§ VI.

Idées des anciens sur la forme de la terre et sui’ les pays transatlantiques. Examen du système relatif au Grand Continent et à la Terre Cronienne de Plutarque. Iles sacrées de Saturne. Autres notions tirées des anciens à ce sujet. Conformité de ces notions avec les traditions indigènes de l’Amérique.

Les Phéniciens et les Carthaginois qui s’étaient réservé le monopole dû commerce dans les îles de la mer Britannique, avaient poussé leur navigation dans les contrées les plus septentrionales, et l’on conjecture que c’était là la route qu’ils prenaient pour se rendre aux côtes de l’Amérique ou plutôt pour en revenir. Car il serait possible que se laissant entraîner par les vents alizés de l’Afrique au continent opposé, ils prissent ensuite la direction du nord pour s’en retourner, en touchant à l’Islande et aux Iles Bri־ tanniques. Ce sont les idées que les anciens s’étaient faites sur l’existence de l’hémisphère occidental que nous allons examiner maintenant : nous verrons par leur confrontation avec les traditions indigènes de l'Amérique le degré de confiance qu’on peut accorder à des théories, regardées jusqu’ici comme des fictions par les modernes. « En soulevant des questions qui offriraient déjà de l’importance dans l’intérêt des études philologiques, dit à ce sujet Humboldt (1), je n’ai pu gagner sur moi de passer entièrement sous silence ce qui appartient moins à la description du monde réel qu’au cycle de la géographie mythique. Il en est de l’espace comme du temps : on ne saurait traiter l’histoire sous un point de vue philosophique, en ensevelissant dans un oubli absolu les temps héroïques. Les mythes des peuples, mêlés à l’histoire et à la géographie, ne sont pas en entier du domaine idéal : si le vague est un de leurs traits distinctifs, si le symbole y couvre la réalité d’un voile plus ou moins épais, les mythes, intimement liés entre eux, n’en révèlent pas moins la souche antique des premiers aperçus de cosmographie et de physique. Les faits de l’histoire et de la géographie primitive ne sont pas seulement d’ingénieuses fictions; les opinions qu’on s’est formé sur le monde idéal s’y reflètent.

(1) Essai sur l'histoire de la géographie du Nouveau-Continent, tom. 1, pag. 112 et suiv.

« La grande terre, située vers le nord-ouest, indiquée comme Méropis, dans les fragments de Théopompe et comme Continent Cronien dans deux passages de Plutarque que nous examinerons plus tard, tient à un cercle de mythes qui, malgré les sarcasmes peu spirituels des Pères de l'Eglise (2), remonte à une haute antiquité. dans la sphère des opinions helléniques, comme tout ce qui a rapport, soit à Silène (3), devin et personnage cosmogonique, soit à cet empire des Titans (4) et de Saturne, refoulé progressivement vers l’ouest et le nord-ouest(5). Le mythe de l’Atlantide ou d’un grand continent occidental, lors même qu’on ne le croirait pas importé d’Egypte et purement dû au génie poétique de Solon, date pour le moins du vie siècle avant notre ère. Lorsque l’hypothèse de la sphéricité de la terre, sortie de l’école des Pythagoriciens, parvint à se répandre et à pénétrer dans les esprits, les discussions sur les zones habitables et la probabilité de l’existence d’autres terres, dont le climat était égal au nôtre sous des parallèles hétéronymes et dans des saisons opposées, devinrent la matière d’un chapitre qui ne pouvait manquer dans aucun traité de la sphère ou de cosmographie. Ceux qui n’avaient pas entrevu, comme Polybe et Eratosthène, que l’élévation des terres, le ralentissement de la marche apparente du soleil en approchant des tropiques et l’éloignement des deux passages du soleil par le zénith du lieu, rendaient, dans la zone équatoriale, l’équateur même moins chaud (1) que les régions plus voisines des tropiques, ceux-là submergeaient, par l’effet d’un courant équatorial, cette partie de la surface dû globe qui, brûlée par le soleil, ne leur. paraissait aucunement propre à être habitée. C’était l’opinion répandue surtout par Cléanthe le stoïcien et par le grammairien Cratès (2). Elle fut réfutée par Geminius, mais reparut dans toute sa force au commencement du ve siècle, dans la théorie des impulsions océaniques, que Macrobe émit comme une théorie du flux et du reflux de la mer (3). Au delà de ce bras de l’océan équatorial qui traverse la zone torride, au delà de notre masse de terres continentales, qui sont étendues en forme de chlamyde (4) et isolées dans une partie de l’hémisphère boréal, on supposait · d’autres masses de terres dans lesquelles se répètent les mêmes phénomènes climatériques que nous observons chez nous. Il ne paraissait guère probable que la grande portion de la surface du globe non occupée par notre οικουμένη, fût uniquement couverte d’eau. Des idées d’équilibre et de symétrie, dont la ■fausse application a conduit jusque dans les temps modernes à de nombreux rêves géographiques, Semblaient même s’y opposer.

(2) Tertullien, de Pallio, cap. 2. (Opp. ed. Paris 1664, pag. 112.) « Vi» derit Anaximander si plùres (mundos) pulat : viderit si quis uspiam. » alius ad Meropas, ut Silenus penes » aures Midæ blatlit, aptas sane grandioribus fabulis, etc. » Comp, aussi Tertullien, Adversus Hermog. cap. 25 (Opp. page 242), sur « Silenum I illum de alio orbe obseverantem. » I

(3) Creuzer, Symbol., tom. 11, pag. 213, 215, 225.

(4) Comparez ici les traditions sur les géants Quinamés toltèques et celle qui a rapport à Zipacna, créant les montagnes en une nuit, et à Cabrakan (le tremblement de terre) qui les remuait et secouait le monde, dans le Livre Sacré, pages 37, 47, 55 et 61.

(5) Voss, K rit. Blatter, tom. 11, pag. 364, 366. Selon Théopompe, Saturne même est, chez les Occidentaux, une incarnation de l’hiver. (Plutarq., de Iside, cap. 69, tom. in, pag. 177, ed. Huit.) (1) Strabon, Geogr. 11, pag. 153,155. Aim. 97-98 cas.  —  Cleômed., 1, 6, éd. Schmidt, 1832, pag. 25. —  Gemin. Element. Astron, cap. 13. (Petau, Uran., pag. 54.) Comparez,, pour prononcer sur la justesse de ces idées, les résultats des températures moyennes sous l’équateur, sous les tropiques et dans la zone sous-tropicale, consignée dans Humboldt, Relation historique, tom. ni, pag. 498501־.

(2) Strabon, Géogr. pag. 56. Aim. pag. 31, cas.  —  Macrob. Sat. cap. 23.

(3) Macrob. in Somn. Scip., 11, 9.

(4) Strabon, Géogr., 11, pag. 173 et

179. Ή δ’ οίκουμένη χλαμοδοειδής έν τούτω νήσος....

« C’est sous l’empire de ces idées que prirent naissance les groupes isolés de continents dans l’hémisphère opposé, indiqués par Aristote et son école (1) ; les doubles Ethiopiens de Cratès, dont les uns habitaient au sud du bras de mer équatorial (2) ; l’autre monde, άλλη σικουμένη, de Strabon (3), le alter orbis de Mela (4), une véritable terre australe (5) ; les deux zones (cinguli) habitables de Cicéron (6), dont l’une est celle de nos antipodes insulaires ; enfin la terra quadrifida ou les quatuor habitationes vel insulœ (quatre masses de terres séparées les unes des autres) de Macrobe (7). Dans le système pythagoricien de Philolaus, d’après lequel le soleil n’était qu’un immense réflecteur recevant la lumière d’un corps central (Hestia), la terre et l’Antichthon d’Hicétas de Syracuse (Nicetas, selon quelques manuscrits de Cicéron) se mouvaient parallèlement dans leur orbite commun; mais cet Antichthon n’était que l’hémisphère opposé au nôtre (8), hémisphère que les géographes peuplaient à leur gré (1). J'ai cru devoir donner cet aperçu général des idées que les hommes se sont constamment formés, dès les temps les plus reculés, sur l’existence d’un autre monde ou de continents trans-océaniques. Les Pères de l'Eglise, dont le moine Cosmas s’était fait l’interprète, ont travesti ces conceptions primitives de la manière la plus bizarre, en supposant une terra ultra oceanum (2), qui encadre le parallélogramme de leur mappemonde. Le moyen âge ne vivant que de souvenirs qu’il supposait classiques, et n’ayant foi dans ses propres découvertes qu’autant qu’il croyait en trouver des indices chez les anciens, a été agité, jusqu’au temps de Colomb, par tous les rêves cosmogoniques des siècles antérieurs.

« A côté de cette tendance si naturelle, et pour cela même si générale, de supposer plusieurs terres habitées, séparées par des mers, s’en retrouve une autre non moins ancienne, celle de regarder des îles ou des pointes de terré nouvellement découvertes, comme contiguës et faisant partie d’un grand continent. C’est sous cette dernière forme que se présentèrent d’abord les Iles Britanniques (3), et c’est par un procédé semblable que, dans la célèbre carte de l’Amérique que Jean Ruysch a ajoutée à l’édition de la Géographie de Ptolémée, publiée à Rome en 1308, on trouve, d’après l’observation de M. Walckenaer, non-seulement le Gruenlant (Groenland), mais aussi Terre-Neuve et les Bacalaurœ, entièrement séparés de l’Amérique insulaire, c’est-à-dire du Mundus Novus de la Terra Sanctœ Crucis et réunis au continent septentrional de l’Asie.

Cependant, « depuis que l’hypothèse du disque de la terre nageant sur l’eau, ajoute Humboldt (4), eut fait place à l’idée de la sphéricité de la terre, propre aux Pythagoriciens (1), comme à Parmenides d’Elée, exposée et défendue avec une admirable clarté par Aristote (2), il ne fallut pas un grand effort d’esprit pour entrevoir la possibilité d’une navigation de l’Europe et de l’Afrique aux parties occidentales de l’Asie. Nous trouvons en effet cette possibilité clairement énoncée dans le Traité du ciel du Stagirite (dernières lignes du second livre) et dans deux passages célèbres de Strabon (3). Il suffît pour le moment de faire observer que l’un et l'autre de ces auteurs parlent d'une seule mer qui baigne des côtes opposées. Aristote ne regarde pas la distance comme très-grande et tire ingénieusement de la géographie des animaux un argument en faveur de son opinion. Il reconnaît comme très-probable que, outre la grande île que forment l’Europe, l’Asie et l’Afrique, il en existe d’autres plus ou moins grandes dans l’hémisphère opposé (4). Strabon ne trouve d’autre obstacle à passer de l’Ibérie aux Indes que dans la largeur démesurée de l'Océan Atlantique ; mais ce qui rend son texte plus remarquable, c’est cette assertion « que dans la même zone tempérée que nous habitons, et surtout aux environs du parallèle qui passe par Thinœ » et traverse la mer Atlantique, il peut exister deux terres habitées et peut-être plus de deux (5). » C’est une prophétie de l’Amérique et des îles de la mer du Sud, plus raisonnée du moins que la vague prophétie de la Médée de Sénèque. Strabon, dans le second livre, fait encore allusion à cette probabilité de l’existence de terres inconnues placées entre l’Europe occidentale et l’Asie orientale. « Chercher à donner une idée exacte, dit-il, de toutes » les autres portions du globe, ou même simplement de la totalité » de cette vertèbre ou zone dont nous avons parlé, cela est du » ressort d’une autre science (ce n’est pas du ressort de la géographie positive), comme aussi d’examiner si la vertèbre est habitée » dans l’autre quadrilatère, comme elle l’est dans celui où nous » sommes. En effet, supposez, ce qui est assez probable, qu’elle le » soit, ce ne saurait être par des peuples de même origine que ». nous : dès lors cette terre habitée doit être différente de la nôtre » et c’est la nôtre seule que nous avons à décrire. »

L’existence d’une terre ou de plusieurs terres dans l’Atlantique à l’est de Thinœ paraissait donc assez probable au judicieux géographe d’Amasée, qui craignait de s’égarer dans le vaste champ de la géographie conjecturale. Quant à Aristote, non-seulement il entrevoit que la terre habitable est très-étendue en longitude, mais il donne ailleurs la description d’une région transatlantique, située du côté opposé aux colonnes d’Hercule, fertile, abondamment arrosée et couverte de bois qui aurait été trouvée par les Carthaginois (1). Diodore de Sicile en fait honneur aux Phéniciens (2). Il ajoute que le paysage y est embelli par des montagnes et que l’air y est d’une douceur constamment égale. «,On dirait que c’est plutôt l’habitation des dieux que des hommes. » Cependant, Diodore a soin de ne pas confondre cette terre délicieuse avec l’Elysée d’Homère, les Iles Fortunées de Pindare ou le site du Jardin des Hespérides, VHesperitis continental. Les Phéniciens ayant commencé à fonder des colonies au delà de Gadès, avaient découvert cette île, poussés par des tempêtes. La direction de la navigation que le Pseudo-Aristote n’indique cependant pas, était de la Libye vers le couchant. Les Tyrrhéniens, lorsqu’ils acquirent la domination sur la mer, avaient tenté d’y envoyer des colonies ; mais les Carthaginois les en empêchèrent. Ils espéraient que si jamais leur ville était détruite, encore maîtres de l'Océan, ils pourraient trouver un refuge dans cette île inconnue aux vainqueurs. Ce même asile s’offrit, du moins en espérance, à Sertorius (1), lorsqué à l’embouchure du Bœtis, il vit arriver un navire revenant « de deux îles atlantiques qu’on croyait éloignées de. dix mille stades. »

(1) Aristot. De Mirai). Auscult. cap. 84, pag. 836.

(2) Diodore, Hist, édition Wessel, tome 1, pag. 244, 346.

 

Sans entrer dans les détails que les anciens ont laissés au sujet de l’Atlantide, contentons-nous pour achever l’examen des traditions de l’ancien monde qui pourraient avoir trait à ses communications avec l’Amérique, de rapporter ici les passages que nous offrent Plutarque et Théopompe. « C’est, ajoute encore Humboldt (2), c’est dans un ouvrage de Plutarque, d’un texte très-corrompu, mais rempli de considérations de physique et de cosmologie fort remarquables (3) et en grande partie très-justes, dans le dialogue de Facie in orbe lunæ, que se trouve le passage dans lequel, au seizième siècle, le géographe Ortelius (4) croyait reconnaître, non les îles Antilles, mais tout le continent américain. Cette μεl'άλη ήπειρος placée au delà de la Bretagne, vers le nord-.ouest, lui rappelait sans doute les côtes du Canada et le chemin que les navigateurs normands avaient trouvé au commencement du ixe siècle, vers les parties les plus septentrionales de l’Amérique. Le mythe qui nous est conservé dans le petit Traité des taches dans l’orbe lunaire de Plutarque appartient à un ordre d’idées étroitement liées, plus symboliques que chorographiques, embrassant tout l’occident au delà des colonnes d’Hercule, appelées elles-mêmes jadis Colonnes de Briarée ou de Cronos ,Saturne). C'est un fragment de la géographie mythique des temps les plus anciens, offrant, pour ainsi dire, des images qui se détachent sur un horizon embrumé, et qui deviennent mobiles selon les inspirations et les opinions individuelles du narrateur. Examiner ici la part que des découvertes réelles, favorisées par les courants et les vents, ou bien les mensonges phéniciens (les contes des navigateurs revenant des mers extérieures} ont pu avoir (1) à ces conceptions cosmographiques, qui se répètent avec une certaine uniformité à travers les siècles les plus reculés, serait aborder une discussion générale qui nous éloignerait de notre sujet et dans laquelle mon opinion particulière ne pourrait être d’aucun poids. « Les idées » que la poésie antique avait popularisées depuis des siècles, ont » exercé une puissante influence même sur les systèmes géographiques (2). » Humboldt qui paraît lui-même bien près d’avouer les opinions d’Ortelius, aurait été peut-être plus loin que ce géographe, s’il eût connu les traditions indigènes que nous avons rapportées plus haut, et l’uniformité des conceptions cosmographiques, répétées, comme il le dit, à travers les siècles, lui aurait montré leur raison d’être dans l’Amérique elle-même.

(1) Plato, de Republ., )11, 414, c. —  Slrabon, Geogi'., 111, pag. 259. Aim.

(2) Letronne, Essai sur le mythe d’Atlas, pag. 18.

