AVANT-PROPOS.

Depuis la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, un grand nombre de documents relatifs à l’histoire des nations de ce continent, rédigés soit en langue indigène ou espagnole, soit écrits en peintures figuratives, etc., ont trouvé place dans les archives et les bibliothèques publiques ou privées de l’Europe : quelques-uns ont été publiés ou traduits dans les langues modernes ; mais jusqu’ici aucun des ouvrages originaux, échappés à l'ignorance destructive des premiers conquérants, n’a eu l’avantage d’être reproduit par la presse. Le Livre Sacré, dont nous présentons aujourd’hui le texte avec une traduction en regard, est donc le premier livre américain qui entre dans la voie scientifique, ouverte depuis si longtemps déjà aux ouvrages analogues qui ont eu !Orient pour berceau. Celui-ci obtiendra-t-il le même encouragement? L’Occident, après avoir été conquis, ruiné, après avoir vu ses monuments de toute sorte dispersés et brûlés par des mains fanatiques, ses populations les plus policées avilies et dégradées, !Occident, disons-nous, trouvera-t-il grâce aux yeux de la philosophie de notre époque? L’Amérique aura sans doute bien des difficultés à vaincre avant d’avoir sa part des faveurs accordées à l’Egypte et à l’Assyrie. Ainsi qu’au siècle dernier, les adversaires n.e lui manquent point, et peut-être en est-il qui voudraient voir encore classifier ses antiques nations parmi les peuplades sauvages (1). Les Espagnols ne les traitaient guère autrement, il y a trois cents ans : ils niaient absolument que les Américains eussent une âme humaine, afin d’avoir le droit de les dépouiller et de les asservir. Aujourd’hui il y en a qui prétendraient nier leur antiquité, leur histoire et leur civilisation, afin d’avoir le droit de n’en rien savoir et d’étouffer sous le boisseau une lumière importune.

(1) Les amis des Eludes Américaines ne sauraient trop remercier M. de Longpérier pour le soin qu’il a mis à former le petit Musée Américain du Louvre, et la constance de ses efforts pour conserver ce musée au milieu des circonstances les plus décourageantes. Les Antiquités Américaines, qu’une hostilité systématique s’obstine à considérer comme des sauvageries, ont été, malgré les réclamations de M. de Longpérier, transférées successivement du vestibule d’en bas au vestibule d’en haut, puis reléguées jusqu’au déménagement prochain dans un corridor obscur derrière le Musée dit Ethnographique. On a reproché au savant Conservateur la pauvreté du Musée Américain et la grossièreté des objets qu’il renferme. Mais ceux de l’antiquité celtique ou gauloise sont-ils beaucoup plus parfaits ? A-t-on vu les beaux vases, provenant de Guatémala et du Pérou, si supérieurs comme art céramique à ceux de l’Egypte et de l’Etrurie, qu’on oblige M. cie Longpérier à garder dans son cabinet particulier, faute d’emplacement pour les exposer en public ? A-t-on payé, comme pour les bords de l’Euphrate ou du Nil, quelque mission chargée d’aller recueillir les belles sculptures d’Uxmal, de Palengué ou de Mitla (Midi an), dont M. Charnay vient d’apporter des copies photographiques si remarqua-blés? Non, que je le sache. Quant à ces photographies, d’un mètre de long, nous en avons vu quelques-unes chez M. Lemercier, qui est en train de les publier. Des hommes savants, des juges compétents les ont vues également, et eux ne disent pas que l’Amérique n’a pas eu une civilisation très-avancée et par conséquent ses temps antiques.

Malgré ces préventions et le dédain de quelques jeunes aspirants aux dignités scientifiques pour ce qu’on est convenu d’appeler les Etudes américaines, nous continuerons à marcher de notre mieux dans cette voie : nous y sommes encouragé, d’ailleurs, par des hommes éminents autant par leur savoir que par le sens intelligent avec lequel ils ouvrent les rangs de la science à ces études nouvelles, et nous nous souvenons avec gratitude de la bienveillance avec laquelle l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres a daigné nous écouter en 1857 (1). Ce souvenir n’a cessé depuis de nous soutenir, soit dans les travaux que nous avons continués sans relâche, soit durant le nouveau voyage que nous avons entrepris sur l’isthme de Tehuantepec et dans l’Amérique centrale, sous les auspices de S. E. le Ministre de l'Instruction publique (2). Aucun appui moral ne nous a donc fait défaut; aussi n’avons-nous, malgré la modicité de nos ressources, reculé devant aucun sacrifice pour arriver au but que nous nous sommes proposé, celui de faire connaître, autant qu’il était en nous, la civilisation de l’Amérique ancienne. C’est donc sans crainte que nous présentons à l’Europe savante ce livre, dans sa forme originale, en la priant d’accueillir avec quelque sympathie ce nouveau fruit de nos labeurs et de nos longues pérégrinations.

(1) Avant même mon retour de Mexico, en 1851, M. Prosper Mérimée, en réponse à l'hommage que je lui fis alors de mes Lettres pour servir d'introduction à l'histoire primitive des nations civilisées de l'Amérique, etc., imprimées au Mexique en espagnol et en français , m'encourageait avec beaucoup de bienveillance et me don nait dans cette voie nouvelle des conseils que je n'ai jamais perdus de vue depuis : ils m'ont empêché de m'écarter dans des systèmes conçus d'avance et, je le dis avec reconnaissance, ils n'ont cessé d'éclairer ma marche dans ces Etudes américaines, alors bien plus obscures encore qu'aujourd'hui.

(2) Le voyage que j'ai entrepris en 1859, avec une mission scientifique de S. E. le Ministre de l'Instruction publique, était mon quatrième voyage en Amérique. Après avoir parcouru la plus grande partie de l'Europe en 1843 et 1844, je partis pour Boston au mois de juillet 1845 et ne revins qu'à la fin de 1846, après avoir vu le Canada et le nord des Etats-Unis. En juillet 1848, je me rembarquai pour les Etats-Unis, que je parcourus de New-York à la Nouvelle-Orléans , d’où j’allai au Mexique à la fin d’octobre : je restai deux ans entiers à Mexico, employai une année à voyager dans l'intérieur jusqu’en Californie et retournai en Europe en octobre 1851. En juillet 1854, je partis pour l'Amérique centrale, visitai les Etats de Nicaragua, de San-Salvador et de Guatémala, et c’est jusqu’à mon retour, au commencement de 1857, que je résidai dans plusieurs paroisses indigènes dont Mgr l’archevêque me conféra l'administration, entre au-très à Rabinal, où j’appris la langue quichée. Enfin je repartis en mars 1859, parcourus l’isthme de Tehuantepec, l’Etat de Chiapas et la portion occidentale de la république guatémalienne, d’où je suis retourné à Paris depuis le mois d’octobre 1860.

Le commentaire qui raccompagne, nous en sommes as-su ré d’avance, ne saurait être à l’abri de la critique. Mais qu’on veuille bien se souvenir que nous sommes un des premiers pionniers dans cette voie encore difficile et obscure : nous n’en éprouvons pas moins de plaisir, cependant, à contribuer à l’ouvrir pour ceux qui s’y sentiront poussés à leur tour et qui certainement trouveront les moyens de l’élargir en y marchant. A mesure que l’Amérique sera mieux connue, les monuments de toute sorte qu’elle renferme lui attireront un plus grand nombre d’adeptes, et les patronages illustres qui ont favorisé tant d’autres études, ne lui manqueront pas davantage. Ce n’est pas notre faute si jusqu’ici nous avons cheminé près-que seul ; les conseils dont nous aurions eu besoin, à peu d’exceptions près, nous ont fait défaut pour l’ordinaire, et nous avons été dans la nécessité d’avancer sans autre appui que nous-même.

