourriture et la boisson, mais qu'il ait offert à Dieu prière et action de grâces en prévision du Royaume de Dieu et de sa fête, nous sommes autorisés à conclure, bien que les paroles ne soient malheureusement pas conservées, que dans la célébration de l'Église, qui a suivi ce repas, des prières et des actions de grâces ont été offertes en prévision du Royaume de Dieu et de ses bénédictions. C'est ce que prouvent les prières lors de la célébration du repas, telles que rapportées dans la Didachè (ix. et x.).
Did. ix. 4 : « Comme ce pain maintenant rompu a été répandu sur les montagnes et rassemblé est devenu un, ainsi ton peuple soit rassemblé des extrémités de la terre dans ton royaume. »
Did. x. 3-7 : « Toi, Seigneur tout-puissant, tu as créé toutes choses à cause de ton nom ; tu as donné aux hommes la nourriture et la boisson pour qu’ils en jouissent, afin qu’ils te rendent grâces. Mais à nous, tu as donné la nourriture et la boisson spirituelles et la vie éternelle par ton serviteur. Par-dessus tout, nous te rendons grâces parce que tu es puissant. À toi soient les louanges dans l’éternité. Souviens-toi, Seigneur, de ton Église, pour la racheter du mal et la perfectionner dans ton amour ; et, lorsqu’elle sera sanctifiée, amène-la des quatre vents ensemble dans ton royaume. Car à toi appartiennent la puissance et la gloire pour toujours. Que la grâce vienne, et que ce monde périsse. Hosanna au Dieu de David !
« Si quelqu’un est saint, qu’il vienne ; si quelqu’un ne l’est pas, qu’il se repente. Maranatha ! Amen.
« Laissez les prophètes rendre grâces autant qu’ils le veulent. »
Même si nous ne possédions pas la Didachè, nous devrions recueillir dans le Dialogue de Justin avec Tryphon quelque chose du contenu 1 de l’action de grâce au « repas du Seigneur ».
1 Note du traducteur. — Herrenmahl — il est nécessaire d'utiliser la traduction littérale puisque l'auteur (p. 257, inf.) déconseille expressément l'utilisation de « Cène » en rapport avec le rite de l'Église primitive comme étant trompeur.
Dial , xli. i : « L’offrande de farine, qui selon la tradition était faite en faveur du lépreux purifié, était un prototype du pain de l’Eucharistie, dont la célébration fut ordonnée par Jésus-Christ notre Seigneur en souvenir des souffrances qu’il a endurées pour les hommes qui se purifient de tout mal dans leur âme. Il a voulu que nous rendions grâces à Dieu, parce qu’il a créé le monde avec tout ce qu’il contient pour l’amour des hommes ; et aussi parce qu’il nous a libérés du péché dans lequel nous vivions ; et aussi parce que par lui ( c’est-à-dire Jésus) qu’il a rendu capable de souffrir, il a remporté complètement la victoire sur les Puissances et les puissants. » 2
2 Les Puissances et les Puissants désignent les Anges et les Démons. Sur ce concept chez Justin, voir aussi Dial. xlix. 8. Comparer p. 65, sup.
L’offrande de cette manière de prières et d’actions de grâces pour le Royaume de Dieu et ses bienfaits ne peut s’expliquer qu’en supposant que l’action de grâces de Jésus au dernier repas avec ses disciples avait le même sujet. Et il en va de même pour l’action de grâces au repas au bord du lac de Galilée. Le « miracle des pains et des poissons » était en réalité la première Eucharistie.
La référence de la dernière Cène à la fête messianique se manifeste aussi dans la perspective que Jésus fait miroiter à ses disciples de le retrouver à cette fête. Il termine en effet la célébration par ces mots : « Je vous le dis, je ne boirai plus de ce fruit de la vigne jusqu'au jour où je le boirai nouveau avec vous dans le Royaume de mon Père » (Mt 26, 29). 3 Cela ne peut signifier autre chose que le fait qu'ils seront bientôt réunis avec lui à la fête messianique.
3 Dans Mc 14, 25, il n’y a pas de « avec vous ». Mais la parole elle-même implique une réunion au festin messianique.
La Dernière Cène à Jérusalem était donc, dans sa nature essentielle, la même que la célébration avec la multitude au bord du lac ; un repas au cours duquel Jésus rend grâce en prévision du Royaume à venir et de la fête messianique, puis distribue aux personnes présentes la nourriture ainsi consacrée, les reconnaissant ainsi comme ceux qui doivent partager avec Lui la fête messianique à venir.
Au cours de la dernière Cène, outre l’action de grâce, il prononce des paroles qui se rapportent à sa mort prochaine. Il désigne le pain comme son corps, le vin comme son sang de l’Alliance, qui est versé pour la multitude en rémission des péchés (Mc 14, 22-24 ; Mt 26, 26-28). Tout ce qui est clair dans ces paroles, c’est le fait général qu’elles se rapportent à sa mort. Il est également évident que dans la parole concernant la coupe, il y a une allusion aux paroles « ceci est le sang de l’alliance que Yahweh a conclue avec vous » (Ex 24, 8), prononcées par Moïse à la conclusion de l’Alliance au Sinaï, pendant l’aspersion du sang sur le peuple. Mais le sens exact dans lequel Jésus décrit le pain qu’ils mangent et le vin qu’ils boivent comme étant son corps et son sang restera toujours obscur.
Mais l’essence de la célébration, pour l’Église primitive, ne consistait pas dans la mystérieuse analogie du pain et du vin avec le corps et le sang. S’il y a une chose qui est certaine dans les premiers récits de la célébration du « Repas du Seigneur », c’est que les soi-disant « paroles d’institution » n’étaient pas répétées lorsque les croyants mangeaient le pain et buvaient le vin. Cela est immédiatement évident à la manière dont Paul les cite aux Corinthiens comme quelque chose qu’il leur avait dit auparavant et qu’il doit maintenant répéter (1 Cor. xi. 23). Cela ne semble vraiment pas comme si ces paroles étaient familières à l’Église par sa célébration dominicale hebdomadaire. Dans les instructions pour la célébration de la Didachè, il n’est également fait mention que de la prière d’action de grâce, et non de la répétition des « paroles d’institution ».
Ce n’était pas non plus un ordre de répéter l’acte, pas plus que les « paroles d’institution » qui déterminèrent l’Église primitive à continuer la célébration du repas que Jésus avait pris avec ses disciples. Comme on le sait, les premiers témoins, Matthieu et Marc, ne connaissent rien d’un ordre de répéter le repas et le boire tel qu’on le trouve dans Luc (xxii. 19).11 et Paul (1 Cor. xi. 24-25). Il semble donc que la dernière Cène ait dû être répétée par les croyants comme un « repas du Seigneur » pour une raison intrinsèque, une nécessité fondée sur la nature de la célébration.12
Ce n’est toutefois pas le cas dans toutes les autorités les plus anciennes.
Sur le problème posé par la dérivation de la célébration de l'Église primitive à partir du dernier repas de Jésus avec ses disciples, voir Albert Schweitzer, Das Abendmahls-problem auf Grund der wissenschaftlichen Forschung des neunzehnten Jahrhunderts und der historischen Berichte (Tübingen, 1901 : 62 pp. ; 2e édition (inaltérée), 1929).
Comment alors l’Église primitive en est-elle venue à répéter le dernier repas de Jésus avec ses disciples, sans ordre à cet effet, et sans aucune allusion à la parole selon laquelle le pain et le vin étaient son corps et son sang ?
En premier lieu, qu’est-ce que cela répétait exactement ?
Le caractère essentiel de cette dernière Cène historique, comme du repas au bord du lac de Génésareth, consistait en ce qu'il s'agissait d'un repas accompagné d'actions de grâces qui annonçait la fête messianique, et au cours duquel Jésus distribuait à ceux qui étaient présents nourriture et boisson. Ce qu'il est possible de répéter dans cette action n'est pas la distribution de nourriture et de vin par Jésus, dont la signification dépend du fait qu'il l'ait faite lui-même, mais seulement l'action de grâces pour la perspective du Royaume et de la fête messianique. L'Église primitive a donc répété la dernière Cène de Jésus avec ses disciples comme un repas accompagné d'actions de grâces qui annonçait la fête messianique. La raison de cette répétition était la parole eschatologique à la fin concernant la consommation de vin nouveau avec ses disciples dans le Royaume de son Père. Cela devint pour les disciples un ordre de répéter le repas.
Comment cela est-il arrivé ?
Les disciples s'attendaient à ce que Jésus ressuscité vienne à eux, alors qu'ils étaient à table dans la même salle où il avait été présent avec eux le soir précédent, et qu'il se rende ensuite avec eux en Galilée, où il se manifesterait dans la gloire comme le Messie. C'est pourquoi, au lieu de se disperser en Galilée, ils restèrent après sa mort à Jérusalem, se réunissant avec les croyants dans cette salle et prenant leurs repas accompagnés d'actions de grâces dans l'attente de l'apparition du Christ.
Les savants ont accordé trop peu d’attention à la question de savoir ce que firent les disciples de Jésus entre Pâques et la Pentecôte. Ils ont décrit avec des couleurs criardes leur totale impuissance et leur peur des Juifs. On suppose qu’ils seraient restés cachés à Jérusalem ou qu’ils auraient fui en Galilée. Mais, selon les Actes, ils restèrent constamment à Jérusalem et, de plus, non pas cachés, mais à la tête d’une communauté d’environ 120 croyants, comme nous l’apprenons à propos du choix d’un successeur pour remplacer Judas (Actes I, 15). Ils n’avaient pas besoin de se cacher, car ils n’étaient pas persécutés. Aussi incompréhensible que cela puisse nous paraître, c’est contre Jésus seulement, et non contre ses disciples, que les autorités de Jérusalem dirigeaient leur hostilité.
Même le compagnon de Jésus qui avait opposé une résistance armée lors de son arrestation, coupant l'oreille du serviteur du grand prêtre, n'a pas été arrêté avec lui (Mt xxvi, 51).
Pourquoi ces Galiléens sont-ils restés à Jérusalem au lieu de rentrer chez eux ? C’est une parole de Jésus qui les a retenus là comme sous l’effet d’un charme. Lorsqu’ils se levèrent de la Cène et se mirent en route pour Gethsémani, il leur dit : « Quand je serai ressuscité, je vous précéderai ( π ροάξω υμάς) en Galilée » (Mc 14, 28 ; Mt 26, 32). Cela ne peut signifier rien d’autre que le fait que Lui, qui est ressuscité, marchera à leur tête en Galilée, comme il l’avait fait de là à Jérusalem lorsqu’il est venu à sa passion. Français Les mots « J'irai devant vous » ( προάξω υμάς, Mc. XIV. 28) dans la prophétie de la montée après sa résurrection, correspondent aux mots « et Jésus marchait devant eux » (Mc. X. 32, καί ηv πpoâywv αυτους ό 'Ιησούς ) dans la description du voyage à Jérusalem.1 Jésus ne s'attendait donc pas à apparaître immédiatement sur les nuées du ciel ; il pense à la séquence des événements après sa mort comme étant que, une fois ressuscité, il se rendra immédiatement en Galilée avec les disciples, pour y être manifesté dans la gloire du Fils de l'homme, puis sur les nuées du ciel, entouré de ses anges, pour commencer son règne.
1 Mc 10, 32 : « Ils étaient en chemin pour monter à Jérusalem. Jésus marchait devant eux. Ils étaient saisis de crainte et, en le suivant, ils avaient peur. »
La promesse d'aller en Galilée avec eux ne s'est pas réalisée, pas plus que l'attente que les disciples avaient tirée des dernières paroles prononcées au cours de la Cène, selon laquelle il célébrerait immédiatement après sa résurrection la fête messianique. Jésus leur est certes apparu plusieurs fois après sa mort, ainsi qu'à d'autres croyants, comme nous le savons par Paul (1 Cor. xv. 5-7), mais il n'a pas célébré la fête messianique avec eux, ni n'est allé avec eux en Galilée.
Puisque la parole de Jésus ressuscité qui se rendit avec ses disciples en Galilée ne s'est pas accomplie, la tradition lui a donné un sens différent de ce qu'elle signifiait en réalité. Elle s'efforce de l'éliminer en la mettant, sous une autre forme, dans la bouche de l'ange près du tombeau, et en lui faisant signifier que les disciples doivent se rendre seuls en Galilée, où Jésus, qui y sera déjà allé, leur apparaîtra.
En Mc 16, 7, l'ange dit aux femmes qui étaient au tombeau : « Allez dire aux disciples et à Pierre qu'il vous précède en Galilée » ( πpoâyει υμάς ) ; « c'est là que vous le verrez, comme il vous l'a dit. » Le fait local de les « précéder » est ici transformé en un fait temporel. Dans Matthieu, la parole reçoit une nouvelle interprétation non seulement de la part de l'ange, mais aussi de la part de Jésus ressuscité lui-même (Mt xxviii, 7 et 10). — Mt xxviii, 10 : « Alors Jésus leur dit (aux femmes) : N'ayez pas peur, allez dire à mes frères d'aller en Galilée, et c'est là qu'ils me verront. » En accomplissement de cette parole tant corrigée, Matthieu fait réellement aller les disciples en Galilée et c'est là, et non à Jérusalem, qu'ils verront Jésus ressuscité (Mt xxviii, 16-20).
Les Actes des Apôtres, en accord avec Luc, ne laissent aucun doute quant au fait que les apparitions de Jésus ressuscité n'aient eu lieu qu'à Jérusalem et que les disciples, entre la mort de Jésus et la Pentecôte, n'aient été qu'à Jérusalem et non en Galilée. Ce que Matthieu et l'Evangile de Jean nous disent des apparitions en Galilée provient de traditions secondaires, qui ont surgi pour donner quelque accomplissement à l'affirmation selon laquelle Jésus les précéda en Galilée. De plus, Matthieu ne fait apparaître Jésus aux disciples qu'en Galilée, alors que le quatrième Evangile relate des apparitions en Judée (Jn xx, 19-29) aussi bien qu'en Galilée (Jn xxi, 1-23).
La tradition secondaire cherche aussi à combler l'autre attente inassouvie, née de la dernière parole de Jésus au cours de la Cène. De là naissent les récits dans lesquels Jésus ressuscité apparaît au cours d'un repas. Les disciples d'Emmaüs reconnaissent « à la fraction du pain » que l'étranger est le Seigneur ressuscité (Lc 24, 13-35). Lors de l'apparition suivante aux disciples à Jérusalem, Jésus ressuscité demande de la nourriture, ce qui fait disparaître le doute qu'ils ont sur lui (Lc 24, 36-43). Dans le récit de l'apparition de Jésus à Génésareth, Jésus ressuscité attend le débarquement des disciples, avec un repas préparé sur le rivage, et leur distribue du pain et du poisson (Jn 21, 1-14).
D’après l’Évangile selon les Hébreux — le passage est conservé dans Jérôme, De viris illustribus, ii. — Jacques le Juste avait juré de ne pas manger de pain depuis le moment où il avait bu la coupe du Seigneur jusqu’au moment où il l’aurait vu ressuscité d’entre ceux qui dorment. Quand Jésus ressuscité apparaît, il fait apporter une table1 et un pain, et donne à Jacques un peu du pain qu’il a rompu après avoir rendu grâces, en disant : « Mon frère, mange ton pain, car le Fils de l’homme est ressuscité d’entre ceux qui dorment. » 2
1 Note du traducteur. — L'allemand ici dit Fisch, mais ce n'est qu'une erreur d'impression pour Tisch.
2 Il y a ici une confusion, dans la mesure où Jacques le Juste, le frère du Seigneur, n'avait pas bu la coupe, puisqu'il n'était pas présent à la dernière Cène.
Dans l' Epistula Apostolorum, un écrit copte antignostique originaire d'Asie Mineure vers 160 après J.-C., qui est également conservé sous une forme variante en éthiopien, les Apôtres racontent la conversation qu'ils ont eue avec Jésus ressuscité. 13 Au cours de la conversation, ils lui demandèrent : « Seigneur, est-il encore nécessaire de prendre la coupe et de la boire ? » Il répondit : « Oui, il le faut, jusqu’au jour où je viendrai avec ceux qui ont été mis à mort à cause de moi » (viii. 12-ix. 1). Jésus leur explique alors que sa parole de boire la coupe nouvelle avec eux se réfère à sa venue dans la gloire messianique et ne s’accomplit pas par son apparition maintenant à eux comme ressuscité d’entre les morts. Ils doivent donc, en célébrant le repas du Seigneur, continuer jusqu’à ce moment-là à boire la coupe dans l’attente de « la boire nouvelle avec Lui ». La signification de la Sainte Cène comme fête d’attente, dans l’attente de la communion avec Jésus lors de la fête messianique, est ainsi conservée ici avec une référence claire à la parole de Jésus au cours du repas sur le fait de boire le vin nouveau dans le Royaume de Dieu.
