Chapitre I
Que les choses qui ont esté dites ci-dessus de Jésus-Christ, nous proufitent par
l’opération secrette du sainct Esprit.
3.1.1
Nous avons maintenant à veoir comment les biens que Dieu le Père a mis en son Fils parvienent à nous : veu que le Fils ne les a pas receus pour son utilité privée, mais pour en subvenir aux povres et indigens. Premièrement il est à noter, ce pendant que nous sommes hors de Christ Eph. 4.15, et séparez d’avec luy, que tout ce qu’il a fait ou souffert pour le salut du genre humain, nous est inutile et de nulle importance. Il faut doncques, pour nous communiquer les biens desquels le Père l’a enrichi et rempli, qu’il soit fait nostre et habite en nous. Pour ceste cause il est nommé Nostre chef, et Premier-nay entre plusieurs frères : et il est dit aussi d’autre part, que nous sommes entez en luy et le vestons Rom. 8.28 ; 13.14 ; Gal. 3.27 : pource que rien de ce qu’il possède ne nous appartient, comme nous avons dit, jusques à ce que nous soyons faits un avec luy. Or combien que nous obtenons cela par foy, néantmoins puis que nous voyons que tous indifféremment n’embrassent pas ceste communication de Jésus-Christ, laquelle est offerte par l’Evangile : la raison nous induit à monter plus haut, pour nous enquérir de la vertu et opération secrète du sainct Esprit, laquelle est cause que nous jouissons de Christ et de tous ses biens : J’ai traitté assez amplement ci-dessus de la déité et essence éternelle du sainct Esprit : ainsi que les lecteurs se contentent d’avoir cest article suivant déclairé pour ceste heure : c’est que Jésus-Christ est tellement venu en eau et en sang, que l’Esprit aussi testifie quant et quant de luy, afin que le salut qu’il nous a acquis ne s’escoule point pour ne nous proufiter de rien. Car comme sainct Jehan nous allègue trois tesmoins au ciel, le Père, la Parole, et l’Esprit : aussi il en produit trois en terre, l’eau, le sang, et l’Esprit 1Jean 5.7-8. Et ce n’est point en vain que le tesmoignage de l’Esprit est réitéré, lequel nous sentons estre engravé en nos cœurs au lieu de seau : voire pour sceller le lavement et le sacrifice qui sont à la mort du Fils de Dieu. Pour laquelle raison aussi sainct Pierre dit, que les fidèles sont esleus parla sanctification de l’Esprit, en l’obéissance et aspersion du sang de Christ 1Pierre 1.2. Par lesquels mots il nous déclaire que nos âmes sont purgées par l’arrousement incompréhensible de l’Esprit, du sacré sang qui a esté espandu une fois : afin que cela n’ait esté fait en vain. Et c’est aussi pourquoy sainct Paul, traittant de nostre purgation et justice, dit que nous obtenons tous les deux au nom de Jésus-Christ et en l’Esprit de nostre Dieu. La somme revient là, que le sainct Esprit est comme le lien par lequel le Fils de Dieu nous unit à soy avec efficace. A quoy se rapporte tout ce que nous avons déduit au livre précédent, de son onction.
3.1.2
Mais afin que ceci, selon qu’il est singulièrement digne d’estre cognu soit mieux liquidé, sçachons que Jésus-Christ est venu rempli du sainct Esprit d’une façon spéciale : asçavoir pour nous séparer du monde, et nous recueillir en l’espérance de l’héritage éternel. Et c’est pourquoy il est nommé l’Esprit de sanctification : pource que non-seulement il nous donne vigueur, et nous entretient de sa vertu générale qu’on apperçoit tant en tout le genre humain qu’aux autres animaux : mais il nous est racine et semence de la vie céleste. Et pourtant les Prophètes magnifient le règne de Jésus-Christ par ce tiltre, qu’il devoit apporter une plus grande et ample largesse du sainct Esprit. Le passage de Joël est notable par-dessus les autres : J’espandray en ce jour-là de mon Esprit sur toute chair, dit le Seigneur Joël 2.28, etc. Car combien qu’il semble restreindre les dons de l’Esprit à l’office de prophétie, si est-ce que sous figure il signifie que Dieu par la clairté de son Esprit se formera des disciples, de ceux qui estoyent au paravant idiots, et n’ayans nul goust ne saveur de la doctrine céleste. Or pource que Dieu le Père nous eslargit de son Esprit en faveur de son Fils, et néantmoins en a mis en luy toute la plénitude, afin de le faire ministre et dispensateur de sa libéralité envers nous : pour ces deux raisons l’Esprit est appelé maintenant du Père, maintenant du Fils. Vous n’estes plus en chair (dit sainct Paul) mais en esprit : d’autant que l’Esprit de Dieu habite en vous Rom. 8.9. Or celuy qui n’a point l’Esprit de Christ, n’est point à luy. Et en nous voulant asseurer de nostre plenier renouvellement, il dit que celuy qui a ressuscité Jésus-Christ des morts : vivifiera nos corps mortels à cause de son Esprit qui habite en nous Rom. 8.11. Car il n’y a nulle absurdité, d’attribuer au Père la louange de ses dons, desquels il est autheur : et cependant dire le semblable de Jésus-Christ, puis que ces mesmes dons luy ont esté commis en dépost, pour en eslargir aux siens comme il luy plaira. Voylà pourquoy il convie à soy tous ceux qui ont soif, afin qu’ils boyvent Jean 7.37. Et sainct Paul dit que l’Esprit est distribué à chacun des membres selon la mesure de la donation de Christ Eph. 4.7. D’avantage il est à noter, qu’il est nommé Esprit de Christ : non pas entant que le Fils éternel de Dieu en son essence divine est conjoinct en un mesme Esprit avec le Père, mais aussi quant à la personne de Médiateur ; pource que sa venue seroit fustratoire, s’il n’estoit descendu à nous muni de telle vertu. En ce sens il est nommé le second Adam, estant procédé du ciel en Esprit vivifiant 1Cor. 15.45. Car sainct Paul compare la vie spéciale, que Jésus-Christ inspire à ses fidèles, pour les unir à soy, avec la vie sensuelle, qui est aussi bien commune aux réprouvez. Semblablement quand il prie que la charité de Dieu, et la grâce de Christ soit sur les fidèles, il adjouste la communication de l’Esprit, sans laquelle jamais nul ne goustera ni la faveur paternelle de Dieu, ni les bénéfices de Christ. Comme nous lisons en l’autre passage, que la charité de Dieu est espandue en nos cœurs, par le sainct Esprit qui nous est donné Rom. 5.5.
3.1.3
Il nous servira yci de noter quels tiltres l’Escriture attribue à l’Esprit, quand il est question du commencement et de tout le cours de la restauration de nostre salut. Premièrement il est nommé Esprit d’adoption, pource qu’il nous est tesmoin de la bénévolence gratuite en laquelle le Père céleste nous reçoit en faveur de son Fils : et en nous testifiant que nous sommes enfans de Dieu, il nous donne fiance et courage à prier : mesmes il nous met les Paroles en la bouche, à ce que nous puissions hardiment crier, Abba, Père. Par une mesme raison il est appelé l’arre et le sceau de nostre héritage Gal. 4.6 ; 2Cor. 1.22, pour ce qu’il nous vivifie du ciel, combien que nous soyons pèlerins en ce monde, et semblables à povres trespassez : et nous certifie que nostre salut estant en la garde de Dieu, est bien asseuré de tout danger. De là mesmes vient l’autre tiltre, qu’il est nommé Vie, à cause de la justice Rom. 8.10. Or pource qu’en nous arrousant de sa grâce invisible il nous rend fertiles à produire fruits de justice, comme la pluye engraisse la terre de son humeur, voylà pourquoy il est souvent nommé Eau : comme en Isaïe, Vous tous qui avez soif, venez aux eaux. Item, J’espandray de mon Esprit, sur celle qui a soif, et feray couler les rivières sur la terre seiche Esaïe 55.1 ; 44.3. A quoy respond la sentence de Jésus-Christ, que j’ay n’aguères alléguée, Si quelqu’un a soif, qu’il viene à moy Jean 7.37. Combien qu’il est aucunesfois marqué de ce nom, pour la force qu’il a de purger et nettoyer : comme en Ezéchiel, où Dieu promet des eaux pures pour laver toutes les souilleures de son peuple Ezéch. 36.25. Or pource qu’en nous arrousant de la liqueur de sa grâce, il nous restaure en vigueur et nous refocille : de cest effect aussi le nom d’Huile et d’Onction luy est donné 1Jean 2.20, 27. D’autre part, pource qu’en nous recuisant, et bruslant nos concupiscences vicieuses, qui sont comme superfluitez et ordures, il enflambe nos cœurs en l’amour de Dieu, et en affection de le servir : pour ceste raison il est à bon droict intitulé Feu Luc 3.16. En somme, il nous est proposé comme la seule fontaine dont toutes richesses célestes descoulent sur nous, ou bien comme la main de Dieu par laquelle il exerce sa Vertu Jean 4.14. Car c’est par son inspiration que nous sommes régénérez en vie céleste, afin de n’estre plus poussez ou conduits de nous, mais estre gouvernez par son mouvement et opération : tellement que s’il y a quelque bien en nous, ce n’est seulement que du fruit de sa grâce : et sans luy tout le beau lustre de vertu que nous avons n’est rien, pource qu’il n’y a qu’aveuglement d’esprit et perversité de cœur. Cela a bien esté desjà clairement exposé, que Jésus-Christ nous est comme oisif, juscques à ce que nous le conjoignions avec son Esprit pour nous y addresser : pource que sans ce bien nous ne faisons que regarder Jésus-Christ de loin et hors nous, voire d’une froide spéculation. Or nous sçavons qu’il ne proufite sinon à ceux desquels il est chef et frère premier-nay, mesmes qui sont vestus de luy Eph. 4.15 ; Rom. 8.29 ; Gal. 3.27. Ceste seule conjonction fait qu’il ne soit point venu vain et inutile, quant à nous, avec le nom de Sauveur. A ce mesme but tend le mariage sacré, par lequel nous sommes faits chair de sa chair et os de ses os, voire un avec luy Eph. 5.30. Or il ne s’unit avec nous que par son Esprit, et par la grâce et vertu d’iceluy il nous fait ses membres, pour nous retenir à soy, et pour estre mutuellement possédé de nous.
3.1.4
Mais pource que la foy est son principal chef-d’œuvre, la pluspart de ce que nous lisons en l’Escriture touchant sa vertu et opération, se rapporte à icelle foy, par laquelle il nous ameine à la clairté de l’Evangile : comme dit sainct Jehan, que ceste dignité est donnée à tous ceux qui croyent en Christ, d’estre faits enfans de Dieu, lesquels ne sont point nais de chair et de sang, mais de Dieu Jean 1.13. Car en opposant Dieu à la chair et au sang, il monstre que c’est un don céleste et supernaturel, que les esleus reçoyvent Jésus-Christ par foy, lesquels autrement demeureroyent adonnez à leur incrédulité. La response que fit Jésus-Christ à Pierre, convient à ceci : La chair et le sang ne le t’ont point révélé, mais mon Père qui est au ciel Matt. 16.17. J’attouche briefvement ces choses, pource qu’elles ont esté déduites ailleurs tout au long. Le dire aussi de sainct Paul s’accorde très-bien à ce propos : c’est que les fidèles sont scellez ou cachetez du sainct Esprit de la promesse Eph. 1.13. Car il signifie qu’il est le maistre intérieur, par le moyen duquel la promesse de salut entre en nous, et transperce nos âmes : et qu’autrement elle ne feroit que batre l’air, ou sonner à nos aureilles. Pareillement quand il dit que les Thessaloniciens ont esté esleus de Dieu en sanctification de l’Esprit, et en la foy de la vérité 2Thess. 2.13 : par un tel fil et conjonction il nous advertit que la foy ne peut provenir d’ailleurs que de l’Esprit ; ce que sainct Jehan explique ailleurs plus ouvertement, parlant ainsi : Nous sçavons qu’il demeure en nous par l’Esprit qu’il nous a donné. Item, Voyci dont nous sçavons que nous demeurons en luy, et luy en nous : c’est qu’il nous a donné de son Esprit 1Jean 3.24 ; 4.13. Parquoy le Seigneur Jésus pour rendre ses disciples capables de la sagesse céleste, leur promet l’Esprit de vérité, lequel le monde ne peut comprendre Jean 14.17 : et luy attribue cest office comme propre, de leur suggérer et faire cognoistre ce qu’il leur avoit desjà enseigné : comme aussi de faict la clairté se présenteroit en vain aux aveugles, si cest Esprit d’intelligence n’ouvroit les yeux de l’entendement : en sorte qu’à juste cause on le peut appeler La clef, par laquelle les thrésors du royaume des cieux nous sont ouverts : et son illumination peut estre nommée La veue de nos âmes. Voylà pourquoy sainct Paul magnifie tant le ministère de l’Esprit 2Cor. 3.6-8 : ce qui vaut autant à dire comme la prédication ayant avec soy la vivacité spirituelle : pource que les docteurs ne proufiteroyent rien à crier, si Jésus-Christ le souverain maistre ne besongnoit au dedans, pour attirer ceux qui luy sont donnez du Père. Parquoy, comme nous avons dit que toute perfection de salut se trouve en Jésus-Christ, aussi luy, afin de nous en faire participans, nous baptise au sainct Esprit et en feu Luc 3.16, nous illuminant en la foy de son Evangile, et nous régénérant, tellement que nous soyons nouvelles créatures : finalement nous purgeant de toutes nos pollutions et ordures, pour estre consacrez de Dieu en saincts temples.
Chapitre II
De la foy : où la définition d’icelle et les choses qui luy sont propres sont
expliquées.
3.2.1
Mais toutes ces choses seront faciles à entendre, quand nous aurons mis une plus claire définition de la foy, pour bien monstrer aux lecteurs quelle est sa force et nature. Or il convient réduire en mémoire ce que nous avons enseigné par ci-devant : c’est que Dieu en nous ordonnant par la Loy ce qui est de faire, si nous choppons le moins du monde, nous menace du jugement de la mort éternelle, et nous tient là enserrez, comme s’il devoit foudroyer sur nos testes. Derechef il est à noter, pource que non seulement ce nous est chose difficile, mais surmontant toutes nos forces, et hors de nostre faculté, d’accomplir la Loy comme il est requis : si nous ne regardons qu’à nous et ne réputons que ce que nous avons mérité, et de quelle condition nous sommes dignes, qu’il ne nous reste une seule goutte d’espérance : mais comme povres gens rejettez de Dieu, sommes accablez en damnation. Tiercement, nous avons déclairé qu’il n’y a qu’un seul moyen de nous délivrer d’une calamité si misérable, et nous en faire sortir : asçavoir quand Jésus-Christ apparoist Rédempteur, par la main duquel le Père céleste ayant pitié de nous, selon sa miséricorde infinie nous a voulu secourir, voire si nous embrassons d’une ferme foy ceste miséricorde, et reposons en icelle d’une constance d’espoir pour y persévérer. Maintenant il reste de bien considérer quelle doit estre ceste foy, par laquelle tous ceux qui sont adoptez de Dieu pour enfans, entrent en possession du royaume de Dieu, pource qu’une opinion telle quelle, ou mesme persuasion quelle qu’elle soit, ne suffiroit point à faire une chose si grande. Et d’autant plus nous faut-il songneusement appliquer nostre estude à nous enquérir de la nature et droicte propriété de la foy, quand nous voyons que la pluspart du monde est comme hébétée en cest endroict. Car en oyant ce nom, ils ne conçoyvent qu’une volonté de s’accorder à l’histoire de l’Evangile : mesmes quand on dispute de la foy aux escholes de Théologie, en disant cruement que Dieu en est l’object, ils esgarent çà et là les povres âmes en spéculations volages : au lieu de les addresser à un certain but. Car puis que Dieu habite en une lumière inaccessible, il est requis que Christ viene au-devant de nous, pour nous y guider. Dont aussi il s’appelle La clairté du monde : et en un autre lieu, La voye, la vérité et la vie : pource que nul ne vient au Père, qui est la fontaine de vie, sinon par luy : d’autant que luy seul cognoist le Père, et que son office est de le monstrer à ses fidèles 1Tim. 6.16 ; Jean 8.12 ; 14.6 ; Luc 10.22. Suyvant ceste raison, sainct Paul proteste qu’il n’a rien estimé digne d’estre cognu, que Jésus-Christ : et aux Actes il ne se glorifie que d’avoir cognu la foy en Jésus-Christ 1Cor. 2.2 : et en un autre lieu, il récite le propos qui luy a esté addressé : Je t’envoyeray entre les peuples, à ce qu’ils reçoyvent rémission de leurs péchez, et qu’ils soyent participans de l’héritage des Saincts par la foy qui est en moy Actes 26.17-18. Item, ailleurs il dit, que la gloire de Dieu nous est visible en la face de Christ : et que c’est ce miroir-là auquel toute cognoissance nous est donnée 2Cor. 4.6. Vray est que la foy regarde en un seul Dieu : mais il nous y faut adjouster le second point, c’est de croire en Jésus-Christ, lequel il a envoyé : pource que Dieu nous seroit caché bien loing, si le Fils ne nous esclairoit de ses rayons. Et à ceste fin aussi le Père a mis en luy tous ses biens, pour se manifester en la personne d’iceluy, et par telle communication exprimer la vraye image de sa gloire. Car comme il a esté dit qu’il nous faut estre tirez par l’Esprit pour estre incitez à chercher le Seigneur Jésus : aussi d’autre part il nous convient estre advertis de ne chercher le Père ailleurs qu’en ceste image. De quoy sainct Augustin parle très prudemment, disant que pour bien dresser nostre foy, il nous faut sçavoir où nous devons aller, et par où. Puis incontinent il conclud que le chemin pour nous garder de tous erreurs, est de cognoistre celuy qui est Dieu et homme[d]. Car nous tendons à Dieu, et par l’humanité de Jésus-Christ nous y sommes conduits. Au reste, sainct Paul faisant mention de la foy que nous avons en Dieu, ne prétend pas de renverser ce que tant souvent il réitère de la foy, laquelle a toute sa fermeté en Jésus-Christ : et sainct Pierre conjoinct très-bien les deux, en disant que par Christ nous croyons en Dieu 1Pi. 1.21.
[d] De civit. Dei, lib. XI, cap. II.
3.2.2
Ce mal doncques, comme d’autres infinis, doit estre imputé aux théologiens sorboniques, lesquels ont couvert tant qu’ils ont peu Jésus-Christ comme d’un voile : comme ainsi soit que si nous ne regardons droict à luy, nous ne pouvons que vaguer par beaucoup de labyrinthes. Or outre ce que par leur définition plene de ténèbres ils amoindrissent la vertu de la foy et quasi l’anéantissent, ils ont basti une fantasie de foy, qu’ils appellent Implicite, ou Enveloppée : duquel nom intitulans la plus lourde ignorance qui se puisse trouver, ils trompent le povre populaire, et le ruinent. Mesmes (pour parler plus ouvertement et à la vérité) ceste fantasie non-seulement ensevelit la vraye foy, mais la destruit du tout. Est-ce là croire de ne rien entendre, moyennant qu’on submette son sens à l’Eglise ? Certes la foy ne gist point en ignorance, mais en cognoissance : et icelle non-seulement de Dieu, mais aussi de sa volonté. Car nous n’obtenons point salut, à cause que nous soyons prests de recevoir pour vray tout ce que l’Eglise aura déterminé, ou pource que nous luy remettions la charge d’enquérir et cognoistre : mais en tant que nous cognoissons Dieu nous estre Père bien vueillant, pour la réconciliation qui a esté faite en Christ : et pource que nous recevons Christ, comme à nous donné en justice, sanctification et vie. C’est par ceste cognoissance, et non point en submettant nostre esprit aux choses incognues, que nous obtenons entrée au royaume céleste. Car l’Apostre en disant qu’on croit de cœur à justice, et qu’on fait confession de bouche à salut Rom. 10.10, n’entend point qu’il suffise si quelqu’un croit implicitement ce qu’il n’entend pas : mais il requiert une pure et claire cognoissance de la bonté de Dieu, en laquelle consiste nostre justice.
3.2.3
Bien est vray que je ne nie pas que, comme nous sommes enveloppez d’ignorance, beaucoup de choses ne nous soyent cachées, et seront jusques à ce qu’ayans despouillé ce corps mortel, nous soyons plus approchez de Dieu : esquelles choses je confesse qu’il n’est rien plus expédient que de suspendre nostre jugement, et ce pendant arrester nostre vouloir de demeurer en unité avec l’Eglise ; mais c’est une mocquerie d’attribuer sous ceste couverture le tiltre de foy à une pure ignorance. Car la foy gist en la cognoissance de Dieu et de Christ Jean 17.3 : non pas en la révérence de l’Eglise. Et de faict, nous voyons quel abysme ils ont ouvert par une telle implication, qu’ils appellent, ou enveloppement : c’est que les ignorans reçoyvent tout ce qui leur est présenté sous le tiltre de l’Eglise, voire sans aucune discrétion : mesmes les plus lourds erreurs qu’on leur puisse bailler. Laquelle facilité tant inconsidérée, combien qu’elle face trébuscher l’homme en ruine, est néantmoins excusée par eux, d’autant qu’elle ne croit rien avec détermination, mais sous ceste condition adjoincte. Si la foy de l’Eglise est telle. En ceste manière ils feignent qu’on tient la vérité en erreur, la lumière en aveuglement, et la science en ignorance. Or afin de ne nous arrester longuement à réfuter ces folies, nous admonestons seulement les lecteurs de les comparer avec nostre doctrine, car la clairté mesme de la vérité donnera assez d’argumens pour les confondre. Car il n’est pas question entre eux de sçavoir si la foy est enveloppée en beaucoup de ténèbres d’ignorance : mais ils déterminent que ceux qui s’abrutissent en ne sçachant rien, et mesmes se flattent en leur bestise, croyent deuement et comme il est requis : moyennant qu’ils s’accordent à l’authorité et jugement de l’Eglise sans rien sçavoir ; comme si l’Escriture n’enseignoit point par tout, que l’intelligence est conjoincte avec la foy.
3.2.4
Or nous confessons bien que la foy, ce pendant que nous sommes pèlerins au monde, est tousjours enveloppée : non-seulement pource que beaucoup de choses nous sont encore incognues, mais pource qu’estans enveloppez de beaucoup de nuées d’erreurs, nous ne comprenons pas tout ce qui seroit à souhaitter. Car la sagesse souveraine des plus parfaits est de proufiter et de tirer plus outre, se rendans dociles et débonnaires. Et pourtant sainct Paul exhorte les fidèles, s’ils sont différens l’un d’avec l’autre en quelque chose, d’attendre plus ample révélation Phil. 3.15. Et l’expérience nous enseigne, que nous ne comprenons pas ce qui seroit à désirer, jusques à ce que nous soyons despouillez de nostre chair. Journellement aussi en lisant l’Escriture, nous rencontrons beaucoup de passages obscurs, qui nous arguent et convainquent d’ignorance : et par ceste bride Dieu nous retient en modestie, c’est d’assigner à chacun certaine mesure et portion de foy à ce que le plus grand docteur et le plus habile soit prest d’estre enseigné. Nous avons plusieurs beaux et notables exemples de telle foy implicite aux disciples de nostre Seigneur Jésus, devant qu’ils fussent plenement illuminez. Nous voyons combien il leur a esté difficile de gouster les premiers rudimens : comment ils ont hésité et fait scrupule en choses bien petites : et encores qu’ils pendissent assiduellement de la bouche de leur Maistre : combien peu ils ont esté advancez. Qui plus est, estans venus au sépulchre, la résurrection, de laquelle ils avoyent ouy tant parler, leur est comme songe. Puis que Jésus-Christ, leur avoit desjà rendu tesmoignage qu’ils croyoyent, il n’est pas licite de dire qu’ils fussent du tout vuides de foy : mesmes s’ils n’eussent esté persuadez que Jésus-Christ devoit ressusciter, toute affection de le suyvre eust esté abatue en eux ; comme aussi les femmes n’ont pas esté induites de superstition, pour oindre de leurs onguens aromatiques un corps mort, auquel il n’y eust nulle espérance de vie : mais combien qu’elles adjoutassent foy aux paroles du Fils de Dieu, lequel elles sçavoyent estre véritable : toutesfois la rudesse qui occupoit encores leurs esprits, a tenu leur foy entortillée en ténèbres, tellement qu’ils se sont trouvez esperdus. Et pour ceste cause il est dit, qu’ayans apperceu à l’œil la vérité des paroles de nostre Seigneur Jésus, finalement ils ont creu : non pas que lors ils ayent commencé de croire, mais pource que la semence de foy laquelle estoit comme morte en leurs cœurs, a reprins vigueur pour fructifier. Il y a eu doncques vraye foy en eux, mais enveloppée : pource qu’ils avoyent receu en telle révérence qu’il appartient le Fils de Dieu, pour leur Docteur unique. Pour le second, estans enseignez de luy ils le tenoyent pour autheur de leur salut. Finalement ils croyoyent qu’il estoit venu du ciel, pour assembler en l’héritage immortel par la grâce de Dieu son Père, ceux qui luy seroyent vrais disciples ; mais de ceci il n’en faut point chercher meilleure preuve ni plus familière que ce que chacun sent tousjours en soy quelque incrédulité meslée parmi la foy.
3.2.5
Semblablement nous pouvons appeler foy ce qui à proprement parler n’est qu’une préparation à icelle. Les Evangélistes récitent que plusieurs ont creu, lesquels seulement ont esté ravis par les miracles de Jésus-Christ, pour l’avoir en admiration, sans passer plus outre que de le tenir pour le Rédempteur qui avoit esté promis : combien qu’ils n’eussent cognu la doctrine de l’Evangile que bien peu, et quasi rien. Telle révérence qui les a dontez pour s’assujetir à Jésus-Christ, est ornée du titre de foy, combien que ce ne fust qu’un petit commencement. Et voylà comment l’homme de cour, lequel avoit creu à la promesse de Jésus-Christ touchant la guairison de son fils, quand il est retourné à la maison a creu derechef, selon sainct Jehan, voire, pource que du premier coup il a tenu pour oracle du ciel ce qu’il avoit ouy de la bouche de Jésus-Christ : et puis il s’est adonné à l’authorité d’iceluy, pour recevoir sa doctrine Jean 4.53 ; 8.30. Toutesfois il faut sçavoir qu’il s’est tellement rendu docile et disposé à apprendre, que ce mot de Croire au premier lieu de ce passage de sainct Jehan, dénote une foy particulière : au second lieu il s’estend plus loin, c’est de mettre cest homme au rang des disciples de nostre Seigneur, lesquels faisoyent profession d’adhérer à luy. Sainct Jehan nous propose un exemple assez semblable és Samaritains, lesquels ayans creu à la parole qui leur avoit esté annoncée par la femme accourent ardemment à Jésus-Christ qui est un commencement de foy : mais l’ayans ouy, ils disent, Nous ne croyons plus pour ta parole, mais d’autant que nous l’avons ouy, et que nous sçavons qu’il est le Sauveur du monde Jean 4.42. Il appert de ces tesmoignages, que ceux mesmes qui ne sont point encores abruvez des premiers élémens, moyennant qu’ils soyent enclins et duits à obéir à Dieu, sont nommez fidèles : non pas proprement, mais d’autant que Dieu par sa libéralité fait cest honneur à leur affection. Au reste, une telle docilité avec désir d’apprendre, est bien diverse de ceste lourde ignorance, en laquelle croupissent et sont endormis ceux qui se contentent de leur foy implicite, telle que les Papistes imaginent. Car si sainct Paul condamne rigoureusement ceux qui en apprenant ne parvienent jamais à la science de vérité, de combien plus grand opprobre et vitupère sont dignes ceux qui de propos délibéré appètent de ne rien sçavoir 2Tim. 3.7 ?
3.2.6
Voyci donc la vraye cognoissance de Jésus-Christ, que nous le recevions tel qu’il nous est offert du Père : asçavoir vestu de son Evangile. Car comme il nous est destiné pour le but de nostre foy : aussi d’autre part jamais nous ne tendrons droict à luy, sinon estans guidez par l’Evangile. Et de faict c’est là que les thrésors de grâce nous sont ouverts, lesquels nous estans fermez, Jésus-Christ ne nous proufiteroit guères. Voylà pourquoy sainct Paul accompagne la doctrine avec la foy d’un lien inséparable, disant, Vous n’avez point ainsi apprins Jésus-Christ, si vous avez esté enseignez quelle est sa vérité Eph. 4.20-21. Non pas que je restreigne tellement la foy à l’Evangile, que je ne confesse que ce qu’ont enseigné Moyse et les Prophètes suffisoit pour lors à la bien édifier : mais pource qu’il y en a une manifestation plus ample en l’Evangile, sainct Paul non sans cause l’appelle doctrine de foy. Pour laquelle raison il dit en un autre passage, qu’à l’advénement de la foy la Loy a esté abolie, signifiant par ce mot la façon nouvelle d’enseigner qui a esté apportée par le Fils de Dieu, d’autant qu’il a beaucoup mieux esclarci la miséricorde de son Père : et nous ayant esté ordonné maistre et docteur, nous a plus familièrement testifié de nostre salut Rom. 10.4. Toutesfois la procédure nous sera plus aisée si nous descendons par degrez du général au spécial. En premier lieu soyons advertis qu’il y a une correspondance de la foy avec la Parole, dont elle ne peut estre séparée ne distraite, non plus que les rayons du soleil, lequel les produit. Et voylà pourquoy Dieu crie par Isaïe, Escoutez-moy, et vostre âme vivra ! Esaïe 55.3. Sainct Jehan aussi monstre que telle est la source de la foy, en disant, Ces choses sont escrites afin que vous croyiez Jean 20.31. Et le Prophète voulant exhorter le peuple à croire, Aujourd’huy, dit-il, si vous oyez sa voix Ps. 95.8. Brief ce mot d’ouyr communément se prend pour croire. Pour conclusion, Dieu ne discerne point en vain par ceste marque les enfans de l’Eglise d’avec les estrangers : c’est qu’il les enseignera pour les avoir escholiers. A quoy respond ce que sainct Luc met par-ci par-là ces deux mots comme équivalens, Fidèles et disciples : mesmes estend ce tiltre jusques à une femme Actes 6.1, 2, 7 ; 9.1, 10. Parquoy si la foy décline tant peu que ce soit de ce blanc, auquel elle doit prendre sa visée, elle ne retient plus sa nature : mais est une crédulité incertaine, et erreur vaguant çà et là. Icelle mesme parole est le fondement dont elle est soustenue et appuyée : duquel si elle est retirée, incontinent elle trébusche. Qu’on oste donc la Parole, et il ne restera plus nulle foy. Nous ne disputons pas icy, asçavoir-mon si le ministère de l’homme est nécessaire pour semer la Parole, dont la foy soit conceue : ce que nous traitterons en un autre lieu : mais nous disons que la Parole, de quelque part qu’elle nous soit apportée, est comme un miroir auquel la foy doit regarder et contempler Dieu. Pourtant soit que Dieu s’aide en cela du service de l’homme, soit qu’il besongne par sa seule vertu : néantmoins il se représente tousjours par sa Parole à ceux qu’il veut tirer à soy, dont aussi sainct Paul nomme la foy obéissance qu’on rend à l’Evangile. Et ailleurs il loue le service et promptitude de la foy qui estoit aux Philippiens Rom.1.5 ; Phil. 2.17. Car il n’est pas question seulement en l’intelligence de la foy, que nous cognoissions qu’il y a un Dieu : mais principalement il est requis d’entendre de quelle volonté il est envers nous. Car il ne nous est pas seulement utile de sçavoir quel il est en soy, mais quel il nous veut estre. Nous avons doncques desjà que la foy est une cognoissance de la volonté de Dieu prinse de sa Parole. Le fondement d’icelle est la persuasion qu’on a de la vérité de Dieu : de laquelle ce pendant que ton cœur n’a point la certitude résolue, la Parole a son authorité bien débile ou du tout nulle en toy. D’avantage, il ne suffit pas de croire que Dieu est véritable, qu’il ne puisse mentir ne tromper, si tu n’as ceste résolution, que tout ce qui procède de luy, est vérité ferme et inviolable.
3.2.7
Mais d’autant que le cœur de l’homme n’est point confermé en foy par une chacune Parole de Dieu, il faut encores chercher que c’est que la foy proprement regarde en la Parole. C’estoit une voix de Dieu, celle qui fut dite à Adam, Tu mourras de mort ; c’estoit une voix de Dieu, qui fut dite à Caïn, Le sang de ton frère crie à moy de la terre Gen. 2.17 ; 4.10 : mais toutes telles sentences ne pouvoyent sinon esbranler la foy : tant s’en faut qu’elles fussent pour l’establir. Nous ne nions pas cependant que l’office de la foy ne soit de donner consentement à la vérité de Dieu, toutesfois et quantes qu’il parle, et quoy qu’il dise, et en quelque manière que ce soit : mais nous cherchons à présent que c’est que la foy trouve en icelle parole, pour s’appuyer et reposer. Si nostre conscience ne voit autre chose qu’indignation et vengence, comment ne tremblera-elle d’horreur ? Et si elle a une fois Dieu en horreur, comment ne le fuira-t-elle ? Or la foy doit chercher Dieu, non pas le fuir. Il appert doncques que nous n’avons pas encores la définition plene : puis que cela ne doit point estre réputé foy, de cognoistre une chacune volonté de Dieu. Et que sera-ce si au lieu de volonté, de laquelle le message est quelquesfois triste et espovantable, nous mettons bénévolence ou miséricorde ? Certes, en ceste manière nous approchons plus de la nature de foy. Car lors nous sommes doucement induits de chercher Dieu, après que nous avons cognu nostre salut estre en luy : ce qu’il nous déclaire en nous asseurant qu’il en a soin. Parquoy il nous est besoin d’avoir promesse de sa grâce, en laquelle il testifie qu’il nous est Père propice : pource que sans icelle nul ne peut approcher de luy, et que le cœur de l’homme ne se peut reposer que sur icelle. Selon ceste raison ces deux mots, Miséricorde et Vérité sont souvent conjoincts aux Pseaumes : comme il y a un accord indissoluble, pource qu’il ne nous proufiteroit rien de sçavoir que Dieu est véritable, s’il ne nous convioit à soy quasi nous alléchant par sa clémence. Et ne seroit point à nous de comprendre sa miséricorde, s’il ne la nous offroit par sa voix. Les exemples sont, J’ay presché ta vérité et ton salut : Je n’ay point celé la bonté et vérité : Comme la bonté et vérité me gardent Ps. 40.10-11. Item, Ta miséricorde touche les cieux, ta vérité va jusques aux nues. Item, Toutes les voyes de Dieu sont clémence et vérité à ceux qui gardent son alliance. Item, Sa miséricorde est multipliée sur nous, et sa vérité demeure à jamais. Item, Je chanteray à ton Nom pour ta miséricorde et vérité Ps. 25.10 ; 36.6 ; 117.2. Je laisse à réciter ce qu’en disent souvent les Prophètes : c’est que Dieu, selon qu’il est bénin, est aussi loyal en ses promesses. Car ce seroit témérité à nous, de concevoir que Dieu nous soit propice, s’il n’en testifie luy-mesme, et qu’il nous préviene en nous conviant, à ce que sa volonté ne nous soit douteuse ou obscure. Or nous avons desjà veu qu’il a ordonné son Fils pour le seul gage de son amour, et que sans luy il n’y apparoist haut et bas que signes d’ire et de haine. D’avantage, puis que la cognoissance de la bonté de Dieu ne peut pas avoir grande importance, sinon qu’elle nous y face reposer, il faut exclurre toute intelligence meslée avec doute, et laquelle ne consiste fermement, mais vacille comme débatant de la chose. Or il s’en faut beaucoup que l’entendement de l’homme, ainsi qu’il est aveuglé et obscurci, puisse pénétrer et atteindre jusques à cognoistre la volonté de Dieu : que le cœur, au lieu qu’il a accoustumé de vaciller en doute et incertitude, soit asseuré pour reposer en telle persuasion. Parquoy il faut que l’entendement de l’homme soit d’ailleurs illuminé, et le cœur confermé, devant que la Parole de Dieu obtiene plene foy en nous. Maintenant nous avons une entière définition de la foy, si nous déterminons que c’est une ferme et certaine cognoissance de la bonne volonté de Dieu envers nous : laquelle estant fondée sur la promesse gratuite donnée en Jésus-Christ, est révélée à nostre entendement, et scellée en nostre cœur par le sainct Esprit.
3.2.8
Mais devant que passer outre, il sera nécessaire de mettre quelques Proèmes pour desvelopper quelques nœuds qui autrement pourroyent empescher les lecteurs, et les retarder. En premier lieu nous avons à réfuter la distinction qui a eu tousjours vogue entre les Sorbonistes, touchant la foy qu’ils appellent Formée et Informée. Car ils imaginent que ceux qui ne sont touchez d’aucune crainte de Dieu, ou de sentiment de piété, ne laissent point de croire tout ce qui est nécessaire à salut ; comme si le sainct Esprit illuminant nostre cœur à la foy, ne nous estoit point tesmoin de nostre adoption. Or combien que contre toute l’Escriture ils veulent avec leur fierté, que telle cognoissance soit foy, il ne sera jà besoin de beaucoup disputer ou débatre plus longuement contre leur définition, moyennant que ce que l’Escriture nous en monstre soit bien expliqué. Car de là il nous apperra combien sottement et bestialement ils gergonnent, plustost qu’ils ne parlent, d’une chose si haute. J’en ay desjà touché une partie : je déduiray ci-après le reste en son lieu. Pour le présent je dy qu’on ne sçauroit rien feindre plus hors de propos que leur resverie. Ils entendent qu’un assentement, par lequel les contempteurs de Dieu accepteront pour vray ce qui est contenu en l’Escriture, doit estre réputé pour foy. Or il faloit veoir en premier lieu, si chacun appelle à soy la foy de sa propre industrie, ou bien si c’est le sainct Esprit qui par icelle nous testifie nostre adoption. Parquoy ils babillent en petis enfans, quand il demandent si la foy estant formée de la charité survenante est une mesme foy ou diverse. Et par tel badinage il est notoire, que jamais ils n’ont rien conceu du don singulier de l’Esprit, par lequel la foy nous est inspirée. Car le commencement de croire contient en soy la réconciliation, par laquelle l’homme a accès à Dieu. Que s’ils poisoyent bien ceste sentence de sainct Paul, qu’on croit de cœur à justice Rom. 10.10 : ils ne s’amuseroyent plus à qualifier ainsi la foy par des vertus survenantes. Quand nous n’aurions autre raison que ceste-ci, elle devroit suffire pour décider tout différent : asçavoir que l’assentement que nous donnons à Dieu (comme j’en ay desjà parlé, et en traitteray tantost plus au long) est au cœur plustost qu’au cerveau, et d’affection plustost que d’intelligence. Pour laquelle cause l’obéissance de la foy est tant louée, que Dieu ne préfère nul autre service à icelle Rom. 1.5 : et à bon droict, veu qu’il n’a chose si précieuse que sa vérité, laquelle est signée par les croyans (comme dit Jehan-Baptiste) comme quand on met son signe ou paraphe en une lettre Jean 3.33. Pource que ceci ne doit point estre en doute, je conclu en un mot, que ceux qui disent que la foy est formée quand il survient quelque bonne affection, comme un accessoire estrange, ne font que babiller : veu que l’assentement ne peut estre sans bonne affection et sans révérence de Dieu. Mais il se présente un argument beaucoup plus clair. Car puis que la foy embrasse Jésus-Christ selon qu’il nous est offert du Père (or il nous est offert non-seulement en justice, rémission des péchez et appointement, mais aussi en satisfaction et fontaine d’eau vive) nul ne le pourra jamais cognoistre deuement, ne croire en luy, qu’il n’appréhende ceste sanctification de l’Esprit. Ou bien si quelqu’un veut avoir encores cela plus clairement : la foy est située en la cognoissance de Christ, et Christ ne peut estre cognu sans la sanctification de son Esprit : il s’ensuit que la foy ne doit estre nullement séparée de bonne affection.
3.2.9
Ceux qui ont coustume d’alléguer ce que dit sainct Paul, asçavoir si quelqu’un avoit si parfaite foy que de pouvoir transférer les montagnes, et qu’il n’eust point de charité 1Cor. 13.2, que cela n’est rien, voulans par ces paroles faire une foy informe qui soit sans charité : ils ne considèrent point que signifie le vocable de Foy en ce passage. Car comme ainsi soit que sainct Paul eust disputé des divers dons de l’Esprit, entre lesquels il avoit nommé les langues, vertus et prophéties : et qu’il eust exhorté les Corinthiens d’appliquer leur estude aux plus excellens et plus proufitables, c’est asçavoir dont il pouvoit venir plus de fruit et utilité à tout le corps de l’Eglise : il adjouste qu’il leur démonstrera encores une plus excellente voye 1Cor. 12.10, 31, asçavoir que tous ces dons, combien qu’ils soyent tous excellens en leur nature, néantmoins ne sont comme à rien estimer, s’ils ne servent à charité : d’autant qu’ils sont donnez à l’édification de l’Eglise, à laquelle s’ils ne se rapportent, ils perdent leur grâce et leur pris. Pour cela prouver il use d’une division, répétant ces mesmes grâces dont il avoit fait mention au paravant : mais il les nomme de divers noms. Ainsi ce qu’il avoit premièrement appelé Vertu, il le nomme Foy : signifiant par l’un et l’autre vocable, la puissance de faire miracles. Or d’autant que ceste puissance, soit qu’on la nomme Foy ou Vertu, est un don particulier de Dieu (comme sont le don des langues, prophéties et autres semblables), lequel un meschant homme peut avoir, et en abuser : ce n’est pas merveilles si elle est séparée de charité. Mais toute la faute de ces povres gens est, que nonobstant que le vocable de Foy ait diverses significations, n’observans point ceste diversité, ils combatent comme s’il estoit tousjours prins en une mesme manière. Le lieu de sainct Jaques, qu’ils ameinent pour confermer aussi leur erreur, sera ailleurs expliqué. Car combien que par forme d’enseigner nous concédions qu’il y a plusieurs espèces de foy, quand nous voulons monstrer quelle est la cognoissance de Dieu aux iniques : néantmoins nous recognoissons et confessons avec l’Escriture une seule foy aux enfans de Dieu. Il est bien vray que plusieurs croyent qu’il y a un Dieu, et pensent que ce qui est comprins en l’Evangile et l’Escriture, est véritable, d’un mesme jugement qu’on a accoustumé de juger estre véritable ce qu’on lit aux histoires, ou ce qu’on a veu à l’œil. Il y en a qui passent encores outre : car ils ont la Parole de Dieu pour un oracle indubitable, et ne contemnent point du tout les commandemens d’icelle, et sont aucunement esmeus des promesses. Nous disons que telle manière de gens n’est pas sans foy : mais c’est en parlant improprement, à cause qu’ils n’impugnent point d’une impiété manifeste la Parole de Dieu, et ne la rejettent ne mesprisent : mais plustost donnent quelque apparence d’obéissance.
3.2.10
Toutesfois comme ceste ombre ou image de foy est de nulle importance, aussi elle est indigne d’un tel tiltre. Et combien que nous verrons tantost plus amplement combien elle diffère de la vérité de la foy, néantmoins il ne nuira de rien d’en faire maintenant une briefve démonstrance. Il est dit que Simon le Magicien a creu, lequel manifeste tantost après son incrédulité Actes 8.13, 18. Ce que le tesmoignage de foy luy est donné, nous n’entendons pas avec aucuns, qu’il l’ait seulement simulée par paroles, combien qu’il n’en eust rien au cœur : mais plustost nous pensons qu’estant surmonté par la majesté de l’Evangile, il y avoit adjousté une foy telle quelle : recognoissant tellement Christ pour auteur de vie et salut, que volontiers il l’acceptoit pour tel. En ceste manière nostre Seigneur dit au chapitre huit de sainct Luc, que ceux-là croyent pour un temps, esquels la semence de la Parole est suffoquée devant que fructifier : ou bien desseichée et perdue, devant qu’avoir prins racine Luc 8.7-13. Nous ne doutons pas que tels ne soyent touchez de quelque goust de la Parole, pour la recevoir avec désir, et ne soyent frappez de sa vertu : tellement qu’en leur hypocrisie non-seulement il déçoyvent, les hommes, mais aussi leurs cœurs propres. Car ils se persuadent que la révérence qu’ils portent à la Parole de Dieu, est la plus vraye piété qu’ils puissent avoir : pource qu’ils ne réputent autre impiété au monde, sinon quand ceste Parole est manifestement ou vitupérée ou mesprisée. Or quelle que soit ceste réception de l’Evangile, elle ne pénètre pas jusques au cœur pour y demeurer fichée : et combien qu’elle semble advis aucunesfois prendre racines, néantmoins elles ne sont pas vives : tant a de vanité le cœur humain, tant il est rempli de diverses cachettes de mensonges, de telle hypocrisie il est enveloppé, qu’il se trompe souvent soy-mesme. Toutesfois ceux qui se glorifient d’un tel simulachre de la foy, qu’ils entendent qu’ils ne sont en rien supérieurs au diable en cest endroict Jacq. 2.19. Certes les premiers dont nous avons parlé sont beaucoup inférieurs, d’autant qu’ils demeurent estourdis en oyant les choses lesquelles font trembler les diables : les autres sont en cela pareils, que !e sentiment qu’ils en ont, finalement sort en terreur et espovantement.
3.2.11
Je sçay que d’attribuer la foy aux réprouvez, il semble bien dur et estrange à aucuns, veu que sainct Paul la met pour fruit de nostre élection 2Thess. 1.4. Mais ce nœud sera facile à deslier, pource que combien qu’il n’y ait que ceux qui sont prédestinez à salut que Dieu illumine en la foy, et ausquels il face vrayement sentir l’efficace de l’Evangile, toutesfois l’expérience monstre que les réprouvez sont quelquesfois touchez quasi d’un pareil sentiment que les esleus, en sorte qu’à leur opinion ils doyvent estre tenus du rang des fidèles. Par ainsi il n’y a point d’absurdité en ce que l’Apostre dit qu’ils goustent pour un temps les dons célestes : et en ce que Jésus-Christ dit qu’ils ont une foy temporelle Héb. 6.4-6 ; Luc. 8.13 ; non pas qu’ils comprenent quelle est la vertu de l’Esprit, ne qu’ils la reçoyvent à bon escient et vivement, ou bien qu’ils ayent la vraye clairté de foy : mais pource que Dieu, afin de les tenir convaincus et rendre tant plus inexcusables, s’insinue en leurs entendemens, voire entant que sa bonté peut estre goustée sans l’Esprit d’adoption. Si quelqu’un réplique que les fidèles doncques n’auront point où s’asseurer, et ne pourront juger comment ils sont adoptez de Dieu : je respon, combien qu’il y ait grande similitude et affinité entre les esleus et ceux qui ont une foy caduque et transitoire, que toutesfois la fiance dont parle sainct Paul, asçavoir d’oser invoquer Dieu pour Père à plene bouche, n’a sa vigueur qu’aux esleus. Parquoy comme Dieu régénère les esleus seulement à perpétuité par la semence incorruptible, et ne souffre que jamais ceste semence qu’il a plantée en leurs cœurs périsse : aussi il n’y a doute qu’il ne scelle en leurs cœurs d’une façon spéciale la certitude de sa grâce, à ce qu’elle leur soit plenement ratifiée. Mais cela n’empesche point que le sainct Esprit n’ait quelque opération plus basse aux réprouvez. Ce pendant les fidèles sont advertis de s’examiner songneusement et en humilité, de peur qu’au lieu de la certitude de foy qu’ils doyvent avoir, il ne s’insinue en leur cœur quelque présomption de la chair avec nonchalance. Il y a un autre point : c’est que les réprouvez ne conçoyvent jamais sentiment de la grâce de Dieu qu’en confus : tellement qu’ils appréhendent plustost l’ombre que le corps et la substance, pource que le sainct Esprit ne scelle et ne cachette proprement la rémission des péchez sinon aux esleus, à ce qu’ils en ayent une fiance particulière pour en faire leur proufit. Toutesfois on peut dire en quelque manière, que les réprouvez croyent que Dieu leur soit propice : pource qu’ils acceptent le don de réconciliation, combien que ce soit en confus et sans droicte résolution. Non pas qu’ils soyent participans avec les enfans de Dieu d’une mesme foy ou régénération : mais pource que sous la couverture d’hypocrisie il semble qu’ils ayent un principe de foy commun avec eux. Je ne nie pas que Dieu n’esclaire leurs entendemens jusques-là, de leur faire cognoistre sa grâce : mais il distingue tellement ce sentiment qu’il leur donne, d’avec le tesmoignage qu’il engrave aux cœurs de ses fidèles, que la fermeté et vraye efficace qu’ont les fidèles est tousjours incognue aux autres. Et de faict, jamais Dieu ne se monstre propice aux réprouvez, comme s’il les retiroit de la mort pour les prendre en sa garde : mais seulement leur fait sentir sa miséricorde présente comme par une bouffée. Il n’y a que les esleus ausquels il face ce bien d’enraciner la foy vive en leur cœur, pour les y faire persévérer jusques en la fin. Et ainsi l’objection qu’on pourroit faire est solue, asçavoir que si Dieu leur monstre sa grâce, cela devroit estre arresté et permanent. Car il n’y a rien qui empesche que Dieu ne face luire en d’aucuns pour un temps un sentiment de sa grâce, lequel puis après s’esvanouisse.
3.2.12
Pareillement, combien que la foy soit une cognoissance de la bonne volonté de Dieu envers nous, et une certaine persuasion de sa vérité, toutesfois ce n’est point merveille que l’appréhension qu’ont les légers et inconstans de l’amour de Dieu, s’esvanouisse. Car combien qu’elle soit prochaine de la foy, si diffère-elle beaucoup d’avec icelle. Je confesse bien que la volonté de Dieu est immuable, et que sa vérité jamais ne varie : mais je dy que les réprouvez ne parvienent jamais jusques à ceste révélation secrète de leur salut, laquelle l’Escriture n’attribue sinon aux fidèles. Je nie doncques qu’ils comprenent la volonté de Dieu selon qu’elle est immuable, ou qu’ils embrassent constamment sa vérité : pource qu’ils s’arrestent en un sentiment sujet à estre esbranlé, et à s’escouler mesmes, comme un arbre qui n’est pas planté assez profond pour jetter racines vives, combien que par quelques ans il produise fleurs et fueilles, et mesmes quelques fruits, toutesfois par succession de temps desseiche et meurt. En somme, si l’image de Dieu a peu estre effacée de l’entendement et âme du premier homme à cause de sa rébellion, ce n’est point merveille s’il espand quelques rayons de sa grâce sur les réprouvez, et puis après souffre qu’ils s’esteignent. Il n’y a aussi rien qui empesche qu’il ne donne aux uns quelque légère et volage cognoissance de son Evangile, laquelle s’efface, et qu’il ne l’imprime aux autres tellement que jamais ils n’en soyent privez. Ce pendant que cest article nous soit résolu : c’est quelque petite ou débile que soit la foy aux esleus, néantmoins puis que l’Esprit de Dieu leur est arre et gage infallible de leur adoption, que l’engraveure qu’il met en leur cœur ne se peut jamais effacer. Quant à ce que la clairté qu’ont les réprouvez, n’est sinon comme une aspersion laquelle se perd et vient à rien, ce n’est pas à dire que le sainct Esprit trompe ou fraude. Car il ne vivifie pas la semence qu’il jette en leurs cœurs, pour la faire demeurer incorruptible comme aux esleus. Je passe plus outre, c’est, veu que l’expérience et l’Escriture nous monstrent que les réprouvez sont quelquesfois touchez du sentiment de la grâce de Dieu, qu’il ne se peut faire qu’ils ne soyent incitez en leurs cœurs à quelque désir mutuel de l’aimer. Voylà comment en Saül il y eut pour un temps quelque bonne affection de s’adonner à Dieu : duquel se voyant traitter paternellement, il estoit alléché par telle douceur de sa bonté. Mais comme l’estime qu’ont les réprouvez de l’amour paternelle de Dieu, n’est point bien fichée au profond de leur cœur : aussi ils ne l’aiment pas cordialement de leur costé comme estans ses enfans, mais sont poussez d’une affection mercenaire. Car ce n’est qu’à Jésus-Christ seul que l’Esprit de l’amour de Dieu a esté donné : voire à telle condition qu’il le communique à ses membres. Et de faict, le dire de sainct Paul ne s’estend pas plus loin qu’aux esleus : c’est que la charité de Dieu est espandue en nos cœurs par le sainct Esprit qui nous est donnée Or il parle de la charité qui engendre la fiance d’invoquer Dieu, comme nous voyons à l’opposite que Dieu se courrouce d’une façon admirable à ses enfans, lesquels toutesfois il ne laisse pas d’aimer : non pas qu’il les haysse en soy, mais il les veut espovanter de l’appréhension de son ire, pour humilier en eux tout orgueil de la chair, pour escourre et esveiller toute paresse, et pour les soliciter à repentance. Parquoy en une mesme heure ils le cognoissent estre courroucé contre eux et leurs péchez, et ne laissent pas de se lier qu’il leur sera propice : car ils ont franchement leur refuge à luy, et d’une fiance arrestée : et ce n’est pas en feintise qu’ils le requièrent de se vouloir appaiser. Il appert par ces raisons que plusieurs qui n’ont point de vraye foy enracinée en eux, ont toutesfois quelque apparence : non pas qu’ils en facent seulement la mine et le semblant devant les hommes, mais pource qu’estans poussez d’un tel zèle soudain, ils se trompent eux-mesmes d’une fausse opinion. Et n’y a doute qu’ils ne soyent préoccupez d’une tardiveté et pesanteur, pour ne point examiner deuement leur cœur comme il estoit requis. Il est vraysemblable que ceux dont parle sainct Jehan estoyent tels, quand il dit que Jésus-Christ ne se fioit point en eux, combien qu’ils creussent en luy : pource qu’il les cognoissoit tous, et sçavoit ce qui estoit en l’homme Jean 2.24-25. Au reste, si plusieurs ne décheoyent de la foi commune (j’use de ce mot de Commune, pour la grande similitude qui est entre la foy caduque et fragile, et celle qui est vive et permanente) Jésus-Christ n’eust point dit à ses disciples, Si vous persistez en ma parole, vous serez vrayement mes disciples, et cognoistrez la vérité, et la vérité vous affranchira Jean 8.31-32. Il s’addresse à ceux qui desjà avoyent receu sa doctrine, et les exhorte à proufiter en la foy, afin de ne point esteindre par leur nonchalance la clairté qui leur estoit donnée. Et pourtant sainct Paul réserve la foy comme un thrésor particulier aux esleus Tite 1.1, signifiant que ceux qui découlent, et s’esvanouissent n’y ont pas prins racine vive. Comme aussi nostre Seigneur Jésus en parle en sainct Matthieu, Tout arbre que mon Père n’a point planté, sera arraché Mat. 15.13. Il y a des autres hypocrites plus lourds et plus espais, lesquels n’ont point honte de vouloir tromper Dieu et les hommes. Et c’est contre telle manière de gens que sainct Jaques crie tant asprement : pource que sous une fausse couverture ils profanent meschamment la foy Jacq. 2.14. De faict aussi sainct Paul ne requéroit point des enfans de Dieu une foy non feinte, n’estoit que plusieurs se vantent trop hardiment d’avoir ce qu’ils n’ont pas, et par je ne sçay quel fard ou vaine couleur ils trompent le monde, et quelquesfois eux-mesmes. Parquoy il accompare la bonne conscience à un coffre auquel elle est gardée, disant que la foy est périe en plusieurs, d’autant qu’elle n’estoit point munie de ceste garde 1Tim. 1.5, 19.
3.2.13
Nous avons aussi à noter les significations diverses de ce mot. Car la foy souvent vaut autant à dire comme saine et pure doctrine quant à la religion : comme au lieu que nous avons n’aguères allégué. Et quand sainct Paul commande que les Diacres soyent instruits aux mystères de la foy avec pure conscience 1Tim. 3.9. Item, quand il se complaind qu’aucuns se sont révoltez de la foy. Et à l’opposite, quand il dit que Timothée a esté nourri en la doctrine de la foy. Item, quand il advertit que la hautesse profane de babiller, et les oppositions de science faussement nommée, sont cause d’en faire révolter plusieurs de la foy : lesquels en un autre passage il appelle réprouvez quant à la foy 1Tim. 1.4, 6 ; 2Tim. 2.16 ; 3.8. Derechef, quand il commande à, Tite qu’il admoneste ceux qu’il a en charge, d’estre sains en la foy Tite 1.13 ; 2.2 : signifiant par ce mot de Santé, une pure simplicité de doctrine, laquelle se corrompt facilement par la légèreté des hommes, s’abastardit. Et de faict, puis que tous les thrésors de science et sagesse sont cachez en Jésus-Christ Col. 2.3, lequel la foy possède : non sans cause ce mot s’applique à toute la somme de la doctrine céleste, de laquelle la foy ne peut estre séparée. D’autre part, le mot de Foy se restreint en d’aucuns passages à un object particulier, comme quand sainct Matthieu dit que Jésus-Christ a veu la foy de ceux qui dévalloyent le paralytique en bas par le toict : et Jésus-Christ, qu’il n’a point trouvé telle foy en Israël, comme au Centenier Mat. 9.2 ; 8.10. Car il est vray-semblable qu’il estoit du tout attentif et ravi à la guairison de son fils : comme il monstre par ses propos quel souci il en avoit. Mais pource qu’en se contentant de la seule response de Jésus-Christ, il ne demande point sa présence corporelle, mais proteste que c’est assez qu’il ait dit le mot : au regard de ceste circonstance sa foy est ainsi magnifiée. Nous avons aussi adverti que sainct Paul prend la foy pour le don de faire miracles, lequel aucunesfois est communiqué à ceux qui ne sont point régénérez de l’Esprit de Dieu, et ne le craignent point en sincérité ne droicture. Quelquesfois il use de ce mesme nom, pour signifier l’instruction que nous recevons pour estre édifiez en la foy. Car il n’y a doute quand il escrit que la foy sera abolie 1Cor. 13.10 que cela ne se rapporte au ministère de l’Eglise, et à la prédication qui sert aujourd’huy à nostre infirmité. En toutes ces façons de parler il y a quelque convenance, qui se monstre de prime face. Au reste, quand le nom de foy se transfère improprement à une fausse profession ou tiltre emprunté, ou desguisement, cela ne doit point estre trouvé ne plus rude ne plus estrange, que quand la crainte de Dieu se prend pour un service confus et vicieux qu’on luy fera. Or il est dit en l’histoire saincte, que les peuples qui avoyent esté transportez en Samarie et en la région prochaine, ont craint les dieux controuvez et le Dieu d’Israël. Ce qui est comme mesler le ciel avec la terre. Mais nous demandons maintenant que c’est que la foy, laquelle distingue les enfans de Dieu d’avec les incrédules : par laquelle nous invoquons Dieu comme nostre Père, laquelle nous fait passer de mort à vie, et par laquelle le Seigneur Jésus nostre salut éternel et vie habite en nous. Or il me semble que j’ay briefvement et clairement expliqué sa propriété et nature.