Le présent ouvrage, il faut bien le dire, est autant le fruit de nos observations de voyageur que de nos études ; c’est en vivant parmi les Quiches, et ensuite parmi les Mams, durant notre séjour dans leurs montagnes en1860, que nous l’avons en grande partie traduit et commenté. A cette occasion, nous manquerions au devoir que nous impose la reconnaissance, si nous ne répétions ici ce que nous devons, dans la poursuite de nos travaux, à la bienveillance éclairée de Mgr l’archevêque de Guatémala et de ses dignes coadjuteurs (1). Nous désirons également en renouveler l’expression à don José Antonio Azmilia, président de la cour suprême, et à don Juan Gavarrete, le savant archiviste du Palais national, pour l’aide et l’appui qu’ils ont constamment donnés à nos recherches. Ajoutons, que durant notre dernier voyage, nous n’avons cessé de trouver partout, à Tehuantepec, comme dans l’Etat de Chiapas et la république de Guatémala, l’estime et la cordialité la plus sincère, et que nulle part l’hospitalité si large et si vraie de l'Hispano-Américain ne nous a fait défaut (1), à quelque parti qu’il appartint. Dans la nécessité de parcourir alors deux des Etats mexicains, au milieu des luttes ardentes d’une guerre civile, qui malheureusement ne paraît pas encore à son terme, nous avons rencontré le même accueil chez les hommes de la faction libérale, comme dans celle de l'Eglise. Malgré les profonds dissentiments qui divisaient déjà l’évêque diocésain et le gouverneur général de l’Etat de Chiapas, nous avons été à la fois, et dans le même temps, de l’un comme de l’autre, l’objet des prévenances les plus gracieuses. A San-Cristobal (2), Mgr don Carlos Maria Colina et les chefs de son clergé m’ont comblé par leur bonté et leur empressement flatteur et toutes leurs archives m’ont été spontanément ouvertes. Dans la ville do Chiapa de Indios, reçu chez sa tante, par le gouverneur général, don Angel Albino Corso, j’ai éprouvé de la part de ce magistrat, ainsi que de tous les membres de sa famille, le même empressement et l’hospitalité la plus généreuse (1). Je tiens, en outre, de don Angel Corso, plusieurs objets précieux provenant des ruines de Palenqué et des manuscrits de l’histoire et de la langue chiapanèques, probablement uniques aujourd’hui. Je ne saurais, pour tant de marques de faveur, témoigner trop vivement tous mes sentiments de reconnaissance.

(1) Mgr José Maria Barrutia, évêque de Camaco, et Mgr Juan Felix de Jesus Zepeda, évêque d’Arindele, ont été consacrés en 1859 coadjuteurs de Guatémala. J’ai reçu fréquemment de l’un et de l’autre des marques sincères d’estime et d’affection, ainsi que de don Manuel Francisco Barrutia, et je les prie ici d’en recevoir mes entières actions de grâces.

(1) En remerciant ici les personnes de qui j’ai reçu toujours une hospitalité si aimable, et en particulier MM. les curés de l’Etat de Chiapas et du Guatémala, je dois dire cependant que j’ai trouvé une exception à cette hospitalité universelle dans ces contrées, c’est de la part de don Buenaventura Quiros, curé de Patzum, qui me l’a refusée, ainsi qu’à tant d’autres voyageurs avant moi; chose rare heureusement, dans ce pays, ou il n’existe point d’auberges.

(2) Mgr don Carlos Maria Colina, un des prélats les plus distingués de l'Eglise mexicaine, est actuellement en exil à Guatémala : il avait, depuis le commencement de son épiscopat, donné un grand essor aux études dans son diocèse, et son séminaire possède, grâce à sa libéralité éclairée, un des cabinets de physique les plus complets qui existent dans les colléges de l’Amérique.

(1) Je rappellerais bien volontiers ici les noms de don Carlos Borduin à San-Cristobal, de M. Jules Liekens à Tuxtla, de M. Denis Grapain à Nil-tepee, de M. Léopold Gout, ainsi que de M. Alexandre de Gives, à Juchitan, tous Français que j’ai eu le plaisir de connaître en route, et à qui je serais heureux que ces lignes pussent parvenir un jour, pour leur montrer ma gratitude de leur excellente hospitalité : j’y ajouterai celui de don Juan Avendano à Tehuantepec à qui je ne dois pas moins.

 

NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE

SUR, LE LIVRE SACRÉ.

Le Livre Sacré est divisé en quatre parties distinctes : les deux premières sont les plus intéressantes; car elles contiennent une transcription à peu près littérale du Popol Vuh, qui paraît avoir été l’original du Teo-Amoxtliי ou Livre divin des Toltèques (1), si célèbre dans les traditions mexicaines. Les deux dernières, quoique contenant encore un grand nombre de traditions relatives à des époques fort anciennes, présentent plutôt dans leur ensemble un recueil d’annales historiques qui ont pour objet la nation Quichée, maîtresse, au temps de la conquête, de la plus grande partie de la république actuelle de Guatémala. Les noms inscrits dans les listes des dynasties royales de cette contrée, d’accord avec ceux qu’on trouve dans plusieurs autres documents originaux (2), contre-signés par le conquérant Don Pedro de Alvarado, par les évêques Las Casas et Marroquin, etc., témoignent qu’il a dû être rédigé dans son état actuel, dix ou quinze ans environ après l'établissement du gouvernement espagnol. Dans le préambule qui précède son recueil, l’auteur dit lui-même : « Ceci nous » l’écrirons depuis qu’on a promulgué la parole de Dieu et en » dedans du christianisme, et nous le produirons, parce qu’on ne » voit plus le Livre national, où l’on voyait clairement qu’on » était venu de l’autre côté de la mer. » Ces mots indiquent suffisamment le rang de l’annaliste, qu’on suppose avoir été un prince de la famille royale déchue, les classes élevées ayant eu seules dans ces contrées le privilège de l’instruction. Inspiré, ainsi que le furent au Mexique et au Pérou d’autres nobles Américains, du désir de soustraire au fanatisme aveugle des conquérants les monuments de l'histoire de son pays, il apprit à se servir de l’écriture européenne et transcrivit ce livre curieux qui, sans cela, eût été perdu pour la postérité.

(1) Le titre de Livre sacré, que je donne à cet ouvrage, n’est pas rigoureusemcnt la traduction de Popol Vuh, que je traduis dans le texte par Livre national. Le mot popol vient de pop, verbe radical qui signifie s’assembler, se réunir en conseil; mais les chefs de la nation ayant seuls la prérogative de délibérer, il s’ensuit que le mot popol, tout en exprimant une idée commune, s’appliquait à la nation par excellence, au sénat; de là le titre de Libro del comun, ainsi que le traduit Ximenez; de là aussi le caractère de ce livre, qui était d’autant plus sacré, qu’il renfermait l’origine des dieux et de la religion, et que les nobles et les prêtres seuls pouvaient le consulter. Le radical pop signifie aussi la natte, le tapis; de là ahpop, maître d’un tapis, pour seigneur, parce que les seigneurs seuls y avaient droit; mais il est impossible de dire si le mot pop, natte ou tapis, a pour origine Je verbe, parce qu’on s’assemblait assis sur des nattes, ou si le verbe vient de la natte, où l’on se réunissait.