Carl Schmidt, Gesprache Jesu mit seinen Jüngern nach der Auferstehung {Epis-tula Apostolorum). Ein katholisch-apostolisches Sendschreiben des 2· Jahrhunderts, Leipzig, 1919 : 731 pp- (les lecteurs anglais devraient consulter la revue de MR James dans le J. Theol. Studies, xxi. 334338־·)
Les récits dans lesquels Jésus ressuscité lui-même prend part au repas peuvent bien sûr être compris comme destinés à prouver la réalité de son existence corporelle. Mais ceux dans lesquels il apparaît seulement comme celui qui distribue la nourriture montrent clairement que la mention d'un repas est liée à l'attente originelle d'un repas au cours duquel les disciples le retrouveraient.
Chez Justin le Martyr aussi, l’attente d’un repas de retrouvailles apparaît encore. Dans le Dialogue avec Tryphon (li. 2), il mentionne, comme un point important de la prédication de Jésus, qu’« il reviendrait à Jérusalem et qu’il mangerait et boirait de nouveau avec ses disciples ».
Que ces deux paroles de Jésus, sur le fait de boire le vin nouveau dans le Royaume de Dieu et de se rendre en Galilée après sa résurrection, aient influencé la tradition de cette manière montre clairement quel rôle important elles ont dû jouer dans l'attente des Apôtres et de la communauté chrétienne primitive. Les disciples de Jésus restent à Jérusalem parce que, conformément à la dernière parole de Jésus à la Cène, ils croient qu'après sa résurrection il célébrera de nouveau un tel repas avec eux, puis ira avec eux en Galilée pour y être manifesté dans sa gloire messianique. Et ces paroles portaient, dans l'ensemble, le sens qu'ils leur attribuaient.
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L'expression selon laquelle on serait réuni avec Lui lors d'un repas est en effet comprise par les disciples comme signifiant que le nouveau repas devait avoir lieu dans la salle même où ils étaient alors réunis ; et c'est pour cette raison qu'ils continuèrent à s'y réunir.
Les Actes des Apôtres contiennent quelques détails sur la demeure des disciples à Jérusalem. Ils se trouvaient dans la maison de la mère de Jean Marc. C’est dans cette maison que Pierre se rendit après que l’ange l’eut libéré de prison, et qu’il fut « revenu à lui » (Actes xii, 11-12). De nombreux croyants s’y étaient rassemblés pour prier. On entrait dans la pièce où ils se trouvaient par une antichambre (Actes xii, 14, πυλών). La grande pièce dans laquelle se réunissaient disciples et croyants était une chambre haute (υπερώον), c’est-à-dire une pièce immédiatement sous le toit plat, comme nous l’apprenons dès le début des Actes.
Actes i. 13-14 : « Et quand ils furent entrés dans la ville (à Jérusalem), ils montèrent en une chambre haute,. . . . Tous ceux-ci persévéraient unanimement en prières et en oraisons avec les femmes, et avec Marie, mère de Jésus, et avec ses Frères. » — Dans Actes i. 15, le nombre de ceux qui étaient assemblés est donné comme étant de 120.
C'est dans cette pièce que les apôtres se réunirent avec les croyants le matin du jour de la Pentecôte (Actes 2, 1-2). Cette pièce était-elle cependant identique à celle dans laquelle Jésus célébra la dernière Cène ? Lorsqu'il envoya ses deux disciples dans la ville pour lui préparer le repas pascal, il leur dit qu'un homme portant une cruche d'eau les conduirait dans une grande pièce à l'étage avec des coussins (àvàyaiov μεya εστρωρενον — àvàyaiov étant identique à υπερώον), où ils devaient préparer le repas (Mc 14, 13-15). Il est peu probable que cette grande pièce à l'étage soit identique à celle des Actes, et qu'elle se trouve donc dans la maison de la mère de Jean Marc. Ceci, soit dit en passant, apporte un soutien supplémentaire à la conjecture ancienne selon laquelle le jeune homme qui suivit Jésus et ses compagnons cette nuit-là, et échappa aux appariteurs qui l'avaient saisi en leur laissant son vêtement de lin entre les mains, était Jean Marc lui-même (Mc 14, 51-52) .
1 Sur la théorie de l'identité de la maison où Jésus célébra la dernière Cène avec la maison de la mère de Jean Marc, mentionnée dans Actes xii. 12, voir aussi Theodor Zahn, Einleitung in das Neue Testament, 2e éd., 1900, vol. ii. pp. 213, 242-245, 252.
Dans le lieu où Jésus avait tenu avec eux le repas d'action de grâces et leur avait fait miroiter la perspective d'une réunion au festin messianique, les disciples attendent son retour pour ce festin, tout en tenant avec les croyants des repas où, en prévision de la venue du Royaume et du festin messianique, ils rendent grâces comme ils l'avaient entendu faire à cette occasion. De leur propre mouvement, ils répètent, en association avec les premiers croyants, autant qu'il est possible de répéter leur dernier repas avec Jésus (le repas d'action de grâces), et s'attendent à ce que le Seigneur revienne à eux au cours d'un tel repas, et fasse entrer le Seigneur dans le festin messianique.
Ainsi, sans ordre de Jésus, par nécessité intérieure, est né, comme une répétition avec une signification similaire à la dernière Cène de Jésus avec ses disciples, le repas cérémoniel des premiers chrétiens.
Il est impossible de déterminer avec certitude dans quelle mesure les fêtes religieuses juives peuvent expliquer l’existence du repas de cérémonie chrétien. On peut citer à cet égard le repas du vendredi soir dans les foyers juifs, qui célèbre le début du sabbat (Kiddush pour sabbat), comme le montre le traité de la Mishna « Berakhot » (chapitres VI-VIII). Il présente une similitude avec la Cène dans la mesure où la coupe qui est passée de main en main et le pain utilisé au cours du repas sont consacrés par des actions de grâces à Dieu, créateur de la vigne et donateur du pain, auxquelles les personnes présentes répondent, dans chaque cas, par un Amen. Il est probable que ce repas était déjà connu du judaïsme à l’époque de Jésus, bien que nous n’ayons aucune preuve remontant à cette génération. L'action de grâces lors de ce repas fait référence, selon le rite actuel (voir Lietzmann, p. 203), non seulement au pain et au vin, mais à la création du monde, au sabbat, à la Loi et à la délivrance d'Égypte.
1 Sur la forme de ce repas du « Début du sabbat », voir Hans Lietzmann, Messe und Herrenmahl (263 pp. : Bonn, 1926), pp. 202-207.
Hans Lietzmann exprime une opinion particulière sur l’origine de la Sainte Cène dans son intéressante étude sur l’Eucharistie et la Sainte Cène. 2 Il met en relation la célébration chrétienne primitive avec les fêtes religieuses générales qu’il se croit en droit d’attribuer au judaïsme du temps de Jésus, sur la base de notes rabbiniques. De tels repas en communauté d’amis (chabura) avaient été organisés par Jésus et ses disciples « pendant les jours ensoleillés de leurs voyages en Galilée ». Après sa mort, cette coutume fut maintenue dans la communauté chrétienne. « La « communion à la table » (κοινωνία) qui avait été commencée avec le Jésus « historique » se poursuivit avec le Jésus exalté », les participants attendant avec jubilation le retour du Seigneur. 1
2 Hans Lietzmann, Messe und Herrenmahl, pp.
1 Lietzmann, p. 250.
Ce repas communautaire ne dérive donc pas du dernier repas de Jésus avec ses disciples, ni de ce qu'il a fait et dit à cette occasion. A côté de cette « forme de Jérusalem » du repas communautaire, on trouve la forme paulinienne. Celle-ci se réfère à la tradition historique du dernier repas de Jésus et constitue par conséquent un mémorial de la mort du Christ. Avec sa mort, on célébra la résurrection et le retour du Seigneur. Cette forme paulinienne fut immédiatement ressentie comme « une analogie de la fête commémorative hellénistique des grands hommes aujourd'hui morts », et aussi comme « un repas sacrificiel dans lequel résident les forces élémentaires venues du ciel », et elle se développe en conséquence. 2 Paul a adopté cette conception de la Sainte Cène à la suite d'une révélation que le Christ lui avait faite 3 (1 Cor. XI, 23). En peu de temps, la forme paulinienne de la célébration l'emporta sur la forme de Jérusalem.
2 Ibid. p. 251. 3 Ibid. pp. 252-253.
Le point de départ de cette théorie est la constatation judicieuse que l’origine du repas communautaire ne s’explique pas par les « paroles d’institution » de Jésus sur le pain et le vin. Mais de quelle source Lietzmann tire-t-il pour savoir que Jésus avait l’habitude de prendre des repas religieux avec ses disciples et d’autres croyants ? Les évangélistes ne nous parlent que de l’alimentation de la multitude et de la dernière Cène à Jérusalem. Lietzmann oublie également qu’un repas religieux organisé par Jésus et ses disciples acquiert un caractère unique du fait que lui, le futur Messie, prononce l’action de grâce et distribue la nourriture. Mais si Lietzmann lui-même doit admettre que « les éléments eschatologiques de l’attente de la Parousie » sont communs aux deux formes, celle de Jérusalem et celle de Paul (p. 252), il est tout naturel de faire dériver la célébration chrétienne primitive de cette attente de la fête messianique, exprimée par Jésus dans sa parole sur la consommation du vin nouveau dans le Royaume de son Père, et à laquelle il fait allusion lors de la distribution de la nourriture au lac de Génésareth et lors de la dernière Cène à Jérusalem. Dans ce cas, il devient inutile de faire une distinction artificielle, qui n’a aucun fondement dans les preuves qui nous sont parvenues, entre deux types différents de « repas du Seigneur » chrétien primitif.
Il est cependant possible et même probable que l'alimentation de la multitude et la dernière Cène à Jérusalem soient liées aux repas religieux juifs, dans le sens où Jésus a découvert l'habitude de célébrer des repas au cours desquels on rendait grâces non seulement pour la nourriture et la boisson, mais aussi pour les bénédictions religieuses. De plus, il serait d'autant plus naturel que l'Église primitive ait commencé, de son propre chef, à célébrer un repas qui se rapportait au dernier repas de Jésus et à la venue du Royaume, si les repas religieux accompagnés d'actions de grâces n'étaient pas inconnus aux Juifs de cette époque. Mais à partir du repas religieux juif pur et simple, on ne peut expliquer ni les deux repas de Jésus avec ses disciples, ni le « repas du Seigneur » de l'Église primitive. Ces célébrations ne deviennent intelligibles que si l'on reconnaît que pour Jésus, comme pour l'Église primitive, ce repas religieux juif d'action de grâces était devenu une célébration mystique anticipatrice de la fête messianique. Que l'action de grâce dans la célébration chrétienne primitive dépende d'une certaine manière d'une action de grâce antérieure est rendu probable par le fait que, comme le montre la Didachè (Did. ix. et x.), elle fait référence non seulement au Royaume, mais aussi à la création du monde.
Le repas pascal juif n'a joué aucun rôle dans le développement de la célébration chrétienne primitive. Il est bien sûr tout à fait probable que les synoptiques ont raison de représenter la distribution du pain et du vin par Jésus aux disciples comme ayant lieu au cours d'un repas pascal, probablement à la fin de celui-ci. Et il est naturel de supposer que Jésus se considérait comme le véritable Agneau pascal lorsqu'il parlait du pain et du vin comme de son corps et de son sang. Mais la Pâque n'a pas continué à exercer une influence sur la célébration du repas par la communauté chrétienne primitive. Si la répétition du repas avait été due à l'influence du repas pascal, elle n'aurait pu avoir lieu que le jour historique, et non pas quotidiennement, comme c'était le cas.
Il est à noter que l’idée de la Pâque ne joue aucun rôle dans les prières d’action de grâce lors du « Repas du Seigneur ».
Ce qui constitue le caractère essentiel du repas des premiers chrétiens, ce n'est donc pas la référence à la parole de Jésus sur le pain et le vin comme étant son corps et son sang, mais uniquement la demande et l'action de grâces pour la venue du Royaume. Et comme entre-temps l'attente du Royaume et de la fête messianique est devenue liée au retour de Jésus, les demandes et les actions de grâces se réfèrent aussi à ce dernier. C'est là le caractère nouveau de la célébration répétée.
L'action de grâce est décrite par le mot αγαλλίασι ς (réjouissance), qui est également utilisé pour la jubilation à l'avènement du Royaume. Il s'agit donc d'une anticipation de cette réjouissance future.
1 Pierre IV. 13 : « afin qu'aussi, à la révélation de sa gloire, vous vous réjouissiez avec allégresse. (χαρητε άγαλλιώμενοι). »
Jude 24 : « et vous présenter irrépréhensibles devant sa gloire, avec joie; ( εν αγαλλιάσει ). »
Apoc. xix. 7 : « Réjouissons-nous, tressaillons de joie ( άγαλλιώμέν ), et donnons-lui gloire : car les noces de l'Agneau sont venues »
Actes ii. 46 : « et rompant le pain de maison en maison, ils prenaient leur repas avec joie ( εν αγαλλιάσει ). »
Nous trouvons une allusion à la demande de la venue du Christ dans la prière exclamative araméenne Maranatha (מתא תא — « Notre Seigneur, viens ! »). Dans la Didachè, elle forme la conclusion de la dernière action de grâces de la célébration, dans la formule (Did. x. 6) : « Quelqu’un est-il saint, qu’il vienne ; quelqu’un n’est-il pas saint, qu’il se repente. Maranatha, Amen. »
Ce Maranatha se retrouve aussi chez Paul, dans la salutation autographe à la fin de la Première Épître aux Corinthiens ; et il apparaît dans une phrase dont le contenu rappelle la fin de la prière du Repas du Seigneur dans la Didachè : « S'il y a quelqu'un qui n'aime point le Seigneur Jésus-Christ, qu'il soit anathème! Maran-atha! » (1 Cor. XVI, 22).
Dans le rendu grec ( Άμήν ερχου, κνριε Ίησού ), le Maranatha forme la clôture de l'Apocalypse de Jean (xxii. 20).
La prière exclamative araméenne Maranatha provient donc de la célébration de la Cène telle que la pratiquait la communauté primitive de Jérusalem. On voit ainsi combien l’attente de la venue de Jésus jouait un rôle important dans ces premières célébrations du « repas d’action de grâce ».
Nous avons demandé plus haut : que faisaient les disciples entre Pâques et la Pentecôte ? La réponse est que, jour après jour, ils attendaient avec les autres croyants, partageant avec eux le repas d'action de grâce dans la salle même où Jésus avait célébré la dernière Cène avec les disciples, attendant que Jésus ressuscité revienne vers eux et, en tant que Messie, prenne sa place au festin. S'ils étaient inactifs, ce n'était pas par crainte des Juifs, mais parce que l'attente de la venue de Jésus occupait pleinement leur esprit et ne laissait aucune place à la résurrection.
L'idée de prêcher Jésus est importante. La signification du jour de la Pentecôte est que, par l'Esprit qui s'empara alors d'eux, ils furent obligés d'abandonner cette attitude passive et de commencer à proclamer la messianité de Jésus. L'affirmation si souvent faite que la Pentecôte a été témoin de la fondation de l'Église chrétienne est erronée. L'Église existait depuis Pâques. À la Pentecôte, trois mille nouveaux membres s'y ajoutèrent, grâce à la prédication de Pierre (Actes ii. 41). À l'attente du retour de Jésus s'ajouta ce jour-là la prédication de la foi en Lui.
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Le repas de Thanksgiving, qui préfigurait le retour de Jésus, était le seul type de service divin célébré aux premiers temps. Il n’y avait pas de « services purement consacrés à la Parole de Dieu ».14 Toutes les prières, les prophéties, les prédications et les enseignements se déroulaient dans le cadre de l’action de grâces au cours du repas. Tout ce que nous apprenons de Paul dans 1 Cor. xiv. 1-40 sur les activités des personnes spirituellement dotées et des prophètes se déroulait au cours de ce service. Que Paul ne connaisse pas d’autre assemblée de l’Église que celle pour la célébration du repas, cela ressort clairement de la façon dont il utilise le terme « se réunir » dans la première épître aux Corinthiens.
Note du traducteur. — En allemand, il s'agit d'une formalité pour un service de la forme du service protestant habituel, avec prière, lecture de l'Écriture et prédication.