Pour faire saisir d’abord la position du Grand-Continent de Plutarque, nous dirons avec cet écrivain, que l’île d’Ogygie (3) est éloignée de la Britannia vers l’ouest à la distance de cinq journées de navigation. Humboldt (4) emploie à dessein le mot Britannia, car dans un passage de Procope, que récemment (5) on a rapproché de celui de Plutarque, il est question de Brittia, île placée entre Britannia et Thulé. A trois autres journées de chemin, mais vers le couchant d’été du soleil, c’est-à-dire à l’ouest-nord-ouest, en comptant depuis l’Europe, « on trouve trois autres îles dans l’une » desquelles, selon les barbares (c’est la glose du texte, Ici que » nous l’avons), Saturne est tenu prisonnier par Jupiter (1). Le » Grand-Continent, ou terre ferme, par laquelle la grande mer » semble dé toutes parts renfermée, est distante d’environ cinq » mille stades d’Ogygie, quoique plus rapprochée des trois autres. » Une multitude de rivières descendent de la terre ferme et y » versent leurs eaux. Les bords du continent au long de la mer » sont habités près un vaste golfe qui n’est pas moindre que » les Palus Méotides. » Remarquons ici que tout ce que le narrateur Scylla raconte à Lamprias (c’est le nom du frère de Plutarque), il le tient de la bouche d’un étranger qui est venu de ce pays saturnien à Carthage, comme cela est indiqué positivement dans le dialogue sur la lune : le mythe même (si c’est un mythe) n’est exposé que vers la fin du livre, quoique annoncé dès les premières lignes par lesquelles le texte défectueux commence aujourd’hui pour nous ; on le rappelle aussi au moment où Théon demande à Lamprias. non si le globe lunaire qui est une « terre céleste, » est effectivement habité par des hommes, mais s’il peut être regardé comme habitable.

(3) Slrabon, Geogr. vu, pag. 458. Aim. place aussi dansle nord, près des monts Riphées, une montagne du nom d’Ogygie.

(4) Essai sur l’hist, de la géogr. du N.-Continent, tom. 1, pag 191.

(5) De Bello Goth, iv, 20.

(1) Cette désignation du lieu de la prison, ajoute ici Humboldt, est en contradiction directe avec le reste du récit. Mon illustre ami, M. Beckh ne doute pas que le texte n’ait été altéré de 941,5 à 941,8. Il pense que la prison et par conséquent le lien de la grande fêle était Ogygie même, et qu’il faut supprimer toute la glose de 941.5 à 941,8 qui n’a rien à faire à celle simple exposition des distances et qu’un scoliaste parait avoir -intercalée en réminiscence d’un antre passage de Plutarque (De defeetu oraculor. cap. 18) dont je parlerai plus bas.

« Enfin Scylla impatient en sa qualité de premier acteur (comme narrateur du mythe géographique que l’homme mystérieux, le voyageur de la région transatlantique du nord-ouest, lui a transmis) débute d’une manière solennelle avec le vers d’Homère : « Loin dans l'Océan est placée une île Ogygia. » C’est à la position de cette île qu’il rapporte les positions des autres îles Saturniennes et du grand continent, telles que nous les avons indiquées plus haut. Est-ce là un pur ornement poétique ? demande Humboldt. Du moins dans un autre passage, également très-remarquable (1), où il est de nouveau question de plusieurs îles enchantées, situées près de Britannia, ef dans l’une desquelles Saturne, incarcéré, est surveillé par le Titan Briarée, Ogygie n’est pas nommée. « Le trajet de l’océan Cronien est lent à cause des alluvions des rivières qui descendent du grand continent et rendent la mer terreuse (bourbeuse et épaisse). » C’est une manière d’expliquer, par la proximité du grand continent, le Mare Concretum, cœnosum, pigrum des auteurs romains (2), et d’attribuer à des dépôts de terrains meubles ce que d’autres, dans les régions boréales, attribuent aux glaces, ou dans les mers méridionales (3) à l’algue marine, c’est-à-dire aux bancs flottants de fucus. » Le grand continent de Plutarque se prolonge vers le nord (4) et avec une régularité de configuration pour laquelle les anciens montrent beaucoup de prédilection. Dans ce golfe aussi vaste que la Méotide, on croirait voir une allusion directe à la baie de Hudson : il est habité, dit-il, par des peuples d’origine grecque. Ceux-ci sont d’opinion « que leur pays est un continent, mais que » notre terre (l’Europe, l’Asie et la Libye) n’est qu’une île entourée par l'Océan. » Le même trait se retrouve exactement dans le mythe géographique de la Méropide de Théopompe (1). Silène y révèle aussi .’aux Phrygiens que les Méropiens habitent un grand continent lointain, tandis que notre terre n’est qu’une très-petite île. C’est encore l’expression de Cicéron (2) : « Omnis enim terra quæ colitur a vobis parva quædam est insula. » Ce continent, dit Plutarque, fut visité par Hercule dans une expédition vers l’ouest et le nord, et les compagnons de ce héros « y ont épuré la nation » grecque qui commençait à s’abâtardir et à perdre sa langue et » ses mœurs par le commerce des barbares (3). » Aussi, après Saturne, Hercule y était-il le plus honoré. Serait-ce encore un mythe à comparer avec celui de Quetzalcohuatl ?

(1) Plutar. De defectu oraculorum, cap. 18.

(2) Le nom de Mer Crânienne, que Plutarque prend dans un sens plus général, ne commençait, à proprement parler, qu’au delà du promontoire de Rubeœ qui séparait cette mer (Plin. Hist. Nat. iv, 13. Dicuil, de Mensura terrœ, vil, pag. 32) du Morimarima-rusa ou Mo rima rusa, nom qui, selon Philémon dans l’idiome des Cimbres, signifie Mer-Morte. M. Weicker, dans son ingénieux Mémoire sur le site de la terre des Phéaciens, pense que le mot Morimarusa fait allusion à ce passage de morts dans l’océan boréal, que Tacite pourrait avoir puisé dans un corn-mentaire perdu de Plutarque sur Hésiode. (Rhein, Mus.· 1, 2, pag. 238 et 243). Comparez aussi le Mare Cro-nium, Voigt, Gesch. Preuss.·, 1, 44,77). Dans la partie de l’océan septentrional qu’Hécatée appelle Amalchum, ce qui signifie dans la langue des Scythes, congelé (Plin. 1v,· 13), on reconnaît j l’analogie de μαλκη avec l’a non privatif, mais copulatif, comme il l’est dit dans Αδελφός et αλοχος, analogie fondée ou sur une filiation primitive d’idiomes ou sur l’habitude de tous les peu-pies d’altérer des mots étrangers pour les assimiler à des mots indigènes...  — Pour en revenir au passage des morts dans l’océan boréal, qu’on se rappelle qu’Homère place l'Enfer dans le pays des Cimmériens, habitants du nord, et qu’un grand nombre d’auteurs ont cru y voir le berceau de la plupart des fables grecques (Bailly, Lettres sur l’Atlantide, pag. 310 et suiv.). La tradition mexicaine plaçait également l'Enfer ou région des Morts, Mictlan, dans le nord, de là Mictlampa-Éhecatl, le vent du nord ou de la région des morts.

(3) Aristot. Mem. Au'sc. cap. 136.  —  Scyl. car. Per. pag. 55· Edit. Huds. —  Avien. Ora. mar. v. 122 et 408.

(4) Ce prolongement boréal offre un nouveau trait d’analogie avec la Grande Terre des Méropes de Théopompe, de laquelle on a fait directement, comme vers la terre la plus rapprochée, une incursion dans le pays des Hyperboréens.

(1) Ælian. Var. Hist. 111, 18.

2) Somn. Scipionis, cap. 6.

(3) Cet Hercule semblerait rappeler aussi le grand personnage dont il est question dans le discours de Montezuma et dans le reste des traditions américaines. Qui n’y voit une lueur de Quetzalcohuatl ?

« Comme la planète de Saturne, » que nous appelons Phœnon, mais que les habitants du continent Cronien nomment Νυκτοΰρο; (le Gardien de la nuit) (4), entre tous les trente ans dans le signe du Taureau (5), ce qui était l’époque d’une grande fête, on effectuait, à chaque retour de cette fête, l’embarquement des théores, qui longtemps auparavant étaient choisis par le sort. Le voyage de ces envoyés était long et fort dangereux. Leur première destination était pour les îles que nous avons dit être placées devant , le grand continent, et qui étaient occupées par les colons grecs, sans mélange de barbares. Ces îles devaient être bien boréales, puisque, pendant trente jours, le soleil n’y restait couché qu’une seule heure, et que même durant la nuit il régnait une lumière crépusculaire. Après y avoir passé quatre-vingt-dix jours, les envoyés continuaient leur voyage avec un vent favorable, sans doute pour arriver à l’île d’Ogygie.

(4) Le dieu qu’apportèrent les Nahuas s’appelait Yohualli Éhecatl ou le vent de la nuit (Sahagun, Hist, de Nueva Espana, lib. x, cap. 29).

(5) Le nom φαινων appartient à cette série de noms planétaires, qui ne font allusion qu’à leur éclat, comme Phaéton pour Jupiter, Stilbon pour Mercure, Πυροεις pour Mars (Aristot. de Mundo, cap. 2). Quoique la révolution de Saturne puisse être considérée comme accomplie par son retour dans un signe quelconque du zodiaque et quoique la fête de Saturne délié, répétée dans celle de l'affranchissement annuel de l’Hercule phénicien Melkartos (grec transliterré) (Creuzer, Symbol. ii, 215, 217, 439), fût célébrée au solstice d’hiver, il me semble pourtant assez probable que le Taureau soit nommé par Plutarque pour indiquer une fête de l’équinoxe du printemps. En effet, par la précessiou des équinoxes, celui du printemps qui correspond aujourd’hui déjà à plus de la moitié des Poissons, avait lieu 1684 années avant notre ère dans le commencement du Taureau, et il y a 3096 ans, au milieu de ce signe. Il arrivait, 72 ans plus tard, à la longitude d’Aldebaran. La durée du passage de l’équinoxe par tonte la constellation du Taureau est, selon M. Encke, de 2823, et non de 2565 ans, comme l’évalue M. Delambre (Cuvier, Ossem, foss., 1821. torn, i, pag. cxxii.

» Dans cette île, où l’on jouissait d’une douce température, poursuit Humboldt avec Plutarque, Saturne dormait dans un antre profond, car Jupiter lui donnait le sommeil pour liens. Il était entouré de génies qui l’avaient servi lorsqu’il commandait encore aux dieux et aux hommes. Les génies rapportaient les rêves prophétiques de Saturne qui, à son tour, rêvait tout ce que méditait Jupiter. L’étranger dont Scylla avait appris toutes ces merveilles, demeura trente ans dans la même île sacrée, où, sans travaux matériels, on ne s’occupait que de philosophie. « Après » avoir subi toutes les initiations et avoir appris de la physique » et de l’astrologie ce qui en est fondé sur la géométrie, il lui » vint un vif désir de visiter la grande île ; c’est ainsi qu’ils appellent notre continent. » Comme la période de trente ans était révolue, une nouvelle théorie arriva, et l’étranger, après avoir salué ses amis, s’embarqua. Il parut à Carthage ; mais l’expression « je ne vous dirai pas à travers quels peuples (quels hommes) il » passa, quels écrits sacrés il apprit à connaître, à combien de -» rites il fut initié, » prouve assez qu’ici il était question d’un voyage par terre (1). L’étranger séjourna longtemps à Carthage et y découvrit certains écrits sacrés qui y avaient été emportés et sauvés (peut-être de la ville de Didon, détruite par Scipion l’Africain), étant demeurés longtemps cachés sous terre. Parmi les divinités visibles, disait-il, c’était la lune qui méritait surtout la vénération des hommes, etc.

« Rentrant dans le sujet principal du traité, Scylla discute de nouveau des points de philosophie naturelle sans loucher le mythe géographique du grand continent Cronien, qui a fixé l'attention d’Ortelius. Ce n’est qu’à.la fin du livre que le narrateur affirme solennellement que tout ce qu’il a rapporté jusqu’ici, il le tient de la bouche du personnage mystérieux qui avait paru en Libye, et que ce dernier n’a répété que ce qu’il a appris des génies «qui tenaient Saturne assoupi. » Certes, continue Humboldt, ce mythe, dans son ensemble, n’est pas un simple divertissement de l’esprit, un roman philosophique isolément enfanté par l’imagination de Plutarque. Il tient à un cercle d’idées très-anciennes, à des traditions, ou, si l’on veut, à un système d’opinions dont quelques autres fragments nous sont parvenus par la Méropide de Théopompe et le passage de Plutarque, dans le dialogue de Defectu Oraculorum (1). Ce dernier offre une description pittoresque de certaines îles sacrées près de la Bretagne, dites des Démons et des grandes âmes des héros, séjour des tempêtes et de météores lumineux. »

N’est-il pas remarquable que les Mexicains aient placé également leur enfer, le Mictlan, dans les régions septentrion ales (2), et qu’on retrouve, dans le Codex Chimalpopoca, un passage qui rappelle involontairement l’histoire du sommeil de Saturne dans File d’Ogygie (3). Ajoutons que Pline lui-même nous aide à découvrir Mictlan sur la route que les navigateurs prenaient pour aller des côtes de la Bretagne à Thulé (4), et lui donne le nom de Mictim.

(2) Mictlan, Séjour des Morts ; Mictlampa, rumb du nord, mictlampaehecall, vent du nord. (Sahagun, Hist, de las cosas de N. Espana, lib. vu, cap. 4.)

(3) La descente de Quetzalcohuatl au Mictlan, où il va chercher les os des morts (Cod. Chimalp. dans l’Hist. des soleils).

(4) «Timœus historicus a Britannia introrsus sex dierum navigatione abesse »י dicit insulam Mictim, in quà candidum plumbum proveniat ; ad eam » Britannos vitilibus navigiis , coris » circumsutis, navigare. Sunt qui et » alias prodant, Scandiam, Dumnam, » Bergos, maximarnqiie omnium Nerigon, ex qua Thulen navigetur. » (Plin. Hist. Nat. lib. iv,cap. 15.)

L’autre monde (5), le grand continent, nous le retrouvons encore dans le mythe de la Méropide de Théopompe. Les révélations que Silène fait à Midas le Phrygien (1) semblent liées, par leurs parties symboliques, à d’anciennes traditions religieuses. Elles ont conservé une grande célébrité bien au delà du temps des poètes et des philosophes alexandrins, et reparaissent comme Fabella de Sileno dans Cicéron, le grave philosophe stoïcien. D’après Théopompe, vanté par Denys d’Halicarnasse, maltraité par Strabon, la terre des Méropes est une μεl'άλη ήπειρος au delà de l'Océan. Aussi les Méropes de Silène sont-ils persuadés que leur pays seul est un continent, tandis que nous n’habitons qu’une île d’une étendue peu considérable. Des ornements poétiques, tels que deux villes « du combat et de la piété, » des fleuves de la volupté et de la tristesse, l’or plus abondant que le fer ne l’était chez les Grecs, une race d’hommes gigantesques et à la longue vie, des institutions et des lois diamétralement opposées aux nô-très, ne manquent pas dans ce petit roman sentimental. On ignore s’il trouvait sa place dans le Liber admirabilium (θαυμάσιων) de Théopompe ou dans son Histoire de Macédoine (les Philippiques). Les habitants de Méropis, curieux de visiter la petite île que nous habitons, firent d’abord, en quittant le grand continent, une incursion chez les Hyperboréens ; mais ils s’en retournèrent peu satisfaits de l’état d’un peuple que les Grecs croyaient si heureux. Dans toute cette fiction (2) qui constate l’antique croyance à l’existence d’autres terres très-vastes, séparées de notre οικουμένη, il n’est pas question de Saturne et de la terre Cronienne. Cependant la visite chez les Hyperboréens, dont le pays était, le plus voisin de la grande contrée des Méropes, place le mythe de Théopompe de nouveau vers le nord-ouest et le rapproche également de la tradition dont le souvenir nous a été conservé par Plutarque. Perizonius, d’ailleurs si judicieux, a vu dans les révélations de Silène quelques traces de l’Amérique. « Non dubito quin veteres aliquid sciverint quasi per nebulam et caliginem de America, partim ab antiqua traditione, ab Ægyptiis vel Carthaginiensibus accepta, partim ex ratiocinatione de forma et situ orbis terrarum (1). »

(5) Voyez le passage de Tertullien Adversus Hermog. cap. 25, que nous avons déjà cité : Sileni alius orbis. Si Théopompe n’emploie pas lui-même l’expression de ■Nouveau-Monde, il appelle du moins le Méropis ׳Εκείνην (l'ην) την εξω τούτου τού κοσμου. ·

(1) Ælian.Var. Hist. lib. in,cap. 18.

(2) Pour être l’objet d’une fiction on ne saurait toujours admettre qu’un livre soit entièrement inventé et que les pays dontil parle soient des pays imaginaires. Marmonlel écrivit un roman sur les Incas. Serait-ce une raison pour dire, d’ici à deux ou trois cents ans, que le Pérou, ses vierges et ses rois fussent une fiction ? La Méropide de Théopompe et le Traité de Plutarque en sont probablement là.

(1)ÆIian. Bïsi.Ed. Lugd. 1701, pag. 217·.