(2) L’un de ces documents, Titre territorial des seigneurs de Quezaltenango et de Momostenango, signé d’Alvarado et des derniers rois du Quiché, est entre mes mains ; je le tiens de don Juan Gavarrete, archiviste du palais national à Guatémala.

Nous avons démontré ailleurs l’existence d’une écriture parfaitement phonétique chez les Américains, antérieurement aux découvertes de Colomb (1) ; le Mémoire de M. Aubin, dont nous avons le premier publié la partie la plus intéressante (2), ne laisse pas le moindre doute à cet égard, et l’on sait maintenant à quoi s’en tenir sur la manière dont les populations indigènes de l'Amérique conservaient les souvenirs de leur histoire. La publication des cartouches gravés sur les monuments de Palenqué, d'Uxmal, de Chichen-Itza, etc., dont les inscriptions appartiennent, suivant toute apparence, à la langue maya ou à ses dialectes, ne manquera pas de jeter une grande clarté sur cette question intéressante. En attendant, pour mettre le lecteur à même d’apprécier ici cette branche de la science américaine, nous répéterons ce que dit un auteur contemporain dont le témoignage ne saurait être suspect à cet égard.

(1) Voir l'Introduction de mon Histoire des nations civilisées du Mexique et de l'Amérique centrale, durant les siècles antérieurs à Christophe Colomb, tome l.

(2) Mémoire sur la peinture didacti-que et l’écriture figurative des anciens Mexicains, Paris 1849.

« Quant à cela, dit Las-Casas (3), il faut savoir que dans toutes » les républiques de ces contrées, dans les royaumes de la Nouvelle-Espagne et ailleurs, entre autres professions et gens qui en » avaient la charge, étaient ceux qui Taisaient les fonctions de » chroniqueurs et d’historiens. Ils avaient la connaissance des » origines et de toutes les choses touchant à la religion, aux » dieux et à leur culte, comme aussi des fondateurs des villes et » des cités. Ils savaient comment avaient commencé les rois et » les seigneurs, ainsi que leurs royaumes, leurs modes d’élection » et de succession ; le nombre et la qualité des princes qui avaient » passé; leurs travaux, leurs actions et faits mémorables, bons et » mauvais ; s’ils avaient gouverné bien ou mal ; quels étaient les » hommes vertueux ou les héros qui avaient existé; quelles » guerres ils avaient eu à soutenir et comment ils s’y étaient י» signalés; quelles avaient été leurs coutumes antiques et les » premières populations; les changements heureux ou les désastres qu’ils avaient subis; enfin tout ce qui appartient à l’histoire; afin qu’il y eût raison et mémoire des choses passées.

(3) Hist, apolog. de las Ind. Occid., tome IV, cap. 235. MS.

» Ces chroniqueurs tenaient le comput des jours, des mois et » des années. Quoiqu’ils n’eussent point une écriture comme » nous, ils avaient, toutefois, leurs figures et caractères, à l'aide » desquels ils entendaient tout ce qu’ils voulaient, et de cette manière ils avaient leurs grands livres composés avec un artifice si » ingénieux et si habile, que nous pourrions dire que nos lettres » ne leur furent pas d’une bien grande utilité.

» Nos religieux ont vu de ces livres, et moi-même j’en ai vu » également de mon côté, bien qu’il y en ait eu de brûlés sur » l’avis des moines, dans la crainte qu’en ce qui touchait à la » religion, ces livres ne vinssent à leur être nuisibles. Il arrivait » quelquefois que quelques-uns de ces Indiens, oubliant certaines » paroles ou particularités de la doctrine chrétienne qu’on leur » enseignait, et n’étant pas capables de lire notre écriture, se » mettaient à l’écrire en entier avec leurs propres figures et caractères, d’une manière fort ingénieuse, mettant la figure qui » correspondait chez eux à la parole ou au son de notre vocable ; »... Quant à moi, j’ai vu une grande partie de la doctrine chrétienne ainsi écrite en figures et en images qu’ils lisaient comme » je lis nos caractères dans une lettre, et c’est là une production » peu commune de leur génie.

» Il ne manquait jamais de ces chroniqueurs ; car, outre que » c’était une profession qui passait de père en fils et fort considérée dans toute la république, toujours il arrivait que celui » qui en était chargé instruisait deux ou trois frères ou parents » de la même famille en tout ce qui concernait ces histoires ; il » les y exerçait continuellement durant sa vie, et c’était à lui » qu’ils avaient recours lorsqu’il y avait du doute sur quelque » point de l’histoire. Mais ce n’était pas seulement ces nouveaux » chroniqueurs qui lui demandaient conseil, c’étaient les rois, les » princes, les prêtres eux-mêmes. Dans tous les doutes qui pou-» valent leur survenir relativement aux cérémonies et aux préceptes de la religion, aux fêtes des dieux ou à tout ce qui avait » rapport aux royaumes antérieurs en matière profane, du mo-» ment qu’elles étaient de quelque importance, c’étaient ces chroniqueurs qu’on s’empressait de consulter, chacun suivant ce » qu’il avait à leur demander. »

Cette citation laisse d’autant moins de doute sur le caractère de l’auteur du Livre Sacré., que la province où ce document fut découvert est une de celles où le Protecteur des Indiens exerça davantage son zèle apostolique. Outre l’intérêt philologique que ne saurait manquer d’inspirer un ouvrage écrit en entier dans une des langues indigènes de l’Amérique, facile à entendre, élégante, sonore et riche dans ses expressions comme dans ses formes grammaticales, encore en usage avec ses dialectes entre des populations qu’on peut évaluer à plus de six cent mille âmes, ce livre offre aussi l’avantage d’expliquer une foule de dogmes et de rites dépendants de l’ancienne religion mexicaine, restés jusqu’ici à peu près inexplicables. Quant à la partie cosmogonique, par laquelle le livre commence, elle est d’autant plus curieuse qu’elle s’éloigne davantage des idées reçues et en particulier des conséquences que les premiers religieux espagnols tirèrent des peintures relatives à la Femme-Serpent et au déluge. Sans compter les étranges détails de cette genèse américaine, qu’on voit figurés dans la plupart des documents reproduits par ordre de lord Kingsborough et qu’on rencontre également dans la collection de M. Aubin, en outre encore du caractère particulier des choses et du langage, celui-ci porte en lui les preuves d’une authenticité d’autant plus remarquable, que les mêmes détails se retrouvent, ainsi que les personnages, désignés sous les mêmes dénominations, dans plusieurs manuscrits tout à fait distincts; nous citerons, entre autres, le Codex Chimalpopoca, écrit dans la langue nahuatl (1), et considéré comme un des plus complets et des plus véridiques de l’ancienne histoire mexicaine. On les retrouve avec des variantes dans sept autres documents, dont nous possédons des copies ou les originaux en quiché, en cakchiquel, en tzutohil ou en espagnol, transcrits à des époques diverses par ordre du gouvernement colonial et déposés aux archives nationales, tous se complétant les uns par les autres et remplissant d’une manière plus ou moins complète les lacunes qu’on y trouve. Ce n’est qu’en s’éloignant des origines communes aux différents peuples de ces contrées que les faits deviennent tout à fait distincts : à mesure qu’ils s’en séparaient, chacun d’eux retraçait dans ses annales, à la suite des choses relatives à son berceau, le récit des faits qui lui étaient particuliers. Aussi les savants à qui nous avons eu l’honneur de les communiquer les regardent-ils comme une des preuves les plus étonnantes de leur antiquité.