1 Cor. xi. 17 : « Or, en ce que je vais vous dire, je ne vous loue point : c'est que vos assemblées ne sont pas mieux réglées qu'elles l'étaient; elles le sont moins. »
1 Cor. xi. 20 : « Quand donc vous vous assemblez ainsi tous ensemble, ce n'est pas manger la Cène du Seigneur : » (c'est-à-dire que votre repas n'est pas un véritable repas du Seigneur).15
1 Cor. XI. 20, συνερχόμενων ουν υμών επι το αυτό ούκ εστιv κυριακον δεΐπνον φayeîv.
1 Cor. xiv. 26 : « C'est que toutes les fois que vous vous assemblerez, selon que chacun de vous aura ou un psaume, ou une instruction, ou une langue étrangère, ou une révélation, ou une interprétation »
1 Cor. xiv. 23 : « Si donc toute l'Eglise s'assemble en un corps, et que tous parlent des langues étrangères… »
C'est seulement en admettant que le repas était à l'origine la forme du service divin que l'histoire du culte chrétien primitif devient compréhensible. Il ressort clairement du récit de Justin que, lors de la célébration matinale qui se tenait chaque dimanche, la lecture de l'Écriture et la prédication formaient l'introduction à la prière et à l'action de grâces au cours du repas ; et nous voyons en effet que Paul s'efforce de faire une place dans l'action de grâces aux éléments instructifs et édifiants (1 Cor. XIV, 5, 19, 26).
Justin, 1 Apol. lxvii. « Le jour qu’on appelle dimanche, on réunit tous ceux qui habitent soit dans les villes, soit dans les campagnes. On lit alors à haute voix les mémoires des apôtres ou les écrits des prophètes aussi longtemps qu’il convient. Quand le lecteur a terminé, celui qui préside adresse une exhortation et un encouragement à imiter tout ce bien. Ensuite, nous nous levons tous ensemble et nous prions. Et comme il a déjà été dit, quand nous avons terminé la prière, on apporte du pain, du vin et de l’eau, et celui qui préside prie et rend grâces de toute son énergie, et le peuple accepte en disant : Amen. Et puis la nourriture est distribuée. »
Toute tentative de supposer que la communauté primitive avait un « service de la Parole de Dieu » distinct du service de célébration du repas se solde par un fiasco ; car pour expliquer dans ce sens les affirmations qui nous sont parvenues sur le culte chrétien primitif, il faut des hypothèses des plus invraisemblables. Ce n'est qu'au cours du temps que les « services de la Parole de Dieu » sont apparus.
Au cours de ces premières semaines, le « repas d’action de grâce » avait lieu tous les jours, comme nous le racontent les Actes des Apôtres (Actes ii. 46).
On considérait comme essentiel que, dans la mesure du possible, tous les croyants vivant dans un même lieu se réunissent pour cette célébration. L’idée selon laquelle cette célébration se déroulait en petits groupes dans des maisons séparées n’est pas correcte. Les 120 premiers croyants se réunirent pour la fraction du pain dans la pièce où Jésus avait célébré la dernière Cène avec ses disciples.
Naturellement, ces 120 participants ne pouvaient pas tous « s’étendre à table » ensemble, car il n’y aurait pas eu de place (même si, comme c’est probable, le toit plat avait également été utilisé), mais cela n’aurait pas eu d’importance tant que tous auraient mangé et bu ensemble.
Nous apprenons de Paul (1 Cor. xi, 20) que les Corinthiens se réunissaient « dans un même lieu » pour célébrer la Sainte Cène. Et cela est également sous-entendu chez Justin. Ici, l’idée que toute la communauté devait manger la même nourriture consacrée est poussée si loin que les diacres apportent les portions des absents à leur domicile (1 Apol. ixvii). Mais comme, après la Pentecôte, il y avait plus de 3000 croyants à Jérusalem, le repas devait nécessairement avoir lieu dans des salles différentes.
La célébration avait lieu le matin. C'était à l'heure où Jésus ressuscitait des morts que son retour était attendu.
C'est pourquoi le repas qui attendait son retour se déroulait aux premières heures de la journée. Cependant, à titre exceptionnel, n'importe quel repas, à n'importe quelle heure de la journée, pouvait être qualifié de repas d'action de grâce.
Hans Lietzmann, dans son ouvrage Messe und Herrenmahl, suppose que la célébration avait lieu à l'origine le soir, lorsque l'église se réunissait « après le travail poussiéreux et les soucis de la journée » (p. 229). Il ne parvient cependant pas à montrer de manière satisfaisante comment elle a ensuite été transférée au matin.
L'heure du matin est confirmée par le fait qu'elle eut lieu tôt le lendemain du sabbat, le jour de la semaine où Jésus ressuscita. La célébration du matin du dimanche continua à avoir lieu après que la célébration quotidienne fut devenue peu à peu impossible. On avait d'abord attendu le retour du Christ au jour le jour, puis on s'était limité au jour de la semaine où avait eu lieu sa résurrection. C'est ainsi qu'à la même heure ce jour-là, dans toute l'Église, chaque Église locale attendait ce retour avec action de grâces. Plus tard, le jour de Pâques fut considéré comme un jour possible pour le retour du Seigneur. Les polémiques amères sur la date de Pâques sont à relier au sentiment que, lors du repas d'action de grâces pascal, toute l'Église devait attendre la venue du Seigneur : Pâques devait donc être célébrée partout le même jour.
Il est possible que le récit de l’effusion de l’Esprit à la Pentecôte (Actes 2. 1-47) contienne la première trace de la célébration matinale. Le fait que les croyants se soient rassemblés ce matin-là dans « la grande chambre haute » s’explique le plus naturellement s’ils se sont réunis pour le repas d’action de grâce. L’explosion de paroles extatiques s’explique le plus naturellement si les croyants étaient dans un état d’excitation. Il y a donc beaucoup à dire sur l’idée que le parler en langues a commencé alors qu’ils se réjouissaient au repas d’action de grâce pour la venue du Royaume et priaient avec ferveur pour le retour du Christ. S’ils étaient également au repas, l’opinion des auditeurs debout en bas, qui pensaient que les paroles extatiques étaient dues à l’ivresse, devient compréhensible.
Puisque les 120 croyants de la Pentecôte se réunissaient sans doute, comme à d’autres occasions, dans la maison de la mère de Jean Marc, Pierre a dû prêcher son sermon de la Pentecôte depuis la pièce même où Jésus avait célébré la dernière Cène avec ses disciples.
Bien que cette célébration remonte à la veille de la mort de Jésus, elle se déroulait, comme nous l'avons vu, le matin et se déroulait le dimanche, jour de la résurrection de Jésus, après l'abandon de la célébration quotidienne. Cela montre clairement que, malgré les paroles selon lesquelles le pain et le vin sont le corps et le sang du Christ, elle n'a pas été utilisée pour commémorer la mort de Jésus, mais qu'elle concerne sa résurrection et son retour.
Il se trouve que Paul ne fait aucune allusion à la célébration dominicale du « Repas du Seigneur ». Mais que le lendemain du sabbat ait déjà une place particulière dans ses Églises, cela est évident du fait qu'il ordonne, dans 1 Corinthiens XVI, 2, que ce jour-là les croyants mettent de côté leurs dons pour la collecte qui doit être envoyée à Jérusalem.
La « fraction du pain » du dimanche est mentionnée pour la première fois dans le « Nous » des Actes. Paul y participa avec les croyants de Troas, alors qu’il passait par là en route vers Jérusalem (Actes xx, 7-11). La description pas tout à fait claire de cette rencontre s’explique plus facilement si, après la célébration du dimanche matin, les croyants restèrent ensemble toute la nuit, puis attendirent, lors d’un second repas d’action de grâce, le matin où Paul devait continuer son voyage. On comprendrait ainsi que Paul, après avoir relevé le jeune homme qui s’était endormi et était tombé de la fenêtre, « rompt le pain » et continue ensuite un discours avec eux jusqu’à son départ à l’aube.
La « fraction du pain » de chaque dimanche est prescrite dans la Didachè (xiv. 1) et est mentionnée par Justin (1 Apol. lxvii.), vers 150 apr. J.-C. , avec l'explication que le dimanche était le jour de la création de la lumière et de la résurrection de Jésus. Que la célébration ait lieu le matin est tellement une évidence pour tous les deux qu'ils n'ont pas l'occasion d'en parler. C'est la célébration du repas du dimanche matin que Pline a en vue dans sa célèbre lettre à Trajan (Ep. x. 96), vers 13 apr. J.-C. !, lorsqu'il rapporte que les chrétiens se réunissaient un jour particulier, avant le lever du jour, pour louer le Christ par des hymnes comme en un sens un Dieu, et pour se lier les uns aux autres par un « sacrement ».
La première appellation de ce repas qui nous soit parvenue est celle que Paul utilise pour désigner le repas du Seigneur (1 Cor. xi. 20, κυριακον δεΐπνον ). On ne peut pas déterminer si ce repas est ainsi appelé parce qu'il est né de ce que Jésus avait partagé avec ses disciples, ou parce qu'il évoque l'attente de sa venue à la fête des retrouvailles. La seconde hypothèse est que le dimanche a été appelé, en allusion à la résurrection de Jésus, le jour du Seigneur (ημερα κυριακή).
Dans les Actes (ii. 46, xx. 7) et, plus tard, dans la Didachè (xiv. 1), le repas est simplement appelé la Fraction du pain, parce que la fraction du pain, accompagnée d'actions de grâces, appartient à sa forme traditionnelle.
La dénomination d'Eucharistie, qui se trouve dans la Didachè (IX, 1), chez Ignace (Ad Smym. VII, 1 ; Ad Philadel. IV, 1) et chez Justin (1 Apol. Ixvi), a sans doute une origine très ancienne. Elle est la plus exacte, car l'action de grâces constitue le caractère essentiel de la célébration.
Ignace (Ad Smyrn. viii. 2) suggère que le terme Agape ( άγάπη ) était également utilisé pour désigner ce repas. Ce terme signifie que les participants voulaient montrer qu'ils sont unis par l'amour les uns envers les autres, mais aussi envers Dieu et le Christ. Il est possible que ce nom de célébration soit lié à la conception mystico-spéculative de l'amour dans les théologies ignatienne, johannique et justinienne.
La célébration de l'Église primitive n'est nulle part appelée Cène, et ce terme ne devrait pas lui être appliqué. Quiconque l'utilise montre qu'il conçoit encore la célébration primitive du repas chrétien selon la forme ultérieure de l'« Administration », dans laquelle les « paroles d'institution » de Jésus sur le pain et le vin comme son corps et son sang en font un acte cérémoniel qui, logiquement, ne devrait être accompli qu'une fois par an, le soir du jeudi précédant Pâques.
Quel est le résultat général de la célébration du repas que Paul a constaté dans l’Église primitive ? C’était un repas d’action de grâces qui faisait référence au dernier repas de Jésus avec ses disciples et à son retour ; et qui possède un caractère sacramentel, en ce sens que ceux qui y prennent part entrent en communion avec le Christ, dans la perspective d’être unis à Lui lors du festin messianique.
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Le caractère insatisfaisant et confus des récits donnés jusqu'ici sur les sacrements chez Paul vient du fait qu'ils se basent sur une conception confuse et inexacte des sacrements chrétiens primitifs. Ils n'ont pas su distinguer avec précision ce que Paul avait déjà trouvé et ce qu'il avait ajouté de son propre chef, mais ils ont mélangé les deux dans un tout confus. Une fois que l'on a reconnu que Paul a repris le baptême et le « repas du Seigneur » du christianisme primitif comme sacrements eschatologiques, on peut comprendre assez facilement ce qu'il en dit.
Cela apparaît immédiatement dans la manière dont son surprenant parallèle entre les sacrements chrétiens et les actes de délivrance de Dieu pour les Israélites en route vers la Terre promise prend un sens naturel. On comprend alors comment la traversée de la mer Rouge et le voyage sous la colonne de nuée peuvent devenir le prototype du baptême, et comment la nourriture avec la manne et l'abreuvement des eaux du rocher correspondent également au « repas du Seigneur » .
1 Sur l'assimilation du baptême et du Repas du Seigneur aux actes de délivrance de Dieu au cours du voyage vers la Terre promise, voir aussi pp. 20-22, sup.
1 Corinthiens 10.1-12: « OR mes frères, je ne veux pas que vous ignoriez que nos pères ont tous été sous la nuée, et qu'ils ont tous passé par la mer; et qu'ils ont tous été baptisés par Moïse, en la nuée et en la mer; et qu'ils ont tous mangé d'une même viande spirituelle; et qu'ils ont tous bu d'un même breuvage spirituel : car ils buvaient de l'eau de la pierre spirituelle qui les suivait; et la pierre était Christ. Mais Dieu n'a point pris plaisir en plusieurs d'eux : car ils ont été accablés au désert.
« Or ces choses ont été des exemples pour nous, afin que nous ne convoitions point des choses mauvaises, comme eux-mêmes les ont convoitées; et que vous ne deveniez point idolâtres, comme quelques-uns d'eux; ainsi qu'il est écrit : Le peuple s'est assis pour manger et pour boire, et puis ils se sont levés pour jouer. Et afin que nous ne nous laissions point aller à la fornication, comme quelques-uns d'eux s'y sont abandonnés, et il en est tombé en un jour vingt-trois mille; et que nous ne tentions point Christ, comme quelques-uns d'eux l'ont tenté, et ont été détruits par les serpents; et que vous ne murmuriez point, comme quelques-uns d'eux ont murmurés, et sont péris par le destructeur. Or toutes ces choses leur arrivaient en exemple, et elles sont écrites pour notre instruction, comme étant ceux auxquels les derniers temps sont parvenus. Que celui donc qui croit demeurer debout, prenne garde qu'il ne tombe. »
Pour que le Rocher qui donne l'eau devienne une manifestation du Christ préexistant, la voie avait été préparée par le livre de la Sagesse de Salomon, qui parut vers 100 av. J.-C. Selon lui, toutes les actions de délivrance de Dieu, lors de la délivrance des Israélites d'Egypte et pendant leur voyage vers la Terre promise, furent accomplies par la « Sagesse » de Dieu, conçue comme une personne distincte. Cette Sagesse est la protectrice désignée des justes et des saints, et s'est révélée comme telle dès le commencement du monde. Elle dirigea la marche de l'arche de Noé (Sag. 10, 4) ; elle était présente dans la nuée qui marchait devant le peuple ; c'est par elle que les eaux de la mer Rouge furent divisées et que le Rocher fit jaillir l'eau (Sag. 10, 17-19, 11, 4).
Pour Philon, le contemporain de Paul, le rocher donneur d'eau est la Sophie et le Logos (Philon, Legum allegoriae, ii. 86, éd. Cohn-Wend-land ip 107 ; Quod deterius potiori insidiari soleat, 115-118, éd. Cohn-Wendland i. pp. 284 s.).
Que le rocher ait suivi les Israélites dans leurs voyages est une tradition rabbinique sur Nombres xxi. 16 (Tosefta Sukka iii. 11 et suivants et Targum du Pseudo-Jonathan sur Nombres xxi. 19).
Comme Paul n'utilise pas la notion du Logos préexistant, mais suppose la préexistence du Christ, le Rocher devient pour lui un mode de manifestation du Christ préexistant. Par l'interprétation spéculative du récit de l'Ancien Testament, le fait de boire au Rocher devient, dans un sens tout particulier, le prototype du boire au Repas du Seigneur.
La position dans laquelle se trouvent les croyants correspond à celle des Israélites dans leurs voyages. Les Israélites sont la race élue qui fut appelée à prendre possession de la Terre promise ; les croyants sont la race élue qui vit à la fin des temps (1 Cor. 10.11) et qui doit être l'héritier du Royaume messianique. Ce sont, parmi toutes les races humaines, les deux générations les plus privilégiées, car il leur est promis une béatitude à laquelle eux seuls peuvent participer. La prérogative qui leur est destinée leur est assurée par Dieu par des dispositions spéciales prises par Lui-même. Il permet aux Israélites d'atteindre la Terre promise en traversant la mer, en voyageant sous la nuée, en buvant l'eau du rocher et en se nourrissant de manne. Les croyants sont préparés et fortifiés en vue d'hériter du Royaume par le baptême et en mangeant et en buvant au « Repas du Seigneur ».
Ici apparaît la distinction entre la conception hellénistique des sacrements d'une part, et les chrétiens primitifs et pauliniens d'autre part. Pour le christianisme primitif, et pour Paul, il s'agit de dispositions de délivrance qui viennent de Dieu ; pour l'hellénisme, de cérémonies découvertes par les hommes, qui, par le symbolisme qu'elles contiennent, ont pour effet de créer une réalité correspondante, pourvu qu'elles soient accomplies et utilisées de la manière appropriée.