3.2.14
Maintenant il reste d’esplucher derechef toutes les parties de la définition que j’en ay donnée. Quant nous l’appelons Cognoissance, nous n’entendons pas une appréhension telle qu’ont les hommes des choses qui sont submises à leur sens : car elle surmonte tellement tout sens humain, qu’il faut que l’esprit monte par dessus soy, pour atteindre à icelle. Et mesmes y estant parvenu, il ne comprend pas ce qu’il entend : mais ayant pour certain et tout persuadé ce qu’il ne peut comprendre, il entend plus par la certitude de ceste persuasion, que s’il comprenoit quelque chose humaine selon sa capacité. Pourtant sainct Paul parle très-bien, disant qu’il nous faut comprendre quelle est la longueur, largeur, profondité et hautesse de cognoistre la dilection de Christ, laquelle surmonte toute cognoissance Eph. 3.18-19. Car il a voulu ensemble signifier l’un et l’autre : c’est asçavoir, que ce que nostre entendement comprend de Dieu par foy, est totalement infini : et que ceste manière de cognoistre outrepasse toute intelligence. Néantmoins pource que nostre Seigneur a manifesté à ses serviteurs le secret de sa volonté, qui estoit caché à tous siècles et générations, que pour ceste cause la foy est justement nommée Cognoissance Col. 2.2. Sainct Jehan aussi l’appelle Science, quand il dit que les fidèles sçavent qu’ils sont enfans de Dieu 1Jean 3.2. Et de faict, ils le sçavent pour certain : mais estans confermez en persuasion de la vérité de Dieu, plus qu’enseignez par démonstrance ou argument humain. Ce que signifient aussi les paroles de sainct Paul : c’est qu’habitans en ce corps nous sommes comme en pèlerinage loing de Dieu : pource que nous cheminons par foy et non par regard 2Cor. 5.7. En quoy il démonstre que les choses que nous entendons par foy, nous sont absentes, et cachées à nostre veue. Dont nous concluons que l’intelligence de la foy consiste plus en certitude qu’en appréhension.
3.2.15
Nous adjoustons que ceste cognoissance est certaine et ferme, afin d’exprimer combien la constance en est solide. Car comme la foy ne se contente point d’une opinion douteuse et volage, aussi ne fait-elle d’une cogitation obscure et perplexe : mais requiert une certitude plene et arrestée, telle qu’on a coustume d’avoir des choses bien esprouvées et entendues. Car l’incrédulité est si haut enracinée et si fort attachée aux cœurs des hommes, et nous y sommes si fort enclins, qu’après que chacun a confessé que Dieu est fidèle, nul n’en peut estre bien persuadé sans grand combat et difficile. Principalement quand les tentations nous pressent, les doutes et esbranlemens descouvrent le vice qui estoit caché. Ainsi non sans cause le sainct Esprit, pour magnifier l’authorité de la Parole de Dieu, luy attribue des tiltres d’excellence : c’est pour remédier à la maladie dont je parle. Et afin que nous adjoustions plene foy à Dieu en ses promesses, voylà pourquoy David prononce, que les paroles de Dieu sont paroles pures, argent bien refondu par sept fois en vaisseau exquis. Item, la Parole de Dieu est bien espurée, et bouclier à ceux qui s’y fient Ps. 12.6 ; 18.30. Salomon confermant le mesme propos quasi par mesmes paroles, dit, La Parole de Dieu est comme argent bien recuit Prov. 30.5. Mais pource que le Pseaume 119, est presque tout de cest argument il seroit superflu d’en réciter d’avantage. Au reste, toutesfois et quantes que Dieu prise ainsi sa Parole, il rédargue obliquement nostre incrédulité : pource qu’il ne tend à autre fin qu’à oster et arracher de nos cœurs toutes desfiances, doutes et disputes perverses. Il y en a plusieurs qui conçoyvent tellement la miséricorde de Dieu, qu’ils en reçoyvent bien peu de consolation. Car ce pendant ils sont estreints en angoisse misérable, d’autant qu’ils doutent s’il leur sera miséricordieux : pource qu’ils limitent trop estroitement sa clémence, laquelle ils pensent bien cognoistre. Voycy comment ils la considèrent : c’est qu’ils la réputent bien estre grande et large, espandue sur plusieurs, appareillée à tous : mais d’autre part ils doutent si elle parviendra jusques à eux, ou plustost s’ils pourront parvenir à elle. Ceste cogitation, d’autant qu’elle demeure au milieu du chemin, n’est que demie : parquoy elle ne conferme point tant l’esprit en tranquillité et asseurance, qu’elle l’inquiète de doute et solicitude. Il y a bien un autre sentiment en la certitude, laquelle est tousjours en l’Escriture conjoincte avec la foy, asçavoir pour mettre hors de doute la bonté de Dieu comme elle nous est proposée. Or cela ne se peut faire que nous n’en sentions vrayement la douceur, et l’expérimentions en nous-mesmes. A ceste cause l’Apostre déduit de la foy confiance, et de confiance hardiesse : en disant que par Christ nous avons hardiesse et entrée en confiance, qui est par la foy en Jésus-Christ Eph. 3.12. Par lesquelles paroles il dénote qu’il n’y a point de droicte foy en l’homme, sinon quand il ose franchement et d’un cœur asseuré se présenter devant Dieu : laquelle hardiesse ne peut estre sinon qu’il y ait certaine fiance de la bénévolence de Dieu. Ce qui est tellement vray, que le nom de Foy est souvent prins pour Confiance.
3.2.16
Yci gist le principal point de la foy : que nous ne pensions point les promesses de miséricorde, qui nous sont offertes du Seigneur, estre seulement vrayes hors de nous, et non pas en nous : mais plustost qu’en les recevant en nostre cœur, nous les facions nostres. D’une telle réception procède la confiance que sainct Paul appelle en autre lieu, Paix Rom. 5.1 : sinon que quelqu’un aimast mieux déduire icelle paix de confiance, comme une chose conséquente. Or ceste paix est une seureté, laquelle donne repos et liesse à la conscience devant le jugement de Dieu : laquelle conscience sans icelle nécessairement est troublée merveilleusement, et à peu près deschirée, si ce n’est qu’en oubliant Dieu et soy-mesme, elle s’endorme pour un peu de temps. Je parle bien en disant, Pour un peu de temps : car elle ne jouit point longuement de ceste misérable oubliance, qu’incontinent elle ne soit poincte et picquée au vif du jugement de Dieu, dont la mémoire d’heure en heure vient audevant. En somme, il n’y a nul vrayement fidèle, sinon celuy qui estant asseuré de certaine persuasion que Dieu luy est Père propice et bien vueillant, attend toutes choses de sa bénignité : sinon celuy qui estant appuyé sur les promesses de la bonne volonté de Dieu, conçoit une attente indubitable de son salut : comme l’Apostre démonstre par ces paroles, Si nous tenons jusques à la fin la fiance et le glorifiement de nostre espérance Héb. 3.14. Car en disant cela, il tesmoigne que nul n’espère droictement en Dieu, sinon qu’il s’ose hardiment glorifier d’estre héritier du royaume céleste. Il n’y a, dy-je derechef, nul fidèle, sinon celuy qui estant appuyé sur l’asseurance de son salut, ose insulter sans doute au diable et à la mort : comme l’Apostre enseigne en la conclusion qu’il en fait aux Romains : Je suis asseuré, dit-il, que ne la mort, ne la vie, ne les Anges, ne les principautez, ne les puissances, ne les choses présentes, ne les choses futures ne nous pourront retirer de la dilection que nous porte Dieu en Jésus-Christ Rom. 8.38. A ceste cause luy-mesme n’estime pas que les yeux de nostre entendement soyent bien illuminez, si ce n’est que nous contemplions quelle est l’espérance de l’héritage éternel, auquel nous sommes appelez Eph. 1.18. Et telle est sa doctrine par tout, que nous ne comprenons pas bien la bonté de Dieu, sinon qu’en icelle nous ayons une grande asseurance.
3.2.17
Mais quelqu’un objectera, que les fidèles ont bien autre expérience, veu que non-seulement en recognoissant la grâce de Dieu envers eux ils sont inquiétez et agitez de doutes (ce qui leur advient ordinairement) : mais aussi aucunesfois sont grandement estonnez et espovantez. Telle et si forte est la véhémence des tentations qu’ils endurent pour les esbranler. Laquelle chose semble n’estre guères convenante avec une telle certitude de foy dont nous avons parlé. Pourtant il faut que ceste difficulté soit solue de nous, si nous voulons que la doctrine ci-dessus baillée demeure en son entier. Quand nous enseignons que la foy doit estre certaine et asseurée, nous n’imaginons point une certitude qui ne soit touchée de nulle doute, ni une telle sécurité qui ne soit assaillie de nulle solicitude : mais plustost au contraire nous disons que les fidèles ont une bataille perpétuelle à l’encontre de leur propre desfiance : tant s’en faut que nous colloquions leur conscience en quelque paisible repos qui ne soit agité d’aucune tempeste. Néantmoins comment que ce soit qu’ils soyent assaillis, nous nions que jamais ils tombent ou décheyent de la fiance qu’ils ont une fois conceue certaine de la miséricorde de Dieu. L’Escriture ne propose exemple de foy plus mémorable ne plus singulier qu’en la personne de David, principalement si on considère tout le cours de sa vie : toutesfois luy-mesme déclaire par beaucoup de complaintes combien il s’en faut qu’il ait esté tousjours paisible en son esprit, et que sa foy luy ait donné repos. Quand il reproche à son âme qu’elle se trouble outre mesure, à quoy tend-il qu’à se courroucer contre son incrédulité ? Mon âme, dit-il, pourquoy t’estonnes-tu ? pourquoy t’escarmouches-tu en moy ? Espère en Dieu Ps. 42.5 ; 43.5. Et de faict, tel espovantement estoit un signe manifeste de desfiance, comme s’il eust pensé estre abandonné de Dieu. Il fait ailleurs une confession encores plus ample : J’ay dit en mon esbranlement, Je suis rejetté du regard de tes yeux Ps. 31.22. Item en un autre lieu, il se débat en soy avec telle perplexité et angoisse, que mesmes il entre en dispute touchant la nature de Dieu. Or a-il oublié, dit-il, de faire miséricorde ? rejettera-il à jamais Ps. 77.9 ? Il adjouste encores une sentence plus dure : J’ay dit. Il me faut mourir. Voyci un changement de la main de Dieu : car comme un homme désespéré, il prononce que c’en est fait. Et non-seulement il confesse qu’il est agité de doutes, mais comme estant opprimé et vaincu, il ne se réserve nul espoir : pource que Dieu l’a délaissé, et qu’il a converti sa main à le ruiner, de laquelle il avoit accoustumé de le secourir. Parquoy non sans cause il exhorte son âme de retourner à son repos Ps. 116.7, d’autant qu’il avoit expérimenté qu’elle flottoit çà et là entre les vagues de tentation. Et toutesfois c’est une chose merveilleuse, que la foy soustient les cœurs des fidèles au milieu de telles concussions et si rudes : et est vrayement comme la palme qui se rejette contre tous fardeaux, et ne laisse pas de se relever en haut quand elle est chargée. Voylà comme David, combien qu’il semblast estre accablé, en se reprenant et tançant contre sa débilité, n’a pas laissé de monter à Dieu. Or celuy qui en bataillant contre son infirmité s’efforce en ses destresses de persister en la foy, et de s’y advancer, est desjà victorieux pour la plus grande partie. Ce que nous pouvons veoir de l’autre passage de David, Atten le Seigneur : fortifie-toy, il te donnera courage. Atten doncques le Seigneur Ps. 27.14. Il s’argue de timidité : et réitérant cela deux fois, il confesse qu’il a esté sujet à beaucoup d’esbranlemens. Ce pendant non-seulement il se desplaist en ses vices, mais il s’esvertue et s’efforce à les corriger. Si on le veut comparer avec un bon examen au Roy Achaz, on y trouvera grande diversité. Isaïe est envoyé à cest hypocrite-là, pour remédier à la frayeur laquelle l’avoit saisi. Il luy porte ce message, Sois sur tes gardes, et te repose : ne crain point Esaïe 7.14. Là-dessus ce misérable estant desjà saisi d’estonnement (comme il avoit esté dit un peu au paravant, qu’il estoit esmeu comme la fueille en l’arbre) ayant receu la promesse, ne laisse pas de trembler. C’est doncques le juste loyer et punition d’incrédulité, de tellement s’escarmoucher, que celuy qui ne cherche point ouverture en foy pour venir à Dieu, s’en retire et destourne en la tentation. Au contraire, les fidèles, combien qu’ils soyent courbez sous le fais, voire quasi abysmez, prenent courage et constance à surmonter : combien que ce ne soit pas sans grande difficulté et fascherie. Et pource qu’ils sont convaincus de leur imbécillité, ils prient avec le Prophète, Seigneur ne m’oste pas à tousjours la parole de vérité de la bouche Ps. 119.43. Car il entend par ces mots que les fidèles quelquesfois devienent muets, comme si leur foy estoit abatue : toutesfois ils ne défaillent point et ne tournent point le dos comme gens descontfits, mais poursuyvent leur combat, et resveillent leur paresse : pour le moins afin de ne tomber en stupidité en se flattant.
3.2.18
Pour mieux entendre ceci, il est nécessaire de recourir à la division de l’esprit et de la chair, dont nous avons tenu propos ailleurs : laquelle se démonstre clairement en cest endroict. Pourtant doncques le cœur du fidèle sent en soy ceste division, qu’en partie il est rempli de liesse pour la cognoissance qu’il a de la bonté de Dieu, en partie, il est picqué d’amertume pour le sentiment de sa calamité : en partie il se repose sur la promesse de l’Evangile, en partie il tremble du sentiment de son iniquité : en partie il appréhende la vie avec joye, en partie il a horreur de la mort. Laquelle diversité advient d’imperfection de la foy ; d’autant que jamais durant la vie présente nous ne parvenons à ceste félicité, qu’estans purgez de toute desfiance nous ayons plénitude de foy en nous. De là procède ceste bataille, quand la desfiance qui reste encores en la chair, se dresse pour impugner et renverser la foy. Mais yci on me dira, Si une telle doute est meslée avec certitude au cœur du fidèle, ne revenons-nous point tousjours à cela, que la foy n’a pas certaine et claire cognoissance de la volonté de Dieu, mais seulement obscure et perplexe ? A cela je respon que non. Car combien que nous soyons distraits de cogitations diverses, il ne s’ensuyt pas pourtant que nous soyons séparez de la foy. Si nous sommes agitez çà et là par les assauts d’incrédulité, il ne s’ensuyt pas que nous soyons jettez en l’abysme d’icelle. Si nous sommes esbranlez, ce n’est pas à dire que nous trébuschions : car la fin de ceste bataille est tousjours telle, que la foy vient au-dessus de ces difficultez, desquelles estant assiégée il semble advis qu’elle soit en péril.
3.2.19
En somme, dés que la moindre goutte de foy qui se puisse imaginer, est mise en nostre âme, incontinent nous commençons à contempler la face de Dieu bénigne et propice envers nous. Bien est vray que c’est de loing : mais c’est d’un regard si indubitable que nous sçavons bien qu’il n’y a nulle tromperie. Après, d’autant que nous proufitons (comme il convient que nous proufitions assiduellement) comme en nous advançant, nous en approchons de plus près pour en avoir la veue plus certaine. D’avantage, la continuation fait que la cognoissance en est plus familière. Par ainsi nous voyons que l’entendement estant illuminé de la cognoissance de Dieu, est du commencement enveloppé de grande ignorance, laquelle petit à petit est ostée. Néantmoins pour son ignorance, ou pour veoir plus obscurément ce qu’il voyoit, il n’est pas empesché qu’il ne jouisse d’une cognoissance évidente de la volonté de Dieu : ce qui est le premier point et principal en la foy : asçavoir, comme si quelqu’un estant enclos en basse prison n’avoit la clairté du soleil qu’obliquement et à demi par une fenestre haute et estroite, il n’auroit pas la veue du soleil plene n’a délivre, toutesfois ne laisseroit pas d’avoir la clairté certaine, et en recevoir l’usage. En ceste manière, combien que nous, estans enfermez en la prison de ce corps terrien, ayons de toutes parts beaucoup d’obscurité, si nous avons la moindre estincelle du monde de la lumière de Dieu qui nous descouvre sa miséricorde, nous en sommes suffisamment illuminez pour avoir ferme asseurance.
3.2.20
L’un et l’autre nous est proprement démonstré de l’Apostre en divers lieux. Car en disant que nous cognoissons en partie, prophétisons en partie, et voyons en énigme comme par un miroir 1Cor. 13.9-12 : il dénote combien petite portion de la sagesse divine nous est distribuée en la vie présente. Car combien que ces mots ne signifient pas simplement que la foy soit imparfaite pendant que nous travaillons sous le fardeau de nostre chair, mais nous advertissent qu’à cause de nostre imperfection nous avons besoin d’estre continuellement exercez en doctrine : toutesfois ils emportent que nous ne pouvons comprendre en nostre petitesse les choses qui sont infinies. Or sainct Paul prononce cela de toute l’Eglise : mais il n’y a celuy de nous qui ne sente grand obstacle et retardement en sa rudesse, pour ne se point advancer comme il seroit à désirer. Mais luy-mesme démonstre en un autre passage, combien est grande la certitude de la moindre goutte que nous en ayons, en testifiant que par l’Evangile nous contemplons à descouvert la gloire de Dieu, et sans aucun empeschement, pour estre transformez en une mesme image 2Cor. 3.18. Il est bien nécessaire qu’en telle ignorance il y ait beaucoup de scrupules et de craintes, veu mesmes que nostre cœur de son naturel est enclin à incrédulité. Outreplus, les tentations survienent infinies en quantité, et de diverses espèces, lesquelles d’heure en heure font de merveilleux assauts. Principalement la conscience estant pressée de la charge de ses péchez, maintenant se complaind et gémit en soy-mesme, maintenant elle s’accuse : aucunesfois tacitement est picquée, aucunesfois est apertement tormentée. Pourtant, soit que les choses adverses donnent quelque apparence de l’ire de Dieu, soit que la conscience en trouve occasion en soy-mesme, l’incrédulité s’arme de cela pour combatre la foy, dirigeant toutes ses armes à ce but, de nous faire estimer que Dieu nous est adversaire et courroucé, afin que nous n’espérions nul bien de luy, et que nous le craignions comme nostre ennemi mortel.
3.2.21
Pour soustenir tels assauts, la foy est garnie de la Parole de Dieu. Quand elle est assaillie de ceste tentation que Dieu est contraire et ennemy, entant qu’il afflige : elle oppose au contraire ceste défense, qu’il est miséricordieux mesmes en affligeant ; d’autant que les chastimens qu’il fait procèdent de dilection pluslost que d’ire. Estant batue de ceste cogitation, que Dieu est juste Juge pour punir toute iniquité, elle met au-devant ce bouclier, que la merci est appareillée à toutes fautes, quand le pécheur se retourne par-devers la clémence du Seigneur. En ceste manière l’âme fidèle, comment qu’elle soit tormentée merveilleusement, néantmoins surmonte en la fin toutes difficultez, et n’endure jamais que la fiance qu’elle a à la miséricorde de Dieu luy soit ostée et escousse : plustost au contraire toutes les doutes dont elle est exercée, tournent en plus grande certitude de ceste fiance. Nous avons expérience de cela, en ce que les Saincts quand ils se voyent fort pressez de la vengence de Dieu, ne laissent point toutesfois de luy addresser leurs complaintes : et quand il semble advis qu’ils ne doyvent estre nullement exaucez, encores ils l’invoquent. Car à quel propos se plaindroyent-ils à celuy duquel ils n’attendroyent nul soulagement ? et comment seroyent-ils induits à l’invoquer, sinon qu’ils espérassent avoir quelque aide de luy ? En telle manière les disciples, esquels Jésus-Christ reprend l’imbécillité de foy, crioyent bien qu’ils périssoyent : toutesfois ils imploroyent son aide Mat. 8.25. Et de faict, en les rédarguant comme débiles en foy, il ne les rejette pas du nombre des siens pour les mettre avec les incrédules, mais les incite à se retirer d’un tel vice. Nous affermons doncques derechef ce qui a esté ci-dessus dit : c’est que la racine de foy n’est jamais du tout arrachée du cœur fidèle qu’elle n’y demeure tousjours fichée, combien qu’estant esbranlée elle semble advis encliner çà et là : que la lumière d’icelle n’est jamais tellement esteinte ou suffoquée, que pour le moins il n’y en demeure tousjours quelque estincelle : et que par cela on peut juger que la Parole, estant semence incorruptible de vie, produit fruit semblable à soy, duquel le germe ne desseiche ne périt jamais. Ce que démonstre Job, quand il dit qu’il ne laissera point d’espérer en Dieu, encores mesmes qu’il l’occist Job 13.15. Or est-il ainsi que les Saincts n’ont jamais plus grande matière de désespoir, que quand ils sentent la main de Dieu dressée pour les confondre. Selon qu’ils en peuvent estimer par l’estat des choses présentes, il est ainsi pour vray. L’incrédulité ne règne point dedans le cœur des fidèles, mais elle les assaut par dehors : et ne les navre point mortellement, mais elle les moleste seulement, ou bien elle les navre en sorte que la playe est curable. Car comme dit sainct Paul, la foy nous est pour bouclier Eph. 6.16. Icelle doncques estant mise au-devant pour résister au diable, reçoit tellement les coups, qu’elle les repousse, ou pour le moins les rompt en sorte qu’ils ne pénètrent point jusques au cœur. Pourtant quand la foy est esbranlée, c’est tout ainsi comme si un gendarme, estant autrement robuste, estoit contraint d’un coup impétueux de reculer et se retirer en arrière : quand elle est navrée, c’est comme si le bouclier d’un gendarme recevoit quelque casseure de la violence d’un coup, seulement jusques à estre faussé, et non point percé : car tousjours l’âme fidèle viendra au-dessus pour dire avec David, Si je chemine au milieu de l’ombre de la mort, je ne craindray point de mal, d’autant que tu es avec moy, Seigneur Ps. 23.4. C’est bien certes une chose espovantable de cheminer en l’obscurité de la mort : et ne se peut faire que les fidèles, quelque fermeté qui soit en eux, n’ayent cela en grand horreur : mais pource que ceste pensée surmonte en leur esprit, qu’ils ont Dieu présent qui a le soin de leur salut, la crainte est vaincue par telle asseurance. Quelques machinations et assauts que face le diable contre nous (dit sainct Augustin) pendant qu’il n’occupe point le lieu du cœur où la foy habite, il est chassé hors. Parquoy si on juge par l’expérience, non-seulement les fidèles eschappent victorieux de tous assauts, tellement qu’ayans recueilli vigueur, ils sont prests de rentrer à combatre mieux que jamais : mais aussi ce que dit sainct Jehan en sa Canonique est accompli en eux, Vostre foy est la victoire qui surmonte le monde 1Jean 5.4 ; car il signifie que non-seulement elle sera victorieuse en une bataille ou en dix, mais toutesfois et quantes qu’elle sera assaillie, qu’elle surmontera.
3.2.22
Il y a une autre espèce de crainte et tremblement, de laquelle tant s’en faut que la certitude de foy soit diminuée, que plustost elle en est confermée : c’est quand les fidèles réputans que les exemples de la vengence de Dieu exécutée sur les iniques leur doyvent estre pour enseignemens, afin de ne provoquer point l’ire de Dieu par mesmes délicts, se donnent plus songneusement garde de mal faire ; ou bien quand recognoissans leur misère ils apprenent de totalement dépendre de Dieu : sans lequel ils se voyent estre plus caduques et incertains qu’une bouffée de vent. Car l’Apostre en ce qu’après avoir proposé les chastimens que Dieu avoit faits sur le peuple d’Israël, il baille une crainte aux Corinthiens de ne tomber point en mesme péché, par cela ne renverse aucunement leur fiance, mais seulement les resveille de leur paresse, laquelle plustost a coustume d’ensevelir la foy que de l’establir. Pareillement quand de la ruine des Juifs il prend occasion d’exhorter celuy qui est debout, qu’il se garde bien de cheoir 1Cor. 10.11-12 ; Rom. 11.20 : il ne nous commande point de vaciller, comme si nous estions incertains de nostre fermeté : mais seulement il oste toute arrogance et confiance téméraire de nostre propre vertu, afin que nous qui sommes Gentils, n’insultions aux Juifs, en la place desquels nous avons esté substituez. Combien qu’il ne parle pas là seulement aux fidèles, mais il s’addresse aussi bien aux hypocrites qui se glorifioyent en l’apparence extérieure. Car il n’admoneste point un chacun en particulier, mais ayant fait comparaison entre les Juifs et les Gentils, et ayant monstre que la réjection des Juifs estoit une juste punition de leur infidélité et ingratitude, il exhorte semblablement les Gentils de ne se point enorgueillir ny eslever, de peur de perdre la grâce d’adoption laquelle ils avoyent nouvellement receue. Or tout ainsi qu’après la rejection générale des Juifs il en restoit néantmoins quelquesuns d’entre eux, lesquels n’estoyent point décheus de l’alliance de Dieu, ainsi il y en pouvoit avoir aucuns des Gentils, lesquels estans desnuez de vraye foy, se fussent enflez d’une vaine outrecuidance de la chair : et ainsi eussent abusé de la bonté de Dieu en leur ruine. Toutesfois encores que le dire de sainct Paul soit prins comme s’il s’addressoit aux fidèles, il n’y a nul inconvénient quant à nostre propos. Car c’est autre chose de réprouver la témérité de laquelle les Saincts sont quelquesfois solicitez selon la chair, afin de leur monstrer qu’ils ne se doyvent esgayer en une folle présomption : et autre chose d’estonner la conscience, tellement qu’elle ne se repose point du tout et avec une plene seureté, en la miséricorde de Dieu.
3.2.23
Pareillement quand il enseigne que nous travaillons pour nostre salut avec crainte et tremblement Phil. 2.12, il ne demande autre chose, sinon que nous accoustumions de nous arrester à la vertu du Seigneur, en grande déjection de nous-mesmes. Or est-il ainsi, que rien ne nous peut tant esmouvoir à reposer la certitude et fiance de nostre foy en Dieu, que la desfiance de nous-mesmes, et la destresse que nous avons après avoir recognu nostre calamité. Et en ce sens il faut prendre ce qui est dit par le Prophète, J’entreray en ton Temple en la multitude de ta bonté, et y adoreray en crainte Ps. 5.7 : où il conjoinct fort proprement la hardiesse de foy, qui s’appuye sur la miséricorde de Dieu, avec la crainte et saincte trémeur, de laquelle il est nécessaire que nous soyons touchez, quand en comparoissant devant la majesté de Dieu, par la clairté d’icelle nous entendons quelles sont nos ordures. Pourtant Salomon dit bien vray, que bien heureux est l’homme qui assiduellement fait craindre son cœur Prov. 28.14 : d’autant que par endurcissement on tombe en ruine. Mais il entend une crainte laquelle nous rende plus soigneux et prudens : non pas qui nous afflige jusques à désespoir ; asçavoir quand nostre courage estant en soy confus, se reconforte en Dieu : estant abatu en soy, se redresse en iceluy : se desfiant de soy, consiste en l’espérance qu’il a en luy. Pourtant il n’y a nul empeschement que les fidèles ne sentent crainte et tremblement, et ensemble jouissent de consolation qui les asseure : entant que d’une part ils considèrent leur vanité, de l’autre ils regardent la vérité de Dieu. Quelqu’un demandera comment frayeur et foy peuvent habiter en une mesme âme : Je respon, Tout ainsi qu’à l’opposite, solicitude et nonchalance se trouveront souvent conjoinctes. Car combien que les meschans se munissent tant qu’ils peuvent de stupidité, pour n’estre solicitez d’aucune crainte de Dieu, toutesfois le jugement de Dieu les persécute, en sorte qu’ils ne peuvent venir à ce qu’ils cherchent. Il n’y a doncques nul inconvénient, que Dieu instruise les siens à humilité, les poignant de beaucoup de craintes, à ce qu’en bataillant vertueusement ils soyent toutesfois retenus en modestie, comme d’une bride. Il appert aussi par le fil du texte, que telle a esté l’intention de l’Apostre : quand il assigne la cause de telle crainte et tremblement, c’est que Dieu nous donne de sa pure grâce et le vouloir et le parfaire. Et à ce sens se rapporte le dire du Prophète, que les enfans d’Israël craindront à cause de Dieu et de sa bonté Osée 3.5. Car non-seulement la piété engendre révérence de Dieu, mais la douceur de sa grâce, quelque souefve qu’elle soit, apprend les hommes de s’esmerveiller avec crainte, à ce qu’ils dépendent du tout de Dieu, s’abaissans sous sa puissance.
3.2.24
Toutesfois par cela je n’enten point d’approuver la folle imagination qu’ont aujourd’huy aucuns demi-Papistes. Car pource qu’ils ne peuvent pas maintenir cest erreur tant lourd qu’on a tenu par ci-devant aux escholes de Théologie, asçavoir que la foy est seulement une opinion douteuse : ils usent d’un autre subterfuge, mettans en avant une fiance meslée avec incrédulité. Ce pendant que nous regardons en Christ, ils confessent bien que là nous trouvons plene matière d’espérance : mais pource que nous sommes tousjours indignes des biens qui nous sont offerts en Jésus-Christ, ils veulent qu’au regard de nostre indignité nous chancelions et soyons en bransle. En somme, ils mettent tellement la conscience entre espérance et crainte, que maintenant elle encline à l’un, maintenant à l’autre. D’avantage, ils conjoignent tellement la crainte en l’espérance, que la première esteigne la seconde, quand elle est en son règne : et que la seconde face le semblable à son tour. Voylà comme Satan, quand il voit que par mensonge clair et ouvert il ne peut plus destruire la certitude de la foy, s’efforce en cachette et comme par-dessous terre la ruiner. Or je vous prie quelle sera ceste fiance, laquelle à chacun coup sera abatue par désespoir ? Leur fantasie est, qu’en regardant Christ nous sommes certains de nostre salut : en retournant puis à nous, que nous sommes certains de nostre damnation ; de là ils concluent que la fiance et le désespoir doyvent régner en nos cœurs à tous, comme si nous devions concevoir Jésus-Christ estant arrière de nous, et non plustost habitant en nous. Car ce que nous espérons salut de luy, n’est pas pource qu’il nous apparoisse de loing, mais pource que nous ayant unis à son corps, il nous fait participans non-seulement de tous ses biens, mais aussi de soy-mesme. Pourtant du fondement qu’ils prenent je déduiray un argument tout au rebours, qu’en considérant qui nous sommes, nous voyons nostre damnation comme à l’œil : mais entant que Jésus-Christ nous est tellement communiqué avec tous ses biens, que tout ce qu’il a est fait nostre, que nous sommes faits ses membres, et une mesme substance avec luy. A ceste cause sa justice ensevelit nos péchez, le salut qu’il a en main abolit nostre damnation : il se met au-devant avec sa dignité, pour faire que nostre indignité n’apparoisse point devant Dieu. Et de faict la chose est telle, que nullement nous ne devons séparer Jésus-Christ d’avec nous, mais tenir fort et ferme l’union de laquelle il nous a conjoincts à soy ; ce que nous enseigne l’Apostre, quand il dit que nostre corps est bien mort à cause du péché, mais que l’Esprit de Jésus-Christ qui habite en nous, est vie à cause de sa justice Rom. 8.10. Selon la resverie de ces gens il devoit dire ainsi : Jésus-Christ a bien la vie en soy : mais nous, entant que sommes pécheurs, demeurons aux liens de damnation et de mort. Mais il parle bien autrement, car il enseigne que la damnation que nous méritons de nous-mesmes, par le salut qui est en Christ, est engloutie. Et pour prouver cela, il ameine ceste raison, que Jésus-Christ habite en nous, et non pas qu’il est hors de nous : et non-seulement adhère à nous par un lien indissoluble, mais par une conjonction admirable et surmontant nostre entendement, il s’unit journellement de plus en plus à nous en une mesme substance. Toutesfois je ne nie pas (comme j’ay n’aguères touché) qu’il n’y ait quelques interruptions de foy, selon que nostre fragilité fleschit çà et là, estant poussée des impétuositez que luy dresse Satan. Ainsi la clairté de foy est bien estouffée par les ténèbres de tentation, quand elles sont trop espesses et obscures, si ne laisse-elle pas néantmoins de tendre tousjours à Dieu.
3.2.25
Et à cela s’accorde sainct Bernard, en traittant ceste question de propos délibéré, en l’Homilie cinquième de la dédication du temple : En pensant, dit-il, quelquesfois de l’âme, il m’est advis que je trouve en icelle deux choses contraires. Si je la regarde telle qu’elle est en soy, et de soy, je n’en puis mieux parler qu’en disant qu’elle est réduite à néant. Qu’est-il mestier de raconter à présent toutes ses misères ? combien elle est chargée de péchez, environnée de ténèbres, enveloppée d’allèchemens, bouillante en concupiscences, sujette à passions, remplie d’illusions, encline tousjours à mal, tendant à tout vice, finalement plene d’ignominie et de confusion ? Si mesmes toutes les justices de l’homme, estans présentes devant Dieu, sont comme pollution et ordure, que sera-ce des injustices au pris Esaïe 64.6 ? S’il n’y a que ténèbres en la clairté, que sera-ce des ténèbres mesmes, Qu’est-il donc de dire ? Pour certain l’homme n’est que vanité, l’homme est réduit à néant, l’homme n’est rien. Mais comment n’est-il du tout rien, veu que Dieu le magnifie ? comment n’est-il rien, veu que Dieu a son cœur à luy ? Prenons courage mes frères : combien que nous ne soyons rien en nos cœurs, nous trouverons possible au cœur de Dieu quelque chose cachée de nous. Père de miséricorde ! ô Père des misérables ! comment est-ce que tu mets ton cœur à nous ? car ton thrésor est là où est ton cœur Mat. 6.21. Or comment sommes-nous ton thrésor si nous ne sommes rien ? Toutes gens sont devant toy comme si elles n’estoyent point : et sont réputées pour rien ; voire bien devant toy, mais non pas dedans toy. Quant au jugement de ta vérité elles ne sont rien, mais non pas quant à l’affection de ta pitié et bonté : car tu appelles les choses qui ne sont point, comme si elles estoyent. Pourtant les choses que tu appelles ne sont rien, et ont néantmoins estre, entant que tu les appelles. Car combien qu’elles ne soyent rien quant à soy, elles ne laissent point d’estre en toy, selon ceste sentence de sainct Paul, Non point par les œuvres de justice, mais de Dieu qui appelle Rom. 9.12. Après que sainct Bernard a ainsi parlé, il conjoinct ces deux considérations en la sorte qu’il s’ensuyt. Certes les choses qui sont liées ensemble ne se destruisent point l’une l’autre. Puis il en fait encores une plus facile déclaration, en concluant ainsi, Si en ayant ces deux considérations nous regardons diligemment que c’est que nous sommes, ou plustost en l’une nous regardons comment nous ne sommes rien : en l’autre, combien nous sommes magnifiez, nostre gloire sera tempérée en bonne mesure, et possible qu’elle sera augmentée. Certes elle sera establie, mais afin de nous faire glorifier en Dieu, et non pas en nous. Si nous pensons ainsi, que si Dieu nous veut sauver, nous serons délivrez, cela sera pour nous faire respirer aucunement : mais il faut monter plus haut, et chercher la cité de Dieu, chercher son temple, chercher sa maison, chercher le secret du mariage qu’il a avec nous. En ce faisant nous n’oublierons point l’un pour l’autre : mais avec crainte et révérence nous dirons que nous sommes quelque chose, voire bien au cœur de Dieu : que nous sommes quelque chose, non point par nostre dignité, mais entant qu’il nous en estime dignes par sa grâce.
3.2.26
Or la crainte de Dieu, laquelle est attribuée aux fidèles en toute l’Escriture, et laquelle est maintenant appelée Commencement de sagesse, maintenant La sagesse mesme Prov. 1.7 ; Ps. 111.10 ; Prov. 9.10 ; Job 28.28 : combien qu’elle soit une, toutesfois elle procède de double affection. Car Dieu a en soy la révérence tant d’un père que d’un maistre. Pourtant quiconques le voudra droictement honorer, s’estudiera de se rendre envers luy fils obéissant, et serviteur prompt à faire son devoir. L’obéissance qui luy est rendue comme à nostre père, il l’appelle par son Prophète, Honneur. Le service qui luy est fait comme à nostre maistre, il l’appelle Crainte. Le fils, dit-il, honore son Père, et le serviteur son maistre. Si je suis vostre Père, où est l’honneur que vous me devez ? Si je suis vostre Maistre, où est la crainte Mal. 1.7 ? Toutesfois, combien qu’il les distingue, il les confond au commencement, comprenant l’un et l’autre sous le mot d’Honorer. Parquoy que la crainte de Dieu nous soit une révérence meslée de tel honneur et crainte. Et n’est point de merveille si un mesme cœur reçoit ensemble ces deux affections. Il est bien vray que celuy qui répute quel Père nous est Dieu, a suffisante raison, voire encores qu’il n’y eust nul enfer, d’avoir plus grand horreur de l’offenser que de mourir : mais aussi d’autre part, selon que nostre chair est encline à se lascher la bride à mal faire, il est nécessaire pour la restreindre d’avoir ceste cogitation en l’esprit, que le Seigneur, sous la puissance duquel nous sommes, a toute iniquité en abomination : duquel ceux qui auront provoqué l’ire en vivant meschamment, n’éviteront point la vengence.
3.2.27
Ce que sainct Jehan dit, que la crainte n’est point avec charité, mais que charité parfaite jette hors la crainte 1Jean 4.18 : ne répugne rien à cela : veu qu’il parle du tremblement d’incrédulité, duquel est bien loing ceste crainte des fidèles. Car les iniques ne craignent point Dieu, pource qu’ils ayent crainte d’encourir son offense, s’ils le pouvoyent faire sans punition : mais pource qu’ils sçavent qu’il est puissant à se venger, ils ont horreur toutesfois et quantes qu’on leur parle de son ire. Et mesmes ils craignent son ire, d’autant qu’ils la pensent estre prochaine, et que d’heure en heure ils attendent qu’elle les viene accabler. Au contraire, les fidèles, comme dit a esté premièrement, craignent plus son offense que la punition : et ne sont pas estonnez de crainte d’estre punis, comme si l’enfer leur estoit desjà présent pour les engloutir : mais par icelle ils sont retirez, afin de n’encourir point au danger. Pourtant l’Apostre en parlant aux fidèles, Ne vous trompez point, dit-il : pour ces choses l’ire de Dieu a accoustumé de venir sur les enfans rebelles Eph. 5.6 ; Col. 3.6. Il ne les menace point que l’ire de Dieu descendra sur eux : mais il les exhorte de penser que l’ire de Dieu est appareillée aux meschans, à cause des péchez qu’il avoit paravant récitez, afin qu’ils n’attentent point de les poursuyvre, pour venir en une mesme perdition. Combien qu’il n’adviene pas souvent que les réprouvez soyent bien esveillez et picquez par simple menace : mais au contraire estans hébétez en nonchalance, combien que Dieu foudroye du ciel, moyennant que ce ne soit que de paroles, ils s’endurcissent à rébellion : mais quand ils sentent les coups de sa main, lors ils sont bien contraints de craindre, vueillent-ils ou non. Telle crainte est communément nommée Servile, pour la discerner d’une sujétion franche et volontaire, comme elle doit estre aux enfans envers leurs pères. Aucuns entrelacent plus subtilement une troisième espèce, d’autant que la crainte servile et forcée nous prépare à craindre Dieu deuement, et ainsi nous donne quelque affection moyenne pour passer plus outre.
3.2.28
Outre plus, sous la bien-vueillance de Dieu, laquelle nous disons que la foy regarde, il faut entendre que nous obtenons la possession de salut et vie éternelle. Car si rien ne nous peut faillir quand nous avons Dieu propice, il nous doit bien suffire pour certitude de salut, que Dieu nous rende certains de sa dilection envers nous, qu’il démonstre sa face (dit le Prophète) et nous serons à sauveté Ps. 80.3. Pourtant l’Escriture met la somme de nostre salut en ce point : que le Seigneur ayant aboly toutes inimitiez, nous a receus en sa grâce Eph. 2.14. En quoy elle signifie que Dieu estant réconcilié à nous, il ne nous reste nul danger que toutes choses ne nous tournent à bien. Parquoy la foy en appréhendant la dilection de Dieu, comprend en icelle les promesses de vie présente et future, et ferme asseurance de tous biens : voire telle qu’on la peut avoir par la parole de l’Evangile. Car la foy ne se promet point certainement ou longues années, ou grans honneurs, ou abondance de richesses en la vie présente, d’autant que le Seigneur n’a pas voulu que nulle de ces choses nous fust arrestée : mais elle est contente de ceste certitude, que combien que plusieurs aides de ceste vie nous défaillent. Dieu ne nous défaudra jamais. La principale asseurance d’icelle repose en l’attente de la vie future, laquelle nous a esté mise par la Parole de Dieu hors de toute incertitude. Toutesfois quelques calamitez et misères qui puissent advenir à ceux que nostre Seigneur a une fois receus en son amour, elles ne peuvent empescher que la seule bénévolence de Dieu ne leur soit plene félicité. Pourtant quand nous avons voulu exprimer la somme de toute béatitude, nous avons mis la grâce de Dieu : de laquelle source toutes espèces de biens nous provienent. Et cela est facile à noter en l’Escriture, laquelle nous rappelle tousjours à la charité de Dieu, quand elle fait mention non-seulement du salut éternel, mais de quelque bien que nous ayons. Pour laquelle raison David tesmoigne que la bonté de Dieu, quand elle est sentie du cœur fidèle, est plus douce et désirable que nulle vie Ps. 80.3. En somme, quand le tout nous viendroit à souhait, cependant que nous sommes incertains de l’amour de Dieu ou de sa haine, nostre félicité nous sera tousjours maudite, et par conséquent malheureuse. Que si Dieu nous monstre un regard paternel, nos misères mesmes seront bien heureuses, pource qu’elles nous seront tournées en aide à salut. Comme sainct Paul amassant toutes adversitez qui nous peuvent advenir, se glorifie que par icelles nous ne serons jamais séparez de l’amour de Dieu Rom. 8.38-39. Et en priant pour les fidèles, il commence tousjours par la grâce, de laquelle toute prospérité a son origine et source. Semblablement David oppose à toutes frayeurs qui nous pourroyent troubler, la seule faveur de Dieu : Si je cheminoye, dit-il, en obscurité de mort, je ne craindray point quand tu seras avec moy Ps. 23.4. A l’opposite, nous sentons comment nos cœurs chancellent, sinon qu’en se contentans de la grâce de Dieu, ils cherchent leur paix et repos en icelle, ayans ceste sentence bien imprimée, Bien heureux est le peuple duquel l’Eternel est le Dieu, et la gent qu’il s’est esleue pour héritage Ps. 33.12.
3.2.29
Nous mettons pour fondement de la foy, la promesse gratuite : d’autant qu’en icelle consiste proprement la foy. Car combien qu’elle tiene Dieu pour véritable en tout et par tout, soit qu’elle commande ou défende, ou promette, ou menace : combien aussi qu’elle reçoyve en obéissance ses commandemens, qu’elle garde ses défenses, et craigne ses menaces : néantmoins proprement elle commence par la promesse, s’arreste en icelle, et y prend sa fin. Car elle cherche vie en Dieu, laquelle ne se trouve point aux commandemens ni aux menaces, mais en la seule promesse de miséricorde et icelle encores gratuite : veuque les promesses conditionnelles, entant qu’elles nous renvoyent à nos œuvres, ne promettent pas autrement vie, sinon que nous la trouvions en nous-mesmes. Si nous ne voulons doncques que la foy tremble et vacille d’un costé et d’autre, il nous la faut appuyer sur une telle promesse de salut, laquelle nous soit volontairement et de pure libéralité offerte du Seigneur, plustost en considération de nostre misère que de nostre dignité. Pour ceste cause l’Apostre attribue ce tiltre particulièrement à l’Evangile, qu’il soit nommé Parole de la foy Rom. 10.8 : lequel il ne concède point ny aux commandemens ny aux promesses de la Loy, pource qu’il n’y a rien qui puisse asseurer la foy, sinon ceste ambassade envoyée de la bénignité de Dieu, par laquelle il réconcilie le monde à soy. De là vient la correspondance que souventesfois il met entre la foy et l’Evangile. Comme quand il dit, que l’Evangile luy a esté commis en obéissance de la foy. Item, qu’il est la vertu de Dieu en salut à tous croyans. Item, qu’en iceluy la justice de Dieu est révélée de foy en foy Rom. 1.5, 16-17. Et n’est point de merveille : car comme ainsi soit que l’Evangile soit le ministère de réconciliation de nous avec Dieu, il n’y a nul autre suffisant tesmoignage de la bénévolence de Dieu envers nous, de laquelle la cognoissance est requise en la foy 2Cor. 5.18. Quand doncques nous disons que la foy doit estre appuyée sur promesse gratuite, nous ne nions pas que les fidèles ne reçoivent et révèrent la Parole de Dieu en tous endroicts : mais destinons à la foy la promesse de miséricorde pour son propre but. Comme à la vérité les fidèles doyvent bien recognoistre Dieu pour Juge et punisseur des malfaits : toutesfois ils regardent spécialement sa clémence entant qu’il leur est descrit en telle sorte, c’est qu’il est bénin et miséricordieux, tardif à ire, enclin à bonté, débonnaire à tous, et espandant sa miséricorde sur toutes ses œuvres Ps. 86.5 ; 103.8 ; 145.6.
3.2.30
Il ne me chaut de ce que Pighius et tels chiens que luy abbayent, disans que ceste restriction que nous mettons, deschire la foy pour en prendre seulement une pièce. Je confesse bien, comme j’ay desjà dit, que la vérité de Dieu, soit qu’elle menace, ou qu’elle présente grâce, est le but général de la foy. Pourtant l’Apostre dit que c’a esté par foy que Noé a craint le déluge devant qu’il adveinst Héb. 11.7. Sur cela ces Sophistes arguent, que si la foy produit en nous une frayeur des punitions qui nous doyvent advenir, qu’en donnant la définition d’icelle, nous ne devons point exclurre les menaces desquelles Dieu veut estonner les pécheurs. Mais ils nous font grand tort, et nous calomnient faussement : comme si nous disions que la foy ne doit point regarder la Parole de Dieu en tout et par tout. Car nous ne tendons sinon à ces deux points, asçavoir que jamais la foy n’est arrestée, jusques à ce qu’elle s’appuye sur la promesse gratuite de salut : et puis, que par icelle nous ne sommes pas rendus agréables à Dieu, sinon d’autant qu’elle nous unit à Christ, et de faict ces deux points sont bien notables. Il est question d’une foy, laquelle discerne les enfans de Dieu d’avec les réprouvez, et les fidèles d’avec les incrédules. Si quelqu’un croit que Dieu ne commande rien que justement, et ne menace qu’à bon escient, sera-il pour cela nommé fidèle ? Chacun dira que non. Il n’y aura doncques nulle fermeté en la foy, si elle ne se tient à la miséricorde de Dieu. D’autre part, à quel propos disputons-nous de la foy ? n’est-ce pas pour sçavoir quel est le moyen de salut ? Or comment est-ce que la foy nous sauve, sinon d’autant que par icelle nous sommes entez au corps de Christ ? C’est doncques à bon droict qu’en la voulant définir, nous insistons sur son principal effect, et puis adjoustons ceste marque, laquelle sépare les fidèles d’avec les incrédules. Brief, les meschans n’ont que mordre sur nostre doctrine, s’ils ne veulent accuser sainct Paul avec nous : lequel appelle l’Evangile Doctrine de foy Rom. 10.8, et luy attribue ce tiltre spécial.
3.2.31
Nous avons à retirer derechef de ceci l’article qui a esté desjà exposé, asçavoir que la Parole n’est pas moins requise à la foy, que la racine vive à un arbre pour luy faire apporter fruit. Car suyvant la sentence de David, Nul ne peut espérer en Dieu, qu’il n’ait cognu son Nom Ps. 9.10. Or ceste cognoissance ne vient point de l’imagination d’un chacun, mais selon, que Dieu luy-mesme est tesmoin de sa bonté. Ce que David conferme ailleurs, Que ton salut me soit selon ta Parole. Item, J’ay espéré en ta Parole, sauve-moy Ps. 119.41. Or il faut noter la correspondance de la foy avec la Parole, dont le salut puis après s’en ensuyt. Ce pendant, je n’exclu point la puissance de Dieu, sur laquelle si la foy ne se soustient, jamais ne rendra à Dieu l’honneur qui luy est deu. Il semble bien que sainct Paul mette en avant une chose froide ou vulgaire, en disant qu’Abraham a creu que Dieu estoit puissant pour faire ce qu’il avoit promis. Et quand il parle ainsi de soy, Je sçay à qui j’ay creu, et qu’il est puissant pour garder mon dépost jusques au dernier jour Rom. 4.21 ; 2Tim. 1.12. Mais si chacun poise et espluche bien les doutes qui sans fin et sans cesse s’insinuent en nos esprits pour nous faire desfier de la vertu de Dieu, il jugera que ceux qui la magnifient comme elle en est digne, n’ont point peu proufité en la foy. Nous confessons tous que Dieu fait tout ce qu’il veut : mais puis que la moindre tentation du monde nous effarouche et nous ravit en horreur, il appert que nous déroguons par trop à la puissance de Dieu, à laquelle nous préférons les menaces de Satan, combien que nous ayons les promesses de Dieu pour nous munir à l’encontre. C’est la raison pourquoy Isaïe voulant imprimer aux cœurs des Juifs la fiance de leur salut, exalte d’une façon tant magnifique la vertu infinie de Dieu. Il pourroit sembler quelquesfois que quand il a commencé à tenir propos que Dieu leur pardonnera leurs fautes et leur fera merci, en adjoustant combien les œuvres de Dieu sont merveilleuses au gouvernement du ciel et de la terre, il extravague par longs circuits et superflus : toutesfois il n’y a rien qui ne serve à la circonstance de ce qu’il traitte. Car si la vertu de Dieu ne nous vient devant les yeux, à grand’peine les aureilles recevront elles la Parole, ou elles ne l’estimeront pas selon qu’elle mérite. Nous avons aussi à noter, qu’en cest endroict l’Escriture nous parle d’une puissance de Dieu effectuelle : pource que la foy, comme nous avons dit ailleurs, l’applique tousjours à son usage, et la met en œuvre pour en faire son proufit. Sur tout elle se propose les œuvres de Dieu, par lesquelles il s’est déclairé Père. De là vient que la mémoire de la rédemption est si souvent remémorée aux Juifs : dont ils pouvoyent apprendre, que Dieu ayant esté pour un coup autheur de leur salut, le maintiendroit jusques en la fin. David aussi nous admoneste par son exemple, que les biens que Dieu a conférez à un chacun en particulier, luy doivent valoir pour confirmation de sa foy quant au temps à venir. Et mesmes s’il semble qu’il nous ait délaissez, nous devons estendre nostre pensée plus loing, à ce que ses bénéfices anciens nous donnent bonne confiance : comme il est dit en l’autre Pseaume, J’ay eu souvenance des jours anciens, j’ay médité en toutes tes œuvres. Item, J’auray mémoire des œuvres du Seigneur, et des merveilles qu’il a faites anciennement Ps. 143.5 ; 77.11. Toutesfois pource que tout ce que nous concevons de la puissance de Dieu et de ses œuvres, est confus et de nulle fermeté sans sa Parole : nous ne disons pas sans cause qu’il n’y peut avoir nulle foy jusques à ce que Dieu nous esclaire par le tesmoignage de sa grâce. Mais on pourroit yci esmouvoir question quant à Sara et Rébecca, lesquelles estans poussées, comme il semble, d’un bon zèle de foy, sont néantmoins sorties hors des limites de la Parole. Car Sara pour le désir ardent qu’elle avoit de la lignée promise, a baillé à son mari sa chambrière pour femme Gen. 16.5. On ne peut nier qu’elle n’ait failli en plusieurs sortes : mais pour ceste heure je ne touche que ce vice, qu’estant ravie par son zèle, elle ne s’est point tenue entre les bornes de la Parole de Dieu. Néantmoins il est certain que ce désir-là luy est procédé de foy. Rébecca, après que Dieu luy a révélé l’élection de Jacob, procure par mauvais artifice et pervers qu’il soit bénit par Isaac Gen. 27.9, lequel estoit tesmoin et ministre de la grâce de Dieu : elle corrompt son fils à mentir : brief, elle corrompt la vérité de Dieu par plusieurs fraudes et mensonges, et en exposant à opprobre et mocquerie la promesse d’iceluy, elle l’anéantit tant qu’elle peut. Et toutesfois cest acte, quelque vicieux qu’il soit et digne de répréhension, n’a pas esté du tout vuide de foy. Car il luy a esté nécessaire de surmonter beaucoup de scandales, pour appéter si fort une chose plene d’horribles troubles, fascheries et périls, sans qu’il y eust aucun espoir de proufiter rien. Comme aussi nous ne pourrons pas despouiller plenement de foy le sainct patriarche Isaac, en ce qu’estant admonesté de Dieu que le droict de primogéniture estoit translaté à son fils puisné, il n’a pas laissé toutesfois d’estre plus enclin à son fils aisné Esaü. Certes tels exemples nous monstrent qu’il y a souvent des erreurs meslez parmi la foy : toutesfois en telle sorte, qu’elle obtient tousjours le degré souverain, quand elle est vraye et droicte. Car comme l’erreur particulier de Rébecca n’a pas rendu l’effect de la bénédiction inutile ou nul. aussi n’a-il point anéanty la foy laquelle dominoit en son cœur généralement, et laquelle a esté commencement et cause d’un tel acte. Toutesfois Rébecca a monstré combien l’entendement humain est sujet à glisser et se destourner du bon chemin, si tost qu’il se donne congé tant peu que ce soit de rien attenter de son mouvement propre. Or combien que le défaut et imbécillité qui est en la foy ne l’esteind pas du tout, si est-ce que nous en sommes advertis combien nous devons escouter Dieu songneusement, pour estre comme attachez à sa bouche. Ce pendant ce que nous avons dit est confermé, c’est que la foy, si elle n’est appuyée sur la Parole, s’escoule bientost : comme les esprits de Sara, d’Isaac et Rébecca, s’estans esgarez en leurs destours, se fussent incontinent esvanouis, s’ils n’eussent esté retenus d’une bride secrète en l’obéissance de la Parole.