Le Père Francisco Ximenez, de l’ordre de Saint-Dominique, découvrit ce document, dans les dernières années du XVIIe siècle, au bourg de Santo-Tomas Chichicastenango (2), dont il était alors curé doctrinaire; la longue pratique qu’il avait de la langue, des mœurs et des usages des indigènes de Guatémala, lui en fit aussitôt comprendre l’importance. Mais peu versé dans les questions générales d’histoire, et sans aucune étude préalable des traditions et des annales du Mexique, qu’il avait dédaignées probablement, parce qu’elles avaient leur filiation dans un ordre rival (3), Ximenez, imbu des préjugés de son temps, crut voir, comme il le dit lui-même dans ses Scolies, une agence diabolique qui aurait travesti à dessein, dans la cosmogonie quichée, le récit des livres saints. Dans les noms symboliques donnés au Créateur et au Formateur, il reconnaissait la main du démon, obscurcissant à sa manière les vérités révélées, afin d’accommoder plus aisément le mensonge et l’idolâtrie à l’usage des pauvres Indiens. C’était, du reste, une idée reçue à cette époque, et on la trouve exprimée dans tous les ouvrages contemporains, que les rites et les formes religieuses du Mexique, auxquels on trouve tant de ressemblance parfois avec les rites de l'Eglise catholique, ne pouvaient être que des contrefaçons sacrilèges de l’esprit de ténèbres pour empêcher les indigènes d’ouvrir les yeux à la véritable religion.

(2) Chichicastenango, en quiché Chuvi-La, est une bourgade indigène d’environ 12,000 âmes, à trois lieues au sud de Santa-Cruz del Quiché, et à 22 lieues environ au N.-O. de Guatémala. Le premier nom vient de chichi-caztli, arbre à feuilles très-caustiques, de tenan, auprès, et co, le lieu, en langue nahuatl. Le nom quiché a presque le même sens.

(3) Ximenez était dominicain et détestait les franciscains. De tous les ordres religieux qui allèrent dans ces contrées, ceux-ci furent les plus savants, surtout au Mexique, où ils conservèrent à peu près tous les documents que l’on possède aujourd’hui. Ce furent des franciscains français et flamands qui enseignèrent, dès l’an 1522, les lettres européennes à la noblesse mexicaine, qui les premiers apprirent les langues du Mexique, et fondèrent un peu plus tard le collège de Santa-Cruz de Tlatilolco à Mexico.

Ce livre devenait donc plus que jamais un livre scellé entre ses mains : malgré la connaissance rare qu’il avait de la langue quichée, il lui fut impossible d’en rendre la traduction, je ne dirai pas seulement compréhensible, mais même supportable (1); tout y est vague et obscur, et, en bien des endroits, ce sont des versets entiers qu’il passe sous silence ou qu’il abrège en quelques mots, dans l’impossibilité’ où il était, d’après ce système, d’en faire même une traduction littérale.

(1) On peut voir la traduction espagnole que M. le Dr Scherzer a publiée à Vienne et dont l’éditeur ne comprit pas même les provincialismes.

Ximenez était cependant profondément versé dans les langues guatémaliennes, surtout dans les trois dialectes du Quiché, dont il a laissé un vocabulaire complet, sous le titre de Tesoro de las lenguas quiche, cakchiquel y tzutohil, encore manuscrit. Ce vocabulaire et sa traduction, tout imparfaite qu’elle soit, nous ont beaucoup servi néanmoins pour achever celle que nous donnons ici, ainsi que pour l’ensemble de nos études sur les langues de l’Amérique centrale. Quant à la vie de Ximenez, ce qu’on sait c’est qu’il était originaire de la ville d’Ecija, dans la haute Andalousie, et qu’il fut provincial de son ordre; mais on ignore la date de sa naissance, et, si ce n’était la mention que Mgr l’archevêque actuel de Guatémala en fait fréquemment, en citant ses ouvrages dans ses Mémoires sur l’histoire de ce pays (1), il ne serait question nulle part de cet illustre dominicain. Juarros, qui se propose d’écrire également l’histoire de l’ancien royaume de Guatémala (2), entre autres biographies, donne celles de plusieurs hommes sans aucune valeur, omettant totalement le nom de Ximenez. Nous savons de lui-même toutefois, qu’en 1721 il écrivait la page 247 du troisième tome de son Histoire générale (3). Cet ouvrage, resté manuscrit, comprenait quatre volumes in-folio, et il en existait deux copies, qui des archives de son monastère passèrent à la bibliothèque de l’université, lors de la suppression des maisons religieuses sous Morazan, en 1830. Lorsque nous le vîmes en 1835, les deux copies étaient incomplètes, et il n’en restait ensemble que trois volumes qui ne concordaient même pas. Le bibliothécaire ne put nous donner aucun renseignement sur les autres ; c’est une perte d’autant plus regrettable que le Père Ximenez savait beaucoup de choses qu’il avait consignées dans cet ouvrage (4).

(1) Memorias para la historia del antiguo reino de Guatemala, redacta-dos por el limo Senor Dr. D. Francisco de Paula Garcia Pelaez, arzobispo de esta santa Iglesia metropoli tan a, 3 vol. in-8". Guatemala, 1851.

(2) Compendio de la historia de la ciudad de Guatemala, 2 vol. in-8°. Il y a deux éditions de cet ouvrage, la première est de 1810 et 1818, la secoude de 1857.

(3) Cet ouvrage a pour litre : Historia de la provincia de predicadores de San-Vicente de Chiapas y Guatemala, etc.

(4) Les citations qu’en fait, dans ses Mémoires, Mgr l’archevêque de Gua-témala, prouvent une profonde connaissance du pays.

(5) Clavigero et Fabrégat citent une Histoire naturelle par un père Francisco Ximenez, imprimée à Mexico; mais je ne la connais pas, et il est douteux qu’il s’agisse du même auteur.

Le premier volume que nous eûmes occasion de consulter commençait avec le texte et la traduction du manuscrit quiche, qui fait l’objet de celui-ci. C’est là que nous l’avons transcrit pour la première fois, en y joignant l’original, lors de notre arrivée à Guatémala en 1855. Des autres ouvrages de Ximenez, il en est un encore, fréquemment cité dans les Mémoires de l’archevêque : c’est une Histoire naturelle du royaume de Guatémala, qui paraît avoir été fort complète; mais nous n’avons jamais été assez heureux pour la rencontrer (5). Quant au Tesoro de las tres lenguas, il forme deux volumes petit in-folio, dont le premier, contenant le Vocabulaire, après avoir passé par des mains diverses, tomba dans celles du colonel Galindo, d’où il trouva son chemin vers Paris : le second, outre une Grammaire extrêmement détaillée des trois dialectes, et un Confessionnaire dans les mêmes langues non moins étendu, renferme aussi une copie du manuscrit quiché de Chichicastenango. C’est la première qui paraît avoir été faite sur l’original indigène par Ximenez ; elle est suivie de ses Scolies et d’une invocation en l’honneur de la religion de Saint-Dominique, écrite à Rabinal, en date du 14 août 1734, signée Chaves, et c’est là que nous l’avons eue.