C'est pourquoi Paul peut faire ce qui serait tout à fait impossible à la pensée hellénistique : il peut traiter comme sacrements des événements historiques surnaturels qui ont touché une pluralité d'hommes à la fois et en faire des types du baptême et du repas du Seigneur. Le caractère essentiel de ces sacrements anciens et de ces sacrements récents est qu'ils se réfèrent tous deux à des événements historiques attendus — la prise de possession de la Terre promise et l'avènement du Royaume — et qu'ils garantissent la participation à ces événements. Ils cessent ainsi d'être proprement comparables aux sacrements hellénistiques.
Une fois compris le caractère eschatologique du concept sacramentel de Paul, le parallèle établi entre le baptême et le « repas du Seigneur » d’une part, et le baptême dans la mer Rouge et sous la nuée et le fait de manger la manne et de boire l’eau du rocher d’autre part, cesse d’être une obscurité qui doit être excusée comme un produit de l’ingéniosité rabbinique, et devient tout à fait sain et naturel.
L'application que Paul veut faire de ces parallèles de l'Ancien Testament au baptême et au repas du Seigneur est également judicieuse. Il désire corriger la fausse confiance qui pouvait naître du fait d'avoir été baptisé et d'avoir participé au repas du Seigneur. Or, bien que les Israélites qui sortirent d'Egypte aient été destinés par Dieu à prendre possession de la Terre promise, et qu'ils y aient été consacrés de tant de manières par les actes salvateurs de Dieu, ils ont néanmoins perdu le bien qui leur avait été promis par l'idolâtrie, l'impudicité, les tentations de Dieu et les murmures contre Lui. De même qu'ils n'ont pas réussi à atteindre la Terre promise, de même ceux qui ont été baptisés et ont participé à la table du Seigneur n'atteindront pas le Royaume messianique s'ils pèchent de la même manière.
Le grand problème du rapport entre l'éthique et le sacramentel, que l'hellénisme évite avec précaution — quand il ne le décide pas précipitamment en faveur du sacramentel — est ici saisi d'une main sûre par Paul et résolu en montrant que le bien sacramentel est rendu invalide par une conduite non éthique. Le fait qu'il en arrive à une telle conclusion est un signe supplémentaire que son esprit ne suit pas les conceptions sacramentelles hellénistiques.
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Dans le cas du baptême, il aurait été naturel de s'attendre à ce que Paul, en tant que sacrement de la rémission des péchés, le rattache à sa doctrine de la justification par la foi. Or, il ne le fait pas. Il ne l'explique jamais comme l'appropriation, faite par la foi, de la rémission des péchés obtenue par le sacrifice expiatoire de Jésus. Cela suffirait à montrer que la doctrine de la justification par la foi n'est pas le point central de sa conception de la rédemption.
La conception chrétienne primitive du baptême, qui consiste à accorder le pardon des péchés et à recevoir l’Esprit, est pour lui quelque chose d’inadéquat, et il peut même le traiter avec une certaine ironie. Lorsqu’il reproche aux Corinthiens d’avoir intenté des procès devant des tribunaux païens, faisant ainsi du mal et volant leurs frères, et leur rappelant à ce propos que les impudiques, les idolâtres, les voleurs, les ivrognes et les blasphémateurs – comme beaucoup d’entre eux l’avaient été auparavant ! – sont exclus du Royaume de Dieu, il ajoute : « mais vous avez été lavés, mais vous avez été sanctifiés, mais vous avez été justifiés, au nom du Seigneur Jésus, et par l'Esprit de notre Dieu. » (1 Cor. VI, 1-11). Dans cette allusion au changement opéré en eux par le baptême, il ne cherche pas à les consoler, mais à sourire ironiquement à leur idée que maintenant, en tant que personnes baptisées, ils sont devenus, sans aucun effort intérieur de leur part, entièrement différents de ce qu'ils étaient auparavant.
Pourquoi Paul ne développe-t-il nulle part la pensée que le baptême apporte la rémission des péchés et la possession de l'Esprit ? Parce que, selon lui, dans le baptême est obtenue cette rédemption complète dont la rémission des péchés et la possession de l'Esprit ne sont que des manifestations partielles. Avec le changement des conditions cosmiques dû à la mort et à la résurrection de Jésus, et la conception plus élevée de la rédemption qui y correspond, l'effet du baptême est devenu plus profond qu'il ne l'était auparavant. Si la rédemption consiste maintenant à être mort et ressuscité avec le Christ, l'effet du baptême ne peut être autre que le fait que cette mort et cette résurrection ont leur origine en lui.
De toutes les conceptions traditionnelles du baptême, Paul retient seulement qu'il opère la rédemption. Sa conception fondamentale coïncide exactement avec celle de Jean-Baptiste. Mais la description habituelle de son effet et le symbolisme naturel qu'implique la plongée sous l'eau sont devenus pour lui sans signification. La conception du sacrement est pour lui entièrement dominée par la conception de la rédemption, à laquelle elle est subordonnée. Si le baptême possède le pouvoir d'ajouter effectivement le croyant au nombre de ceux qui doivent participer au Royaume de Dieu, son effet ne peut être compris, depuis la mort et la résurrection de Jésus, que comme la réalisation de cette union avec le Christ dans sa mort et sa résurrection, qui prépare la participation à la gloire du Christ. C'est à partir de l'être-en-Christ mystique, comme centre de son enseignement, que Paul explique le baptême.
Romains 6.3-5 : « Ne savez-vous pas que nous tous qui avons été baptisés en Jésus-Christ, avons été baptisés en sa mort? Nous sommes donc ensevelis avec lui en sa mort par le Baptême; afin que comme Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, nous marchions aussi en nouveauté de vie. Car si nous avons été faits une même plante avec lui par la conformité de sa mort, nous le serons aussi par la conformité de sa résurrection; »
Gal. iii. 27-28 : « Car vous tous qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu Christ; où il n'y a ni Juif, ni Grec; où il n'y a ni esclave, ni libre; où il n'y a ni mâle, ni femelle; car vous êtes tous un en Jésus-Christ. »
1 Cor. xii. 13 : « Car nous avons tous été baptisés d'un même Esprit, pour être un même corps : soit Juifs, soit Grecs, soit esclaves, soit libres, nous avons tous, dis-je, été abreuvés d'un même Esprit. »
Paul fait du baptême une christianisation intérieure et spirituelle, à partir de la « christianisation » extérieure du baptême, en le rattachant au nom de Jésus, le Messie attendu. Pour lui, ce sont les forces qui émanent du Christ qui font que l’événement rédempteur se produit en lui. L’implantation dans le corps du Christ est ce qui se passe en lui. Conformément à ses conceptions de la rédemption, Paul considère que le baptême est un enseveli et une résurrection avec le Christ. Il n’utilise pas du tout le symbolisme de la plongée sous l’eau et de la remontée. Il se préoccupe si peu de l’aspect pictural du rite qu’il peut changer de métaphore et décrire le baptême comme un breuvage de l’Esprit (1 Cor. xii. 13), avec la même liberté qu’il lui était possible de considérer la traversée de la mer Rouge et le voyage sous la nuée comme un baptême.
C'est seulement par cette conception plus profonde de ce qui se passe dans le baptême que l'on peut expliquer comment, après la mort de Jésus, le baptême est venu donner l'Esprit, ce qu'il n'avait pas fait auparavant. Ce que la conception ordinaire se contentait d'affirmer sur la base de l'expérience, est devenu manifeste pour Paul comme une question de cause à effet ; parce que les croyants sont devenus par le baptême ressuscités avec Christ, l'Esprit s'est manifesté en eux comme leur nouveau principe de vie.
Pour Paul, le pardon des péchés s'effectue dans le baptême parce que, par la mort et la résurrection qui s'y produisent, le corps de chair et le péché qui y est attaché sont abolis et sont désormais comme s'ils n'existaient plus. Avec la chair, le péché est détruit et ne compte plus.16. Le baptême n'est donc pas mis en rapport avec la conception de la rémission des péchés, telle qu'elle apparaît dans la doctrine de la mort expiatoire de Jésus, mais seulement dans le genre de rapport avec elle qui est valable pour sa mystique.17
Note du traducteur. — L'allemand est zählt nicht, ce qui peut difficilement être rendu autrement que par l'idiome familier.
Sur le pardon des péchés comme annihilation du péché par l’être-en-Christ, voir ci-dessus, pp. 222-223.
Pour le baptiste, le baptême assure quelque chose d'avenir (le pardon des péchés au jugement et la participation à l'effusion de l'Esprit). Dans sa « christianisation » extérieure dans l'Eglise chrétienne primitive, il a réalisé à la fois quelque chose d'avenir (le pardon des péchés au jugement) et quelque chose de présent (la possession de l'Esprit). Dans l'enseignement de Paul, les biens présents et futurs sont combinés de telle manière que le baptême n'est plus un acte en soi, mais le début d'un processus qui se terminera avec la venue de la gloire messianique. Il approfondit et spiritualise ainsi sa valeur sacramentelle sans porter préjudice à la signification qu'on lui attribue habituellement.
Paul ne développe pas longuement ni n'avance d'arguments pour étayer sa doctrine sur le caractère essentiel du baptême. Pour lui, il s'agit d'une chose qui découle immédiatement de la connaissance de la véritable signification de la mort et de la résurrection.
Par la mort et la résurrection qui commencent par le baptême, les croyants abandonnent tout ce qui, dans leur existence naturelle, les distingue les uns des autres. Ils ne sont plus juifs ou grecs, hommes ou femmes, esclaves ou hommes libres, mais tous ensemble forment une nouvelle humanité « en Christ ». Ils ne doivent donc plus attacher d'importance à tout ce qui appartient à leur existence naturelle, mais doivent s'efforcer de demeurer fermement dans l'être-en-Christ et de marcher comme ceux qui ne vivent plus dans la chair mais dans l'Esprit.
En exposant cette conception imposante, vaste et simple du baptême, Paul va bien au-delà de tout ce que le christianisme primitif a affirmé à ce sujet. Et pourtant, au fond, tout ce qu'il a fait, c'est saisir la nouvelle plénitude de sens que la mort et la résurrection de Jésus ont donné au sacrement de la rédemption prêché par Jean-Baptiste.
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Dans une lettre adressée aux Corinthiens qui traitaient le « repas du Seigneur » avec un manque de décence cérémonielle, chacun mangeant les provisions qu’il avait apportées avec lui sans se soucier de savoir si les nécessiteux avaient quelque chose, Paul rappelle à ces derniers le repas historique de Jésus avec ses disciples, afin de leur faire comprendre le caractère solennel et cérémoniel du repas commun. Et parce qu’ils acceptaient sans scrupule les invitations à prendre part aux festins sacrificiels des païens, il leur explique la signification du repas du Seigneur, afin de leur montrer qu’ils ne pouvaient être les convives à la fois du Seigneur et des démons.
1 Cor. xi. 20-34 : « Quand donc vous vous assemblez ainsi tous ensemble, ce n'est pas manger la Cène du Seigneur (c’est-à-dire que votre repas n’est pas un vrai repas du Seigneur): car lorsqu'il s'agit de prendre le repas, chacun prend par avance son souper particulier; en sorte que l'un a faim, et l'autre fait bonne chère. N'avez-vous donc pas de maisons pour manger et pour boire? Ou méprisez-vous l'Eglise de Dieu? et faites-vous honte à ceux qui n'ont rien?
« Que vous dirai-je? Vous louerai-je? Je ne vous loue point en ceci.
« Car j'ai reçu du Seigneur ce qu'aussi je vous ai donné : C’est que le Seigneur Jésus, la nuit qu'il fut trahi, prit du pain; et après avoir rendu grâces, il le rompit, et dit : Prenez, mangez : ceci est mon corps qui est rompu pour vous : faites ceci en mémoire de moi.
« De même aussi après le souper, il prit la coupe, en disant : Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang : faites ceci toutes les fois que vous en boirez en mémoire de moi. Car toutes les fois que vous mangerez de ce pain, et que vous boirez de cette coupe, vous annoncerez la mort du Seigneur jusques à ce qu'il vienne. C'est pourquoi, quiconque mangera de ce pain, ou boira de la coupe du Seigneur indignement, sera coupable du corps et du sang du Seigneur.
« Que chacun donc s'éprouve soi-même, et ainsi qu'il mange de ce pain, et qu'il boive de cette coupe : car celui qui en mange et qui en boit indignement, mange et boit sa condamnation, ne discernant point le corps du Seigneur.
« Et c'est pour cela que plusieurs sont faibles et malades parmi vous, et que plusieurs dorment. Car si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions point jugés. Mais quand nous sommes jugés, nous sommes enseignés par le Seigneur, afin que nous ne soyons point condamnés avec le monde.
« C'est pourquoi, mes frères, quand vous vous assemblez pour manger, attendez-vous l'un l'autre. Et si quelqu'un a faim, qu'il mange en sa maison, afin que vous ne vous assembliez pas pour votre condamnation. »
1 Cor. x. 14-22 : «
C'est pourquoi, mes bien-aimés, fuyez l'idolâtrie. Je vous parle comme à des personnes intelligentes; jugez vous-mêmes de ce que je dis.
« La coupe de bénédiction, laquelle nous bénissons, n'est-elle pas la communion du sang de Christ? et le pain que nous rompons, n'est-il pas la communion du corps de Christ? Parce qu'il n'y a qu'un seul pain, nous qui sommes plusieurs, sommes un seul corps : car nous sommes tous participants du même pain. »
1 L’allemand et le grec admettent tous deux la traduction « un seul pain ». Dans la Didachè, l’accent est mis sur le fait que le grain qui était à l’origine dispersé est rassemblé en un seul pain.
« Voyez l'Israël selon la chair : ceux qui mangent les sacrifices, ne sont-ils pas participants de l'autel? Que dis-je donc? Que l'idole soit quelque chose? ou que ce qui est sacrifié à l'idole, soit quelque chose? Non. Mais je dis que les choses que les gentils sacrifient, ils les sacrifient aux démons, et non pas à Dieu; or je ne veux pas que vous soyez participants des démons. Vous ne pouvez boire la coupe du Seigneur, et la coupe des démons; vous ne pouvez être participants de la table du Seigneur, et de la table des démons. Voulons-nous inciter le Seigneur à la jalousie? Sommes-nous plus forts que lui? »
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En ce qui concerne le repas historique de Jésus avec ses disciples, nous n’apprenons rien de nouveau de Paul. Lui-même n’a pas une conscience claire de ce qu’était la cérémonie, sa conception de celle-ci étant déjà entièrement influencée par le repas d’action de grâces de l’Église. Cela est immédiatement évident lorsqu’il fait dire à Jésus, lors de la distribution du pain et du vin, non pas « pour beaucoup », c’est-à-dire pour la multitude appelée au Royaume, mais « pour vous », ce qui est en soi impossible. En disant cela, le Seigneur aurait décrit sa mort comme n’étant utile qu’aux disciples. Mais comme Paul regarde au-delà de la cérémonie historique pour regarder la cérémonie de l’Église, les disciples sont pour lui les représentants des croyants dans les célébrations futures. C’est à ces croyants que se réfère le « pour vous » adressé aux disciples. Selon Marc et Matthieu, Jésus représente son sang versé pour le nombre encore indéterminé des élus ; pour Paul, ce sont eux qui sont devenus les croyants. Cela suggère clairement un point de vue ultérieur.
C'est à ce point de vue qu'il faut également rapporter la forme identique des paroles sur le pain et le vin. Chez Marc et Matthieu, c'est seulement au moment de la distribution de la coupe que Jésus parle de la valeur salvifique de sa mort, tandis qu'au moment de la distribution du pain il se borne à dire que c'est son corps. Dans le récit de Paul, en outre, le « pour vous » est ajouté à la parole sur le corps.
Cette conception ultérieure se manifeste pleinement et ouvertement dans le fait que Paul fait en sorte que Jésus ordonne à ses disciples de répéter le repas en mémoire de lui. Il projette cette présupposition apparemment évidente pour la continuation de la célébration dans l’Église dans l’histoire, à peine une décennie et demie après la mort de Jésus, tout en ignorant complètement la parole sur la consommation du vin nouveau avec les disciples dans le Royaume de Dieu, d’où est née la répétition de la cérémonie. Quelle réussite remarquable pour la tradition que les deux premiers évangélistes n’aient pas permis qu’un quelconque commandement de répétition s’introduise dans le récit du dernier repas de Jésus avec ses disciples ; qu’ils aient aussi laissé le « pour beaucoup » – curieux pour nous – remplacer le « pour vous », si naturel d’un point de vue ultérieur ; et qu’en outre ils aient conservé la parole eschatologique à la fin, bien qu’elle soit restée inaccomplie !