Si l’on se donne maintenant la peine de comparer les traditions que nous venons de rapporter, d’après l’ouvrage de Humboldt, avec celles qui précèdent, on ne pourra s’empêcher d’y reconnaître une grande analogie : peut-être trouverait-on le moyen d’expliquer ainsi ces grandes migrations de peuples qui du Nord descendirent sur le reste de l’Amérique, en assignant pour berceau à ces peuples les vastes régions septentrionales habitées par les Hyperboréens ou par les nations cimmériennes qui, dans les temps anciens, étaient bien plus habitables que de nos jours. Il y a plus d’un trait de ressemblance entre le personnage mystérieux qui parut à Carthage et le Votan des Tzendales. Les chemins souterrains où celui-ci fut admis, lesquels traversent la terre pour arriver à la racine du ciel, indiquent une suite d’épreuves qui rappellent les initiations égyptiennes et dont on trouve des traces jusqu’à l’époque même de la conquête dans les épreuves de la chevalerie mexicaine. Ordoñez, qui les rapporte dans ses fragments, est d’autant moins suspect à cet égard, qu’il n’y comprend absolument rien. Ce qui vient à l’appui de ces ressemblances, c’est qu’à son retour aux. régions occidentales, Votan, dit-on, construisit un souterrain du même genre, au fond du ravin du Zuqui, qui se prolongeait jusqu’à Tzequil (2). L’évêque Nuñez de la Vega, qui ne voyait, dans toutes les histoires indiennes, qu’une aveugle et ignorante idolâtrie, ajoute que « Votan alla à Huehuetan et qu’il » y transporta des tapirs ; qu’il y bâtit d’un souffle (3) une maison » ténébreuse, où il déposa un trésor, dont il commit la garde à mie » dame et à des officiers nommés topianes (1). »

(2) Ces deux localités se retrouveraient, suivant Ordoñez, aux environs de Ciudad-Real de Chiapas.

(3) Constitui. Diœces. in Præamb. n. 34. Ce souffle indique peut-être une erreur du traducteur. Il s’agirait plutôt d’un temple consacré à Ig, l’esprit, le souffle, le vent de la nuit, le second des signes du calendrier. Le tapir, dont il est aussi question, était un animal sacré chez les anciens Américains. On trouve sa trompe figurée sur une foule de monuments, soit à Palenqué, à Uxmal, à Chichen-Ilza, etc. Souvent même elle remplace le nez d’un personnage mythique, l'Aïeul, et probablement le Cipactonal, etc.

(1) La maison ténébreuse, casa lobrega, obscure, est le nom d’une des maisons d’épreuves des mystères de Xibalba. Voir le Livre Sacré, page 85. Huehuetan, où elle fut construite, était une ville du territoire de Soconusco, abandonnée par les Indiens au temps de la conquête, et près de laquelle il existe encore des ruines fort remarquables, à peu de distance de la côte de l'Océan Pacifique. Le trésor dont il est ici question « consistait, dit l’évêque, » Nuñez de la Vega, en quelques grandes urnes de terre cuite renfermées » dans une salle souterraine, où se » trouvaient les statues des antiques » gentils indiens qui sont marqués » dans le calendrier, sculptées en » chalchihuitl (jade), qui sont des » pierres vertes d’une grande dureté, » avec d’autres figures superstitieuses. » On enleva tout d’un souterrain (ou ·> caverne) où cela se trouvait, et ce » fut la dame et les tapianes (gardiens ou prêtres) eux-mêmes ou » gardiens de la grotte, qui me les re-« mirent. Tout fut brûlé publiquement » sur la place de Huehuetan, quand » nous fîmes notre visite pastorale » dans cette province, l’an 1691. Or » les Indiens vénèrent encore beau» coup ce Votan, et en quelques bourgades on le regarde comme le Cœur » du Peuple. » (Constitut. diœces., in Præamb. n. 34.) Ces actes et d’autres du même genre exécutés par ce prélat furent cause du grand soulèvement des Tzendales, qui n’eut lieu cependant qu’après sa mort, en 1713, et dont les premières victimes furent les curés espagnols. Celte révolte manqua d’anéantir le gouvernement colonial dans l’Etat de Chiapas.          

Aristote continuant à parler de file transatlantique, dont il attribue la découverte aux Carthaginois, ajoute (2) : « Comme les » Carthaginois y allaient fréquemment et qu’un grand nombre » même, attirés par la fertilité du sol, s’y[étaient établis, le magistrat de Carthage défendit sous peine de mort de retourner dans » cette île : il commanda d’en exterminer les habitants, pour les » empêcher d’en répandre la connaissance, dans la crainte que » cette multitude, se liguant contre la mère-patrie, ne réduisit » cette île à son obéissance au détriment de la prospérité carthaginoise. » Ainsi c’est la crainte de l'indépendance des colons, dont on prévoyait que le commerce pourrait nuire à celui de Carthage, qui engage le sénat de cette ville à sévir. Aussi, tel qu’il s’offre, ce passage est-il fort intéressant à mettre en comparaison avec celui que l’on trouve dans le discours que Montézuma fit aux seigneurs de sa cour, lorsqu’il les convoqua pour leur proposer de reconnaître l’autorité du roi d’Espagne : « Vous avez entendu » aussi bien que moi, de vos prédécesseurs, leur dit-il (1), que » nous ne sommes pas naturels de cette contrée. Ils vinrent tous » d’une terre lointaine, conduits par un chef auquel ils étaient » soumis. Longtemps après, ce chef revint et trouva que nos » aïeux s’étaient mariés avec les femmes du pays et avaient bâti » des villes qu’ils avaient peuplées dé leur nombreuse postérité : » vous savez aussi qu’ils refusèrent de l’accompagner, lorsqu’il repartit pour son pays et même de le recevoir comme le suzerain » de celui-ci. Il s’en alla alors, en les menaçant de retourner avec » des forces ou d’en envoyer de si considérables qu’elles réduiraient nos pères à l’obéissance. »

(1) Cartas de Hernan Cortès, ap. Lorenzana, pag. 96.

 

§ VII.

Populations civilisées de l’Amérique. Leur antiquité. Calendrier nahuatl. Sa corrélation avec les mythes primitifs. Quatre mythes ou personnages principaux, la Grand’mère et le Grand-père, Oxomoco et Cipactonal, Tlaltelecui et Xuchicaoaca. Quetzalcohuatl, que signifiait-il? Trinité du tonnerre, de l’éclair et de la foudre.

Cette concordance entre ■les traditions de l’ancien et du nouveau continent est certainement une chose fort remarquable et ne saurait faire autrement que de jeter un grand jour sur les origines de la civilisation américaine. Nous ne rechercherons pas ici si le personnage dont il est question partout, si ce conducteur de tribus est le même que Quetzalcohuatl ; mais nous ferons observer que le temps de son apparition semble coïncider avec un état social déjà fort avancé, et que les Quinamés (Chanes ou Colhuas) (2), stimulés par la présence des Nahuas, dont la supériorité ne tarda pas à leur porter ombrage, auraient fait à cette époque de grands progrès dans les arts. On voit ces derniers travailler activement à consolider leurs établissements, tandis que d’autres nations, confondues sous la même dénomination, viennent, en suivant le même chemin qu’eux, coloniser les contrées environnantes. Torquemada (1) remarque, en continuation à son récit de l’arrivée des Toltèques primitifs, que la prodigieuse multiplication de ce peuple ne lui permettant plus de rester dans le pays de Tulan, ils s’étendirent vers le plateau Aztèque, où ils fondèrent la cité de Cholullan (2), attribuée ailleurs à Xelhua, l’un des sept qui échappèrent au naufrage de la grande inondation (3), ou à Olmecatl, père des Olmecas : car, au dire des mêmes auteurs et de quelques autres (4), ces derniers peuplèrent les rives du fleuve Atoyac, depuis les environs de la Puebla de los Angeles jusqu’aux rivages de l’océan Pacifique, où l’on connut plus tard leurs descendants sous le nom d'Olmeca-Vixtoti (5). Les Otomis ou Odomis, ainsi appelés de leur vice-dieu Oton ou Odon, colonisèrent, comme nous l’a-vous vu plus haut, avec leurs frères, fils de Taras, les alentours de la vallée d’Anahuac et une partie des provinces du Michoacan jusqu’au delà de Queretaro. Les Tzoqui, plus connus, dans les histoires mexicaines, sous le nom de Tecpanecas, à cause de leur capitale Tecpantlan (6), remplissaient les plaines fertiles qui s’étendent entre le fleuve Coatzacoalco et le Tabasco, tandis que les Xicalancas occupaient les rivages du golfe du Mexique, de la Vera-Cruz à Potonchan, où leurs, entreprises commerciales leur valurent une renommée presque égale en Amérique à celle des Phéniciens sur la Méditerranée. Mais il serait peut-être présomptueux de se prononcer sur l’origine de ces différents peuples, d'après les appellations que leur attribuent les histoires mexicaines, appellations relativement modernes et sous lesquelles leurs descendants ne furent connus, qu’après avoir été conquis, à diverses reprises, par d’autres nations qui se confondirent, ensuite plus ou moins avec eux.

(2) Le nom de Chan, serpent, appartient, comme nous ]’avons dit, à une ancienne tribu lacandone des environs de Palenqué; dans l’ignorance où nous sommes du nom des populations primitives de celte contrée, nous les appellerons Colhuas ou Chanes, Serpents, d’après Ordoñez et d’autres auteurs, chan ayant plus ou moins aussi la signification qu’on donne à Colhua, d’où Colhuacan (la capitale du Xibalba ?) identifiée avec Nachan, la cité des Serpents, etc.

(1) Monarquia Indiana, lib. 111, cap.7.

(2) Torquemada (ubi supra) ajoute qu’on appelait aussi cette ville Tullan-Cholullan, en souvenir des Toltèques; seraient-ce des Toltèques primitifs ou Nahuas, ou bien des Toltèques qui sortirent de Tollan au nord de Mexico ?..

(3) Rios in Cod. Vatic, et Fabregat, Esposizione del Cod. Borgia.

(4) Ixtlilxochitl, Hist, des Chichimè-ques, tom. 1, chap. 1.

(5) Sahagun, Hist. gen. de Nueva-Espana, lib. x, cap. 29.

(6) Tecpantlan signifie auprès des palais ; c’est le nom que les Mexicains donnaient à la cité capitale des Zoqui, appelée par ceux-ci Ohcahuay ; la ville espagnole de ce nom, située a peu de distance de l’antique cité indigène, n’est pins qu’un village presque dépéuplé, appelé Tecpatan, à 25 lieues environ au nord-ouest de Ciudad-Real ou San Cristobal de Chiapas.

Sans chercher à assigner une date à l’émigration des premières tribus nahuas, ni à leur établissement dans les contrées où nous voyons encore leurs restes, nous ne saurions passer ici sous silence ce que présente sur ce sujet intéressant le premier verset de l’histoire des soleils dans le Codex Chimalpopoca : « C’est » ici, dit-il, le commencement des histoires de toute sorte » qui se vérifièrent il y a longtemps, celle de la répartition de » la terre, comment elle fut partagée à chacun, son origine et » sa fondation, comme quoi le Soleil commença à la donner par » partie à chacun, en lui assignant ses bornes; il y a six fois quatre cents ans, plus cent, plus treize, aujourd’hui 22 mai de l’an » 1558 (1). » En déduisant donc les années écoulées depuis cette époque, on trouve l’an 9SS avant l’ère chrétienne. Quoique rien à la suite de ce texte ne vienne continuer l'histoire dont il semble être le préambule, on voit parfaitement que le partage dont il est question ne peut être que le partage d’un pays conquis ou récemment colonisé, ainsi que l'établissement du cadastre ; que cette origine et cette fondation ne sauraient être autre chose que la fondation et l’origine d’un empire dont malheureusement les annales nous manquent aujourd’hui. D’après les traditions que nous avons citées précédemment et celles que nous aurons encore lieu d’amener ici, cette histoire serait celle d’une dès premières colonies de la race nahuatl dans les régions maritimes, dont nous avons parlé, et se rattacherait à l’origine de plusieurs des premières villes du pays. A l’appui de cette opinion, nous ajouterons, avec Nuñez de la Vega, au sujet de Votan : « Que celui-ci fut (1) le » premier homme que Dieu envoya diviser et répartir cette terre » des Indes. » Votan, Gucumatz ou Quetzalcohuatl, c’est toujours la même image qui se présente dans les annales américaines lorsqu’il s’agit, sinon de la civilisation primordiale, de celle, au moins, qui paraît avoir eu les Nahuas pour auteurs.

On ne saurait donc révoquer en doute, la haute antiquité de cette race dans l’Amérique centrale et le Mexique : mais il y a tout lieu de croire aussi que les régions d’où elle sortit continuèrent, pendant de longs siècles, à fournir de nouveaux contingents d’émigration. Des royaumes, des Etats surgirent dont les noms sont oubliés ; mais dans ce grand mouvement de peuples, tous paraissent, à cette époque reculée, converger autour de l’empire de Tlapallan ou de Xibalba, dont les princes nahuas continuèrent, malgré leurs rivalités, à être encore longtemps les feudataires. C’est là tout ce qu’on peut entrevoir dans l'obscurité qui enveloppe les événements antérieurs à la grande lutte que cette race soutint ensuite pour secouer le joug des Quinamés (Chanes ou Colhuas). Le seul fait intéressant qu’on trouve à enregistrer dans cet intervalle, c’est la correction du calendrier : « Leur année est » luni-solaire, dit Botturini (2), et anciennement elle ne différait pas » de celle des Egyptiens, jusqu’à ce que les astronomes, réfléchis» saut qu’il y avait chaque année un excès de près de six heures, ל» s’assemblèrent dans la ville de Huehue-Tlapallan, et ajustèrent » les années à l’équinoxe du printemps, quelque temps avant » l’incarnation de Notre-Seigneur. » Veytia, suivant Ixtlilxo-chitl (3), présente cet événement comme une assemblée de sages, appelés à délibérer sur l’opportunité de ce changement. Mais les traditions conservées par Sahagun, d’accord avec l’ensemble de celles qu’on trouve dans les documents indigènes, prêtent à cette assemblée un tout autre caractère et laissent entrevoir qu’il s’agissait d’un nouvel ordre de choses à introduire dans le pays ; elles nous montrent les chefs nahuas, réunis en secret pour délibérer sur les intérêts de la nation, après que le prince qui les avait amenés se fut séparé d’eux.

(1) Const'itut. Diœces. e te. in Præamb. n. 34.

(2) Idea de una nuera hist. gen. de la America Septentrional, etc., pag.3.

(3) Sumaria Relation-, ap.Kingsborough, suppl. tom. 1x.  —  Veytia, Hist, antigua de Mexico, tom. 1, cap. 4.

« Il ne resta avec ce peuple-là, dit-il, que quatre de leurs sages » qu’on appelait Oxomoco, Cipactonal, Tlaltetecui et Xuchicaoaca (1), lesquels, après le départ des autres, entrèrent en consultation et se concertèrent, disant : « Le temps viendra où la » lumière existera (2) pour le gouvernement de cette république; » mais tant que le seigneur, notre dieu, restera absent, quel » moyen y aura-t'il pour pouvoir régir convenablement la nation? quel ordre y aura-t-il en toutes choses, puisque les » sages ont emporté les peintures au moyen desquelles ils » gouvernaient? » C’est pourquoi ils inventèrent l'astrologie judiciaire et l’art d’interpréter les songes : ils composèrent le » comput des jours, des nuits, des heures et des différences des » temps, ce qu’ils gardèrent tant que dominèrent et gouvernèrent les princes des Toltèques et des Mexicains, des Tecpanèques et des Chichimèques (3). »

(1) Hist. gen. de N.-Espana, lib. x, cap. 29. Ces quatre noms sont· fort difficiles quant à leur étymologie. Oxomoco est écrit ailleurs Xomico, Xomunco , Oxomozco, etc., traduit, suivant Veylia, par ]a prenada go-losa (femmegrosse gourmande). Quant à Cipactonal, il le fait venir de ce, un, ipan, sur, et tonalli, le soleil, celui qui est supérieur au soleil. Tlatetecui pourrait venir de tlalli, terre, et de tetecuica, faire grand bruit, faire résonner par le feu, feu qui fait résonner la terre (Molina, Voc. Hex.), Xuchicaoaca, de Xuchitl, fleur, et peut-être de caua, enlever, etc.; mais je ne réponds d’aucune de ces étymologies.

(2) Cette expression est encore en usage aujourd’hui dans la plupart des sociétés secrètes : elle fait allusion à des événements, à des idées dont on souhaitait la réalisation, à laquelle on travaillait en conspirant. C’est un ]an-gage mystérieux, cabalistique, qui a le même sens ici qu’il a encore dans nos loges maçonniques ; il se retrouve presque à chaque page dans le Livre Sacré. La lumière qu’attendent les Nahuas est l’époque où ils pourront établir publiquement leur calendrier (mettre en marche le soleil, la lune, les étoiles, comme ils le disent ailleurs), c’est-à-dire organiser tout à leur gré, le gouvernement , la société civile, la religion, etc.