Don Ramon de Ordoñez y Aguiar, chanoine et proviseur de l’évêché de Ciudad-Real, autrement dit San-Cristobal de Chiapas, paraît avoir été le premier qui ait eu connaissance des travaux historiques de Ximenez, et qui se soit servi de la traduction du manuscrit quiché : il copia ce document, en l’altérant d’un bout à l’autre, afin de le fondre dans son indigeste ouvrage intitulé Historia del cielo y de la tierra, etc. (1), où il tend à établir que Votan, placé comme le troisième signe du calendrier tzendal, était le descendant des Hévéens, c’est-à-dire des Chananéens, chassés par Josué de la Palestine, et qui, émigrés aux Canaries, auraient passé de là aux Antilles. Son objet était surtout de prouver que Quetzalcohuatl était le même que l’apôtre saint Thomas qui aurait été porté miraculeusement de l’Inde en Amérique pour y prêcher l'Évangile. L’ouvrage d’Ordoñez, copié en partie par don Felix Cabrera, qu’il accuse de plagiat (2), se perdit au pillage de la bibliothèque de Guatémala ; mais les brouillons du premier volume, avec quelques fragments du second, ayant été réunis par les soins de don Manuel Larrainzar, sénateur de l’Etat de Chiapas, furent déposés depuis aux archives du Musée national à Mexico, où nous les avons transcrits en entier, en 1849. C’est ainsi que nous eûmes connaissance de Ximenez, dont le nom, comme celui d’Ordoñez, n’a été révélé pour la première fois au public que par la biographie que nous leur avons consacrée, dans la première de nos quatre Zèbres, imprimées à Mexico en 1831. M. le docteur Scherzer apprit de cette manière l’existence des ouvrages de Ximcnez ; et durant son séjour à Guatémala, il fit copier la traduction du manuscrit quiché, dont la publication, faite par lui à Vienne en 1856, fut un véritable service rendu aux études américaines.

(1) Voir pour le titre entier de cet ouvrage prolixe mon Histoire des nations civilisées du Mexique, etc., tome I, Introduction, page 79, note 4. (2) Je possède l'original du MS. de Cabrera. Voir ibid., page 80, note 5.

Dans l’original que nous publions ici intégralement, il n’existait aucune division par livres ou chapitres : celle que nous avons adoptée a pour objet d’en faciliter la lecture, et nous avons à dessein coupé chaque chapitre en alinéas fort courts, afin d’en rendre l’interprétation plus aisée aux philologues désireux de corn-parer cette langue à d’autres, en en étudiant les mots et les formes grammaticales : la traduction du Livre Sacré est aussi littérale qu’il a été possible de la faire. On n’y trouvera donc ni élégance ni recherche de style : car le français souvent même correspond mot à mot à la phrase quichée, et ·là où elle est construite d’une manière trop contraire à notre génie, nous avons ajouté des notes pour en éclairer le sens, en attendant que nous puissions mettre sous presse la Grammaire de la langue quichée et le Vocabulaire des trois langues quichée, cakchiquèle et tzutohile que nous sommes entrain de préparer. Le Livre Sacré est ainsi le premier volume d’une série d’ouvrages originaux que nous comptons publier, s’il plaît à Dieu, sous le titre général de Collection de documents dans les langues indigènes, pour servir à l'étude de l'histoire et de la philologie de l'Amérique ancienne. D’est là ce qui nous a obligé en quelque sorte à mettre en tête de cette série une introduction aussi longue, mais qui aura, nous l’espérons, l’avantage d’aider le lecteur, encore peu au courant de ces questions, à embrasser d’un coup d’œil les fondements de l’histoire et des théogonies antiques du continent occidental.

DISSERTATION

SUR LES

MYTHES DE L’ANTIQUITÉ AMÉRICAINE,

SUR LA PROBABILITÉ DES COMMUNICATIONS EXISTANT ANCIENNEMENT

D'UN CONTINENT A l’autre,

ET SUR

LES MIGRATIONS DES PEUPLES INDIGÈNES

DE L’AMERIQUE, ETC.,

D’après les documents originaux, servant d’introduction

ET DE

COMMENTAIRE AU LIVRE SACRÉ.

§ I.

Idée générale sur les races américaines. Causes du déclin des indigènes après la conquête Questions sur les sociétés primitives. Etats successifs de civilisation et de barbarie.

« Le problème de la première population de l’Amérique n’est pas plus du ressort de l’histoire que les questions sur l’origine des plantes et des animaux, et sur'la distribution des germes organiques ne sont du ressort des sciences naturelles. L’histoire, en remontant aux époques les plus reculées, nous montre presque toutes les parties du globe occupées par des hommes qui se croient . aborigènes, parce qu’ils ignorent leur filiation. Au milieu d’une multitude de peuples qui se sont succédé et mêlés les uns aux autres, il est impossible de reconnaître avec exactitude la première base de la population, cette couche primitive au delà de laquelle commence le domaine des traditions cosmogoniques. Les nations de l’Amérique, à l’exception de celles qui avoisinent le cercle polaire, forment une seule race caractérisée par la conformation du crâne, par la couleur de là peau et par des cheveux plats et lisses. La race américaine a des rapports très-sensibles avec celle des peuples mongols, qui renferme les descendants des Hiong-nu, connus jadis sous le nom de Huns, les Kalkas, les Kal-mucks et les Burattes. Des observations récentes ont prouvé même que, non-seulement les habitants d’Unalaska, mais aussi plusieurs peuplades de l’Amérique méridionale indiquent, par des caractères ostéologiques de la tête, un passage de la race américaine à la race mongole. Lorsqu’on aura mieux étudié les hommes bruns de l’Afrique, et cet essaim de peuples qui habitent l’intérieur et le nord-est de l’Asie, et que des voyageurs systématiques désignent vaguement sous le nom de Tartares et de Tschoudes, les races caucasienne, mongole, américaine, malaye et nègre paraîtront moins isolées, et l’on reconnaîtra dans cette famille du genre humain un seul type organique, modifié par des circonstances qui nous resteront peut-être à jamais inconnues (1). »

(1) Humboldt, Vues des Cordillères et monuments des peuples indigènes de l'Amérique, Introduction, tome I, page 20.