Comme Paul a eu en vue, en décrivant le repas historique, la célébration du repas de l'Église, il ne se rend pas compte qu'il a représenté le Seigneur comme ordonnant la répétition de son propre acte de distribution, qui ne peut être répété à proprement parler, alors qu'il entendait seulement répéter le fait de manger et de boire le pain et le vin consacrés, accompagnés d'une action de grâces similaire. Il est caractéristique de l'interpénétration, dans son récit, de la célébration historique et du repas d'action de grâces de l'Église, que son récit ne montre pas exactement où se terminent les paroles de Jésus au repas historique et où commence sa propre explication à l'Église de Corinthe. Dans 1 Cor. xi. 25, le « vous » est adressé par Jésus aux disciples, dans le verset suivant il désigne les croyants qui participent à la célébration !
On a discuté de la question de savoir si Paul, en disant « J’ai reçu du Seigneur ce que je vous ai transmis » (1 Cor. xi. 23, ego gar parelabon apo tou kuriou, o kai paredoka umin (grec) ), entendait répéter les paroles de Jésus au repas historique, telles que conservées par la tradition et telles qu’il les connaissait par la tradition, ou s’il les citait comme une révélation qui lui avait été faite.
Dans le langage des Mystères, paralambanein (grec) et paradidonai (grec) signifient la réception et la communication de la révélation reçue dans les Mystères. Si l'on pouvait supposer que Paul était sous l'influence du mode de pensée hellénistique, ses paroles signifieraient qu'il donnait aux Corinthiens des informations sur la Dernière Cène dérivées d'une révélation qu'il avait reçue. Mais comme il ne vivait pas dans un monde de conceptions hellénistiques, il est très probable qu'il entend, conformément à l'usage linguistique rabbinique, la réception et la transmission de la tradition de ces paroles de Jésus.
Paul affirme sans doute en principe que tout son Evangile est fondé sur la révélation venant du Christ (Gal. i, 11-12), et que « le Christ selon la chair » ne signifie plus rien pour lui (2 Cor. v. 16 ). Mais il ne peut guère appliquer cette théorie sur la question du Repas du Seigneur, car il lui faut ici pouvoir se référer aux paroles prononcées par Jésus lors de la dernière Cène.
1 Sur d'autres cas dans lesquels Paul doit recourir à la tradition concernant Jésus, voir ci-dessus, pp. 173-174.
Selon Hans Lietzmann ( Messe und Herrenmahl, pp. 254-256), Paul, qui a dû tenir ses informations sur la Cène de la tradition de la communauté chrétienne, entend par l’affirmation qu’il l’a « reçue du Seigneur » que le Seigneur lui a révélé la signification de la célébration historique du repas communautaire. Gerhard Kittel ( Die Probleme des palastinischen Spätjudenturns und des Urchristentums, Stuttgart, 1926 : 200 pp. ; pp. 63-64) présente un argument détaillé pour montrer que Paul ne se réfère qu’à la tradition.
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Dans le récit de la célébration historique, Paul expose clairement sa conception de la signification de la célébration de l'Eglise. Elle coïncide avec la conception chrétienne primitive. La célébration était un repas d'action de grâces qui anticipait le retour du Christ. Ce repas et cette boisson sont pour Paul une annonce de la mort du Seigneur « jusqu'à ce qu'il vienne » (1 Co 11, 26). Le seul point sur lequel il corrige l'opinion dominante est que la pensée du retour du Seigneur doit partir du souvenir de sa mort. Ce faisant, il n'apporte pas vraiment de contenu nouveau à la célébration. Il souligne seulement ce qui en découle naturellement, mais de telle manière qu'il ait un effet nouveau.
Paul suppose en outre, conformément à la conception chrétienne primitive, que la participation à la célébration du repas de la communauté chrétienne est une anticipation de la communion à la table avec le Christ lors du festin messianique. C'est dans ce sens qu'il appelle la célébration une consommation de la coupe du Seigneur et une participation à la table du Seigneur (1 Cor. x. 21).
Il développe ensuite cette conception d'un repas de communion avec le Christ à venir, qu'il a trouvée et reprise dans l'existence, en ce sens qu'il fait référence au repas en le rapportant à la communion déjà présente avec le Christ mort et ressuscité. La Sainte Cène, comme le baptême, est interprétée par lui à partir de l'être mystique en Christ. Mais alors que dans le cas du baptême le seul fait qui se prête à son interprétation est que le baptême a lieu « dans le Christ », dans le cas de la Sainte Cène, il peut faire appel au fait que Jésus, au cours du repas, a parlé du pain et du vin comme de son corps et de son sang. Nous ne pouvons pas apprendre de Paul dans quel sens Jésus a voulu dire cela, car il n'en a pas plus de connaissances que les disciples. Ce qu'il propose est une interprétation dans la ligne de son mysticisme, selon laquelle les paroles de Jésus signifient que ce manger et ce boire signifient l'union.18 avec le Christ. C’est ainsi que la coupe du repas d’action de grâces est « la communion au sang du Christ, et le pain est la communion au corps du Christ » (1 Co 10, 16). Celui qui mange le repas indignement, c’est-à-dire sans avoir conscience de sa signification, pèche contre le corps et le sang du Seigneur et mange et boit le jugement, parce qu’il ne discerne pas le corps (1 Co 11, 27-32).
Note du traducteur. — Dans les deux cas Gemeinschaft, pour lequel « fellowship » est ici une traduction trop vague.
Dans les arguments qui établissent un parallèle entre le repas du Seigneur et les fêtes des idoles, l'idée dominante est la simple idée chrétienne primitive de s'unir au Christ dans un repas. L'idée de l'union mystique que Paul, à l'aide des paroles de Jésus au cours de la Cène au sujet de son corps et de son sang, introduit dans le repas n'apparaît que lorsqu'il parle au début (1 Cor. X, 16-17) de « communion au sang et au corps du Christ » au lieu de simplement, comme plus tard (1 Cor. X, 20-21), de la communion effectuée en buvant la coupe du Seigneur et en mangeant à la table du Seigneur. Cependant, tout l'argument dépend de l'idée de s'unir dans un repas.
Il est impossible de comprendre pourquoi ce fait précis, que Paul mette en parallèle les repas sacrificiels païens avec le « repas du Seigneur », a été salué comme l’une des preuves les plus convaincantes que sa pensée se meut dans le monde des conceptions propres aux Mystères hellénistiques. Car qu’est-ce qui est ici en rapport avec les Mystères ? Les repas sacrificiels n’étaient pas des Mystères, ni pour les païens ni pour les chrétiens de Corinthe. L’idée originelle selon laquelle, par la consommation du sacrifice, s’effectuait la communion (l’union) avec la divinité à laquelle il était offert, n’était plus valable dans le monde grec du temps de Paul. Le sacrifice était devenu une simple offrande et le repas sacrificiel une occasion de réjouissance. Sauf lorsqu’il s’agissait spécifiquement d’un sacrifice d’expiation, le sacrifice n’était plus l’expression du besoin de rédemption. C’est précisément parce que les sacrifices ordinaires avaient perdu leur signification religieuse pour la piété hellénistique que celle-ci cherchait satisfaction à s’initier aux Cultes des Mystères.
Français Le fait que la communion avec la divinité au repas ne jouait plus aucun rôle dans la vie grecque contemporaine n'est pas écarté par le fait que nous savons qu'au deuxième siècle de notre ère, comme le prouvent les découvertes parmi les papyrus, dans le culte de Sérapis, des invitations à des festins sacrificiels étaient envoyées sous la forme « Chairemon t'invite à un repas à la table du Seigneur Sérapis, au Sérapéum, demain 15, à partir de 9 heures » (Oxy. Pi 110 ; de même Oxy . P . xiv. 1755, et al.), ou que, d'après le récit du viol de Pauline par Decius Mundus dans le temple d'Isis à Rome (Joseph. Antiq. xviii. 3,4), des invitations étaient lancées pour le repas d'Anubis dans le temple d'Isis. Il s'agit ici d'une formule égyptienne, ce qui n'implique pas que les convives s'attendaient à entrer en communion réelle (union) avec le Dieu lors de ces repas. Et il y a encore moins de raisons de supposer que cette conception ait prévalu dans le culte sacrificiel grec ordinaire.
Paul n'a donc pas tiré ses conclusions sur la signification du repas du Seigneur des conceptions hellénistiques de la communion avec la divinité, mais bien l'inverse. Puisque dans le repas du Seigneur se réalise la communion avec le Christ à venir, il considère comme indiscutable que le sens propre du repas des idoles doit être que, par ce repas, on se lie avec les démons qui étaient censés se tenir derrière les idoles. Et puisqu'il interprète ainsi le repas du sacrifice par analogie avec le repas du Seigneur, il ne peut pas considérer le repas comme innocent, mais il est obligé de faire remarquer aux Corinthiens qu'ils entrent ainsi en étroite relation avec les démons, même s'ils pensent qu'ils ne font que prendre part à un divertissement amical.
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Paul, en vertu de son mysticisme, interprète les paroles de Jésus à la dernière Cène, selon lesquelles le pain et le vin sont son corps et son sang, comme signifiant qu'au cours du « Repas du Seigneur », le croyant entre en communion (union) avec le corps et le sang du Christ. Il ne s'agit pas pour lui de manger et de boire des éléments qui sont en quelque sorte le corps et le sang du Christ. Ce qui se passe au « Repas du Seigneur » est ce qu'affirme la doctrine mystique de l'être-en-Christ. Le fait de manger et de boire produit l'union avec le corps du Christ de la même manière que le fait le baptême. C'est, selon Paul, ce que Jésus voulait dire lorsqu'il parlait au cours de la Cène de manger et de boire son corps et son sang. La conception de Paul ne peut être bien comprise que si l'on reconnaît qu'il prend comme point de départ la conception chrétienne primitive du « Repas du Seigneur » comme anticipation de la communion à la table du Christ lors du festin messianique, et que c'est de ce point de vue que Paul interprète les paroles de Jésus au cours de la Cène concernant le fait de manger et de boire son corps et son sang.
Pour Paul, le pain et le vin ne sont ni ne signifient en aucune façon le corps et le sang du Christ. Aucune autre matière que le corps humain ne peut pour lui devenir le corps du Christ. Le Corps du Christ est pour lui toujours et uniquement des corps humains ; le corps du Christ, avec les corps des élus qui sont « en Lui ».
Selon Hans Lietzmann, qui attribue à Paul des conceptions hellénistiques, l’union avec le Christ par le manger et le boire signifie que l’apôtre suppose que les croyants mangent et boivent le pain et le vin comme étant le corps et le sang du Christ. « Les croyants mangent le corps du Seigneur et deviennent ainsi un seul corps avec le Seigneur et entre eux. » « Les éléments deviennent des véhicules de l’esprit (Pneuma), qui est invoqué sur eux dans la prière cérémonielle. »
Lietzmann oublie que Paul associe toujours le Pneuma à l'esprit de l'homme, jamais à la matière non humaine. Ce n'est qu'à partir de la théologie hellénistique d'Ignace et de Justin que l'Esprit entre en relation avec la matière en tant que telle. Quand Paul parle de nourriture et de boisson pneumatiques, qui furent accordées au peuple d'Israël pendant les pérégrinations dans le désert (1 Cor. 10. 3-4), il ne parle pas de nourriture et de boisson auxquelles l'Esprit s'était uni, mais de nourriture et de boisson qui leur avaient été fournies par un miracle accompli par l'Esprit.
La question de savoir si Paul entend par le corps contre lequel il ne faut pas pécher au « repas du Seigneur » le corps de Jésus historique crucifié ou celui du Seigneur ressuscité, doit être résolue en ce sens qu’il réfère les paroles de Jésus à la Cène au corps mystique, c’est-à-dire à la corporéité élargie du Christ, qui comprend les existences des croyants. Mais si c’est au corps mystique qu’il fait référence, comment est-il possible qu’il parle non seulement du corps mais aussi du sang du Christ, comme si le corps en question était un dans l’état naturel d’existence ? Il le fait parce qu’il est lié ici par les paroles de Jésus à la Cène, et parce que celles-ci ont en fait un sens aussi pour le Corps mystique. Sans doute le Christ lui-même n’existe-t-il plus maintenant qu’en tant qu’être surnaturel. Mais les croyants, qui participent à sa corporéité, sont encore, jusqu’au début de la gloire messianique de son retour, en train de mourir et de ressusciter. La corporéité mystique du Christ, qui comprend en elle le Christ exalté et les êtres qui sont encore en pèlerinage terrestre, est donc à la fois naturelle et surnaturelle. En elle se produisent sans cesse la mort et la résurrection. Si donc Jésus parle du pain et du vin comme de son corps et de son sang, il parle, selon Paul, de l'union dans la mort et la résurrection qui devient réalité dans ce repas, comme dans le baptême.
Bien qu'il fasse intervenir les paroles de Jésus à la Cène pour interpréter la célébration de l'Église, Paul partage entièrement la conception chrétienne primitive selon laquelle la nourriture prise au « Repas du Seigneur » est consacrée, non pas par l'application à celle-ci des paroles d'institution de Jésus, mais entièrement et uniquement par l'action de grâce et la demande de la venue du Christ qui lui sont associées. C'est cette action de grâce et cette demande qui constituent l'essence de la célébration. En effet, Paul ne suppose pas que les paroles de Jésus sur le pain et le vin soient répétées à chaque célébration du repas. La célébration par l'Église qui est présupposée dans sa référence est encore un véritable repas au point de dégénérer en gourmandise.
Ainsi, les paroles de Jésus sur le pain et le vin ne sont pas, pour Paul, des paroles d'institution et de consécration, mais signifient simplement que les participants à ce repas d'action de grâce deviennent un seul corps les uns avec les autres et avec le Seigneur.
Puisque sa conception sacramentelle, comme sa mystique, est dominée par la pensée du lien étroit et prédestiné des croyants entre eux et avec le Christ, Paul peut décrire l'effet du Repas du Seigneur, comme celui du Baptême, non seulement comme une communion (union) avec le Christ, mais aussi comme l'unité des croyants entre eux.
1 Cor. x. 17 : « Parce qu'il n'y a qu'un seul pain, nous qui sommes plusieurs, sommes un seul corps : car nous sommes tous participants du même pain. »
1 Cor. xii. 13 : « Car nous avons tous été baptisés d'un même Esprit, pour être un même corps »
En ce qui concerne le baptême, il raisonne à partir de l'unité de l'esprit qui est reçu ; en ce qui concerne le Repas du Seigneur, il raisonne à partir de l'unité du pain qui est mangé, par laquelle il n'entend pas que tous mangent un seul pain, mais seulement qu'ils partagent tous le pain qui a été consacré par la même action de grâce.
Le développement donné à la signification de la célébration en faisant intervenir les paroles de Jésus sur son corps et son sang consiste en ceci : pour la croyance chrétienne primitive, la participation au « Repas du Seigneur » établit la communion à la table avec le futur Christ, tandis que Paul, conformément à sa doctrine mystique de l'être-en-Christ, le présente comme réalisant également cette union qui doit être vécue maintenant dans le présent avec le corps mystique du Christ, une union qui seule rend possible l'union future avec le Christ lors du festin messianique.
En introduisant les paroles de Jésus sur le pain et le vin dans l'explication du caractère essentiel du « Repas du Seigneur », Paul ouvre la voie à l'évolution inévitable de la célébration du Repas vers une célébration de distribution. Puisque la célébration du Repas de l'Église (comme la Cène historique dont elle est issue) est née et tire son sens d'une ardente attente eschatologique, sa signification originelle est devenue intenable à mesure que la croyance a perdu son caractère eschatologique. La conception originelle de la nature essentielle du Repas doit nécessairement, au cours du temps, céder la place à une autre. Ce nouveau caractère a été développé par les paroles de Jésus sur le pain et le vin comme son corps et son sang, qui en sont venus à constituer la signification centrale de la célébration de l'Église.
Une fois que l'intensité nécessaire de l'attente eschatologique s'est estompée et que la vision du « repas du Seigneur » comme repas d'action de grâces qui préfigurait une réunion prochaine avec le Christ lors de la fête messianique est devenue intenable, le repas a immédiatement cessé d'être un véritable repas et la nourriture et la boisson ont cessé d'être considérées comme consacrées comme nourriture sainte par l'action de grâces et la supplication pour le Royaume à venir et le retour du Christ. À mesure que le sens originel s'est estompé, un nouveau sens est apparu en revenant aux paroles de Jésus sur le pain et le vin, à savoir que le pain et le vin étaient (comme ils ne l'avaient pas encore été aux yeux de Paul) en un certain sens la chair et le sang du Christ. Cette substitution du nouveau à l'ancien se fit de manière évidente, puisque les paroles mystérieuses de Jésus lors de la célébration historique étaient connues de tous par les Évangiles, puisque Paul les avait déjà utilisées pour interpréter le « repas du Seigneur » de l'Église, et que l'ancienne célébration d'action de grâces demeurait inchangée dans la liturgie. Le nouveau et l'ancien continuèrent ainsi à coexister, jusqu'à ce que l'ancien perde complètement sa signification et se dessèche et disparaisse au fil des générations.