3.2.32
D’avantage, ce n’est pas sans cause que nous encloons toutes promesses en Christ, veu que l’Apostre enclost tout l’Evangile en la cognoissance d’iceluy : et en un autre passage il enseigne que tant qu’il y a de promesses de Dieu, elles sont en luy Ouy et Amen : c’est-à-dire ratifiées Rom. 1.17 ; 2Cor. 1.20. De laquelle chose la raison est évidente. Car quelque bien que promette le Seigneur, en cela il testifie sa bénévolence : tellement qu’il n’y a nulles promesses de luy, qui ne soyent tesmoignages de sa dilection. Et à cela ne contrevient point que les iniques, d’autant plus qu’ils reçoyvent de bénéfices de sa main, se rendent coulpables de plus grief jugement. Car d’autant qu’ils ne pensent et ne recognoissent que les biens qu’ils ont leur vienent de la main de Dieu, ou bien s’ils le recognoissent, ne réputent point sa bonté en leurs cœurs : par cela ils ne peuvent non plus comprendre sa bonté que les bestes brutes, lesquelles selon la qualité de leur nature, reçoyvent mesme fruit de sa largesse, sans toutesfois en rien recognoistre. Pareillement ne répugne point à nostre dire, qu’en rejettant les promesses qui leur sont addressées, ils amassent sur leurs testes par telle occasion plus griefve vengence. Car combien que lors finalement se déclaire l’efficace des promesses quand elles sont receues de nous, toutesfois leur vérité et propriété n’est jamais esteinte par nostre infidélité ou ingratitude. Pourtant puis qu’ainsi est que le Seigneur par ses promesses invite et convie les hommes non-seulement à recevoir les fruits de sa bénignité, mais aussi à les réputer et estimer, pareillement il leur déclaire sa dilection. Pourtant il faut revenir à ce point, que toute promesse est tesmoignage de l’amour de Dieu, envers nous. Or il est indubitable, que nul n’est aimé de Dieu hors de Christ : veu qu’il est le Fils bien-aimé auquel repose l’affection du Père, et de luy s’espand sur nous : comme sainct Paul enseigne, que nous avons esté rendus agréables en ce bien-aimé. Il faut doncques que par son moyen ceste amitié parviene jusques à nous. Pour laquelle raison l’Apostre l’appelle nostre paix, et en un autre passage le propose comme lien, par lequel la volonté du Père est conjoincte à nous : De là s’ensuyt que nous devons tousjours regarder en luy, quand quelque promesse nous est offerte : et que sainct Paul ne dit point mal, enseignant que toutes les promesses de Dieu sont en luy confermées et accomplies Matt. 3.17 ; 18.5 ; Eph. 1.6 ; 2.14 ; Rom. 8.3 ; 15.8. Il semble bien qu’aucuns exemples répugnent à cecy. Car il n’est pas vray-semblable que Naaman Syrien, quand il s’enquit du Prophète comment il serviroit deuement à Dieu, fust enseigné touchant le Médiateur 2Rois 5.17-19. Il est aussi difficile à croire que Cornille, homme Payen et Romain entendist ce qui n’estoit pas cognu à tous les Juifs, voire obscurément ; et toutesfois ses aumosnes ont esté agréables à Dieu Actes 10.31, comme le sacrifice de Naaman approuvé : ce que l’un ne l’autre n’ont peu obtenir que par foy. Il y a semblable raison à l’Eunuque auquel Philippe fut addressé : car estant homme de pais lointain, jamais n’eust entreprins un voyage si pénible et de si grand coust pour adorer en Jérusalem, s’il n’eust eu quelque foy en son cœur Actes 8.17, 31. Nous voyons néantmoins comme estant interrogué par Philippe touchant le Médiateur, il confesse son ignorance. Or je confesse bien que leur foy a esté enveloppée en partie, non-seulement quant à la personne de Jésus-Christ, mais aussi quant à sa vertu, et l’office qui luy a esté enjoinct de Dieu son Père. Ce pendant c’est chose certaine qu’ils ont esté embus de quelques principes, lesquels leur donnoyent quelque petit goust de Jésus-Christ. Ce qui ne doit estre trouvé nouveau. Car l’Eunuque ne fust jamais venu d’un pais si lointain pour adorer un Dieu incognu en Jérusalem. Et Cornille s’estant adonné à la religion des Juifs, n’eust pas là vescu sans s’accoustumer aux rudimens de la pure doctrine de la Loy. Quant est de Naaman, il ne seroit pas convenable qu’Elisée luy ordonnant ce qu’il avoit à faire en choses petites et légères, eust oublié le principal. Combien doncques que la cognoissance de Jésus-Christ ait esté obscure entre eux, il n’y a nul propos de la faire du tout nulle : mesmes d’autant qu’ils s’exerçoyent aux sacrifices de la Loy, lesquels devoyent estre discernez d’avec les cérémonies des Payens par leur fin, c’est-à-dire par Jésus-Christ.
3.2.33
Or ceste simple déclaration que nous avons en la Parole de Dieu, devoit bien suffire à engendrer la foy en nous, n’estoit que nostre aveuglement et obstination y donnast empeschement. Mais comme nostre esprit est enclin à vanité, il ne peut jamais adhérer à la vérité de Dieu : et comme il est hébété il ne peut veoir la lumière d’iceluy. Pourtant la Parole nue ne proufite de rien sans illumination du sainct Esprit. Dont il appert que la foy est par-dessus toute intelligence humaine. Et encores ne suffit-il point que l’entendement soit illuminé par l’Esprit de Dieu, sinon que le cœur soit confermé par sa vertu. En laquelle chose les Théologiens sorboniques faillent trop lourdement, qui pensent que la foy soit un simple consentement de la Parole de Dieu, lequel consiste en intelligence, laissans derrière la fiance et certitude du cœur. C’est doncques un singulier don de Dieu que la foy, en deux manières. Premièrement entant que l’entendement de l’homme est illuminé pour entendre la vérité de Dieu : puis après que le cœur est en icelle fortifié. Car le sainct Esprit ne commence pas seulement la foy, mais l’augmente par degrez, jusques à ce qu’il nous ait menez jusques au royaume des cieux. Voylà pourquoy sainct Paul admoneste Timothée, de garder le dépost excellent qu’il avoit receu par le sainct Esprit qui habite en nous 2Tim. 1.14. Si quelqu’un allègue au contraire, que l’Esprit nous est donné par la prédication de foy Gal. 3.2 : ceste objection se peut soudre aisément. S’il n’y avoit qu’un seul don de l’Esprit, ce seroit mal parler de dire que l’Esprit procède de la foy, veu qu’il est autheur d’icelle et cause : mais d’autant que sainct Paul traitte là des dons que Dieu confère à son Eglise, pour la mener par divers accroissemens à sa perfection, il ne se faut esbahir s’il les attribue à la foy, laquelle nous prépare et dispose à les recevoir. Il est bien vray que c’est une opinion fort estrange au monde, quand on dit que nul ne peut croire en Christ, sinon celuy auquel il est donné particulièrement : mais c’est en partie à cause que les hommes ne considèrent point comment, ne combien est haute et difficile à comprendre la sapience céleste, ne quelle est leur rudesse et imbécillité à comprendre les mystères de Dieu : en partie aussi, pource qu’ils n’ont point esgard à ceste fermeté de cœur, qui est la principale partie de la foy.
3.2.34
Lequel erreur est facile à convaincre. Car comme dit sainct Paul, Si nul ne peut estre tesmoin de la volonté de l’homme, sinon l’esprit de l’homme qui est en luy 1Cor. 2.11 : comment la créature seroit-elle certaine de la volonté de Dieu ? Et si la vérité de Dieu nous est douteuse es choses mesmes que nous voyons présentement à l’œil : comment nous seroit-elle ferme et indubitable, quand le Seigneur nous promet les choses que l’œil ne voit point, et l’entendement ne peut comprendre ? Et tellement la prudence humaine est yci hébétée et eslourdie, que le premier degré pour proufiter en l’eschole du Seigneur, est d’y renoncer. Car par icelle comme par un voile interposé, nous sommes empeschez de comprendre les mystères de Dieu, lesquels ne sont point révélez sinon aux petis. Mesmes ce n’est point la chair et le sang qui les révèle Mat. 11.25 ; Luc 10.21 ; Mat. 16.27 : et l’homme naturel n’est point capable d’entendre les choses spirituelles : mais au contraire ce luy est folie de la doctrine de Dieu, d’autant qu’elle ne peut estre cognue que spirituellement 1Cor. 2.14. Pourtant l’aide du sainct Esprit nous est en cest endroict nécessaire, ou plustost il n’y a que sa seule vertu qui règne yci. Il n’y a nul homme qui ait cognu le secret de Dieu, ou ait esté son conseiller : mais l’Esprit enquiert de tout jusques aux choses cachées, par lequel nous cognoissons la volonté de Christ Rom. 11.34 ; 1Cor. 2.10. Nul ne peut venir à moy, dit le Seigneur Jésus, sinon que le Père qui m’a envoyé, l’attire. Quiconques doncques, dit-il, a escouté mon Père, et a apprins de luy, il vient à moy : non pas que personne ait veu le Père, sinon celuy qui est envoyé de Dieu Jean 6.44-45. Comme doncques nous ne pouvons approcher de Christ, sinon estans tirez par l’Esprit de Dieu : aussi quand nous sommes tirez, nous sommes totalement ravis par-dessus nostre intelligence. Car l’âme estant par luy illuminée, reçoit quasi un œil nouveau pour contempler les secrets célestes, de la lueur desquels elle estoit au paravant esblouye. Par ainsi l’entendement de l’homme estant esclarci par la lumière du sainct Esprit, commence lors à gouster les choses qui appartienent au royaume de Dieu, desquelles il ne pouvoit au paravant avoir aucun sentiment. Parquoy nostre Seigneur Jésus-Christ, combien qu’il déclaire les mystères de son royaume très-bien et proprement aux deux disciples, dont fait mention sainct Luc : toutesfois il ne proufite de rien, jusques à ce qu’il leur ouvre le sens pour entendre les Escritures ? Luc 24.27, 45 ; Jean 16.13. En ceste manière, après que les Apostres ont esté instruits de sa bouche divine, encores est-il besoin que l’Esprit de vérité leur soit envoyé, lequel donne entrée en leurs entendemens à la doctrine qu’ils avoyent receue des aureilles au paravant. La Parole de Dieu est semblable au soleil : car elle reluit à tous ceux ausquels elle est annoncée, mais c’est sans efficace entre les aveugles. Or nous sommes tous aveugles naturellement en cest endroict : pourtant elle ne peut entrer en nostre esprit, sinon que l’Esprit de Dieu, qui est le maistre intérieur, luy donne accès par son illumination.
3.2.35
Quand il nous a par ci-devant falu traitter de la corruption de nostre nature, nous avons monstré plus au long combien les hommes sont insuffisans d’eux-mesmes à croire : parquoy je n’ennuiray point les lecteurs en réitérant ce qui a esté dit. Qu’il nous suffise quand sainct Paul nomme Esprit de foy 2Cor. 4.13 qu’il entend la foy mesme laquelle nous est donnée, et que nous n’avons point naturellement. Parquoy il prie Dieu, qu’il accomplisse son bon plaisir aux Thessaloniciens, et l’œuvre de leur foy en vertu 2Thess. 1.11. Or en nommant la foy Œuvre de Dieu, et l’intitulant de ce mot de Bon plaisir ou faveur gratuite, il déclaire qu’elle n’est point du propre mouvement de l’homme. Qui plus est, ne se contentant point de cela, il adjouste que c’est un chef-d’œuvre où Dieu desploye sa vertu. Aux Corinthiens quand il dit que la foy ne dépend point de la sagesse des hommes, mais est fondée en la vertu de l’Esprit : combien qu’il parle des miracles extérieurs, toutesfois pource que les réprouvez n’en sçavent faire leur proufit, et n’y voyent goutte il comprend aussi ce cachet intérieur que scelle la vérité de Dieu en nos cœurs, comme il en fait mention ailleurs. Dieu aussi pour magnifier tant plus et esclarcir sa libéralité en ce don tant excellent, ne l’eslargit pas indifféremment à tous, mais le distribue d’un privilège singulier à ceux que bon luy semble. Laquelle chose nous avons ci-dessus prouvée par bons tesmoignages. Et sainct Augustin, qui en est fidèle expositeur, parle ainsi, Nostre Sauveur, pour monstrer que Croire est de don, non point de mérite : Nul, dit-il, ne vient à moy, si mon Père ne l’y attire, et s’il ne luy a esté donné de mon Père. C’est merveille que deux oyent : l’un mesprise, et l’autre monte. Que celuy qui mesprise, s’impute la faute : que celuy qui monte, n’usurpe point l’honneur à soy. En un autre lieu, Pourquoy est-il donné à l’un, et non à l’autre ? Je n’ay point honte de dire que c’est un secret profond de la croix, un secret des jugemens de Dieu que je ne cognoy point, et dont il ne nous est pas licite de nous enquérir : et de là procède tout ce que nous pouvons. Je voy bien ce que je peux : dont c’est que je le peux je ne le voy point, sinon que je voy bien que c’est de Dieu. Mais pourquoy appelle-il l’un et non pas l’autre ? Cela est trop haut pour moy : c’est un abysme, c’est une profondité de la croix. Je me peux escrier en admiration, je ne le peux monstrer en dispute. La somme revient là, que Jésus- Christ en nous illuminant en la foy, nous ente en son corps pour nous faire participans de tous ses biens.
3.2.36
Il reste en après, que ce que l’entendement a receu soit planté dedans le cœur. Car si la parole de Dieu voltige seulement au cerveau, elle n’est point encores receue par foy. Mais lors sa vraye réception est quand elle a prins racine au profond du cœur, pour estre une forteresse invincible à soustenir et repousser tous assauts des tentations. Or s’il est vray que la vraye intelligence de nostre esprit soit illumination de l’Esprit de Dieu, sa vertu apparoist beaucoup plus évidemment en une telle confirmation du cœur : asçavoir, d’autant qu’il y a plus de desfiance au cœur que d’aveuglement en l’esprit : et qu’il est plus difficile de donner asseurance au cœur, que d’instruire l’entendement. Parquoy le sainct Esprit sert comme d’un seau, pour sceller en nos cœurs les mesmes promesses lesquelles il a premièrement imprimées en nostre entendement : et comme d’un arre, pour les confermer et ratifier. Après que vous avez creu, dit l’Apostre, vous avez esté seellez par l’Esprit de promesse, qui est l’arre de nostre héritage Eph. 1.13-14. Voyez-vous comment il monstre que les cœurs des fidèles sont marquez du sainct Esprit comme d’un seau : et qu’il l’appelle Esprit de promesse, à cause qu’il nous rend l’Evangile indubitable ? Semblablement aux Corinthiens : Dieu, dit-il, qui nous a oincts, et nous a marquez et donné l’arre de son Esprit en nos cœurs. Item en un autre lieu, parlant de la confiance et hardiesse de nostre espérance, met pour fondement d’icelle l’arre de son Esprit 2Cor. 1.22 ; 5.5.
3.2.37
Ce pendant je n’ay pas oublié ce que j’ay dit ci-dessus, et dont la mémoire nous est rafraischie sans fin et sans cesse par expérience : c’est que la foy est agitée de beaucoup de doutes, solicitudes et destresses, en sorte que les âmes des fidèles ne sont guères en repos : pour le moins elles ne se peuvent pas tousjours asseurer paisiblement. Mais quelques rudes assauts et violences qu’elles ayent à soustenir, elles en vienent tousjours à bout, et en repoussant les tentations, demeurent en leur forteresse. Ceste seule asseurance suffit pour nourrir et garder la foy, quand nous sommes bien résolus de ce qui est dit au Pseaume, Le Seigneur est nostre protection et nostre aide au besoin : ainsi nous ne serons point estonnez, encores que la terre tremblast, et que les montagnes trébuschassent au profond de la mer Ps. 46.2-3. Et ailleurs il nous est monstré combien ce repos est amiable, quand David dit qu’il s’est couché et a dormi paisiblement et s’est levé, d’autant qu’il estoit en la garde de Dieu Ps. 3.5. Non pas qu’il ait tousjours d’un train égual jouy de telle joye et seureté, qu’il ne sentist nul trouble : mais entant qu’il goustoit la grâce de Dieu selon la mesure de sa foy, il se glorifie qu’il mesprisera hardiment tout ce qui peut tormenter son esprit. Parquoy l’Escriture nous voulant exhorter à la foy, nous commande de nous reposer. Comme en Isaïe, Vostre force sera en espoir et silence. Item au Pseaume, Tay-toy, et atten le Seigneur. A quoy respond le dire de l’Apostre, Il est besoin de patience Esaïe 30.15 ; Ps. 37.7 ; Héb. 10.36, etc.
3.2.38
De là peut-on juger combien la doctrine des théologiens sophistes est pernicieuse : c’est que nous ne pouvons rien arrester en nous de la grâce de Dieu, sinon par conjecture morale, selon qu’un chacun se répute n’estre indigne d’icelle. Certes s’il faut estimer par les œuvres quelle affection a Dieu envers nous, je confesse que nous ne le pouvons pas comprendre, voire par la moindre conjecture du monde : mais d’autant que la foy doit respondre à la simple et gratuite promesse de Dieu, il ne reste plus de lieu à aucune doute. Car de quelle fiance serons-nous armez contre le diable, si nous pensons seulement sous ceste condition Dieu nous estre propice, si nous méritons qu’il nous le soit ? Mais d’autant que nous avons destiné à ceste matière son traitté à part, nous ne la poursuyvrons d’avantage pour le présent : veu principalement que c’est une chose manifeste, qu’il n’y a rien plus contraire à la foy, que conjecture ou autre sentiment prochain à doute et ambiguïté. Pour confermer cest erreur, ils ont tousjours en la bouche un passage de l’Ecclésiaste, lequel ils corrompent meschamment : asçavoir, que nul ne sçait s’il est digne de haine ou d’amour Ecc. 9.1. Encores que je laisse à dire que ceste sentence a esté mal rendue en la translation commune : toutesfois les petis enfans peuvent veoir ce que Salomon a voulu dire : c’est que si quelqu’un veut estimer par les choses présentes, lesquels sont aimez, et lesquels sont hays de Dieu, qu’il travaillera en vain : veu que prospérité et adversité sont communes tant au juste qu’à l’inique : tant à celuy qui sert à Dieu, qu’à celuy qui n’en tient conte. Dont il s’ensuyt que Dieu ne testifie point tousjours son amour envers ceux qu’il fait fructifier temporellement : et aussi ne déclaire sa haine envers ceux qu’il afflige. Laquelle chose il dit pour rédarguer la vanité de l’entendement humain : veu qu’il est si hébété à considérer les choses tant nécessaires. Comme un peu devant il avoit dit, qu’on ne peut pas discerner en quoy diffère l’âme de l’homme d’une âme brutale : pource qu’il semble advis que l’une et l’autre meurt d’une mesme mort Ecc. 3.9. Si quelqu’un vouloit de cela inférer, la sentence que nous tenons de l’immortalité des âmes n’estre fondée que sur conjecture, ne le jugerions-nous pas à bon droict estre enragé ? Ceux-ci doncques sont-ils de sain entendement, en arguant qu’il n’y a nulle certitude de la grâce de Dieu entre les hommes, d’autant qu’elle ne se peut comprendre par le regard charnel des choses présentes.
3.2.39
Mais ils allèguent que cela est une présomption téméraire, de s’attribuer une cognoissance indubitable de la volonté divine. Ce que je leur concéderoye, si nous entreprenions de vouloir assujetir à la petitesse de nostre entendement le conseil incompréhensible de Dieu. Mais quand nous disons simplement avec sainct Paul, que nous avons receu un Esprit qui n’est point de ce monde, ains procédant de Dieu, par lequel nous cognoissons les biens que Dieu nous a donnez 1Cor. 2.12, qu’est-ce qu’ils preuvent murmurer à l’encontre, qu’ils ne facent injure à l’Esprit de Dieu ? Or si c’est un sacrilège horrible, de souspeçonner ou de mensonge, ou d’incertitude, ou d’ambiguïté, aucune révélation venant de luy, qu’est-ce que nous faillons, affermans la certitude de ce qu’il nous a révélé ? Mais ils prétendent derechef, que c’est témérairement fait à nous de nous oser ainsi glorifier de l’Esprit de Christ. En quoy ils démonstrent grandement leur bestise. Qui penseroit qu’il y eust une telle ignorance en ceux qui se veulent faire Docteurs de tout le monde, de faillir si lourdement aux premiers élémens de la Chrestienté ? Certes ce me seroit une chose incrédible, sinon que leurs escritures en feissent foy. Sainct Paul dénonce qu’il n’y a point d’autres enfans de Dieu, sinon ceux qui sont menez par l’Esprit d’iceluy Rom. 8.14 : ceux-ci veulent que les enfans de Dieu soyent conduits par leurs propres esprits, estans vuides de celuy de Dieu. Sainct Paul enseigne que nous ne pouvons appeler Dieu, nostre Père, sinon que l’Esprit imprime ceste appellation en nous, lequel seul peut rendre tesmoignage à nostre âme, que nous sommes enfans de Dieu Rom. 8.16 : ceux-ci combien qu’ils ne nous défendent point l’invocation de Dieu, néantmoins nous ravissent l’Esprit, par la conduite duquel il le faloit invoquer. Sainct Paul nie que celuy qui n’est mené par l’Esprit de Christ, soit serviteur d’iceluy : ceux-ci forgent une Chrestienté, laquelle n’ait que faire de l’Esprit de Christ. Sainct Paul ne nous fait nulle espérance de la résurrection bienheureuse, sinon que nous sentions le sainct Esprit résidant en nous Rom. 8.11 : ceux-ci imaginent une espérance vuide d’un tel sentiment. Ils respondront possible, qu’ils ne nient point que le sainct Esprit ne nous soit nécessaire, mais que par humilité et modestie nous devons penser que nous ne l’avons point. Si ainsi est, qu’est-ce doncques que veut dire l’Apostre, quand il commande aux Corinthiens de s’examiner et esprouver s’ils ont Jésus-Christ habitant en eux, adjoustant que quiconques n’a ceste cognoissance est réprouvé 2Cor. 13.5-6 ? Or nous cognoissons par l’Esprit qu’il nous a donné, qu’il demeure en nous, ainsi que dit sainct Jehan 1Jean 3.24. Et qu’est-ce que nous faisons autre chose, que révoquer les promesses de Jésus-Christ en doute, quand nous voulons estre serviteurs de Dieu sans son Esprit, veu qu’il a dénoncé qu’il l’espandroit sur tous les siens Esaïe 44.3 ? Que faisons-nous autre chose que desrober au sainct Esprit sa gloire en séparant de luy la Foy, qui est œuvre proprement venant de luy ? Veu que ces choses sont les premières leçons que nous devons apprendre en nostre religion, c’est un grand aveuglement, de noter les Chrestiens d’arrogance, quand ils se glorifient de la présence du sainct Esprit, sans laquelle il n’y a nulle Chrestienté. Certes ils démonstrent par leur exemple combien est vray ce que dit le Seigneur ; que son Esprit est incognu au monde : et qu’il n’y a que ceux-là dedans lesquels il habite, qui le cognoissent Jean 14.17.
3.2.40
Et afin de renverser de toutes parts les fondemens de la Foy, ils les assaillent encore d’un autre costé : c’est combien que nous puissions asseoir jugement de la grâce de Dieu selon la justice en laquelle nous consistons présentement, toutesfois que la certitude de nostre persévérance demeure en suspens. Mais il nous resteroit une belle confiance de salut, si nous ne pouvions autre chose que réputer par conjecture, qu’ils appellent Morale, que nous sommes à présent en la grâce de Dieu, ne sçachans ce qui doit demain advenir. L’Apostre parle bien autrement, disant qu’il est certain que ny Anges, ne puissances, ne principautez, ne mort, ne vie, ne les choses présentes, ne les futures ne nous pourront séparer de la dilection de laquelle Dieu nous embrasse en Jésus-Christ Rom. 8.38-39. Ils s’efforcent d’eschapper par une solution frivole, disans que l’Apostre avoit cela de révélation spéciale : mais ils sont de trop près tenus, pour pouvoir si facilement eschapper : car là il traitte quels biens provienent de la foy généralement à tous fidèles, non point ce qu’il expérimentoit particulièrement en soy. Voire mais luy-mesme, disent-ils, tasche de nous faire craindre, en nous remonstrant nostre imbécillité et inconstance, quand il dit que celuy qui est debout se doit garder qu’il ne tombe 1Cor. 10.12. Il est bien vray : toutesfois il ne nous baille point une crainte pour nous estonner, ains seulement pour nous apprendre de nous humilier sous la main puissante de Dieu, comme sainct Pierre le déclaire 1Pi. 5.6. D’avantage, quelle resverie est-ce de limiter la certitude de foy à un petit de temps, à laquelle il convient proprement d’outrepasser la vie présente, pour s’estendre à l’immortalité future ? Pourtant quand les fidèles recognoissent cela venir de la grâce de Dieu, qu’estans illuminez de son Esprit ils jouissent par foy de la contemplation de la vie future : tant s’en faut que telle gloire doyve estre accusée d’arrogance : que si quelqu’un a honte de confesser cela, il démonstre une extrême ingratitude, plustost que modestie ou humilité : d’autant qu’il supprime et obscurcit la bonté de Dieu, laquelle il devoit magnifier.
3.2.41
Pource qu’à mon advis la nature de la foy ne se pouvoit mieux ne plus clairement exprimer que par la substance des promesses, où elle a son propre fondement pour s’appuyer, sans lequel elle trébuscheroit incontinent, ou plustost s’esvanouiroit : voylà pourquoy j’ay tiré des promesses la définition que j’ay mise, laquelle toutesfois ne discorde point d’avec la description qu’en fait l’Apostre selon l’argument qu’il traitte. Il dit que la foy est un soustenement des choses qu’on espère, et une démonstrance des choses qui n’apparoissent point Héb. 11.1. Car par le mot d’Hypostase, il entend la fermeté sur laquelle les âmes fidèles s’appuyent. Comme s’il disoit que la foy est une possession certaine et infallible des choses que Dieu nous a promises. Sinon que quelqu’un aimast mieux prendre le mot d’Hypostase pour confiance, ce qui ne me desplaist pas, combien que j’aime mieux me tenir à la première exposition laquelle est plus receue. Derechef, pour signifier que jusques au dernier jour, auquel les livres seront ouverts Dan. 7.10, les choses appartenantes à nostre salut sont trop hautes pour estre comprinses de nostre sens, ou veues de nos yeux, ou touchées de nos mains : et par ainsi que nous ne les possédons autrement, qu’en surmontant la capacité de nos entendemens, et eslevant nostre regard par-dessus tout ce qui se voit au monde, brief, en nous surmontant nous-mesmes : pour ceste cause il adjouste, que telle certitude de posséder, est des choses qui sont situées en espérance : et pourtant ne s’apperçoyvent point. Car l’évidence, comme dit sainct Paul, est diverse d’espoir : et nous n’espérons pas les choses que nous voyons Rom. 8.24. En la nommant Monstre ou Probation des choses non apparentes, ou comme sainct Augustin souvent l’interprète, Tesmoignage par lequel nous sommes convaincus : il parle tout ainsi comme s’il disoit, que c’est une évidence de ce qui n’apparoist, une vision de ce qui ne se voit, une perspicuité des choses obscures, une présence des choses absentes, une démonstrance des choses cachées[a]. Car les mystères de Dieu, et principalement ceux qui appartienent à nostre salut, ne se peuvent contempler en leur nature : mais nous les regardons seulement en la Parole de Dieu, de laquelle la vérité nous doit estre tellement persuadée, que nous tenions pour fait et accompli tout ce qu’il dit. Comment doncques se lèvera un courage à recognoistre et gouster une telle bonté de Dieu, qu’il ne soit pareillement enflambé à l’aimer ? Car une telle abondance de douceur, comme est celle que Dieu a cachée à ceux qui le craignent, ne se peut vrayement entendre, qu’elle n’esmeuve le cœur. D’avantage, elle ne le peut esmouvoir, qu’elle ne l’attire et eslève à soy. Pourtant ce n’est point de merveilles si ceste affection n’entre jamais en un cœur pervers et oblique, veu qu’elle nous ouvre les yeux pour nous donner accès à tous les thrésors de Dieu, et les saincts secrets de son Royaume, lesquels ne se doyvent point polluer par l’entrée d’un cœur immonde. Or ce que les Sorboniques enseignent, que la charité précède la foy et l’espérance, n’est que pure resverie : veu qu’il n’y a que la seule foy laquelle premièrement engendre charité en nous. Sainct Bernard parle bien mieux[b] : Je croy, dit-il, que le tesmoignage de la conscience, lequel sainct Paul nomme La gloire des fidèles 2Cor. 1.12, consiste en trois points. Car en premier lieu et devant toutes choses, il est requis de croire que tu ne peux avoir rémission des péchez, sinon de la pure gratuité de Dieu : secondement, que tu ne peux avoir nulle bonne œuvre, si luy-mesme ne la te donne : tiercement, que tu ne peux mériter par œuvres la vie éternelle, si elle ne t’est aussi bien donnée gratuitement, Tantost après il adjouste. Ces choses ne suffiroyent pas, sinon pour faire le commencement : pource qu’en croyant que les péchez ne nous peuvent estre remis que de Dieu, il nous faut quant et quant estre résolus qu’il nous les a remis, jusques à tant que nous soyons persuadez par le tesmoignage du sainct Esprit, que nostre salut nous est bien asseuré. D’autant que Dieu nous pardonne nos péchez, luy-mesme nous donne les mérites, et nous redonne le loyer, nous ne pourrions pas nous arrester fermement à ceste introduction qu’il avoit mise. Toutesfois ce point et les autres semblables se traitteront ailleurs : maintenant qu’il nous suffise d’entendre que c’est de foy.
[a] August. Homil in Joan. LXXIX, XCV. De peccat. et remiss. lib. II, cap. XXXI.
[b] Sent. lib. III, dist XXV ; sermo I In Annuntiatione.
3.2.42
Or par tout où sera ceste vive foy, il ne se peut faire qu’elle n’emporte tousjours avec soy l’espérance de salut éternel : ou plustost qu’elle ne l’engendre et produise. Car si ceste espérance n’est en nous, quelque beau babil de paroles fardées que nous ayons de la foy, il est certain que nous n’en tenons rien. Car si la foy, comme dit a esté, est une certaine persuasion de la vérité de Dieu, qu’icelle vérité ne peut mentir, tromper ne frustrer : quiconques a conceu ferme certitude, il attend pareillement que le Seigneur accomplira ses promesses, lesquelles il tient pour véritables : tellement qu’en somme, Espérance n’est autre chose qu’une attente des biens que la foy a creu estre véritablement promis de Dieu. Ainsi la foy croit que Dieu est véritable : espérance attend qu’il révélera en temps sa vérité. La foy croit qu’il est nostre Père : espérance attend qu’il se portera tousjours tel envers nous. La foy croit que la vie éternelle nous est donnée : espérance attend que nous l’obtiendrons une fois. La foy est le fondement sur lequel espérance repose : espérance nourrit et maintient la foy. Car comme nul ne peut rien attendre de Dieu, sinon celuy qui a premièrement creu à ses promesses : aussi derechef il faut que l’imbécillité de nostre foy soit entretenue, en attendant et espérant patiemment afin de ne point défaillir. Parquoy sainct Paul parle très-bien, quand il constitue nostre salut en espérance Rom. 8.24, laquelle en attendant Dieu avec silence, retient la foy, à ce qu’elle ne trébusche par se trop haster : elle la conferme à ce qu’elle ne vacille point es promesses de Dieu, ou en ait quelque doute : elle la recrée et réconforte, à ce qu’elle ne se lasse point : elle la conduit jusques à son dernier but, à ce qu’elle ne défaille point au milieu du chemin, ou mesmes en la première journée : finalement en la renouvelant et restaurant de jour en jour elle luy donne vigueur assiduelle pour persévérer. Et encores verrons-nous plus clairement en combien de sortes il est mestier que la foy soit confermée par espérance, si nous considérons de combien d’espèces de tentations sont assaillis ceux qui ont une fois receu la Parole de Dieu. Premièrement le Seigneur en différant ses promesses, souventesfois nous tient en suspens plus que nous ne voudrions. En cest endroict c’est l’office de la foy de faire ce que dit le Prophète : asçavoir si les promesses de Dieu sont tardives que nous ne laissions point de les attendre Hab. 2.3. Aucunesfois aussi non-seulement Dieu nous laisse languir, mais donne apparence d’estre courroucé contre nous : à quoy il faut que la foy nous subviene, afin que suyvans la sentence de l’autre Prophète, nous puissions attendre le Seigneur, combien qu’il ait caché sa face de nous Esaïe 8.17. Il se dresse aussi des mocqueurs, comme dit sainct Pierre, qui demandent où sont les promesses, et où est la venue de Jésus-Christ 2Pi. 3.4 : veu que depuis la création du monde, toutes choses vont en un mesme train. Voire mesmes la chair et le monde nous suggèrent cela en l’entendement. Yci il faut que la foy estant soustenue et appuyée sur l’espérance, soit fichée et s’arreste du tout à contempler l’éternité du Royaume de Dieu, afin de réputer mille ans comme un jour Ps. 90.4 ; 2Pi. 3.8.
3.2.43
Pour ceste affinité et similitude, l’Escriture aucunesfois confond l’un avec l’autre de ces deux vocables, Foy et Espérance : comme quand sainct Pierre dit que la vertu de Dieu nous conserve par foy jusques à la révélation de salut : ce qui estoit plus convenable à l’espérance qu’à foy. Néantmoins cela ne se fait point sans raison, veu que nous avons monstré Espérance n’estre autre chose sinon fermeté et persévérance de foy. Quelquefois ils sont conjoincts ensemble : comme en la mesme Epistre : Afin que vostre foy et espoir soit en Dieu 1Pi. 1.5, 21. Et sainct Paul aux Philippiens déduit l’attente de l’espoir Phil. 1.20 : pource qu’en espérant patiemment nous tenons la bride à nos désirs, jusques à ce que l’opportunité de Dieu soit venue. Ce qui sera plus facile à entendre du chapitre dix aux Hébrieux que j’ai desjà allégué. Sainct Paul en un autre passage, combien qu’il parle improprement, entend toutesfois le mesme par ces mots, Nous attendons par foy en esprit l’espérance de justice Gal. 5.5 : voire pource qu’ayans receu le tesmoignage de l’Evangile touchant de l’amour gratuite de Dieu, nous attendons que Dieu mette en évidence et effect ce qui encores est caché sous espoir. Or il n’est pas maintenant difficile à veoir combien lourdement s’abuse le Maistre des Sentences, en faisant double fondement d’espérance : asçavoir la grâce de Dieu, et le mérite des œuvres. Certes elle ne peut avoir autre but que la foy. Or nous avons clairement monstré que la foy a pour son but unique la miséricorde de Dieu, et que du tout elle s’y arreste, ne regardant nullement ailleurs. Mais il est bon d’ouyr la belle raison qu’il allègue : Si tu oses, dit-il, espérer quelque chose sans l’avoir mérité, ce n’est point espérance mais présomption. Je vous prie, mes amis, qui sera celuy qui se tiendra de maudire telles bestes, lesquelles pensent que c’est témérairement et présomptueusement fait de croire certainement que Dieu est véritable ? Car comme ainsi soit que Dieu nous commande d’attendre toutes choses de sa bonté, ils disent que c’est présomption de se reposer et acquiescer en icelle. Mais un tel maistre est digne des disciples qu’il a eus es escholes des Sophistes, c’est-à-dire Sorboniques. Nous au contraire quand nous voyons que Dieu apertement commande aux pécheurs d’avoir certaine espérance de salut, présumons hardiment tant de sa vérité, que moyennant sa miséricorde, rejettans toute fiance de nos œuvres, nous espérions sans aucune doute ce qu’il nous promet. En ce faisant nous trouverons que celuy qui a dit, Il vous sera fait selon vostre foy Mat. 9.29, ne nous abusera point.
Chapitre III
Que nous sommes régénérez par foy : où il est traitté de la pénitence.
3.3.1
Combien que j’ay desjà enseigné en partie comment la foy possède Christ, et comment par icelle nous jouissons de ses biens, toutesfois cela seroit encores obscur, si nous n’adjoustions l’explication des fruits et effects que les fidèles en sentent en eux. Ce n’est pas sans cause que la somme de l’Evangile est réduite en pénitence et rémission des péchez. Parquoy en laissant ces deux articles, tout ce qu’on pourra prescher ou disputer de la foy, sera bien maigre et desbiffé, voire du tout inutile. Or puis que Jésus-Christ nous donne l’un et l’autre, et que nous obtenons l’un et l’autre par foy : asçavoir nouveauté de vie, et réconciliation gratuite, la raison et ordre requièrent que je commence à traitter ici des deux. Nous viendrons doncques en premier lieu de la foy à pénitence : pource qu’ayans droictement cognu ce point, nous pourrons aisément appercevoir comment l’homme est justifié par seule et pure acceptation et pardon de ses péchez : et toutesfois que la saincteté réale de vie, comme on dit, n’est point séparée de telle imputation gratuite de justice : c’est-à-dire, que cela s’accorde bien, que nous ne soyons pas sans bonnes œuvres, et toutesfois que nous soyons réputez justes sans bonnes œuvres. Or que la pénitence non-seulement suyve pas à pas la foy, mais qu’elle en soit produite, nous n’en devons faire nulle doute. Car puisque la rémission des péchez est offerte par l’Evangile, afin que le pécheur estant délivré de la tyrannie de Satan, du joug de péché, et de la misérable servitude de ses vices, entre au royaume de Dieu : nul ne peut embrasser la grâce de l’Evangile, qu’il ne se retire de ses desbauchemens pour suyvre le droict chemin, et applique toute son estude à se réformer. Ceux qui cuident que la foy précède la pénitence et nient qu’elle en procède comme un fruit et produit de l’arbre, n’ont jamais sceu qu’elle est sa propriété ou nature, et sont induits à telle fantasie par un argument trop léger.
3.3.2
Jésus-Christ, disent-ils, et sainct Jehan-Baptiste ont premièrement exhorté le peuple à repentance en leurs sermons, et puis ont annoncé que le Royaume des cieux estoit prochain Matt. 3.2 ; 4.17. Ils allèguent aussi que telle et semblable commission a esté donnée aux Apostres : et que sainct Paul, selon le récit de saint Luc, proteste d’avoir suyvi cest ordre Actes 20.21. Mais en s’amusant aux syllabes, ils ne regardent pas en quel sens et avec quelle liaison ces mots se doyvent prendre. Car quand Jésus-Christ et Jehan-Baptiste font ceste exhortation. Repentez-vous, veu que le Royaume de Dieu est approché : ne déduisent-ils pas la cause de repentance, de ce que Jésus-Christ nous présente grâce et salut ? Parquoy ces paroles valent autant comme s’ils disoyent, Puis que le Royaume de Dieu est approché, à ceste cause faites pénitence. Mesmes sainct Matthieu ayant récité ceste prédication de sainct Jehan, dit qu’en cela a esté accomplie la prophétie d’Isaïe touchant la voix qui crie au désert. Préparez la voye au Seigneur, dressez-luy ses sentiers Esaïe 40.3. Or l’ordre du Prophète est, que ceste voix doit commencer par consolation et joyeuse nouvelle. Néantmoins quand nous disons que l’origine de repentance vient de foy, nous ne songeons point qu’il faille quelque espace de temps auquel il faille qu’elle soit engendrée : mais nous voulons signifier que l’homme ne se peut droictement adonner à repentance, sinon qu’il se recognoisse estre à Dieu. Or nul ne se peut résoudre estre à Dieu, sinon qu’il ait premièrement recognu sa grâce. Mais ces choses seront plus clairement déduites en la procédure. Possible qu’ils se sont trompez en ce que plusieurs sont doutez par les effrois de leur conscience, ou induits et façonnez à se ranger au service de Dieu, devant qu’avoir cognu sa grâce, mesmes devant que l’avoir goustée. Et c’est une crainte comme on la voit aux petis enfans, qui ne sont point gouvernez par raison : toutesfois aucuns la tienent pour vertu, d’autant qu’ils la voyent approcher de la vraye obéissance, à laquelle elle prépare les hommes. Mais il n’est pas yci question d’enquérir en combien de sortes Jésus-Christ nous attire a soy, ou nous dispose à une droicte affection de piété : seulement je dy qu’on ne peut trouver nulle droicture sinon où l’Esprit qu’il a receu pour le communiquer à ses membres, a son règne. Je di aussi secondement, suyvant la doctrine du Pseaume, asçavoir que Dieu est propice afin qu’on le craigne Ps. 130.4 : que jamais homme ne luy portera telle révérence qu’il doit, qu’il ne se fie en la clémence et bonté d’iceluy : et que nul ne sera jamais bien délibéré à garder la Loy, s’il n’est persuadé que celuy auquel il sert a son service agréable. Or ceste facilité de laquelle Dieu use envers nous, est un signe de sa faveur paternelle. Ce qu’aussi monstre l’exhortation d’Osée, Venez, retournons à l’Eternel : car s’il a destruit, il nous guairira : s’il a frappé, il nous donnera santé Osée 6.1 Nous voyons en ces mots, que l’espérance d’obtenir pardon doit servir d’esperon aux pécheurs, afin qu’ils ne croupissent point en leurs fautes. Au reste, ceux qui inventent une nouvelle manière de Chrestienté : c’est que pour recevoir le Baptesme on ait certains jours auxquels on s’exerce en pénitence, devant qu’estre receus à communiquer à la grâce de l’Evangile, n’ont nulle apparence en leur erreur et folie. Je parle de plusieurs Anabaptistes, et principalement de ceux qui appètent estre dits spirituels, et telle racaille comme sont les Jésuites et autres sectes. Mais ce sont les fruits que produit cest esprit de phrénésie, d’ordonner quelque peu de jours à faire pénitence, laquelle doit estre continuée de l’homme chrestien toute sa vie.
3.3.3
Aucuns hommes sçavans par ci-devant long temps, voulans simplement et purement parler de pénitence selon la reigle de l’Escriture, ont dit qu’elle consistoit en deux parties : c’est asçavoir mortification et vivification. Et interprètent mortification, une douleur et terreur de cœur qui se conçoit par la cognoissance de péché, et le sentiment du jugement de Dieu. Car quand quelqu’un est amené à la vraye cognoissance de son péché, adoncques il commence à le hayr et détester : adoncques vrayement il se desplaist en son cœur, et se confesse misérable et confus, il se souhaite estre autre qu’il n’est. Outre, quand il est touché du sentiment du jugement de Dieu (car l’un incontinent s’ensuyt de l’autre) lors humilié, espovanté et abatu, il tremble et se desconforte, et perd toute espérance. Voylà la première partie de pénitence, qui est appelée Contrition. Ils interprètent la vivification, estre une consolation produite de la foy : c’est quand l’homme confondu par la conscience de son péché, et espovanté de la crainte de Dieu, jettant son regard sur la bonté et miséricorde d’iceluy, sur la grâce et salut qui est en Jésus-Christ, se relève, respire, reprend courage, et quasi retourne de mort en vie. Or ces deux mots, quand ils seroyent bien interprétez, expriment assez bien que c’est de pénitence : mais en ce que telles gens exposent Vivification estre la joye que reçoit une âme quand elle est appaisée de ses troubles et angoisses, je ne m’accorde point avec eux : d’autant qu’il faudroit plustost en cest endroict prendre ce mot pour une affection de bien et sainctement vivre, comme s’il estoit dit que l’homme meurt à soy pour vivre à Dieu ; et c’est le renouvellement dont nous avons parlé.
3.3.4
Les autres, pourtant qu’ils voyent ce nom-ci estre diversement prins en l’Escriture, ont mis deux espèces de pénitence. Et pour les distinguer, en ont appelé l’une Légale, par laquelle le pécheur navré du cautère de son péché, et comme brisé de terreur de l’ire de Dieu, demeure lié en ceste perturbation, sans s’en pouvoir despestrer : l’autre ils l’ont nommée Evangélique, par laquelle le pécheur estant griefvement affligé en soy-mesme, s’eslève néantmoins plus haut, embrassant Jésus-Christ pour la médecine de sa playe, la consolation de sa frayeur, le port de sa misère. Caïn, Saül, Judas sont exemples de la pénitence légale Gen. 4.13 ; 1Sam. 15.30 ; Mat. 27.4 : desquels quand l’Escriture nous descrit la pénitence, elle entend qu’après avoir cognu la pesanteur de leur péché, ils ont eu crainte de l’ire de Dieu : mais ne pensans sinon à la vengence et au jugement de Dieu, ont esté abysmez en ceste cogitation. Doncques leur pénitence n’a esté autre chose qu’un portail d’enfer, auquel estans desjà entrez en ceste présente vie, ils ont commencé à souffrir l’ire de la majesté de Dieu. Nous voyons la pénitence évangélique en tous ceux qui après avoir esté poincts en eux-mesmes de l’aiguillon de péché, relevez néantmoins en fiance de la miséricorde de Dieu, se sont retournez à luy. Ezéchias fut troublé ayant receu le message de mort : mais pleurant il pria, et regardant à la miséricorde de Dieu, reprint fiance 2Rois 20.2 ; Esaïe 38.1. Les Ninivites furent espovantez de l’horrible menace de leur ruine : mais couvers de sacs et de cendres ils prièrent, espérans que le Seigneur se pourroit convertir et destourner de la fureur de son ire Jon. 3.5. David confessa qu’il avoit trop griefvement péché, en faisant les monstres du peuple : mais il adjousta, Seigneur oste l’iniquité de ton serviteur. A l’objurgation de Nathan il recognut le crime d’adultère, il se prosterna devant Dieu : mais pareillement il attendit pardon 2Sam. 24.10 ; 12.13, 16. Telle tut la pénitence de ceux qui à la prédication de sainct Pierre furent navrez en leur cœur : mais se confians à la bonté de Dieu, adjoustèrent. Que ferons-nous, hommes frères ? Telle fut aussi celle de sainct Pierre, qui pleura amèrement : mais ne laissa point d’espérer Actes 2.37 ; Luc 22.62 ; Matt. 26.75.
3.3.5
Combien que toutes ces choses soyent vrayes, néantmoins d’autant que je le puis comprendre par l’Escriture, il faut autrement entendre le nom de Pénitence. Car ce qu’ils confondent la foy avec la pénitence, est répugnant à ce que dit sainct Paul aux Actes, Qu’il avoit testifié aux Juifs et aux Gentils la pénitence envers Dieu, et la foy en Jésus-Christ Actes 20.21. Auquel lieu il met la foy et la pénitence comme choses diverses. Quoy donc ? La vraye pénitence peut-elle consister sans foy ? Nenny pas : mais combien qu’elles ne se puissent diviser : toutesfois il les faut distinguer. Car comme la foy ne peut estre sans espérance, néantmoins foy et espérance sont choses différentes : aussi pareillement la pénitence et la foy, combien qu’elles s’entretienent d’un lien indivisible, toutesfois elles se doyvent plustost conjoindre que confondre. Je n’ignore pas que sous le nom de Pénitence, toute la conversion à Dieu est comprinse, dont la foy est une des principales parties ; mais quand la nature et propriété d’icelle aura esté expliquée, il apparoistra en quel sens cela est dit. Le mot qu’ont les Hébrieux pour signifier Pénitence, signifie Conversion ou retour : celuy qu’ont les Grecs, signifie Changement de conseil et volonté. Et de faict, la chose ne respond point mal à ces vocables, que la somme de pénitence est, que nous estans retirez de nous-mesmes, soyons convertis à Dieu : et ayans délaissé nos conseils et première volonté, en prenions une nouvelle. Parquoy à mon jugement nous la pourrons proprement définir en ceste sorte. Que c’est une vraye conversion de nostre vie à suyvre Dieu et la voye qu’il nous monstre, procédante d’une crainte de Dieu droicte et non feinte : laquelle consiste en la mortification de nostre chair et nostre vieil homme, et vivification de l’esprit. Auquel sens il faut prendre toutes les exhortations qui sont contenues tant aux Prophètes qu’aux Apostres, par lesquelles ils admonestent les hommes de leur temps à faire pénitence. Car ils les vouloyent mener à ce point, qu’estans confus de leurs péchez, et navrez de la crainte du jugement de Dieu, ils s’humiliassent et prosternassent devant sa majesté qu’ils avoyent offensée, et se retirassent en la droicte voye. Pourtant quand ils parlent de se convertir et se retourner au Seigneur, de se repentir et faire pénitence, ils tendent tousjours à une mesme fin. Dont aussi l’Histoire saincte appelle Pénitence, d’estre conduits après Dieu : c’est quand les hommes l’ayans mesprisé pour s’esgayer en leurs cupiditez, commencent de se réduire à sa Parole, et sont prests et appareillez de suyvre où il les appellera Matt. 3.2 ; 1Sam. 7.3. Et sainct Paul et sainct Jehan disent qu’on produise fruits dignes de repentance, entendans qu’il faut mener une vie qui monstre et testifie en toutes ses actions un tel amendement Luc 3.8 ; Rom. 6.4 ; Actes 26.20.
3.3.6
Mais devant que procéder outre, il sera expédient d’expliquer d’avantage la définition ci-dessus mise, en laquelle il y a principalement trois articles à considérer. Pour le premier, quand nous appelons Pénitence une conversion de vie à Dieu, nous requérons un changement, non pas seulement aux œuvres externes, mais aussi en l’âme : à ce que s’estant despouillée de sa vieille nature, elle produise après fruits dignes de sa rénovation. Ce que le Prophète voulant exprimer, commande à ceux qu’il exhorte à repentance, d’avoir un nouveau cœur Ez. 18.31. Parquoy Moyse par plusieurs fois voulant remonstrer au peuple d’Israël quelle est la vraye conversion, les enseigne de se convertir de tout leur cœur et de toute leur âme. Et en parlant de la circoncision du cœur, il entre jusques aux affections les plus cachées. Laquelle locution est souvent réputée des Prophètes ; toutesfois il n’y a lieu dont nous puissions mieux entendre quelle est la vraye nature de Pénitence, que du quatrième de Jérémie, où Dieu parle en ceste manière : Israël, si tu te convertis, converty-toy à moy. Cultive bien la terre de ton cœur, et ne sème point sur les espines. Sois circoncis au Seigneur, et oste toute immondicité de ton cœur Jér. 4.1-4. Nous voyons comment il dénonce que pour se mettre à bien vivre ils ne peuvent prendre autre commencement sinon de desraciner toute impiété du cœur. Et pour les toucher plus vivement, il les advertit que c’est à Dieu qu’ils ont ’affaire, envers lequel on ne proufite rien en tergiversant : pource qu’il a en détestation le cœur double. Pour ceste cause Isaïe se mocque de toutes les entreprinses des hypocrites, lesquels de son temps s’efforçoyent à amender leur vie extérieurement par cérémonies : mais ce pendant ne se soucioyent de rompre les liens d’iniquité, desquels ils estreignoyent les povres. Et aussi en ce passage-là mesme, il démonstre bien quelles sont les œuvres qui se doyvent ensuyvre de la vraye pénitence Esaïe 58.5-7.
3.3.7
Le second article a esté, que nous avons dit qu’elle procède d’une droicte crainte de Dieu. Car devant que la conscience du pécheur soit amenée à repentance, il faut qu’elle soit premièrement touchée du jugement de Dieu. Car quand ce pensement sera une fois fiché au cœur de l’homme, que Dieu doit une fois monter en son Throne judicial pour demander conte de toutes œuvres et paroles : elle ne laissera point reposer le povre pécheur, ne respirer une seule minute de temps, qu’elle ne le picque et stimule tousjours à mener une nouvelle vie, afin qu’il se puisse seurement représenter à ce jugement. Parquoy l’Escriture souvent, quand elle nous exhorte à repentance, nous réduit en mémoire que Dieu jugera une fois le monde. Comme en ce passage de Jérémie : Afin que ma fureur ne sorte comme feu, et n’y ait nul qui la puisse esteindre, à cause de vostre perversité Jér. 4.4. Item, en la prédication de sainct Paul qu’il fait à Athènes : Comme ainsi soit que Dieu ait laissé cheminer les hommes en ignorance : maintenant il leur dénonce de faire pénitence, d’autant qu’il a déterminé un jour auquel il jugera le monde en équité Actes 17.30, et en plusieurs autres lieux. Aucunesfois, par les corrections qui sont desjà advenues, elle démonstre que Dieu est juge : afin que les pécheurs réputent que beaucoup plus griefve peine les attend, s’ils ne se corrigent de bonne heure. De quoy nous avons l’exemple au chapitre 29 du Deutéronome. Or d’autant que le commencement de nostre conversion à Dieu est, quand nous avons haine et horreur du péché, à ceste cause l’Apostre dit que la tristesse qui est selon Dieu, est cause de repentance 2Cor. 7.10 : appelant Tristesse selon Dieu, quand non-seulement nous avons crainte d’estre punis, mais hayssons et avons en exécration le péché, d’autant que nous entendons qu’il desplaist à Dieu. Ce qui ne doit estre trouvé estrange, pource que si nous n’estions poincts à bon escient, jamais la paresse de nostre chair ne se pourroit corriger : mesmes nulle picqueure ne suffiroit à la resveiller de sa stupidité, si Dieu ne passoit plus outre en monstrant ses verges. Mesmes outre la brutalité il y a aussi la rébellion, laquelle a besoin d’estre batue à grans coups de marteaux. Ainsi nous contraignons Dieu par nostre perversité, à user de sévérité et rigueur en menaçant, veu qu’il ne serviroit rien d’allécher par douceur ceux qui dorment. Je ne réciteray point les tesmoignages qui se trouvent çà et là par toute l’Escriture. La crainte de Dieu est aussi nommée Introduction à pénitence pour autre raison. Car encores qu’un homme fust en tout et par tout estimé parfait en vertus, s’il ne rapporte sa vie au service de Dieu, il pourra bien estre loué du monde, mais il sera en abomination au ciel, attendu que la principale partie de justice est de rendre à Dieu l’honneur qu’il mérite, duquel nous le fraudons meschamment, quand nous n’avons pas ceste intention de nous assujetir à son Empire.
3.3.8
Il nous faut maintenant expliquer le troisième article : c’est que nous avons dit que la pénitence consiste en deux parties : en la mortification de la chair, et la vivification de l’Esprit, Ce que les Prophètes, combien qu’ils parlent simplement selon la rudesse du peuple auquel ils avoyent affaire, néantmoins exposent assez bien, quand ils disent, Cessez de mal faire, et adonnez-vous à bien. Nettoyez-vous de vos ordures, délaissez vostre vie perverse : apprenez de bien faire, appliquez-vous à justice, miséricorde, etc. Ps. 34.14 ; Esaïe 1.16-17. Car en rappelant les hommes de malice, ils requièrent que toute leur chair, c’est-à-dire leur nature, soit mortifiée, laquelle est plene d’iniquité. Or c’est un commandement bien difficile, d’autant qu’il emporte que nous nous desvestions de nous-mesmes, et délaissions nostre propre nature. Car il ne faut pas estimer que la chair soit bien mortifiée, sinon que tout ce que nous avons de nous soit anéanty et aboly. Mais veu que toutes les pensées et affections de nostre nature sont répugnantes à Dieu, et ennemies de sa justice Rom. 8.1, la première entrée en l’obéissance de la Loy est, de renoncer à nostre nature et à toute nostre volonté. En après est signifié en ce passage du Prophète le renouvellement de vie par les fruits qui s’en ensuyvent : asçavoir, justice, jugement et miséricorde. Car il ne suffiroit point de faire les œuvres extérieurement ; sinon que l’âme fust premièrement adonnée à l’amour et affection d’icelles. Or cela se fait quand l’Esprit de Dieu ayant transformé nos âmes en sa saincteté, les dirige tellement à nouvelles pensées et affections, qu’on puisse dire qu’elles sont autres qu’elles n’estoyent au paravant. Et defaict, nous sommes naturellement destournez de Dieu pour ne jamais tendre ny aspirer à ce qui est bon et droict, jusques à ce que nous ayons apprins de nous quitter. Et voylà pourquoy tant souvent il nous est commandé de despouiller le vieil homme, renoncer au monde et à la chair : et en nous retirans de nos cupiditez, mettre peine à estre renouvelez de l’esprit de nostre entendement. Et ce mot de Mortification nous advertit combien il nous est difficile d’oublier nostre naturel : entant qu’il signifie que nous ne pouvons pas estre pliez ne formez à la crainte de Dieu, ny apprendre les rudimens de piété, sinon qu’estans occis du glaive de l’Esprit, avec violence nous soyons réduits à néant. Comme si Dieu prononçoit qu’il est requis que nous mourions, et soyons anéantis en tout ce que nous avons, devant que luy nous reçoive ou accepte pour ses enfans.
3.3.9
L’une et l’autre nous vient de la communication que nous avons avec Christ. Car si nous sommes vrayement participans de sa mort, par la vertu d’icelle nostre vieil homme est crucifié, et la masse de péché qui réside en nous est mortifiée, à ce que la corruption de nostre première nature n’ait plus de vigueur Rom. 6.6. Si nous sommes participans de sa résurrection, par icelle nous sommes ressuscitez en nouveauté de vie, laquelle respond à la justice de Dieu. Pour parler donc en un mot, je di que pénitence est une régénération spirituelle : de laquelle le but est, que l’image de Dieu qui avoit esté obscurcie et quasi effacée en nous par la transgression d’Adam, soit restaurée. Ainsi l’appelle l’Apostre, quand il dit qu’ayans le voile osté, nous représentons la gloire de Dieu, estans transformez en une mesme image, de gloire en gloire, comme par l’Esprit de Dieu 2Cor. 3.18. Item, Soyez renouvelez en vostre âme, et vestez le nouvel homme : lequel est créé selon Dieu et justice, et vraye saincteté Eph. 4.23-24, Item en un autre lieu. Ayant vestu le nouvel homme, lequel est renouvelé à la cognoissance et image de celuy qui l’a créé Col. 3.10. Ainsi doncques par ceste régénération nous sommes de la grâce de Christ réparez en la justice de Dieu ; de laquelle nous estions décheus par Adam : comme il plaist à Dieu de restituer en leur entier tous ceux lesquels il adopte en l’héritage de la vie éternelle. Or ceste restauration ne s’accomplit point ny en une minute de temps, ny en un jour, ny en un an : mais Dieu abolit en ses esleus les corruptions de la chair par continuelle succession de temps, et mesmes petit à petit : et ne cesse de les purger de leurs ordures, les dédier à soy pour temples, réformer leurs sens à une vraye pureté, afin qu’ils s’exercent toute leur vie en pénitence, et sçachent que ceste guerre ne prend jamais fin qu’à la mort. Dont l’impudence d’un certain apostat est tant plus vileine, quand il me reproche que je confon l’estat de la vie présente avec la gloire future, en interprétant avec sainct Paul que l’image de Dieu gist en saincteté et justice véritable : comme si en voulant définir ceci ou cela, il ne fust pas requis de prendre la perfection et intégrité. Or en disant que Dieu nous restaure à son image, nous ne nions pas qu’il ne le face par accroissement continuel : mais selon que chacun est plus advancé, ceste image de Dieu reluit tant mieux en luy. Or Dieu pour faire parvenir ses fidèles à ce but-là, leur assigne le chemin de pénitence pour toute leur vie, auquel ils ne cessent de courir.