Ces paroles qu’Alexandre de Humboldt écrivait il y a quarante ans, la science s’est depuis chargée de les vérifier, et chaque jour apporte un nouveau tribut au système de l’unité du genre humain. Quoique ce ne soit pas là la matière que nous ayons en vue dans ce travail, elle se présente néanmoins comme le résultat de toutes nos observations, et de l’étude que nous avons faite des traditions américaines, pour arriver au classement des races et des migrations qui se sont succédé sur ce vaste continent. Sans aborder l’origine de celles qui le peuplèrent d’abord, nous croyons pouvoir affirmer, cependant, que l'existence de l’homme n’y est pas moins ancienne que dans le nôtre., et qu’elle doit y remonter, comme en Europe et en Asie, aux premiers temps de la dispersion. Car, s’il est vrai qu’on ait remarqué une si grande conformité dans les traits et le caractère physique des nations américaines, il est vrai dé dire aussi, comme nous l’avons observé ailleurs (1), que les influences du climat et du sol, aussi bien que des aliments, exercent en Amérique une *action d’une extrême puissance sur tous les organes et sur la physiologie de l’homme, et que même dès la première génération les Européens en subissent quelquefois les effets; aussi, de quelque part de l’ancien continent que se soient dirigées les émigrations, croyons-nous que le contingent qu’elles ont apporté aux populations originales a du promptement s’absorber dans le type commun de la race américaine. Quoique les peuples indigènes soient unis par des rapports généraux, ils offrent, toutefois, dans leurs traits mobiles, dans leur teint plus ou moins brun ou cuivré · et dans la hauteur de leur taille, des différences aussi sensibles que lés Russes, les Persans et les Slaves, qui appartiennent tous à la race caucasienne : si les unes se rapprochent si notablement du type mongol, les autres présentent bien plus d’analogie avec les peuples du Caucase. Cependant, soit par suite de leurs croisements répétés, soit par l’effet des influences dont nous parlions tout à l’heure, elles paraissent conserver toujours, dans leur variété même, une sorte de ressemblance commune que les observateurs ont admise.

(1) Voir mon Histoire des nations civilisées du Mexique} etc., tome ler־, page 7.

Une grande inégalité régné dans la stature de l'Américain. Il a quelquefois les formes élancées de l’homme d’Europe, quoiqu’on le trouve souvent aussi massif et trapu ; mais il se distingue toujours par la largeur de sa poitrine ainsi que par la délicatesse de ses pieds et de ses mains. Sa taille varie suivant les familles plutôt que les tribus, et à־ tout prendre elle n’est pas au-dessous de la nôtre. Quant à ses traits, ils sont ordinairement plus mâles que gracieux et rappellent quelquefois ceux des nations mongoles : celles-ci, en effet, occupant le nord-est de l’Asie, auraient pu se trouver autrefois dans le voisinage de quelques-uns des essaims qui passèrent en Amérique ; la ressemblance la plus marquée se représente dans la rondeur du visage, la saillie des pommettes, la raideur de la chevelure et quelquefois dans la. rareté de la barbe (1). Mais chez la plupart des nations indigènes la coupe du visage est presque européenne, et dans un grand nombre le nez est aquilin. Pour n’avoir connu que des peuplades retombées à l’état sauvage, abruties· par le contact des Européens ou dégradées par les conséquences de la conquête, la plupart des voyageurs ne leur ont trouvé qu’un développement médiocre des facultés intellectuelles : mais cette inactivité habituelle de l’esprit qu’on reproche au plus grand nombre des nations américaines, et qui donne quelque chose de si froid, de si morne à leur physionomie, à leur caractère, à toute leur existence, n’est qu’apparente chez celles qui ont conservé quelque reste de la civilisation antique ; elle est produite uniquement par la défiance que nous leur inspirons et la haine sourde, que les enfants sucent avec le lait de leurs mères, contre les descendants de ceux qui les asservirent ou les étrangers qu’ils confondent avec eux (2). Cette sorte d’apathie morale que les colons espagnols leur reprochaient, en disant qu’ils ne savaient pas rougir, n’existe point : l’Indien ne rougissait point sous les coups de sangle ou les mépris d’un maître cruel; il renfermait tout dans son cœur, en attendant qu’il pût se venger. Les insurrections dont on ne parle point et qu’on né connaît pas en Europe en sont la preuve.

(1) La rareté de la barbe dans les Américains a donné lieu à de graves‘ erreurs ; mais on sait que chez un grand nombre de tribus, c’était un usage de s’épiler à l’aide de pâtes ou de pincettes : car la barbe n’est pas une chose rare. Dans la plupart des pays montagneux que nous connaissons, au Mexique et dans l’Amérique centrale, loin du contact européen, les indigènes ont pour la plupart des barbes à peu près aussi fournies que nous.

(2) Nous avons longtemps vécu avec les indigènes et nous les avons toujours trouvés, quand ils perdaient leur défiance, aussi gais, aussi intelligents et aussi bavards que les Européens.

Quant aux populations sauvages, leur intelligence et leur sensibilité se développent rapidement dès qu’elles entrent en contact avec l’homme civilisé. A cet égard, le témoignage des voyageurs est presque unanime. Ce n’est donc pas une infériorité naturelle et pour ainsi dire innée, mais· une éducation sociale plus imparfaite qui est la cause du peu d’activité d'esprit que les races incultes ont montrée jusqu’ici, comparées à celles de l’Europe ou de l’Asie. En effet, si l’on considère dans quelles vastes solitudes elles se sont trouvées répandues depuis la découverte de l’Amérique, à quels excès de cruautés les conquérants, d’après leurs propres relations, se portèrent contre elles, les décimant par le fer et par le feu, par le travail des mines et l’esclavage, on s’étonnera moins de l’abaissement de leur caractère. Si l’on y réfléchit sérieusement, on verra que les populations qu’on désignait comme sauvages l’étaient bien moins qu’un ne se le représente aujourd’hui; car il faut bien qu’on s’entende sur la valeur des mots. Dans l’une et l’autre Amérique, au nord du Mexique comme dans les immenses territoires arrosés par l’Amazone, par l’Orénoque, le Rio de la Plata et leurs affluents, il y avait sans doute des sauvages errants, comme les Sioux et les Pieds-Noirs aux États-Unis, comme les Charruas et les Puelches dans les Pampas : mais il y avait aussi un grand nombre de peuplades agricoles vivant dans de grands villages, mieux bâtis même que ceux où nichent actuellement la plupart des descendants avilis de la race conquérante (1), capables de les fortifier, au besoin, avec des fossés et des retranchements au pied desquels les Espagnols trouvèrent souvent la mort (2) ; ces sauvages, disons-nous, tissaient des étoffes d’une grande beauté, fabriquaient des poteries également admirables de formes et de peintures, et se gouvernaient généralement sous leurs chefs par des institutions régulières. A la vérité, leur organisation, soit civile, soit religieuse, était moins savante que celles des nations policées du Mexique ou du Pérou ; mais ils étaient bien moins sauvages que ne le sont encore aujourd’hui beaucoup de nations asiatiques ou africaines, que ne Pétaient les Celtes ou les Germains nos ancêtres, il y a deux ou trois mille ans. Qu’ils aient eu des coutumes barbares, cruelles, comme de faire périr leurs captifs dans les tourments, de dévorer quelquefois leurs chairs, nous sommes loin de le contester : mais les sacrifices humains, l’anthropophagie même, ont existé parmi les nations qui nous ont précédés et dont nous sommes descendus, et, après tout, les horreurs qu’ont exercées les Espagnols en Amérique, les Anglo-Saxons aux États-Unis, les Anglais dans l’Inde, sont-elles plus excusables que celles des Iroquois ou des Caraïbes ?

(1) Que l'on compare, à l’aide des relations anciennes dès historiens espagnols, les villages et maisons des populations dites saurages avec celles des Indiens, métis ou descendants d’Espagnols, en beaucoup de localités du Mexique et de l’Amérique centrale, et l’on verra que l’avantage est presque toujours pour les premiers.