Le pain et le vin deviennent chair et sang du Christ chez Ignace, chez Justin Martyr et dans l’Évangile de Jean. Il est significatif que dans leurs écrits (et dans toute la théologie grecque) le mot « chair » remplace le mot « corps », dont seul le récit des paroles de Jésus lors de la dernière Cène est attesté.
Ignace, Ad Rom. vii. 3 : « C'est le pain de Dieu que je désire, c'est-à-dire la chair (σαρξ) de Jésus-Christ, qui est de la semence de David ; et je veux pour boisson son sang, qui est un amour impérissable. »
Ignace, Ad Philad. iv. : « Veillez à ne célébrer qu’une seule Eucharistie ; car il n’y a qu’une seule chair de notre Seigneur Jésus-Christ et qu’un seul calice pour l’union à son sang. »
Ignace, Ad Eph. xx. : « Rompre un pain qui est un remède d'immortalité, un antidote, non pour mourir, mais pour vivre éternellement en Jésus-Christ. »
Justin, Dial. lxx. 4 : « Dans cette prophétie, il (Isaïe) parle clairement » (Isa. xxxiii. 16-17) « du pain que notre Christ nous a donné en souvenir qu’il s’est fait chair pour ceux qui croient en lui, pour lesquels il a aussi souffert ; dans cette prophétie, il parle clairement, d’une part, de la coupe qu’il nous a donnée dans l’Eucharistie en souvenir de son sang. Et cela aussi est révélé dans cette prophétie » (Isa. xxxiii. 17) « que nous verrons Jésus comme un Roi entouré de gloire. »
1 Isaïe xxxiii. 16-17 (LXX.) : « On lui donnera du pain, et son eau sera sûre. Vous verrez un Roi glorieux. »
Justin, 1 Apol. lxvi. : « Car nous ne la prenons pas (l’Eucharistie) comme du pain commun ou du vin commun ; mais, comme Jésus-Christ, notre Rédempteur, quand il s’est fait chair par le Logos de Dieu, a pris sur lui chair et sang pour notre salut, ainsi nous avons été enseignés que cette nourriture, consacrée par une parole de prière qui procède de lui ( di euches logou tou par autou, grec translittéré ) 2 avec action de grâces, par laquelle notre chair et notre sang sont nourris par transformation, est la chair et le sang de ce Jésus qui s’est fait chair. Car les Apôtres, dans les Mémoires tirés d’eux, qui sont appelés Évangiles, nous ont rapporté que l’injonction suivante leur avait été donnée, que Jésus prit du pain, rendit grâces et dit : « Faites ceci en mémoire de moi, ceci est mon corps. » De même qu’il prit la coupe, rendit grâces et dit : « Ceci est mon sang », et qu’il le partagea seulement avec eux. »
2 Ce passage intraduisible a également été rendu par « une prière sur le Logos qui sort de Lui ».
Jean VI, 53-56 : « Et Jésus leur dit : En vérité, en vérité, je vous dis, que si vous ne mangez la chair du Fils de l'homme, et ne buvez son sang, vous n'aurez point la vie en vous-mêmes. Celui qui mange ma chair, et qui boit mon sang, a la vie éternelle; et je le ressusciterai au dernier jour. Car ma chair est une véritable nourriture, et mon sang est un véritable breuvage. Celui qui mange ma chair, et qui boit mon sang, demeure en moi, et moi en lui. »
En parlant de la chair et du sang du Christ, Ignace, Justin et l'Evangile de Jean, comme Paul et conformément aux paroles historiques de Jésus, obéissent à une nécessité intérieure de leur conception du « repas du Seigneur ». Ils interprètent les paroles de Jésus lors de la dernière Cène à partir de la doctrine du Logos. Selon la pensée et l'usage grecs, le Logos ne s'unit pas au corps mais à la chair.
Le début de l'hellénisation du christianisme consiste dans l'adoption d'une conception hellénistique de la résurrection, à la place de la conception juive tardive. Cette conception contredisait la déclaration de Paul selon laquelle la chair et le sang ne peuvent hériter du Royaume de Dieu. La pensée hellénistique ne pouvait concevoir la résurrection exigée par l'espérance chrétienne de telle manière qu'elle suppose que l'âme, considérée comme corporelle, se dénude dans la mort et assume à la résurrection une corporéité céleste. L'immortalité corporelle se produit, selon elle, par l'action de l'esprit sur la matière de la chair de manière à lui conférer l'incorruptibilité. Pour ce type de pensée, la grande chose qui s'est produite dans la rédemption, c'est que la chair et l'esprit, jusqu'alors sans rapport l'un avec l'autre, ont été rendus capables de s'unir. Cela s'est produit pour la première fois dans la personne de Jésus. De là commence le processus par lequel toute chair, dans la mesure où elle y est appelée, par cette unification de la chair et de l'esprit ( ενωσις σάρκινη τε και πνευματική, comme le dit Ignace dans Ad Magn. XIII. 2) est préparée pour la résurrection.
La différence ainsi introduite dans la conception de la résurrection corporelle ne s'est jamais manifestée dans les premières générations chrétiennes. La conception hellénistique chrétienne a pris la place de la conception juive tardive sans que personne ne s'en aperçoive. L'Eglise s'est uniquement préoccupée de maintenir, contre le gnosticisme, la résurrection corporelle en tant que telle, et de préserver ainsi la continuité avec la croyance chrétienne primitive. Cette fermeté dans la résurrection corporelle montre que la croyance chrétienne en l'immortalité était à l'origine étroitement liée à l'eschatologie et se référait à la participation attendue au Royaume messianique.
L’apparition du mot « chair » à la place du précédent « corps » est un signe que la pensée chrétienne hellénistique a pris la place de la pensée chrétienne juive tardive dans la doctrine sacramentelle ainsi que dans la christologie.
Selon la conception grecque, le pain et le vin deviennent dans l'Eucharistie la chair et le sang de Jésus de la manière suivante. Le Logos-Esprit que Jésus a laissé dans le monde après sa mort et qui, par lui, est devenu capable de s'unir à la matière, devient un avec ce pain et ce vin de la même manière qu'il est devenu un avec la chair de Jésus. Le pain et le vin du « Repas du Seigneur » poursuivent cette union du Logos-Esprit et de la matière qui a commencé avec Jésus et qui est le moyen efficace de la rédemption, et ils le font sous une forme qui est assimilable par les hommes et prépare leur chair à la résurrection. En tant qu'unité de matière et de Logos-Esprit, le pain et le vin du « Repas du Seigneur » sont essentiellement identiques à la chair et au sang de Jésus, et peuvent donc être décrits ainsi.
Mais Ignace, Justin et l'Evangile de Jean s'accordent avec Paul en ce qu'ils ne représentent pas le pain et le vin comme étant transformés en corps et en sang du Jésus historique. Pour la doctrine grecque, ils sont une continuation de sa corporéité, par laquelle le croyant baptisé entre en union avec lui. Il s'agit donc ici d'une interprétation des paroles de Jésus à la Cène à la lumière de l'idée d'une union avec le Christ qui se fonde sur l'unification mystique de la chair et de l'esprit. Elle forme ainsi le pendant de l'interprétation que Paul donne à partir de l'union mystique avec le Christ dans sa mort et sa résurrection. Dans les deux cas, les paroles de Jésus à la Cène sont comprises seulement comme l'expression de ce qui se passe lorsque les croyants mangent et boivent le pain et le vin ; elles ne sont pas encore conçues comme une formule de consécration, à répéter à chaque célébration, qui transforme le pain et le vin en corps et en sang du Christ. Pour Justin et pour Ignace, le pain et le vin ne sont consacrés que par l'action de grâces, qui est offerte comme continuation de l'action de grâces de Jésus lors de la dernière Cène. La célébration sous forme de repas, qu'ils entendent tous deux, ne connaît pas encore la répétition de la parole de Jésus sur le pain et le vin comme son corps et son sang.
Ce n'est pas la parole de Jésus sur le pain et le vin, mais sa prière pour la venue du Royaume qui a sa place dans la forme primitive de la célébration. Depuis que la prière sous une forme fixe de paroles a pris place à côté des actions de grâces et des supplications libres des « prophètes » et de ceux qui avaient des « dons spirituels », le Notre Père a dû avoir sa place dans le « Repas du Seigneur », même si ce n'était pas le cas dès le début. En témoigne le fait qu'il apparaît déjà dans la Didachè (viii. 2-3), avec l'ajout de la doxologie (« Car à toi appartiennent la puissance et la gloire pour les siècles des siècles »), alors que le Notre Père, tel qu'il a été enseigné par Jésus à ses disciples, se terminait, selon Matthieu et Luc, par la prière pour la préservation de la tentation (Mt. vi. 9-15 ; Lc. xi. 2-4). Il en résulte que, dès les temps les plus reculés, il était répété devant la communauté chrétienne, l'auditoire répondant par la doxologie et un Amen. De telles réponses à la prière nous sont rapportées par Paul (1 Cor. XIV, 16) et plus tard par Justin (1 Apol. LXV). Puisque dans la période antérieure le repas d'action de grâces était la seule forme de service, cela montre que la prière du Seigneur a dû prendre sa place très tôt, sinon dès le début, dans l'action de grâces au « repas du Seigneur », auquel, en tant que demande pour le Royaume, elle est logiquement appropriée.
Selon la liturgie de l'Eucharistie, telle que nous la connaissons par la cinquième catéchèse mystagogique de l'évêque Cyrille de Jérusalem (milieu du IVe siècle après J.-C.), la prière du Seigneur concluait l'action de grâce avant le repas.
Ainsi, chez Ignace et Justin, la célébration suit toujours les lignes de l'ancien repas d'action de grâces, à ceci près que le pain et le vin, qui, conformément aux paroles de Jésus lors de la Cène et à la nature essentielle de la célébration, doivent provoquer l'union avec Jésus-Christ, sont désormais considérés comme prolongeant son existence corporelle. La conception paulinienne — eschatologique — de la participation au corps du Christ a été remplacée par une conception hellénistique.
Le lien étroit qui existe entre l'ancien et le nouveau peut être démontré par le passage cité plus haut du Dialogue de Justin avec Tryphon (Ixx, 4), où il cite un passage d'Isaïe (xxxiii, 16-17) dans lequel il voit à la fois une prophétie de l'Eucharistie comme don de manger et de boire de la chair et du sang du Christ, et une prophétie de la manifestation de Jésus dans sa gloire messianique. 1 Cela montre clairement que le lien entre l'attente du retour du Christ et la célébration du Repas était toujours présent à son esprit.
1 Sur ce passage d’Isaïe, voir ci-dessus, p. 273.
C'est seulement grâce à la Logos-Christologie que la conception du pain et du vin comme chair et sang du Christ est devenue possible. On oublie généralement que la doctrine du Logos est la solution non seulement du problème christologique, mais aussi de celui des sacrements. Son utilité à cet égard a contribué autant à sa fondation que la valeur qu'elle a eue pour la christologie. A l'époque où la foi chrétienne a dû, par suite de l'affaiblissement de l'espérance eschatologique, trouver une nouvelle orientation, les questions du caractère de la manifestation historique de Jésus-Christ et celle de la signification et du mode d'action des sacrements étaient étroitement liées et devaient être résolues ensemble.
L’affirmation selon laquelle le pain et le vin sont devenus dans l’Eucharistie le corps et le sang de Jésus-Christ a été combattue comme une innovation, comme nous l’apprend Ignace.
Ignat. Ad Smyrn. vii. : « Ceux qui n’enseignent pas correctement se tiennent à l’écart de l’Eucharistie et de la Prière, parce qu’ils ne reconnaissent pas que l’Eucharistie est la chair de notre Rédempteur Jésus-Christ, qui a souffert pour nos péchés et que le Père dans sa bonté a ressuscité. Ceux qui parlent contre le don de Dieu périront dans leur dispute. Il aurait mieux valu pour eux qu’ils aient eu l’amour, afin qu’eux aussi se lèvent. »
Mais ces croyants conservateurs, qui étaient opposés à la christologie du Logos et à l'interprétation des sacrements selon le Logos, défendaient une position sans espoir. Le progrès l'emporta, car la pensée grecque (et la foi elle-même, puisqu'elle ne pouvait plus vivre entièrement dans l'eschatologie) fut obligée de chercher un nouveau lien logique entre le fait de la résurrection du Christ et l'espérance de la résurrection des croyants, pour remplacer celui qui avait été jusqu'alors fourni par l'eschatologie.
On voit combien la nouvelle conception est encore étroitement liée à l’ancienne, quand on constate que, selon Ignace, le pain et le vin ne prennent le caractère de corps et de sang du Christ que lorsque l’Eucharistie est célébrée dans la véritable Église, dont l’évêque est le signe distinctif. C’est seulement dans ce cercle, où le Christ et les croyants sont unis les uns aux autres dans l’amour, qu’agissent les forces qui font que le fait de manger et de boire du pain et du vin réalise l’union avec le corps et le sang du Christ. La conception de l’Église comme tout prédestiné formé par l’union des croyants entre eux et avec le Christ, qui est à la base de la mystique christologique de Paul et de sa conception eschatologique de l’union avec le Christ dans le baptême et la Sainte Cène, est toujours aussi valable dans la nouvelle mystique grecque du Christ et des sacrements. C’est sur cette base qu’Ignace dit que c’est seulement dans l’Église que les croyants sont « dans l’amour ».
Quel a donc été le cours du développement de la célébration du repas chrétien primitif à travers Paul jusqu'à Ignace, Justin et l'Évangile johannique ? Le point de départ est que la « célébration du Seigneur »
Le mot « repas » signifie l'union (l'union dans un repas) avec le Christ qui revient. Cette union future est conçue par la doctrine paulinienne et grecque comme déjà présente, et ils l'expliquent à partir de l'être mystique en Christ, à l'aide des paroles de Jésus sur le pain et le vin de la dernière Cène. Ils donnent ainsi un développement supplémentaire à l'interprétation sacramentelle de la célébration du repas, qui était déjà présente en principe dans l'idée chrétienne primitive de « communion de repas » avec le Christ au « repas du Seigneur ».
A mesure que l'Eucharistie devient, selon la conception grecque, un repas consistant à manger et à boire la chair et le sang du Christ, elle cesse d'être un véritable repas et devient de plus en plus nécessairement une pure « célébration de distribution ». Au cours de cette évolution, l'identité de l'Eucharistie et de l'agapè s'est brisée. L'agapè désigne désormais un repas de communion, dans lequel la nourriture consommée n'est plus considérée comme la chair et le sang du Christ.
Hans Lietzmann soutient que l'Agapè et l'Eucharistie étaient dès le début des célébrations distinctes.1 L'agape était, pense-t-il, à l'origine le repas religieux juif christianisé, qui est né sans aucune référence à la dernière Cène de Jésus avec ses disciples. L'Eucharistie proprement dite était une cérémonie paulinienne, dominée par la référence aux paroles de Jésus concernant le pain et le vin comme étant son corps et son sang, qui s'est ensuite associée au repas religieux au cours duquel les hommes mangeaient pour satisfaire leur faim, et est devenue un fait particulier au sein de ce repas. Plus tard, l'Eucharistie a été séparée de l'agape et transférée à la réunion du matin pour le culte.
Sur Messe und Herrenmahl de Hans Lietzmann, voir pp. 249-250, sup.
Ici, la séparation originelle de l'agape et de l'eucharistie est affirmée afin de soutenir l'hypothèse selon laquelle, au cours de la première génération du christianisme primitif, il existait un type paulinien et un type jérusalémite de célébration du repas. Le témoignage d'Ignace, qui utilise l'agape (Ad Smyrn. viii. 2) et l'eucharistie (Ad Smyrn. vii. 1 ; Ad Philad. iv. 1) comme désignations d'une seule et même célébration, s'oppose à toute tentative de ce genre.
La séparation entre la célébration de la distribution et le repas du culte est déjà préparée dans l'enseignement de Paul. Il est le premier à donner aux paroles de Jésus sur le pain et le vin une signification pour la célébration de la communauté. Et il est le premier à ordonner aux fidèles, pour ne pas compromettre le caractère sacré du repas, de calmer leur faim chez eux, de faire du repas lui-même un semblant de repas.