3.3.10
Voylà doncques comment les enfans de Dieu sont délivrez de la servitude de péché par la régénération : non point pour ne sentir nulle fascherie de leur chair, comme si desjà ils estoyent en plene possession de liberté : mais plustost en sorte qu’il leur demeure matière perpétuelle de batailler pour les exercer : et non pas pour les exercer seulement, mais pour leur donner mieux à cognoistre leur infirmité. Et en cela consentent tous les escrivains de bon et sain jugement, qu’il demeure en l’homme régénéré une source et nourriture de mal, dont toutes mauvaises cupiditez sortent continuellement, lesquelles l’allèchent et l’incitent à pécher. Ils confessent d’avantage que tous fidèles sont tellement tenus enveloppez de ceste corruption, qu’ils ne peuvent pas résister qu’ils ne soyent souvent esmeus ou à paillardise, ou à avarice, ou à ambition, ou aux autres vices. Or il n’est jà mestier de longue dispute, pour enquérir quelle a esté l’opinion des Docteurs anciens touchant cela : veu que sainct Augustin seul peut suffire pour tous, lequel a fidèlement et avec grande diligence recueilli leurs sentences[c]. Si quelqu’un doncques veut sçavoir qu’ont tenu les Anciens de ce point, je les renvoyé là pour en sçavoir. Or on pourroit penser qu’entre sainct Augustin et nous il y eust quelque répugnance : d’autant que luy, en confessant que tous fidèles, pendant qu’ils habitent en ce corps mortel, sont tellement sujets à concupiscences qu’ils ne se peuvent tenir de convoiter, toutesfois il n’ose point appeler une telle maladie, Péché : mais en la nommant Infirmité, il dit que lors elle est péché quand outre la conception ou appréhension l’œuvre ou le consentement s’en ensuyt : c’est-à-dire, quand la volonté obtempère au premier appétit. Nous au contraire, tenons que toute convoitise de laquelle l’homme est aucunement chatouillé pour faire contre la Loy de Dieu, est péché : mesmes nous affermons que la perversité laquelle engendre en nous telles concupiscences, est péché. Nous enseignons doncques, que les fidèles ont toujours le péché habitant en eux, jusques à ce qu’ils soyent desvestus de ce corps mortel, pource que la perversité de convoiter, laquelle est répugnante à droicture, réside tousjours en leur chair. Si est-ce néantmoins qu’il ne s’abstient pas tousjours du nom de Péché en telle signification : comme quand il dit, La source dont provienent tous péchez est nommée Péché par sainct Paul : asçavoir la concupiscence. Ce péché quant aux Saincts perd son règne au monde, et périt au ciel[d]. Par ces mots il confesse que d’autant que les fidèles sont sujets à concupiscence, ils sont coulpables comme pécheurs.
[c] Ad Bonif., lib. IV ; Contra Jul. lib. I, II.
[d] Sermo VI, De verbis Apostoli.
3.3.11
Touchant de ce qui est dit, que Dieu purge son Eglise de tout péché, et qu’il promet ceste grâce au Baptême, et l’accomplit en ses esleus Eph. 5.26-27, nous référons cela à l’imputation du péché plustost qu’à la matière. Dieu fait bien cela en régénérant les siens, que le règne de péché soit aboly en eux : car il leur donne la vertu de son sainct Esprit, pour les rendre supérieurs et vainqueurs au combat qu’ils ont à l’encontre : mais le péché cesse lors de régner seulement en eux : et non point d’y habiter Rom. 6.6. Parquoy nous disons que le vieil homme est tellement crucifié, et que la loy de péché est tellement abolie aux enfans de Dieu, que les reliques néantmoins y demeurent : non pas pour y dominer, mais pour les humilier par la cognoissance de leur infirmité. Nous confessons bien que telles reliques ne leur sont point imputées, non plus que si elles n’estoyent point, mais nous disons que cela se fait par la miséricorde de Dieu. Et ainsi, combien qu’ils soyent absous par grâce, qu’ils ne laissent point de faict d’estre pécheurs et coulpables. Il nous est bien aisé de confermer ceste sentence, veu que nous avons clairs et certains tesmoignages de l’Escriture pour l’approbation d’icelle. Car que voudrions-nous plus clair que ce que sainct Paul escrit au ch. 7 des Romains ? Premièrement : qu’il parle là en la personne de l’homme régénéré, nous l’avons jà monstré ci-devant : et sainct Augustin allègue des raisons péremptoires pour l’approuver. Je laisse là qu’il use de ces deux mots, Mal et Péché. Encores que les contredisans puissent caviller sur ces deux mots, toutesfois qui est-ce qui niera que répugnance contre la Loy de Dieu ne soit vice ? et qu’empeschement de bien faire ne soit péché ? Finalement, qui est-ce qui ne confessera qu’il y a de la faute par tout où il y a misère spirituelle ? Or sainct Paul dit que toutes ces choses sont comprinses en ceste corruption dont nous parlons. D’avantage, nous avons une certaine démonstration, par laquelle toute ceste question se peut vuider. Car il nous est commandé en la Loy d’aimer Dieu de tout nostre cœur, de toute nostre âme et de toutes nos forces. Puis qu’il convient que toutes les parties de nostre âme soyent ainsi remplies de l’amour de Dieu, il est certain que tous ceux qui peuvent concevoir en leur cœur seulement un appétit léger, ou quelque cogitation pour estre distraits de l’amour de Dieu à vanité, ne satisfont point à ce commandement. Qu’ainsi soit, ces choses ne sont-elles point comprinses en l’âme, d’estre touché et esmeu de quelque appétit, concevoir en l’entendement quelque chose, ou appréhender eu son sens ? Quand donc en telles affections il y a de la vanité et du vice, n’est-ce pas un signe qu’il y a quelques parties de l’âme vuides et despourveues de l’amour de Dieu ? Parquoy, quiconque ne confesse que toutes concupiscences de la chair sont péché, et que ceste maladie de convoiter qui est en nous, est la source de péché : il faut qu’il nie quant et quant, que la transgression de la Loy n’est point péché.
3.3.12
S’il semble advis à quelqu’un que ce soit une chose hors de raison, de condamner ainsi en général toutes les cupiditez desquelles l’homme naturellement est touché, d’autant qu’elles ont esté mises en l’homme par Dieu, qui est autheur de nature : nous respondons que nous ne condamnons point les désirs que Dieu a mis en l’homme en la première création, et lesquels ne se peuvent oster de nous sinon avec l’humanité mesme : mais que nous réprouvons seulement les appétis desbridez et désordonnez, qui sont répugnans à l’ordre de Dieu. Or pource que toutes les parties de nostre âme sont tellement corrompues par la perversité de nostre nature, qu’en toutes nos œuvres il y apparoist tousjours un désordre et une intempérance : d’autant que tous les désirs que nous concevons ne se peuvent séparer d’un tel excès, nous disons qu’à ceste cause ils sont vicieux. Ou si quelqu’un en veut avoir une somme plus briefve, nous disons que tous les désirs et appétis des hommes sont mauvais, et les condamnons de péché : non pas entant qu’ils sont naturels, mais entant qu’ils sont désordonnez. Or ils sont désordonnez d’autant qu’il ne peut rien procéder pur ny entier de nostre nature vicieuse et souillée. Et mesmes de ce propos sainct Augustin n’en va pas si loing qu’il semble de prime face. Quand il veut fuir les calomnies des Pélagiens, il se déporte quelquesfois de ce mot de Péché : mais quand il escrit que la loy de péché demeure aux saincts, et que la coulpe seulement est ostée d’eux, il signifie assez qu’il est conforme en un mesme sens avec nous[e].
[e] Ad Bonif.
3.3.13
Nous produirons quelques autres sentences de ses livres, pour monstrer plus familièrement ce qu’il en a senti. Au second livre contre Julien il dit ainsi, La loy de péché est remise en la régénération spirituelle, et demeure en la chair mortelle : elle est remise, d’autant que la coulpe en est abolie par le Sacrement, auquel les fidèles sont régénérez : elle demeure, pource qu’elle produit les désirs contre lesquels les fidèles mesmes ont à batailler. Item, La loy de péché, laquelle résidoit encores aux membres de sainct Paul, est remise au Baptesme, non pas finie. Item, exposant pourquoy sainct Ambroise a appelé un tel vice Iniquité, il dit qu’il nomme ainsi ceste loy de péché, lequel demeure en nous, combien que la coulpe en soit remise au Baptesme, pource que c’est chose inique que la chair bataille contre l’esprit. Item, Le péché est mort quant à la coulpe à laquelle il nous tenoit liez : toutesfois il se rebelle mesmes estant mort, jusques à ce qu’il soit purgé par la perfection de sépulture. Au cinquième livre il parle encores plus clairement : Comme l’aveuglement du cœur, dit il, est péché, d’autant qu’il est cause qu’on ne croit point en Dieu : et est punition pour le péché, d’autant que le cœur fier et hautain est ainsi puni : et est cause du péché, d’autant qu’il engendre meschans erreurs : ainsi la concupiscence de la chair contre laquelle le bon esprit bataille, est péché, d’autant qu’elle contient désobéissance contre le gouvernement de l’esprit : est punition du péché, d’autant qu’elle nous est imposée pour la rébellion de nostre premier père : est cause du péché, soit que nous consentions à icelle, ou que nous soyons contaminez d’icelle dés nostre nativité. En ce passage sainct Augustin ne fait point difficulté d’appeler l’infirmité qui est en nous après la régénération, Péché : pource qu’il ne craind pas tant les calomnies des Pélagiens après avoir réfuté leur erreur. Comme aussi en l’Homilie XLI sur sainct Jehan, Si tu sers, dit-il, à la loy de péché selon ta chair, fay ce que dit l’Apostre, Que le péché ne règne point en ton corps pour obéir au désir d’iceluy Rom. 6.12. Il ne défend point qu’il n’y soit, mais qu’il n’y règne point. Ce pendant que tu es vivant, il est nécessaire que le péché soit en tes membres : toutesfois que la domination luy soit ostée, et que ce qu’il commande ne se face point. Ceux qui maintienent que la concupiscence n’est point péché, allèguent ce dire de sainct Jaques, que la concupiscence, après avoir conceu, engendre le péché Jac. 1.15. Mais il n’y a point de difficulté à soudre ceste objection ; car si nous n’exposons ce passage des mauvaises œuvres, ou des péchez actuels, qu’on appelle, mesmes la volonté mauvaise ne sera point contée pour péché. Or de ce qu’il appelle les mauvaises œuvres, Enfans de la concupiscence, et qu’il leur attribue le nom de Péché, il ne s’ensuyt pas pourtant que convoiter ne soit une chose mauvaise et damnable devant Dieu.
3.3.14
Aucuns Anabaptistes imaginent je ne sçay quelle intempérance phrénétique au lieu de la régénération spirituelle des fidèles : c’est que les enfans de Dieu (comme il leur semble) estans réduits en estat d’innocence, ne se doyvent point soucier de refréner les concupiscences de leur chair : mais doyvent suyvre l’Esprit pour conducteur, sous la direction duquel on ne peut errer. Ce seroit une chose incroyable, que l’entendement de l’homme peust tomber en telle rage, sinon qu’ils publiassent arrogamment ceste doctrine. Et de faict, c’est un monstre horrible : mais c’est bien raison que l’audace de ceux qui entreprenent de changer la vérité de Dieu en mensonge, soit ainsi punie. Je leur demande doncques, si toute différence de turpitude et honnesteté, de justice et injustice, de bien et de mal, de vertu et de vice sera ostée. Celle différence, disent-ils, vient de la malédiction du vieil Adam, de laquelle nous sommes délivrez par Christ. Il n’y aura doncques rien à dire entre paillardise et chasteté, simplicité et astuce, vérité et mensonge, équité et rapine. Qu’on oste, disent-ils, toute crainte frivole, et qu’on suyve hardiment l’esprit : lequel ne demandera rien de mal, moyennant qu’on s’adonne à sa conduite. Qui ne s’estonneroit de ces propos si énormes ? néantmoins c’est une philosophie populaire et amiable entre ceux qui estans aveuglez de la folie de leurs concupiscences, ont perdu le sens commun. Mais, je vous prie, quel Christ nous forgent-ils ? et quel Esprit est-ce qu’ils nous rottent ? Car nous recognoissons un Christ et son Esprit tel que les Prophètes l’ont promis, et que l’Evangile dénonce qu’il a esté révélé, duquel nous n’oyons rien de semblable. Car cest Esprit que l’Escriture nous monstre, ne favorise point à homicides, paillardises, yvrongneries, orgueil, contention, avarice et fraude : mais est autheur de dilection, chasteté, sobriété, modestie, paix, tempérance et vérité. Ce n’est pas un esprit de resverie, ne de tourbillons, et qui se transporte çà et là inconsidérément tant au mal qu’au bien : mais plein de sagesse et intelligence, pour discerner entre le bien et le mal. Il ne pousse point l’homme à une licence dissolue et effrénée : mais comme il discerne le bien du mal, aussi il enseigne de suyvre l’un et fuir l’autre. Mais qu’est-ce que je mets si grand’peine à réfuter ceste rage brutale ? L’Esprit de Dieu n’est point aux Chrestiens une imagination folle, laquelle ils se soyent forgée en songeant, ouprinse des autres : mais ils le recognoissent tel que l’Escriture le monstre, en laquelle il est dit qu’il nous est donné en sanctitication pour nous conduire en obéissance de la justice de Dieu, nous ayant purgez d’immondicité et ordure. Laquelle obéissance ne peut estre, que les concupiscences (ausquelles ceux-ci veulent lascher la bride) ne soyent doutées et subjuguées. En après il est dit aussi, qu’il nous purge tellement par sa sanctification, que néantmoins il nous reste tousjours beaucoup d’infirmité, ce pendant que nous sommes enclos en nostre corps mortel : dont il advient qu’entant que nous sommes encores bien loing de la perfection, il nous est mestier de proufiter journellement : et entant que nous sommes enveloppez en beaucoup de vices, qu’il nous est mestier de batailler à l’encontre. De là s’ensuyt qu’il nous faut veiller diligemment, pour nous garder d’estre surprins des trahisons et embusches de nostre chair : et qu’il ne nous faut point reposer comme si nous n’estions point en danger, sinon que nous pensions avoir plus d’advancement en saincteté de vie que sainct Paul, lequel estoit molesté des aiguillons de Satan 2Cor. 12.15, afin qu’avec infirmité il fust parfait en vertu : et qui ne parloit par feintise, en descrivant ce combat de la chair et de l’esprit qu’il sentait en sa personne Rom. 7.14.
3.3.15
Touchant ce que l’Apostre, en déclarant que c’est que pénitence, raconte sept choses lesquelles la produisent en nous 2Cor. 7.11 ou bien procèdent d’icelle comme fruits et effects, ou bien sont comme membres et parties d’icelle, il ne le fait pas sans bonne raison. Or ces choses sont, solicitude, excuse, indignation, crainte, désir, zèle, vengence. Je n’ose pas définir si ce sont les causes de pénitence, ou ses effects, pource que l’un et l’autre a quelque apparence. On les peut aussi nommer affections conjoinctes avec pénitence : mais pource qu’en laissant ces questions nous pouvons avoir le sens de sainct Paul, il me suffira simplement d’exposer ce qu’il veut dire. Il dit doncques que la tristesse qui est selon Dieu, engendre en nous solicitude : car celuy qui est à bon escient touché de desplaisir d’avoir offensé Dieu, est semblablement incité et picqué à penser et regarder songneusement comment il se pourra despestrer des liens du diable : d’adviser aussi pour l’advenir de n’estre point surprins de ses embusches. D’avantage, d’avoir soin de s’entretenir sous la conduite du sainct Esprit, afin de n’estre point surprins par nonchalance. Secondement il met l’excuse par laquelle il ne signifie point une défense, de laquelle le pécheur use pour eschapper du jugement de Dieu, en niant d’avoir failli, ou faisant sa faute légère : mais plustost une espèce d’excuse, laquelle gist plus à demander pardon qu’à alléguer son bon droict. Comme un enfant qui ne sera point incorrigible, en recognoissant ses fautes et les confessant devant son père, se remet néantmoins à sa merci : et pour l’obtenir il proteste tant qu’il peut de n’avoir jamais mesprisé son père, et de ne l’avoir point offensé par un meschant cœur : brief, il s’excuse tellement qu’il ne tend point à se faire juste et innocent, mais seulement à obtenir pardon. S’ensuyt puis après l’indignation : c’est quand le pécheur se courrouce contre soy-mesme en son cœur, s’accuse et se despite contre soy, en réputant sa perversité et ingratitude envers Dieu. Le mot de Crainte emporte la frayeur de laquelle nos cœurs sont touchez et surprins toutes fois et quantes que nous pensons quelle est la rigueur de Dieu contre les pécheurs, et d’autre part ce que nous avons mérité. Car il ne se peut faire que nous ne soyons agitez d’une merveilleuse vexation en pensant à cela, laquelle nous instruit à humilité, et nous rend plus advisez pour le temps advenir. Par ce moyen la solicitude dont il avoit parlé, se produiroit de ceste crainte. Il me semble advis qu’il a usé du mot de Désir, pour une affection ardente de faire nostre devoir envers Dieu, à laquelle nous doit principalement induire la cognoissance de nos fautes. Le Zèle qu’il adjouste conséquemment, tend à une mesme fin : car il signifie l’ardeur dont nous sommes esmeus, estans picquez de ces pensées comme d’esperons : Qu’ay-je fait ? Où estois-je tombé, si la miséricorde de Dieu ne m’eust secouru ? Il met pour le dernier la Vengence : car d’autant que nous sommes plus aspres et sévères à nous accuser, d’autant devons-nous espérer que Dieu nous sera plus miséricordieux. Et de faict, il ne se peut faire qu’une âme fidèle estant touchée de l’horreur du jugement de Dieu, ne procure à se punir soy-mesme : car les fidèles sçavent bien quelle peine c’est de la confusion, estonnement, honte, douleur et desplaisir qu’ils sentent, en recognoissant leurs fautes devant Dieu. Toutesfois qu’il nous souviene qu’il est besoin de tenir mesure, à ce que la tristesse ne nous engloutisse, pource que les consciences craintives sont par trop enclines à trébuscher en désespoir. Et Satan use communément de cest artifice, de plonger tant profond qu’il peut en ce gouffre de tristesse, tous ceux qu’il voit abatus de la crainte de Dieu, tellement qu’ils ne se puissent jamais relever. La crainte laquelle finit en humilité, et ne nous destourne point de l’espérance d’obtenir pardon, ne peut estre excessive : mais selon l’admonition de l’Apostre, que le pécheur soit sur ses gardes, de peur qu’en se solicitant à se desplaire et hayr, il ne soit accablé de trop grand espovantement pour défaillir du tout. Car cela tend à nous eslongner de Dieu et le fuir : et par ainsi est bien répugnant à pénitence par laquelle Dieu nous convie à soy. Et à ce propos sainct Bernard donne un advertissement bien utile : c’est que la douleur pour les péchez est nécessaire, moyennant qu’elle ne soit point continuelle. Et ainsi, qu’il est besoin de nous divertir de la mémoire de nos voyes, laquelle nous tient serrez en angoisse et ennuy : et nous pourmener en la mémoire des bénéfices de Dieu, comme en une belle plaine. Meslons, dit-il, le miel avec l’absynthe, afin que l’amertume nous proufite à santé, quand nous la boirons conficte en douceur. Et si vous sentez de vous-mesmes en humilité, sentez de Dieu selon sa bonté[f].
[f] Sermon XI, In Cantic.
3.3.16
Maintenant il se peut entendre quels sont les fruits de pénitence : asçavoir, les œuvres qui se font pour servir à Dieu en son honneur, et les œuvres de charité, et en somme une vraye saincteté et innocence de vie : brief, selon que chacun s’efforce tant plus de compasser sa vie à la reigle de la Loy de Dieu, en cela il donne tant meilleurs signes qu’il est vray repentant. Pour ceste cause l’Esprit nous voulant exhorter à repentance, nous propose quelque fois tous les préceptes de la Loy, et quelque fois le contenu de la seconde Table : combien qu’en d’autres passages, après avoir condamné l’immondicité de la source du cœur, il nous incite aussi à monstrer par tesmoignages extérieurs que nous sommes vrayement repentans. De laquelle chose les lecteurs auront une peinture vive ci-après, quand je descriray la vie chrestienne. Je n’amasseray point yci les passages des Prophètes, où d’un costé ils se mocquent des badinages de ceux qui s’efforcent d’appaiser Dieu par cérémonies, disans que ce ne sont que jeux de petis enfans : d’autre part ils enseignent, quelque intégrité externe qu’il y ait en la vie, que ce n’est pas le principal, veu que Dieu regarde le cœur. Quiconque aura moyennement versé en l’Escriture, comprendra aiséement de soy sans autre Docteur, qu’en ayant affaire à Dieu on ne proufite rien, si on ne commence par l’affection intérieure du cœur. Et le passage de Joël servira bien à entendre les autres : Rompez, dit-il, vos cœurs, et non pas vos robbes Joël 2.13, etc. L’un et l’autre aussi sont exposez en ces mots de sainct Jaques, Vous meschans, lavez vos mains : vous doubles, purgez vos cœurs Jacq. 4.8. Vray est que l’accessoire est mis en premier lieu : mais c’est assez que tantost après il monstre le principe et la fontaine : asçavoir, de nettoyer les ordures cachées, à ce que l’autel pour sacrifier à Dieu soit dressé au cœur. Il y a bien outreplus quelques autres exercices externes, desquels nous usons en particulier pour nous humilier, ou pour donter nostre chair, et en public pour attester de nostre repentance. Or le tout procède de ceste vengence dont parle sainct Paul. Car ce sont choses appartenantes à un cœur affligé, de gémir et pleurer, de hayr et fuir tout plaisir, toute pompe et vanité, de s’abstenir de banquets et délices. D’avantage, celuy qui cognoist quel mal c’est la rébellion de la chair, cherche tous remèdes pour la réprimer. Semblablement, celuy qui pense bien combien c’est une griefve offense d’avoir violé la justice de Dieu, n’a repos ne cesse, jusques à tant qu’il ait donné gloire à Dieu en son humilité. Les Docteurs anciens parlent souvent de ces exercices extérieurs, quand ils ont à traitter des fruits de pénitence. Il est bien vray qu’ils ne constituent point le principal point de la pénitence en iceux. Toutesfois les lecteurs me pardonneront, si je di ce qui m’en semble : c’est qu’ils se sont trop arrestez à ces menues choses. Et celuy qui pensera diligemment, m’accordera, comme j’espère, ce que je di. Car en recommandant si fort ceste discipline corporelle, ils induisoyent bien le peuple à la recevoir avec grande dévotion : mais cependant ils obscurcissoyent ce qui devoit estre en premier lieu. Il y avoit aussi un autre vice en eux, c’est qu’ils estoyent un peu trop extrêmes et rigoureux aux corrections, comme il nous faudra traitter ailleurs.
3.3.17
Mais pource qu’aucuns, voyans que les Prophètes font mémoire qu’on se doit repentir avec pleurs et jusnes, ayans un sac vestu, et les cendres sur la teste (ce qui est principalement monstré en Joël Joël 2.12) par cela estiment que le principal de pénitence soit de jusner et pleurer, il nous faut obvier à leur erreur. En ce passage-là doncques de Joël, ce qui est dit de la conversion entière de nostre cœur au Seigneur, et de rompre, non pas nos habillemens, mais nostre cœur, est du tout propre à la pénitence. Les pleurs et jusnes ne sont pas mis comme conséquences perpétuelles, mais comme circonstances qui convenoyent spécialement alors. Car d’autant qu’il avoit dénoncé une vengence de Dieu espovantable aux Juifs, il les admoneste de la prévenir, non-seulement en amendant leur vie, mais aussi en s’humiliant et monstrant signe de tristesse. Car comme anciennement un homme accusé de crime, pour impétrer miséricorde du juge, laissoit croistre sa barbe, ne se peignoit point, et se vestoit de dueil : aussi il convenoit que ce peuple qui estoit accusé devant le throne de Dieu, testifiast par signes extérieurs qu’il ne demandoit que d’obtenir pardon de sa clémence. Or combien que la manière de se vestir d’un sac, et se jetter cendres sur la teste, fust la coustume de ce temps-là, et ne nous appartiene aujourd’huy de rien : toutesfois les pleurs et les jusnes ne nous seroyent point aujourd’huy impertinens, toutesfois et quantes que le Seigneur nous démonstre apparence de quelque calamité. Car quand il nous fait apparoistre quelque danger, il dénonce qu’il est appareillé à faire vengence, et quasi desjà armé. Le Prophète doncques parle très-bien, en exhortant à pleurs et jusnes : c’est-à-dire à tesmoignage de tristesse, ceux auxquels il avoit prédit que le jugement de Dieu est appareillé pour les perdre. En telle sorte les Pasteurs ecclésiastiques ne feroyent point mal aujourd’huy, si toutes fois et quantes qu’ils voyent quelque calamité prochaine, soit de guerre, de famine ou de pestilence, ils remonstroyent à leur peuple qu’il seroit bon de prier le Seigneur avec pleurs et jusnes : moyennant qu’ils s’arrestassent au principal, qui est de rompre les cœurs, et non les vestemens. C’est doncques une chose certaine, que le jusne n’est pas tousjours conjoinct avec repentance : mais convient particulièrement à ceux qui veulent testifier qu’ils se recognoissent avoir mérité l’ire de Dieu, et néantmoins requièrent pardon de sa clémence. Pour ceste cause Jésus-Christ le met avec angoisse et tribulation. Car il excuse ses Apostres qui ne jusnoyent point du temps qu’ils estoyent en sa compagnie, pource que c’estoit le temps de joye : disant qu’ils auroyent opportunité de jusner au temps de tristesse, quand il les auroit privez de sa compaignie Mat. 9.15. Je parle du jusne solennel et publique. Car la vie du Chrestien doit estre tempérée en telle sobriété, qu’il y apparoisse depuis le commencement jusques à la fin, comme une espèce de jusne perpétuel. Mais pource que ce point sera despesché ci-après, en traittant de la discipline de l’Eglise, je n’en tiendray yci plus long propos.
3.3.18
Toutesfois j’entrelaceray encore ce point : c’est que quand le mot de Pénitence s’attribue à la déclaration externe que font les pécheurs, pour monstrer signe de changement en mieux, alors il est destourné de son sens naturel. Car une telle protestation n’est pas tant se convertir à Dieu, que confesser sa coulpe pour en obtenir pardon et grâce. Ainsi, faire pénitence en cendre et avec le sac, n’est autre chose que de protester que nous avons nos péchez en horreur et nous y desplaisons, pource que Dieu y est griefvement offensé. Et c’est une espèce de confession publique, par laquelle en nous condamnant devant Dieu et ses Anges et tout le monde, nous prévenons le jugement qui nous estoit deu. Car sainct Paul en rédarguant la nonchalance de ceux qui se pardonnent par trop, Si nous nous condamnions, dit-il, nous-mesmes, nous ne serions point condamnez de Dieu 1Cor. 11.31. Au reste, il n’est pas tousjours nécessaire d’appeler les hommes pour tesmoins de nostre repentance, mais de confesser secrettement à Dieu nos péchez, c’est une partie de la repentance, laquelle ne se peut omettre. Car ce n’est pas raison que Dieu pardonne les péchez auxquels nous nous flattons, et lesquels nous couvrons d’hypocrisie, à ce qu’il ne les produise point en clairté, et non-seulement il nous convient recognoistre les fautes que nous commettons de jour en jour, mais une lourde cheute nous doit tirer plus loing, et nous réduire en mémoire les offenses qui semblent desjà estre ensevelies de long temps. Ce que David nous enseigne par son exemple. Car ayant honte du grand forfait qu’il avoit commis quant à Bethsabé, il s’examine jusques au ventre de sa mère, et cognoist que dès lors il a esté corrompu et infect, et adonné à mal Ps. 51.5. Et ce n’est point pour amoindrir sa faute, comme plusieurs en s’accusant d’estre hommes pécheurs, se cachent parmi la multitude : et ce leur est une eschappatoire, d’envelopper avec eux le genre humain. David y procède bien d’une autre sorte. Car par ceste circonstance il augmente et aggrave franchement sa coulpe : asçavoir que dès son enfance estant adonné à mal, il n’a cessé d’amasser péchez sur péchez. En un autre passage aussi bien, il entre en examen de sa vie passée, pour demander pardon des fautes qu’il a commises en sa jeunesse Ps. 25.7. Et de faict nous ne prouverons jamais que nous soyons bien resveillez de nostre hypocrisie, sinon qu’en gémissant sous le fardeau, et en pleurant de nostre misère, nous cherchions que Dieu nous en relève, Il convient aussi noter, que la pénitence en laquelle Dieu nous commande de travailler sans fin, et sans cesse toute nostre vie, diffère d’avec celle par laquelle ceux qui estoyent trébuschez en quelque acte vilein et énorme, ou s’estoyeut desbordez outrageusement en dissolution, ou mesmes en rejettant le joug de Dieu, s’estoyeut comme révoltez de luy, sont comme ressuscitez de mort à vie. Car l’Escriture souvent en exhortant à pénitence, parle comme d’un tel changement, qui nous retire des enfers, pour nous mener au royaume de Dieu, et comme d’une résurrection. Et quand il est dit que le peuple a fait pénitence, c’est qu’il s’est retiré de l’idolâtrie et autres énormitez semblables. Pour ceste raison sainct Paul commande à ceux qui n’ont point fait pénitence de leurs dissolutions, paillardises et immondicitez, de mener le dueil à cause d’une telle dureté 2Cor. 12.21. Ceste différence est bien à observer, afin que si aucuns sont exhortez à repentance, nous ne pensions pas estre quittes de nous convenir journellement à Dieu : et que nous ne soyons pas surprins de nonchalance, comme si la mortification de la chair ne nous appartenoit plus de rien. Car les cupiditez mauvaises dont nous sommes assiduellement chatouillez, et les vices qui pullulent en nous, ne nous donnent point le loisir de nous apparesser, que nous ne mettions peine et soin à nous amender. Parquoy la pénitence spéciale, laquelle est requise en ceux que le diable a transportez du service de Dieu, et enlacez aux filets de mort, n’empesche pas qu’en général tous ne doyvent estre repentans, et n’oste pas la pénitence ordinaire, à laquelle la corruption de nostre nature nous doit soliciter.
3.3.19
Or s’il est vray que toute la somme de l’Evangile soit comprinse en ces deux points, asçavoir en repentance et rémission des péchez (comme c’est une chose notoire) ne voyons-nous pas bien que le Seigneur justifie gratuitement ses serviteurs, afin de les restaurer quant et quant en vraye justice, par la sanctification de son Esprit ? Jehan-Baptiste, lequel estoit Ange envoyé pour préparer la voye à Christ Mat. 11.10, avoit cela pour somme de sa prédication, Faites pénitence : car le Royaume de Dieu est approché Mat. 3.2. Induisant les hommes à pénitence, il les admonestoit de se recognoistre pécheurs, et se rendre damnables devant Dieu, avec toutes leurs œuvres : afin de souhaiter de tout leur cœur la mortification de leur chair, et nouvelle régénération de l’Esprit de Dieu. En annonçant le royaume de Dieu, il les appeloit à la foy. Car par le royaume de Dieu, lequel il annonçoit estre près, il signifioit la conjonction que les hommes ont avec Dieu quand ils adhèrent vrayement à luy comme à leur chef : en quoy est comprinse la Rémission des péchez. Salut et Vie, et généralement tous les biens que nous recevons en Christ. Parquoy il est dit es autres Evangélistes, que Jean est venu preschant le Baptesme de pénitence pour la rémission des péchez Marc. 1.4 ; Luc 3.3. Ce qui n’est autre chose à dire, sinon qu’il a enseigné les hommes, que se sentans lassez et comme accablez entièrement de la charge et pesanteur de leurs péchez, ils se retournassent au Seigneur, et lors conceussent en eux-mesmes une certaine espérance de grâce et salut, pource qu’il luy est propre et comme naturel de sauver ce qui est perdu et péri. En ceste manière pareillement nostre Seigneur Jésus-Christ a commencé ses prédications après son Baptesme, disant : Le Royaume de Dieu est près : faites pénitence, et croyez à l’Evangile Mat. 4.17 ; Marc 1.15. Premièrement, par ces paroles il déclaire que c’est en sa personne que les thrésors de la miséricorde de Dieu sont ouvers et desployez. Secondement, il requiert pénitence. Finalement, une certaine fiance et asseurance des promesses de Dieu. A ceste cause en un autre passage, voulant briefvement comprendre tout ce qui appartient à l’Evangile, il dit qu’il faloit qu’il souffrist, qu’il ressuscitast des morts, et qu’en son Nom fust presché pénitence et rémission des péchez Luc 24.46. Ce qu’ont ainsi annoncé les Apostres après sa résurrection : comme quand ils ont dit, qu’il estoit ressuscité de Dieu, pour donner pénitence au peuple d’Israël, et leur apporter rémission de péchez Actes 5.31. La pénitence est preschée au nom de Christ, quand les hommes estans enseignez par la doctrine de l’Evangile, entendent que toutes leurs pensées, mouvemens, affections et opérations sont corrompues et vicieuses : brief, que tout ce qu’ils ont d’eux mesmes desplaist à Dieu pour les rendre damnables devant luy : et pourtant qu’il leur est nécessaire d’estre régénérez et renaistre s’ils veulent avoir entrée au Hoyaume de Dieu. La rémission des péchez est preschée, quand on remonstre aux hommes que Jésus-Christ leur est fait rédemption, justice, salut et vie, comme dit sainct Paul, et que par son moyen et à son adveu ils sont réputez justes et innocens devant Dieu 1Cor. 1.30 : et ainsi, que sa justice leur est gratuitement imputée. Or comme ainsi soit que nous recevions l’un et l’autre par foy (comme nous l’avons déduit et déclairé en un autre endroict) néantmoins d’autant que le propre object de foy, est la bonté de Dieu, par laquelle nos péchez nous sont remis : il a esté mestier de mettre la différence que nous avons mise entre foy et pénitence.
3.3.20
Or comme la haine du péché, laquelle est le commencement de pénitence, nous donne premièrement accès et entrée à la cognoissance de Christ (lequel ne présente point le message de resjouissance, et ne se communique point qu’aux povres pécheurs affligez, détenus captifs comme en fosse obscure, qui gémissent, travaillent, sont chargez, et comme affamez et altérez défaillent, estans accablez de douleur et misère Esaïe 61.1-3 ; Mat. 11.28 ; Luc 4.18 :) aussi d’autre part après avoir commencé la pénitence, il nous la faut poursuyvre toute nostre vie, et ne la laisser jamais jusques à la mort, si nous voulons consister et demeurer en nostre Seigneur Jésus-Christ. Car il est venu pour appeler les pécheurs : mais c’est pour les appeler à repentance Mat. 9.13. Il a apporté bénédiction aux hommes qui en estoyent indignes : mais c’est afin qu’un chacun d’eux se convertisse de son iniquité Actes 3.26 ; 5.31. L’Escriture est par-ci par-là plene de telles sentences. Parquoy quand le Seigneur nous offre rémission de nos péchez, il a accoustumé de requérir mutuellement de nous amendement de vie : signifiant que sa miséricorde nous doit estre cause et matière de nous amender. Faites, dit-il, jugement et justice : car le salut est approché Esaïe 56.1. Item, Le salut viendra à Sion, et à ceux qui se convertissent de leur iniquité en Israël Esaïe 59.20. Item, Cherchez le Seigneur quand il se peut trouver : invoquez-le ce pendant qu’il est près. Que le meschant délaisse sa voye et ses cogitations perverses, et qu’il se retourne au Seigneur ; et il aura pitié de luy Esaïe 55.6-7. Item, Retournez-vous au Seigneur en amendement de vie, afin que vos péchez soyent effacez Actes 3.19. Auquel passage toutesfois il faut noter, que ceste condition est adjoustée, non pas à cause que nostre amendement de vie soit comme le fondement pour nous faire obtenir pardon de nos offenses : mais plustost au contraire (d’autant que le Seigneur veut faire miséricorde aux hommes, à ceste fin qu’ils amendent leur vie) il nous est là monstre à quel but il nous faut tendre, si nous voulons obtenir pardon de Dieu. Parquoy cependant que nous habiterons en ceste prison de nostre corps mortel, il nous faudra tousjours et sans cesse combatre avec la corruption de nostre nature, et tout ce qui est de naturel en nous. Platon dit quelquesfois, que la vie d’un Philosophe est méditation de mort[a] : nous pouvons dire plus véritablement, que la vie d’un Chrestien est une estude et exercitation perpétuelle de mortifier la chair, jusques à ce qu’icelle estant morte du tout, l’Esprit de Dieu règne en nous. Parquoy j’estime que celuy a beaucoup proufité, qui a apprins de se desplaire beaucoup : non pas à ce qu’il s’arreste en cela, et ne passe point outre, mais plustost afin qu’il souspire, et tende à Dieu : et qu’estant planté en la mort et résurrection de Jésus-Christ, il s’employe et mette son estude à faire continuelle pénitence : comme certes ceux qui sont droictement touchez de la haine de péché, ne peuvent autrement faire. Car jamais homme ne hait le péché, qu’il n’ait quant et quant prins en amour la justice. Ceste sentence, comme elle est la plus simple de toutes, m’a aussi semblé advis très-bien accorder avec la vérité des sainctes Escritures.
[a] Id cum alibi, tum in Phaedone multis disputat.
3.3.21
Or que la pénitence soit un excellent et singulier don de Dieu, je pense que c’est un point si notoire par ce qui en a esté traitté ci-dessus, que d’en faire plus longue déduction il n’en est besoin. Et pourtant il est dit que l’Eglise primitive du temps des Apostres glorifioit Dieu, en s’esmerveillant de ce qu’il avoit donné aux Payens pénitence à salut Actes 11.18. Et sainct Paul advertissant Timothée d’estre patient et débonnaire envers les incrédules, adjouste, pour veoir si Dieu leur donnera repentance, pour cognoistre la vérité, et se retirer des liens du diable esquels ils sont détenus 2Tim. 2.25-26. Vray est que Dieu en des passages infinis de l’Escriture prononce et afferme qu’il veut la conversion de tous, et addresse communément à tous la doctrine de s’amender : mais l’efficace dépend de l’Esprit de régénération. Car il est plus facile de nous créer hommes, que d’estre renouvelez en nature plus excellente par nostre propre industrie ou vertu. Parquoy non sans cause nous sommes appelez la facture de Dieu, estans créez à bonnes œuvres, lesquelles il a apprestées pour nous y faire cheminer Eph. 2.10. Et ce non-seulement au regard d’un jour, mais de tout le cours de nostre vocation. Tous ceux que Dieu veut retirer de damnation, il les vivifie et renouvelle par son Esprit, pour les réformer à soy. Non pas que pénitence proprement soit cause de salut, mais pource que nous avons desjà monstre qu’elle est inséparable d’avec la foy et la miséricorde de Dieu : veu que, tesmoin Isaïe, le Rédempteur est venu en Jacob pour ceux qui se retirent de leurs iniquitez Esaïe 59.20. Quoy qu’il en soit, ce point nous doit estre résolu, que la crainte de Dieu ne dominera jamais en nos cœurs, que le sainct Esprit n’y ait besongné, pour nous amener à salut. Parquoy les fidèles se complaignans par la bouche d’Esaïe, et se lamentans d’estre délaissez de Dieu, mettent ceci comme signe de réprobation, qu’il endurcit leurs cœurs Esaïe 63.17. Et l’Apostre voulant exclurre d’espérance de salut les apostats qui ont du tout renoncé Dieu, ameine la raison qu’il est impossible qu’ils soyent renouvelez à pénitence Héb. 6.6, pource que Dieu en renouvelant ceux qu’il ne veut point laisser en perdition, leur donne signe de sa faveur paternelle, et fait comme luire les rayons de sa clairté sur eux, afin de les attirer. Et à l’opposite, endurcissant les réprouvez, desquels l’impiété est irrémissible, il foudroye sur eux pour les faire périr. C’est la vengence de lacquelle l’Apostre menace les apostats, qui sciemment et volontairement se révoltent de la vérité de l’Evangile : et en se faisant se mocquent de Dieu, rejettent sa grâce avec ignominie, profanent et foulent aux pieds le sang de Jésus-Christ, mesmes le crucifient derechef, entant qu’en eux est Héb. 10.29-30. Car l’Apostre en ce passage-là ne veut point jetter en désespoir tous ceux qui ont péché à leur escient : mais veut simplement monstrer que c’est un crime irrémissible que de renoncer du tout à la doctrine de l’Evangile : tellement qu’on ne doit trouver estrange, si Dieu le punit en extrémité de rigueur, jusques à n’en donner jamais pardon, quand il a esté si vilenement mesprisé. Car il dit qu’il est impossible que ceux qui ont esté une fois illuminez, et ont receu la grâce du ciel, ayans esté faits participans du sainct Esprit, et ayans gousté la Parole de Dieu et les vertus de la vie future, s’ils retombent derechef, soyent réduits à pénitence, veu que cela est crucifier pour la seconde fois le Fils de Dieu, et l’avoir en mocquerie Héb. 6.4-6. Item en un autre lieu. Si nous péchons volontairement, dit-il, après avoir receu la cognoissance de vérité, il ne nous reste plus de sacrifice, mais une horrible attente du jugement Héb. 10.26. Ce sont les passages, par la mauvaise intelligence desquels, les Novatiens ont autresfois troublé l’Eglise. Et pource qu’ils sont durs de première apparence, aucuns bons personnages ont estimé que ceste Epistre estoit supposée, laquelle néantmoins de vray monstre par tout un esprit apostolique. Or pource que nous n’avons dispute sinon avec ceux qui la reçoyvent, il est aisé de monstrer combien ces sentences ne font rien pour confermer leur erreur. Premièrement il est nécessaire que l’Apostre consente avec son Maistre, lequel certifie que tout péché et blasphème, sera remis, excepté le péché contre le sainct Esprit, qui n’est remis n’en ce monde n’en l’autre Matt. 12.31. Il est certain que l’Apostre s’est contenté de ceste exception, si nous ne le voulons faire adversaire de la grâce de Christ. Dont il s’ensuyt que ce qu’il dit n’est pas d’un péché ou d’autre en particulier, où il n’y ait nulle merci : mais seulement d’un qui procède d’une fureur désespérée, et ne se peut excuser sous ombre d’infirmité, quand il appert que l’homme qui se desborde ainsi, est possédé du Diable.
3.3.22
Pour mieux expliquer ceci, il convient sçavoir quel est ce crime tant abominable, lequel n’aura nulle rémission. Ce que sainct Augustin en quelque lieu définit, que c’est un endurcissement et obstination jusques à la mort, avec une desfiance d’obtenir grâce : ne convient pas avec ces paroles de Christ, Qu’il ne sera point remis en ce siècle. Car ou cela seroit dit en vain, ou il se peut commettre en ce monde. Or selon le dire de sainct Augustin, il ne se commet point sinon quand il y a persévérance jusques à la mort. Ce que les autres disent, qu’avoir envie sur les grâces de son prochain, est pécher contre le sainct Esprit : je ne sçay sur quoy il est fondé. Mais il nous faut amener la vraye définition, laquelle quand elle sera approuvée par bons tesmoignages, elle annichillera facilement les autres. Je dy doncques que cestuy-là pèche contre le sainct Esprit, lequel estant tellement touché de la lumière de la vérité de Dieu, qu’il ne peut prétendre ignorance, néantmoins résiste de malice délibérée, seulement pour y résister. Car le Seigneur Jésus, voulant expliquer ce qu’il avoit dit, adjouste conséquemment, que celuy qui aura dit parole contre luy, obtiendra pardon : mais celuy qui aura blasphémé contre l’Esprit, n’aura nulle grâce. Et sainct Matthieu, au lieu de nommer Blasphème contre l’Esprit, met Esprit de blasphème Matt. 12.31 ; Marc 3.29 ; Luc 12.10. Comment se peut-il faire, que quelqu’un face opprobre au Fils de Dieu, que cela ne redonde sur son sainct Esprit ? c’est quand un homme par ignorance contredit à la vérité de Dieu qu’il n’a point cognue, et par ignorance détracte de Christ : ayant ce pendant néantmoins telle affection, qu’il ne voudroit nullement esteindre la vérité de Dieu, quand elle luy seroit révélée : ou dire une seule mauvaise parole contre celuy qu’il estimeroit estre Christ. Telle manière de gens pèchent contre le Père et contre le Fils, comme aujourd’huy il y en a beaucoup qui hayssent et rejettent la doctrine de l’Evangile, laquelle s’ils pensoyent estre l’Evangile, ils l’auroyent en grand honneur, et l’adoreroyent de tout leur cœur : mais ceux qui sont convaincus en leurs consciences, que la doctrine qu’ils combatent est de Dieu, et toutesfois ne laissent point d’y résister et tascher de la destruire, iceux blasphèment contre l’Esprit, d’autant qu’ils bataillent à l’encontre de la lumière qui leur estoit présentée par la vertu du sainct Esprit. Il y en avoit de tels entre les Juifs : lesquels, combien qu’ils ne peussent résister à l’Esprit parlant par la bouche de sainct Estiene, néantmoins s’efforçoyent d’y résister Actes 6.10. Il n’y a point de doute qu’aucuns ne fussent meus par zèle inconsidéré de la Loy : mais il appert qu’il y en a eu d’autres, qui de certaine malice et impiété enrageoyent contre Dieu : c’est-à-dire contre la doctrine, laquelle ils ne pouvoyent ignorer estre procédée de Dieu. Tels estoyent les Pharisiens, lesquels Jésus Christ rédargue : qui pour renverser la vertu du sainct Esprit, la diffamoyent comme si elle eust esté de Béelzébub Matt. 9.34 ; 12.24. Voylà doncques que c’est Esprit de blasphème : asçavoir quand l’audace de l’homme de propos délibéré tasche à anéantir la gloire de Dieu. Ce que sainct Paul signifie, quand il dit qu’il a obtenu miséricorde, entant que par mesgarde et ignorance il avoit esté incrédule 1Tim. 1.13. Si l’ignorance conjoincte avec incrédulité a fait qu’il obteinst pardon, il s’ensuyt qu’il n’y a nulle merci, quand l’incrédulité vient de science et malice délibérée.
3.3.23
Or que l’Apostre ne parle point d’une faute particulière, mais d’une révolte universelle, par laquelle les réprouvez se retranchent de tout espoir de salut, il est facile à entendre, si on y prend garde. Que Dieu se rende inexorable envers eux, on ne s’en doit esbahir : veu que selon le tesmoignage de sainct Jehan, ils n’estoyent pas du nombre des esleus, quand ils s’en sont ainsi despartis 1Jean 2.19. Car il addresse sa parole contre ceux qui pensoyent bien pouvoir retourner à la Chrestienté, après qu’ils l’auroyent une fois renoncée. Les voulant retirer de ceste fantasie et pernicieuse opinion, il dit une chose qui est bien vraye : que ceux qui ont une fois renoncé Jésus-Christ de leur sceu et bonne volonté, ne peuvent jamais avoir part en luy. Or ceux-là le renoncent, non pas qui simplement par vie désordonnée transgressent sa Parole : mais qui de propos délibéré la rejettent du tout. Les Novatiens et leurs sectateurs doncques s’abusent en ces mots de Cheoir et Tomber : car ils entendent que celuy tombe, lequel estant enseigné par la Loy de Dieu qu’il ne faut point desrober, néantmoins ne s’en abstient pas. Mais je di qu’il faut yci entendre une comparaison de choses contraires : asçavoir quand il dit que ceux qui sont trébuschez après avoir esté illuminez, après avoir gousté la Parole de Dieu et sa grâce céleste, et les vertus de la vie future, et avoir esté illuminez du sainct Esprit Héb. 6.4 : qu’il faut entendre, s’ils ont esteint la lumière de l’Esprit par malice délibérée, et ont rejetté la Parole de Dieu et la saveur de sa grâce, et se sont aliénez de son Esprit : en sorte qu’il n’y ait point yci un vice particulier noté, mais une révolte générale de Dieu, quand l’homme se destourne totalement de Dieu, et est apostat de toute la Chrestienté. Et de faict, pour exprimer plus clairement qu’il parloit d’une impiété malicieuse et délibérée, il adjouste nommément en un lieu ce mot, Volontairement Héb. 10.26. Car quand il dit qu’il ne reste plus nul sacrifice à ceux qui de certaine volonté, après avoir cognu la vérité, pèchent : il ne nie pas que Christ ne soit un sacrifice perpétuel pour effacer les iniquitez des fidèles (ce qu’il avoit traitté au paravant quasi en toute l’Epistre, en expliquant la prestrise de Christ) : mais il entend qu’il n’y en reste nul autre, quand on rejette cestuy-là. Or on le rejette, en conculquant de propos délibéré la vérité de l’Evangile.
3.3.24
Touchant ce qu’aucuns objectent, que c’est une trop grande cruauté ; et laquelle ne convient point à la clémence de Dieu, d’exclurre aucun pécheur de la rémission des péchez, quand il requerra miséricorde : la response est facile ; car il ne dit pas que Dieu leur desniera pardon s’ils se convertissent à luy : mais il dit notamment, que jamais ne se retourneront à repentance, entant que Dieu par son juste jugement, à cause de leur ingratitude, les frappera d’un aveuglement éternel. Et ne contrevient point à cela, ce qu’il applique à ce propos l’exemple d’Esaü : lequel en vain a tasché par larmes et cris de recouvrer sa primogéniture qu’il avoit perdue Héb. 12.17 ; non plus que ce que dit le Prophète, que quand ils crieront, le Seigneur ne les exaucera point Zach. 7.13. Car par telles manières de parler l’Escriture ne dénote pas ou une vraye repentance, ou invocation de Dieu : mais plustost signifie la destresse de laquelle, quand les iniques sont pressez en leur extrême calamité, ils sont contraints de recognoistre ce qu’ils pensoyent au paravant estre mocquerie et fable : c’est que tout leur bien gist en l’aide de Dieu. Or ils ne la peuvent pas implorer ne demander de cœur : mais seulement gémissent qu’elle leur est ostée. Parquoy le Prophète par ce mot de Clameur, et l’Apostre par ce mot de Larmes, ne signifie autre chose que l’horrible torment dont les iniques sont agitez en désespoir et desconfort, voyans qu’ils n’ont nul remède de leur malheureté, sinon la bonté de Dieu, en laquelle ils ne se peuvent aucunement fier. Il est besoin de noter diligemment ceci : car autrement Dieu seroit contraire à soy, en publiant par son Prophète qu’il sera prest à faire merci et oublier tout, sitost que le pécheur se convertira à luy Ezéch. 18.20-21. Mesmes (comme j’ay desjà dit) il est certain que le cœur de l’homme ne se pourra jamais convertir, qu’estant prévenu de la grâce d’en haut. Quant est de l’invocation de Dieu, sa promesse ne faudra jamais : mais aux passages que nous avons alléguez, tant la conversion que la prière se prenent pour un torment confus et aveugle, duquel les réprouvez sont agitez en voyant qu’ils ont besoin de chercher Dieu pour trouver remède à leurs maux : et néantmoins en reculent tant qu’ils peuvent.
3.3.25
Ce pendant on pourroit demander, veu que l’Apostre dit qu’on ne peut appaiser Dieu en faisant semblant et feignant de se repentir, comment doncques le Roy Achab a obtenu pardon, et a destourné la punition laquelle luy avoit esté annoncée 1Rois 21.28-29 : attendu qu’il a esté seulement estonné pour un petit de temps, et ne s’est point amendé qu’il n’ait poursuyvi le mauvais train de sa vie. Il s’est bien vestu d’un sac, il a jette la poudre sur sa teste, il s’est couché par terre, et comme l’Escriture luy rend tesmoignage, il s’est humilié devant Dieu, mais ce n’a rien esté de rompre ses vestemens, quand le cœur demeuroit endurci et enflé de malice. Si est-ce que Dieu l’a exaucé, pour luy faire miséricorde ; mais je respon que Dieu pardonne tellement aux hypocrites pour un temps, que son ire demeure tousjours sur eux : et que cela ne se fait pas tant en leur faveur, que pour donner exemple à tous. Car quel proufit a eu Achab de ce que la peine luy a esté modérée, sinon qu’il n’a point veu advenir durant sa vie, ce qu’il craignoit ? Ainsi la malédiction de Dieu n’a pas laissé d’avoir siège et domicile perpétuel en sa maison, combien qu’elle fust cachée : et luy n’a point laissé de périr à jamais. Autant en voit-on en Esaü. Car combien qu’il soit rebouté, si est-ce qu’il obtient bénédiction temporelle par ses larmes Gen. 27.38-39. Mais pource que l’héritage spirituel estoit réservé à l’un des frères seulement, puis qu’Esaü estoit retranché et Jacob esleu, telle réjection luy a fermé la porte à la grâce de Dieu. Et ce pendant selon qu’il estoit homme brutal, ce soulagement luy a esté laissé, qu’il se soulast de la graisse de la terre et de la rousée du ciel. Et c’est ce que j’ay n’aguères dit, que cela se fait pour donner exemple aux autres, afin qu’ils apprenent d’appliquer leurs affections et estudes à vraye repentance. Car il ne faut douter que Dieu ne soit facile et enclin à pardonner à tous ceux qui se convertiront à luy de cœur, veu qu’il estend sa clémence jusques à ceux qui en sont indignes, seulement quand ils monstrent quelque semblant de se desplaire en leur forfait. Nous sommes aussi enseignez à l’opposite, quelle vengence est apprestée à ceux lesquels se jouent des menaces de Dieu, et n’en tienent conte : s’endurcissans avec un front impudent et un cœur de fer, pour les anéantir. Voylà comment Dieu souventesfois a tendu la main aux enfans d’Israël pour les soulager en leur calamité, combien que leurs cris fussent pleins de feintise, et que leur cœur fust double et desloyal Ps. 78.36-37. Comme de faict il se plaind au Pseaume, qu’incontinent après ils retournoyent à leur premier train. Car par cela il les a voulu amener à une droicte repentance et cordiale, se monstrant si humain envers eux : ou bien les rendre inexcusables. Toutesfois ce n’est pas à dire qu’en remettant pour un temps la peine, il se bride à perpétuité : mais plustost se dresse en la fin avec plus grande rigueur contre les hypocrites, et redouble les punitions : tellement qu’il peut apparoistre combien la feintise luy desplaist. Ce pendant notons ce que j’ay dit, qu’il monstre quelques exemples combien il est libéral à pardonner, afin que les fidèles soyent tant mieux accouragez à corriger leurs fautes : et que l’orgueil de ceux qui regimbent contre l’esperon, soit plus griefvement condamné.
Chapitre IV
Combien est loing de la pureté de l’Evangile, tout ce que les théologiens
sorbonistes babillent de la pénitence : où il est traitté de la Confession et
Satisfaction.
3.4.1
Je vien maintenant à discuter ce que les Sophistes ont enseigné de Pénitence : ce que je feray le plus briefvement qu’il sera possible. Car mon conseil n’est pas de poursuyvre le tout, de peur que ce présent livret, lequel je tasche de restreindre, ne croisse en trop grande longueur. Et d’autre part, ils ont aussi enveloppé ceste matière (laquelle autrement n’estoit pas trop difficile) par si longues disputations, que l’issue ne seroit point aisée, si nous voulions entrer fort avant en leurs labyrinthes. Premièrement, en donnant la définition de Pénitence, ils monstrent évidemment qu’ils n’ont jamais entendu que c’estoit. Car ils tirent des livres des Anciens quelques sentences, lesquelles n’expriment nullement la force et la nature de pénitence. Comme sont celles qui s’ensuyvent : Que faire pénitence, c’est pleurer les péchez commis au paravant, et ne point commettre ceux qu’il fale pleurer après. Item, que c’est gémir pour les maux passez, et ne plus commettre ceux qu’il fale gémir. Item, que c’est une vengence triste, punissant en soy ce qu’elle voudroit n’avoir point commis. Item, que c’est une douleur du cœur et amertume de l’âme pour les maux que quelqu’un a commis, ou ausquels il a consenti. Car quand nous accorderons que ces choses auront esté bien dites des Anciens (ce qui ne seroit pas difficile à un contentieux de nier), toutesfois elles n’ont pas esté dites en ce sens, qu’ils voulussent par icelles déclairer que c’estoit que pénitence : mais pour exhorter seulement les pénitens, de ne recheoir aux mesmes fautes desquelles ils avoyent esté délivrez. Et s’il faloit faire définition de tout ce qu’on trouve que les Anciens en ont dit, ils en pouvoyent encores amener d’autres, qui n’ont point moins d’apparence : comme est celle de Chrysostome, Que pénitence est une médecine esteignant le péché, un don descendu du ciel, une vertu admirable, une grâce surmontant la force des loix. D’avantage, l’exposition que ces bons glosateurs adjoustent puis après, est beaucoup pire que ces définitions. Car ils s’amusent tellement aux façons de faire extérieures et corporelles, qu’on ne sçauroit autre chose cueillir de leurs gros bobulaires de livres, sinon que Pénitence est une discipline et austérité, servant en partie à donter la chair, en partie à punir les péchez. Touchant la rénovation intérieure de l’âme et du renouvellement de vie, il n’en est nulles nouvelles en leur quartier. Ils gergonnent assez de contrition et attrition. Et de faict, ils tormentent les âmes de beaucoup de scrupules, et les enveloppent de beaucoup d’angoisses et molestes : mais quand il semble qu’ils ayent bien navré les cœurs jusques au profond, ils guairissent toutes les amertumes par quelques asperges de cérémonies. Après avoir si subtilement défini que c’est que pénitence, ils la divisent en trois parties : en contrition de cœur, confession de bouche, et satisfaction d’œuvre. Laquelle division n’est non plus propre que leur définition : (combien qu’ils n’estudient autre chose en toute leur vie que la Dialectique) qui est l’art de définir et partir. Mais si quelqu’un vient à arguer par la définition (lequel argument est receu entre les Dialecticiens), qu’on peut pleurer les péchez commis au paravant et ne les plus commettre, combien qu’il n’y ait nulle confession de bouche, comment défendront-ils leur partition ? Car si celuy qui ne se confesse point de bouche, ne laisse pas d’estre vray pénitent, la pénitence peut consister sans celle confession. S’ils respondent, que ceste partition se doit rapporter à pénitence, entant qu’elle est sacrement : ou bien qu’elle se doit entendre de toute la perfection de pénitence, laquelle ils ne comprenent point par leurs définitions, ils n’ont de quoy m’accuser, mais en doyvent imputer la faute à ce qu’ils ne définissent plus clairement et purement. Moy certes, selon ma capacité, quand il est question de quelque chose, je me tien à la définition qui doit estre le fondement de toute la disputation. Mais accordons-leur ceste licence magistrale, et venons à esplucher les parties par ordre. Quant à ce que j’omets par mespris beaucoup de choses comme frivoles, lesquelles toutesfois ils maintienent en leur orgueil pour grans mystères, je ne le fay point par ignorance ny oubli, et ne me seroit pas fort pénible de leur escrire et faire assavoir les subtilitez ausquelles ils se confient : mais je feroye conscience d’ennuyer les lecteurs de tels menus fatras sans aucun fruit. Tant y a que par les questions qu’ils esmeuvent et débatent, et ausquelles ils s’entortillent, il est aisé de juger qu’ils gazouillent de choses incognues. Comme quand ils demandent, si la repentance d’un péché plaist à Dieu, quand l’obstination demeure en tout le reste. Item, si les punitions que Dieu envoyé valent pour satisfaction. Item, si la pénitence peut estre réitérée pour les péchez mortels. Mesmes en ce dernier point ils déterminent vilenement et meschamment, que ce n’est que pour les péchez véniels que journellement nous avons à nous repentir. Ils se donnent beaucoup de peine aussi, et errent par trop lourdement au dire de sainct Hiérosme, que la pénitence est une seconde planche, sur laquelle celuy qui estoit pour périr en la mer, nage pour venir au port. En quoy ils monstrent que jamais ils ne se sont esveillez de la stupidité en laquelle ils ressemblent les bestes brutes, pour appercevoir de bien loing une seule faute d’entre mille qu’ils auront commises.