(2) Hans Staden, Hist. d'un pays situe dans le Nouveau-Monde, nommé Amérique en 1547, passim. — Ulrich Schmidel, Hist, véritable d’un voyage curieux au Rio de la Plata en 1537. — Narration du premier voyage de Nicolas Federmann en 1529. — Hist, de la prov. de Santa-Cruz en 1500, par Pedro Magalhanes de Gandavo. — Oviedo, Hist, de Nicaragua.— Corn-mentaires d'Alvar Nunez Cabeça de Vaca, gouverneur du Rio de la Plata en 1537. — Relations et naufrages du même dans la Floride. — Castaneda , Relation du voyage de Cibola, entre-pris en 1540 (Coll. Tcrnaux).

La conquête de l’Amérique n’a pas plus épargné les nations civilisées que les populations qu’on appelle sauvages, et la condition des unes comme des autres est bien inférieure aujourd’hui à ce qu’elle était il y a trois siècles. Dans ce vaste continent, l’espace était immense, la végétation effrayante : or, la destruction, fut telle qu’un demi-siècle après l’asservissement de ces races malheureuses, des forêts couvraient déjà des villes où Cortès avait été reçu par un peuple innombrable (1) ; la dispersion fut si grande, que les langues déjà nombreuses se diversifièrent à l'infini, chaque petit groupe d’hommes finissant par s’isoler dans les bois où il s’enfonçait, pour échapper à la fureur de ses nouveaux maîtres ou aux maladies nouvelles importées par eux et qui moissonnaient par milliers les familles indigènes. Cet isolement, chez les nations incultes, tendait à produire d’abord l'ignorance. et la faiblesse, puis, quand les distances diminuèrent, la défiance mutuelle, la crainte et la cruauté, qu’on trouve encore dans la plupart des sauvages du nord comme dans ceux des contrées méridionales. Les provinces centrales, situées sous un ciel ardent, au sein d’une nature puissante et féconde, ainsi que les régions tempérées qui les environnent, furent celles où les conquérants s’établirent de préférence : la civilisation antique qui s’y était maintenue à travers les vicissitudes des siècles fut remplacée par la civilisation européenne, et les ministres de l’Evangile travaillèrent au moins à nous en conserver les débris, tout en s’efforçant de combattre le fléau de la dépopulation. C’est là qu’en étudiant les traditions primitives .on croit retrouver le berceau des premiers peuples policés, et que semblent avoir existé, de temps immémorial, les tribus indigènes, organisées en corps de nations.

(1) Cempoallan, la première cité où fut reçu Cortès et qu’il trouva si belle, perdit la moitié de sa population par la petite vérole, moins de deux ans après ; elle n’existait plus à la fin du XVIe siècle. On voit dans les rôles de la population de cette époque une multitude de villes et de villages, cités comme fort peuplés, avec de vastes couvents, de grandes églises et dont les noms sont à peu près oubliés aujourd’hui, soit au Mexique, soit dans l’Amérique centrale. Si on cherche, on trouve encore ·parfois, sur l'emplacement désigné une ferme ou une métairie , mais le plus souvent des ruines espagnoles à deux ou trois lieues des ruines indigènes ; depuis quelques années, cependant, la population indienne est en voie d’accroisse-ment ! Voir Sahagun, Relation de la Conquista, etc. cap. 30. — Torquemada, Monarq. Ind. lib. iv, cap, 66. — Herrera, Hist. gen. de la$ Indius Occid.Decad.11,Iib.lO,cap.5 —Gomara, Cronica de Nucva-Espana, etc. cap. 102.

Par la raison inverse des circonstances qui, il y a trois siècles, rendirent à la vie des forêts les peuplades semi-civilisées du nord et du sud de l’Amérique, on peut conclure des causes qui auraient contribué anciennement à réunir les tribus éparses dans les contrées où la civilisation américaine parait avoir pris naissance. Dans les régions de l’Amérique centrale et du Mexique, largement ouvertes du côté du nord, mais presque sans issue vers le midi, ainsi qu’au plateau du Cundiuamarca et dans la vallée du Pérou, qui est, pressée entre les Andes et la mer Pacifique, des bornes naturelles s’opposaient, pour ainsi dire, à leur dispersion illimitée et les mettaient, malgré elles, en un contact continuel : c’est dans ces parages que l’histoire américaine, longtemps mystérieuse, commence, à entr’ouvrir les pages de ses annales et nous montre des nations civilisées, existant à une .époque où l’Europe presque entière était encore plongée dans les ténèbres de la barbarie. C’est de l’origine de ces nations qu’il est parlé dans le Livre Sacré des Quichés : ce sont leurs longues migrations sur le continent américain dont il raconte les péripéties et que nous allons chercher à élucider ici à l’aide des autres documents que nous avons recueillis parmi les indigènes.

Les principaux essaims d’hommes qui vinrent se joindre à la souche primitive de la population américaine, paraissent s’y être répandus graduellement du nord au sud et de l’est à l’ouest, ainsi que nous l’enseignent les souvenirs traditionnels de ceux dont on peut encore suivre les traces dans le passé : c’est la marche naturelle qu’on a observée de tout temps dans les migrations de l’ancien monde et qu’aujourd’hui encore on observe dans les relations de l’Europe avec l’Amérique. Mais nous n’a-vous aucun renseignement certain sur l’ordre dans lequel leurs différents groupes se sont suivis, et les seules indications qui répandent quelque lumière sur ce sujet sont celles qu’on peut tirer des mœurs, des croyances et des traditions qu’ils apportèrent. Ils offrent, en effet, dans leur civilisation ou dans leur barbarie, des rapprochements divers qui nous révèlent jusqu’à un certain point leur différence d’origine, d’âge, de fortune et presque le secret de leur histoire (1). Ces essaims et ceux qui les suivent présentent ordinairement un caractère violent et farouche, l’usage des sacrifices humains ou la coutume de dévorer les captifs. Ils font du courage et de la ruse la première des vertus, se plaisent à la destruction, affectent le mépris de la douleur. Mais les contrées qu’ils traversèrent ou dont ils firent la conquête renfermaient aussi d’autres populations dont le caractère pacifique et religieux faisait contraste avec la violence des nouveaux-venus. Elles étaient sans doute plus anciennes, et elles possédaient des éléments de civilisation qui révèlent un état progressif. C’est à cette race antérieure, soumise plus tard ou confondue avec les guerriers du nord, mais non détruite par eux, qu’appartiendraient les nations primitives du Mexique et de l’Amérique centrale. On croit la reconnaître aussi dans les Antilles, où quelques-unes de ces tribus avaient trouvé un séjour paisible et d’où, suivant Lizana (2), elles auraient successivement peuplé l'Yucatan et les contrées adjacentes. Peut-être encore seraient-ce les mêmes qui auraient pénétré dans l’intérieur des États-Unis, et commencé ces constructions gigantesques et ces ouvrages de terrassement en forme pyramidale, dont on découvre les ruines sur les bords du Mississipi et de l’Ohio.

(1) Moke, Histoire des peuples amé- I

(2) Historia de Nüestra Senora de ricains, page 7. (Biblioth. illustrée? | faamal, Parle primera, cap. 3.