En faisant de la communion future avec le Messie à venir, célébrée dans le « Repas du Seigneur », une communion actuelle par sa doctrine mystique de la mort et de la résurrection avec le Christ, en l’approfondissant et en la rendant ainsi plus intime, il prépare la voie à un autre développement. En effet, au moment opportun, la conception sacramentelle grecque de la célébration du Repas et de l’union avec le Christ qui s’y réalisait, s’est imposée dans la conception eschatologique primitive chrétienne, devenue obsolète, et a commencé à lui prendre la place. Plus tard, l’ancien fut si complètement évincé par le nouveau que, pendant des siècles, la mémoire même du caractère originel du baptême et du « Repas du Seigneur » fut perdue, et l’érudition historique refusa obstinément d’admettre la possibilité même de considérer l’idée de « sacrements eschatologiques ».
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En interprétant le baptême et le « Repas du Seigneur » à partir de la mort et de la résurrection mystiques avec le Christ, Paul leur donne en même temps, par rapport à la résurrection, une signification qui leur était inconnue dans la conception chrétienne primitive. Ce faisant, il a préparé la voie à la conception qui devint plus tard dominante – la conception impliquée dans la désignation par Ignace de l’Eucharistie comme « remède d’immortalité » (Ignace, ad Eph. xx). Cette conception n’a pas été inventée par Ignace, ni imposée au christianisme à partir de sources grecques. Elle est un développement logique de la conception chrétienne primitive du « Repas du Seigneur » et ne fait que continuer ce qui avait été commencé par Paul.
Pour comprendre cette évolution, il faut se rendre compte que, pour le christianisme primitif et pour Paul, il y avait deux béatitudes distinctes (la béatitude messianique et la béatitude éternelle), et que les sacrements ne se rapportent qu'à la première. 1 Cette distinction simple, constamment suggérée par les textes anciens, n'ayant pas été perçue, la tentative de retracer l'histoire primitive des sacrements était nécessairement une tâtonnement dans l'obscurité.
1 Sur la distinction entre la béatitude messianique et la béatitude éternelle, voir pp. 90-94, sup.
Les sacrements se rapportent uniquement à l'obtention de la béatitude messianique ; en effet, ils ne sont là que pour les élus de cette génération d'hommes sur lesquels, selon l'expression de Paul, la fin des temps est arrivée (1 Cor. x. 11).
A la question de savoir si les sacrements sont nécessaires ou non pour obtenir la béatitude, Paul, mieux placé que les théologiens ultérieurs, peut donner une réponse claire. Ils ne sont nécessaires que pour les hommes de la dernière génération qui désirent réaliser leur élection à participer au Royaume messianique, c'est-à-dire à partager avec le Messie l'état surnaturel de l'être. Mais pour parvenir simplement à la résurrection lors de la résurrection générale des morts et entrer dans la béatitude éternelle, les sacrements ne sont pas nécessaires. Cette béatitude s'obtient par l'élection en elle-même et par la « marche agréable à Dieu » qui l'atteste. La question de savoir comment les élus des générations précédentes, sans avoir la connaissance du Christ et sans être baptisés, peuvent néanmoins être rachetés, ne se pose pas pour Paul. La rédemption opérée par le Christ et appropriée par la foi et le baptême ne se pose pas pour eux. Ce n'est pas pour toute l'humanité, mais seulement pour la dernière génération, que Jésus est venu et est mort afin de procurer aux élus en elle l'obtention de la gloire messianique. L’action des sacrements ne peut s’étendre plus largement que celle de la mort et de la résurrection du Christ.
Un cas particulier se présente en ce qui concerne les élus de la dernière génération qui n'ont pas reçu la connaissance de Jésus. Dans ce cas, bien qu'ils appartiennent à la génération privilégiée « sur laquelle est arrivée la fin des temps », la participation au Royaume messianique leur est impossible. Il ne leur reste que, comme aux générations qui ont vécu avant la venue du Christ, la béatitude éternelle.2 C’est pour cette raison que Paul est si déterminé à porter la connaissance de l’Évangile jusqu’aux extrémités de la terre avant le retour du Christ.3
Voir p. 133, sup.
Voir pp. 158 et 181-186, sup.
Les sacrements chrétiens primitifs étaient essentiellement considérés comme une garantie de la gloire messianique elle-même, car il était évident que le croyant survivrait jusqu'à cette époque, considérée comme si proche. Il se peut qu'à l'origine, on ait cru que quiconque était baptisé et participait à la célébration du « repas du Seigneur » avait ainsi la certitude de ne pas mourir avant le début du Royaume messianique. S'il mourait effectivement avant, cela prouvait seulement que la béatitude messianique ne lui était pas destinée.4
Sur le problème de la mort des croyants avant le retour du Christ et sa solution par Paul, voir pp. 91-94, 112-115, sup.
En interprétant le baptême et le « repas du Seigneur » par l'être mystique en Christ, Paul leur attribue implicitement le pouvoir de provoquer la résurrection au retour du Seigneur. Ce faisant, il en fait quelque chose de différent de ce qu'ils étaient pour la vision primitive chrétienne.
L'évolution de la foi chrétienne devait tôt ou tard faire naître la conception de la résurrection des croyants au retour de Jésus et l'associer au sacrement pour assurer aux morts baptisés la possibilité de participer au Royaume messianique. L'introduction de cette idée de résurrection était nécessaire pour que, compte tenu du nombre croissant de morts avant le retour de Jésus, la foi et les sacrements ne perdent pas leur signification. Et la possibilité de cette évolution était une conséquence immédiate de la conception chrétienne primitive selon laquelle le baptême et le « repas du Seigneur » donnaient aux croyants le droit de participer au Royaume messianique et donc d'obtenir l'état de résurrection qui était une condition nécessaire à la participation au Royaume. Il suffisait ensuite d'admettre que cet effet des sacrements était également disponible pour ceux qui étaient morts entre-temps. Mais si naturel qu'il paraisse de s'aventurer sur cette voie, elle s'est avérée difficile à franchir dans la pratique. Quelle était la conception qui pouvait fonder l'idée que les sacrements mettaient les morts sur le même pied que les vivants ? C'est Paul qui, le premier, fit ce pas en avant, car l'être mystique en Christ lui fournit la conception nécessaire. Sa doctrine mystique lui faisant voir dans le baptême le commencement d'une mort et d'une résurrection avec le Christ, qui faisait entrer l'homme naturel dans le processus de la mort et de la résurrection, il considérait comme évident que, par suite des sacrements, ceux qui étaient morts entre-temps étaient rendus capables, exactement de la même manière que les survivants, de participer à la gloire du Christ. Son importance consiste donc non seulement en ce qu'il a été le premier à affirmer la résurrection des croyants en préparation à la gloire messianique, mais aussi en ce qu'il a donné à cette idée un fondement si complet dans sa mystique et en la reliant si étroitement aux sacrements. Un résultat auquel la croyance chrétienne primitive, laissée à elle-même, aurait pu parvenir par des tâtonnements incertains, lui était ici offert par un penseur comme un morceau de connaissance clairement articulé.
C'est seulement quand on reconnaît que le baptême et le repas du Seigneur ne se rapportent qu'à la gloire messianique qu'on comprend pourquoi Paul fait de la chute de la grâce baptismale et de la participation indigne au « repas du Seigneur » la conséquence, non pas la damnation éternelle, mais simplement la mort. Celui qui n'est pas en Christ meurt au commencement du Royaume messianique, sinon avant, et il est alors, comme les membres des générations précédentes, en proie à la mort jusqu'à la Résurrection générale et au Jugement, au cours desquels il sera décidé s'il doit seulement perdre la gloire messianique, mais parvenir à la béatitude éternelle, ou s'il doit la perdre aussi. C'est pourquoi Paul, en réprimandant les Corinthiens, leur rappelle que les Israélites, bien qu'ils aient tous été baptisés dans la mer et sous la nuée, et qu'ils aient reçu la manne à manger et l'eau du rocher à boire, sont néanmoins morts dans le désert et n'ont pas hérité de la Terre promise, parce qu'ils ont perdu la gloire qui leur avait été promise par leurs transgressions ultérieures. Ceux qui ont été baptisés et qui ont eu le privilège de participer au « Repas du Seigneur » doivent en tirer la leçon : en cas de conduite semblable, la sentence de mort sera également prononcée contre eux. Au lieu d’entrer dans le Royaume messianique, ils seront la proie de cette mort qu’entraîne la perte de la participation au Royaume messianique (1 Cor. 10, 1-13). 1 Le parallèle entre les sacrements du voyage dans le désert et le baptême et le « Repas du Seigneur » est donc beaucoup plus approprié qu’on ne le croit habituellement, puisque dans les deux cas la perte de la grâce sacramentelle entraîne le même sort.
1 Sur 1 Cor. x. 1-13, voir pp. 20-22 et 258-260, sup.
Il devient maintenant aussi intelligible comment Paul en vient à relier les cas de maladie et de mort dans l'Église de Corinthe à la célébration indigne du « Repas du Seigneur », et à expliquer que par de tels jugements le Seigneur avait l'intention de tourner l'Église à la repentance, afin qu'au jugement à venir, elle n'ait pas besoin d'être condamnée avec le monde (1 Cor. xi. 29-32). 2 En ne réalisant pas que le Repas les amène à une union de mort et de résurrection avec le Corps du Christ, ils font outrage à leur être-en-Christ et courent le risque d'y mettre fin. Si cela arrive, alors, n'étant plus en Christ, ils sont des hommes destinés à la mort, alors qu'ils croient encore, en conséquence de leur baptême et de leur participation au Repas du Seigneur, être parmi ceux qui, au retour du Christ, seront transformés en un état d'existence de résurrection, ou, s'ils sont parmi ceux qui sont morts entre-temps, ressusciteront immédiatement, comme ceux qui sont morts en Christ, pour prendre part au Royaume messianique. C'est pourquoi le Seigneur, par ces cas de maladie et de mort, leur fait comprendre qu'une mort qui leur fera perdre la gloire du Royaume messianique peut être leur sort s'ils ne profitent pas du « Repas du Seigneur » pour renforcer leur union avec le Christ.
2 Par ce Jugement, on ne peut entendre que le Jugement qui doit avoir lieu au retour du Christ, au cours duquel il sera décidé si cette Église doit avoir part à la gloire messianique ou si elle doit tomber temporairement, avec les enfants du monde, sous la domination de la mort, jusqu'à ce que son sort final soit décidé lors d'une résurrection générale des morts.
Paul, par sa doctrine mystique de l'union au Christ, avait fait des sacrements des garanties de résurrection à la gloire messianique ; il doit donc les avertir avec toute la force que la cessation de cet être-en-Christ, accordé par le baptême et maintenu par le repas du Seigneur, entraîne nécessairement la mort qu'entraîne la perte de la gloire messianique, soit que cette mort ait lieu maintenant, avant le retour de Jésus, soit à ce retour, lorsque la masse des non-élus sera livrée à la mort. La doctrine de l'être-en-Christ, au moyen de laquelle il élargit la portée des sacrements, lui permet en même temps de définir les limites de leur efficacité, et de combattre ainsi la fausse confiance placée en eux.
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Le test pour la bonne compréhension des sacrements pauliniens est l’explication de l’énigmatique baptême pour les morts.
1 Cor. xv. 29 : « si absolument les morts ne ressuscitent point? Pourquoi donc sont-ils baptisés pour les morts? »
On ne peut trouver aucun parallèle à ce baptême pour les morts dans les religions à mystères hellénistiques. Reitzenstein, il est vrai, affirme qu’il ne peut considérer le baptême chrétien pour les morts que « comme l’adaptation d’un usage païen des mystères aux conceptions et aux ordonnances chrétiennes » 1. Mais il n’est pas en mesure de citer, à l’appui de son opinion, des passages de la littérature hellénistique qui parlent réellement d’un baptême pour les morts.
1 R. Reitzenstein, Die hellenistischen Mysterienreligionen, 3e éd., 1927, p.233.
Dans le deuxième livre des Maccabées (xii. 39-45), Judas Maccabée fait offrir à Jérusalem un sacrifice expiatoire pour les Juifs tombés au combat, qui avaient péché en portant des amulettes païennes.
Platon, dans la République (ii. 7), suggère ironiquement qu'en invoquant les noms d'Orphée et d'autres poètes, on devrait expier les transgressions des vivants et des morts par des sacrifices et des jeux appelés sacrés.
(Platon, Rep. II.7, ώς apa λύσεις τε και καθαρμοί αδικημάτων διά θνσιων και παιδιας ηδονών εισι μεν ετι ζώσιν, εΐσι δε και τελευτησασιν, ας δη τελετάς καλουσιν, αΐ των εκει κακών άπολύουσιν ημάς, μη θυσαντας δί δεινα περιμενει.)
Une confirmation de cette affirmation se trouve dans un fragment orphique, selon lequel les Orphiques offraient des sacrifices purificateurs et organisaient des célébrations mystiques afin d'obtenir le pardon de leurs ancêtres impies.
( O. Kern , Orph . Fragm . ( 1922 ) , p . 245, άνθρωποι δε τεληεσσας εκατόμβας πεμψουσιν πάσηισι εν ωραις άμφιετηισιν οργιά τ’ εκτελεσουσι λνσιν προγόνων άθεμίστων μαιόμενοι.)
Dans les deux cas, il ne s'agit pas d'une action individuelle, par laquelle des individus se font recevoir dans la communauté des initiés, mais d'arrangements collectifs pris par une communauté, destinés à bénéficier aux morts comme aux vivants. Le fait que dans les deux cas il soit question de sacrifices expiatoires rend probable qu'il s'agit de cérémonies qui sont étroitement liées à l'idée de sacrifice expiatoire. Il est évident que Platon l'a compris ainsi, compte tenu de la formulation de son argumentation.
Voilà ce que l'on peut apporter comme citations hellénistiques pour expliquer 1 Cor. XV, 29. L'usage cité par Reitzenstein de verser de l'eau sur les mourants, d'après des sources mandéennes tardives, n'est pas plus pertinent ici que le baptême des morts en Egypte. Un baptême des morts n'est pas un baptême pour les morts.
1 R. Reitzenstein, Das mandaische Buch des Herrn der Grosse und die Evangelienüberlieferung, Heidelberg, 1919, pp. 87 s.
Même si l'on pouvait trouver dans la littérature hellénistique des passages sur le baptême pour les morts, cela ne prouverait pas pour autant que l'usage attesté par Paul dérive de l'hellénisme et doive s'expliquer par lui. Le baptême hellénistique a toujours à voir avec la renaissance à l'immortalité, le baptême chrétien avec la participation à la gloire messianique par le moyen de la résurrection. Selon la conception paulinienne, il n'est pas nécessaire qu'un mort soit baptisé pour obtenir l'immortalité en tant que telle. Lors de la résurrection générale des morts, il entrera immédiatement dans la vie éternelle, à condition qu'il soit élu pour cela et qu'il n'ait pas rendu sa vocation vaine par une vie sans Dieu. La raison qui, pour les conceptions hellénistiques, pourrait donner lieu au baptême pour les morts, n'existe pas pour la conception de Paul. Le baptême pour les morts qu'il implique répond à un besoin qui ne pouvait naître que des attentes eschatologiques du christianisme primitif, et ne s'explique qu'à partir de la conception quasi-physique de l'être-en-Christ.
Selon la conception paulinienne, le baptême représentatif n’est applicable que dans les cas où le défunt appartient à la dernière génération de l’humanité. Si ces personnes avaient connu le Christ et cru en lui, et avaient par conséquent été baptisées « en lui », elles auraient acquis la possibilité de participer à la gloire messianique. Pour leur rendre ce qu’elles avaient perdu par leur mort prématurée, d’autres se sont fait baptiser à leur place. Ce procédé n’est rationnel que s’il existe entre les vivants et les morts une relation d’union corporelle. En raison de cette union quasi physique, il est concevable que les morts non baptisés puissent avoir part à l’être-en-Christ de leurs parents baptisés, à condition que ceux-ci, en se faisant baptiser à leur place et en leur nom, manifestent leur désir de les accueillir dans leur baptême et de les rendre ainsi capables de participer à la résurrection au retour de Jésus. Nous avons vu que Paul suppose une projection similaire de l’être-en-Christ, pensé comme quasi-physique, dans l’union corporelle naturelle d’un être humain avec un autre, lorsqu’il affirme que le mari incroyant est sanctifié dans la femme croyante, la femme incroyante dans le mari croyant, et l’enfant dans les parents croyants (1 Cor. VII, 14). Cette unité corporelle ne prend pas fin avec la mort. Par conséquent, le mari croyant, qui se fait baptiser pour sa femme morte, peut s’attendre à ce qu’en conséquence, étant maintenant avec lui « en Christ », elle ait part à la résurrection qui aura lieu immédiatement après le retour du Christ, au lieu d’avoir à attendre, comme le reste des morts, la résurrection générale à la fin du Royaume messianique ; et, de même, les femmes seraient baptisées pour leurs maris et les enfants pour leurs parents.