3.4.2
Les lecteurs doyvent yci estre advertis que nous ne sommes pas en un combat frivole, mais qu’il est question d’une chose par-dessus toutes les autres de grande importance : c’est asçavoir de la rémission des péchez. Car quand ils requièrent ces trois choses à Pénitence, componction de cœur, confession de bouche, et satisfaction d’œuvre : semblablement ils déterminent qu’elles sont nécessaires pour impétrer rémission des péchez. Or s’il nous est mestier de cognoistre quelque chose en toute nostre religion, il est requis principalement que nous entendions ceci : c’est par quel moyen, en quelle sorte, par quelle condition, et en quelle facilité ou difficulté est obtenue la rémission des péchez. Si ceste cognoissance n’est certaine et arrestée, la conscience ne peut avoir aucun repos, n’aucune paix avec Dieu, n’aucune fiance ou asseurance, mais continuellement elle tremble, elle est agitée, esmeue, tormentée, transportée : elle a en horreur et en haine le jugement de Dieu, et le fuit tant qu’elle peut. Et si la rémission des péchez dépend de ces conditions ausquelles ils la lient, il n’y a rien plus misérable ne plus désespéré que nous. La première partie qu’ils mettent pour obtenir pardon et grâce : est contrition : laquelle ils requièrent deuement faite, c’est-à-dire plenement et entièrement. Mais ce pendant ils ne constituent point quand quelqu’un pourra estre asseuré qu’il se soit bien acquitté de ceste contrition. Je confesse bien qu’il nous faut estre vigilans, et donner soin, et mesmes nous aiguiser à pleurer amèrement nos fautes, pour nous inciter tant mieux à nous y desplaire et les hayr. Car c’est la tristesse dont parle sainct Paul, laquelle nous ne devons pas rejetter, pource qu’elle engendre repentance à salut. Mais quand on exige une douleur si amère, qu’elle soit pareille et égale à la grandeur de la coulpe, et qu’on la mette en balance avec la foy d’obtenir pardon, voyci le destroit où les povres consciences sont merveilleusement vexées et affligées, quand elles voyent que ceste contrition deue leur est imposée : et n’entendent point la mesure de la debte, pour pouvoir estre certaines quand elles auront payé ce qu’elles devoyent. S’ils disent qu’il faut faire ce qui est en nous : nous tournerons tousjours en un mesme circuit. Car quand sera-ce que quelqu’un s’osera promettre qu’il ait employé toutes ses forces à pleurer ses péchez ? La fin doncques en est, que les consciences après s’estre long temps débatues en elles-mesmes, quand elles ne trouvent point port où elles puissent reposer, au moins pour adoucir leur mal, elles se contraignent à quelque douleur, et tirent par force quelques larmes pour accomplir ceste contrition.
3.4.3
S’ils me veulent accuser de calomnie, qu’ils en monstrent un seul qui par ceste doctrine de contrition n’ait esté jetté en désespoir, ou bien n’ait opposé une feintise de douleur au jugement de Dieu, pour vraye componction. Nous aussi bien avions dit en quelque lieu, que la rémission des péchez ne nous est jamais octroyée sans pénitence, d’autant que nul ne peut vrayement et en sincérité de cœur implorer la miséricorde de Dieu, sinon celuy qui est affligé et navré de la conscience de ses péchez : mais nous adjoustions pareillement, que la pénitence n’est pas cause d’icelle rémission, et ostions ces tormens des âmes : c’est asçavoir, que la contrition doit estre deuement accomplie. D’avantage, nous enseignions le pécheur de ne point regarder sa componction ne ses larmes : mais de ficher tous les deux yeux en la miséricorde de Dieu. Seulement nous déclairions que ceux sont appelez de Christ, lesquels sont chargez et travaillez : veu qu’il a esté envoyé pour annoncer bonnes nouvelles aux povres, pour guairir ceux qui sont navrez en leurs cœurs, pour annoncer aux captifs leur délivrance, pour deslier les prisonniers, et consoler ceux qui pleurent Matt. 11.28 ; Esaïe 61.1 ; Luc 4.18. En quoy estoyent exclus tant les Pharisiens, qui estans saouls et contens de leur justice ne recognoissoyent point leur povreté, que les contempteurs de Dieu, qui ne se soucians de son ire ne cherchent aucun remède à leur mal. Car toutes telles manières de gens ne travaillent point, et ne sont navrez en leur cœur, ne liez, ne captifs, et ne pleurent point. Or il y a grande différence, d’enseigner un pécheur de mériter la rémission de ses péchez par plene et entière contrition, de laquelle il ne se puisse jamais acquitter : ou de l’instruire d’avoir faim et soif de la miséricorde de Dieu, par la cognoissance de sa misère : de luy monstrer son travail, angoisse et captivité, pour luy faire chercher consolation, repos et délivrance : en somme, l’enseigner de donner gloire à Dieu en son humilité.
3.4.4
Touchant la confession, il y a tousjours eu grande controversie entre les Canonistes et les Théologiens scholastiques. Car les premiers ont dit qu’elle estoit seulement ordonnée de droict positif : c’est-à-dire par les constitutions ecclésiastiques. Les seconds ont maintenu qu’elle estoit ordonnée par commandement divin. En ce combat s’est monstrée une grande impudence des Théologiens : lesquels ont autant dépravé et corrompu de lieux de l’Escriture, qu’ils en citoyent à leur propos. Et encores, voyans qu’en ceste manière ils ne venoyent point à leur intention, ceux qui ont voulu estre les plus subtils entre eux, ont trouvé ceste évasion pour eschapper, c’est que la confession est descendue de droict divin, quant à sa substance : mais que depuis elle a prins sa forme du droict positif. En ceste manière ceux qui sont les plus ineptes entre les Légistes, ont accoustumé de référer la citation au droict divin : pourtant qu’il fut dit à Adam, Adam, où es-tu ? Pareillement, l’exception : pourtant qu’Adam respondit comme se défendant, La femme que tu m’as donnée, etc. Néantmoins que la forme a estée donnée à tous les deux par le droict civil. Mais voyons par quels argumens ils prouvent que ceste confession, ou formée ou informe, soit commandée de Dieu. Nostre Seigneur, disent-ils, a envoyé les lépreux aux Prestres Matt. 8.4 ; Luc 5.14 ; 17.14. Quoy ? Les a-il envoyez à confesse ? Qui est-ce qui ouyt jamais parler que les prestres lévitiques fussent ordonnez pour ouyr les confessions ? Pourtant, ils ont recours aux allégories : et disent qu’il estoit institué par la loy mosaïque, que les Prestres discernassent entre lèpre et lèpre Deut. 17.8-9, que péché est lèpre spirituelle, de laquelle il appartient au Prestre de juger. Devant que respondre, je demande, si par ce passage ils sont constituez juges de la lèpre spirituelle, pourquoy tirent-ils à eux la cognoissance de la naturelle et charnelle ? n’est-ce pas bien se jouer des Escritures ? de les tourner en ceste façon ? La loy défère aux prestres lévitiques le jugement de la lèpre : prenons-le donc pour nous. Péché est lèpre spirituelle : soyons donc juges des péchez. Maintenant je respon, que la prestrise translatée, il est nécessaire qu’il y ait translation de loy Héb. 7.12. Or puis que toutes prestrises sont translatées à Jésus-Christ, accomplies et cessées en luy : il faut que toute la dignité et prérogative de prestrise soit aussi translatée à luy. S’ils prenent si grand plaisir à suyvre les allégories, qu’ils se proposent Christ pour seul prestre, et qu’ils assemblent à son siège toute jurisdiction : nous le souffrirons aisément. D’avantage, l’allégorie est importune, qui mesle une loy purement civile entre les cérémonies. Pourquoy donc Christ envoye-il aux Prestres les lépreux ? Afin que les Prestres n’eussent à calomnier qu’il violoit la loy, qui commandoit que celuy qui estoit guairi de lèpre fust représenté devant le Prestre, et purgé par certaine oblation, il commande aux lépreux lesquels il avoit guairis, de faire le contenu de la loy : Allez, dit-il, monstrez-vous aux prestres : et offrez le présent que Moyse a commandé en la loy, afin que ce leur soit en tesmoignage. Et vrayement ce miracle leur devoit estre en tesmoignage. Ils les avoyent déclairez estre lépreux : depuis ils prononcent qu’ils sont guairis. Ne sont-ils pas contraints, vueillent-ils ou non, d’estre tesmoins des miracles de Christ ? Christ leur permet son miracle à esprouver, ils ne le peuvent nier : mais pourtant qu’encores ils tergiversent, ceste œuvre leur est en tesmoignage. En ceste manière il est dit en un autre lieu, Cest Evangile sera presché en tout le monde en tesmoignage à toutes gens Matt. 24.14. Item, vous serez menez devant les Rois et les Princes en tesmoignage pour eux Matt. 9.18 : c’est-à-dire, afin qu’ils en soyent d’autant plus convaincus au jugement de Dieu. Que s’ils aiment mieux s’arrester à l’authorité de Chrysostome, iceluy enseigne que Christ a fait cela à cause des Juifs, afin de n’estre estimé prévaricateur de la loy[b]. Combien que j’ay honte d’amener le tesmoignage de quelque homme en une chose si claire : veu que Jésus-Christ prononce qu’il laisse aux Prestres leur droict entier, tel qu’ils l’avoyent par la Loy, voire comme à ennemis mortels de son Evangile, lesquels espioyent tousjours occasion de mesdire, s’il ne leur eust fermé la bouche. Parquoy si les prestres de la Papauté se veulent maintenir en telle possession, qu’ils se déclairent ouvertement estre compagnons de ceux qui ont besoin d’estre réprimez par force, pour ne point blasphémer. Car ce que Jésus-Christ laisse aux prestres de la loy n’appartient en rien à ses vrais ministres.
[b] Homel. XII, De muliere Canaan.
3.4.5
Ils tirent le second argument d’une mesme source, c’est asçavoir d’allégorie, comme si les allégories avoyent grand’force à prouver quelque doctrine. Mais je veux bien qu’elles soyent suffisantes, si je ne monstre que je les pourroye prétendre avec plus grande couleur qu’ils ne font. Ils disent donc que nostre Seigneur commanda à ses disciples, après que Lazare eust esté par luy ressuscité, qu’ils le desliassent et desveloppassent Jean 11.44. Premièrement, ils mentent en cela : car il n’est dit nulle part que nostre Seigneur ait commandé cela à ses disciples. Et est beaucoup plus vray-semblable qu’il le dit aux Juifs là assistans, afin que sans quelque suspicion de fraude le miracle fust fait plus évident : et que sa vertu apparust plus grande, d’autant que sans attouchement, par sa seule parole il suscitoit les morts. Certainement je l’enten ainsi : Que nostre Seigneur pour oster toute mauvaise suspicion aux Juifs, voulut qu’eux-mesmes levassent la pierre, sentissent la mauvaise odeur, apperceussent les certains indices de mort, qu’ils veissent Lazare ressusciter par la seule vertu de sa voix, et qu’ils le touchassent les premiers. Et telle est la sentence de Chrysostome au sermon contre les Juifs, Payens et hérétiques. Mais concédons que cela ait esté dit aux disciples : que conclurront-ils ? diront-ils que la puissance de deslier ait esté là donnée aux Apostres ? Combien pourrons-nous plus clairement traitter ce lieu par allégorie, si nous disons que nostre Seigneur par cela a voulu enseigner ses fidèles de deslier ceux qui avoyent esté par luy ressuscitez ? c’est-à-dire, de ne réduire point en mémoire les péchez qu’il auroit oubliez, de ne condamner point pour pécheurs ceux qu’il auroit absous, de ne reprocher les choses qu’il auroit pardonnées, de n’estre point sévères et difficiles à punir, là où il seroit miséricordieux, doux et bénin à pardonner ? Car de faict, il n’y a rien qui nous doyve plus amollir à pardonner que l’exemple de celuy qui est nostre juge, qui menace ceux qui auront esté trop rudes et austères de leur rendre la pareille. Qu’ils voisent maintenant et facent un bouclier de leurs allégories.
3.4.6
Ils combatent un peu de plus près, en confermant leur dire par sentences de l’Escriture, lesquelles ils estiment manifestes : Ceux, disent-ils, qui venoyent au Baptesme de Jehan confessoyent leurs péchez Matt. 3.6. Et sainct Jaques commande que nous confessions nos péchez les uns aux autres Jacq. 5.16. Je respon, que ce n’est point merveille si ceux qui vouloyent estre baptisez confessoyent leurs péchez : car il a esté dit au paravant, que Jehan a presché le Baptesme de pénitence, et a baptisé d’eau en pénitence. Lesquels doncques eust-il baptisez, sinon ceux qui se confessoyent pécheurs ? Le Baptesme est un signe de la rémission des péchez : lesquels seroyent admis à ce signe, sinon les pécheurs, et ceux qui se recognoissent tels ? Ils confessoyent doncques leurs péchez pour estre baptisez. Sainct Jaques ne commande pas sans cause que nous nous confessions les uns aux autres : mais s’ils considéroyent ce qui s’ensuyt prochainement, ils trouveroyent que cela ne fait guères pour eux. Confessez, dit-il, vos péchez l’un à l’autre, et priez les uns pour les autres. Il conjoinct ensemble oraison mutuelle et confession mutuelle. S’il se faut confesser aux prestres seulement, il faut prier pour eux seulement, et mesmes il s’ensuyvroit des mots de sainct Jaques, qu’il n’y auroit que les prestres qui se peussent confesser. Car en voulant que nous nous confessions l’un à l’autre, il parle seulement à ceux qui peuvent ouyr la confession des autres. Car il dit Mutuellement, ou s’ils aiment mieux, Réciproquement. Or nul ne se peut mutuellement confesser, sinon celuy qui oit la confesse de son compagnon. Lequel privilège ils concèdent seulement aux prestres. Pourtant suivant leur sentence, nous leur laissons volontiers la charge de se confesser. Ostons doncques tels fatras, et entendons le sens de l’Apostre qui est simple et manifeste : c’est asçavoir que nous communiquions et descouvrions nos infirmitez les uns aux autres, pour recevoir conseil, compassion et consolation mutuelle. D’avantage, qu’ainsi cognoissans les infirmitez de nos frères, chacun de sa part prie Dieu pour icelles. Pourquoy doncques allèguent-ils sainct Jaques contre nous, veu que nous requerrons si instamment la confession de la miséricorde de Dieu, laquelle ne se peut confesser sinon de ceux qui premièrement ont confessé leur misère ? Mesmes nous déclairons que tous ceux qui ne se confessent devant Dieu, devant ses Anges, devant l’Eglise, brief, devant tous les hommes, sont maudits et damnez. Car Dieu a tout conclu sous péché, afin que toute bouche soit fermée, et toute chair soit humiliée devant luy : et que luy seul soit justifié et exalté Gal. 3.22 ; Rom. 3.9, 19.
3.4.7
Mesmes je m’esmerveille de quelle hardiesse ils osent asseurer que la confession, de laquelle ils parlent soit de droict divin. De laquelle nous confessons bien que l’usage est très ancien : mais nous pouvons facilement prouver, qu’il a premièrement esté libre. Et de faict, leurs histoires récitent qu’il n’y en a eu aucune loy ou constitution devant le temps d’Innocent III[c]. Certes s’il y eust eu loy plus ancienne, ils s’y fussent plustost attachez pour en faire leur proufit, qu’en se contentant du décret fait au concile de sainct Jehan de Lateran, se rendre ridicules jusques aux petis enfans, comme ils ont fait. Ils ne se feignent point aux autres choses de forger des faux décrets et supposez, et faire à croire qu’ils ont esté establis par les premiers conciles, afin d’esblouir les yeux des simples par l’ancienneté. Il ne leur est point venu en mémoire de faire le semblable en cest endroict. Parquoy ils sont contraints d’estre eux-mesmes tesmoins qu’il n’y a point encore trois cens ans qu’Innocent III a bridé l’Eglise, luy proposant la nécessité de se confesser. Encores que nous laissions là le temps, la seule barbarie des mots monstre que la loy ne mérite nulle révérence. Il est là commandé que quiconque sera de deux sexes confesse ses péchez, pour le moins une fois l’an à son propre prestre. Dont il s’ensuyvroit que nul, sinon qu’il fust homme et femme, ne seroit point tenu à se confesser. Il s’est descouvert encores une sottise plus lourde en leurs successeurs, lesquels n’ont sceu comprendre que vouloit dire proprement Prestre. Quoy que tous les advocats et procureurs du Pape, et tous les caphars qu’il a à loage gazouillent, nous avons ce point tout résolu, que Jésus-Christ n’est point autheur de ceste loy, laquelle contraint les hommes à raconter leurs péchez : mesmes, que devant qu’il en fust rien ordonné, il s’estoit desjà escoulé douze cens ans depuis la résurrection de Jésus-Christ : et que ceste tyrannie a esté dressée lors que des masques régnoyent au lieu de Pasteurs, et après avoir esteint toute piété et doctrine, s’estoyent usurpé une licence de tout faire sans aucune discrétion. Outreplus, il y a évidens tesmoignages tant des histoires que des autres anciens escrivains, qui monstrent que c’a esté une discipline politique instituée seulement par les Evesques, non pas ordonnance mise de Christ ou de ses Apostres. J’en proposeray un seulement, lequel pourra suffire amplement à prouver ce que je di. Sozomenus, l’un des autheurs de l’histoire Ecclésiastique, raconte que c’a esté une constitution des Evesques, diligemment observée par les Eglises occidentales : et mesmes à Rome principalement. En quoy il monstre que ce n’a pas esté une ordonnance universelle de toutes les Eglises. Après il monstre qu’il y avoit un des prestres péculièrement destiné à cest office. En quoy il réfute plenement ce que ceux-ci ont feint des clefs données indifféremment pour la confession à tout l’ordre des prestres. Car ce n’estoit pas un office commun de tous : mais singulièrement la charge d’un seul, qui avoit de l’Evesque esté esleu à ce faire. Et c’est celuy qu’aujourd’huy mesmes les Papistes nomment Pénitencier en leurs Eglises cathédrales, lequel a quelque réserve des crimes les plus énormes. Il dit encores outre, que ceste usance estoit à Constantinoble, jusques à ce qu’une femme faisant semblant de se confesser, fut trouvée ayant prins ceste couverture pour cohabiter avec l’un des Diacres d’icelle Eglise. A cause de ce maléfice, Nectarius Evesque dudit lieu, homme renommé de saincteté et grande doctrine, abolit ceste observance de confession. Que ces asnes dressent les aureilles. Si la confession auriculaire estoit Loy de Dieu, comment eust esté Nectarius si hardy de la rompre et abolir ? Accuseront-ils d’hérésie et de schisme ce sainct personnage, prisé et approuvé par tous les Anciens ? Mais par une mesme sentence ils condamneront l’Eglise de Constantinoble, voire mesmes toutes les Eglises orientales, lesquelles ont contemné une loy (s’ils disent vray) inviolable et commandée à tous Chrestiens.
[c] Ce pape a esté le 183.
3.4.8
Mesmes ceste abrogation est si souventesfois démonstrée par Chrysostome, lequel estoit aussi Evesque de Constantinople, que c’est merveille comment ils osent ouvrir la bouche pour répliquer à l’encontre. Si tu veux effacer tes péchez, dit-il, confesse-les. Si tu as honte de les descouvrir à un homme, confesse-les tous les jours en ton âme. Je ne di pas que tu les descouvres à personne qui t’en face après reproche : confesse-les à Dieu, lequel les peut purger. Confesse-les en ton lict, afin que ta conscience cognoisse journellement son mal[d]. Item, Il n’est pas nécessaire de se confesser devant tesmoin : seulement fay la recognoissance en ton cœur. Cest examen ne requiert point de tesmoin : il suffit que Dieu seul te voye et escoute[e]. Item, Je ne t’appelle point devant les hommes pour leur descouvrir tes péchez : espluche ta conscience devant Dieu. Monstre ta playe au Seigneur, lequel en est le médecin, et le prie d’y remédier. C’est luy qui ne reproche rien, et humainement guairit le povre malade[f]. Item, Je ne veux point que tu te confesses à un homme, lequel te puisse reprocher après, ou te diffamer en publiant tes fautes : mais monstre tes playes à Dieu qui en est le bon médecin. Puis après il introduit Dieu parlant en ceste manière. Je ne te contrain point de venir en assemblée publique : confesse à moi seul tes péchez : afin que je te garantisse[g]. Dirons-nous que sainct Chrysostome en parlant ainsi ait esté si téméraire, de délivrer les consciences des hommes des liens dont elles estoyent estreintes par la volonté de Dieu ? Il n’est pas ainsi, mais ce qu’il entendoit n’estre point ordonné par le décret de Dieu, il ne l’ose requérir comme nécessaire.
[d] Homil. II, In Psalm. L.
[e] Serm. de pænit. et confess.
[f] Homil. V, De incomprehenso Dei natura.
[g] Homil. IV De Lazaro.
3.4.9
Mais pour mieux encores despescher toute la chose, premièrement nous enseignerons fidèlement quelle espèce de confession nous a esté baillée par la Parole de Dieu : après nous monstrerons les inventions des Papistes touchant la confession : non pas toutes (car qui pourroit espuiser une si grande mer ?) mais seulement celles qui appartienent à la somme de leur doctrine. Il me fasche d’advertir que le translateur tant grec que latin a souvent prins ce mot de Confesser pour Louer, veu que c’est chose notoire jusques aux plus rudes idiots : mais si est-il expédient que l’audace de ces vileins soit descouverte, en ce qu’ils s’arment du mot de Confession, qui emporte simplement louange de Dieu, pour couvrir leur tyrannie. Voulans prouver que la confession resjouit et récrée les âmes, ils ameinent ce verset du Pseaume, Je viendray en voix de liesse et de confession Ps. 43.4. Or s’il est licite de transfigurer ainsi toutes choses, il y aura de terribles Qui pro Quod. Mais puis que les Papistes ont perdu toute honte, c’est bien raison que nous cognoissions que Dieu les a précipitez en esprit réprouvé, pour rendre leur témérité plus détestable. Au reste, en nous tenant à la pure simplicité de l’Escriture, nous ne serons point en danger d’estre trompez par tels desguisemens. Car elle nous ordonne une seule façon de nous confesser deuement : c’est, puis que c’est le Seigneur qui remet, oublie et efface les péchez, que nous les luy confessions pour en obtenir grâce et pardon. C’est le médecin : monstrons-luy doncques nos playes. C’est celuy qui a esté offensé et blessé : demandons-luy doncques merci et paix. C’est celuy qui cognoist les cœurs, et voit toutes les pensées : ouvrons doncques nos cœurs devant luy. C’est celuy qui appelle les pécheurs : retirons-nous doncques pardevers luy. Je t’ay donné à cognoistre mon péché, dit David, et n’ay pas caché mon iniquité. J’ay dit, Je confesseray à l’encontre de moy mon injustice au Seigneur : et tu m’as pardonné l’iniquité de mon cœur Ps. 32.5. Telle est une autre confession de David mesme, Aye pitié de moy, Seigneur, selon ta grande miséricorde Ps. 51.1-3. Telle est pareillement celle de Daniel : Nous avons péché, Seigneur, nous avons fait perversement, nous avons commis impiété, et avons esté rebelles en reculant de tes commandemens Dan. 9.5. Il y en a assez d’autres semblables qui se voyent en l’Escriture, et lesquelles pourroyent remplir un volume. Si nous confessons nos péchez (dit sainct Jean) le Seigneur est fidèle pour les nous pardonner 1Jean 1.9. A qui les confesserons-nous ? A luy certes : c’est-à-dire, si d’un cœur affligé et humilié nous nous prosternons devant luy : si en vraye sincérité nous accusans et condamnans devant sa face, nous demandons estre absous par sa bonté et miséricorde.
3.4.10
Quiconques fera de cœur et devant Dieu ceste confession, il aura sans doute aussi la langue preste à confession, quand mestier sera d’annoncer entre les hommes la miséricorde de Dieu : et non-seulement pour descouvrir le secret de son cœur à un seul une fois, et en l’aureille, mais pour déclairer librement tant sa povreté que la gloire de Dieu par plusieurs fois, publiquement et tout le monde oyant. En ceste manière David, après avoir esté rédargué de Nathan, estant picqué d’un aiguillon de conscience, confessa son péché et devant Dieu et devant les hommes. Jay péché, dit-il, contre le Seigneur 2Sam. 12.13 : c’est-à-dire, Je ne me veux plus excuser ne tergiverser, que chacun ne me juge pécheur : et que ce que j’ay voulu estre caché à Dieu, ne soit mesmes manifesté aux hommes. De ceste confession secrette qui se fait à Dieu, provient aussi que le pécheur se confesse volontairement devant les hommes, toutes fois et quantes qu’il est expédient de ce faire, ou pour s’humilier, ou pour donner gloire à Dieu. Et pour ceste cause nostre Seigneur avoit anciennement ordonné en la Loy, que tout le peuple se confessast publiquement au temple par la bouche du prestre Lév. 16.21. Car il prévoyoit bien que ce seroit une très bonne aide pour induire un chacun à droictement recognoistre ses fautes. Et aussi c’est bien raison qu’en confessant nostre misère, nous magnifions entre nous et devant tout le monde, la miséricorde de Dieu.
3.4.11
Or comme ainsi soit que ceste espèce de confession doyve estre ordinaire en l’Eglise, il est bon d’en user spécialement encores outre la coustume, s’il advient que tout le peuple ait commis une faute commune, tellement que tous soyent coulpables devant Dieu. Et de cela nous en avons exemple en la confession solennelle que fit le peuple par le conseil et l’instance d’Esdras et Néhémias Néh. 1.7. Car puis que la captivité qu’ils avoyent long temps endurée, la destruction de la ville et du temple, et la dissipation du service de Dieu avoit esté une verge commune pour punir les fautes de tous, ils ne pouvoyent pas bien cognoistre le bénéfice de leur délivrance, sinon en confessant en premier lieu leurs fautes. Et ne peut chaloir si quelque fois en une Eglise aucuns sont innocens. Car puis qu’ils sont membres d’un corps languissant et mal disposé, ils ne se doyvent point vanter d’estre sains : mesmes il ne se peut faire qu’ils ne soyent entachez de quelque contagion, pour estre aucunement coulpables. Parquoy toutes fois et quantes que nous sommes affligez, ou de peste, ou de guerre, ou de stérilité, ou de quelque adversité, nostre office seroit de courir à pleur et à jeusne, et à autres tesmoignages d’humilité : et principalement à la confession, de laquelle tout le reste dépend. Touchant de la confession ordinaire qui se fait en commun de tout le peuple, outre ce qu’elle est approuvée par la bouche de Dieu, nul de sens rassis ne la mesprisera, en considérant quelle utilité elle emporte. Car puis qu’en toute assemblée que nous faisons au temple, nous nous présentons devant Dieu et ses Anges : par où pouvons-nous mieux commencer, que par la recognoissance de nostre indignité ? Quelqu’un me répliquera, que cela se fait en toutes prières, d’autant que nous confessons tousjours nos péchez en priant. Ouy bien : mais si on regarde quelle est nostre nonchalance et pesanteur, nul ne pourra nier que ce ne soit une saincte ordonnance et utile, d’admonester expressément le peuple chrestien par un acte spécial, qu’il ait à s’humilier. Car combien que la cérémonie que Dieu a commandée au peuple d’Israël, fust une portion des rudimens de la Loy, néantmoins la chose nous appartient aucunement. Et de faict, nous voyons que les Eglises bien reiglées ont ceste coustume, que chacun Dimanche le Ministre prononce une confession tant en son nom qu’en celuy du peuple, pour rendre coulpable toute la compagnie devant Dieu, et demander merci : et que cela ne se fait point sans fruit. Mesmes cela sert d’une clef pour ouvrir la porte à prier tant en général qu’en particulier.
3.4.12
D’avantage, l’Escriture nous recommande deux autres espèces de confession particulière ; l’une, qui se face pour nous : à quoy tend le dire de sainct Jaques, que nous confessions nos péchez l’un à l’autre Jacq. 5.16. Car il entend que déclarans nos infirmitez les uns aux autres, nous nous aidions mutuellement de conseil et consolation. L’autre, qui se face pour l’amour de nostre prochain, lequel auroit esté offensé par nostre faute, pour le réconcilier, et appaiser. Quant est de la première espèce, combien que l’Escriture en ne nous assignant personne auquel nous nous deschargions, nous laisse la liberté de choisir d’entre les fidèles qui bon nous semblera pour nous confesser à luy, toutesfois pource que les Pasteurs doyvent estre par-dessus les autres propres à cela, c’est le meilleur de nous adresser plustost à eux. Or je di qu’ils sont idoines par-dessus les autres, d’autant que du devoir de leur office ils sont constituez de Dieu pour nous instruire comment nous devons vaincre et corriger le péché, et pour nous certifier de la bonté de Dieu, afin de nous consoler. Car combien que l’office d’admonester mutuellement les uns les autres, soit commun à tous Chrestiens, toutesfois il est spécialement enjoinct aux ministres. Et pourtant, tout ainsi que nous devons nous consoler les uns les autres un chacun en son endroict, aussi d’autre part nous voyons que les ministres sont ordonnez de Dieu comme tesmoins et quasi comme pleiges, pour certifier les consciences de la rémission des péchez : tellement qu’il est dit qu’ils remettent les péchez, et deslient les âmes Matt. 16.19 ; 18.18. Quand nous voyons que cela leur est attribué, pensons que c’est à nostre proufit. Pourtant qu’un chacun fidèle quand il se trouvera angoissé en son cœur pour le remors de ses péchez, en sorte qu’il ne puisse se résoudre pour estre en repos, sinon qu’il ait quelque aide d’ailleurs, qu’il se souviene d’user de ce remède comme il luy est offert de Dieu : asçavoir, qu’il se descouvre premièrement à son Pasteur pour estre soulagé, entant que l’office d’iceluy est de consoler le peuple de Dieu par la doctrine de l’Evangile, tant en public qu’en particulier. Mais il se faut tousjours donner garde, que là où Dieu n’a point imposé de loy, les consciences ne soyent astreintes à certain joug. Dont il s’ensuyt que telle forme de confession doit estre en liberté, tellement que nul n’y soit contraint : mais seulement qu’on remonstre à ceux qui en auront besoin, qu’ils en usent comme d’une aide utile. Secondement, il s’ensuyt que ceux qui en usent librement pour leur nécessité, ne doyvent estre contraints par commandement, ni induits par astuce à raconter tous leurs péchez : mais seulement en tant qu’ils jugeront estre expédient, pour en rapporter une vraye allégeance. Les bons et fidèles pasteurs doyvent non-seulement laisser l’Eglise en ceste liberté, mais aussi la maintenir de tout leur pouvoir, s’ils veulent conserver leur ministère en pureté sans tyrannie, et empescher que le peuple ne viene en superstition.
3.4.13
S’ensuyt la seconde espèce de confession particulière, de laquelle parle nostre Seigneur en sainct Matthieu, quand il dit, Si tu offres ton sacrifice à l’autel, et qu’il te souviene là que ton frère ait offensé contre toy : laisse là ton sacrifice, et t’en va, et te réconcilie à ton frère premièrement, et puis tu feras ton offerte Matt. 5.23-24. Car voylà comme il faut rejoindre la charité qui auroit esté dissoute par nostre faute : asçavoir en confessant que nous avons failli, et demandant pardon. Sous ce genre aussi est comprinse la confession publique des pénitens, qui ont commis quelque scandale notoire en l’Eglise. Car si nostre Seigneur Jésus estime tant l’offense privée d’un seul homme, qu’il rejette de l’autel celuy qui aura offensé son frère, jusques à ce qu’il l’ait contenté, et ait fait son appointement avec luy, n’y a-il point plus grande raison, que celui qui a blessé l’Eglise par quelque mauvais exemple, se réconcilie avec icelle, en recognoissant sa faute ? En telle manière, l’inceste de Corinthe fut receu en la communion des fidèles, après s’estre humblement submis à la correction 2Cor. 2.6. Ceste forme a duré tousjours en l’Eglise ancienne, comme sainct Cyprien en fait mention. Car en parlant des Pécheurs publiques : Ils font, dit-il, pénitence par certain temps : puis ils vienent confesser leur péché, et sont receus en la communion avec imposition des mains de l’Evesque et du Clergé. On ne trouve en l’Escriture autre manière ne façon de confesse que celle-là. Et ce n’est point à nous de lier ou astreindre les consciences de nouveaux liens, puis que Jésus-Christ défend estroitement de les tenir en servitude. Au reste, tant s’en faut que je résiste que les brebis ne se présentent à leur Pasteur, quand il est question de venir à la Cène, que je voudroye bien que ceste coustume s’observast par tout. Car ceux qui ont la conscience empeschée, peuvent user de ceste opportunité pour se consoler : et le Pasteur a entrée et moyen d’admonester ceux qui en ont besoin, moyennant que tousjours on se garde bien de tyrannie et de superstition.
3.4.14
En tous ces trois genres de confession, la puissance des clefs a lieu : asçavoir quand l’Eglise demande pardon à Dieu avec recognoissance solennelle de ses péchez : ou bien quand un homme particulier, qui a commis une faute scandaleuse au détriment de l’Eglise, rend tesmoignage de sa pénitence : ou bien quand celuy qui a mestier de conseil et de la consolation de son Ministre, d’autant qu’il est agité en sa conscience, luy descouvre son infirmité. Quant est de réparer les offenses et appointer avec son prochain, la raison est diverse. Car combien que cela tende aussi à appaiser les consciences, toutesfois le principal but est, que les haines estans abolies, les cœurs soyent unis en bonne paix. Combien que l’autre fruit ne soit point à mespriser, afin que chacun soit tant plus enclin à confesser franchement ses fautes. Car quand toute l’Eglise se présente comme devant le siège judicial de Dieu, se rendant coulpable et confessant ses démérites, et protestant d’avoir son seul recours à la miséricorde de Dieu, ce ne luy est pas une petite consolation d’avoir là l’ambassadeur de Jésus Christ présent, lequel ait charge de l’absoudre, et qu’il luy dénonce qu’il l’absout au nom de son Maistre, et par l’authorité d’iceluy, suyvant le mandement qui luy est donné. Et en cela nous voyons que vaut l’usage des clefs, et quelle utilité nous en recevons, quand ceste ambassade de réconciliation se fait avec telle révérence et ordre qu’il appartient. Semblablement, quand celuy qui s’estoit aliéné de l’Eglise est receu en union fraternelle, et obtient pardon de l’Eglise : ne luy est-ce pas un grand bien, quand il voit qu’il obtient pardon de ceux ausquels Jésus-Christ a dit, Ce que vous aurez deslié et remis en terre, sera deslié et remis au ciel ? Matt. 18.18 ; Jean.20.23. Semblablement l’absolution particulière n’a pas moins d’efficace, et n’est pas moins fructueuse, quand ceux qui ont besoin de confirmation en leurs consciences en usent. Car il advient quelque fois qu’un homme qui aura ouy les promesses générales de Dieu, qui s’addressent à toute l’Eglise, ne sera pas néantmoins résolu en soy, mais sera encores en suspens, demeurant incertain de la rémission de ses péchez : mais s’il s’en va à son Pasteur, et qu’il luy dénonce secrettement son mal, et que le Pasteur addressant sa parole à luy, l’asseure comme luy appliquant en particulier la doctrine générale, il sera droictement certifié, là où au paravant il estoit en doute : et sera délivré de tout scrupule, pour estre en repos de conscience. Toutesfois quand il est question de traitter de la puissance des clefs, il se faut tousjours garder d’imaginer quelque puissance qui soit donnée à l’Eglise, laquelle soit séparée de la prédication de l’Evangile. Il nous conviendra déclairer ce point ailleurs plus au long, quand nous parlerons du régime de l’Eglise : et là nous verrons que tout ce que Dieu a donné d’authorité pour lier et deslier, est attaché à la Parole. Ceste sentence toutesfois se doit notamment appliquer au ministère des clefs, dont il est à présent question. Car il gist du tout en cela, que la grâce de l’Evangile soit confermée et quasi scellée tant en public qu’en particulier, par ceux que Dieu a ordonnez en cest office, ce qui ne se peut autrement faire que par la seule prédication.
3.4.15
Les théologiens papistes, quoy ? Ils ordonnent que tous ceux qui sont des deux sexes, incontinent qu’ils seront parvenus en aage de discrétion, confessent à tout le moins une fois l’an tous leurs péchez à leurs propres curez : ci que le péché n’est pas remis, sinon à ceux qui ont ferme propos de se confesser. Lequel propos s’il n’est accompli quand l’occasion est présentée, il ne reste plus d’entrée en Paradis. Outre, que le prestre a la puissance des clefs pour lier ou deslier le pécheur : d’autant que la Parole de Christ ne peut estre vaine, par laquelle il a dit que ce qu’ils auront lié en terre sera lié au ciel, etc. Or ils se combatent entre eux de ceste puissance. Les uns disent qu’il n’y a qu’une clef essenciellement : c’est asçavoir la puissance de lier et deslier : que la science est bien requise pour le bon usage, mais qu’elle n’est que comme un accessoire, et non pas de l’essence. Les autres voyans que ceste licence estoit trop désordonnée, ont annombré deux clefs, Discrétion et Puissance. Les autres voyans que par ceste modération la témérité des prestres estoit refrénée, ont forgé nouvelles clefs, c’est asçavoir authorité de discerner (de laquelle ils usent en donnant sentences diffinitives) et puissance (de laquelle ils usent en exécutant leurs sentences) et ont adjoint la science, comme un conseiller. Ils n’osent pas simplement interpréter, que lier et deslier soit remettre et effacer les péchez, pourtant qu’ils oyent le Seigneur dénonçant par son Prophète : Ce suis-je, ce suis-je, moy qui efface tes iniquitez, Israël : ce suis-je, et n’y a autre que moy Esaïe 43.11, 25. Mais ils disent que c’est à faire au prestre de prononcer lesquels sont liez ou desliez, et déclairer desquels les péchez sont retenus ou remis : et que le prestre fait ceste déclaration ou en la confession, quand il absout ou retient les péchez : ou par sentence, quand il excommunie ou absout d’excommunication. Finalement, voyans qu’ils ne se peuvent encores despescher que tousjours on ne leur objecte, que ceux qui sont indignes souventesfois sont liez ou desliez par leurs prestres, lesquels pourtant ne sont pas liez ne desliez au ciel : pour leur dernier refuge ils respondent qu’il faut prendre le don des clefs avec certaine limitation : c’est que Christ a promis que la sentence du prestre justement prononcée, selon que requerroyent les mérites de celuy qu’on lie, ou deslie, sera approuvée de luy au ciel. Outreplus, que ces clefs ont esté données par Christ à tous les prestres, lesquelles leur sont conférées des Evesques en leur promotion : mais que l’usage en appartient seulement à ceux qui sont en offices ecclésiastiques. Et par ainsi que lesdites clefs demeurent tousjours aux excommuniez et suspendus, mais enrouillées et empestrées. Et ceux qui disent ces choses, pourroyent estre veus sobres et modestes au pris des autres, qui sur une nouvelle forge ont fait nouvelles clefs : sous lesquelles ils disent que le thrésor de l’Eglise est enfermé, lequel nous esplucherons ci-après.
3.4.16
Je respondray briefvement à tous ces points, laissant toutesfois pour le présent à dire par quel droict ou quelle injure ils assujetissent à leurs loix les âmes des fidèles : car cela sera considéré en son lieu. Mais touchant ce qu’ils imposent loy de nombrer tous les péchez, et qu’ils nient que les péchez soyent remis sinon qu’on ait ferme propos de se confesser : qu’aussi ils disent, l’entrée de Paradis estre fermée à ceux qui ont laissé passer par mespris l’occasion de se confesser, cela ne se doit nullement souffrir. Car comment entendent-ils qu’on puisse nombrer tous ses péchez, veu que David, lequel comme j’estime, avoit très-bien prémédité la confession de ses péchez, ne pouvoit néantmoins autre chose faire sinon crier, Qui comprendra ses fautes ? Seigneur purge-moy de mes maux occultes Ps. 19.12. Et en un autre lieu, Mes iniquitez ont outrepassé ma teste, et comme un pesant fardeau ont surmonté mes forces Ps. 38.4. Certainement il entendoit combien estoit grand l’abysme de nos péchez, et combien d’espèces de crimes il y a en l’homme : combien de testes porte ce monstre de péché, et combien longue queue il tire après soy. Il ne se mettoit point doncques à en faire un récit entier : mais du profond de ses maux, il crioit à Dieu, Je suis accablé, enseveli, suffoqué, les portes d’enfer m’ont circuy : que ta dextre me tire hors de ce puits auquel je suis noyé, et de ceste mort en laquelle je défaux. Qui sera maintenant celuy qui pensera tenir le conte de ses péchez, quand il voit David ne pouvoir trouver le nombre des siens ?
3.4.17
Par ceste géhenne ont esté cruellement tormentées les consciences de ceux qui estoyent touchez de quelque sens de Dieu. Premièrement ils vouloyent venir à conte : et pour ce faire ils distinguoyent les péchez en bras, branches, rameaux et fueilles, selon les distinctions des docteurs confessionnaires : après ils pesoyent les qualitez, quantitez et circonstances. La chose leur procédoit au commencement assez bien : mais quand ils estoyent entrez un peu plus avant, ils ne voyoyent plus que ciel et mer, sans trouver quelque port ne station. Et d’autant plus qu’ils venoyent en avant d’autant plus le nombre croissoit : mesmes il s’eslevoit devant leurs yeux comme des hautes montagnes, qui leur ostoyent la veue, et n’apparoissoit aucune espérance d’en pouvoir à la fin sortir. Ils demeuroyent doncques en ceste angoisse, et ne trouvoyent finalement autre issue que désespoir. Adoncques ces bourreaux inhumains, pour guairir les playes qu’ils avoyent faites ont apporté un remède, c’est asçavoir que chacun feist ce qui seroit en soy. Mais encores nouvelles solicitudes poignoyent, ou plustost nouveaux tormens escorchoyent les povres âmes, quand ces pensées leur venoyent au-devant : Je n’y ay pas assez mis de temps : je n’y ay pas colloque mon estude deuement. J’ay omis une partie par nonchalance, et l’oubliance qui provient de négligence n’est pas excusable. Ils adjoustoyent d’autres remèdes pour adoucir ces maux : Fay pénitence de ta négligence : si elle n’est trop grande, elle te sera pardonnée. Mais toutes ces choses ne peuvent fermer la playe, et ne sont pas tant remèdes pour adoucir le mal, que venins arrousez de miel, afin de n’offenser point trop par leur rudesse le premier goust, ains tromper, et entrer aux parties cordiales devant qu’estre sentis. Ceste voix terrible doncques presse tousjours et tonne aux aureilles, Confesse tous tes péchez : et ne s’en peut l’horreur appaiser, sinon par certaine consolation. Que les lecteurs pensent yci, asçavoir s’il est possible de rendre conte au bout de l’an de tout ce qu’on a fait, et raconter les fautes qu’on a commises chacun jour. Car l’expérience nous tient convaincus que s’il faut esplucher au soir les fautes que nous avons commises chacun jour, la mémoire y est confuse : telle variété se présente. Je ne parle point de ces hypocrites hébétez qui cuident s’estre très-bien acquittez, ayans noté trois ou quatre gros forfaits qu’ils auront commis : mais des vrais serviteurs de Dieu, lesquels après avoir fait droict examen de leurs fautes, se voyans accablez passent encores plus outre, et concluent avec sainct Jehan, Si nostre cœur nous argue, Dieu est encores plus grand que nostre cœur 1Jean 3.20. Parquoy ils tremblent au regard de ce grand Juge duquel la cognoissance surmonte de beaucoup nos sens.
3.4.18
Et ce qu’une grande partie du monde a acquiescé à tels amiellemens, desquels un venin si mortel estoit adouci, cela ne s’est point fait pourtant que les hommes pensassent Dieu estre satisfait, ou qu’ils se contentassent eux-mesmes. Mais comme les nautonniers fichans l’anchre au milieu de la mer, se reposent du travail de leur navigation : ou comme un pèlerin lassé ou défaillant se sied au milieu de la voye pour reposer : en telle manière ils prenoyent ce repos, combien qu’il ne leur fust suffisant. Je ne mettray pas grand’peine à monstrer cela estre vray, chacun en peut estre tesmoin en soy-mesme : mais je diray en somme quelle a esté ceste loy. Premièrement, elle est simplement impossible : parquoy elle ne peut que perdre, damner, confondre, jetter en ruine et désespoir. D’avantage, ayant destourné les pécheurs du vray sentiment de leurs péchez, elle les fait hypocrites et ignorans de Dieu et d’eux-mesmes. Car en s’occupant du tout au dénombrement de leurs péchez, ce pendant ils oublient le secret abysme de vice qu’ils ont au profond du cœur, leurs iniquitez intérieures et ordures cachées, par la cognoissance de quoy principalement ils avoyent à réputer leur misère. Au contraire, c’estoit la droicte reigle de confession, de confesser et recognoistre un tel abysme de mal en nous, qui surmonte mesmes nostre sens. De laquelle forme nous voyons la confession du Publicain estre composée : Seigneur, sois propice à moy qui suis pécheur Luc 18.13 ; comme s’il disoit, Tout ce qui est en moy n’est autre chose que péché, tellement que ma pensée ne ma langue n’en peut comprendre la grandeur ; que l’abysme doncques de la miséricorde engloutisse l’abysme de mes péchez. Quoy doncques ? dira yci quelqu’un, ne faut-il pas confesser chacun péché ? N’y a-il doncques confession agréable à Dieu, sinon celle qui est enclose en ces trois mots. Je suis pécheur ? Je respon, que plustost il nous faut estudier d’exposer, entant qu’il est en nous, tout nostre cœur devant Dieu : et non pas seulement de nous confesser pécheurs, mais pour nous réputer véritablement tels, de recognoistre de toute nostre cogitation combien est grande et diverse l’ordure de nos péchez, de non pas seulement nous recognoistre immondes, mais de réputer quelle est nostre immondicité, et combien grande et en combien de parties : de non pas seulement nous recognoistre debteurs, mais réputer de combien de debtes nous sommes chargez et oppressez : de non pas seulement nous recognoistre blessez, mais de combien et griefves et mortelles playes nous sommes navrez. Néantmoins quand un pécheur se sera descouvert à Dieu en telle cognoissance : encores faut-il qu’il pense pour vray, et qu’en sincérité il juge que beaucoup plus de maux luy restent qu’il ne peut estimer : et que la profondité de sa misère est telle, qu’il ne la sçauroit bien esplucher, n’en trouver la fin. Et pourtant qu’il s’escrie avec David, Qui entendra ses fautes ? Seigneur purge-moy de mes maux occultes Ps. 19.12. Outreplus, en ce qu’ils afferment les péchez n’estre point remis, sinon sous condition qu’on ait certain propos de se confesser, et que la porte de Paradis est close à ceux qui en auront omis l’opportunité : jà n’advienne que nous leur accordions ce point : car la rémission des péchez n’est pas maintenant autre qu’elle a tousjours esté. Tous ceux que nous lisons avoir obtenu de Christ la rémission de leurs péchez, ne sont pas dits s’estre confessez à l’aureille de quelque messire Jehan. Et certes ils ne se pouvoyent confesser, veu qu’il n’y avoit lors ne confesseurs, ne confession mesmes : et encores longues années après a esté ceste confession incognue, auquel temps les péchez ont esté remis sans la condition qu’ils requièrent. Mais afin que nous ne disputions comme d’une chose douteuse, la Parole de Dieu, laquelle demeure éternellement, est manifeste. Toutes les fois que le pécheur se repentira, j’oublieray toutes ses iniquitez Ezéch. 18.22. Celuy qui ose adjouster à ceste Parole ne lie pas les péchez, mais la miséricorde de Dieu. Car ce qu’ils allèguent, qu’on ne peut pas asseoir jugement sinon que la cause soit cognue, et pourtant qu’un prestre ne peut absoudre devant que d’avoir entendu le mal : la solution est facile, que ceux qui se sont créez juges d’eux-mesmes, usurpent témérairement ceste authorité. Et c’est merveille comment ils usent de telle présomption à se forger des principes, lesquels nul de sain jugement ne leur accordera. Ils se vantent que la charge leur est donnée de lier et deslier. Voire, comme si c’estoit une jurisdiction qui s’exerçast par forme de procès. Or que ce droict qu’ils prétendent ait esté incognu aux Apostres, toute leur doctrine en crie haut et clair. Et de faict il n’appartient point à un prestre de sçavoir pour certain si le pécheur est absous : mais à celuy duquel il faut demander l’absolution, asçavoir à Dieu : veu que celuy qui oit ne pourra jamais sçavoir si la confession est deuement faite. Parquoy l’absolution seroit nulle, sinon qu’elle fust restreinte aux paroles de celuy qui se confesse. Il y a encores plus, que toute la vertu d’absoudre gist en la foy et repentance de celuy qui demande pardon. Or ces deux choses ne peuvent estre cognues à un homme mortel, pour en donner sentence. Il s’ensuit doncques que la certitude de lier et deslier n’est point sujette à la cognoissance d’un juge terrien ; tellement qu’un ministre de la Parole en exécutant deuement son office ne peut absoudre que conditionnellement : mais que ceste sentence est prononcée en faveur des povres pécheurs : Ce que vous aurez remis en terre, sera remis au ciel, afin qu’ils ne doutent point que la grâce qui leur est promise par le commandement de Dieu, sera ratifiée au ciel.
3.4.19
Ce n’est pas doncques de merveilles si nous rejettons ceste confession auriculaire : chose si pestilente, et en tant de manières pernicieuse à l’Eglise. Et mesmes quand ce seroit une chose indifférente, toutesfois veu qu’elle n’apporte aucun fruit ni utilité, au contraire a esté cause de tant d’erreurs, sacrilèges et impiétez, qui sera celuy qui ne dise qu’elle doit estre abolie ? Bien est vray qu’ils racontent aucuns proufits lesquels ils disent en provenir, et les font valoir le plus qu’ils peuvent : mais ils sont tous ou controuvez ou frivoles. Ils en ont un en singulière recommandation par-dessus les autres : c’est asçavoir que la honte de celuy qui se confesse est une griefve peine par laquelle il est fait plus advisé pour le temps advenir, et prévient la vengence de Dieu en se punissant soy-mesme. Comme si nous ne confondions point l’homme d’une assez grande honte, quand nous l’appelons à ce haut siège céleste, et au jugement de Dieu : et comme si c’estoit beaucoup proufité, quand pour honte d’un homme nous laissons de pécher, n’ayans honte aucune d’avoir Dieu tesmoin de nostre mauvaise conscience. Combien que leur dire mesme soit très-faux. Car on voit communément à l’œil, que les hommes ne s’acquièrent si grande hardiesse ne licence de mal faire d’autre chose, sinon quand ayans fait leur confession au prestre, ils estiment qu’ils peuvent torcher leur bouche, et dire qu’ils n’ont rien fait. Et non-seulement sont faits plus hardis à pécher tout au long de l’an, mais ne se soucians de confession pour le reste de l’année, ne souspirans point à Dieu, jamais ne reviennent à se considérer en eux-mesmes : mais assemblent péchez sur péchez, jusques à ce que, comme il leur est advis, ils les desgorgent tous ensemble une fois. Or quand il les ont desgorgez, ils se pensent bien estre deschargez de leur fardeau, et avoir osté le jugement de Dieu, lequel ils ont donné et transféré au prestre : et cuident avoir fait que Dieu ait oublié ce qu’ils ont fait cognoistre au prestre. D’avantage, qui est celuy qui de bon courage voit approcher le jour de confesse ? Qui est celuy qui y va d’un franc cœur ? et non plustost comme si on le tiroit en prison par le collet, y vient maugré son cœur et par force ? Fors possible les prestres, qui se délectent joyeusement de réciter leurs faits les uns aux autres, comme de faire plaisans contes. Je ne souilleray beaucoup de papier à réciter les horribles abominations desquelles est plene la confession auriculaire : seulement je dy : Si le sainct homme Nectarius (duquel nous avons ci-dessus parlé) ne fit pas inconsidérément en ostant de son Eglise ceste confession, ou plustost l’abolissant de toute mémoire, pour un seul bruit de paillardise : nous sommes aujourd’huy assez advertis d’en faire autant, pour les infinis macquerelages, paillardises, adultères et incestes qui en procèdent.
3.4.20
Ce qu’ils mettent en avant la puissance des clefs, et qu’en icelles ils colloquent toute la force de leur règne, nous avons à veoir que cela vaut. Les clefs doncques, disent-ils, auroyent-elles esté données sans cause ? Auroit-il sans cause esté dit. Tout ce que vous aurez deslié sur ferre, sera deslié au ciel ? Matt. 18.18 Rendons-nous doncques la Parole de Christ frustratoire ? Je respon qu’il y a eu assez grand’cause pourquoy les clefs furent données : comme j’ay desjà monstre n’aguères en partie, et sera encores mieux exposé en traittant de l’excommunication, mais que sera-ce, si d’un seul Cousteau je coupe la broche à toutes telles demandes, niant que leurs prestres soyent vicaires ne successeurs des Apostres ? Toutesfois ce point sera encores traitté ailleurs. Maintenant de ce dont ils se veulent bien munir, ils dressent une machine pour renverser toutes leurs forteresses. Car Christ n’a pas octroyé à ses Apostres la puissance de lier et soudre, devant que leur avoir eslargi le sainct Esprit. Je nie doncques que la puissance des clefs compète à aucun, sinon à celuy qui a receu le sainct Esprit : et nie que quelqu’un puisse user des clefs, sinon que le gouvernement et conduite du sainct Esprit précède, et enseigne ce qui est de faire. Ils se vantent d’avoir le sainct Esprit, mais par leurs faits ils le nient. Si ce n’est d’adventure qu’ils songent le sainct Esprit estre une chose vaine et de néant, comme ils veulent faire à croire : mais on ne leur adjoustera point de foy. Par ceste machine ils sont du tout subvertis. Car de quelque huis qu’ils se vantent avoir la clef, nous avons tousjours à les interroguer : asçavoir, s’ils ont le sainct Esprit, qui est directeur et modérateur des clefs. S’ils respondent qu’ils l’ont : il leur faut derechef demander, Si le sainct Esprit peut faillir. Ce qu’ils n’oseront apertement confesser, combien que par leur doctrine couvertement ils le confessent. Il faudra doncques conclurre, que nuls prestres n’ont la puissance des clefs, lesquels témérairement et sans discrétion lient ceux que nostre Seigneur vouloit estre délivrez, et délivrent ceux qu’il vouloit estre liez.
3.4.21
Quand ils se voyent convaincus par expérience évidente, qu’ils lient et deslient indifféremment les dignes et indignes : ils s’attribuent la puissance sans science. Et combien qu’ils n’osent nier que la science ne soit requise à bon usage, toutesfois ils enseignent que la puissance est aussi bien baillée aux mauvais dispensateurs. Mais puis que la puissance est telle : Ce que tu auras lié ou deslié en terre, sera lié et deslié es cieux : il faut que la promesse de Jésus-Christ mente, ou que ceux qui sont constituez en ceste puissance lient et deslient comme ils doyvent. Et ne peuvent tergiverser, disans que la promesse de Christ est limitée selon les mérites de celuy qui est lié ou absous. Nous certes aussi bien de nostre part confessons que nul ne peut estre lié ou absous, sinon celuy qui en est digne. Mais les messagers de l’Evangile et l’Eglise ont la Parole pour mesurer ceste dignité. C’est par ceste Parole que les messagers évangéliques peuvent promettre à tous la rémission des péchez en Christ par foy, et peuvent dénoncer damnation à tous, et sur tous ceux qui n’auront embrassé Christ. En icelle Parole l’Eglise prononce que tous scortateurs, adultères, larrons, homicides, avaricieux, iniques, n’ont nulle part au royaume de Dieu 1Cor. 6.9-10, et les estreind de très-forts liens. En icelle mesme Parole elle deslie ceux lesquels retournans à pénitence elle console. Mais quelle sera ceste puissance, de ne sçavoir ce qui est à lier ou deslier, veu qu’on ne peut lier ou deslier, si on ne le sçait ? Pourquoy doncques disent-ils qu’ils donnent absolution par authorité à eux octroyée, puis que l’absolution est incertaine ? De quoy sert ceste puissance imaginaire, de laquelle l’usage est nul ? Or j’ay desjà obtenu ou qu’il est du tout nul, ou qu’il est tant incertain, qu’il doit estre réputé pour nul. Car puis qu’ils confessent que la plus grande partie des prestres n’use pas droictement des clefs : d’autre part, que la puissance des clefs, sans l’usage légitime, est sans efficace : qui me fera foy que celuy duquel je suis absous, soit bon dispensateur des clefs ? Et s’il est mauvais, qu’a-il autre chose sinon ceste frivole absolution. Je ne sçay ce qui est à lier ou deslier en toy, veu que je n’ay nul usage des clefs : mais si tu le mérites, je t’absous ? Et autant en pourroit, je ne dy pas un laïc, pourtant que cela les irriteroit trop fort : mais un Turc ou un diable. Car cela vaut autant comme qui diroit, Je n’ay point la Parole de Dieu, qui est la certaine reigle de lier ou deslier : mais l’authorité m’est donnée de l’absoudre, si tu le mérites ainsi. Nous voyons doncques où ils ont voulu tendre, quand ils ont déterminé que les clefs estoyent l’authorité de discerner, et puissance d’exécuter : et que la science intervient comme un conseiller, pour le bon usage : c’est asçavoir, que licencieusement et à bride avallée ils ont voulu régner sans Dieu et sans sa Parole.