(3) Sahagun ne suit pas ici l’ordre rigoureusement chronologique : les Toltèques furent les premiers ;puis vinrent, après ]a destruction de l’empire toltèque de l’Anahuac et le moyen âge, les Tecpanèques d’Azcapolzalco: ensuite les Chichimèques-Acolhuas et 1 en dernier lieu les Mexicains.

C’est donc ici l’introduction, sinon l’origine du calendrier, dit toltèque ou mexicain, parmi les nations de l’Amérique. Entre tous les usages qui étaient propres à cette race, nul ne fait mieux éclater l’ordre de connaissances qu’elle avait apporté des régions mystérieuses d’où elle était sortie, que la manière qu’elle adopta dans ce calendrier, pour mesurer le temps et diviser l’année. Partout la formation d’un calendrier à la fois exact et simple a offert aux nations primitives un problème d’une grande difficulté : mais peut-être aucune des méthodes employées pour le résoudre, n’égale en élégance le système dit toltèque, système perpétuel et infaillible, ajoute Botturini, propre à la véritable science. Dix-huit mois de vingt jours, formant soixante et douze semaines de cinq jours chacune, se succédaient sans interruption ; puis une soixante et treizième semaine, d’égale longueur, complétait l’année à quelques heures près. On suivait cette marche pendant cinquante-deux ans et au bout de cette période on intercalait treize jours, ce qui suppléait au manque d’années bissextiles. Non contents d’avoir ainsi réglé le calendrier civil [tonalpohualli), les sages nahuas l’avaient fait coïncider avec un autre calendrier {metztlapohualli}, servant de rituel dans l’ordre des choses sacrées, dans lequel ils comptaient par demi-lunaisons de treize jours. Vingt-huit treizaines formaient une année, trop courte d’environ trente heures ; mais au bout de treize ans l’on ajoutait une demi-lunaison de plus, qui se trouvait être la trois cent soixante-cinquième, et par ce moyen l’année civile et l’année religieuse recommençaient ensemble. A la fin du cycle de cinquante-deux ans, une nouvelle treizaine (la quatre cent soixante et unième) venait répondre aux jours intercalaires du calendrier civil (1). L’harmonie se maintenait donc entre les deux calculs, sans que le calendrier sacré parût jamais altérer en rien sa mesure immuable. «Les Toltèques, reprend Botturini, avaient quatre calendriers différents, ce à quoi les historiens européens n’ont pas fait suffisamment attention. Le premier, naturel, au moyen duquel se réglait l’agriculture ; le second, chronologique, servant à l’histoire ; le troisième, consistant dans le rituel, gardé par les prêtres pour tenir l’ordre des fêtes mobiles et fixes de leurs dieux; enfin le calendrier astronomique dont se servaient les mathématiciens pour se gouverner à la mesure du cours du soleil et à la situation des planètes. »

(1) Ces périodes de cinquante-deux ans , dont deux formaient un âge, huehuetiliztli de cent quatre, années, servent de base à toute la chronologie mexicaine, dont Humboldt et Arago ont eu plus d’une fois l’occasion de reconnaître la justesse, dans le comput de diverses éclipses, signalées par les chronologistes mexicains, assez longtemps avant la découverte de l’Amérique. (Humboldt, Vues des Cordillères, tom. 11, pag. 302.)

Ces combinaisons vastes et ingénieuses attestent que le culte dont elles dépendaient n’était pas moins digne d’attention. Mais ici nous rencontrons le même obstacle que dans l’étude des religions antiques, le mystère. On remarque chez plusieurs essaims, venus d’Asie en Europe, des calculs astronomiques, appliqués tantôt à la division de l’année, tantôt à celle des peuples, ou au partage des terres, comme on peut en voir la trace dans le verset chronologique que nous citons plus haut, et toujours ils sont d’une régularité et d’une complication étonnantes (1). Mais quand on cherche le sens dogmatique de leurs croyances, il échappe ordinairement à tous les efforts. On dirait même que les vieilles races avaient retenu les mesures et les chiffres établis jadis par leurs législateurs, mais qu’elles avaient perdu leurs doctrines. Il en était de même chez les tribus conquérantes du Mexique : leur religion offrait une mythologie compliquée, dont les symboles compris seulement par les prêtres et les nobles étaient aveuglément acceptés par la foule. Ce sont ces symboles qu’on voit reparaître en partie dans les trois documents précieux que nous possédons, mais sous un voile plus ou moins transparent et dont le Livre Sacré présente des notions fort complètes (2). L’arrivée des Nahuas en Tamoanchan, leurs tentatives pour civiliser les peuples et les former à l’image de leurs propres institutions, la destruction de leur colonie par l'ouragan et l’inondation, la découverte du maïs à Pan-Paxil, leur fondation, leurs luttes, sourdes d’abord, puis leur révolte ouverte contre Xibalba, leurs périls, leurs épreuves et enfin leur triomphe, qui se termine par l’apothéose des héros morts dans cette lutte formidable, tel est le résumé du récit historique qui découle de l’ensemble des deux premières parties du Livre Sacré et qu’on retrouve au fond du rituel mexicain, dont les mystères s’éclaircissent ici singulièrement.

(1) Citons la formation des peuples pélasgiques, d’après le nombre 1; 4, 12, 30 et 360; la division des terres dans le système étrusque; enfin les débris de l'ordre social gallo-germanique, où ces deux éléments se retrouvent.

(2) Ces documents sont le Codex Chimalpopoca, le MS. Cakchiquel et le Litre Sacré en question.

Au commencement se développent quelques idées génésiaques qu’on pourrait croire reproduites des livres de Moïse : mais une lecture attentive fait voir qu’il s’agit ici purement des origines de la race nahuatl, dont les chefs se trouvent associés à des mythes primitifs où le culte des éléments joue un rôle d’une grande importance, où ils se transforment les uns avec les autres, revêtant · parfois les symboles les plus différents. Leur nombre primordial paraît avoir été celui de quatre. L’histoire nous les montre d’abord dans la personne des quatre sages, réunis pour délibérer sur la formation du calendrier : ce sont, comme dans le Codex Chimalpopoca et dans la plupart des fables mexicaines, les dieux, les Teoti (1), qui se demandent ce qu’ils feront pour soutenir le ciel et faire marcher le soleil et la lune, c’est-à-dire pour établir les combinaisons astronomiques dont ils sont les inventeurs et substituer leur civilisation à l’état social existant en Xibalba. C’était une révolution avec toutes ses conséquences civiles et religieuses et dont le fait ressort avec la dernière évidence des textes conservés dans les documents originaux.

(1) Teuti ou Teoti, du nahuail teutl, dieu, seigneur; au pluriel redoublé, teteo, nom générique que le Codex Chimalpopoca donne à ces premiers dieux, héros ou chefs nahuas. De là encore le nom de Teul, attribué à certaines populations guerrières du nord, au Mexique, et que les indigènes même donnèrent aux Espagnols, à leur arrivée. Ce mot aurait-il par hasard la même origine que le teodiski, des anciens Germains?

On sait déjà, d’ailleurs, que des sept sages échappés à l’inondation, il n’en restait plus que quatre. Les autres avaient pris le chemin de l'Orient; mais où était alors cet Orient relativement à eux, en quels lieux se rendirent-ils, c’est ce qu’il serait difficile de déterminer (1) ? Dès lors l’intérêt des actions suivantes roule sur ces quatre ou sur ceux qui leur succédèrent dans le même rôle, sous des noms ou des titres qui varient suivant le temps et les lieux : dans toutes les histoires nahuas ou toltèques, ce sont eux ou leurs représentants qui reparaissent sans cesse au nombre de quatre, comme les prêtres ou porteurs du dieu ou de la majesté enveloppée et cachée ; comme les conducteurs et les chefs des tribus, durant leurs migrations; comme les rois et les chefs de la monarchie, après sa fondation ; et, jusqu’au temps même de la conquête, ce sont toujours quatre princes qui, avec les attributions antiques, établies par les sages primitifs, composent à degrés différents le gouvernement suprême, aussi bien chez les Guatémaltèques que chez les Mexicains (2).

(1) D’après une tradition conservée par Herrera (Hist, gen., decad. ιν, lib. x, cap. 2), on pourrait croire que ces trois sages auraient pris le chemin de l'Yucatan et fondé alors la ville de Chichen-Itza, attribuée à trois saints personnages venus de l’ouest dans des temps fort anciens.

(2) Dans les traditions et histoires guatémaltèques, à la suite des quatre héros ou demi-dieux, ce sont les qua-ire chefs ou sacrificateurs, quatrième et dernier ordre d’hommes, créés par les dieux, les Ahqixb et Ahqahb, mai-1res de la sagesse et de toutes les connaissances terrestres et célestes; ce sont les quatre frères sortis de Tulan, ce sont les quatre Tutul-Xiu, qui vont au Yucatan, etc. Après l’établis-sement de la monarchie, il existe toujours trois Etals suprêmes confédérés; ce sont les trois rois, chefs des maisons régnantes de Cavek, de Nihaïb et d'Ahau-Quiché, auxquels s’adjoint 1 le quatrième roi, l’héritier présomptif de la couronne dans la maison de Cavek ; dans chacun des trois Etats confédérés, il y a aussi trois princes assis sur le trône à degrés divers, et qui gouvernent avec le roi, avec qui ils font quatre. A Cholullan, quatre disciples de Quetzalcohuatl sont chargés du gouvernement; à Tlaxcallan et ailleurs, quatre princes forment le conseil suprême de la république ; dans l’Anahuac, ce sont d’abord, dans le royaume toltèque, les rois de Colhuacan, d’Otompan et de Tollan, auxquels s’unit l’héritier présomptif de la couronne de Colhuacan ; et, plus tard, vers l’époque de la conquête, les rois de Mexico, de Telzcuco et de Tlacopan, avec le lieutenant général des armées royales, qui est en même temps grand-prêtre de Huitzilopochtli. Enfin, presque toutes les villes ou tribus sont partagées en quatre clans ou quartiers» dont les chefs forment le grand conseil.

Quelle que soit l’époque où il faille placer les premiers incidents de l’histoire des Nahuas et l’origine des symboles sous lesquels se voilèrent leurs héros primitifs, on ne saurait les trouver ailleurs que dans les quatre sages dont il est ici question, Oxomoco, Cipactonal, Tlaltetecui et Xuchicaoaca, figurés ensemble dans le Livre Sacré, sous les titres de Créateur et de Formateur, de Celui qui engendre et de Celui qui donne l’être. Les deux premiers sont nommés alternativement Hun-Ahpu-Vuch (un tireur de sarbacane au sarigue) et Hun-Ahpu-Utïu (un tireur de sarbacane au chacal). On les voit fréquemment représentés avec des nez d’une dimension extraordinaire, remplacés assez souvent aussi par des trompes, analogues à celle de l’éléphant ou du tapir, animal sacré chez les anciens indigènes; leur nom est encore Xmucané et Xpiyacoc, la Grand’Mère et le Grand-Père, Conservatrice et Protecteur, deux fois Grand’Mère et deux fois Grand-Père : ils sont les enchanteurs et les devins par excellence, la Grand’Mère et le Grand-Père du soleil et de la lune (1). Les deux seconds sont nommés, dans le texte quiché, Tepeu (Celui d’en haut ou le Dominateur) et Gucumatz (Serpent orné de plumes, le même que Quetzalcohuatl) ; mais, sous ce dernier nom, ils sont désignés aussi tous ensemble, parce que, ajoute le texte, « ils sont enveloppés (comme d’un manteau) dans une ombre de vert et d’azur, » c’est-à-dire revêtus, voilés de mystère et de sainteté (2). En général les deux derniers paraissent commander, ce sont les deux premiers qui agissent. Oxomoco et Cipactonal (Xmucané et Xpiyacoc), souvent confondus dans les anciennes traditions, alternativement mâle et femelle, ont bien l’air cependant d’avoir été deux êtres distincts : Oxomoco serait la femme, Cipactonal le mari. Celui-ci fait intervenir le soleil pour former l’homme (3), celle-là recueille le maïs dont elle le nourrit. On la voit fréquemment représentée, accroupie devant le met loti ou pierre à broyer, occupée à préparer les aliments dont elle a inventé l’usage, et c’est pour cela que la langue nahuatl l’appelle Centeotl ou plutôt Centeocihuatl, la déesse du Maïs (1). Ou ia nomme aussi Téteuinan, la Mère des dieux, et Toci, notre aïeule (Atit (2), dans la langue quichée). Mais c’est à tort qu’on a voulu la confondre avec l’Ève de Moïse, la mère du genre humain. Elle était simplement la mère et l’aïeule de la race nahuatl : ce serait encore la même que Xochitl (Fleur), xxc signe du calendrier, interprété Hun-Ahpu dans celui du Guatémala (3). Ne serait-ce pas en mémoire de ce génie femelle, associé ici aux trois dieux mâles, que l’on aurait vu plus tard au nord et au sud, une femme-chef, associée à la souveraineté des princes floridiens et natchez, ainsi qu’aux trois rois du Zenu, sur les bords du Magdalena? Les uns et les autres avaient, d’ailleurs, comme on le verra bientôt, des institutions et des symboles qui procédaient évidemment d’une origine nahuatl.

A Cipactonal on donne dans les langues de l’Amérique centrale le titre de Mam, l'Ancien ou l'Aïeul ; il porte celui de Cipactli, ou Imox, sous lequel il commence le calendrier. Il est appelé aussi Tonacateuctli, le seigneur de notre subsistance, et Ometeuctli, deux fois seigneur, comme la femme Oxomoco est appelée Tonacacihuatl, la dame de notre subsistance, et Omecihuatl, deux fois dame, en leur qualité de seigneurs de l'Omeyocan, lieu de délices mystérieux, qui paraît être un second nom du Tonacatepetl, la Montagne de notre subsistance, le Pan-Paxil et Pan-Cayala du quiché, découvert par Quetzalcohuatl, et dont ils s’étaient rendus les maîtres par la violence, en tuant Utïu ou le chacal, qui en était le gardien (1) : c’est là qu’on trouve encore Oxomoco représentée sous la figure de Cihuacohuatl. la femme serpent ou le serpent femelle, également confondue quelquefois avec Éve par des auteurs modernes, mère des deux serpents jumeaux, cocohua, qui ne sont autres que les deux frères qui se succèdent mystérieusement de génération en génération, dans leur lutte contre Xibalba (2).

(1) On dirait Hercule tuant le dragon pour entrer au jardin des Hespérides.

(2) Cocohua. littéralement, signifie deux serpents; mais il est employé toujours pour exprimer l’idée de deux jumeaux ; de là, le mot provincial espagnol du Mexique coache, qui ne dit pas autre chose. Ces jumeaux sont dans le Livre Sacré les Hun-Ahpu, qui se succèdent deux par deux pour combattre Xibalba; on les voit représentés quelquefois comme deux serpents roulés autour d’un bâton, assez semblable au caducée de Mercure, inexplicable dans la mythologie européenne ou asiatique, et dont M. Aubin dit qu’on doit chercher l’origine en Amérique. C’est le même symbole qu’on voit placé an titre de ce livre, l’anneau en pierre du jeu de paume, par où les joueurs devaient faire passer le ballon pour gagner la partie. Celui-ci était rattaché à la muraille du jeu de paume antique, dont on voit les ruines à Chichen-Itza, où il a été dessiné. Son dia-mètre réel est de 4 pieds anglais.

 

Dans Tlaltetecui et Xuchicaoaca on revoit les personnages de Tepeu (le Dominateur) et de Gucumatz (le Serpent orné de plumes), qui paraissent quelquefois n’en faire qu’un seul, pour former une sorte de trinité mystérieuse avec Oxomoco et Cipactonal. Car, ajoute le texte quiché, développant ici le dogme le plus élevé de la théologie américaine, « ils sont sur l’eau comme une lumière » grandissante. Ils sont enveloppés de vert et d’azur, voilà pourquoi leur nom est Gucumatz (Quetzacohuatl). Des plus grands sages est leur être : voilà pourquoi le ciel existe, comment existe » également le Cœur du ciel, cartel est le nom de Dieu, c’est ainsi » qu’il s’appelle.

» C’est alors que sa parole vint ici avec le Dominateur, le Puissant Serpent dans les ténèbres et dans la nuit et qu’elle parla » avec le Dominateur, le Puissant Serpent. Et ils parlèrent : alors » ils se consultèrent ; ils se comprirent, ils joignirent leurs paroles » et leurs avis.

» Alors il fit jour, pendant qu'ils se consultaient : au moment » de l’aurore, l’homme se manifesta tandis qu’ils tenaient conseil » sur la production et la croissance des bois et des lianes, sur la » nature de la vie et de l’humanité, (opérées) dans les ténèbres de » la nuit, par celui qui est le Cœur du ciel, dont le nom est Hurakan.