Y aurait-il donc eu un âge primordial où les races guerrières ne dominaient pas encore dans le continent américain? S’il exista, il faut le reculer à de longs siècles avant le commencement de notre ère : c’est à cette période qu’il faudrait reporter la tradition d’un sabéisme antique dont il est question dans le Livre Sacré (1) et qu’on retrouve longtemps après dans les vallées du Nouveau-Mexique (2). On voit naître presque simultanément ensuite le culte astronomique du soleil et celui du serpent qui répandit alors ses dogmes parmi les tribus indigènes, des sources du Mississipi à celles de ,l’Orénoque. L’Asie paraît le berceau de cette religion et des institutions sociales qu’elle consacrait : mais on ne sait pas comment elle aurait pénétré en Amérique ; car, s’il est possible qu’elle y ait été apportée par quelque peuple émigré de l’ouest, il n’en est pas moins vrai que la plupart des traditions indigènes l’attribuent à des hommes blancs et barbus venus de l’est ou des grandes eaux septentrionales. Ce qui est certain, c’est qu’elle exerça sur les nations antiques de cet hémisphère une action assez puissante pour faire sortir les unes de la barbarie, et modifier les institutions des autres. Dans le nouveau comme dans l’ancien monde, ce fut d’abord sous des formes théocratiques qu’on vit s’organiser la vie sociale. Ces tribus, différentes d’âge et d’importance, mais qui toutes semblent groupées autour des mêmes autels, avaient commencé par s’organiser en monarchies religieuses. Mais en assouplissant l’homme pour le rendre calme et docile, leur culte impérieux avait pu lui ôter de son ressort et de sa vigueur; et comme les essaims guerriers qui se formèrent dans le nord joignaient à l’énergie des races indépendantes les avantages de la force corporelle et l’habitude des armes, le développement des groupes pacifiques fut presque toujours interrompu ou poussé dans des voies nouvelles par des invasions étrangères.

(1) Voir à la page 211.

(2) Castaneda, Relation duro y age de Alarcon, page 315 (coll.,de Mémoires Cibola, chap. 3. Relation de la navigation, etc., faite par le cap. Francisco Alarcon, page' 315 (coll. (Je Mémoires sur l'Amérique de Ternaux)

Cependant une partie de cette civilisation qui, d’un côté, commençait à grandir, et ailleurs, peut-être, penchait vers son déclin, put survivre au choc des races. Quelques-unes des tribus conquérantes, non moins policées que celles qui les avaient précédées, apportaient des institutions qui rappellent également le monde asiatique. Dans leur contact avec les vaincus, elles se transformèrent mutuellement, et des sociétés, à la fois guerrières et civilisées, naquirent de ce mélange de populations diverses et d’éléments hétérogènes. Ainsi se développèrent les monarchies puissantes des Chichimèques-Colhuas et des peuples de la race nahuatl dont les institutions se répandirent d’un bout à l’autre du continent occidental: car les hordes victorieuses, au lieu de conserver leurs conquêtes, s’en virent généralement chassées après un siècle ou deux de domination. Forcées alors de continuer leur émigration, les unes remontèrent au nord et à l’ouest, les autres descendirent dans les Vastes contrées du sud et dans les vallées des Cordillères, où elles fondèrent de nouveaux États, ou bien, trouvant devant elles la solitude et l’espace, elles se dispersèrent et brisèrent les liens qui les avaient unies auparavant. Malgré les ténèbres qui recouvrent encore la plus grande partie de l’histoire américaine, on discerne, cependant, plusieurs époques bien distinctes où des événements de cette nature ont dû avoir lieu et où, par suite de guerres civiles ou de nouvelles invasions septentrionales, des émigrations considérables bouleversèrent le continent, à diverses reprises,. durant les siècles antérieurs à notre ère et dans ceux qui suivirent jusqu’à deux ou trois cents ans avant la découverte.

Entre autres sujets que cette histoire présente à notre attention, n’est-ce pas un phénomène bien remarquable que ces temps de barbarie où successivement nous trouvons plongés, dans les deux Amériques, des peuples sortis du centre, possesseurs d’institutions sociales et d’une unité politique et religieuse qui auraient dû les empêcher de se dissoudre ? Soit qu’on interroge les anciens navigateurs qui voyaient avec effroi les côtes du Brésil et de la Nouvelle-Angleterre habitées par des peuplades anthropophages, soit qu’on pénètre, avec les voyageurs modernes, dans les forêts de l’intérieur ou dans ces plaines immenses que parcourent les hordes nomades, on n’aperçoit que tribus divisées, que clans ennemis, que bandes éparses. Les alliances se sont rompues et les croyances s’effacent chaque jour davantage ; l’industrie même a reculé, si ce n’est chez les peuples qui ont embrassé la vie pastorale. La possession du cheval et du bœuf, · ces deux espèces nouvelles introduites par les blancs, devait causer une sorte de progrès dans l’état matériel des nations qui sauraient se les approprier ; mais ce progrès est le seul qu’on observe, et il paraît loin de compenser tout ce que le temps a fait perdre aux peuples de ce continent, depuis trois siècles qu’ils nous sont connus.

Cependant, au milieu de ce désordre et.de cette décadence, les vestiges du passé ne sont pas devenus tout à fait méconnaissables : car, tout en se rompant, les races antiques n’ont pas disséminé leurs débris au hasard. A part les populations primitives et dès longtemps vaincues, dont les traces même sont pleines d’obscurité, les essaims qui traversèrent ou qui Conquirent, depuis vingt siècles, les régions renfermées entre le Nouveau-Mexique et l’isthme de Panama, ne se confondent point entre eux. Des observations récentes, qu’on ne saurait contester, ont montré que, dans une vaste partie du Nouveau-Monde, les événements accidentels ont rarement séparé une tribu quelconque du groupe auquel la rattachent son origine, son langage, ses mœurs. Aussi est-il encore possible aujourd’hui de tracer assez exactement sur la carte les principales familles de peuples qui se partagent le sol dans l’une et l’autre Amérique. La plupart ne forment plus qu’un petit nombre de masses régulièrement échelonnées dans l’ordre de leur ancienneté(1). En comparant les diverses notions recueillies par les voyageurs et les antiquaires aux documents que les races indigènes ont laissés au Mexique et dans l’Amérique centrale, on finit par découvrir leur âge, la marche qu’elles ont suivie, le caractère de leurs institutions et la loi générale de leur destinée. Ainsi commence à s’éclaircir une des pages les plus mystérieuses de l’histoire humaine. Elle offre sans doute encore bien des lacunes, mais on peut du moins les mesurer. Si, dans l’Amérique du Nord, où les divisions générales ne Be dessinent que d’une manière assez vague, la confusion est plus fréquente, on y découvre du moins un ordre de faits correspondant à celui qui se manifeste dans le Midi. Les caractères des groupes principaux sont les mêmes des deux côtés : tantôt des nations errantes dont les autels sont brisés; tantôt des hordes anthropophages qui cultivent la terre avec des mains sanglantes ;* puis des ruines de cités renversées par les brusques débordements de la barbarie. Ce qui manquait le plus à l’histoire des races diverses, c’est la mesure des temps. Or cette mesure nous est donnée d’une manière assez régulière par les chronologies conservées au Mexique et dans l'Yucatan, et par leur concordance avec les émigrations qu’on voit arriver dans l’Amérique centrale et les régions situées au delà de l’isthme de Darien jusqu’au Pérou. Elles offrent ainsi des termes de comparaison à l’aide desquels on verra que les indications historiques viennent se lier entre elles et se prêter un appui imprévu.

(1) Alcide d'Orbigny, L'homme amé ricain, passim. — Moke, Histoire des peuples américains, page 12.—Schoolcraft, History of the Indians of the United States, vol. 1, passim.