3.4.22
Si quelqu’un réplique, que les vrais Ministres et Pasteurs exerceront leur office en mesme perplexité, veu que l’absolution qui dépend de la foy sera tousjours douteuse : et par ainsi que ce sera un allégement bien maigre ou du tout nul aux pécheurs, d’estre absous de celuy qui n’estant point juge suffisant de leur foy, n’est point asseuré de leur absolution : la response est toute preste à cela. Car les Papistes disent qu’un prestre ne peut pardonner les péchez, qu’il ne les ait cognus. Par ainsi la rémission dépend du jugement et examen d’un homme mortel : lequel s’il ne discerne prudemment qui est digne d’obtenir pardon ou non, ce qu’il fait est frivole et de nulle valeur. Brief, la puissance laquelle ils s’attribuent, est une jurisdiction conjoincte avec examen, auquel ils restreignent l’absolution. Or en cela il ne se trouve rien de ferme, mais n’y a que profond abysme : attendu que si la confession n’est entière, l’espérance d’obtenir grâce sera d’autant amoindrie et coupée : d’autre costé le prestre sera en suspens, ne sçachant si le pécheur s’acquitte fidèlement, ou non, à raconter ses fautes. Qui plus est, il y a une telle rudesse et bestise aux prestres, que la plus part n’est non plus propre à exercer cest office, que seroit un cordonnier à labourer les champs : et les autres ont juste cause d’estre suspects à eux-mesmes. Brief, la confusion et perplexité que nous mettons en l’absolution papale, c’est qu’ils veulent qu’elle soit fondée en la personne du prestre, et non-seulement cela, mais en sa cognoissance, tellement qu’il ne juge sinon des choses qui luy sont rapportées, dont il s’est enquis, et desquelles il est bien informé. Maintenant si on demande de ces bons Docteurs, si un pécheur est réconcilié à Dieu, quand une partie de ces péchez luy estremise : je ne voy pas qu’ils puissent respondre, sinon qu’ils seront contraints de confesser, ce pendant que les péchez oubliez ou omis par celuy qui se confesse demeurent à pardonner, que tout ce que le prestre prononce quant à l’absolution de ceux qu’il a ouys, est inutile. Quant est de celuy qui se confesse, il appert en quelle destresse et angoisse sa conscience est tenue liée, quand se reposant sur la discrétion du prestre, il ne peut rien avoir arresté par la Parole de Dieu. La doctrine que nous enseignons n’est nullement sujette à telles absurditez. L’absolution est conditionnelle, c’est que le pécheur se confie que Dieu luy est propice, moyennant qu’il cherche sans feintise la purgation de ses péchez au sacrifice de Jésus-Christ, et qu’il s’appuye sur la grâce qui luy est offerte. En ce faisant le Pasteur qui publie selon son office ce qui luy a esté dicté par la Parole de Dieu, ne peut faillir : et le pécheur de son costé reçoit une absolution toute certaine et patente : veu que ceci luy est simplement proposé, d’embrasser la grâce de Jésus-Christ selon la reigle générale de ce bon Maistre laquelle a esté meschamment violée en la Papauté : c’est qu’il soit fait à chacun selon sa foy Matt. 9.29.
3.4.23
J’ay promis d’exposer ailleurs combien ils meslent lourdement ce qui est distingué en l’Escriture, quant à la puissance des clefs : et le lieu y sera plus opportun quand nous traitterons du régime de l’Eglise. Toutesfois que les lecteurs soyent advertis, que ce qui est dit partie de la prédication de l’Evangile, partie de l’excommunication, est mal et sottement destourné à la confession secrète. Et par ainsi que quand ils allèguent que l’authorité de deslier a esté donnée aux Apostres, afin que les prestres pardonnent les péchez desquels ils seront informez : en cela ils prenent un faux principe et frivole. Car l’absolution, qui sert à la foy, n’est autre chose qu’un tesmoignage prins des promesses gratuites de l’Evangile, pour annoncer aux pécheurs que Dieu leur a fait merci. L’absolution servant à la discipline de l’Eglise, ne concerne point les péchez secrets : mais appartient à donner exemple, afin que le scandale publique soit réparé. Quant à ce qu’ils amassent de costé et d’autre certains passages, pour monstrer qu’il ne suffit pas de confesser ses péchez à Dieu seul, ou aux gens laïcs : toute la peine qu’ils y prenent est si mal employée, qu’elle leur doit faire grand’honte. Car si quelquesfois les Docteurs anciens exhortent les pécheurs de confesser leurs fautes à leurs Pasteurs, afin d’en estre allégez : ce n’est pas qu’ils les contraignent à en faire un dénombrement ; ce qui n’estoit pas pour lors en usage. D’avantage, le Maistre des sentences et ses semblables ont esté si pervers, qu’il semble que du tout de propos délibéré ils soyent adonnez à livres supposez et bastars pour en faire couverture à décevoir les simples. C’est bien fait à eux de confesser, d’autant que l’absolution accompagne tousjours pénitence, qu’à parler proprement, le lien de damnation est rompu quand le pécheur est touché au vif, combien qu’il ne se soit point encores confessé : et pourtant que lors le prestre ne remet pas tant les péchez, qu’il les prononce et déclaire estre remis. Combien qu’en ce mot de Déclairer, ils introduisent obliquement un mauvais erreur : c’est de supposer la cérémonie, de faire une croix sur le dos, au lieu de la doctrine. Quant à ce qu’ils adjoustent, que celuy qui avoit desjà obtenu pardon devant Dieu est absous en la face de l’Eglise : c’est sottement parler en ce qu’ils estendent trop au large à chacun en son particulier, ce qui a esté ordonné seulement pour la discipline commune de l’Eglise, afin de réparer les scandales notoires. Mais encores ils pervertissent et corrompent toute modération qu’ils avoyent mise, adjoustans incontinent une autre manière de remettre les péchez ; asçavoir avec injonction de peine et satisfaction. En quoy ils donnent licence à leurs prestres de partir à demi ce que Dieu promet entièrement par tout. Car veu qu’il requiert simplement pénitence et foy, c’est un sacrilège de dire qu’il y ait encores une autre portion à adjouster. Car cela vaut autant comme si les prestres se faisoyent contrerolleurs de Dieu, pour s’opposer à sa Parole : ne voulans souffrir qu’ils reçoyvent les povres pécheurs de sa pure libéralité, sinon qu’ils soyent au paravant comparus devant leur sellette : pour estre là chastiez.
3.4.24
Toute la somme revient là : c’est que s’ils veulent faire Dieu autheur de ceste confession faussement controuvée, leur mensonge sera bien tost rédargué, comme je les ay monstre faussaires en quelque peu de passages qu’ils allèguent. Or puis qu’il appert que c’est une loy forgée des hommes, je di qu’elle est tyrannique, et qu’en la mettant sus on fait grande injure à Dieu : lequel en astreignant les consciences à sa Parole, a voulu qu’elles fussent libres du joug et empire des hommes. D’avantage, quand pour obtenir pardon on impose nécessité à une chose que Dieu a laissée en liberté, je di que c’est un sacrilège insupportable, puis qu’il n’y a rien plus propre à Dieu que de pardonner les péchés, et qu’aussi en cela gist nostre salut. J’ay aussi monstre que ceste tyrannie a esté dressée du temps que le monde estoit confus en une barbarie si vilene que rien plus. Pareillement j’ay prouvé que ceste loy est mortelle comme une peste : veu que si les povres âmes sont touchées de crainte de Dieu, elle les précipite en désespoir : si elles sont assopies, en les amiellant de vaines flatteries, elle les hébète encores plus. Finalement, j’ay descouvert que quelques adoucissements qu’ils ameinent, le tout tend là d’envelopper, obscurcir et dépraver la pure doctrine, et couvrir ou desguiser leurs impiétez en les fardant de fausses couleurs.
3.4.25
Ils donnent à la satisfaction le troisième lien en pénitence, de laquelle tout ce qu’ils babillent se peut par un mot renverser. Ils disent qu’il ne suffit point au pénitent de s’abstenir des maux passez, et d’amender en mieux sa vie, s’il ne satisfait à Dieu de ce qu’il a commis. Or ils mettent beaucoup de moyens pour racheter les péchez : c’est asçavoir, les larmes, jusnes, oblations, aumosnes, et autres œuvres de charité. Par lesquelles ils disent que nous devons appaiser Dieu, payer ce qui est deu à sa justice, récompenser nos fautes, et acquérir pardon. Car combien que nostre Seigneur par la libéralité de sa miséricorde nous ait remis la coulpe, toutesfois que par la discipline de sa justice il retient la peine, laquelle il faut racheter par satisfaction. Néantmoins tout revient à ceste somme, que par la clémence de Dieu nous obtenons pardon de nos péchez : mais que cela se fait moyennant le mérite de nos œuvres, lesquelles sont pour récompense des fautes commises : afin que la justice de Dieu soit satisfaite. A tels mensonges j’oppose la rémission des péchez gratuite, laquelle est si clairement exposée en l’Escriture que rien plus. Premièrement qu’est-ce que Rémission, sinon un don de pure libéralité ? Car un créditeur n’est pas dit remettre, qui par sa quittance confesse le payement luy avoir esté fait : mais celuy qui sans rien recevoir, libéralement et franchement quitte la debte. Pourquoy d’avantage est-il adjousté Gratuitement en l’Escriture, sinon pour oster toute fantasie de satisfaction ? De quelle hardiesse doncques dressent-ils encores leurs satisfactions, lesquelles sont si puissamment foudroyées ? Et quoy ? quand le Seigneur crie par Isaïe : Ce suis-je, ce suis-je, qui efface tes iniquitez pour l’amour demoy, et ne me souviendray plus de tes péchez Esaïe 3.25 : ne dénonce-il pas ouvertement, que la cause et fondement de ceste rémission vient de sa seule bonté : Outreplus, puis que toute l’Escriture porte tesmoignage à Jésus-Christ, qu’il faut par son nom recevoir rémission des péchez Rom. 5.8 ; Col. 2.14 ; Tite 3.5 ; Actes 10.43 : n’exclud-elle pas tous autres noms ? Comment doncques enseignent-ils de la recevoir par le nom des satisfactions ? Et ne faut pas qu’ils disent que combien que les satisfactions en soyent moyens, néantmoins ce n’est pas en leur nom, mais au nom de Jésus-Christ. Car en ce que l’Escriture dit, Par le nom de Christ : elle entend que nous n’y apportons rien, et n’y prétendons rien du nostre, mais que nous y venons pour l’amour d’un seul Christ : comme sainct Paul, en affermant que Dieu se réconcilioit le monde en son Fils, pour l’amour de luy n’imputant point les péchez aux hommes, adjouste incontinent la façon : c’est que celuy qui n’a point cognu que c’est de péché, a esté fait péché pour nous 2Cor. 5.19, 21.
3.4.26
Yci selon leur perversité ils répliquent, que la réconciliation et la rémission est bien une fois faite, quand nous sommes par Christ receus en grâce au Baptesme : mais que si après le Baptesme nous rechéons, il nous faut relever par satisfactions : et qu’en cela le sang de Christ ne nous proufite de rien, sinon d’autant qu’il nous est administré par les clefs de l’Eglise. Je ne parle point d’une chose ambiguë, veu qu’ils déclairent apertement leur impiété en cest endroict : et non-seulement un ou d’eux d’entre eux, mais toutes leurs escholes. Car leur Maistre après avoir confessé, selon le dire de sainct Pierre, que Christ a payé en la croix la debte de nos péchés : par une exception incontinent corrige ceste sentence, asçavoir, qu’au Baptesme toutes les peines temporelles des péchez nous sont relaschées, mais après le Baptesme sont diminuées par le moyen de pénitence : tellement qu’à ce faire, la croix de Christ et nostre pénitence coopèrent ensemble. Mais sainct Jehan parle bien autrement : Si quelqu’un, dit-il, a péché, nous avons un Advocat envers le Père, Jésus-Christ : et iceluy est propiciation pour nos péchez. Item, Je vous escri, petis enfans, pource que par son Nom vous sont remis les péchez 1Jean 2.1-2, 12. Certes il parle aux fidèles : ausquels quand il propose Jésus-Christ pour propiciation des péchez, il monstre qu’il n’y a autre satisfaction par laquelle l’offense à l’encontre de Dieu puisse estre appaisée. Il ne dit pas, Dieu vous a esté une fois réconcilié par Christ, maintenant cherchez d’autres moyens de vous réconcilier : mais il le fait perpétuel Advocat, lequel par son intercession nous remet tousjours en la grâce du Père : et une perpétuelle propiciation, par laquelle les péchez sont continuellement purgez. Car ce que disoit sainct Jehan-Baptiste est vray pour tousjours, Voyci l’Agneau de Dieu, voyci celuy qui oste les péchez du monde Jean 1.36 : c’est luy, di-je, qui les oste, non autre : c’est-à-dire, puis qu’il est l’Agneau de Dieu, il est aussi seul oblation pour les péchez, purgation et satisfaction. Car tout ainsi que le droict et authorité de pardonner les péchez est proprement attribuée au Père, Jésus-Christ est mis au second degré comme moyen, d’autant qu’il a receu sur soy la peine qui nous estoit deue, pour effacer la mémoire de nos offenses devant Dieu. Dont il s’ensuyt que nous ne pouvons estre participans de la purgation par luy faite, si nous ne luy laissons entièrement l’honneur que luy ravissent ceux qui tendent d’appaiser Dieu par leurs récompenses.
3.4.27
Il y a yci deux choses à considérer. Premièrement, que l’honneur qui appartient à Christ luy soit gardé en son entier : secondement, que les consciences estans asseurées du pardon de leurs péchez, ayent repos avec Dieu. Isaïe dit que le Père a mis en son Fils les iniquitez de nous tous : afin que par sa playe nous fussions guairis Esaïe 53.4-6. Ce que sainct Pierre répétant en autres mots, dit que Christ a soustenu en son corps sur le bois tous nos péchez 1Pi. 2.24. Sainct Paul enseigne que le péché a esté condamné en sa chair, quand il a esté fait péché pour nous : c’est-à-dire, que toute la force et malédiction de péché a esté occise en sa chair, quand il a esté donné pour nous en sacrifice, sur lequel tout le fardeau des péchez, avec sa malédiction, et exécration, avec le jugement de Dieu et damnation de mort, fust jetté Rom. 8.3 ; Gal. 3.13. Yci on n’oit point ces fables et mensonges, que depuis le Baptesme nul de nous n’est participant de la vertu de la mort de Christ, sinon entant qu’il satisfait par pénitence de ses péchez. Mais l’Escriture nous rappelle, toutesfois et quantes que nous avons péché, à la satisfaction unique de Christ. Que doncques leur maudite doctrine soit considérée, asçavoir que la grâce de Dieu besongne seule en la première rémission : s’il nous advient après de cheoir, que nos œuvres coopèrent pour obtenir pardon. Si cela avoit lieu, comment pourroyent convenir à Christ les tesmoignages que nous avons récitez ? Combien grande différence y ait, de dire que nos iniquitez ayent esté mises en Christ, pour estre purgées en luy : et qu’elles soyent nettoyées par nos œuvres ? Que Christ soit propiciation pour nos péchez : et qu’il fale appaiser Dieu par nos œuvres ? Or s’il est question de donner repos à la conscience, quelle tranquillité luy sera-ce d’entendre qu’il fale racheter les péchez par satisfaction ? Quand sera-ce qu’elle sera asseurée de l’accomplissement de sa satisfaction ? Elle doutera doncques tousjours si elle a Dieu propice, et sera en torment et horreur perpétuelle. Car ceux qui se contentent de satisfactions légères, mesprisent trop la justice de Dieu : et ne réputent pas assez combien est griefve la faute de péché, comme nous dirons en un autre passage. Et encores que nous leur accordions que quelques péchez se peussent racheter, toutesfois que feroyent-ils estans chargez de tant, à la satisfaction desquels cent vies, à ne faire autre chose, ne pourroyent suffire ? Il y a aussi un autre point : c’est que par tout où il est parlé de la pure gratuité de Dieu en pardonnant les péchez, le propos ne s’addresse point à ceux qui ne sont point encores baptisez, mais aux enfans de Dieu, lesquels ont esté régénérez et nourris long temps au sein de l’Eglise. Ceste ambassade que sainct Paul magnifie si hautement, disant. Je vous prie au nom de Dieu, réconciliez vous à Dieu 2Cor. 5.20 : n’est pas pour les estrangers, mais pour ceux qui desjà longtemps avoyent esté domestiques de l’Eglise. Ce pendant en mettant bas toute satisfaction, et leur commandant de s’en déporter, elle les renvoyé à la croix de Christ. Pareillement ce qu’il escrit aux Colossiens, que Jésus-Christ a pacifié par son sang ce qui estoit au ciel et en terre Col. 1.20, ne se restreint pas à une I minute de temps, quand nous sommes receus en l’Eglise : mais à tout le cours de la foy. Ce qui est mieux esclarci par la procédure du texte, où il dit que les fidèles ont rédemption par le sang de Christ ? asçavoir, rémission de leurs péchez. Combien que c’est chose superflue d’amasser beaucoup de tesmoignages, lesquels se rencontrent çà et là.
3.4.28
Ils prenent yci un refuge d’une frivole distinction : c’est asçavoir que des péchez, les uns sont mortels, les autres véniels : qu’aux premiers il gist une grande satisfaction, que les seconds se peuvent purger par remèdes faciles : comme par l’Oraison dominicale en prenant de l’eau bénite, et par l’absolution de la messe. Voylà comment ils se jouent et se mocquent de Dieu. Mais combien qu’ils ayent sans cesse en la bouche les noms de péché mortel et véniel, ils n’ont encores sceu toutesfois discerner l’un de l’autre : sinon que de l’impiété et souilleure du cœur humain (qui est le plus horrible péché devant Dieu) ils font un péché véniel. Nous au contraire, comme l’Escriture (qui est la reigle du bien et du mal) nous enseigne, prononçons que le loyer de péché est mort, et que l’âme qui aura péché est digne de mort. Au reste, que les péchez des fidèles sont véniels : non pas qu’ils ne méritent la mort, mais d’autant que par la miséricorde de Dieu il n’y a nulle condamnation sur ceux qui sont en Jésus-Christ : d’autant que leurs péchez ne leur sont imputez, mais sont effacez par grâce. Je sçay combien ils calomnient ceste doctrine ; disans que c’est le Paradoxe des Stoïques, qui faisoyent tous les péchez pareils. Mais ils seront aisément convaincus par leur bouche mesme. Car je demande, Si entre les péchez qu’ils confessent estre mortels, ils n’en recognoissent pas un plus grand que l’autre. Il ne s’ensuyt pas doncques que les péchez soyent pareils, pourtant s’ils sont pareillement mortels. Or puisque l’Escriture détermine que la mort est le loyer de péché : et comme l’obéissance de la Loy est la voye de vie, aussi que la transgression est mort, ils ne peuvent eschapper ceste sentence. Quelle issue doncques trouveront ils de satisfaire en telle multitude de péchez ? Si la satisfaction d’un péché se peut faire en un jour, ce pendant qu’ils seront à la faire ils en commettront plusieurs, veu qu’il ne se passe jour que le juste ne pèche plusieurs fois. Et quand ils voudront satisfaire pour plusieurs, ils en commettront encore d’avantage, jusques à venir à un abysme sans fin. Je parle encores des plus justes. Voylà la fiance de satisfaire desjà ostée. Qu’est-ce qu’ils songent ou attendent ? comment osent-ils penser encores de satisfaire ?
3.4.29
Ils s’efforcent de se despestrer, mais ils n’en peuvent venir à bout. Ils se forgent une distinction de peine et de coulpe : et confessent que la coulpe se remet par la miséricorde de Dieu : mais la coulpe remise, ils disent que la peine reste, laquelle la justice de Dieu requiert estre payée : et pourtant, que les satisfactions appartienent à la rémission de la peine. Quelle légèreté est cela ? Ils font maintenant la rémission de coulpe gratuite : laquelle ils commandent en autre lieu de mériter par prières, larmes et autres préparations. Mais encores tout ce qui nous est enseigné en l’Escriture combat directement contre ceste distinction : laquelle chose combien que je pense avoir esté très-bien prouvée ci-dessus, toutesfois je produiray encores quelques tesmoignages : lesquels, comme j’espère, estreindront tellement ces serpens, qu’ils ne pourront pas seulement plier le bout de la queue. Ainsi que dit Jérémie, Ceste est l’alliance nouvelle que Dieu a faite avec nous en son Christ : qu’il ne se souviendra plus de nos iniquitez Jér. 31.31-34. Nous apprendrons de l’autre Prophète ce qui est entendu par cela : où le Seigneur dit, Si le juste desvoye de sa justice, il ne me souviendra plus de toutes ses justices. Si le pécheur se retire de son iniquité, il ne me souviendra plus de toutes ses fautes Ezéch. 18.24, 27. En ce qu’il dit qu’il ne se souviendra plus de la justice, il veut donner â cognoistre qu’il n’aura nul esgard aux bonnes œuvres, pour les rémunérer. Au contraire doncques, ne se point souvenir des péchez, c’est n’en prendre point punition. Ce qui est dit en un autre lieu. Les jetter derrière le dos, les effacer comme une nuée, les jetter au profond de la mer, ne les imputer point, et les avoir cachez Esaïe 44.22 ; Mich.7.19 ; Ps. 32.1. Par telles formes de parler le sainct Esprit nous avoit assez clairement expliqué son sens, si nous nous rendions dociles à l’escouter. Certes si Dieu punit les péchez, il les impute : s’il en fait vengence, il s’en souvient : s’il les appelle en jugement, il ne les tient point cachez : s’il les examine, il ne les met point derrière le dos : s’il les regarde, il ne les a point effacez comme une nuée : s’il les met en avant, il ne les a point jettez au fond de la mer. Et en ceste manière l’interprète clairement sainct Augustin : Si Dieu a caché les péchez, dit-il, il ne les a pas voulu regarder ; s’il ne les a pas voulu regarder, il n’y a pas voulu prendre garde : s’il n’y a pas voulu prendre garde, il ne les a pas voulu punir : il ne les a pas voulu recognoistre, et a mieux aimé te les pardonner. Pourquoy doncques est-il dit que les péchez sont cachez ? A ce qu’ils n’apparoissent point. Et qu’est-ce à dire, que Dieu ne voit point les péchez, sinon qu’il ne les punit point ? Or oyons d’un autre lieu du Prophète, en quelle façon et qualité le Seigneur remet les péchez : Si vos péchez, dit-il, estoyent comme pourpre, ils seront blanchis comme neige, s’ils sont rouges comme un ver, ils seront comme laine Esaïe 1.13. Et en Jérémie il est dit comme il s’ensuit. En ce jour-là on cherchera l’iniquité de Jacob, et elle ne sera point trouvée. Car de faict elle sera nulle : d’autant que je prendray à merci les reliques que je garderay Jér. 50.20. Si nous voulons briefvement sçavoir quel est le sens de ces paroles, considérons au contraire que signifient ces locutions, quand le Seigneur dit qu’il lie les iniquitez en un sac, qu’il les plie en un faisceau, et les engrave dedans de l’aimant d’un pinceau de fer Job 14.17 ; Osée 13.12 ; Jér. 17.12. Certes si cela est à dire que le Seigneur en fera la punition (dont il n’y a nulle doute) : aussi ne faut-il douter que les premières sentences ne promettent que Dieu ne punira point les fautes qu’il remettra. Il me faut yci adjurer les lecteurs, non pas d’escouter à mes gloses, mais de donner quelque lieu à la Parole de Dieu.
3.4.30
Qu’est-ce que Christ nous auroit apporté, si la peine estoit tousjours requise pour nos péchez ? Car quand nous (lisons qu’il a porté en son corps tous nos péchez sur le bois 1Pi. 2.24 : nous n’entendons autre chose, sinon qu’il a receu toute la peine et vengence qui estoit deue à nos péchez. Ce qu’Isaïe a exprimé plus au vif, quand il a dit, le chastiment ou la correction de nostre paix avoir esté sur luy Esaïe 53.5. Et qu’est-ce, La correction de nostre paix, sinon la punition deue à nos péchez, et laquelle nous devions porter devant que peussions estre réconciliez à Dieu, si Christ ne s’en fust acquitté pour nous ? Nous voyons yci évidemment que Christ a souffert les peines des péchez, pour en délivrer les siens. Et quand sainct Paul fait mention de la rédemption par luy faite, il l’appelle communément en grec, apolytrosis, qui ne signifie pas simplement rédemption, comme le vulgaire l’entend : mais le pris et satisfaction que nous appelons Rançon, en françois. Pour laquelle cause il dit en quelque lieu, que Christ s’est fait rançon pour nous : c’est-à-dire qu’il s’est constitué pleige en nostre lieu, afin de nous délivrer plenement de toutes les debtes de nos péchez Rom. 3.24 ; 1Cor. 1.30 ; Eph. 1.7 ; Col. 1.14 ; 1Tim. 2.6. Quelle est la propiciation envers Dieu, dit sainct Augustin, sinon sacrifice[a] ? et quel est le sacrifice, sinon ce qui a esté offert en la mort de Christ ? Mais sur tout nous avons un ferme argument en ce qui est ordonné en la Loy mosaïque de la manière d’expier, c’est-à-dire purger les péchez. Car le Seigneur n’enseigne pas là plusieurs façons de satisfaire : mais constitue pour toute récompense les sacrifices seulement. Combien qu’il nombre diligemment par ordre tous les sacrifices qu’il faloit faire, selon la diversité des péchez. Que veut doncques dire cela, qu’il ne commande point au pécheur de satisfaire par bonnes œuvres et mérites, afin d’obtenir pardon : mais pour toute expiation requiert qu’il sacrifie : sinon qu’en cela faisant, il veut testifier qu’il n’y a qu’un genre de satisfaction, par lequel sa justice est appaisée ? Car les sacrifices qu’immoloyent pour lors les Israélites, n’estoyent pas estimez comme œuvres d’hommes : mais prenoyent leur estime de leur vérité, c’est-à-dire du sacrifice unique de Christ. Touchant la récompense que reçoit Dieu de nous, le Prophète Osée l’a élégamment notée en un mot, disant, Seigneur tu aboliras toutes nos iniquitez ; voylà la rémission des péchez. Et nous te rendrons sacrifices de nos lèvres Osée 14.2 ; voilà la satisfaction, qui n’est qu’action de grâces. Je sçay qu’ils ont une autre subtilité pour eschapper, distinguans entre la punition éternelle, et celles qui sont temporelles. Mais puis qu’ils disent qu’excepté la mort éternelle, tout mal et adversité que nous souffrons tant en nos corps qu’en nos âmes est punition temporelle, ils ne proufitent guères par ceste eschappatoire. Car les passages que nous avons alléguez, monstrent notamment que Dieu nous reçoit à merci à telle condition, qu’en nous remettant la coulpe, il nous lasche aussi toute la punition que nous avions méritée. Et toutesfois et quantes que David et les Prophètes demandent à Dieu pardon de leurs péchez, ils requièrent aussi que la peine leur soit pardonnée ; et mesmes la crainte du jugement de Dieu les pousse à cela. D’autre part, quand ils promettent que Dieu fera miséricorde, notamment et comme de propos délibéré ils s’arrestent sur cest article, qu’il remettra la punition. Certes quand Dieu promet par Ezéchiel de retirer son peuple de la captivité de Babylone, voire pour l’amour de soy, et non point à cause du peuple Ezéch. 36.21, 32 ; il monstre bien que cela est gratuit. Finalement, si Christ nous délivre du jugement de Dieu son Père, à ce que nous ne soyons plus là tenus pour coulpables, il s’ensuyt que les peines ausquelles nous estions sujets, cessent quant et quant.
[a] In Psalm. CXXIX.
3.4.31
Mais pourtant que de leur part ils s’arment des tesmoignages de l’Escriture, voyons quels sont les argumens qu’ils nous objectent. David, disent-ils, reprins de son adultère et homicide par le Prophète Nathan, reçoit pardon de son péché : et néantmoins depuis il est puni par la mort de son fils, qu’il avoit engendré d’adultère 2Sam. 12.13. Nous sommes aussi enseignez de racheter par satisfaction telles peines et punitions, que nous aurions à endurer après la rémission de nos péchez. Car Daniel exhortoit Nabuchad-nezer de racheter ses péchez par aumosne Dan. 4.27. Et Salomon escrit que les iniquitez sont remises à l’homme, à cause de sa justice et piété Prov. 16.6. Item, que la multitude des péchez est couverte par charité : laquelle sentence est aussi confermée par sainct Pierre Prov. 10.12 ; 1Pi. 4.8. Et en sainct Luc nostre Seigneur dit de la femme pécheresse, que plusieurs péchez luy avoyent esté remis pour tant qu’elle avoit aimé beaucoup Luc 7.47. Comment ils considèrent tousjours perversement les œuvres de Dieu ! Au contraire, s’ils eussent bien noté ce qui ne se doit point mespriser, qu’il y a deux manières de jugement de Dieu : ils eussent bien apperceu autre chose en ceste correction de David, que vengence ou punition de péché. Or pource qu’il nous est fort expédient d’entendre à quelle fin tendent les chastimens que Dieu nous envoyé pour corriger nos péchez, et combien ils diffèrent des punitions lesquelles il envoye sur les réprouvez, ce ne sera pas chose superflue, comme je pense, d’en toucher briefvement ce qui en est. Nous signifierons donc en général toutes les punitions par le mot de Jugement, duquel nous ferons deux espèces : et appellerons l’une Jugement de vengence, l’autre Jugement de correction. Par le jugement de vengence, le Seigneur punit tellement ses ennemis, qu’il démonstre son ire à l’encontre d’eux pour les perdre, destruire et rédiger à néant. Pourtant la vengence de Dieu est, quand la punition qu’il envoyé est conjoincte avec son ire. Par le jugement de correction, il ne punit pas tellement qu’il soit courroucé, et ne chastie point pour perdre ou confondre. Pourtant il ne se doit point, à parler proprement, nommer Vengence : mais Admonition et remonstrance. L’un appartient à un juge, l’autre à un père. Car le juge, en punissant un malfaiteur, punit sa faute et maléfice : un père, en corrigeant son fils, ne tend point à ce but, de faire vengence de sa faute : mais plustost tasche de l’enseigner, et le rend plus advisé pour l’advenir. Chrysostome use de ceste similitude un peu autrement : toutesfois il revient à un mesme point : Le fils est batu, dit-il, comme le serviteur : mais le serviteur en ce faisant est puni à cause qu’il a péché, recevant ce qu’il a mérité ; le fils est chastié de discipline amiable. Pourtant le chastiment est fait au fils pour l’amender, et le réduire en bonne voye : le serviteur reçoit ce qu’il a déservy, pource que le maistre est indigné contre luy.
3.4.32
Mais pour plus facilement entendre le tout, il nous faut faire deux distinctions. La première est, que par tout où la punition tend à vengence, là se déclaire l’ire et la malédiction de Dieu : laquelle il n’addresse jamais sur ses fidèles. Au contraire, correction est bénédiction de Dieu, et tesmoignage de son amour, comme dit l’Escriture. Ceste différence est souventesfois notée. Car tout ce que les iniques endurent d’afflictions en ce monde, leur est comme un portail et entrée d’enfer : dont ils apperçoyvent comme de loing, leur damnation éternelle. Et tant s’en faut qu’ils s’en amendent, ou en reçoyvent aucun fruit, que plustost par cela nostre Seigneur les appreste à recevoir l’horrible peine qui leur doit advenir finalement. Au contraire, le Seigneur chastie ses serviteurs : mais ce n’est point pour les livrer à mort. Parquoy estans batus de ses verges, ils recognoisseut que cela leur tourne à bien pour les instruire Job.5.17 ; Prov. 3.11 ; Héb. 12.5 ; Ps. 118.18 ; 119.71. A ceste cause, comme nous voyons que les fidèles ont tousjours patiemment et d’un courage paisible receu tel chastiment : aussi ils ont eu toujours en horreur telles punitions où l’ire de Dieu leur fust démonstrée. Chastie-moi, Seigneur, dit Jérémie, mais pour mon amendement : et non pas en ton ire, de peur que je ne soye accablé, etc. Espan ta fureur sur les peuples qui ne te cognoissent point, et sur les royaumes qui n’invoquent point ton nom Jér. 10.24-25. Item David, Seigneur, ne m’argue point en ta fureur, et ne me repren point en ton ire Ps. 6.1 ; 38.2. Et ne contrevient point à cela, qu’il est souvent dit que le Seigneur se courrouce à ses serviteurs, quand il les punit et chastie de leurs fautes ; comme en Isaïe, Je te loueray Seigneur : car tu as esté courroucé contre moi, mais ta fureur s’est convertie, et m’as consolé Esaïe 12.1. Item en Habacuc, Quand tu auras esté courroucé, il te souviendra de miséricorde Hab. 3.2. Comme aussi Michée en disant, Je porterai l’ire de Dieu, puis que je l’ay offensé Mich. 7.9 : non-seulement il signifie que ceux qui sont justement punis ne proufitent rien en murmurant, mais aussi que les fidèles ont de quoy adoucir leur tristesse en considérant l’intention de Dieu. Car par mesme raison il est dit qu’il profane son héritage : lequel, comme nous sçavons, il ne profanera jamais. Cela doncques ne se réfère point à la volonté de Dieu, pu à son conseil qu’il a en chastiant les siens : mais à la douleur véhémente dont sont touchez tous ceux ausquels il monstre quelque rigueur ou sévérité. Or est-il ainsi que non-seulement il poingt aucunesfois ses serviteurs de petis aiguillons : mais il les navre tellement au vif, qu’il leur semble bien advis qu’ils ne sont pas loin des enfers. En quoy faisant il les advertit qu’ils ont mérité son ire. Ce qui est expédient, afin qu’ils se desplaisent en leurs maux, qu’ils soyent touchez de plus grand soin d’appointer avec lui, et qu’ils soyent tant mieux incitez à demander hastivement pardon ; mais cependant en cela mesme il leur certifie plus amplement sa clémence que sa rigueur. Car l’alliance qu’il a une fois faite avec Jésus-Christ et ses membres demeure, comme il a promis que jamais elle ne pourroit estre cassée. Si ses enfans, dit-il, délaissent ma Loy, et ne cheminent point en ma justice : s’ils transgressent mes commandemens, et ne gardent point mes ordonnances, je visiteray leurs iniquitez avec verges, et leurs péchez avec discipline : néantmoins je ne retireray point ma miséricorde d’eux Ps. 89.31-34. Et de faict, pour nous rendre plus certains de cela, il dit que les verges dont il nous frappera, seront verges d’homme 2Sam. 7.14. Par lequel mot en signifiant, qu’il nous traittera doucement et en bénignité, il démonstre que ceux qu’il veut frapper de sa main ne peuvent sinon estre du tout confus et esperdus. Ceste douceur qu’il tient envers son peuple, est pareillement démonstrée par le Prophète : Je l’ay, dit-il, purgé par feu : mais non pas comme l’argent : car tu eusses esté du tout consumé Esaïe 48.10 : c’est-à-dire, combien que les tribulations qu’il envoye à son peuple, soyent pour le purger de ses vices, néantmoins qu’il les modère, à ce qu’elles ne le raclent outre mesure. Et cela est bien nécessaire ; car selon que chacun craind Dieu, et le révère, et s’adonne à luy obéir en toute saincteté, tant plus est-il tendre et foible à porter son ire. Car combien que les réprouvez souspirent ou grincent les dents sous les coups, toutesfois pource qu’ils ne considèrent pas la cause, mais tournent le dos tant à leurs péchez qu’aux jugemens de Dieu, ils ne font que s’endurcir : ou bien pource qu’ils se rebecquent et regimbent, voire s’escarmouchent fièrement contre leur Juge, telle impétuosité et furie les rend encores plus stupides, comme gens insensez. Mais les fidèles, si tost qu’ils sont advertis par les verges de Dieu, entrent à réputer leurs péchez : et estans étonnez de crainte et frayeur, ont leur refuge à supplier pour obtenir pardon. Si Dieu n’adoucissoit telles angoisses dont les povres âmes se tormentent, elles succomberoyent cent fois : mesmes quand il ne feroit que donner quelque petit signe de son ire.
3.4.33
L’autre distinction est, que quand les meschans sont batus des fléaux de Dieu en ce monde, ils commencent desjà à endurer la rigueur de son jugement. Et combien qu’il ne leur sera point pardonné, de n’avoir point fait leur proufit de tels advertissemens de l’ire de Dieu, toutesfois ils ne sont point punis pour leur amendement, mais seulement afin de leur donner à cognoistre qu’ils ont un juge, qui ne les laissera point eschapper qu’il ne leur rende selon leurs mérites. Au contraire les fidèles sont batus, non point pour satisfaire à l’ire de Dieu, ou payer ce qui est deu à son jugement : mais afin de proufiter à repentance, et se réduire en bonne voye. Parquoy nous voyons que tels chastimens se rapportent plustost au futur qu’au passé. J’aime mieux exprimer cela par les paroles de Chrysostome, que par les mienes, Le Seigneur, dit-il, nous punit de nos fautes : non point pour prendre quelque récompense de nos péchez, mais en nous advisant pour l’advenir[b]. Semblablement sainct Augustin dit, Ce que tu souffres et dont tu gémis, t’est médecine, et non point peine : chastiment, et non pas damnation. Ne rejette point la verge, si tu ne veux point estre rejetté de l’héritage. Item, Toute la misère du genre humain, sous laquelle le monde gémit, sçachez frères, que c’est douleur de médecine, et non pas sentence de punition. J’ay bien voulu alléguer ces passages, afin que ce que je di ne semblast nouveau. Et à cela regardent les quérimonies plenes d’indignations, par lesquelles Dieu accuse souvent l’ingratitude des Juifs, de ce qu’ils avoyent mesprisé avec contumace les chastimens qu’ils avoyent receus de sa main. Comme en Isaïe, Qu’est-ce que je vous battray plus ? depuis la plante des pieds jusques au sommet de la teste il n’y a nulle santé Esaïe 1.5-6. Mais pource que les Prophètes sont remplis de telles sentences, c’est assez d’avoir touché en brief que Dieu ne punit son Eglise à autre intention, que pour la matter et dompter afin qu’elle s’amende. Selon ceste différence, quand il despouilloit Saül de son royaume, il le punissoit à vengence : mais en ostant à David son enfant, il le corrigeoit pour le réduire. Il faut en ceste sorte prendre ce que dit sainct Paul, que quand le Seigneur nous afflige, il nous corrige, afin de ne nous point condamner avec ce monde 1Sam. 15.23 ; 2Sam. 12.18 ; 1Cor. 11.32 : c’est-à-dire que les afflictions qu’il nous envoye, ne sont point punitions pour nous confondre, mais chastimens pour nous instruire. En quoy sainct Augustin accorde très-bien aussi avec nous, quand il dit qu’il nous faut diversement considérer les chastimens, dont nostre Seigneur visite tant ses esleus que les réprouvez. Car aux premiers, dit-il, ils sont exercices, après avoir obtenu grâce : aux seconds ils sont condamnation sans grâce. Puis après il réfère les exemples de David et des autres, disant que nostre Seigneur en les chastiant n’a eu autre fin que de les exerciter en humilité. Et ne faut point que de ce que dit Isaïe, asçavoir que l’iniquité a esté remise au peuple judaïque, d’autant qu’il avoit receu de la main du Seigneur plene correction Esaïe 40.2 : nous inférions que la rémission de nos péchez dépend des chastimens que nous en recevons. Mais cela signifie autant que si Dieu eust dit, Je vous ay assez punis et affligez en telle sorte que vostre cœur est du tout oppressé de tristesse et angoisse. Il est doncques temps qu’en recevant le message de miséricorde, vos cœurs soyent remis en liesse, me tenans pour Père. Car de faict, là Dieu prend la personne d’un père, lequel ayant esté contraint de se monstrer aspre envers son enfant, a regret à sa sévérité, quelque juste qu’elle soit.
[b] In sermone De pœnit. et confess.
3.4.34
Il est nécessaire que les fidèles se munissent de ceste pensée en l’amertume de leurs afflictions : Le temps est que le jugement commence à la maison du Seigneur, en laquelle son Nom a esté invoqué 1Pi. 4.17 ; Jér. 25.29. Que feroyent les fils de Dieu, s’ils estimoyent que la tribulation qu’ils endurent, fust une vengence de Dieu sur eux ? Car celuy qui estant frappé de la main de Dieu, le répute envers soy comme un juge punissant, il ne le peut concevoir autre que courroucé et contraire à soy : et ne peut sinon détester la verge de Dieu, comme malédiction et damnation. En somme, celuy qui pensera Dieu avoir telle volonté envers soy, qu’il le vueille encores punir, ne se pourra jamais persuader qu’il soit aimé de luy. Or nous ne pouvons proufiter en sa discipline : sinon qu’en pensant qu’il est indigné à nos vices, nous l’estimions propice envers nous, et nous portant affection d’amour. Autrement il faudroit qu’il nous en adveinst autant comme dit le Prophète luy en estre advenu : Seigneur, ta fureur a passé sur moy : tes frayeurs m’ont accablé Ps. 88.16. Item, comme il est dit au Pseaume de Moyse, Seigneur, nous sommes défaillis en ton ire, et avons esté confus en ton indignation Ps. 90.7. Tu as mis nos iniquitez devant tes yeux : et nos fautes cachées en la clairté de ta face. Ainsi tous nos jours se sont esvanouis en ton ire : nos cœurs ont esté consumez et esperdus comme une parole, quand elle est sortie de la bouche. Au contraire David parlant des chastimens paternels, pour monstrer que les fidèles en sont plustost aidez qu’oppressez, dit ainsi : Bien heureux est l’homme que tu auras corrigé, Seigneur, et que tu auras instruit en ta loy : afin que tu luy donnes repos au jour de calamité, quand la fosse se cave pour les pécheurs Ps. 94.12-13. C’est une dure tentation, quand Dieu espargnant les incrédules et dissimulant leurs forfaits, se monstre plus rude et aspre envers les siens, et pourtant il adjouste pour les soulager et récréer, l’advertissement et instruction en la Loy : asçavoir que Dieu procure leur salut, les ramenant au bon chemin, et que cependant les réprouvez se précipitent en s’esgarant, pour trébuscher en la fosse de perdition. Et n’y a point de différence, si la peine est éternelle ou temporelle. Car tant les guerres, famines, pestilences et maladies sont malédictions de Dieu, que le jugement mesme de la mort éternelle : quand nostre Seigneur les envoye à ceste fin, pour en user comme d’instrumens de son ire et vengence sur les iniques.
3.4.35
Chacun voit, comme je pense, à quelle fin tend ceste correction de Dieu sur David : c’est pour luy estre un enseignement comment homicide et adultère desplaisent griefvement à Dieu, contre lesquels il déclaire un tel courroux sur son serviteur fidèle et bien-aimé : et aussi pour luy estre un advertissement de n’oser commettre au temps advenir un tel fait : non pas pour estre une punition, par laquelle il fist quelque récompense à Dieu de sa faute. Il en faut autant estimer de l’autre correction, par laquelle Dieu affligea le peuple judaïque d’une terrible pestilence : par la désobéissance de David, laquelle il avoit commise en faisant faire la monstre du peuple. Car il pardonna la faute du délict à David : mais pourtant qu’il appartenoit tant à l’exemple de tous les aages qu’à l’humiliation de David, qu’un tel fait ne demeurast pas impuni, nostre Seigneur le chastia asprement de sa verge. A ce mesme but tend la malédiction universelle que nostre Seigneur a dénoncée à tout le genre humain. Car quand après avoir obtenu grâce, nous portons encores les misères, lesquelles furent imposées à nostre père Adam pour sa transgression, par cela nostre Seigneur nous admoneste combien ce luy est une chose fort desplaisante, que la transgression de sa Loy : à ce qu’estans humiliez et abatus par la recognoissance de nostre povreté, nous aspirions d’un plus ardent désir à la vraye béatitude. Et si quelqu’un vouloit dire que toutes les calamitez que nous endurons en ceste vie mortelle, sont récompenses envers Dieu pour nos fautes : à bon droict on l’estimeroit despourveu d’entendement. C’est ce qu’a voulu dire sainct Chrysostome[c], comme il me semble, en escrivant comme il s’ensuit : Si la cause pourquoy Dieu nous chastie, est afin que nous ne persistions point en mal, ou que ne demeurions endurcis : si tost qu’il nous a réduits à pénitence, la punition n’a plus de lieu. Pourtant selon qu’il cognoist estre convenable à la nature d’un chacun, il traitte les uns plus asprement et les autres en plus grande douceur. Parquoy voulant monstrer qu’il n’est point excessif en punissant, il reproche aux Juifs que selon leur dureté et obstination, estans batus ils ne cessent pas pour cela de mal faire Jér. 5.3. En ce mesme sens il se plaind qu’Ephraïm est comme un gasteau bruslé d’un costé, et tout crud de l’autre Osée 7.8 : pource que les verges dont il avoit senti les coups ne luy estoyent point entrées jusques au cœur, afin qu’il fust bien recuit pour estre capable d’obtenir pardon. Certes Dieu en parlant ainsi, proteste qu’il sera appaisé si tost que chacun sera retourné à luy : et s’il use de rigueur en chastiant les fautes, que cela luy est arraché par force, veu que les pécheurs pourroyent anticiper par une correction volontaire. Toutesfois pource qu’il n’y aceluy de nous qui ne desvoye, et que nous avons tous besoin de chastiment, ce bon Père aimant nostre proufit, nous visite tous sans exception par ses verges. Or c’est merveille comment ils s’arrestent ainsi au seul exemple de David, et ne s’esmeuvent de tant d’exemples lesquels nous démonstrent la rémission des péchez gratuite. On lit que le Publicain est descendu du Temple justifié : nulle peine ne s’ensuyt. Sainct Pierre a obtenu pardon de son péché Luc 18.14 ; 22.61. Nous lisons ses larmes, dit sainct Ambroise : de satisfaction nous n’en lisons point. Il fut dit au Paralytique, Lève-toy, tes péchez te sont remis Matt. 9.2, et ne luy fut imposée nulle peine. Toutes les absolutions desquelles il est fait mention en l’Escriture, nous sont descrites gratuites. De ceste multitude d’exemples se devoit plustost prendre la reigle, que de cestuy-là seul, qui contient je ne sçay quoy de spécial.
[c] Homil. III, De Providentia, ad S’argirium.
3.4.36
Daniel en son exhortation, par laquelle il conseilloit à Nabuchad-nezer de racheter ses péchez par justice, et ses iniquitez par pitié des povres Dan. 4.27 : n’a pas voulu entendre que justice et miséricorde fussent propiciation de Dieu et rédemption de peines : car il n’y a jamais eu autre rançon que le sang de Christ. Mais en parlant de racheter, il le rapporte aux hommes plustost qu’à Dieu : comme s’il eust dit, Roy, tu as exercé une domination injuste et outrageuse : tu as opprimé les foibles, pillé les povres, mal et iniquement traitté ton peuple. Pour les injustes rapines, oppressions et violences que tu leur as faites, ren-leur maintenant miséricorde et justice. Pareillement Salomon, quand il dit que la multitude des péchez est couverte par charité Prov. 10.12 : il n’entend pas envers Dieu, mais entre les hommes ; car la sentence entière est comme il s’ensuit : Haine esmeut contention, mais charité couvre toutes iniquitez. En quoy Salomon, selon sa manière accoustumée, par comparaison des contraires, compare les maux qui s’engendrent de haines avec les fruits de charité ; et est le sens tel : Ceux qui s’entre-hayssent, se mordent, reprenent et injurient l’un l’autre, tournent tout à vice et reproche. Ceux qui s’entr’aiment dissimulent entre eux, tolèrent et pardonnent beaucoup de choses ; non pas que l’un approuve les vices de l’autre, mais pourtant qu’il les endure, et y remédie plustost par advertissemens, qu’il ne les irrite par accusations. Et ne faut douter que ce lieu n’ait esté allégué en mesmes sens par sainct Pierre 1Pi. 4.8 : si nous ne luy voulons imputer qu’il ait corrompu et mal tiré l’Escriture. Quand Salomon dit que par miséricorde et bénéficences, les péchez nous sont remis Prov. 16.6, il n’entend point qu’ils soyent récompensez devant Dieu, à ce que luy estant satisfait et contenté, nous remette les peines qu’il nous eust autrement envoyées : mais selon la manière commune de l’Escriture, il signifie que tous ceux le trouveront propice, qui délaissans leur vie mauvaise se convertiront à luy en saincteté et bonnes œuvres ; comme s’il disoit que l’ire de Dieu cesse et est appaisée, quand nous cessons de mal faire. Ce pendant il n’enseigne point pour quelle cause Dieu nous pardonne : mais seulement descrit la manière de nous bien et deuement convertir ; comme souvent les Prophètes dénoncent que c’est en vain que les hypocrites apportent à Dieu leurs fanfares et pompes de cérémonies au lieu de pénitence, veu qu’il ne prend plaisir qu’à intégrité, pitié, droicture, et choses semblables. Comme aussi l’auteur de l’Epistre aux Hébrieux recommandant humanité, et bénéficence, dit que Dieu se délecte de tels sacrifices Héb. 13.6. Et de faict, nostre Seigneur Jésus, quand après s’estre mocqué de ce que les Pharisiens appliquoyent tout leur soin à nettoyer leurs escuelles, il leur commande s’ils appètent pureté, de faire aumosnes Matt. 23.25 ; Luc 11.39-41 : par cela il ne les exhorte point à satisfaire, mais seulement les advertit quelle pureté est approuvée de Dieu. De laquelle locution il a esté traitté autre part.
3.4.37
Touchant du lieu de sainct Luc, ceux qui auront leu de sain jugement la parabole qui est là proposée de nostre Seigneur, ils ne nous en feront nul combat. Le Pharisien pensoit en soy-mesme, que la femme pécheresse n’estoit point cognue de nostre Seigneur, puis qu’il l’avoit si facilement admise à soy. Car il estimoit qu’il ne l’eust jamais receue, s’il l’eust cognue pécheresse, comme elle estoit. Et de cela il inféroit qu’il n’estoit pas Prophète, puis qu’il se pouvoit ainsi abuser. Nostre Seigneur pour monstrer qu’elle n’estoit plus pécheresse, depuis que ses péchez luy avoyent esté remis, luy proposa ceste similitude : Un usurier avoit deux debteurs, dont l’un luy devoit cinquante francs, l’autre cinq cens ; il remit la dette à tous deux : lequel luy devoit sçavoir plus de gré ? Le Pharisien respond, Celuy certes auquel la plus grande debte a esté quittée. Nostre Seigneur réplique, De cela considère que beaucoup de péchez ont esté remis à ceste femme, veu qu’elle a beaucoup aimé Luc 7.36-47. Par lesquelles paroles, comme on voit clairement, il ne fait pas la dilection d’icelle femme cause de la rémission de ses péchez, mais probation seulement : car elles sont prinses de la multitude du debteur, auquel avoyent esté quittez cinq cens francs. Or il ne dit pas qu’ils luy eussent esté quittez pource qu’il eust bien aimé : mais il dit qu’il doit bien aimer, pourtant qu’ils luy ont esté quittez. Et faut appliquer ces paroles à la similitude en ceste manière. Tu estimes ceste femme-ci pécheresse ; mais tu la devois recognoistre pour autre, puisque ses péchez luy ont esté pardonnez. Or la rémission de ses péchez te devoit estre manifestée par sa dilection, de laquelle elle rend grâces pour le bien qui luy a esté fait. Et est un argument qu’on appelle des choses subséquentes, par lequel nous démonstrons quelque chose par les signes qui s’en ensuyvent. Finalement, nostre Seigneur testifie évidemment, par quel moyen ladite pécheresse obtint pardon de son péché : Ta foy, dit-il, l’a sauvée. Nous impétrons donc par foy rémission : et par charité nous rendons grâces et recognoissons la libéralité de nostre Seigneur.
3.4.38
Je ne m’estonne pas fort des sentences qu’on voit aux livres des Anciens touchant la satisfaction. Pour dire vray, je voy qu’aucuns d’eux, et quasi tous ceux desquels les œuvres sont parvenues à nostre cognoissance, ou ont failly en cest endroict, ou bien ont parlé trop durement. Mais je n’accorderay pas qu’encores ils ayent esté si rudes et ignorans, qu’ils ayent escrit ce qu’ils en ont dit, en tel sens que le prenent ces nouveaux satisfactionnaires. Chrysostome en quelque passage parle en ceste manière, Quand on demande miséricorde, c’est afin de n’estre examiné de son péché : afin de n’estre point traitté selon la rigueur de justice : afin que toute punition cesse. Car où il y a miséricorde, il n’y a plus de géhenne, ny examen, ne rigueur, ne peine. Lesquelles paroles, en quelque sorte qu’on les vueille caviller, jamais ne se pourront accorder avec la doctrine des Scholastiques. D’avantage, au livre qui est intitulé, De Dogmatibus ecclesiasticis, qu’on attribue à sainct Augustin, il est dit au chapitre LIV, La satisfaction de pénitence est d’oster les causes de péché, et ne s’adonner point aux suggestions d’icelle. Dont il appert qu’en ce temps-là ceste opinion a esté rejettée, de dire qu’il falust par satisfaction récompenser les fautes passées. Car toute satisfaction est là rapportée, à se donner garde pour l’advenir, et s’abstenir de mal faire. Je ne veux point alléguer ce que dit Chrysostome, que le Seigneur ne requiert autre chose de nous, sinon que nous confessions devant luy nos fautes avec larmes : veu que telles sentences sont souvent répétées par les Anciens, Sainct Augustin appelle bien en quelque lieu les œuvres de miséricorde envers les povres, Remèdes pour obtenir pardon envers Dieu. Mais afin que personne ne s’empesche ou s’enveloppe, il explique en un autre lieu plus amplement sa sentence : La chair de Christ, dit-il, est le vray et unique sacrifice pour les péchez : non-seulement pour ceux qui nous sont remis au Baptesme, mais qui nous advienent après par l’infirmité de la chair : pour lesquels l’Eglise prie journellement, Remets-nous nos debtes. Et de faict elles sont remises par ce sacrifice unique[d] Matth. 6.12.
[d] Enchirid. ad Laurent.
3.4.39
Or le plus souvent ils ont appelé Satisfaction, non pas une récompense qui fust rendue à Dieu, mais une protestation publique par laquelle ceux qui avoyent esté corrigez d’excommunication quand ils venoyent à rentrer à la communion de l’Eglise, rendoyent à la compagnie des fidèles un tesmoignage de leur pénitence : car on leur ordonnoit certains jusnes et autres choses, par lesquelles ils donnassent à cognoistre que véritablement et de cœur ils se repentoyent de leur vie passée : ou plustost par lesquelles ils effaçassent la mémoire de leur mauvaise vie. Par ainsi ils estoyent dits satisfaire, non pas à Dieu, mais à l’Eglise : comme sainct Augustin l’exprime de mot à mot en son livre qu’il a intitulé Enchiridion ad Laurentium. De ceste coustume ancienne sont descendues les confessions et satisfactions qui sont aujourd’huy en usage : qui ont vrayement esté une lignée serpentine, laquelle a tellement suffoqué tout ce qui estoit bon en icelle forme ancienne, que mesmes l’ombre n’en est point demeurée. Je sçay bien que les Anciens parlent aucunesfois assez cruement : et comme j’ay naguères dit, je ne veux pas nier qu’ils n’ayent paradventure aucunement failly : mais leurs livres qui estoyent seulement entachez de petites taches, sont du tout souillez quand ils sont maniez par ces pourceaux. Et s’il est question de combatre par l’authorité des Anciens, quels Anciens nous mettent-ils en avant ? La plus grande part des sentences desquelles Pierre Lombard leur capitaine a rempli son livre, a esté prinse de je ne sçay quelles resveries de fols moynes, qui sont divulguées sous le nom de sainct Ambroise, Hiérosme, Augustin et Chrysostome. Comme en ceste présente matière il emprunte quasi tout ce qu’il dit d’un livre intitulé De pénitence, lequel estant cousu confusément par quelque ignorant, de bons et de mauvais autheurs, est attribué à sainct Augustin : mais il est tel qu’un homme moyennement docte ne le daigneroit recognoistre pour sien. Quant à ce que je n’espluche pas si subtilement leurs sottises, les lecteurs me pardonneront. Il ne me seroit pas fort pénible d’exposer en risée tous les grans mystères dont ils se vantent, et le pourroye faire avec applaudissement de beaucoup de gens : mais pource que je désire d’édifier simplement, je m’en déporte.
Chapitre V
Des supplémens que les Papistes adjoustent aux satisfactions : asçavoir des
Indulgences et du Purgatoire.