» L’éclair est le premier de Hurakan ; le second est le sillonnement de l’éclair (le petit doigt de l’éclair) ; le troisième est la » foudre qui frappe, et ces trois sont du Cœur du ciel (1). »

(1) « C’est le Puissant qui a créé les dieux et qui leur survivra. Les hommes n’osent point lui donner un nom. Peut-être est-ce lui qu’ils adorent dans cette trinité mystérieuse, nommée deux fois seulement dans l’Edda (mais plusieurs fois dans le Livre Sacré des Quichés), Har, Jafn-har et Thriddi, c’est-à-dire le Haut, celui qui est également haut et le troisième. Il est dit que le Fort d'en haut, qui gouverne toutes choses, viendra juger le monde et que le temps ne peut rien contre ses décrets (Ozanam, Etudes germaniques.  —  Les Germains avant le Christianisme, tom. 1, page 30.) Le Dominateur (Celui d’en haut), le Puissant-Serpent, c’est presque le Fort d’en haut des Scandinaves.

Ce dogme de la trinité dans l’ouragan , n’est exprimé que trois ou quatre fois de cette manière dans le Livre Sacré; quoiqu’il y soit fait allusion assez souvent sous d’autres noms. Mais Tepeu et Gucumatz, Celui d’en haut ou le Dominateur, et le Serpent orné de plumes, reparaissent fréquemment, parfois sous des noms et des symboles analogues, au point qu’ils semblent se confondre en une seule personnification, d’autres fois sous des caractères entièrement distincts. Dans l’inscription des divers calendriers d’origine nahuatl, ainsi que nous l’avons dit plus haut, le premier après Cipactli (Imox), c’est Éhecatl {Ig, dans l’Amérique centrale), l’esprit, le souffle qui anime tout, le vent de la nuit, Opu ou l’invisible, personnification, sans doute, de Hurakan, l’ouragan, appelé aussi le Cœur de la mer, le Cœur du ciel. le Centre de la terre, où il souffle la tempête. On lui prête par conséquent les mêmes attributs qu’à Tlaloc (le fécondateur de la terre), représenté la foudre à la main et commandant aux orages (2), puis ceux de Xiuhteuctli (le maitre du feu ou de l’année) et aussi ceux de Tetzcatlipoca (celui du miroir fumant ?) lançant la foudre et qui souvent parait avec de grandes lunettes devant les yeux (3). Cependant, par l’effet d’une transition assez ordinaire dans cette théogonie, Éhecatl, l’esprit ou le vent, se personnifie dans Quetzalcohuatl ; celui-ci devient alors le dieu de la pluie ; ensuite il se trouve chargé de balayer les nuages devant Tetzcatlipoca, qui devient le soleil, Tonatiuh, le resplendissant, dans la langue nahuatl.

(2) Torquemada, Monarq. Ind. lib. vi, cap. 23, et lib. x, cap. 31.

(3) Ainsi que dans la planche qui est (׳η tète de ce livre.


C’est pour cela sans doute qu’il reparaît dans les mêmes calendriers, immédiatement après Éhecatl (ou Ig, dans le quiché), sous les noms divers de Votan, d'Odon et d'Akbal, mot vieilli de la langue sacrée du Quiché, signifiant le Vase (1), avec les attributs de Quetzalcohuatl; par une transformation analogue à celle du Wodan germanique (2), il est représenté comme le dieu des batailles, Huitzilopochtli, et revient sou s l’image de Teo-yao-tlatohua, Celui qui proclame la guerre sacrée (3). Il est appelé aussi Toteouh, notre dieu, de Teotl, dans la langue nahuatl, et la tradition qui-chée dit expressément qu’il est le même que Toh ou Tohil (la pluie, le bruit du tonnerre et le cliquetis des armes) ; c’est le Hun-pic-tok des Mayas (Un chef de huit mille Lances), adoré quelquefois sous l’image d’une lance de silex ou d’obsidienne, le Tecpatl mexicain. Ces divinités, dont on pourrait multiplier ici les dénominations et les symboles, si divers en apparence, représentaient simplement la diversité des attributs dont les fondateurs de la religion antique avaient revêtu les grands dieux ou héros échappés à l’ouragan et qu’ils identifièrent avec la nature entière. Ce culte se rapportait sans doute à celui dont les Nahuas avaient reçu ]es principes dans leur patrie primitive et qu’ils travaillèrent à introduire dans les contrées qu’ils colonisèrent.

 

§ VIII.

Vukub-Cakix, Zipacna et Cabrakan, symboles des géants américains. Xibalba ou l’empire primitif, symbole de l'enfer. Tulan ou Toltecat, cité de la race nahualt. Rivalités des diverses races. Le Jeu de paume, image de leurs luttes. Epopée de Hun-Ahpu et de Xbalanqué. Triomphe de la race nahuatl.

A la suite des idées relatives à la divinité, le récit du Livre Sacré passe à la création des animaux, que les créateurs renvoient dans les forêts, à cause de leur inaptitude à glorifier, par leur langage, le nom de leurs auteurs (1). Ceux-ci procèdent après à la création de l’homme, qu’ils font de terre glaise, mais dont l’intelligence bornée les dégoûte de leur ouvrage. Ils le détruisent et demandent aux deux enchanteurs, Xmucané et Xpiyacoc, de leur faire connaître de quoi ils devraient former un homme capable de célébrer leurs louanges et de soutenir les autels des dieux. Les deux devins jettent le sort; ils déclarent que l’homme doit être fait de tzité (2) et la femme de zibak (3). Ce récit de deux catégories d’hommes, créés à des époques diverses, appartient à une idée d’une grande importance. On croit y reconnaître en même temps une allusion à deux races distinctes, et à la différence des castes de la société américaine , la caste servile et grossière vouée au travail des mains, et la classe des artisans et des laboureurs, composée d’hommes utiles, matériellement parlant, mais incapables de soutenir le ciel, de supporter les autels des dieux ; car « ils ne pensaient ni ne parlaient devant leur Formateur et leur Créateur. » Cette faculté était réservée à la noblesse et au sacerdoce, aux prêtres et aux guerriers, dont l’institution n’arrive, dans le Livre Sacré, qù’après le long récit de la lutte contre Xibalba et le triomphe définitif de la race nahuatl; niais elle est accompagnée ici de circonstances d’un extrême intérêt pour l’histoire de la civilisation américaine. Ce qui mérite encore de fixer l’attention, c’est l’analogie que présente le fond de ce récit avec celui du Rigsmaal, dans les antiques annales sacrées du Nord (1). Observons, en passant, d’ailleurs, que la première création qui est celle des animaux, paraît désigner une classe distincte d’hommes, séparés de la première société américaine, les sauvages, comparés à *des brutes et à des bêtes fauves (2). La facilité avec laquelle on discerne ici le mythe de la vérité historique est remarquable : à la suite de la seconde création humaine, vient la description de l’ouragan qui détruisit cette société ; elle continue avec l’étalage de l’orgueil de Vukub-Cakix, qui devient une des premières victimes de l’ambition des Nahuas, après les événements de l’inondation et la découverte de la région de Pan-Paxil, Pan-Cayalà.

(1) Livre Sacré, pag. 15.

(2) Le tzité, appelé tzonpantli, dans la langue nahuatl, est une sorte de liège américain; il produit de longues baies, renfermant des haricots d’un beau rouge, qu’on appelle, je crois, graine d’Amérique, lesquels servaient et servent encore aujourd’hui à tirer le sort parmi les indigènes.

(3) Zibak, suivant un de mes Vocabulaires quichés, est la moelle d’une sorte de petit jonc, avec lequel les indigènes font des nattes. D’après un autre document, c’est le sassafras.

(1) Complément de l’Encyclopédie moderne, Paris, Didol, 1856. Dans un article fort remarquable sur l'Edda, M. Oscar de Watteville termine ainsi : «Par cette analyse du Rigsmaal on peut entrevoir peut-être combien ce chant soulève de questions importantes. On peut y rechercher ־ les origines de la constitution sociale des anciens peu-pies Scandinaves. On y voit la religion invoquée pour expliquer la séparation de la société en trois classes ou, pour mieux dire, en trois castes bien distinctes. La caste noble, sacerdotale et militaire, qui connaît les Runes, qui s’entretient directement avec les dieux, dépositaires de la doctrine, du culte et de l’épée. La caste libre, celle des artisans et des laboureurs. Enfin la caste servile, vouée aux travaux les plus grossiers. » Ce sont exactement les mêmes attributs que les Créateurs accordent aux quatre hommes de la quatrième création. Voir Livre Sacré, pag. 199 et suiv.

(2) Le mot chicop, animal, brute, peut impliquer à la fois les bêles fauves, oiseaux, etc., ainsi que les hommes brutes, sauvages ou barbares.

Pour connaître les incidents de cette lutte, soulevons, à l’aide du Livre Sacré, les voiles dont elle s’enveloppe dans les rituels du Mexique et de l’Amérique centrale, où ses conséquences ont si puissamment influé sur les doctrines et sur les sociétés dès les temps les plus anciens.

Les traditions qui rapportent à Oxomoco et à Cipactonal l’origine du nouveau calendrier, s'accordent à dire qu’il commença à courir au signe Ce-Toehtli, Un-Lapin, caractère de la nation toltèque : tout, dans les mêmes documents, tend à faire croire qu’il fut inauguré à Teotihuacan et solennisé dans cette ville parles premiers sacrifices humains (1). Jusqu’à présent, les calculs chronologiques n’ont donné rien de précis sur l’époque de cet événement ; ce qui parait certain, toutefois, c’est qu’entre le temps où il fut composé et celui où il fut publiquement adopté et mis en vigueur, il se passa un intervalle de plusieurs siècles. Alors eurent lieu ces guerres fameuses des dieux et des géants, dont toutes les traditions américaines sont remplies, comme celles de l’ancien monde, mais que l’histoire, conservée dans le Livre Sacré des Quichés, se charge d’interpréter d’une manière bien plus rationnelle et plus satisfaisante que ne le font les annales de notre continent.

(1) Codex Chimalpopoca , dans VHist. des Soleils.

Vassaux et tributaires des Quinamés (Chanes ou Colhuas), après leur colonisation à Pan-Paxil ou à Tulan, les Nahuas, du moment qu’ils se sentirent assez forts, travaillèrent à affaiblir la puissance de Xibalba, d’abord au plateau de Cholullan, où l’un de leurs chefs avait bâti la grande pyramide connue sous le nom de Tlachihualtepec (2), ou le Mont de la Sentinelle, en mémoire des désastres de l’inondation, ensuite sans les provinces plus rapprochées de la capitale, et soumises plus directement à l’autorité de l’empire primitif. Les noms anciens conservés à quelques localités de la république actuelle de Guatémala (3), donnent tout lieu de croire que les premières tentatives faites par les Nahuas, soit pour conquérir leur indépendance, soit pour renverser la puissance chane, éclatèrent dans cette contrée, voisine, d’ailleurs, de celles auxquelles les Mexicains conservèrent, jusqu’au temps de la conquête, le nom de Tlapallan, et les traditions locales celui de Xibalba (1).

(2) Rios in Cod. Vatic. Un grand nombre d’auteurs depuis la conquête crurent voir dans les légendes généralement mal traduites relatives à la pyramide de Cholullan une allusion à la tour de Babel.

(3) Ces noms se retrouvent d’ordinaire dans les Titres territoriaux et généalogiques des populations indigènes, titres constatant les possessions territoriales des villes et des tribus, portant les noms de toutes les anciennes limites, des villages, des bourgs limitrophes, des champs, des montagnes et des rivières, titres, contrôlés et légalisés depuis la conquête, par ordre des rois d’Espagne, valables encore aujourd'hui devant les tribunaux, dans les contestations qui s’élèvent entre les indigènes ou entre eux et les descendants des Espagnols. Nous possédons plusieurs originaux et les copies de plusieurs autres, dont nous aurons occasion de parler plus loin.

(1)Ixtlilxochitl, XIIIe Relation, Crueldades de los conquistadores, etc. pag. 112.  —  Alvarado écrivant de Tecpan-Guatémala à Cortès dit : « Je partirai » de cette ville pour aller reconnaître » le Tapallan, qui est dans l’intérieur, à quinze journées de marche » d’ici. On prétend que la capitale.est » aussi grande que Mexico, etc. » Cette désignation parait se rapporter au Honduras, qui fut depuis conquis par Alvarado, mais tellement désolé et saccagé qu’il n’est guère resté d’autre souvenir de celle conquête qu’un massacre continu et à peine quelques noms. Quant au nom de Xibalba, quoique pris généralement en mauvaise part, on le regardait, à l’époque de la conquête, comme une contrée située au nord de la Verapaz ; c’est à peu près la situation de Palenqué.

Dans le Livre Sacré, ainsi que nous l’avons déjà remarqué, la lutte se dessine à la suite de l’ouragan et de l’inondation : comme nous le disions également, elle se personnifie du côté colhua dans un prince puissant du nom de Vukub-Cakix, chef apparemment d’une nation limitrophe de Pan-Paxil et pour cela même plus immédiatement en contact avec les Nahuas. Lé portrait que le texte antique a laissé de ce prince et de ses deux fils, répond assez à celui que la tradition mexicaine a tracé des Quinamés, et si l’on n’était en Amérique, à voir leur orgueil qui défie les dieux, on croirait y retrouver l’origine des Titans, escaladant le ciel pour détrôner Jupiter. Vukub-Cakix se vante d’être l’égal du soleil et de la lune· : son fils aîné, Zipacna, roule les montagnes et en une nuit fait surgir les volcans du Guatémala. Le second, Cabrakan, dont le nom est encore aujourd’hui synonyme de tremblement de terre, les remue par le seul effet de sa volonté et bouleverse la terre et le ciel (2). Qui saura mettre un terme à cette puissance malfaisante, qui parviendra à humilier ces êtres superbes? Hurakan suscite pour les ruiner deux frères [cocohua, deux serpents ou jumeaux), deux Hun-Ahpu (Un Tireur de Sarbacane), petits-fils de Xmucané et de Xpiyacoc. Ceux-ci reparaissent sous les noms de Zaki-Nim-Ak (le Grand-Sanglier-Blanc), et de Zaki-Nima-Tzyiz (le Grand-Blanc-Piqueur d’Epines) et travaillent avec eux à la défaite de Vukub-Câkix. La rusé et la perfidie sont leurs armes principales, ce qui laisserait croire que les Nahuas étaient faibles encore. Vukub-Cakix est vaincu le premier ; on le prive de la vue et des richesses qui le rendaient si superbe. Zipacna, après avoir fait tomber dans le piège les Quatre-cents-Jeunes-gens (1), compagnons de Hunhun-Ahpu, est pris lui-même dans une embûche que les deux frères lui avaient dressée, au pied du mont Meavan (2) : ceux-ci excitent sa gourmandise avec une écrevisse monstrueuse, qu’ils ont fabriquée par leurs enchantements, au fond d’une caverne où Zipacna entre pour la chercher; mais dès qu’il y est entré, les deux frères font écrouler sur lui la montagne, et il demeure dessous changé en rocher. Restait Cabrakan : c’est aussi par son appétit vorace qu’ils le prennent ; après l’avoir dépouillé de sa puissance, ils l’étendent sur le sol et l'ensevelissent sous la terre. Ainsi périssent Vukub-Cakix et ses deux fds, qui paraissent avoir été les personnifications les plus importantes de la race des géants américains. Dans une tradition, conservée par Ixtlilxo-chitl (3), les Nahuas, à bout d’oppression et de tyrannie, auraient invité à un festin les plus fameux d’entre les Quinamés, qu’ils égorgèrent après les avoir enivrés. Ce sont peut-être des tribus de cette race qui, après succombé sous les coups des Nahuas, émigrèrent, quelques siècles avant notre ère, vers l’Amérique méridionale, où elles auraient porté le culte du soleil, figuré par l'Ara, descendant du ciel ( Vukub-Cakix, Ara sept fois couleur de feu), que quelques voyageurs croient reconnaître dans les têtes de perroquet ou de condor, sculptées sur le portique monolythe de Tiahuanaco, au Pérou.

(2) Cabrakan est un mot de la même origine que hurakan, c’est-à-dire des Antilles, où ils avaient apparemment un sens plus intelligible que dans le quiché. Il y a encore à peu de distance de Quezaltenango, au Guatémala, un village indigène de ce nom, dit aujourd’hui Cabrican. En rappelant ici ce mythe, ajoutons avec Humboldt « qu’il est bien remarquable que » la Lyctonie et l’Atlantide soient les » seuls (mythes) qui, sous l’empire de » Neptune dont le trident fait trembler » la terre, soient engloutis par de » grandes catastrophes. » Essai sur l’hist. de la géogr. du N.-Continent, tom. i, page 171.