1 Voir ci-dessus, pp. 127-129.
Ainsi, dans la conception eschatologico-sacramentelle du baptême et dans le mysticisme eschatologique de l'« être-en-Christ » quasi-physique, on trouve des conceptions qui rendent possible et rationnelle la pratique du baptême pour les morts. La position n'est pas que Paul ait dû tirer le meilleur parti d'un abus du baptême parmi les Corinthiens, tiré des religions à mystères païennes, mais plutôt que c'est seulement en conséquence de son enseignement sur l'être-en-Christ et de sa conception de l'effet du baptême que le baptême pour les morts a pu survenir.
La pratique du baptême pour les morts ne s'est pas maintenue dans l'Eglise parce qu'elle était entièrement liée à la conception eschatologico-paulinienne du baptême, et elle est tombée en désuétude avec elle. Ce n'est que chez les gnostiques qu'elle a été pratiquée plus tard (Épiphane, Haer. xxviii. 6, 4 ; Tertullien, De Resurrectione, xlviii ; Adv. Marc. v. 10). Dans quelle mesure cela a été le cas, nous l'ignorons.
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Qu'en est-il arrivé aux sacrements chrétiens au moment où la notion eschatologique de la rédemption, à laquelle ils étaient si étroitement liés, est devenue intenable ? Ils ont alors nécessairement pris une signification nouvelle et beaucoup plus générale. Au lieu de garantir, comme à l'origine, la participation à la gloire messianique, ils assurent désormais l'immortalité pure et simple. Cette évolution a été rendue possible par Paul, car c'est lui qui, en interprétant le baptême et le « repas du Seigneur » à partir de l'être mystique en Christ, en a fait pour la première fois des sacrements de résurrection. Et si la fonction particulière des sacrements était de garantir la participation à la gloire messianique, ils devaient aussi posséder la puissance de ressusciter à cette fin ceux qui étaient morts entre-temps. Et lorsque la mort des croyants devient la règle, la distinction entre la béatitude messianique et la béatitude éternelle disparaît. La conception de la génération privilégiée des derniers temps, destinée seule à participer à la gloire messianique, est rendue caduque par la disparition des contemporains de Jésus et des apôtres et par l'apparition d'une nouvelle génération. Désormais, il n'y a plus de distinction ; dans des conditions identiques, les hommes sont destinés à la même béatitude. Tous sont désormais prêts à passer par la mort et la résurrection pour parvenir à la béatitude. Et pour tous, l'attente est à la fois de participer au Royaume et de recevoir la béatitude éternelle. La béatitude messianique et la béatitude éternelle forment désormais une unité. Le Royaume messianique passe dans le Royaume de Dieu. Par conséquent, les sacrements ne transmettent plus à une génération particulière la résurrection à une gloire messianique réservée à elle seule, mais confèrent l'immortalité comme telle et sont valables pour toutes les générations futures. Cette transformation s'est produite sans que personne ne s'en aperçoive, en conséquence du passage de la conception eschatologique de la rédemption à une conception plus générale.
C'est encore Ignace, Justin et l'Evangile de Jean qui marquent le stade définitif de l'évolution. De même qu'ils font du pain et du vin le corps et le sang du Christ, de même ils attribuent maintenant aux sacrements la fonction de médiateurs de l'immortalité en tant que telle. Et ils expliquent cela par l'influence du Logos-Esprit. En s'unissant, dans le baptême, à l'eau et en prenant ainsi possession de l'homme, il fait renaître à la vie nouvelle. Dans l'Eucharistie, l'Esprit-Logos fait du pain et du vin les véhicules du Logos dans la continuité de l'existence de Jésus-Christ, et rend ceux qui participent à cette nourriture et à ce breuvage capables d'atteindre l'immortalité qui est liée à la possession du Logos-Esprit.
Maintenant que la rédemption consiste en la vie éternelle en tant que telle, elle est devenue semblable à celle à laquelle aboutissait la piété personnelle de l'hellénisme. Un élément spécifiquement chrétien n'est conservé que dans l'accent mis sur la résurrection de la chair. Dans l'idée que la personnalité humaine tout entière doit entrer dans l'immortalité, l'influence de son origine différente survit encore, la conception originelle étant celle de la participation à un Royaume, et non pas, comme dans l'hellénisme, du retour de l'être spirituel à l'existence spirituelle.
Comme dans la doctrine de Paul, ainsi chez Ignace, Justin et l'Evangile de Jean, la résurrection s'accomplit par l'union mystique avec le Christ, réalisée par les sacrements. La seule différence est que la participation mystique au Logos-Esprit du Christ a remplacé la mort et la résurrection mystiques avec le Christ. Le baptême n'entraîne donc plus un état de résurrection, mais, comme dans les mystères grecs, une nouvelle naissance.
Ignace, Justin et le quatrième évangéliste ne créent donc pas, dans leur conception des sacrements, quelque chose d'essentiellement nouveau, si étonnamment nouveau que puissent paraître leurs formules à certains égards, mais développent simplement, selon les besoins du temps, quelque chose qui a commencé avec Paul.
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Dès que l'on cesse de distinguer ces deux béatitudes, on se heurte immédiatement à des problèmes concernant la rédemption opérée par le Christ et la signification des sacrements, qui n'existaient pas auparavant. Pour une conception selon laquelle le Christ n'est mort que pour les élus de la dernière génération et où les sacrements ne s'appliquent qu'à eux, tout est simple. Aux élus des générations préchrétiennes est réservée une béatitude éternelle, pour laquelle ils n'ont besoin ni de la mort rédemptrice du Christ, ni de la foi en Lui, ni des sacrements. C'est comme une sorte de prélude à cette béatitude que les élus de la dernière génération obtiennent aussi la gloire messianique, pour laquelle la mort rédemptrice du Christ, la foi en Lui et les sacrements sont nécessaires.
Mais maintenant, à cause du retard de la seconde venue du Christ, la place de cette « dernière génération » est prise par les générations chrétiennes successives. Si elles avaient pu simplement entrer dans les droits de cette prétendue « dernière génération », tout aurait été facile. Mais cela n’était guère possible. Et la raison pour laquelle cela n’est pas possible est que maintenant, alors qu’il n’y a qu’une seule béatitude en question, le dilemme surgit inévitablement : soit les générations préchrétiennes doivent se voir refuser cette béatitude complètement, soit elles doivent être admises à la posséder aux mêmes conditions que les générations postérieures aux contemporains de Jésus.
Devant ce dilemme, la doctrine chrétienne ne pouvait qu'admettre que les élus qui vécurent avant Jésus étaient destinés à la même béatitude que ceux qui vécurent après lui. Et à l'appui de cette affirmation, elle pouvait citer, comme le fait Justin ( Dial. cxx. 5-6), la parole de Jésus selon laquelle Abraham, Isaac et Jacob seraient assis à la table du Royaume messianique (Mt. viii. 11).
L’affirmation selon laquelle les justes parmi les Juifs et les Gentils, même s’ils ont vécu avant Jésus et par conséquent ne savaient rien de Lui, partageraient également la bénédiction des croyants en Christ, se retrouve souvent chez Justin.
1 Apol. xlvi. « Ceux qui ont vécu selon le Logos sont chrétiens, même s’ils ont pu être considérés comme impies, comme parmi les Grecs, Socrate, Héraclite et d’autres, et parmi les non-Grecs, Abraham, Ananias, Azarias, Élie et beaucoup d’autres. » — Dial. xxvi. 1 : « Les païens, s’ils croient en Lui (Christ) et se repentent de leurs péchés, hériteront avec les patriarches, les prophètes et tous les justes de la race de Jacob. » — Dial. xiv. 4 : « Celui qui fait ce qui est universellement, éternellement et par nature bon est agréable à Dieu, et sera donc sauvé par notre Christ à la résurrection, comme les premiers justes, tels que Noé, Énoch, Jacob et autres, et sera inclus dans le nombre de ceux qui ont reconnu le Fils de Dieu dans notre Christ. . . . » (Voir aussi Dial. Ixvii. 6 et Ixxx. 1.)
En abandonnant la distinction entre la béatitude messianique et la béatitude éternelle, la doctrine chrétienne revient naturellement à la conception soutenue dans l'eschatologie de Daniel, d'Enoch et de Jésus, qui connaissent tous une seule et même béatitude pour les élus de toutes les générations, à savoir celle d'être dans le Royaume de Dieu, et qui représentent le Fils de l'homme comme exerçant un jugement sur les ressuscités de toutes les générations.
Or, la doctrine chrétienne présente la béatitude des chrétiens comme acquise par la mort et la résurrection de Jésus et comme appropriée par la foi en lui. Si donc elle est obligée d'en arriver à la conclusion que la même béatitude est réservée aux justes préchrétiens et aux croyants chrétiens, elle se trouve dans la situation curieuse de devoir affirmer que les justes qui n'ont pas connu le Christ s'approprient les conséquences de sa mort sans qu'il leur soit possible de fournir la foi qui est la partie nécessaire de l'homme. Et si l'on tient compte des sacrements, la question devient encore plus compliquée. Car les justes préchrétiens obtiennent sans sacrements ce que les croyants chrétiens ne peuvent obtenir que par le baptême et l'Eucharistie !
De tous les théologiens, un seul osa admettre la situation difficile et trouver une issue. C'était l'auteur de l'ouvrage prophétique connu sous le nom de Le Pasteur d'Hermas ( Hermae Pastor), écrit à Rome en 150 après J.-C., qui affronta les problèmes auxquels la foi chrétienne de son temps était confrontée avec un esprit large et simple. Dans la vision de la construction d'une tour dont les pierres sont remontées des profondeurs à travers l'eau, Hermas, qui dans sa jeunesse avait été vendu comme esclave et envoyé à Rome ( Vis. i. 1), découvre que les apôtres et les docteurs morts avaient apporté aux élus dans le monde souterrain la connaissance du Christ et du baptême, par lesquels ils furent incorporés à l'Église et rendus capables d'obtenir la vie ( Sim. ix. 16,1-7). Le nombre des justes préchrétiens qui entrent ainsi dans la béatitude est cependant considéré par Hermas comme très petit ( Sim. ix. 15,4).
Hermae Past., Sim. ix. 16, 1-7 : « Pourquoi, Seigneur, ces pierres sont-elles sorties des profondeurs et ont-elles été placées dans la construction (de la Tour), si elles étaient des véhicules de cet esprit ? »
« Il faut qu’ils sortent de l’eau pour avoir la vie ; car ils ne pouvaient entrer dans le royaume de Dieu qu’en se dépouillant de la mortalité de la vie (ancienne). Ainsi, ces morts aussi ont reçu le sceau du Fils de Dieu (et sont entrés dans le royaume de Dieu). Car avant qu’un homme porte le nom du Fils de Dieu, il est mort ; mais dès qu’il a reçu le sceau, il se dépouille de la mortalité et revêt la vie. Le sceau, c’est l’eau : ils plongent dans l’eau comme morts, et ils en ressortent comme vivants. La nouvelle de ce sceau leur a été adressée ; et ils en ont profité pour parvenir au royaume de Dieu. »
« Pourquoi, Seigneur, ces quarante pierres sont-elles sorties du gouffre avec celles-ci, bien qu’elles aient déjà le sceau ? »
« Car les apôtres et docteurs, les prédicateurs du nom du Fils de Dieu, après s’être endormis dans la puissance et la foi du Fils de Dieu, ont aussi prêché à ceux qui s’étaient endormis auparavant et leur ont donné le sceau de la parole. Ils ont plongé avec eux dans l’eau et en sont ressortis ; mais ceux-ci étaient vivants lorsqu’ils y ont plongé et vivants lorsqu’ils en sont ressortis ; mais ceux qui s’étaient endormis auparavant y ont plongé comme morts et en sont ressortis vivants. Par les premiers, les seconds ont ici obtenu la vie et ont reconnu le nom du Fils de Dieu ; c’est pourquoi ils se sont aussi relevés avec les autres et ont été intégrés avec eux dans la structure de cette tour et, bien que non taillés, sont devenus une partie de l’édifice ; car ils s’étaient endormis dans la justice et une grande pureté, seulement ils n’avaient pas reçu ce sceau. »
Les quelques élus des temps préchrétiens, « qui s’étaient endormis dans la justice et dans une grande pureté », reçoivent ainsi des Apôtres dans les enfers la connaissance du Christ et de la nécessité du baptême, et en entrant en contact avec l’eau selon la manière fixée par Dieu, ils sont baptisés. De cette manière, les conditions pour obtenir la béatitude sont remplies.
Depuis Hermas, aucun théologien n'a eu le courage d'aborder le problème et de le résoudre avec autant de courage. Tous éludent soigneusement le problème de la nécessité des sacrements et de l'extension des conséquences de la mort de Jésus à l'humanité préchrétienne. Ils font par exemple parvenir les générations préchrétiennes à la béatitude par le Christ, entre sa mort et sa résurrection, en prêchant aux esprits du monde inférieur, comme le suppose déjà la première épître de Pierre (III, 19-20). Mais le problème n'est pas seulement de savoir s'ils reçoivent la connaissance de Jésus et deviennent croyants, mais plutôt comment, sans un véritable acte de foi et sans sacrements, ils peuvent entrer dans la béatitude.
A l'époque de la foi eschatologique, aucun de ces problèmes n'existait. Tant que l'eschatologie domine, la dogmatique peut procéder logiquement. Elle se trouve ensuite obligée d'énoncer des affirmations sur la mort de Jésus et sur les sacrements qui sont historiquement incorrectes et pleines d'incohérences. Alors que Jésus, par exemple, donne à sa mort sa signification en référence à l'entrée des élus de la dernière génération dans le Royaume de Dieu, la dogmatique ultérieure doit lui donner une référence à l'humanité entière. Et lorsque, conformément à cela, elle se voit obligée d'affirmer que les sacrements apportent la béatitude éternelle, elle les détourne de leur signification originelle et se trouve confrontée au problème de la nécessité universelle des sacrements, auquel on ne peut échapper.
Après que la conception eschatologique des sacrements fut tombée en désuétude, on ne pouvait plus formuler de doctrine cohérente à leur sujet, mais on ne pouvait formuler de doctrine cohérente à leur sujet. Cela ne fait qu'exprimer le fait que les sacrements ont subsisté au-delà du temps où ils pouvaient avoir leur signification originelle et pour lequel ils étaient à proprement parler valables, et qu'on leur a attribué une signification nouvelle qui ne peut être entièrement mise en accord avec la signification originelle et qui ne peut être pensée en elle-même de manière claire et sans contradictions. Telle a été la position de la doctrine de la foi depuis l'époque d'Ignace et de Justin jusqu'à nos jours.
Les conditions du monde ayant changé, nous ne pouvons pas faire autrement que de réfléchir nous-mêmes à la signification rédemptrice de la mort de Jésus et à tout ce qui s'y rattache, en nous basant autant que possible sur la doctrine chrétienne primitive. Mais si nous nous engageons dans cette tâche, comme il le faut, nous devons nous rendre compte clairement de ce que nous faisons. Nous ne devons pas nous laisser tromper par la croyance que nous nous contenterions de reprendre toutes les conceptions dogmatiques de Jésus et du christianisme primitif, car c'est en fait impossible. Et nous ne devons pas considérer les obscurités et les contradictions dans lesquelles nous nous trouvons comme appartenant à l'origine à la doctrine chrétienne ; nous devons être clairement conscients qu'elles naissent de la transformation des conceptions historiques et chrétiennes primitives en concepts nécessaires pour les adapter à une situation ultérieure. Au lieu de pouvoir simplement reprendre les matériaux traditionnels tels qu'ils se présentent, nous devons, exactement comme Ignace et Justin, les refondre par un acte créateur de l'Esprit.
De ce point de vue, la reconnaissance de l’orientation eschatologique originelle de la foi chrétienne a une valeur véritablement libératrice. Elle nous oblige en effet à admettre que nous « ne pouvons pas faire autrement » que de construire à la fois sur la tradition et sur l’esprit.
Et nulle part la différence entre la foi chrétienne primitive et la nôtre n'apparaît de manière plus convaincante que dans le fait que Paul est capable de penser la conception chrétienne primitive de la rédemption par Jésus-Christ et la signification des sacrements avec une logique absolument claire et cohérente.
La recherche moderne étant restée jusqu'ici aveugle au caractère spécifiquement eschatologique de sa conception sacramentelle et à tous les avantages qui en découlent, elle n'a même jamais pris conscience de la position particulièrement avantageuse dont il jouissait en matière de cohérence par rapport à tous les théologiens ultérieurs.