3.5.1
C’est de reste source de satisfaction, que les indulgences sont venues. Car ils babillent que quand la faculté de satisfaire nous défaut, c’est un moyen d’y suppléer : et se desbordent en telle rage, qu’ils enseignent que le Pape en faisant voller ses bulles çà et là, dispense les mérites de Jésus-Christ et des Martyrs. Or combien qu’ils soyent plustost dignes d’estre mis entre les mains des médecins, que d’estre convaincus par argumens, mesmes qu’il n’est jà grand besoin de s’amuser à la réfutation de tels erreurs, lesquels ayans esté dés long temps esbranlez, commencent d’eux-mesmes à décheoir et défaillir, toutesfois pource qu’encores une briefve réfutation sera utile pour le regard d’aucuns simples et ignorans, je ne veux pas du tout m’en abstenir. Et de faict, ce que les indulgences se sont si longuement maintenues et conservées, mesmes en si grande licence et énormité, nous donne à cognoistre en quelles ténèbres et erreurs les hommes ont esté ensevelis par quelques années. Ils se voyoyent apertement mocquer et tromper par le Pape et ses porteurs de Rogatons : ils voyoyent marchandise estre faite du salut de leurs âmes : que l’achet de Paradis estoit taxé à certains deniers : que rien ne se donnoit gratuitement : que sous ceste couleur on tiroit de leurs bourses les oblations qui estoyent après vilenement despendues en paillardises, macquerelages et gourmandises : que les plus grans recommandeurs d’indulgences en estoyent pour leur endroict les plus grans contempteurs : que ce monstre de plus en plus croissoit tous les jours, et furieusement s’eslevoit sans fin : qu’on apportoit de jour en jour plomb nouveau pour tirer nouvel argent : néantmoins ils recevoyent les indulgences en grand honneur, ils les adoroyent et achetoyent. Et ceux qui voyoyent plus clair que les autres, pensoyent encores que c’estoyent fraudes salutaires, desquelles ils pouvoyent estre trompez avec quelque fruit. En la fin, quand le monde s’est maintenant permis d’estre un peu plus sage, les indulgences se refroidissent et se gèlent, jusques à ce qu’elles s’esvanouissent du tout.
3.5.2
Mais pourtant que plusieurs qui cognoissent les traffiques, tromperies, larrecins, rapacitez lesquelles ont exercé jusques yci les facteurs et traffiqueurs des indulgences, ne voyent point la source de l’impiété qui y est, il est expédient de monstrer yci non-seulement quelles sont les indulgences, comme ils en usent : mais du tout que c’est, à les prendre en leur propre et meilleure nature, sans quelque qualité ou vice accidental. Ils appellent le thrésor de l’Eglise les mérites de Christ, des Apostres et des Martyrs. De ce thrésor ils disent que le Pape a la garde essencielle, comme en la racine, entant qu’il en est le dispensateur pour en eslargir par soy-mesme ce qui luy plaist, et déléguer aux autres la jurisdiction d’en départir. Et de là vienent les indulgences qu’il donne, maintenant plénières, maintenant pour certains ans. Item, celles que donnent les Cardinaux pour cent jours, et les Evesques pour quarante. Or tout cela pour en dire au vray ce qui en est, n’est sinon une pollution du sang de Christ, et une fausseté du diable, pour destourner le peuple chrestien de la grâce de Dieu, et de la vie qui est Christ, et pour le desvoyer du chemin de salut. Car comment pouvoit estre le sang de Christ plus vilenement pollué et déshonoré, qu’en niant qu’il suffise à la rémission des péchez, réconciliation et satisfaction, sinon que le défaut d’iceluy soit suppléé d’autre part ? La Loy et tous les Prophètes, dit sainct Pierre, portent tesmoignage à Christ, qu’en luy doit estre receue la rémission des péchez Actes 10.43 ; les indulgences octroyent la rémission des péchez par sainct Pierre, sainct Paul, et autres Martyrs. Le sang de Christ nous purge des péchez, dit sainct Jehan 1Jean 1.7 ; les indulgences font du sang des Martyrs ablution des péchez. Christ, dit sainct Paul, qui n’avoit cognu nul péché, a esté fait péché pour nous : c’est-à-dire satisfaction de péché, afin qu’en luy nous fussions faits justice de Dieu 2Cor. 5.21 ; les indulgences colloquent la satisfaction de péché au sang des Martyrs. Sainct Paul crioit, testifiant aux Corinthiens qu’un seul Christ estoit crucifié et mort pour eux 1Cor. 1.13 ; les indulgences déterminent sainct Paul et les autres estre morts pour nous. Et en un autre passage il dit que Christ s’est acquis son Eglise par son sang Actes 20.28 ; les indulgences mettent un autre pris de l’acquisition au sang des Martyrs. Christ, dit l’Apostre, a éternellement parfait par une oblalion ceux qu’il a sanctifiez Héb. 10.14 ; les indulgences contredisent, affermans que la sanctification de Christ, qui autrement ne suffisoit point, est parfaite au sang des Martyrs. Sainct Jehan dit que tous les saincts ont lavé leurs robbes au sang de l’Agneau Apo. 7.14 ; les indulgences nous enseignent de laver nos robbes au sang des saincts.
3.5.3
Léon Evesque de Rome prononce contre tels blasphèmes une belle sentence et digne de mémoire, en son épistre aux évesques de Palestine : Combien, dit-il, que la mort de plusieurs saincts ait esté précieuse devant Dieu, toutesfois il n’y a nul duquel la mort ait esté la réconciliation du monde. Les justes ont receu couronne pour eux, et non pas donné aux autres : et de leur souffrance nous avons exemples de patience, et non pas le don de justice : car chacun d’eux a souffert pour soy, et nul n’a payé la debte des autres, sinon le Seigneur Jésus, auquel nous sommes tous morts, crucifiez et ensevelis[e]. Il répète encores les mesmes paroles en un autre lieu. Voulons-nous rien plus clair pour convaincre d’erreur ceste meschante doctrine des indulgences ? Combien que nous avons aussi le tesmoignage de sainct Augustin, aussi exprès qu’on sçauroit demander. Combien, dit-il, que nous mourions pour nos frères, toutesfois le sang de nul martyr n’est espandu en la rémission des péchez, comme Jésus-Christ l’a espandu pour nous. Car en cela il ne nous a point donné exemple qu’il nous fale ensuyvre : mais nous a donné une grâce, de laquelle il le nous faut remercier[f]. Item en un autre passage. Comme le Fils de Dieu a esté fait homme pour nous faire enfans de Dieu avec soy : ainsi luy seul a soustenu la peine pour nous, sans avoir commis aucun démérite, afin que par luy nous receussions sans aucun bon mérite la grâce qui ne nous estoit point deue[g]. Certainement combien que toute leur doctrine soit cousue et tissue d’horribles blasphèmes et sacrilèges, toutesfois ce blasphème est outrageux par-dessus tous les autres. Qu’ils recognoissent si ce ne sont pas yci leurs conclusions : Que les Martyrs par leur mort ont plus déservy de Dieu qu’il ne leur estoit besoin : et qu’ils ont eu telle abondance de mérite, qu’il en peut redonder une partie aux autres : et pourtant afin qu’un tel bien ne soit vain et perdu, que leur sang est mis avec celuy de Christ, et que de tous ensemble est fait et accumulé le thrésor de l’Eglise pour la rémission et satisfaction des péchez : et qu’il faut ainsi prendre ce que dit sainct Paul, Je supplée en mon corps ce qui défaut aux passions de Christ pour son corps, qui est l’Eglise Col. 1.24. Qu’est-ce là autre chose, sinon laisser le nom à Christ : au reste, le faire un petit sainct vulgaire, qui ne se puisse à grand’peine cognoistre en la multitude des autres. Mais il convenoit qu’il fust luy seul presché, démonstré, nommé, regardé, quand il est question d’obtenir la rémission des péchez, purgation et satisfaction. Considérons toutesfois leurs argumens : Afin, disent-ils, que le sang des Martyrs n’ait pas esté inutilement espandu, qu’il soit communiqué au bien commun de l’Eglise. Comment ? N’a-ce pas esté assez grande utilité d’avoir glorifié Dieu par leur mort ? d’avoir signé sa vérité par leur sang ? d’avoir testifié par le contemnement de ceste vie présente qu’ils en cherchoyent une meilleure ? d’avoir par leur constance confermé la foy de l’Eglise, et estonné l’obstination des ennemis ? Mais certes c’est ce que je vay dire : Ils ne recognoissent nul proufit, si Christ seul est Propiciateur, s’il est luy seul mort pour nos péchez, s’il a esté seul offert pour nostre rédemption. Si sainct Pierre et sainct Paul, disent-ils, fussent morts en leurs licts, ils n’eussent pas laissé d’obtenir la couronne de victoire. Puis doncques qu’ils ont bataillé jusques au sang, il ne conviendroit point à la justice de Dieu de laisser cela sans utilité, comme stérile. Voire, comme si Dieu ne sçavait pas le moyen d’augmenter la gloire en ses serviteurs, selon la mesure de ses dons. Et le proufit qui revient en commun à l’Eglise est assez grand, quand par le triomphe des saincts elle est enflambée à un mesme zèle, pour s’esvertuer comme eux.
[e] Epist. XCV.
[f] Tract, in Joan., LXXXIV.
[g] Lib. Ad Bonif., IV, cap. IV.
3.5.4
Or combien malicieusement corrompent-ils le lieu de sainct Paul, où il a dit qu’il suppléoit en son corps ce qui défailloit des passions de Christ Col. 1.24 ? Car il ne rapporte point ce défaut ne supplément à la vertu de la rédemption, purgation, ou satisfaction, mais aux afflictions desquelles il convient que les membres de Christ, c’est asçavoir les fidèles, soyent exercez tant qu’ils seront en ceste chair. Il dit doncques cela rester aux passions de Christ : qu’en ayant une fois souffert en soy-mesme, il souffre tous les jours en ses membres. Car Christ nous fait tant d’honneur, qu’il estime et appelle nos afflictions sienes. Et ce que sainct Paul adjouste, qu’il souffroit pour l’Eglise : il n’entend pas pour la rédemption, réconciliation ou satisfaction de l’Eglise : mais pour l’édification ou accroissement d’icelle : comme il dit en un autre passage qu’il soustient tout pour les esleus, afin qu’ils parvienent au salut qui est en Christ 2Tim. 2.10. Et comme il est escrit aux Corinthiens, que pour leur consolation et salut il enduroit volontiers les tribulations qu’il portoit 2Cor. 1.6. Et de faict, il adjouste incontinent après un mot par lequel il s’explique bien, disant qu’il est ordonné ministre de l’Eglise, non point pour faire la rédemption, mais pour prescher l’Evangile selon la dispensation qui luy estoit commise. Si quelqu’un demande un autre expositeur, qu’il oye sainct Augustin : Les passions de Christ sont en luy seul, comme au chef : en luy et en son Eglise, comme en tout le corps. Pourtant Paul comme l’un des membres, disoit, Je supplée en mon corps ce qui défaut aux passions de Christ. Et pourtant toy qui souffres de ceux qui ne sont point membres de Christ : si tu es membre, tu souffres ce qui défailloit aux passions de Christ[h]. Touchant de la fin et de l’efficace de la mort des Apostres, il en traitte en un autre passage, parlant ainsi, Christ m’est la porte pour entrer à vous, d’autant que vous estes brebis de Christ acquises par son sang : recognoissez vostre pris, lequel ne vous est point donné de moy, mais presché par moy. Puis il adjouste. Selon que nostre Seigneur Jésus a donné son âme pour nous, ainsi devons- nous exposer nos âmes pour nos frères : asçavoir, pour l’édification de la paix, et confirmation de la foy[i]. Mais n’estimons pas que sainct Paul ait pensé quelque chose défaillir aux passions de Christ, entant qu’il appartient à tout accomplissement de justice, salut et vie : ou qu’il y ait voulu adjouster quelque chose, veu que tant clairement et magnifiquement il tesmoigne que la plénitude de grâce par Christ a esté espandue en telle largesse, qu’elle a amplement surmonté toute abondance de péché Rom. 5.15. Par icelle seule tous les saincts ont esté sauvez, non par le mérite de leur vie, ou leur mort, comme sainct Pierre en rend évident tesmoignage Actes 15.11 : tellement que celuy fait injure à Dieu et à son Christ, qui constitue la dignité de quelque sainct autre part qu’en la miséricorde de Dieu. Mais pourquoy m’arresté-je ici tant longuement comme en une chose douteuse, puis que seulement descouvrir tels monstres, c’est les vaincre ?
[h] In Psalm. XVI.
[i] Tract. in Joan., XLVII.
3.5.5
Finalement, encores que nous dissimulions telles abominations, qui est-ce qui a enseigné le Pape d’enclorre la grâce de Jésus-Christ en plomb et parchemin, laquelle le Seigneur a voulu estre distribuée par la parole de l’Evangile ? Certes il faut ou que la Parole de Dieu soit mensongère, ou que les indulgences ne soyent que tromperie. Car Christ nous est offert en l’Evangile avec toute l’affluence des biens célestes, avec tous ses mérites, toute sa justice, sapience et grâce, sans exception aucune. Sainct Paul en est tesmoin, quand il dit que la Parole de réconciliation a esté mise en la bouche des Ministres, afin qu’ils portassent ceste ambassade au monde de par Christ : Nous vous prions de vous réconcilier à Dieu : car il a fait sacrifice pour le péché, celuy qui n’estoit point pécheur : afin qu’en luy nous eussions justice 2Cor. 5.18, 21. Et de faict, les fidèles sçavent que vaut la communication de Christ, laquelle nous est offerte en l’Evangile pour en jouir, comme sainct Paul mesme le testifie 1Cor. 1.9. Au contraire, les indulgences tirent de l’armoire du Pape la grâce de Christ en certaine mesure, l’attachent à plomb, parchemin, et certain lieu, la divisant de la Parole de Dieu. Si quelqu’un désire d’en sçavoir l’origine, il semble que l’abus soit venu de la coustume qu’on avoit jadis : c’est, d’autant que les satisfactions qu’on imposoit aux pénitens estoyent si dures et si fascheuses, que tous ne les pouvans pas porter, ceux qui s’en sentoyent trop grevez demandoyent à l’Eglise quelque relasche : ce qu’on leur remettoit de la rigueur se nommoit Indulgence. Depuis qu’on a translaté les satisfactions à Dieu, et a-on fait à croire que c’estoyent comme récompenses : ou payemens pour acquitter les hommes en son jugement, un erreur a tiré l’autre. Car on a pensé que les indulgences fussent comme remèdes pour délivrer les pécheurs des peines dont ils sont redevables envers Dieu. Touchant des blasphèmes qu’ont forgé les Papistes sur ceste matière, ils n’ont nulle couleur ny apparence.
3.5.6
Maintenant pareillement, qu’ils ne nous rompent plus la teste de leur purgatoire, lequel est par ceste coignée coupé, abatu et renversé jusques à la racine. Car je n’approuve point l’opinion d’aucuns, qui pensent qu’on doyve dissimuler ce point, et se garder de faire mention du purgatoire : dont grandes noises, comme ils disent, s’esmeuvent, et peu d’édification en vient. Certes je seroye bien aussi d’advis qu’on laissast tels fatras derrière, s’ils ne tiroyent grande conséquence après eux : mais veu que le purgatoire est construit de plusieurs blasphèmes, et est de jour en jour appuyé encores des plus grans, et suscite de grans scandales, il n’est pas mestier de dissimuler. Cela possible se pouvoit dissimuler pour un temps, qu’il a esté inventé sans la Parole de Dieu, voire avec folle et audacieuse témérité inventé : qu’il a esté receu par révélations je ne sçay quelles, forgées de l’astuce de Satan : que pour le confermer on a meschamment corrompu aucuns lieux de l’Escriture. Combien que nostre Seigneur ne répute point une faute légère, que l’humaine audace entre ainsi témérairement aux secrets de ses jugemens : et a rigoureusement défendu de demander la vérité aux morts Deut. 18.11 en contemnant sa voix, et ne permet pas que sa Parole soit si irrévéremment traittée. Donnons néantmoins que toutes ces choses se puissent tolérer pour quelque temps, comme si elles estoyent de petite importance. Mais quand la purgation des péchez se cherche ailleurs qu’en Christ, quand la satisfaction est transférée autre part qu’à luy, il est dangereux de se taire : il faut donc crier à haute voix que purgatoire est une fiction pernicieuse de Satan, laquelle fait un opprobre trop grand à la miséricorde de Dieu, anéantit la croix de Christ, dissipe et subvertit nostre foy. Car qu’est-ce que leur est purgatoire, sinon une peine que souffrent les âmes des trespassez en satisfaction de leurs péchez ? Tellement que si on oste la fantasie de satisfaire, leur purgatoire s’en va bas. Or si de ce que nous avons par ci-devant disputé, il est fait plus que manifeste que le sang de Christ est une seule purgation, oblation et satisfaction pour les péchez des fidèles : que reste-il plus, sinon que le purgatoire soit un pur et horrible blasphème contre Jésus-Christ ? Je passe yci beaucoup de mensonges et sacrilèges, desquels il est tous les jours soustenu et défendu, les scandales qu’il engendre en la religion, et autres maux innumérables qui sont sortis de ceste source d’impiété.
3.5.7
Toutesfois il est besoin de leur arracher des mains les tesmoignages de l’Escriture, que faussement ils ont coustume de prétendre. Quand le Seigneur, disent-ils, prononce que le péché contre le sainct Esprit ne sera remis ni en ce monde ni en l’autre Matt. 12.31-32 ; Marc 3.28 ; Luc 12.10 : il dénote qu’aucuns péchez seront remis en l’autre monde. Pour response, je demande s’il n’est pas évident que le Seigneur parle là de la coulpe de péché. Si ainsi est, cela ne sert de rien à leur purgatoire : car ils disent qu’on y reçoit la punition des péchez, dont la coulpe a esté remise en ceste vie mortelle. Néantmoins afin de leur fermer du tout la bouche, je leur bailleray encores solution plus claire. Pource que le Seigneur vouloit oster toute espérance de pouvoir obtenir pardon d’un crime tant exécrable, il n’a pas esté content de dire qu’il ne seroit jamais remis : mais pour amplifier il a usé de ceste division, mettant d’une part le jugement que la conscience d’un chacun sent en la vie présente, et d’autre part le jugement dernier qui sera publié au jour de la résurrection. Comme s’il disoit, Gardez-vous de combatre contre Dieu d’une malice destinée, car une telle rébellion emporte la mort éternelle : car quiconque se sera efforcé de propos délibéré d’esteindre la lumière de l’Esprit à luy présentée, n’obtiendra pardon ni en ceste vie, laquelle est assignée aux pécheurs pour se convertir : ni au dernier jour, auquel les Anges de Dieu sépareront les agneaux des boucs, et purgeront le royaume de Dieu de tout scandale. Ils ameinent aussi ceste parabole de sainct Matthieu, Accorde avec ta partie adverse, afin qu’elle ne t’ameine devant le juge, et le juge ne te livre au sergent, et le sergent ne te mette en prison ; dont tu ne puisses après sortir devant qu’avoir payé jusques à la dernière maille Matt. 5.25-26. Je respon que si le juge signifie Dieu en ce passage, la partie adverse signifie le diable, le sergent un Ange, la prison purgatoire : je leur donne gaigné. Mais si c’est chose notoire, que Christ a voulu là monstrer à combien de dangers s’exposent ceux qui aiment mieux poursuyvre leurs querelles et procès jusques au dernier bout, que de transiger amiablement, afin de nous inciter par cest advertissement à demander tousjours concorde avec tout le monde : où est-ce que sera là trouvé purgatoire ? Brief, que le passage soit regardé et prins en sa simple intelligence, et il n’y sera rien trouvé de ce qu’ils prétendent.
3.5.8
Ils prenent aussi une probation de ce que dit sainct Paul, que tout genouil se fleschira devant Christ, tant de ceux qui sont au ciel, comme en terre, et aux enfers Phil. 2.10 : car ils prenent cela pour tout résolu, que par ceux d’enfer on ne peut entendre ceux qui sont en la mort éternelle : pourtant il reste que ce soyent les âmes de purgatoire. Ce ne seroit point mal argué à eux, si par le mot d’Agenouillement l’Apostre signifoit la vraye adoration que rendent les fidèles à Dieu. Mais veu que simplement il enseigne que Jésus-Christ a receu la seigneurie souveraine du Père sur toutes créatures, quel mal y a-il, que par ceux d’enfer nous entendions les diables, lesquels certes comparoistront au throne du Seigneur, pour le recognoistre leur juge avec terreur et tremblement ? comme sainct Paul mesme expose en un autre lieu ceste prophétie : Nous viendrons tous, dit-il, au throne de Christ Rom. 14.10. Car le Seigneur dit, que tout genouil fleschira devant luy, etc. Ils répliqueront qu’on ne peut ainsi exposer ce qui est dit en l’Apocalypse : J’ay ouy toutes créatures, tant célestes que terrestres, et qui sont sous terre et en la mer, disans, Louange, honneur et gloire, et puissance és siècles des siècles à celuy qui est assis au throne, et à l’Agneau Apoc. 5.13. Cela je leur concède volontiers : mais de quelles créatures pensent-ils qu’il soit yci parlé ? Il est plus que certain que mesmes celles qui n’ont âme ny intelligence y sont comprinses. Pourtant il n’est autre chose signifié, sinon que toutes les parties du monde, depuis le comble du ciel jusques au centre de la terre, chacune en son endroict magnifient la gloire de leur Créateur. Je ne donneray nulle response à ce qu’ils produisent de l’histoire des Machabées 2Macch. 12.43, afin qu’il ne semble que je vueille advouer ce livre-là pour canonique. Ils diront que sainct Augustin le reçoit comme canonique : mais je demande, En quelle certitude ? Les Juifs, dit-il, ne tienent point l’histoire des Machabées comme la Loy et les Prophètes et les Pseaumes, ausquels le Seigneur rend tesmoignage comme à ses tesmoins, en disant qu’il faloit que ce qui a esté escrit de luy en la Loy, aux Pseaumes et aux Prophètes, fust accompli : toutesfois l’Eglise, dit-il, l’a receu, et non sans utilité, moyennant qu’on le lise sobrement. Sainct Hiérosme sans difficulté prononce que ce n’est pas un livre qui doyve avoir authorité, pour y prendre fondement, pour y prendre quelque doctrine ou article de foy. Et en l’exposition du Symbole, qu’on attribue à sainct Cyprien, laquelle est ancienne, de quelque autheur qu’elle soit, il est démonstré que pour lors on ne l’avoit point pour un livre canonique. Mais je suis mal advisé de me débatre en vain. Car l’autheur mesme démonstre combien on luy doit déférer, quand il prie qu’on luy pardonne, s’il a dit quelque chose à la traverse 2Macch. 15.39. Certes celuy qui confesse d’avoir mestier qu’on le supporte, et qu’on luy pardonne, proteste assez par cela, que ce qu’il dit ne doit pas estre tenu pour un arrest du sainct Esprit. Il y a d’avantage, qu’en ce qu’ils allèguent pour eux, seulement la piété de Judas Machabée est louée, en ce que pour l’espérance qu’il avoit de la dernière résurrection, il a envoyé oblation pour les morts en Jérusalem. Carl’autheur de l’histoire, quel qu’il soit, ne tire pas la dévotion de Judas jusques-là, qu’il voulust racheter les péchez par son offerte : mais afin que ceux au nom desquels il offroit, fussent accompagnez aux fidèles qui estoyent morts pour maintenir la vraye religion. Ce faict n’a point esté sans un zèle inconsidéré : mais ceux qui tirent à nostre temps un sacrifice fait sous la Loy, sont doubles fols : veu qu’il est certain que toutes telles choses qui estoyent lors en usage : ont prins fin à la venue de Christ.
3.5.9
Mais ils ont une forteresse invincible en sainct Paul, quand il dit. Si quelqu’un en édifiant met sur ce fondement or, ou argent, ou pierres précieuses, ou bois, ou foin, ou chaume, l’œuvre d’un chacun sera manifestée par le jour du Seigneur, d’autant qu’il sera révélé en feu : et le feu discernera quelle sera l’œuvre d’un chacun. Si l’œuvre de quelqu’un brusle, il en fera perte : quant à luy, il en sera sauvé, toutesfois par le feu 1Cor. 3.12, 15. De quel feu parle, disent-ils, sainct Paul, sinon de purgatoire, par lequel nos macules sont purgées, afin que nous entrions purs au royaume de Dieu ? Je respon, que plusieurs mesmes des Anciens l’ont autrement exposé, prenans le nom de Feu pour croix et tribulation, par laquelle le Seigneur examine les siens pour les purger de toutes leurs ordures[a]. Et de faict, cela est beaucoup plus vray-semblable, que d’imaginer un Purgatoire. Combien que je ne reçoy ceste opinion, pource qu’il me semble advis que j’en ay une plus certaine et plus claire. Mais devant que venir là, je leur demande s’ils pensent qu’il ait falu que les Apostres et tous les saincts ayent passé par ce feu de purgation. Je suis asseuré qu’ils le nieront. Car ce seroit une chose trop absurde, de confesser que ceux qui ont eu tant de mérites superflus, qu’ils en ont peu eslargir à toute l’Eglise, comme ces resveurs l’imaginent, ayent eu besoin d’estre purgez. Or sainct Paul ne dit pas que l’ouvrage d’aucun sera esprouvé, mais de tous : auquel nombre universel sont enclos les Apostres. Ce ne suis-je pas qui fay cest argument, mais c’est sainct Augustin, en réprouvant par iceluy l’exposition que font aujourd’huy nos adversaires[b]. Il y a encores plus, que sainct Paul ne dit pas que ceux qui passeront par le feu endureront pour leurs péchez : mais il dit que ceux qui auront édifié l’Eglise de Dieu le plus fidèlement qu’il est possible, recevront leur loyer après que leur ouvrage aura esté esprouvé par feu. Premièrement nous voyons que i’Apostre a usé de métaphore ou similitude, en appelant les doctrines forgées au cerveau des hommes, foin et bois, et chaume. La raison aussi de ceste similitude est évidente : asçavoir, que comme le bois, incontinent qu’on l’approche du feu, est consumé, ainsi telles doctrines humaines ne pourront consister nullement, quand elles viendront en examen. Or c’est chose notoire, que cest examen se fait par le sainct Esprit. Afin doncques de poursuyvre ceste similitude, et approprier une partie à l’autre : il a appelé l’examen du sainct Esprit, Feu. Car tout ainsi que l’or et l’argent, d’autant plus qu’on les approche du feu, sont plus certainement esprouvez, à ce qu’on puisse cognoistre leur pureté : en telle sorte la vérité de Dieu, d’autant qu’elle est plus diligemment considérée par examen spirituel, est par cela mieux confermée en son authorité. Comme bois, chaume et foin, quand on les met au feu, sont incontinent esprins pour estre rédigez en cendre : ainsi toutes inventions humaines qui ne sont establies en la Parole de Dieu, ne peuvent porter l’examen de l’Esprit, qu’elles ne soyent destruites et anéanties. En somme, si les doctrines controuvées sont à comparager au bois, au chaume et au foin, d’autant que comme bois, chaume et foin elles sont bruslées par le feu, et réduites à néant : et qu’il soit ainsi qu’elles ne sont destruites et dissipées sinon par l’Esprit de Dieu, il s’ensuyt doncques que l’Esprit est le feu par lequel elles sont esprouvées. Ceste espreuve est nommée par sainct Paul, Jour du Seigneur, selon l’usage de l’Escriture, laquelle parle ainsi toutes fois et quantes que le Seigneur en quelque manière que ce soit, manifeste aux hommes sa présence. Or principalement sa face nous reluit, quand sa vérité nous est esclarcie. Nous avons desjà prouvé que le feu ne signifie autre chose en sainct Paul, que l’examen du sainct Esprit. Maintenant il reste d’entendre comment seront sauvez par ce feu ceux qui feront la perte de leur ouvrage. Ce qui ne sera point difficile, si nous considérons de quel genre d’hommes il parle là. Car il fait mention de ceux qui en voulant édifier l’Eglise, retienent le bon fondement, mais y adjoustent matière diverse, et laquelle ne respond point : c’est-à-dire qu’ils ne se destournent point des principaux et nécessaires articles de la foy, néantmoins s’abusent en d’aucunes choses, en meslant les songes humains parmi la vérité de Dieu. Il faut doncques que telle manière de gens facent la perte de leur ouvrage : c’est-à-dire, que ce qu’ils ont adjousté du leur parmi la Parole de Dieu, périsse et soit mis sous le pied. Ce pendant leur personne sera sauvée : c’est-à-dire, non point que leur erreur et ignorance soit approuvée de Dieu, mais que nostre Seigneur par la grâce de son Esprit les en retire et délivre. Parquoy tous ceux qui ont contaminé la sacrée pureté des Escritures par ceste fiente et ordure de Purgatoire, il faut qu’ils laissent périr leur ouvrage.
[a] Chrysostome, Augustin, et autres.
[b] Enchir. ad Laurent, LXVIII.
3.5.10
Nos adversaires répliqueront que ceste opinion a esté tenue de toute ancienneté en l’Eglise : mais sainct Paul sous ceste objection, comprend son temps mesme en ceste sentence, où il dénonce que tous ceux qui auront adjousté quelque chose en l’édifice de l’Eglise qui ne sera point correspondant au fondement, auront travaillé en vain, et auront perdu leur peine. Pourtant quand nos adversaires m’allégueront que ceste coustume a esté receue en l’Eglise desjà devant treize cens ans, de prier pour les trespassez : je leur demanderay d’autre costé, selon quelle Parole de Dieu, et par quelle révélation, et suyvant quel exemple cela a esté fait. Car non-seulement ils n’ont nuls tesmoignages de l’Escriture : mais il n’y a là nul exemple de fidèle, qui s’accorde à une telle façon de faire. L’Escriture raconte souventesfois et bien au long, comment les fidèles ont pleuré la mort de leurs parens, et comment ils les ont ensevelis : mais qu’ils ayent prié pour eux, il n’en est nouvelles. Or d’autant que c’estoit une chose de plus grande conséquence que le pleur, ne la sépulture, elle méritoit bien d’estre plustost mentionnée. Et de faict les anciens Pères de l’Eglise chrestienne, qui ont prié pour les morts, voyoyent bien qu’ils n’avoyent nul commandement de Dieu de ce faire, ny exemple légitime. Comment doncques, dira quelqu’un, l’osoyent-ils entreprendre ? Je di qu’ils ont esté hommes en cest endroict : et pourtant qu’il ne faut point tirer en imitation ce qu’ils ont fait. Car comme ainsi soit que les fidèles ne doyvent rien attenter qu’en certitude de conscience, comme dit sainct Paul Rom. 14.23 : telle certitude est principalement requise en oraison. On répliquera, qu’il est vraysemblable qu’ils ayent esté induits à cela par quelque raison. Je respon, que c’a esté une affection humaine qui les a meus, d’autant qu’ils cherchoyent allégement de leur douleur : et il leur sembloit advis que c’estoit chose inhumaine, de ne monstrer aucun signe d’amour envers leurs amis trespassez. Nous expérimentons tous comment nostre nature est encline à ceste affection-là. La coustume aussi a esté comme un fallot pour allumer le feu en beaucoup de gens. Nous sçavons que c’a esté une façon commune à toutes gens et en tous aages, de faire obsèques aux trespassez, et purger les âmes, comme ils cuidoyent. Et pour ce faire avoyent un jour solennel chacun an. Or combien que Satan ait abusé les povres gens par telles illusions, si est-ce qu’il a prins occasion de sa tromperie de ce principe qui est vray, que la mort n’abolit point du tout l’homme : mais qu’elle est un passage de ceste vie caduque à une autre. Et n’y a doute que telle superstition mesmes ne rende les Payens convaincus devant le siège judicial de Dieu, en ce qu’ils n’ont eu nul soin de la vie à venir, laquelle ils ont fait profession de croire. Or les Chrestiens, afin de ne sembler pires que les gens profanes, ont eu honte de ne faire aussi bien les services aux trespassez. Voylà dont est venue ceste folle diligence et inconsidérée : c’est qu’ils ont craint de s’exposer en grand opprobre, s’ils n’usoyent de beaucoup de cérémonies et pompes, et s’ils ne faisoyent offertes pour soulager les âmes de leurs parens et amis. Ce qui estoit ainsi procédé d’une singerie perverse, s’est si bien augmenté peu à peu, que la principale saincteté des Papistes est d’avoir les morts pour recommandez, et leur subvenir. Mais l’Escriture nous donne bien une meilleure consolation, en prononçant que ceux qui sont morts en nostre Seigneur sont bien heureux : adjoustant la raison, qu’ils se reposent de toutes leurs peines Apoc. 14.13. Or ce n’est pas bien fait de tellement lascher la bride à nostre affection, que nous introduisions en l’Eglise une façon perverse de prier Dieu. Certes quiconque sera de moyen esprit et prudence, jugera aisément que les Anciens, entraittant de ceste matière, se sont conformez par trop à l’opinion et sottise du vulgaire. Je confesse, selon que les esprits estans préoccupez d’une crédulité volage sont souvent aveuglez, que mesmes les Docteurs ont esté embrouillez de la fantasie commune : mais ce pendant on voit par leurs livres que ce n’est pas sans scrupule qu’ils parlent de prier pour les trespassez, comme gens mal asseurez et qui sont comme en branle. Sainct Augustin au livre de ses Confessions récite, que Monique sa mère pria fort à son trespas qu’on feist mémoire d’elle à la communion de l’autel : mais je di que c’est un souhait de vieille, lequel son fils estant esmeu d’humanité n’a pas bien compassé à la reigle de l’Escriture, en le voulant faire trouver bon. Le livre qu’il a composé tout exprès de cest argument, et qu’il a intitulé, Du soin pour les morts, est enveloppé en tant de doutes, qu’il doit suffire pour refroidir ceux qui y auroyent dévotion, pour le moins en voyant qu’il ne s’aide que de conjectures bien légères et foibles, on verra qu’on ne se doit point fort empescher d’une chose où il n’y a nulle importance. Car voyci le seul fondement où il s’appuye : c’est qu’on ne doit pas mespriser ce qui a esté receu de long temps, et est communément accoustumé. Au reste, encores que j’accorde que les Docteurs anciens ayent estimé qu’on ne deust pas rejetter les suffrages pour les morts, si devons-nous tenir la reigle laquelle ne peut faillir : c’est qu’il n’est licite de rien mettre en avant en nos prières, que nous ayons forgé de nous-mesmes : mais plustost devons assujetir nos désirs et requestes à Dieu, pource que l’authorité luy appartient de nous dire ce que nous luy devons demander. Or puis qu’il n’y a pas une seule syllabe en toute la Loy et l’Evangile qui nous donne congé de prier pour les morts, je di que d’attenter plus qu’il ne nous a permis, c’est profaner son nom. Mais encores afin que nos adversaires ne se glorifient d’avoir l’Eglise ancienne pour compagne en cest erreur : je di qu’il y a grande différence. Anciennement on faisoit mémoire des trespassez, afin qu’il ne semblast advis qu’on les eust oubliez du tout. Mais les Pères anciens ont confessé qu’ils ne sçavoyent rien de l’estat d’iceux. Certes tant s’en faut qu’ils affermassent rien de Purgatoire, qu’ils n’en parloyent qu’en doute. Ces nouveaux prophètes veulent qu’on tiene leur songe pour article de foy, duquel il ne soit licite de s’enquérir. Les anciens Pères ont fait quelque mention des morts en leurs prières sobrement et peu souvent, et comme par forme d’acquit : les Papistes sont tousjours après, préférans ceste superstition à toutes œuvres de charité. Mesmes il ne me seroit pas difficile d’amener quelques tesmoignages des Anciens, qui renversent toutes les prières qui se faisoyent adoncques pour les trespassez : comme quand sainct Augustin dit, Que tous attendent la résurrection de la chair et la vie éternelle : mais que du repos qui vient après la mort, ceux qui en sont dignes en jouissent. Et pourtant, que tous fidèles ont un tel repos que les Prophètes, Apostres et Martyrs, si tost qu’ils sont décédez. Si leur condition est telle, je vous prie, qu’est-ce que nos prières leur apporteront d’avantage ? Je laisse à parler de tant de lourdes superstitions dont ils ont ensorcelé les simples gens : et toutesfois il y auroit matière assez ample de les pourmener en ceste campagne, veu qu’ils n’ont nulle couleur pour s’excuser, qu’ils ne soyent convaincus d’estre les plus vileins trompeurs qui furent jamais. Je laisse aussi les vilenes traffiques et marchandises qu’ils ont fait des âmes à leur plaisir, pendant que le monde a esté hébété. Car ce ne seroit jamais fait, si je vouloye déduire ce propos au long. Et d’autre part les fidèles ont assez en ce que j’ay dit, pour se résoudre en leurs consciences.
Chapitre VI
De la vie de l’homme chrestien : et premièrement quels sont les argumens de
l’Escriture pour nous y exhorter.
3.6.1
Nous avons dit que le but de nostre régénération est, qu’on apperçoive en nostre vie une mélodie et accord entre la justice de Dieu et nostre obéissance : et que par ce moyen nous ratifiions l’adoption, par laquelle Dieu nous a acceptez pour ses enfans. Or combien que la Loy de Dieu contiene en soy ceste nouveauté de vie, par laquelle son image est réparée en nous, toutesfois pource que nostre tardiveté a besoin de beaucoup d’aiguillons et d’aides, il sera utile de recueillir de divers passages de l’Escriture, la façon de bien reigler nostre vie, afin que ceux qui désirent de se convertir à Dieu, ne s’esgarent en affection inconsidérée. Or entreprenant à former la vie de l’homme chrestien, je n’ignore pas que je n’entre en une matière ample et diverse, et laquelle pourroit remplir un grand volume, si je la vouloye bien poursuyvre au long. Car nous voyons combien sont prolixes les exhortations des anciens Docteurs, quand ils ne traittent que de quelque vertu en particulier. Ce qui ne procède point de trop grand babil. Car quelque vertu qu’on propose de louer et recommande, l’abondance de la matière fera qu’il ne semblera pas advis qu’on en ait bien disputé, sinon qu’on y ait employé beaucoup de paroles. Or mon intention n’est pas d’estendre la doctrine de vie que je veux baille, jusques-là que d’y déclairer particulièrement une chacune vertu, et de faire longues exhortations. On pourra prendre cela des livres des autres, et principalement des Homélies des anciens Docteurs, c’est-à-dire sermons populaires. Il me suffira de monstrer quelque ordre, par lequel l’homme chrestien soit conduit et addressé à un droict but de bien ordonner sa vie. Je me contenteray, di-je, de monstrer briefvement une reigle générale, à laquelle il puisse référer toutes ses actions. Nous aurons possible quelquesfois l’opportunité de faire telles déductions qu’il y en a aux sermons des anciens Docteurs : l’œuvre que nous avons en main, requiert que nous comprenions une simple doctrine, en la plus grande briefveté qu’il sera possible. Or comme les philosophes ont quelques fins d’honnesteté et droicture, dont ils déduisent les offices particuliers et tous actes de vertu : aussi l’Escriture en cest endroict a sa manière de faire, laquelle est beaucoup meilleure et plus certaine que celle des philosophes. Il y a seulement ceste différence, qu’iceux, selon qu’ils estoyent pleins d’ambition, ont affecté une apparence la plus notable qu’ils pouvoyent, pour donner lustre à l’ordre et disposition dont ils usoyent afin de monstrer leur subtilité. Au contraire, le sainct Esprit, pource qu’il enseignoit sans affectation et sans pompe, n’a pas tousjours observé ne si estroitement certain ordre et méthode : néantmoins puis qu’il en use aucunesfois, il nous signifie que nous ne le devons mespriser.
3.6.2
Or cest ordre de l’Escriture duquel nous parlons, consiste en deux parties. L’une est d’imprimer en nos cœurs l’amour de justice, à laquelle nous ne sommes nullement enclins de nature. L’autre, de nous donner certaine reigle, laquelle ne nous laisse point errer çà et là, ni esgarer en instituant nostre vie. Quant est du premier point, l’Escriture a beaucoup de très-bonnes raisons pour encliner nostre cœur à aimer le bien : desquelles nous en avons noté plusieurs en divers lieux, et en toucherons encores d’aucunes yci. Par quel fondement pouvoit-elle mieux commencer, qu’en admonestant qu’il nous faut estre sanctifiez, d’autant que nostre Dieu est sainct Lév. 19.1-2 ; 1Pi. 1.16 ? adjoustant la raison, que comme ainsi soit que nous fussions espars comme brebis esgarées et dispersées par le labyrinthe de ce monde, il nous a recueillis pour nous assembler avec soy. Quand nous oyons qu’il est fait mention de la conjonction de Dieu avec nous, il nous doit souvenir que le lien d’icelle est saincteté. Non pas que par le mérite de nostre saincteté nous venions à la compagnie de nostre Dieu, veu qu’il nous faut premièrement que d’estre saincts, adhérer à luy, afin qu’il espande de sa saincteté sur nous, pour nous faire suyvre là où il nous appelle : mais à cause que cela appartient à sa gloire, qu’il n’ait nulle accointance avec iniquité et immondicité, il nous luy faut ressembler, puis que nous sommes siens. Pourtant l’Escriture nous enseigne ceste estre la fin de nostre vocation, à laquelle nous avons tousjours à regarder, si nous voulons respondre à nostre Dieu. Car quel mestier estoit-il que nous fussions délivrez de l’ordure et pollution en laquelle nous estions plongez, si nous voulons toute nostre vie nous veautrer en icelle ? D’avantage elle nous admoneste que si nous voulons estre en la compagnie du peuple de Dieu, il nous faut habiter en Jérusalem sa saincte cité Ps. 24.3. Laquelle comme il l’a consacrée et dédiée à son honneur, aussi il n’est licite qu’elle soit contaminée et polluée par des habitans immondes et profanes. Dont vienent ces sentences, que celuy qui cheminera sans macule, et s’appliquera à bien vivre, habitera au tabernacle du Seigneur : pource qu’il n’est point convenable que le sanctuaire auquel il habite, soit infecté d’ordures comme une estable Ps. 15.2 ; Esaïe 35.8.
3.6.3
D’avantage, pour nous plus esmouvoir, elle nous remonstre que comme Dieu s’est réconcilié à nous en son Christ : aussi il nous a constituez en luy comme un exemple et patron auquel il nous faut conformer Rom. 6.18. Que ceux qui estiment qu’il n’y a que les philosophes qui ayent bien et deuement traitté la doctrine morale, me monstrent une aussi bonne traditive en leurs livres, que celle que je vien de réciter. Quand ils nous veulent de tout leur pouvoir exhorter à vertu, ils n’ameinent autre chose, sinon que nous vivions comme il est convenable à nature. L’Escriture nous meine bien en une meilleure fontaine d’exhortation, quand non-seulement elle nous commande de rapporter toute nostre vie à Dieu, qui en est l’autheur : mais après nous avoir advertis que nous avons dégénéré de la vraye origine de nostre création, elle adjouste que Christ nous réconciliant à Dieu son Père, nous est donné comme un exemple d’innocence, duquel l’image doit estre représentée en nostre vie. Que sçauroit-on dire plus véhément, et de plus grande efficace ? Et mesmes qu’est-ce qu’on requerroit d’avantage ? Car si Dieu nous adopte pour ses enfans à ceste condition, que l’image de Christ apparoisse en nostre vie : si nous ne nous adonnons à justice et saincteté, non-seulement nous abandonnons nostre Créateur par une desloyauté trop lasche, mais aussi nous le renonçons pour Sauveur. Conséquemment l’Escriture prend matière de nous exhorter, de tous les bénéfices de Dieu, et toutes les parties de nostre salut : comme quand elle dit, Puisque Dieu s’est donné à nous pour Père, nous sommes à rédarguer d’une lasche ingratitude, si nous ne nous portons comme ses enfans Mal. 1.6, Puis que Christ nous a purifiez par le lavement de son sang, et nous a communiqué ceste purification par le Baptesme, il n’y a ordre que nous nous souillions en nouvelle ordure Eph. 5.26 ; Héb. 10.10 ; 1Cor. 6.11 ; 1Pi. 1.15, 19. Puis qu’il nous a associez et entez en son corps, il nous faut soigneusement garder que nous ne nous contaminions aucunement, veu que nous sommes ses membres 1Cor. 6.15 ; Jean 15.3 ; Eph. 5.23. Puis que luy qui est nostre chef, est monté au ciel, il nous convient de nous démettre de toute affection terrienne, pour aspirer de tout nostre cœur à la vie céleste Col. 3.1-2. Puis que le sainct Esprit nous consacre pour estre temples de Dieu, il nous faut mettre peine que la gloire de Dieu soit exaltée en nous, et nous donner garde de recevoir quelque pollution 1Cor. 3.16 ; 6.19 ; 2Cor. 6.16. Puis que nostre âme et nostre corps sont destinez à l’immortalité du royaume de Dieu, et à la couronne incorruptible de sa gloire, il nous faut efforcer de conserver tant l’un comme l’autre pur et immaculé jusques au jour du Seigneur 1Thess. 5.23. Voylà les bons fondemens et propres, pour bien constituer nostre vie : ausquels on n’en trouvera point de semblables en tous les philosophes. Car ils ne montent jamais plus haut, que d’exposer la dignité naturelle de l’homme, quand il est question de luy monstrer quel est son devoir.
3.6.4
Il me faut yci addresser ma parole à ceux lesquels n’ayans rien de Christ sinon le tiltre, veulent néantmoins estre tenus pour Chrestiens. Mais quelle hardiesse est-ce à eux, de se glorifier de son sacré Nom, veu que nul n’a accointance à luy, sinon celuy qui l’a droictement cognu par la parole de l’Evangile ? Or sainct Paul nie qu’un homme en ait receu droicte cognoissance, sinon qu’il ait apprins de despouiller le vieil homme qui se corrompt en désirs désordonnez, pour estre vestu de Christ Eph. 4.20-24. Il appert doncques que c’est à fausses enseignes que telle manière de gens prétendent la cognoissance de Christ : et luy font en cela grande injure, quelque beau babil qu’il y ait en la langue. Car ce n’est pas une doctrine de langue que l’Evangile, mais de vie : et ne se doit pas seulement comprendre d’entendement et mémoire, comme les autres disciplines, mais doit posséder entièrement l’âme, et avoir son siège et réceptacle au profond du cœur : autrement il n’est pas bien receu. Parquoy ou qu’ils s’abstienent de se vanter avec l’opprobre de Dieu, d’estre ce qu’ils ne sont pas : ou qu’ils se monstrent disciples de Christ. Nous avons bien donné le premier lieu à la doctrine, en matière de religion, d’autant qu’icelle est le commencement de nostre salut : mais il faut aussi que pour nous estre utile et fructueuse, elle entre du tout au dedans du cœur, et monstre sa vertu en nostre vie : voire mesmes qu’elle nous transforme en sa nature. Si les philosophes ont bonne cause de se courroucer contre ceux lesquels font profession de leur art, qu’ils appellent Maistresse de vie, et ce pendant le convertissent en un babil sophistique : combien avons-nous meilleure raison de détester ces babillars, lesquels se contentent d’avoir l’Evangile au bec, le mesprisant en toute leur vie ? veu que l’efficace d’iceluy devroit pénétrer au profond du cœur, estre enracinée en l’âme cent mille fois plus que toutes les exhortations philosophiques, lesquelles n’ont pas grande vigueur au pris.
3.6.5
Je ne requier pas que les mœurs de l’homme chrestien ne soyent que pur et parfait Evangile : combien que cela soit à désirer, et se faut efforcer de le faire : toutesfois je ne requier point tant estroitement et avec si grande rigueur une perfection évangélique, que je ne vueille recognoistre pour Chrestien, sinon celuy qui aura atteint à icelle. Car par ce moyen tous hommes du monde seroyent exclus de l’Eglise : veu qu’on n’en trouvera pas un qui n’en soit encores bien loing, jà soit qu’il ait bien proufité, et la pluspart n’est encores guères advancée : et toutesfois pour cela ne les faut point rejetter. Quoy doncques ? Certes il nous faut avoir ce but devant nos yeux, auquel toutes nos actions soyent compassées : c’est de tendre à la perfection que Dieu nous commande. Il nous faut, di-je, efforcer et aspirer de venir là. Car ce n’est pas chose licite que nous partissions avec Dieu, en recevant une partie de ce qui nous est commandé en sa Parole, et laissant l’autre derrière à nostre fantasie. Car il nous recommande tousjours en premier lieu, intégrité : par lequel mot il signifie une pure simplicité de cœur, laquelle soit vuide et nette de toute feintise, et laquelle soit contraire à double cœur, comme s’il estoit dit que le chef de bien vivre est spirituel, quand l’affection intérieure de l’âme s’adonne à Dieu sans feintise, pour cheminer en justice et saincteté. Mais pource que ce pendant que nous conversons en ceste prison terrienne, nul de nous n’est si fort et bien disposé, qu’il se haste en ceste course d’une telle agilité qu’il doit : et mesmes la pluspart est tant foible et débile qu’elle vacille et cloche, tellement qu’elle ne se peut beaucoup advancer : allons un chacun selon son petit pouvoir, et ne laissons point de poursuyvre le chemin qu’avons commencé. Nul ne cheminera si povrement, qu’il ne s’advance chacun jour quelque peu pour gagner pays. Ne cessons doncques point de tendre là, que nous proufitions assiduellement en la voye du Seigneur : et ne perdons point courage, pourtant si nous ne proufitons qu’un petit. Car combien que la chose ne responde point à nostre souhait, si n’est-ce pas tout perdu, quand le jourd’huy surmonte celuy d’hier. Seulement regardons d’une pure et droicte simplicité nostre but, et nous efforçons de parvenir à nostre fin : ne nous trompans point d’une vaine flatterie, et ne pardonnans à nos vices : mais nous efforçans sans cesse, de faire que nous devenions de jour en jour meilleurs que nous ne sommes, juscques à ce que nous soyons parvenus à la souveraine bonté : laquelle nous avons à chercher et suyvre tout le temps de nostre vie pour l’appréhender, lorsqu’estans despouillez de l’infirmité de nostre chair, nous serons faits participans plenement d’icelle : asçavoir quand Dieu nous recevra à sa compagnie.
Chapitre VII
La somme de la vie chrestienne ; où il est traitté de renoncer à nous-mesmes.
3.7.1
Venons maintenant au second point. Combien que la Loy de Dieu est une très-bonne méthode, et une disposition bien ordonnée pour constituer nostre vie, néantmoins il a semblé expédient à ce bon Maistre céleste, de former les siens à une doctrine plus exquise, à la reigle qu’il leur avoit baillée en sa Loy. Le commencement doncques de ceste manière qu’il tient, est telle : asçavoir que l’office des fidèles est d’offrir leurs corps à Dieu en hostie vivante, saincte et agréable : et qu’en cela gist le service légitime que nous avons à luy rendre. De là s’ensuyt ceste exhortation, que les fidèles ne s’accomodent point à la figure de ce siècle : mais soyent transformez d’une rénovation d’entendement, pour chercher et cognoistre la volonté de Dieu Rom. 12.2. Cela est desjà un grand point, de dire que nous sommes consacrez et dédiez à Dieu, pour ne plus rien penser d’oresenavant, parler, méditer ne faire, sinon à sa gloire. Car il n’est licite d’appliquer chose sacrée à usage profane. Or si nous ne sommes point nostres, mais appartenons au Seigneur, de là on peut veoir que c’est que nous avons à faire de peur d’errer, et où nous avons à addresser toutes les parties de nostre vie. Nous ne sommes point nostres, pourtant que nostre raison et volonté ne dominent point en nos conseils, et en ce que nous avons à faire. Nous ne sommes point nostres : ne nous establissons doncques point ceste fin, de chercher ce qui nous est expédient selon la chair. Nous ne sommes point nostres : oublions-nous doncques nous-mesmes tant qu’il sera possible, et tout ce qui est à l’entour de nous. Derechef, Nous sommes au Seigneur : vivons et mourons à luy. Nous sommes au Seigneur : que sa volonté doncques et sagesse préside en toutes nos actions. Nous sommes au Seigneur : que toutes les parties de nostre vie soyent référées à luy, comme à leur fin unique. O combien a proufité l’homme, lequel se cognoissant n’estre pas sien, a osté la seigneurie et régime de soy-mesme à sa propre raison, pour le résigner à Dieu. Car comme c’est la pire peste qu’ayent les hommes pour se perdre et ruine, que de complaire à eux-mesmes : aussi le port unique de salut est, de n’estre point sage en soy-mesme, ne vouloir rien de soy, mais suyvre seulement le Seigneur. Pourtant que ce soit là nostre premier degré, de nous retirer de nous-mesmes, afin d’appliquer toute la force de nostre entendement au service de Dieu. J’appelle Service, non pas seulement celuy qui gist en l’obéissance de sa Parole, mais par lequel l’entendement de l’homme estant vuide de son propre sens, se convertit entièrement et se submet à l’Esprit de Dieu. Ceste transformation, laquelle sainct Paul appelle Rénovation d’entendement Eph. 4.23 a esté ignorée de tous les philosophes, combien qu’elle soit la première entrée à vie. Car ils enseignent que la seule raison doit régir et modérer l’homme, et pensent qu’on la doit seule escouter et suyvre : et ainsi luy défèrent le gouvernement de la vie. Au contraire, la philosophie chrestienne veut qu’elle cède, et qu’elle se retire pour donner lieu au sainct Esprit, et estre dontée à la conduite d’iceluy, à ce que l’homme ne vive plus de soy, mais ait en soy, et souffre Christ vivant et régnant.
3.7.2
De là s’ensuit l’autre partie que nous avons mise, c’est que nous ne cherchions point les choses qui nous agréent, mais celles qui sont plaisantes à Dieu, et appartienent à exalter sa gloire. Ceci est aussi une grande vertu, que nous ayans quasi oublié nous-mesmes, pour le moins ne nous soucians de nous, mettions peine d’appliquer et adonner fidèlement nostre estude à suyvre Dieu et ses commandemens. Car quand l’Escriture nous défend d’avoir particulièrement esgard à nous, non-seulement elle efface de nostre cœur avarice, cupidité de régner, de parvenir à grans honneurs ou alliances : mais aussi elle veut extirper toute ambition, appétit de gloire humaine, et autres pestes cachées. Il faut certes que l’homme chrestien soit tellement disposé qu’il pense avoir affaire à Dieu en toute sa vie. S’il a ceste cogitation, comme il pensera de luy rendre conte de toutes ses œuvres, aussi il rangera toute son intention à luy, et la tiendra en luy fichée. Car quiconques regarde Dieu en toutes ses œuvres, destourne facilement son esprit de toute vaine cogitation. C’est le renoncement de nous-mesmes, lequel Christ requiert si songneusement de tous ses disciples Matt. 16.24. pour leur premier apprentissage : duquel quand le cœur de l’homme est une fois occupé, premièrement orgueil, fierté et ostentation en est exterminée : puis aussi avarice, intempérance, superfluité et toutes délices, avec les autres vices qui s’engendrent de l’amour de nous-mesmes. Au contraire, par tout où il ne règne point, ou l’homme se desborde en toute vilenie sans honte ne vergogne, ou bien, s’il y a quelque apparence de vertu, elle est corrompue par une meschante cupidité de gloire. Car qu’on me monstre un homme lequel exerce bénignité gratuitement envers les hommes, sinon qu’il ait renoncé à soy-mesme, selon ce commandement du Seigneur. Car ceux qui n’ont point eu ceste affection, ont pour le moins cherché louange en suyvant vertu. Mesmes les Philosophes (qui ont le plus combatu pour monstrer que la vertu est à désirer à cause d’elle-mesme) ont esté si fort enflez d’orgueil et fierté, qu’on peut appercevoir qu’ils n’ont pour autre raison appelé la vertu, sinon pour avoir matière de s’enorgueillir. Or tant s’en faut que les ambitieux qui cherchent la gloire mondaine, ou telle manière de gens qui crèvent d’une outrecuidance intérieure puissent plaire à Dieu, qu’il prononce que les premiers ont receu leur loyer en ce monde : les seconds sont plus loing du royaume de Dieu que les Publicains et paillardes. Toutesfois nous n’avons pas encores clairement exposé de combien d’empeschemens l’homme est retiré de s’adonner à bien faire, sinon qu’il se soit renoncé soy-mesme. Cela a esté véritablement dit anciennement, qu’il y a un monde de vices caché en l’âme de l’homme. Et n’y trouverons autre remède, sinon qu’en renonçant à nous, et sans avoir esgard à ce qui nous plaist, nous dirigions et adonnions nostre entendement à chercher les choses que Dieu requiert de nous : et seulement les chercher à cause qu’elles luy sont agréables.
3.7.3
Sainct Paul en un autre lieu deschiffre plus distinctement toutes les parties de bien reigler nostre vie, encores que ce soit en brief. La grâce de Dieu, dit-il, est apparue en salut à tous hommes, nous enseignant de rejeter toute impiété et cupiditez mondaines : et ainsi, vivre sobrement, justement et sainctement en ce siècle, en attendant l’espérance bienheureuse, et la manifestation de la gloire du grand Dieu, et de nostre Sauveur Jésus-Christ, lequel s’est donné pour nous racheter de toute iniquité, et nous purifier à soy en peuple héréditaire adonné à bonnes œuvres Tite 2.11. Car après avoir proposé la grâce de Dieu pour nous donner courage, voulant aussi nous faire le chemin pour marcher au service de Dieu, il oste deux obstacles qui nous pourroyent fort empescher : asçavoir l’impiété, à laquelle nous sommes trop enclins de nature : et puis les cupiditez mondaines, qui s’estendent plus loing. Or sous ce mot d’Impiété, non-seulement il signifie les superstitions, mais aussi comprend tout ce qui est contraire à la vraye crainte de Dieu. Les cupiditez mondaines valent autant comme les affections de la chair. Par ainsi il nous commande de despouiller nostre naturel quant aux deux parties de la Loy, et rejetter loing tout ce que nostre raison et volonté nous mettent en avant. Au reste, il réduit toutes nos actions à trois membres ou parties : sobriété, justice et piété. La première, qui est Sobriété, signifie sans doute tant chasteté et attrempance, qu’un usage pur et modéré de tous les biens de Dieu, et patience en povreté. Le mot de Justice comprend la droicture en laquelle il nous faut converser avec nos prochains pour rendre à chacun ce qui luy appartient. La Piété qu il met en troisième lieu, nous purge de toute pollution du monde, pour nous conjoindre à Dieu en saincteté. Quand ces trois vertus sont conjoinctes ensemble d’un lien inséparable, elles font une perfection entière. Mais pource qu’il n’y a rien plus difficile que de quitter nostre raison, douter nos cupiditez ; voire y renoncer du tout, afin de nous adonner à Dieu et à nos frères et méditer en ceste boue terrestre une vie angélique : sainct Paul, pour despestrer nos âmes de tous liens, nous rappelle à l’espérance de l’immortalité bienheureuse, disant que nous ne combatons point en vain, d’autant que Jésus-Christ estant une fois apparu rédempteur, monstrera à sa dernière venue le fruit du salut qu’il nous a acquis. Et en ceste manière il nous retire de tous allèchemens, qui ont accoustumé de nous esblouir, tellement que nous n’aspirons pas comme il seroit requis à la gloire céleste : et cependant nous advertit d’estre pèlerins au monde, à ce que l’héritage des cieux ne nous périsse.