(1) Omuch-Qaholab; le premier mot omuch, en quiché, ainsi que centzôn, dans la langue nahuatl, est un nombre indéfini pour dire, monceau, multitude, beaucoup ; défini il signifie 400. Qaholab, pluriel de qahol, garçon, jeune homme, fils. Dans la province de Xuchiltepec, au Guatémala, ou trouve encore une localité, nommée Omuch-Qaholab, souvenir peut-être d’un fait historique ou d’un mythe antique. Plus loin au sud-ouest une autre localité aujourd’hui couverte de bois et de broussailles s’appelait Omuch-Cakha, les 400 Pyramides, à cause des nombreux tumuli qu’on y voyait, tombeaux peut-être des Nahuas vaincus. Omuch, monceau, est le nom qu’on donne aux Pléiades, qui devinrent le séjour des 400 compagnons des Hunahpu, après leur apothéose. Comme ils périrent dans une orgie de liqueur fermentée (chicha), on les retrouve au Mexique comme les patrons’ des ivrognes sous le nom de Centzon-Totochtin, les 400 Lapins.

(2) Meavan est le nom d’une montagne considérable baignée par les eaux du Lacandon ou Uzumacinta et qui s’élève au nord-est du Quiché.

(3) Hist, des Chichimèques, tom. 1, chap. 1.

La grande épopée qui comprend l’histoire des Hun-Ahpu et où, sous l’image des neuf épreuves de Xibalba, on trouve les événements de la lutte des Nahuas, se présente à la suite du chapitre de la défaite de Cabrakan. Malgré les voiles dont l’auteur du texte quiché cherche encore à couvrir la vérité, son récit prend cependant un caractère tout à fait historique, et à mesure que l'action avance, elle se dégage de plus en plus des symboles primitifs. Entre les divers Hun-Ahpu qui apparaissent sur la scène, on distingue aisément plusieurs générations de chefs qui combattent tour à · tour contre Xibalba, dont le nom mystérieux se rencontre ici pour la première fois dans le Livre Sacré. Inventé par la haine, le respect ou la terreur, pour caractériser l’empire primitif, Xibalba désigne indubitablement la nation ou le pays que les annales du Mexique font connaître sous celui de Tlapallan, quoique, dans les traditions religieuses de cette contrée, Mictlan corresponde plus directement à la dénomination de Xibalba. Les missionnaires, son-géant peu à se rendre compte de la signification que l’antiquité attachait à ce mot, crurent y découvrir l'enfer du dogme chrétien, dont il avait jusqu’à un certain point l’acception dans l’idée du vulgaire (1). C’était là, disait-on, que les âmes descendaient après qu’elles avaient été séparées de leur enveloppe matérielle. Mictlan, en effet, étymologiquement est le séjour des morts (2), comme Xibalba, le pays des fantômes, bien qu’anciennement ils aient dû présenter une idée différente (1) ; mais la caste noble et sacerdotale savait fort bien que les assemblages d’édifices qu’on désignait de cette sorte, outre qu’ils servaient aux rois et aux pontifes de lieux de sépulture, étaient destinés aux épreuves des initiations antiques. Le Manuscrit Cakchiquel, mentionnant la classe guerrière des Nahuas, au moment de sa création pour la défense de Tulan, qui est en Xibalba, donne à cette contrée les titres de riche (forte) et de glorieuse ou puissante. Les rois de Xibalba sont deux, le premier et le second, désignés, dans le Livre. Sacré, sous les noms allégoriques de Hun-Camé (Un Mort) et de Vukub-Camé (Sept Morts), juges suprêmes de l'empire : ils ont sous eux dix autres rois, toujours nommés deux par deux, souverain chacun d’un grand royaume et formant avec eux le grand conseil de l’État (2). Tous les princes de la terre, est-il dit, étaient tributaires de leur puissance et ils n’étaient princes que par la volonté de Hun-Camé et de Vukub-Camé.

(1) Sahagun, Hist. gen. de las cosas de N.-España, lib.111, in append, cap. 1.

(2) Demie, racine de miqui, mourir, et tlan, les dents, au bord, auprès. Il existait plusieurs localités du nom de Mictlan, au temps de la conquête ; on en connaît un surtout fort célèbre à 7 I. de la ville d’Oaxaca, séjour d’un pontificat souverain et où l’on enterrait les princes et les prêtres du Zapotecapan. C’est de là que M. Charnay a rapporté une collection de photographies qui donnent une haute idée des antiques édifices de Mictlan (Mitla). Il y en avait un autre, non loin du lac Huixa, au Guatémala, sanctuaire dédié à Quetzalcohuatl , dont on retrouve encore la trace dans le village de Mita.

Il peut donc y avoir eu aussi plusieurs Xibalba.

(1) Par le changement des consonnes qui a lieu fréquemment d’une langue à une autre, il pourrait y avoir eu Tzibalba, pour Xibalba, ce qui donnerait taupe peinte au lien de taupe effrayante, titre qui serait assez d’accord avec l’usage où les Xibalbaïdes étaient de se peindre.

(2) Sans chercher à faire prévaloir ici aucune opinion particulière, il ne sera pas inutile de faire remarquer au lecteur les analogies que présente l’empire de Xibalba avec celui des Atlantes, dont il est question dans le dialogue de Critias de Platon. L’un et l’autre sont des contrées magnifiques, puissamment fertiles et abondantes en métaux précieux : l’empire des Atlantes est partagé en dix royaumes, et ce sont cinq couples d’enfants mâles et jumeaux, fils |d’Atlas, qui en ont le gouvernement» Ces dix royaumes forment une confédération, dont les chefs s’assemblent pour composer un tribunal d’où ressortent toutes les grandes affaires de l’Etat. Les descendants de ces dix princes gouvernent après eiix : mais la prospérité finit par les perdre. La soif du luxe et des richesses les porté à dépouiller les peuples, à conquérir les provinces, etc. Alors Jupiter, gardien des mœurs et vengeur des lois, vit leur dépravation et résolut de les punir. Il convoqua l’assemblée des dieux... Ici finit le texte de Platon, dit Bailly, le reste manque. Mais 011 voit que le philosophe allait raconter la submersion de l’Atlantide, la destruction de ses habitants et la présenter .comme un châtiment céleste... (Lettres sur l',Atlantide de Platon, pag. 39.) Les dix rois soumis du sceptre de Hun-Camé et de Vukub-Camé, leur portrait que nous donnons un peu plus loin, d’après le Livre Sacré,etc., prêtent certainement à de curieuses comparaisons. Il n’y manque ni l'inondation qu’on a vue plus haut, ni même le nom d’Atlas, dont l’étymologie ne se trouve que dans la langue nahnatl, d’atl, eau, et l’on sait qu’une cité d’Atlan (Acla), Auprès de l'Eau, existait encore sur l’isthme de Panama, du côté de l’Atlantique, au moment de la conquête.

Le Livre Sacré étant, avec le Manuscrit Cakchiquel, le seul document qui offre quelques données sur Xibalba, c’est de là qu’il faut chercher à extraire tout ce qui peut servir à éclairer ce sujet obscur. Dans la route qu’on fait suivre aux Hun-Ahpu pour y arriver, il est fréquemment question de descentes rapides, qu'on prendrait pour des escaliers, si on ne savait par l’expérience qu’on acquiert, en voyageant dans l’Amérique centrale, combien sont raides les chemins par où l’on passe des plateaux supérieurs aux vallées inférieures ou aux plaines situées sur l’un ou l’autre océan (1). Ajoutons à ce renseignement le trajet d’un fleuve impétueux qui roule ses ondes entre des rochers amoncelés, une ou deux rivières bourbeuses, une contrée où croissent les calebassiers, et l’on pourra en conclure que celle où les rois de Xibalba faisaient leur séjour, devait se trouver sous une latitude assez chaude. Quoique vague, cette description répond au territoire où l’on arrive, en descendant le versant septentrional de la dernière Cordillière de la Verapaz, dans laquelle existe encore aujourd’hui la bourgade de Carchah. C’est le point de départ de cette vaste région qui est presque déserte actuellement, arrosée par les eaux des deux grands bras de l’Uzumacinta, le Lacandon et le Gancuen (Rio Pasion) corn-prenant le Peten, avec ses lacs, et l’ancien pays bas d’Acallan, jusqu’au delà peut-être des limites de l'Yucatan. Les noms d’Ah-Tucur et Ah-Tza, attribués aux populations xibalbaïdes et à leurs chefs (2), donneraient à penser même que les Ah-Itza, ou habitants du Peten et les Itzaob, chassés à diverses reprises de Potonchan et de Chichen-Itza par les Tutul-Xiu (1), auraient été des débris de cette race antique : l’étendue, comme le caractère remarquable des ruines qu’on découvre tous les jours dans ces contrées, tend à confirmer ces limites et à accréditer l’opinion que l’une ou l’autre de ces grandes cités, ensevelies aujourd’hui dans l’épaisseur des forêts, devait être le siège de l’empire primitif. On a voulu le trouver dans les ruines de Palenqué : mais rien encore n’est venu confirmer cette assertion, et on n’a pas davantage de certitude pour Tulan, quoiqu’on prétende reconnaître sa situation dans les environs d’Ococingo. Ce qu’on peut regarder comme avéré, cependant, c’est que la vallée de Ghovel (Ciudad-Real de Chiapas) faisait partie du royaume de ce nom, et que la ville de Zotzlem, autrement dit Tzinacantlan (2), en était comme un poste avancé à l’ouest : la tradition, conservée par Ordoñez, assignait également aux Nahuas la fondation de la ville de Ghovel, et l’on sait que Teopixca, qui en était voisin, fut considéré, même après la conquête, comme l’héritage de la famille des prêtres de Votan (3).

(1) Pour descendre de Tumbala à Palenqué et de la Verapaz aux régions basses du nord, il est impossible à la plupart des voyageurs de se servir de chevaux ou même de mules ; à moins d’aller à pied, il faut se faire porter assis sur une chaise sur le dos d’un Indien : la route ou plutôt Je sentier ressemble à une suite d’escaliers dans le roc, descendant ou montant à des hauteurs prodigieuses.

(2) Ah-Tucur, que nous traduisons dans le texto du Livre Sacré par ces mots de la- nature des hiboux, veut dire aussi habitants ou maître du lieu qui s’appelait Tueur ou Tucurub. et il y a encore un village de ce nom dans la Verapaz, San Miguel Tucurub, L’autre nom, ah-iza, en réunissant les deux mots, signifie méchant, celui du mal, celui de l’inimitié, ou l’ennemi. Mais il se pourrait qu’il se prit anciennement de itza, les mots de ce genre perdant fréquemment leur première voyelle. Itza vient de itz, le mal, le sortilège, la sorcellerie, d’où ah-itz, celui du sortilège, le sorcier. Tza et itza sont souvent confondues. Ah-Itza était le nom des populations voisines du lac de Peten, dont les îles furent leur dernier refuge. Une tradition (qui me parail peu sûre) les fait venir de Chichen-Itza, dans l'Yucatan ; dans la langue maya, itz-a ou itz-ha signifie douce eau, et Chichen-Itza, ouverture du puits d’eau douce.

(1) Chronologie, en langue Maya, MS. de don Pio Perez. Les Tutul-Xiu étaient une famille sortie de Tulan et de la race nabuatl.

(2) Zotzlem, demeure des Chauves-Souris, en langue zotzlem et tzendale; Tzinacantlan dit la même chose en langue nahuatl. C’est aujourd’hui le pauvre village de Cinacantan, au pied du mont où s’élève l’ancienne forteresse, à 2 1. de Ciudad-Real.

(3) Hist, del cielo y de la tierra. Ghovel ou Hovel signifie en tzendal Lieu de paille ou d’herbe; de là le nom de Zacatlan que donnaient les Mexicains au pays voisin. — A une lieue de Teopixca se trouvent de grandes ruines appelées encore aujourd’hui Valum-Votan, ou Terre de Votan.

 

Le peu de traditions fournies par Ixtlilxochitl, au sujet de Tlapallan ou de Huehue-Tlapallan, ne nous renseigne en aucune manière sur le caractère du peuple ou des princes de cette contrée : c’est encore au Livre Sacré que nous devons avoir recours. Le portrait qu’on en trouve dans le texte quiché emprunte naturellement à l’hostilité séculaire de Nahuas pour Xibalba les couleurs odieuses dont il est revêtu. « Ils aimaient, dit-il, à faire la guerre » aux hommes. Ils n’étaient pas des dieux (ainsi qu’ils le disaient), » mais ils inspiraient là terreur : ils étaient méchants {ah-tza}, de » la nature des hiboux (ah-tucur), excitant le mal et la discorde ; » ils étaient également de mauvaise foi, en même temps blancs et » noirs, hypocrites, tyranniques, à ce qu’on disait. En outre, ils » se peignaient avec delà couleur (־J). » Ce portrait est loin d’être flatteur : il offre toutefois quelques indications, la principale, que Xibalba n’était nullement un mythe, et que ses habitants, comme encore ceux de l'Yucatan, au temps de la conquête, se peignaient le visage et s’oignaient le corps de diverses couleurs. Ajoutons qu’on trouve, également dans le texte du Livre Sacré l’usage de sacrifier des victimes humaines, en leur arrachant le cœur de la poitrine, mais qui paraîtrait n’avoir été employé alors qu’envers les criminels.

Sahagun, qui prend à la lettre ce que le vulgaire racontait de Mictlan, l’appelle en un endroit Chicuna-Mictla, les Neuf séjours des Morts, lesquels passaient pour y arriver, dans l’opinion populaire, le fleuve Chicunaoapan, ou les Neuf-Fleuves. Ce séjour inspirait l’épouvante ; c’était une prison sans portes ni fenêtres (2). Mais il est bien certain que les Neuf-Mictlan sont les lieux d’épreuves dont il est parlé deux fois dans le Livre Sacré et qui étaient au nombre de neuf, quoique six seulement soient nommément spécifiés dans le texte ; ce qu’il y a à remarquer cependant, à ce sujet, c’est que ces épreuves, tout en constatant l’existence des initiations antiques, semblent faire allusion ici à un nombre allégorique de localités où les Nahuas auraient tenté le sort des armes contre Xibalba. Quoi qu’il en soit, on ne saurait douter que le Mictlan ou l’enfer du rituel mexicain ne soit un symbole de l’empire dont Hun-Camé et Vukub-Camé sont représentés comme les chefs, et que ceux-ci ne soient à leur tour les mêmes personnages que le Mictlanteuctli (seigneur du séjour des morts) et la Mictecacihuatl (la dame qui étend les morts) des traditions religieuses du Mexique. L’ensemble de l’histoire, le caractère des rois, les attributs qu’on leur prête, ainsi que leurs fonctions, tout cela confronté avec les explications du Codex Borgia et du Codex du Vatican, ne laisse pas le moindre doute sur l’identité des per-sonnages et des traditions qui les concernent (1).

(1)Livre Sacré, page 189. י ,

(2) Les demeures ou lieux d’épreuves sont au nombre de neuf; !nais il n’y en a que six de nommées dans le Livre Sacré et moins encore dans la tradition mexicaine; ce sont : Gekumal-ha, la Maison Ténébreuse, Chaim-ha, la Maison des Lances d’Obsidienne, Balami-ha, la Maison des Tigres, Teuh-Ha, la Maison du Froid, Gagal-ha, la Maison du Feu, et Zotzin-ha, la Maison des Chauves-Souris. Celle-ci se retrouve dans Zotzlem ou ville de Tzinacantlan.

Suivant les histoires toltèques, conservées par Ixtlilxochitl (2), les provinces, habitées par les Nahuas dans l’empire de Huehue-Tlapallan, étaient nombreuses et fort peuplées, et les princes nahuas les gouvernaient d’une manière à peu près indépendante du monarque chichimèque. D’après les mêmes histoires, leur cité principale, nommée Tlachicatzin, avait été fondée par des hommes sages et d’une grande habileté dans les arts, ce qui avait fait donner en outre à cette ville le nom de Toltecatl, qui, dans la langue nahuatl, signifie ouvrier ou artiste (3). Ailleurs, les mêmes auteurs racontent que les Toltèques ou Nahuas, soumis au joug des Chichimèques-Quinamés, se soulevèrent contre eux de toutes parts et en firent une grande destruction; ils en rapportent la date au signe Ome-Tochtli, II. Lapin, c’est-à-dire à l’an 298 de notre ère (4). Leur ville aurait alors succédé à la suprématie de la capitale des Quinamés, qu’elle aurait gardée durant près d’un siècle; de nouvelles guerres se seraient ensuite élevées entre les deux races, après quoi les Toltèques, vaincus à leur tour, se seraient décidés à abandonner leur capitale et à émigrer vers d’autres climats. Ce récit’ quelque court qu’il soit, concorde néanmoins avec celui du Livre Sacré et permet d’identifier cette capitale de l’empire toltèque (1) avec le Tulan de Xibalba, reconnu, dans toutes les traditions guatémaltèques, pour avoir été une source de migrations considérables, entre le iiie et le ve siècle de l'ère chrétienne.

(2) Ixtlilxochitl, Sumaria Relacion, etc. —  Veytia, Hist, antigua de Mexico, tom. 1, cap. 12.

(3) Tlachicatzin parait dans sa forme un non! de personne plutôt que de lieu; Tlachicatzinco serait plus conforme à la grammaire. Ce mot viendrait-il de Tlachtli, le jeu de paume? Le nom de Toltecatl qu’on donnait aussi à cette capitate toltèque primitive semblerait, avec celui de Tlachicatzin, indiquer plutôt les noms des deux chefs de celle ville. Cependant on trouve Toltecat dans le Livre Sacré comme le nom de la eilé dont Xmucané et Xpiyacoc (Oxomoco cl Cipactonal) étaient les fondateurs cl les princes. L’Histoire de Teotihuacan MS., appartenant à la coll. de M. Aubin, donne également à celle dernière ville le nom de Toltecat, qui est accompagne d’un caractère ou signe indiquant l’espérance. Mais Toltecat a pu être aussi le nom de diverses cités de Tula ou Tulan, et il ·y a quelque présomption qu’outre celles dont nous ayons déjà parlé, on pourrait bien en découvrir une dans l’intérieur du Honduras ou aux frontières de San-Salvador où parait avoir existé le Tlapallan, dit de Corlès:

(4) Ixtlilxocliill, Segunda Relacion, ap. Kingsborough, Sup. lom. ix. —  Ses dates ne sont pas toujours sûres.

Cependant, si l’on en croit une autre tradition, recueillie par Las Casas, c’est de la ville d’Utlatlan, choisie depuis pour la capitale de l’empire quiché (2), que seraient partis les chefs de la conjuration et *où elle se serait nourrie, durant plusieurs générations, dans la famille symbolique des Hun-Ahpu. Mais le Livre Sacré indique clairement que les premières tentatives révolutionnaires eurent lieu à Nimxob-Garchah (3), qu’on retrouve dans une grande bourgade de la haute Vérapaz. Ce qui mérite ici une attention toute spéciale, c’est que cette conjuration, ces tentatives, et les combats qui en furent la conséquence, sont constamment présentés sous l’image d’une partie de ballon, et la salle du jeu de Paume comme le grand champ de bataille des conjurés (4). Pa-Hom, tel est le nom qu’on donne à cet édifice dans la langue quichée (5), Tlachco dans la langue nahuatl : les rituels mexicains y font également allusion à plusieurs reprises; Ton voit en particulier une scène de ce genre, représentée dans le Codex Borgia et qui, d’après les explications de son commentateur (1), a pour objet un combat entre deux races ennemies.

(1) Id. Tercera Rel. ibid. Dans cette relation, Ixtlixochitl donne encore une fois un ’autre nom à la capitale de l’empire toltèque de cette époque; il l’appelle Ihiey-Xalac, et c’est de là que seraient partis les sept chefs toltèques dont il est question dans beaucoup d’histoires, en l’an 386.

(2) Hist. apol. de las Ind. Occid. tom in, cap. 125. Utlatlan, dont il sera souvent question dans la dernière partie du Livre Sacre'? sous le nom quiché de Gumarcaah, était une ancienne ville dont les ruines existent encore auprès du pueblo de Santa-Cruz del Quiché', c’est, suivant Las Casas, celle d’où serait parti Xbalanqué, le vainqueur de l'Enfer.

(3) Carchah, aujourd’hui transporté avec sa nombreuse population au bourg voisin, appelé San-Pedro Car-cha, à deux lieues à l'est de Coban; celle-ci est l’ancienne capitale espagnole de la province de Vérapaz au Guatémala, située à 30 lieues environ au nord de cette ville. Las Casas ajoute que près de là était un des chemins de l'Enfer, c’est-à-dire de Xibalba,et dans mon dernier voyage à Coban j’appris des Indiens qu’il y avait encore à six journées de là, au nord-ouest et dans la direction de Palenqué, un lieu appelé Xibalba-tzul, ou Mont de Xibalba, en langue cakchi.

(4) Le jeu de paume, tlachtli, dans la langue nahuatl, ne pouvait être usité que parmi les princes ; c’était un jeu sacré, et le tlachco, ou salle du jeu, était considéré comme un temple (Voir toute la description dans Torquemada, Monarq.Ind. lib. xiv,cap.12).ll étaitfort en usage à Haïti et à Cuba, avant la découverte de l’Amérique; on l’y appelait batey, on le retrouve également . chez un grand nombre d’autres populations américaines (Voir aussi mon Hist, des Nations civilisées du Mexique et de l'Amérique centrale, tom. in, livre xii, chap. 6, p. 667).

(5) Hom, jeu de paume ; pa hom, au jeu de paume ou de balle. Ce mot n’a pas d’autre signification dans la langue. La balle ou ballon était de gomme élastique ou caoutchouc; chez les Mexicains on ne pouvait la toucher ni avec les mains, ni avec les pieds, mais seulement avec les reins; le joueur la recevait sur une culotte de cuir dont il se couvrait le derrière.

Les chefs de la révolte sont tour à tour Hunhun-Ahpu et Vukub-Hun-Ahpu, fils de Xpiyacoc et de Xmucané (2), Hun-Ahpu et Xbalanqué (3), en qui elle est personnifiée jusqu’au moment de son triomphe et de la défaite de Xibalba. Les deux premiers ont été engendrés durant la nuit et l’obscurité, c’est-à-dire avant que le nouveau calendrier eût son cours ; mais leur père était mort (4), et ils demeuraient avec ·leur mère et leurs deux fils Hun-Batz et Hun-Chouen (5), auxquels ils avaient enseigné tous les arts utiles et d’agrément, c’est-à-dire tous ceux qui constituaient la civilisation toltèque (6). «Or, ajoute le Livre Sacré, ils s’occupaient » uniquement à jouer aux dés et au ballon, et tous les d’eux jours » ils s’exerçaient tous les quatre et se réunissaient en grand nombre dans la salle du jeu de Paume. » Mais le bruit en arrive aux oreilles des rois ; ils en prennent l’alarme : « Qu’est-ce donc, » s’écrient-ils, qui se fait sur la terre, qui sont ceux qui la font » trembler et qui excitent tant de tumulte? qu’on les envoie cher» cher à l’instant; qu’on les amène ici pour jouer à la paume, » afin que nous les vainquions. En vérité, nous ne sommes plus » obéis par eux ; ils n’ont plus pour nous ni respect, ni révérence, » et ne font que se batailler au-dessus de nos têtes, dirent tous » ceux de Xibalba. »

 

(2) Hunhun-Ahpu signifie Chaque Tireur de Sarbacane; Vukub-Hun-Ahpu, Sept un Tireur de Sarbacane : le nombre sept revient sans cesse dans ce livre.

(3) Xbalanque, de balam, tigre, jaguar; le que final est un signe pluriel, et le x qui précède, prononcez sh (anglais), est alternativement un diminutif ou un signe féminin.

(4) Leur père était mort : c’était Xpiyacoc, le Cipactonal mexicain, qui parait plusieurs fois baigné dans son sang devant Mictlanteuctli, le chef de Xibalba, dans les figures du Codex Borgia. '

(6) Voir page 73.

La situation de cette capitale dans les terres chaudes du Peten et d’Acallan, si basses en comparaison des hautes montagnes de Carchah, où était le jeu de Paume, ne laisse aucun doute sur le sens de cette phrase, et explique parfaitement l’expression descendre du ciel à l’enfer, employée ici par les écrivains espagnols qui eurent connaissance de quelques-unes des traditions relatives à Xibalba (1). Quatre Tueur, ou Hiboux, sont chargés d’aller prendre les coupables (2); les deux fils de Xmucané sont emmenés devant leurs juges, et après diverses épreuves, ils sont condamnés à mort : on tranche la tête à Hunhun-Ahpu, dont le tronc seul est enterré avec le corps de son frère dans le Cendrier ou cimetière de Xibalba (3).

(1) Ainsi parlent Las Casas, Torquemada, Ordoñez et Ximenez. Dans la langue quichée, chi cah signifie également au ciel ou en liant.

(2) Tueur, c’est-à-dire hibou; c’est le nom qui est donné dans le Livre Sacré aux satellites de Xibalba ; mais il leur donne un titre, celui d'Ahpop-achih, capitaine des gardes du corps, qui explique le mythe apparent. Tucurub, la ville des hiboux, était la capitale d’une province connue dans les histoires mexicaines sous le nom de Tecolotlan, Auprès des hiboux, de tecolotl, hibou. Les pages figuratives du Codex Borgia nous montrent continuellement ces satellites de Xibalba, occupés visiblement aux divers actes dont il est question dans le Livre Sacré ; c’est pourquoi on les appelait tlaca-tecolotl, homme-hibou, dont les missionnaires ont fait le diable.

(3) Le Cendrier; il y a dans le texte pucbal-chah, le lieu où l’on dépose, où l’on jette les cendres.

Mais pour conserver la mémoire de leur châtiment, ordre est donné de placer la tête de Hunhun-Ahpu entre les branches arides d’un calebassier, planté au milieu du chemin : à peine y est-elle, que l’arbre se charge de fruits verts et spontanés au milieu desquels sa tête disparaît, devenue calebasse elle-même. Au bruit de ce prodige, tout Xibalba accourt pour en être témoin : mais défense, est faite par ses princes de toucher désormais à cet . arbre merveilleux sous les peines les plus graves. L’un d’eux avait une fille, Xquiq ou Ixquic, c’est-à-dire la Femme-Sang ou la Gomme-Noire (4) ; entraînée par la curiosité, celle-ci quitte ses montagnes et s’approche de l’arbre, dans le dessein d’enlever un־ de ses fruits, malgré la défense des rois. La voix de Hunhun-Ahpu la prévient et lui demande ce qu’elle veut. Sur sa réponse il lui ordonne d’étendre le bras et lui lance dans le creux de la main un crachat qui disparaît aussitôt : mais dans le même instant elle sent qu’elle devient mère (1). De retour chez son père, elle ne tarde pas à paraître grosse, et celui-ci ne pouvant lui arracher l’aveu de son crime, la fait condamner à mort par le tribunal suprême de l’empire. Xquiq trouve le moyen de se soustraire à sa vengeance en gagnant ses bourreaux (2) et se retire chez la mère de Hunhun-Ahpu, à qui elle se présente comme sa bru. Elle met bientôt après au monde deux jumeaux, Hun-Ahpu et Xbalanqué, dont la sagesse et la prudence ne tardent pas à éveiller la jalousie de leurs aînés Hun-Batz et Hun-Ghouen. Mais ceux-ci seront châtiés de leur haine : leurs deux jeunes frères les amènent dans les bois sous prétexte d’une chasse aux oiseaux et, par leurs enchantements, les métamorphosent en singes (3). Dans toute cette première partie de l’épopée quichée, il ne faut pas une bien grande perspicacité pour découvrir la réalité sous l'allégorie. Dans l’union clandestine de Xquiq avec Hunhun-Ahpu, on reconnaît celle des Nahuas avec les femmes du pays qu’ils gagnent par leur supériorité. Hun-Ahpu et Xbalanqué représentent la descendance de leur amour, non moins odieuse à ceux de la race étrangère, restée pure de tout mélange, et figurés dans Hun-Batz et Hun-Ghouen, qu’aux anciens aborigènes. Il n’est pas question de Xibalba dans cet intervalle, et l’inimitié réciproque des quatre frères laisse entrevoir une lutte entre les Nahuas légitimes et les métis, où les premiers ont le dessous (1). '

(4) Xquiq, ce nom, symbolique comme tous les autres, se compose du signe féminin r ou ix, et de quiq, qui signifie le sang et la gomme élastique. Xquiq se retrouve dans les documents mexicains sous le nom d’Itzpapalotl, Papillon d’obsidienne ou aux couteaux d’obsidienne; elle paraît probablement aussi sous celui d’un des tzontemoque, qui s’applique aux divers personnages condamnés par Mictlanteuctli en Xibalba (Fabregat, in Cod. Borgian.).

(1) C’est, à peu de chose près, la même légende que les Mexicains racontaient de la naissance de Huitzilopochtli. Sa mère Cohuatlicue (Jupon de serpent), étant occupée un jour à balayer un temple auprès de Tulan, an lieu nommé Cohuatepec (Mont des serpents), vit tout à coup une pelote ornée de plumes qui volait dans l’air. Elle la reçoit et la cache dans son sein; bientôt après, elle se sent enceinte. La voyant grosse, ses frères, les Centzon-Vitznahua (ou 400 Méridionaux, on Nahnas du sud), veulent la tuer. Mais, des entrailles où il est retenu, Huitzilopochtli la rassure. Bientôt il naît tout armé, s’avance contre les Centzon-Vitznahua, les tue ou les disperse, et reste triomphant. C’est évidemment une autre version du récit du Livre Sacré. Ce sont toujours les métis combattant tour-à-tour les descendants légitimes des Nahuas, ou les Xibalbaïdes.

(2) Livre Sacré, pag. 99 et suiv.

(3) De là peut-être le nom de Hun-Batz, Un Singe, à l’un d’eux. Serait-ce à la scène des deux princes changés en singes que ferait allusion le nom d’Uzumacinta , mieux Ozomatzintlan, Auprès des seigneurs singes, sous lequel est connu le fleuve Uzumacinta, qui sépare les terres de Palenqué du pays Lacandon, ainsi que plusieurs localités de ce nom, une sur le même fleuve et une autre dans le département de San-Marcos (Guatémala), non loin des frontières de Chiapas?

(1) Une lutte de ce genre se reproduisit dans notre siècle dans les mêmes contrées, lorsqu’au temps de l’indépendance, les descendants des conquérants, métis ou blancs, n’importe à quel degré, chassèrent les Espagnols du Mexique, puis les métis se tournérent contre les autres.

 

Avec les fils de Xquiq la civilisation continue ses progrès. Loin des lieux où Xibalba commande, l’allégorie les montre abattant à diverses reprises les forêts pour y tracer un champ et semer le maïs : deux fois les sauvages, figurés par des animaux de toute espèce, y mettent obstacle, en commandant de suite aux arbres de se relever, aux lianes de repousser et de s’entrelacer de nouveau. La colombe, image de la vie domestique, se perche au haut d’une branche par ordre de Hun-Ahpu et de Xbalanqué, pour surveiller ces ennemis invisibles et les avertir dès qu’ils reparaîtront. Les deux frères les mettent en fuite, et c’est un rat, le seul animal qu’ils aient pu attraper, qui leur révèle, avec le secret de leur origine, l’existence des instruments du jeu de Paume, que leur aïeule Xmucané leur avait constamment dérobée. Ils s’en emparent à l’insu de la vieille et pleins d’allégresse s’en vont à leur tour à Nimxob-Gar-chah jouer au ballon, c’est-à-dire, s’essayer à la révolte contre Xibalba. Ce bruit inaccoutumé répand de nouveau l’alarme parmi les princes de l’empire. Hun-Ahpu et Xbalanqué sont également appelés à leur tribunal : mais ils luttent d’adresse et d’habileté avec les Xibalbaïdes et passent sans y succomber par les principales épreuves, dont les détails, dans le Livre Sacré,, offrent plus d’une fois un intérêt dramatique. Mais à la suite de plusieurs incidents mystérieux, ils se trouvent prisonniers à Tzotzim-ha du grand chef des Chauves-Souris, et Hun-Ahpu a la tête tranchée par une circonstance plus mystérieuse encore. Par l’effet d’un enchantement, il en reparaît bientôt un autre à sa place, tandis que Xbalanqué fait un appel aux bêtes fauves, c’est-à-dire aux barbares. A travers l’allégorie qui continue encore plus ou moins, on revoit la lutte reprendre entre les deux frères et les princes de l’empire; ceux-ci finissent par obtenir de nouveau la victoire, malgré le soin de l’écrivain pour voiler la défaite de ses héros. Hun-Ahpu et Xbalanqué ont bien l’air de commander eux-mêmes leur supplice; mais ils n’en sont pas moins condamnés au feu, et expient leur audace sur un bûcher où ils ne tardent pas à être consumés.

Leurs cendres sont jetées à la rivière par le commandement des rois : mais les deux princes en renaissent bientôt, d’abord sous la forme de deux beaux jeunes gens, ensuite sous celle de deux hommes-poissons qui apparaissent le cinquième jour au-dessus de - l’eau. Cette fable qui rappelle à la fois le mythe du phénix et celui de Oannès, l’homme-poisson qui se montre comme un prophète à Babylone (1), n’est pas une des moindres singularités de ce livre curieux. Sans chercher à l’expliquer entièrement, ne pourrait-on pas y découvrir l’origine du mythe de Cipactli, sous la forme d’un monstre marin, et ne serait-il pas permis d’y voir des hommes nouveaux, ayant un berceau commun avec les Nahuas et arrivant par mer pour s’unir avec leurs descendants contre la puissance de Xibalba ? Il faut le dire, d’ailleurs, cette allégorie vient à peu près ici comme un hors-d’œuvre et les lignes qui ont rapport aux deux hommes-poissons n’ont aucune relation avec la suite du sujet. Les personnages de Hun-Ahpu et de Xbalanqué retournent sur la scène, non plus comme deux guerriers, mais sous la figure et le costume de deux pauvres saltimbanques : ils émerveillent avec leurs compagnons les rois et les princes de Xibalbapar leurs prestidigitations et les prodiges qu’ils opèrent en spectacle public, se servant de tous les secrets de la magie pour les abuser et les mettre hors de leurs gardes. C’est ainsi seulement qu’ils réussissent à les surprendre et à jeter à bas leur puissance. Le meurtre de Hun-Camé et de Vukub-Camé couronne leurs enchantements : princes et vassaux fuient épouvantés et sont ramenés par les Fourmis aux pieds de leurs vainqueurs, qui proclament à la face du peuple de Xibalba, avec leurs noms, l’apothéose de leurs pères, transformés dans le soleil et dans la lune. Tel est le résumé de cette épopée américaine qui mérite à tous égards d’être étudiée par ceux qui s’intéressent aux origines des peuples anciens. Les Mexicains, qui se glorifiaient de descendre des Nahuas, leur avaient emprunté la plupart des circonstances dont ils avaient orné la naissance du dieu Huitzilopochtli (1). Sahagun, qui les a conservées en partie (2), ajoute une particularité que nous ne saurions passer sous silence; c’est qu’après sa victoire sur les Centzon-Vitznahuas (Quatre cents Méridionaux ou Nahuas du sud), qui représentent ici les Xibalbaïdes, les uns, à la vérité, se soumirent au vainqueur, mais־qu’if y en eut un grand nombre qui se retirèrent de devant sa face et descendirent au sud (Vitzlampa). Cette notion, si courte quelle soit, est précieuse, en ce qu’elle nous montre comme certaine une émigration de cette race primitive, dont nous retrouverons plus tard des groupes dispersés* sur une étendue considérable de l’Amérique.

(1) Beros., Fragmι. Hist. Graec., tom. 11.

(1) V. lanote 1 précédente, p.cxxxvii.

(2) Sahagun, Hist. gen., etc.Jib. ni, cap. 1, S 1.

Les traditions qui concernent ces événements laissent entrevoir que le triomphe des chefs nahuas n’aurait pas été de bien longue durée : un des princes de Xibalba, échappé à la première fureur du massacre, avait trouvé grâce aux yeux de ses vainqueurs et continué à gouverner ses sujets de leur consentement (3). Xibalba, cependant, était humilié : Tulan paraît avoir succédé alors pour quelque temps à sa prééminence, et les provinces que les races étrangères avaient particulièrement colonisées, en obtenant leur indépendance, se seraient érigées en plusieurs États souverains. Il ressort néanmoins des courts fragments que nous a laissés l'histoire de ces temps éloignés, que l’antique métropole des Xibalbaïdes aurait promptement recouvré sa suprématie, au moins dans les régions immédiatement soumises à son influence, et que Tulan serait rentré sous sa domination. Des dissensions entre les Nahuas eux-mêmes, peut-être de nouvelles querelles entre la race restée pure et celle des métis, occasionnaient-elles ce revirement, en leur mettant les armes à la main les uns contre les autres; peut-être donnèrent-elles lieu à ces migrations immenses des nations toltèques (1), dont on trouve des vestiges dans l’Amérique entière et dont le souvenir est conservé dans tant d’histoires.

(1) C’est seulement à dater de ces premières migrations que Veytia et les autres auteurs donnent le nom de tolteque aux principales nations de la race nahuatl.

Malgré l'obscurité et l'incertitude qui recouvrent cette époque intéressante, une tradition ancienne rapportée par Las Casas (2) nous met jusqu’à un certain point sur la trace de ces événements et laisse entrevoir une phase nouvelle à l’histoire de Xibalba. Après avoir raconté comment Xbalanqué était sorti d’Utlatlan pour faire la guerre à l'Enfer et la victoire qu’il avait remportée sur le souverain du séjour infernal, il ajoute qu’étant retourné au pays d’où il était parti, on ne l’accueillit pas, à son arrivée, avec les chants et les fêtes qu’il espérait ; qu’à cause de cela, il s’en alla à un autre royaume, où on le reçut avec plus de complaisance, et que ce vainqueur de l'Enfer introduisit alors l’usage de sacrifier des victimes humaines.

(2) Ibid., ut sup.

Ces traditions, si remplies d’intérêt, sont malheureusement celles qui ont le moins préoccupé les écrivains qui les recueillirent. L’auteur ne dit pas-le nom du royaume où Xbalanqué se retira, quoiqu’il y ait des raisons pour supposer que ce fut à Copan ou au pays d’Anahuac (1). On sait, par le Codex Chimalpopoca, que Teotihuacan fut un des premiers endroits où l’on introduisit ces sacrifices abominables et qu’ils servirent à solenniser l’inauguration du calendrier nahuatl. Dans les histoires mexicaines, le soleil et la lune ne se mettent en marche qu’après le sacrifice volontaire de deux personnages mystérieux, Nanahuatl et Tecuziztecatl, transformés ensuite dans ces deux astres, ainsi que Hunhun-Ahpu et Vukub-Hun-Ahpu, dans le Livre Sacré. Suivant l’un, le sacrifice paraîtrait avoir eu lieu à Teotihuacan, suivant l’autre à Xibalba ; le Codex Chimalpopoca donne à entendre, d’ailleurs, que, si l’holocauste se fît en Tamoanchan, où demeurait Nana-huatl(2), son apothéose se célébra dans l'Anahuac. Quoiqu’il en soit, celui-ci est le personnage principal ; mais ce qui donne à toutes ces scènes un caractère étrange, c’est que son nom qui paraît simplement un redoublement, énonçant d’habitude le signe du pluriel dans la langue mexicaine, ne peut se traduire que par Buboso en espagnol et en français par le Vérolé (3). Il souffre d’un mal incurable, et c’est à lui que les dieux ordonnent de se sacrifier pour faire marcher le soleil et la lune. « C’est à toi, lui » disent Tonacateuctli (le seigneur de notre subsistance) et » Xiuhteuctli (le seigneur de l’année), à soutenir le ciel et la » terre. »

(1) Anahuac, Auprès de l’eau, nom donné à tous les pays voisins des grandes eaux, comme certaines contrées maritimes du Nord-Est et du Sud-Ouest, mais spécialement aux rivages des lacs de la vallée de Mexico.

(2) Codex Chimalpopoca, dans l'Histoire des soleils. A la suite de la glorification de Nanahuatl et de Metztli, le Codex ajoute: « Niman yeic teomicohua in yeyeoncan in Teotihuacan. Aussitôt on commença à immoler des victimes humaines là, à » Teotihuacan. » Dans la langue nahuatl, teomicohua, tuer divinement ou ce qui est sacré, exprime l’idée du sacrifice humain (Molina, Vocab. en leng. Mexic., etc.).

(3) Ce nom étrange doit avoir eu dans l’origine une signification mystérieuse, dont il est fort difficile aujourd’hui de se rendre compte. S’agirait-il d’une lèpre analogue à celles dont parle l'Ecriture, ou bien y aurait-il une simple confusion de mots dans les manuscrits antiques?

Nanahuatl obéit, mais avec tristesse. Ici le voile de l’allégorie se déchire légèrement. Les Nahuas, figurés par les deux dieux que nous venons de nommer, envoient un des leurs contre Xibalba, il doit s’exposer à un péril évident ; c’est la cause de sa tristesse. Mais il n’y va pas seul, Quauhtli et Ocelotl (l'Aigle et le Tigre) l'accompagnent, c'est-à-dire le peuple, toujours symbolisé par ces deux animaux dans les histoires mexicaines. Pour se préparer à la mort, il fait pénitence durant quatre jours, dit Sahagun (1) ; il. va faire des captifs, suivant le texte du Codex Chimalpopoca, (ce qui signifie combattre), peut-être pour avoir des prisonniers à faire immoler sur sa tombe. Au jour du sacrifice, il parait devant le bûcher autour duquel sont rangés les dieux qui l’excitent à s’y précipiter. Evidemment ce ne sont plus les mêmes qui l’ont envoyé comme une victime volontaire ; aucun texte ne le dit, et, dans le Livre Sacré (2), ce sont les princes de Xibalba qui plaisantent cruellement les deux frères, au moment où ils vont pour se jeter dans les flammes. Une série d’images qui font à la fois allusion aux phénomènes naturels accompagnant le lever du soleil et sa course dans le ciel, où il est suivi de la lune, signalent l’apothéose de Nanahuatl dans plusieurs documents. Mais la marche de l’astre du jour est encore interrompue : la mort de Nanahuatl et celle de son compagnon n’ont pas suffi pour faire avancer le soleil et les autres astres. Les dieux qui avaient assisté à leur sacrifice demandent la mort à leur tour, et le vent se charge de les tuer. S’il nous est possible de voir clair entre toutes ces images, historiquement parlant, ces dieux sont les princes de Xibalba, immolés par Hun-Ahpu et Xbalanqué, figurés eux-mêmes sous le symbole du vent, Ehecatl, l’une des personnifications de Quetzalcohuatl. Métaphoriquement, dans la religion élémentaire de ces contrées, ce seraient les nuages voilant le soleil après son lever, dissipés bientôt ‘ par le zéphir matinal (3) :

(1) Hist. gen. de las cosas de Nueva-Espana,mi, cap. 1;

(2) Voir page 175.

(3) Sahagun, Ibid., ut sup. — Codex Chimalpopoca, ubi sup.

Ces fables sont racontées encore de diverses manières, suivant les documents. Dans l’une, c’est Xolotl que les dieux désignent pour aller demander à Mictlanteuctli un os de mort, afin qu’il en puisse, créer de nouveaux hommes; plus loin, les dieux, voyant que le soleil continue à rester immobile, se font tuer par ce même Xolotl, qui se tue à son tour avec un couteau d’obsidienne, duquel sort une race nouvelle (1). Ces variantes font peut-être allusion aux événements qui accompagnèrent la chute du pouvoir de Xibalba, rétablissement du nouveau calendrier et la création de la caste guerrière, que le Manuscrit Cakchiquel désigne, d’ailleurs, sous le nom de Chay Abah, ou la Pierre d’Obsidienne ; nous en reparlerons plus loin.

(1) Id. ibid. — Torquemada, Monarq. Tnd., iib. vi, cap. 41, 42, 43.

Nous avons à dessein rappelé ici les diverses fables concernant la marche du soleil ; leur confrontation avec le Livre Sacré ne peut manquer de mettre en lumière les origines des principales religions américaines. Nous terminons cette matière par l’histoire de l’apothéose des Hun-Ahpu, telle que nous la trouvons ici, en la faisant suivre de quelques notions concernant les pyramides de Teotihuacan. Si, dans le Codex Chimalpopoca et les autres documents de la langue nahuatl, la fable cherche à voiler les événements de ses couleurs poétiques, dans le Livre Sacré, au contraire, le récit prend de plus en plus la forme historique à mesure qu’il se rapproche du dénoûment. Vainqueurs de Xibalba, les meurtriers de Hun-Camé et de Vukub-Camé se rendent au Cendrier, où reposent les os de leurs pères, afin de célébrer dignement leurs funérailles. Ce qu’il y a de curieux à. cet égard, c’est qu’on n’y retrouva que le nom [u bi, l’épitaphe ?) de Vukub-Hun-Ahpu, avec sa bouche, son nez, ses os et sa face (sa ressemblance). « Il ne־ » consentit pas à prononcer avec son nom celui des’(autres) » Hunahpu. » Mais l’invocation adressée à leur mémoire a quelque chose de solennel : « Soyez invoqués désormais, leur dirent leurs fils, pour consoler leurs âmes. C’est vous qui vous » élèverez les premiers (sur la voûte du ciel) ; vous serez les premiers adorés par les peuples civilisés et votre nom ne se perdra » point, ainsi soit-il ! Nous sommes les vengeurs de votre mort et de votre ruine, des souffrances et des travaux qu’on vous a י> fait endurer. Tels furent leurs ordres, en parlant à tout le peuple » de Xibalba qu’ils avaient vaincu. Alors ils montèrent au milieu » de la lumière, et aussitôt (leurs pères) montèrent aux cieux. » A l’un échut le soleil et à l’autre la lune qui éclairent la voûte » du ciel et la surface de la terre, et au ciel ils demeurent. »

Soit que les cendres de ces héros fussent demeurées en Xibalba, soit qu'on les eût transportées ensuite à Teotihuacan, il n'en paraît pas moins avéré que ce fut en leur honneur qu’on érigea dans cette ville les deux pyramides appelées du Soleil et de la Lune, qu'on y voit encore aujourd’hui. En même temps que l’apothéose de Hunhun-Ahpu, eut lieu celle des quatre cents jeunes gens, leurs compagnons, tués par Zipacna, et qui furent personnifiés avec les Pléiades (1). L’ère nouvelle marquée par cet événement est signalée sous le nom de Nahui-Ollin-Tonatiuh, Soleil de IV. Mouvement, ainsi appelé du fout Nahui-Ollin ou IV. Mouvement : cette ère, qui datait de la mort de Nanahuatl, s’ouvrit, avec son apothéose solennisée par des sacrifices humains à Teotihuacan. Un texte fort obscur du Codex Chimalpopoca semble indiquer un intervalle de vingt-cinq ans entre ces deux événements. Si l’on pouvait s’en rapporter aux dates chronologiques fournies par Ixtlilxochitl, il serait aisé de découvrir celles qui nous intéressent en ce moment ; mais ces calculs n’accusent qu'une seule émigration toltèque à la suite de la révolution de l’empire primitif, tandis qu’on en voit évidemment plusieurs, à l’une desquelles se rattache probablement l’apothéose des héros nahuas à Teotihuacan.

(1) Voir le Livre Sacré, pag. 193.— Autour des pyramides du Soleil et de la Lune, à Teotihuacan, existe un grand nombre de tumuli de moindre dimension, qui étaient dédiés, dit Botturini, aux étoiles errantes (Idea de una nuera historia, etc., pag. 43).

C’est à quoi réfère ce passage de Sahagun : « De Tamoanchan, ajoute-t-il (2), on allait offrir des sacrifices dans la ville » de Teotihuacan... et c’était là qu'on élisait ceux qui devaient » gouverner les autres. Là aussi on enterrait les princes et les » seigneurs, et sûr leurs sépultures ils commandaient d’élever des » monticules de terre qu’on voit encore aujourd’hui et qui paraissent comme des collines faites à la main ; l’on voit encore » les carrières d’où ils tirèrent les pierres ou roches dont ils fabriquèrent ces tumuli, et ceux qu’ils édifièrent au soleil et à la » lune sont comme de grandes collines élevées de main d’hommes et qui paraissent naturelles, quoiqu’elles ne le soient » point... Or le lieu se nomme Teotihuacan, c’est-à-dire la Ville » de Teutl, qui est le dieu, parce que les seigneurs qu’on y en» terrait, on les canonisait pour ·des dieux après leur mort et on » disait qu’ils ne mouraient point, mais qu’ils s’éveillaient comme » d’un songe qu’ils avaient vécu. C’est pourquoi les anciens disaient que lorsque les hommes mouraient, ils ne périssaient » point, mais qu’ils commençaient à vivre à nouveau, comme »’ s’éveillant d’un songe, et devenaient des esprits ou des dieux’ et » ainsi ils disaient : Seigneur, ou Madame, éveillez-vous, voilà que » déjà commence l’aurore; voici l’aube, puisque les oiseaux aux » plumes jaunes commencent à chanter, que les papillons aux » diverses couleurs s’en vont volant dans les airs. » Et lorsque » l’un d’eux mourait, ils avaient coutume de dire de lui qu’il était » déjà Teutl, c’est-à-dire qu’il était mort pour être un esprit ou dieu. » Et les anciens croyaient par erreur qu’en mourant ils devenaient » des dieux, ce qu’ils disaient afin d’être obéis ou respectés de ceux » qu’ils gouvernaient. Ils ajoutaient que les uns se convertissaient » en soleil, les autres en lune et d’autres en diverses planètes. »

(2)Sahagun, Hist, de Nueva-Espana, lib. x4 cap. 29.

Ces lignes ne laissent aucun doute sur l’origine sacrée de Teotihuacan : ces sépulcres gigantesques, érigés à la mémoire des premiers héros de la race nahuatl, devinrent de bonne heure un lieu de pèlerinage où toutes les nations issues d’elle ou qui adoptèrent sa civilisation, affluèrent des diverses régions de la terre américaine, longtemps, peut-être, avant que les troubles de Tulan eussent commencé à provoquer les grandes migrations dont nous aurons lieu de nous occuper tout à l’heure. On ne voit nulle part clairement ce qui excita ces commotions formidables; mais par les événements qui on furent la conséquence on reconnaît suffisamment que des dissensions intestines, auxquelles Xibalba n’était point étranger, affaiblirent au bout d’un petit nombre d’années la puissance qui avait tenté de s’élever sur ses ruines. Voyons maintenant s’il est possible., à l’aide des vagues données qui nous restent à cet égard, de reconstruire l’itinéraire des nations et des tribus qui de Tulan émigrèrent au nord et au sud, dans les différentes contrées où l’on croit avoir retrouvé les traces des institutions civiles et religieuses des Nahuas.