3.7.4
Or en ces paroles nous voyons que le renoncement de nous-mesmes en partie regarde les hommes, en partie Dieu, voire principalement. Car quand l’Escriture nous commande de nous porter tellement envers les hommes, que nous les préférions à nous en honneur, et que nous taschions fidèlement d’advancer leur proufit Rom. 12.10 ; Phil. 2.3 elle baille des commandemens, desquels nostre cœur n’est point capable, s’il n’est premièrement vuide de son sentiment naturel. Car nous sommes tous si aveuglez et transportez en l’amour de nous-mesmes, qu’il n’y a celuy qui ne pense avoir bonne cause de s’eslever par-dessus tous autres, et de mespriser tout le monde au pris de soy. Si Dieu nous a donné quelque grâce qui soit à estimer, incontinent sous l’ombre de cela nostre cœur s’eslève : et non-seulement nous nous enflons, mais quasi crevons d’orgueil. Les vices dont nous sommes pleins, nous les cachons songneusement envers les autres : et nous faisons à croire qu’ils sont petis et légers, ou mesmes aucunesfois les prisons pour vertus. Quant est des grâces, nous les estimons tant en nous, jusques à les avoir en admiration. Si elles apparoissent en d’autres, voire mesmes plus grandes : à ce que nous ne soyons contraints de leur céder, nous les obscurcissons, ou desprisons le plus qu’il nous est possible. Au contraire, quelques vices qu’il y ait en nos prochains nous ne nous contenions point de les observer â la rigueur : mais les amplifions odieusement. De là vient ceste insolence, qu’un chacun de nous, comme estant exempté de la condition commune, appète prééminence par dessus tous les autres : et sans en excepter un, les mesprise tous comme ses inférieurs. Les povres cèdent bien aux riches, les vileins aux nobles, les serviteurs à leurs maîtres, les ignorans aux sçavans : mais il n’y a nul qui n’ait en son cœur quelque fantasie, qu’il est digue d’estre excellent par-dessus tous les autres. Ainsi chacun en son endroict, en se flattant nourrit un royaume en son cœur. Car s’attribuant les choses dont il se plaist, il censure les esprits et les mœurs des autres. Que si on vient à contention, lors le venin sort et se monstre. Il en y a bien plusieurs qui ont quelque apparence de mansuétude et modestie, ce pendant qu’ils ne voyent rien qui ne viene à gré : mais combien y en a-il peu qui gardent douceur et modestie, quand on les picque et irrite ? Et de faict, cela ne se peut autrement faire, sinon que ceste peste mortelle de s’aimer et exalter soy-mesme, soit arrachée du profond du cœur, comme aussi l’Escriture l’en arrache. Car si nous escoutons sa doctrine, il nous faut souvenir que toutes les grâces que Dieu nous a faites, ne sont pas nos biens propres, mais dons gratuits de sa largesse. Pourtant si quelqu’un s’enorgueillit, il démonstre en cela son ingratitude. Qui est-ce qui te magnifie ? dit sainct Paul. Et si tu as receu toutes choses, pourquoy t’en glorifies-tu, comme si elles ne t’estoyent pas données 1Cor. 4.7 ? D’autre part, recognoissans assiduellement nos vices, nous avons à nous réduire à humilité. Ainsi, il ne restera rien en nous qui nous puisse enfler : mais plustost y aura grande matière de nous démettre et abatre. D’avantage, il nous est commandé que tous les dons de Dieu que nous voyons en nos prochains, nous soyent en tel honneur et révérence qu’à cause d’eux nous honorions les personnes ausquelles ils résident. Car ce seroit trop grande audace et impudence, de vouloir despouiller un homme de l’honneur que Dieu luy a fait. Il nous est derechef commandé de ne regarder point les vices, mais les couvrir : non pas pour les entretenir par flatterie, mais à ce que nous n’insultions point à celuy qui a commis quelque faute, veu que nous luy devons porter amour et honneur. De là il adviendra qu’à quiconque que ce soit que nous ayons affaire, non-seulement nous nous porterons modestement et modérément, mais aussi en douceur et amitié : comme au contraire jamais on ne parviendra par autre voye en vraye mansuétude, qu’en ayant le cœur disposé à s’abaisser, et honorer les autres.
3.7.5
Quant est de faire nostre devoir à chercher l’utilité de nostre prochain, combien y a-il de difficulté ? Si nous ne laissons derrière la considération de nous-mesmes, et nous despouillons de toute affection charnelle, nous ne ferons rien en cest endroict. Car qui est-ce qui accomplira les offices que sainct Paul requiert en charité, sinon qu’il ait renoncé à soy, afin de s’adonner du tout à ses prochains ? Charité, dit-il, est patiente, débonnaire : elle n’est point fascheuse, n’insolente : elle n’a nul orgueil, nulle envie : elle ne cherche point son propre 1Cor. 13.4, etc. S’il n’y avoit que ce seul mot-là, que nous ne devons point chercher nostre propre utilité, encores ne faudroit-il pas faire peu de force à nostre nature, laquelle nous tire tellement en l’amour de nous-mesmes, qu’elle ne nous souffre point aisément d’estre nonchalans en ce qui nous est bon, pour veiller sur le proufit des autres : ou plustost quitter nostre droict, pour le céder à nos prochains. Or l’Escriture pour nous mener à ceste raison, nous remonstre que tout ce que nous avons receu de grâce du Seigneur, nous a esté commis à ceste condition, que nous le conférions au bien commun de l’Eglise. Et pourtant que l’usage légitime d’icelle est une amiable et libérale communication envers nos prochains, pour suyvre une telle communication, on ne pouvoit trouver une meilleure reigle ne plus certaine, que quand il est dit, tout ce que nous avons de bon, nous avoir esté baillé en garde de Dieu : et ce à telle condition qu’il soit dispensé au proufit des autres, toutesfois l’Escriture passe encores outre, en accomparant les grâces qu’a un chacun de nous, à la propriété qu’a chacun membre en un corps humain. Nul membre n’a sa faculté pour soy, et ne l’applique point à son usage particulier, mais en use au proufit des autres : et n’en reçoit nulle utilité, sinon celle qui procède du proufit qui est communément espandu par tout le corps. En ceste manière l’homme fidèle doit exposer tout son pouvoir à ses frères, ne prouvoyant point en particulier à soy, sinon qu’en ayant tousjours son intention dressée à l’utilité commune de l’Eglise 1Cor. 12.12. Pourtant que nous tenions ceste reigle, en bien faisant et exerçant humanité : c’est que de tout ce que le Seigneur nous a donné en quoy nous pouvons aider nostre prochain, nous en sommes dispensateurs, ayans une fois à rendre conte comment nous nous serons acquittez de nostre charge. D’avantage, qu’il n’y a point d’autre façon de bien et droictement dispenser ce qui nous est commis, que celle qui est limitée à la reigle de charité. De là il adviendra que non-seulement nous conjoindrons le soin de proufiter à nostre prochain, avec la solicitude que nous aurons de faire nostre proufit : mais aussi que nous assujetirons nostre proufit à celuy des autres. Et de faict, le Seigneur, pour nous monstrer que c’est la manière de bien et deuement administrer ce qu’il nous donne, il l’a recommandée anciennement au peuple d’Israël aux moindres bénéfices qu’il luy faisoit. Car il a ordonné que les premiers fruits nouveaux luy fussent offers Exo. 22.29 ; 23.19 : afin que le peuple par cela testifiast qu’il ne luy estoit licite de percevoir aucuns fruits des biens qui ne luy auroyent esté consacrez. Or si les dons de Dieu nous sont lors finalement sanctifiez, après que nous les luy avons consacrez de nostre main, il appert qu’il n’y a qu’abus damnable, quand ceste consécration n’a point son cours. D’autre part, ce seroit folie de tascher d’enrichir Dieu, en luy communiquant des choses que nous avons en main. Puis doncques que nostre bénéficence ne peut venir jusques à luy (comme dit le Prophète) il nous la faut exercer envers ses serviteurs qui sont au monde. Pourtant aussi les aumosnes sont accomparées à des oblations sainctes Ps. 16.2-3 ; Héb. 13.16 ; 2Cor. 9.5, 12 pour monstrer que ce sont exercices correspondans maintenant à l’observation ancienne qui estoit sous la Loy, dont je viens de parler.
3.7.6
D’avantage, afin que nous ne nous lassions en bien faisant (ce qui adviendroit autrement à tous coups) il nous doit souvenir pareillement de ce qu’adjouste l’Apostre : c’est que charité est patiente, et n’est pas facile à irriter 1Cor. 13.4. Le Seigneur commande sans exception de bien faire à tous : desquels la pluspart sont indignes, si nous les estimons selon leur propre mérite. Mais l’Escriture vient au-devant, en nous admonestant que nous n’avons point à regarder que c’est que les hommes méritent d’eux, mais plustost que nous devons considérer l’image de Dieu en tous, à laquelle nous devons tout honneur et dilection. Singulièrement qu’il nous la faut recognoistre és domestiques de la foy Gal. 6.10 : d’autant qu’elle est en eux renouvelée et restaurée par l’Esprit de Christ. Quiconques doncques se présentera à nous ayant affaire de nostre aide, nous n’aurons point cause de refuser de nous employer pour luy. Si nous disons qu’il soit estranger : le Seigneur luy a imprimé une marque laquelle nous doit estre familière. Pour laquelle raison il nous exhorte de ne point mespriser nostre chair Esaïe 58.7. Si nous alléguons qu’il est contemptible et de nulle valeur : le Seigneur réplique, nous remonstrant qu’il l’a honoré, en faisant en luy reluire son image. Si nous disons que nous ne sommes en rien tenus à luy : le Seigneur nous dit qu’il le substitue en son lieu, afin que nous recognoissions envers iceluy les bénéfices qu’il nous a faits. Si nous disons qu’il est indigne pour lequel nous marchions un pas : l’image de Dieu, laquelle nous avons à contempler en luy, est bien digne que nous nous exposions pour elle avec tout ce qui est nostre. Mesmes quand ce seroit un tel homme, qui non-seulement n’auroit riens mérité de nous, mais aussi nous auroit fait beaucoup d’injures et outrages, encores ne seroit-ce pas cause suffisante pour faire que nous laissions de l’aimer et luy faire plaisir et service. Car si nous disons qu’il n’a mérité que mal de nous : Dieu nous pourra demander quel mal il nous a fait, luy dont nous tenons tout nostre bien. Car quand il nous commande de remettre aux hommes les offenses qu’il nous ont faites Luc 17.3. il les reçoit en sa charge. Il n’y a que ceste voye par laquelle on puisse parvenir à ce qui est non-seulement difficile à la nature humaine, mais du tout répugnant : asçavoir que nous aimions ceux qui nous hayssent, que nous rendions le bien pour le mal, que nous priions pour ceux qui mesdisent de nous Matt.5.44. Nous viendrons, di-je, à ce point, s’il nous souvient que nous ne devons nous arrester à la malice des hommes : mais plustost contempler en eux l’image de Dieu, laquelle par son excellence et dignité nous peut et doit esmouvoir à les aimer, et effacer tous leurs vices qui nous pourroyent destourner de cela.
3.7.7
Ceste mortification doncques lors aura lieu en nous, quand nous aurons charité accomplie. Ce qui gist non pas en s’acquittant seulement de tous les offices qui appartienent à charité, mais en s’en acquittant d’une vraye affection d’amitié. Car il pourra advenir que quelqu’un face entièrement à son prochain tout ce qu’il luy doit, quant est du devoir extérieur : et néantmoins il sera bien loing de faire son devoir comme il appartient. On en voit beaucoup lesquels veulent estre veus fort libéraux : et toutesfois ils n’eslargissent rien qu’ils ne le reprochent, ou par fière mine, ou par parole superbe. Nous sommes venus en ceste malheureté au temps présent, que la pluspart du monde ne fait nulles aumosnes, sinon avec contumélie. Laquelle perversité ne devoit pas estre tolérable, mesmes entre les Payens. Or le Seigneur requiert bien autre chose des Chrestiens qu’un visage joyeux et alaigre, à ce qu’ils rendent leur bénéficence amiable par humanité et douceur. Premièrement, il faut qu’ils prenent en eux la personne de celuy qui a nécessité de secours : qu’ils ayent pitié de sa fortune comme s’ils la sentoyent et soustenoyent, et qu’ils soyent touchez d’une mesme affection de miséricorde à luy subvenir comme à eux-mesmes. Celuy qui aura un tel courage, en faisant plaisir à ses frères non-seulement ne contaminera point sa bénéficence d’aucune arrogance ou reproche, mais aussi ne mesprisera point celuy auquel il fait bien, pour son indigence, et ne le voudra subjuguer comme estant obligé à luy. Tout ainsi que nous n’insultons point à un de nos membres, pour lequel refociller tout le reste du corps travaille : et ne pensons point qu’il soit spécialement obligé aux autres membres, pource qu’il leur a fait plus de peine qu’il n’en a prins pour eux. Car ce que les membres se communiquent ensemble n’est pas estimé gratuit : mais plustost payement et satisfaction de ce qui est deu par la loy de nature : et ne se pourroit refuser, que cela ne veinst en horreur. Par ce moyen aussi nous gagnerons un autre point, que nous ne penserons point estre délivrez et acquittez, quand nous aurons fait nostre devoir en quelque endroict, comme on estime communément. Car quand un homme riche a donné quelque chose du sien, il laisse là toutes les autres charges, et s’en exempte comme si elles ne luy appartenoyent de rien. Au contraire, un chacun réputera que de tout ce qu’il a et de ce qu’il peut, il est debteur à ses prochains, et qu’il ne doit autrement limiter l’obligation de leur bien faire, sinon quand la faculté luy défaut : laquelle tant qu’elle se peut estendre, se doit réduire à charité.
3.7.8
Traittons encore plus au long de l’autre partie du renoncement de nous-mesmes, laquelle regarde Dieu. Nous en avons desjà parlé çà et là : et seroit chose superflue de répéter tout ce qui en a esté dit. Il suffira de monstrer comment elle nous doit ranger à patience et mansuétude. Premièrement donc en cherchant le moyen de vivre ou reposer à nostre aise, l’Escriture nous rameine tousjours là, que nous résignans à Dieu avec tout ce qui nous appartient, nous luy submettions les affections de nostre cœur pour le donter et subjuguer. Nous avons une intempérance furieuse, et une cupidité effrénée à appéter crédits et honneurs, à chercher puissances, à amasser richesses, et assembler tout ce qu’il nous semble advis estre propre à pompe et magnificence. D’autre part, nous craignons et hayssons merveilleusement povreté, petitesse et ignominie : pourtant les fuyons-nous autant qu’en nous est. Pour laquelle cause on voit en quelle inquiétude d’esprit sont tous ceux qui ordonnent leur vie selon leur propre conseil, combien ils tentent de moyens : en combien de sortes ils se tormentent, afin de parvenir où leur ambition et avarice les transporte, et afin d’éviter povreté et basse condition. Parquoy les fidèles, pour ne se point envelopper en ces laqs, auront à tenir ceste voye. Premièrement, il ne faut point qu’ils désirent ou espèrent, ou imaginent autre moyen de prospérer, que de la bénédiction de Dieu : et pourtant se doyvent seurement appuyer et reposer sur icelle. Car jà soit qu’il soit bien advis que la chair soit suffisante de soy-mesme à parvenir à son intention, quand elle aspire à honneur et richesses par son industrie, ou quand elle y met ses efforts, ou quand elle est aidée par la faveur des hommes : toutesfois il est certain que toutes ces choses ne sont rien, et que nous ne pourrons jamais nullement proufiter ne par nostre engin, ne par nostre labeur, sinon d’autant que le Seigneur fera proufiter l’un et l’autre. Au contraire, la seule bénédiction trouvera voye au milieu de tous empeschemens, pour nous donner bonne issue en toutes choses. D’avantage, quand ainsi seroit que nous pourrions sans icelle acquérir quelque honneur ou opulence (comme nous voyons tous les jours les meschans venir à grandes richesses et gros estats) : néantmoins puis que là où est la malédiction de Dieu, on ne sçauroit avoir une seule goutte de félicité, nous n’obtiendrons rien qui ne nous tourne à malheur sinon que sa bénédiction soit sur nous. Or ce seroit une grande rage, d’appéter ce qui ne nous peut faire que misérables.
3.7.9
Pourtant si nous croyons que tout moyen de prospérer gist en la seule bénédiction de Dieu, et que sans icelle toute misère et calamité nous attend, nostre office est de n’aspirer à richesses et honneurs avec trop grande cupidité, en fiance de nostre engin, ou diligence, ou faveur des hommes, ou de fortune : mais de regarder tousjours en Dieu, afin que par sa conduite nous soyons menez à telle condition que bon luy semblera. De là il adviendra que nous ne nous efforcerons point d’attirer richesses à nous, de voler les honneurs par droict ou par tort, par violence ou cautèle, et autres moyens obliques : mais seulement chercherons les biens qui ne nous destourneront point d’innocence. Car qui est-ce qui espérera que la bénédiction de Dieu luy doyve aider en commettant fraudes et rapines, et autres meschancetez ? Car comme elle n’assiste point sinon à ceux qui sont droicts en leurs pensées, et en leurs œuvres : ainsi l’homme qui la désire, doit estre par cela retiré de toute iniquité et mauvaise cogitation. D’avantage aussi elle sera comme une bride pour nous restreindre, à ce que nous ne bruslions point d’une cupidité désordonnée de nous enrichir, et que nous ne taschions point ambitieusement à nous eslever. Car quelle impudence seroit-ce, de penser que Dieu doit nous aider à obtenir les choses que nous désirons contre sa Parole ? Jà n’adviene qu’il advance par l’aide de sa bénédiction, ce qu’il maudit de sa bouche. Finalement, quand les choses n’adviendront point selon nostre espoir et souhait : par ceste considération nous serons retenus, afin de ne nous desborder en impatience, et détester nostre condition. Car nous cognoistrons que cela seroit murmurer à l’encontre de Dieu : par la volonté duquel, et povreté et richesses, et contemnement et honneurs sont dispensez. En somme, quiconque se reposera en la bénédiction de Dieu (comme il a esté dit) n’aspirera point par mauvais moyens et obliques, à nulle des choses que les hommes appètent d’une cupidité enragée : veu qu’il cognoistra que ce moyen ne lui proufiteroit de rien. Et s’il luy advient quelque prospérité, ne l’imputera point ou à sa diligence ou à industrie, ou à fortune : mais recognoistra que cela est de Dieu. D’autre part, s’il ne se peut guères advancer, ce pendant que les autres s’eslèvent à souhait, voire mesmes qu’il aille en arrière : si ne laissera-il point de porter plus patiemment et modérément sa povreté, que ne feroit un homme infidèle ses richesses moyennes, lesquelles ne seroyent point si grandes qu’il désireroit. Car il aura un soulagement où il pourra mieux acquiescer qu’en toutes les richesses du monde, quand il les auroit assemblées en un monceau : c’est qu’il réputera toutes choses estre ordonnées de Dieu, comme il est expédient pour son salut. Nous voyons que David a esté ainsi affectionné, lequel en suyvant Dieu, et se laissant gouverner à luy, proteste qu’il est semblable à un enfant, naguères sevré, et qu’il ne chemine point en choses hautes et par-dessus sa nature Psaume 131.1-2.
3.7.10
Combien qu’il ne fale pas que les fidèles gardent seulement en cest endroict une telle patience et modération : mais ils la doyvent aussi estendre à tous les événemens ausquels la vie présente est sujette. Parquoy nul n’a deuement renoncé à soy-mesme, sinon quand il s’est tellement résigné à Dieu, qu’il souffre volontairement toute sa vie estre gouvernée au plaisir d’iceluy. Celuy qui aura une telle affection, quelque chose qu’il adviene, jamais ne se réputera malheureux, et ne se plaindra point de sa condition, comme pour taxer Dieu obliquement. Or combien ceste affection est nécessaire, il apparoistra si nous considérons à combien d’accidens nous sommes sujets. Il y a mille maladies qui nous molestent assiduellement les unes après les autres. Maintenant la peste nous tormente, maintenant la guerre : maintenant une gelée ou une gresle nous apporte stérilité, et par conséquent nous menace d’indigence : maintenant par mort nous perdons femmes, enfans et autres parens : aucunesfois le feu se mettra en nostre maison. Ces choses font que les hommes maudissent leur vie, détestent le jour de leur nativité, ont en exécration le ciel et la lumière, détractent de Dieu : et comme ils sont éloquens à blasphémer, l’accusent d’injustice et cruauté. Au contraire, il faut que l’homme fidèle contemple mesmes en ces choses, la clémence de Dieu et sa bénignité paternelle. Pourtant, soit qu’il se voye désolé par la mort de tous ses prochains, et sa maison comme déserte, si ne laissera-il point de bénir Dieu, mais plustost se tournera à ceste pensée, que puisque la grâce de Dieu habite en sa maison, elle ne la laissera point désolée. Soit que les bleds et vignes soyent gastées et destruites par gelée, gresle ou autre tempeste, et que par cela il prévoye danger de famine : encores ne perdra-il point courage, et ne se mescontentera point de Dieu, mais plustost persistera en fiance ferme, disant en son cœur, Nous sommes toutesfois en la tutèle du Seigneur, nous sommes les brebis de sa nourriture Psaume 79.13. Quelque stérilité doncques qu’il y ait, il nous donnera tousjours de quoy vivre. Soit qu’il endure affliction de maladie, si ne sera-il point abatu par la douleur pour s’en desborder en impatience, et se plaindre de Dieu : mais plustost en considérant la justice et bonté du Père céleste, en ce qu’il le chastie, il se duira par cela à patience. Brief, quelque chose qu’il adviene, sçachant que tout procède de la main du Seigneur, il le recevra d’un cœur paisible et non ingrat : afin de ne résister au commandement de celuy auquel il s’est une fois permis. Principalement que ceste folle et misérable consolation des payens soit loing du cœur chrestien : c’est d’imputer à fortune les adversitez, pour les porter plus patiemment. Car les philosophes usent de ceste raison : que ce seroit folie de se courroucer contre fortune, laquelle est téméraire et aveugle, et jette ses dards à la volée, pour navrer les bons et mauvais sans discrétion. Au contraire, ceste est la reigle de piété, que la seule main de Dieu conduit et gouverne bonne fortune et adverse : laquelle ne va point d’une impétuosité inconsidérée, mais dispense par une justice bien ordonnée tant le bien que le mal.
Chapitre VIII
De souffrir patiemment la croix, qui est une partie de renoncer à nous-mesmes.
3.8.1
Encores faut-il que l’affection de l’homme fidèle monte plus haut : asçavoir où Christ appelle tous les siens, c’est qu’un chacun porte sa croix Matt. 16.24. Car ceux que le Seigneur a adoptez et receus en la compagnie de ses enfans, se doyvent préparer à une vie dure, laborieuse, plene de travail et d’infinis genres de maux. C’est le bon plaisir du Père céleste, d’exercer ainsi ses serviteurs afin de les expérimenter. Il a commencé cest ordre en Christ son Fils premier-nay, et le poursuyt envers tous les autres. Car comme ainsi soit que Christ fust son Fils bien-aimé, auquel il a tousjours prins son bon plaisir Matt. 3.17 ; 17.5 nous voyons toutesfois qu’il n’a point esté traitté mollement et délicatement en ce monde : tellement qu’on peut dire que non-seulement il a esté en assiduelle affliction, mais que toute sa vie n’a esté qu’une espèce de croix perpétuelle. L’Apostre assigne la cause, qu’il a falu qu’il fust instruit à obéissance par ce qu’il a souffert Héb. 5.8. Comment doncques nous exempterons-nous de la condition à laquelle il a falu que Christ nostre chef se soit submis : veu mesmes qu’il s’y est submis à cause de nous, afin de nous donner exemple de patience ? Pourtant l’Apostre dénonce que Dieu a destiné ceste fin à tous ses enfans : de les faire conformes à son Christ Rom. 8.29. De là nous revient une singulière consolation, c’est qu’en endurant toutes misères, qu’on appelle choses adverses et mauvaises, nous communiquons à la croix de Christ : afin que comme luy a passé par un abysme de tous maux pour entrer à la gloire céleste, aussi que par diverses tribulations nous y parvenions Actes 14.22. Car sainct Paul nous enseigne que quand nous sentons en nous une participation de ses afflictions, nous appréhendons pareillement la puissance de sa résurrection, et quand nous sommes faits participans de sa mort, c’est une préparation pour venir à son éternité glorieuse Phil. 3.10. Combien a d’efficace cela, pour adoucir toute amertume qui pourroit estre en la croix : c’est que d’autant plus que nous sommes affligez et endurons de misères, d’autant est plus certainement confermée nostre société avec Christ. Avec lequel quand nous avons telle communication, les adversitez non-seulement nous sont bénites, mais aussi nous sont comme aides, pour advancer grandement nostre salut.
3.8.2
D’avantage, le Seigneur Jésus n’a eu nul mestier de porter la croix et endurer tribulations, sinon que pour testifier et approuver son obéissance envers Dieu son Père : mais il nous est nécessaire pour plusieurs raisons, d’estre perpétuellement affligez en ceste vie. Premièrement, selon que nous sommes trop enclins de nature à nous exalter, et nous attribuer toutes choses : si nostre imbécillité ne nous est démonstrée à l’œil, nous estimons incontinent de nostre vertu outre mesure, et ne doutons point de la faire invincible contre toutes difficultez qui pourroyent advenir. De là vient que nous nous eslevons en une vaine et folle confiance de la chair, laquelle puis après nous incite à nous enorgueillir contre Dieu : comme si nostre propre faculté nous suffisoit sans sa grâce. Il ne peut mieux rabatre ceste outrecuidance, qu’en nous monstrant par expérience combien il y a en nous non-seulement d’imbécillité, mais aussi de fragilité. Pourtant il nous afflige, ou par ignominie, ou par povreté, ou maladie, ou perte de parens, ou autres calamitez : ausquelles tant qu’en nous est, nous succombons incontinent, pource que nous n’avons point la vertu de les soustenir. Lors estans humiliez nous apprenons d’implorer sa vertu, laquelle seule nous fait consister et tenir fermes sous la pesanteur de tels fardeaux. Mesmes les plus saincts, combien qu’ils cognoissent leur fermeté estre fondée en la grâce de Dieu, et non en leur propre vertu, toutesfois encores se tienent-ils trop asseurez de leur force et constance : sinon que le Seigneur les amenast en plus certaine cognoissance d’eux-mesmes, les esprouvant par croix. David mesmes a esté surprins d’une telle présomption, pour estre rendu comme insensé, comme il le confesse : J’ay dit en mon repos. Je ne seray jamais esbranlé Ps. 30.6. O Dieu, tu avois establi force en ma montagne par ton bon plaisir : tu as caché ta face, et j’ay esté estonné Ps. 30.7. Il confesse que la prospérité a hébété et abruti tous ses sens : tellement que ne se souciant de la grâce de Dieu, de laquelle il devoit dépendre, il s’est voulu appuyer sur soy-mesme, et a bien osé se promettre un estat permanent. Si cela est advenu à un si grand Prophète, qui sera celuy de nous qui ne craindra pour estre sur ses gardes ? Et pourtant ce qu’ils se flattoyent concevans quelque opinion de grande fermeté et constance, ce pendant que toutes choses estoyent paisibles : après avoir esté agitez de tribulation, ils cognoissoyent que c’estoit hypocrisie. Voylà doncques la manière comment il faut que les fidèles soyent advertis de leurs maladies : afin de proufiter en humilité, et se despouiller de toute perverse confiance de la chair, pour se ranger du tout à la grâce de Dieu. Or après s’y estre rangez, ils sentent que sa vertu leur est présente, en laquelle ils ont assez de forteresse.
3.8.3
C’est ce que sainct Paul signifie, disant que de tribulation s’engendre patience : et de patience, probation Rom. 5.3-4. Car ce que le Seigneur a promis à ses fidèles, de leur assister en tribulations, ils sentent cela estre vray, quand ils consistent en patience, estans soustenus de sa main. Ce qu’ils ne pouvoyent faire de leurs forces. Patience doncques est une espreuve aux saincts, que Dieu donne vrayement le secours qu’il a promis, quand il est mestier. Par cela aussi leur espérance est confermée : pource que ce seroit trop grande ingratitude, de n’attendre point pour l’advenir la vérité de Dieu, laquelle jà ils ont esprouvée estre ferme et immuable. Nous voyons desjà combien de proufits prouvienent de la croix, comme d’un fil perpétuel. Car icelle renversant la fausse opinion que nous concevons naturellement de nostre propre vertu, et descouvrant nostre hypocrisie, laquelle nous séduit et abuse par ses flatteries, elle rabat la présomption de nostre chair, laquelle nous estoit pernicieuse. Après nous avoir ainsi humiliez : elle nous apprend de nous reposer en Dieu : lequel estant nostre fondement, ne nous laisse point succomber ne perdre courage. De ceste victoire s’ensuyt espérance, d’autant que le Seigneur en accomplissant ce qu’il a promis, establit sa vérité pour l’advenir. Certes quand il n’y auroit que ces causes seules, il appert combien nous est nécessaire l’exercitation de la croix. Car ce n’est point un petit proufit, que l’amour de nous-mesmes, laquelle nous aveugle, soit ostée, afin que nous cognoissions droictement nostre foiblesse : d’avoir un droict sentiment d’icelle, afin d’apprendre une desfiance de nous-mesmes : de nous desfier de nous-mesmes, afin de transférer nostre fiance en Dieu : de nous appuyer sur Dieu en certaine fiance de cœur, afin que par le moyen de son aide nous persévérions jusques à la fin victorieux : consister en sa grâce, à ce que nous le cognoissions estre vray et fidèle en ses promesses : avoir la certitude de ses promesses notoire, à ce que nostre espérance soit par cela confermée.
3.8.4
Le Seigneur a encores une autre raison d’affliger ses serviteurs : c’est afin d’esprouver leur patience, et les instruire à obéissance. Non pas qu’ils puissent avoir autre obéissance que celle qu’il leur a donnée : mais il luy plaist de monstrer ainsi et testifier les grâces qu’il a mises en ses fidèles, à ce qu’elles ne demeurent point oisives et cachées au dedans. Parquoy quand il met en avant la vertu et constance de souffrir qu’il a donnée à ses serviteurs, il est dit qu’il esprouve leur patience. Dont aussi ces façons de parler sont déduites : qu’il a tenté Abraham, et a cognu sa piété, d’autant qu’il n’a point refusé d’immoler son fils pour luy complaire Gen. 22.1. Pourtant sainct Pierre dit que nostre foy n’est pas moins esprouvée par tribulation, que l’or est examiné en la fournaise 1Pi. 1.7. Or qui est-ce qui niera cela estre expédient, qu’un don si excellent, lequel le Seigneur a fait à ses serviteurs, soit appliqué en usage, afin d’estre fait notoire et manifeste ? Car jamais on ne l’estimeroit autrement comme il appartient. Que si le Seigneur a juste raison de donner matière aux vertus qu’il a mises en ses fidèles, pour les exerciter, à ce qu’elles ne demeurent point en cachette, et mesmes à ce qu’elles ne soyent point inutiles : nous voyons que ce n’est pas sans cause qu’il envoyé afflictions, sans lesquelles leur patience seroit nulle. Je di aussi qu’il les instruit par ce moyen à obéir : veu qu’ils apprenent par cela de ne vivre pas ù leur souhait, mais à son plaisir. Certes si toutes choses leur advenoyent comme ils demandent, ils ne sçauroyent que c’est de suyvre Dieu. Or Sénèque philosophe payen, dit que c’a esté un ancien proverbe, quand on vouloit exhorter quelqu’un à endurer patiemment adversitez, d’user de ce mot, Il faut suyvre Dieu[c]. En quoy ils signifioyent que lors finalement l’homme se submet au joug du Seigneur, quand il se laisse chastier, et preste volontairement la main et le dos à ses verges. Or si c’est chose raisonnable que nous nous rendions en toutes manières obéissans au Père céleste : il n’est pas à refuser qu’il nous accoustume en toute manière qu’il est possible à luy rendre obéissance.
[c] De vita beata, cap.XV.
3.8.5
Toutesfois nous ne voyons pas encores combien icelle est requise, sinon que nous réputions quelle est l’intempérance de nostre chair, à rejetter le joug du Seigneur, incontinent qu’elle est un peu délicatement traittée. Car il en advient autant qu’aux chevaux rebelles : lesquels après avoir esté quelque temps en l’estable oisifs et bien repeus, ne se peuvent puis après donter, et ne recognoissent leur maistre, auquel ils se laissoyent au paravant ranger. Brief, ce que le Seigneur se plaind estre advenu au peuple d’Israël, se voit coustumièrement en tous hommes : c’est qu’estans engraissez en trop douce nourriture, ils regimbent contre celuy qui les a nourris Deut. 32.15. Bien est vray qu’il convenoit que la bénéficence de Dieu nous attirast à réputer et aimer sa bonté : mais puis que nostre ingratitude est telle, que nous sommes plustost corrompus pas sa douceur et son traittement amiable, qu’incitez à bien, il est plus que nécessaire qu’il nous tiene la bride serrée, et nous entretiene en quelque discipline, de peur que ne nous desbordions en telle pétulance. Pour ceste cause, afin que nous ne devenions fiers par trop grande abondance de biens, afin que les honneurs ne nous enorgueillissent, afin que les ornemens que nous avons selon le corps ou selon l’âme, n’engendrent quelque fierté ou desbordement en nous, le Seigneur vient au-devant, et y met ordre, refrénant et dontant par le remède de la croix l’insolence de nostre chair. Et ce en diverses sortes, comme il cognoist estre expédient et salutaire à chacun ; car nous ne sommes point si malades les uns que les autres, ne d’une mesme maladie : et pourtant il n’est jà mestier que la cure soit pareille en tous. C’est la raison pourquoy il exerce les uns en une espèce de croix, les autres en l’autre. Néantmoins combien qu’en voulant pourvoir à la santé de tous, il use de plus douce médecine envers les uns, de plus aspre et rigoureuse envers les autres, si est-ce qu’il n’en laisse pas un exempt, d’autant qu’il cognoist tout le monde estre malade.
3.8.6
D’avantage, il est mestier que nostre bon Père non-seulement préviene nostre infirmité pour l’advenir : mais il est aussi expédient souventesfois qu’il corrige nos fautes passées, pour nous retenir en obéissance vers soy. Pourtant, incontinent qu’il nous vient quelque affliction, nous devons avoir souvenance de nostre vie passée. En ce faisant nous trouverons sans doute que nous avons commis quelque faute digne d’un tel chastiment ; combien qu’à la vérité, il ne nous faloit prendre de la recognoissance de nostre péché la principale matière pour nous exhorter à patience : car l’Escriture nous baille en main une bien meilleure considération, en disant que le Seigneur nous corrige par adversitez, afin de ne nous point condamner avec ce monde 1Cor. 11.32. Nous avons doncques à recognoistre la clémence et bénignité de nostre Père au milieu de la plus grande amertume qui soit aux tribulations : veu qu’en cela mesmes il ne cesse d’advancer nostre salut ; car il nous afflige non pas pour nous perdre ou ruiner, mais pour nous délivrer de la condamnation de ce monde. Ceste pensée nous mènera à ce que l’Escriture nous enseigne ailleurs, disant, Mon enfant, ne rejette point la correction du Seigneur, et ne te fasche point quand il t’argue : car Dieu corrige ceux qu’il aime, et les entretient comme ses enfans Prov. 3.11-12. Quand nous oyons dire que ses corrections sont verges paternelles, n’est-ce pas nostre office de nous rendre enfans dociles, plustost qu’en résistant ensuyvre les gens désespérez, qui sont endurcis en leurs maléfices ? Le Seigneur nous perdroit s’il ne nous retiroit à soy par corrections, quand nous avons failli. Et comme dit l’Apostre, Nous sommes bastars, et non pas enfans légitimes, s’il ne nous tient en discipline Héb. 12.8. Nous sommes doncques par trop pervers si nous ne le pouvons endurer, quand il nous déclaire sa bénévolence et le soin qu’il a de nostre salut. L’Escriture note ceste différence entre les incrédules et les fidèles ; que les premiers à la manière des serfs anciens qui estoyent de nature perverse, ne font qu’empirer et s’endurcir au fouet : les seconds proufitent à repentance et amendement comme enfans bien nais : eslisons maintenant desquels nous aimons mieux estre. Mais pource qu’il a esté traitté autre part de cest argument, il nous suffira d’en avoir yci touché en brief.
3.8.7
Mais la souveraine consolation est, quand nous endurons persécution pour justice ; car il nous doit lors souvenir quel honneur nous fait le Seigneur en nous donnant les enseignes de sa gendarmerie. J’appelle Persécution pour justice, non-seulement quand nous souffrons pour défendre l’Evangile, mais aussi pour maintenir toute cause équitable. Soit doncques que pour défendre la vérité de Dieu contre les mensonges de Satan, ou bien pour soustenir les innocens contre les meschans, et empescher qu’on ne leur face tort et injure, il nous fale encourir haine et indignation du monde, dont nous venions en danger de nostre honneur, ou de nos biens, ou de nostre vie, qu’il ne nous face point de mal de nous employer jusques-là pour Dieu, et que nous ne nous réputions malheureux, quand de sa bouche il nous prononce estre bienheureux Matt. 5.10. Il est bien vray que povreté, si elle est estimée en soy-mesme, est misère : semblablement exil, mespris, ignominie, prison : finalement la mort est une extrême calamité : mais où Dieu aspire par sa faveur, il n’y a nulle de toutes ces choses, laquelle ne nous tourne à bonheur et félicité. Contentons-nous doncques plustost du tesmoignage de Christ que d’une fausse opinion de nostre chair : de là adviendra qu’à l’exemple des Apostres, nous nous resjouirons toutesfois et quantes qu’il nous réputera dignes que nous endurions contumélie pour son Nom Actes 5.41. Car si estans innocens et de bonne conscience, nous sommes despouillez de nos biens par la meschanceté des iniques, nous sommes biens apovris devant les hommes, mais par cela les vrayes richesses nous accroissent envers Dieu au ciel. Si nous sommes chassez et bannis de nostre pays, nous sommes d’autant plus avant receus en la famille du Seigneur. Si nous sommes vexez et molestez, nous sommes d’autant plus confermez en nostre Seigneur pour y avoir recours. Si nous recevons opprobre et ignominie, nous sommes d’autant plus exaltez au royaume de Dieu. Si nous mourons, l’ouverture nous est faite en la vie bienheureuse. Ne seroit-ce pas grand’honte à nous d’estimer moins les choses que le Seigneur a tant prisées, que les délices de ce monde, lesquelles passent incontinent comme fumée ?
3.8.8
Puis doncques que l’Escriture nous reconforte ainsi en toute ignominie et calamité que nous avons à endurer pour la défense de justice, nous sommes trop ingrats si nous ne les portons patiemment, et d’un cœur alaigre : singulièrement veu que ceste espèce de croix est propre aux fidèles par-dessus toutes les autres : et que par icelle Christ veut estre glorifié en eux, comme dit sainct Pierre 1Pi. 4.11. Or d’autant qu’il est plus fascheux et aigre à tous esprits hautains et courageux de souffrir opprobre, qu’une centaine de morts, sainct Paul nous admoneste, qu’espérans en Dieu non-seulement nous serons sujets à persécutions, mais aussi à vitupères 1Tim. 4.10 ; comme ailleurs il nous incite par son exemple à cheminer par infamie comme par bonne réputation 2Cor. 6.8. Combien que Dieu ne requiert point de nous une telle liesse laquelle oste toute amertume de douleur : autrement la patience des saincts seroit nulle en la croix, sinon qu’ils fussent tormentez de douleurs, et sentissent angoisse quand on leur fait quelque moleste. Semblablement si la povreté ne leur estoit dure et aspre, s’ils n’enduroyent quelque torment en la maladie, si l’ignominie ne les poignoit, si la mort ne leur estoit en horreur, quelle force ou modération seroit-ce de mespriser toutes ces choses ? Mais comme ainsi soit qu’une chacune d’icelles ait une amertume conjoincte, de laquelle elle poingt les cœurs de nous tous naturellement : en cela se démonstre la force d’un homme fidèle, si estant tenté du sentiment d’une telle aigreur, combien qu’il travaille griefvement, toutesfois en résistant il surmonte et viene au-dessus. En cela se déclaire la patience, si estant stimulé par ce mesme sentiment, il est toutesfois restreint par la crainte de Dieu, comme par une bride à ce qu’il ne se desborde point en quelque despitement ou autre excès. En cela apparoist sa joye et liesse : si estant navré de tristesse et douleur, il acquiesce néantmoins en la consolation spirituelle de Dieu.
3.8.9
Ce combat que soustienent les fidèles contre le sentiment naturel de douleur, en suyvant patience et modération, est très-bien descrit par sainct Paul en ces paroles, Nous endurons tribulation en toutes choses, mais nous ne sommes point en destresse : nous endurons povreté, mais nous ne sommes point destituez : nous endurons persécution, mais nous ne sommes point abandonnez : nous sommes comme abatus, mais nous ne périssons point 2Cor. 4.8-9. Nous voyons que porter patiemment la croix, n’est pas estre du tout stupide, et ne sentir douleur aucune : comme les Philosophes stoïques ont follement descrit le temps passé un homme magnanime, lequel ayant despouillé son humanité, ne fust autrement touché d’adversité que de prospérité, ny autrement de choses tristes que de joyeuses : ou plustost qu’il fust sans sentiment comme une pierre. Et qu’ont-ils proufité avec ceste si haute sagesse ? C’est qu’ils ont dépeint un simulachre de patience, lequel n’a jamais esté trouvé entre les hommes, et n’y peut estre du tout : et mesmes en voulant avoir une patience trop exquise, ils ont osté l’usage d’icelle entre les hommes. Il y en a aussi maintenant entre les Chrestiens de semblables : lesquels pensent que ce soit vice, non-seulement de gémir et pleurer, mais aussi de se contrister et estre en solicitude. Ces opinions sauvages procèdent quasi de gens oisifs : lesquels s’exerçans plustost à spéculer qu’à mettre la main à l’œuvre, ne peuvent engendrer autre chose que telles fantasies. De nostre part nous n’avons que faire de ceste si dure et rigoureuse philosophie, laquelle nostre Seigneur Jésus a condamnée non-seulement de paroles, mais aussi par son exemple. Car il a gémi et pleuré, tant pour sa propre douleur, qu’en ayant pitié des autres : et n’a pas autrement apprins à ses disciples de faire. Le monde, dit-il, s’esjouira, et vous serez en destresse : il rira, et vous pleurerez Jean 16.20. Et afin qu’on ne tournast cela à vice, il prononce ceux qui pleurent estre bien heureux Matt. 5.4. Ce qui n’est point de merveille. Car si on réprouve toutes larmes, que jugerons-nous du Seigneur Jésus, du corps duquel sont distillées gouttes de sang Luc 22.44 ? Si on taxe d’incrédulité tout espovantement : qu’estimerons-nous de l’horreur dont il fust si merveilleusement estonné ? Si toute tristesse nous desplaist : comment approuverons-nous ce qu’il confesse, son âme estre triste jusques à la mort ?
3.8.10
J’ay voulu dire ces choses pour retirer tous bons cœurs de désespoir, afin qu’ils ne renoncent point à l’estude de patience, combien qu’ils ne soyent du tout à délivre d’affection naturelle de douleur. Or il convient que ceux qui font de patience stupidité, et d’un homme fort et constant un tronc de bois, perdent courage et se désespèrent, quand ils se voudront adonner à patience. L’Escriture au contraire loue les saincts de tolérance, quand ils sont tellement affligez de la dureté de leurs maux, qu’ils n’en sont pas rompus pour défaillir : quand ils sont tellement poincts d’amertume, qu’ils ont une joye spirituelle avec, quand ils sont tellement pressez d’angoisses, qu’ils ne laissent point de respirer, se resjouissans en la consolation de Dieu. Cependant ceste répugnance se démeine en leurs cœurs : c’est que le sens de nature fuit et a en horreur tout ce qui luy est contraire : d’autre part, l’affection de piété les tire en obéissance de la volonté de Dieu, par le milieu de ses difficultez. Laquelle répugnance Jésus-Christ a exprimée parlant ainsi à sainct Pierre, Quand tu estois jeune, tu te ceignois à ton plaisir, et cheminois où bon te sembloit : quand tu seras vieil, un autre te ceindra, et te mènera où tu ne voudras point Jean 21.18. Il n’est pas certes vray-semblable que sainct Pierre ayant à glorifier Dieu par la mort, ait esté traîné à ce faire par contrainte et maugré qu’il eust : autrement son martyre n’auroit pas grand’louange. Néantmoins combien qu’il obtempérast à l’ordonnance de Dieu d’un courage franc et alaigre, pource qu’il n’avoit point despouillé son humanité, il estoit distrait en double volonté. Car quand il réputoit la mort cruelle qu’il devoit souffrir, estant estonné de l’horreur d’icelle, il en fust volontiers eschappé. D’autre part, quand il considéroit qu’il y estoit appelé par le commandement de Dieu, il s’y présentoit volontiers, et mesmes joyeusement, mettant toute crainte sous le pied. Pourtant si nous voulons estre disciples de Christ, il nous faut mettre peine que nos cœurs soyent remplis d’une telle révérence et obéissance de Dieu, laquelle puisse donter et subjuguer toutes affections contraires à son plaisir. De là il adviendra qu’en quelque tribulation que nous soyons, en la plus grande destresse de cœur qu’il sera possible d’avoir, nous ne laisserons point de retenir constamment patience : car les adversitez auront tousjours leur aigreur, laquelle nous mordra. Pour laquelle cause, estans affligez de maladie nous gémirons, et nous plaindrons, et désirerons santé : estans pressez d’indigence, nous sentirons quelques aiguillons de perplexité et solicitude. Pareillement l’ignominie, contemnement, et toutes autres injures nous navreront le cœur. Quand il y aura quelqu’un de nos parens mort, nous rendrons à nature les larmes qui luy sont deues : mais nous reviendrons tousjours à ceste conclusion : Néantmoins Dieu l’a voulu, suyvons doncques sa volonté. Mesmes il faut que ceste cogitation interviene parmi les ponctions de douleur, et larmes et gémissemens, afin de réduire nostre cœur à porter joyeusement les choses desquelles il est ainsi contristé.
3.8.11
Pource que nous avons prins la principale raison de bien tolérer la croix, de la considération de la volonté de Dieu : il faut briefvement définir quelle différence il y a entre la patience chrestienne et philosophique. Il y a eu bien peu de Philosophes qui soyent montez si haut, que d’entendre les hommes estre exercitez de la main de Dieu par afflictions, et pourtant, qu’en cest endroict il nous faut obtempérer à sa volonté. Mais encores ceux qui sont venus jusques-là, n’ameinent point d’autre raison, sinon pource qu’il est nécessaire. Or qu’est cela dire autre chose, sinon qu’il faut céder à Dieu, pource qu’en vain on s’efforceroit d’y résister ? Car si nous obéissons à Dieu seulement pource qu’il est nécessaire, quand nous pourrons fuir, nous cesserons de luy obéir. Mais l’Escriture veut bien que nous considérions autre chose en la volonté de Dieu : asçavoir premièrement sa justice et équité, puis après le soin qu’il a de nostre salut. Pourtant les exhortations chrestiennes sont telles : Soit que povreté, ou bannissement, ou prison, ou contumélie, ou maladie, ou perte de parens, ou autre adversité nous tormente, nous avons à penser que rien de ces choses n’advient sinon par le vouloir et providence du Seigneur : d’avantage qu’iceluy ne fait rien sinon d’une justice bien ordonnée. Car quoy ? les péchez que nous commettons journellement, ne méritent-ils pas d’estre chastiez plus asprement cent mille fois et de plus grande sévérité, que n’est celle dont il use ? N’est-ce pas bien raison que nostre chair soit dontée, et comme accoustumée au joug, à ce qu’elle ne s’esgare point en intempérance selon que sa nature porte ? La justice et vérité de Dieu ne sont-elles pas bien dignes que nous endurions pour elles ? Si l’équité de Dieu apparoist évidemment en toutes nos afflictions, nous ne pouvons sans iniquité murmurer ne rebeller. Nous n’oyons pas yci ceste froide chanson des Philosophes, qu’il se fale submettre d’autant qu’il est nécessaire : mais une remonstrance vive et plene d’efficace, qu’il faut obtempérer, pource qu’il n’est licite de résister, qu’il faut prendre patience, pource qu’impatience est contumace contre la justice de Dieu. Or pource qu’il n’y a rien qui nous soit droictement amiable, sinon ce que nous cognoissons nous estre bon et salutaire, le Père de miséricorde nous console aussi bien en cest endroict, affermant qu’en ce qu’il nous afflige par croix, il pourvoit à nostre salut. Que si les tribulations nous sont salutaires, pourquoy ne les recevrons-nous d’un cœur paisible et non ingrat ? parquoy en les endurant patiemment nous ne succombons point à la nécessité, mais acquiesçons à nostre bien. Ces considérations, di-je, feront qu’autant que nostre cœur est enserré en la croix par l’aigreur naturelle d’icelle, d’autant sera-il dilaté de joye spirituelle. De là aussi s’ensuyvra action de grâces, laquelle ne peut estre sans joye. Or si la louange du Seigneur et action de grâces, ne peut sortir que d’un cœur joyeux et alaigre, et néanmoins ne doit estre empeschée par rien du monde, de là il appert combien il est nécessaire que l’amertume qui est en la croix soit tempérée de joye spirituelle.
Chapitre IX
De la méditation de la vie avenir.
3.9.1
Outreplus, de quelque genre de tribulation que nous soyons affligez, il nous faut tousjours regarder ceste fin, de nous accoustumer au contemnement de la vie présente, afin d’estre par cela incitez à méditer la vie future. Car pource que le Seigneur cognoist très-bien comme nous sommes enclins à une amour aveugle, et mesmes brutale de ce monde : il use d’un moyen fort propre pour nous en retirer, et resveiller nostre paresse, afin que nostre cœur ne s’attache point trop en une telle folle amour. Il n’y a personne de nous qui ne vueille estre veu aspirer tout le cours de sa vie à l’immortalité céleste, et s’efforcer d’y parvenir. Car nous avons honte de n’estre en rien plus excellens que les bestes brutes, desquelles la condition ne seroit de rien moindre à la nostre, s’il ne nous restoit quelque espoir d’éternité après la mort. Mais si on examine les conseils, délibérations, entreprinses et œuvres d’un chacun, on n’y verra rien que terre. Or ceste stupidité vient de ce que nostre entendement est comme esblouy de la vaine clairté qu’ont les richesses, honneurs et puissances, en apparence extérieure, et ainsi ne peut regarder plus loing. Pareillement nostre cœur estant occupé d’avarice, d’ambition, et d’autres mauvaises concupiscences, est yci attaché tellement qu’il ne peut regarder en haut. Finalement toute l’âme estant enveloppée, et comme empestrée en délices charnelles, cherche sa félicité en terre. Le Seigneur doncques pour obvier à ce mal enseigne ses serviteurs de la vanité de la vie présente, les exerçans assiduellement en diverses misères. Afin doncques qu’ils ne se promettent en la vie présente paix et repos, il permet qu’elle soit souvent inquiétée et molestée par guerres, tumultes, brigandages, ou autres injures. Afin qu’ils n’aspirent point d’une trop grande cupidité aux richesses caduques, ou acquiescent en celles qu’ils possèdent, il les rédige en indigence, maintenant par stérilité de terre, maintenant par feu, maintenant par autre façon : ou bien il les contient en médiocrité. Afin qu’ils ne prenent point trop de plaisir en mariage, ou il leur donne des femmes rudes et de mauvaise teste, qui les tormentent : ou il leur donne de mauvais enfans, pour les humilier : ou il les afflige en leur ostant femmes et enfans. S’il les traitte doucement en toutes ces choses : toutesfois afin qu’ils ne s’enorgueillissent point en vaine gloire, ou s’eslèvent en confiance désordonnée, il les advertit par maladies et dangers, et quasi leur met devant les yeux combien sont fragiles et de nulle durée tous les biens qui sont sujets à mortalité. Pourtant nous proufitons lors très-bien en la discipline de la croix, quand nous apprenons que la vie présente, si elle est estimée en soy, est plene d’inquiétude, de troubles, et du tout misérable, et n’est bien heureuse en nul endroict : que tous les biens d’icelle qu’on a en estime sont transitoires et incertains, frivoles et meslez avec misères infinies : et ainsi de cela nous concluons qu’il ne faut yci rien chercher ou espérer que bataille : quand il est question de nostre couronne, qu’il faut eslever les yeux au ciel, car c’est chose certaine, que jamais nostre cœur ne se dresse à bon escient à désirer et méditer la vie future, sans estre premièrement touché d’un contemnement de la vie terrienne.
3.9.2
Il n’y a nul moyen entre ces deux extrémitez : c’est qu’il faut que la terre nous soit en mespris, ou qu’elle nous tiene attachez en une amour intempérée de soy. Parquoy-si nous avons quelque soin d’immortalité, il nous faut diligemment efforcer à cela, que nous nous despestrions de ces mauvais liens. Or pource que la vie présente a tousjours force délices pour nous attraire, et a grande apparence d’aménité, de grâce et de douceur pour nous amieller, il nous est bien mestier d’estre retirez d’heure en heure, à ce que nous ne soyons point abusez, et comme ensorcelez de telles flatteries. Car qu’est-ce qu’il adviendroit, je vous prie, si nous jouissions yci d’une félicité perpétuelle, veu qu’estans picquez assiduellement de tant d’esperons, ne nous pouvons assez resveiller pour réputer nostre misère ? Non-seulement les gens sçavans cognoissent que la vie humaine est semblable à ombre ou fumée : mais c’est aussi un proverbe commun entre le populaire. Et pource qu’on voyoit que c’estoit une chose fort utile à cognoistre, on l’a célébrée par plusieurs belles sentences : et néantmoins il n’y a chose au monde que nous considérions plus négligemment, ou dont il nous souviene moins. Car nous faisons toutes nos entreprinses comme constituans nostre immortalité en terre. Si on ensevelit un mort, ou si nous sommes en un cymetière entre les sépulchres : pource que lors nous avons une image de mort devant les yeux, je confesse que lors nous philosophons très-bien de la fragilité de ceste vie. Combien encores que cela ne nous adviene pas toujours : car aucunesfois ces choses ne nous esmeuvent guères. Mais quand il advient, c’est une philosophie transitoire, laquelle s’esvanouit si tost que nous aions tourné le dos : tellement qu’il n’en reste nulle mémoire : brief elle s’escoule tout ainsi comme un cri de peuple en un théâtre. Car ayans oublié non-seulement la mort, mais aussi nostre condition mortelle, comme si jamais nous n’en eussions ouy parler, nous retombons en une folle confiance et trop asseurée de l’immortalité terrienne. Si quelqu’un cependant nous allègue le proverbe ancien, que l’homme est un animau d’un jour, nous le confessons bien : mais c’est tellement sans y penser, que ceste cogitation demeure tousjours fichée en nostre cœur, que nous avons yci à vivre perpétuellement. Qui est-ce doncques qui niera que ce nous est une chose très-nécessaire, je ne di point d’estre admonestez, mais aussi d’estre convaincus par tant d’expériences qu’il est possible, combien est la condition de l’homme malheureuse quant à la vie mondaine, veu qu’en estant convaincus, à grand’peine laissons-nous de l’avoir en telle admiration, que nous en sommes quasi tous estourdis, comme si elle contenoit en soy toute félicité ? Or s’il est mestier que le Seigneur nous instruise ainsi, nostre office est d’escouter ses remonstrances, par lesquelles il resveille nostre nonchalance, à ce que contemnant le monde, nous aspirions de tout nostre cœur à la méditation de la vie future.
3.9.3
Toutesfois les fidèles doyvent s’accoustumer à un tel contemnement de la vie présente, lequel n’engendre point une hayne d’icelle, ni ingratitude envers Dieu. Car combien que ceste vie soit plene de misères infinies, toutesfois à bon droict elle est nombrée entre les bénédictions de Dieu, lesquelles ne sont point à mespriser. Pourtant si nous ne recognoissons nulle grâce de Dieu en icelle, nous sommes coulpables d’une grande ingratitude. Singulièrement elle doit estre aux fidèles tesmoignage de la bénévolence du Seigneur, veu qu’elle est destinée du tout à advancer leur salut. Car le Seigneur, devant que nous révéler plenement l’héritage de la gloire immortelle, se veut déclairer Père à nous en choses moindres : asçavoir en ses bénéfices que nous recevons journellement de sa main. Puis doncques que ceste vie nous sert à entendre la bonté de Dieu, n’en tiendrons-nous conte comme si elle n’avoit nul bien en soy ? Parquoy il faut que nous ayons ce sentiment et affection, de la réputer estre don de la bénignité divine, lequel n’est point à refuser. Car quand les tesmoignages de l’Escriture défaudroyent, lesquels néantmoins ne défaillent pas, encores la nature mesme nous exhorte que nous devons rendre action de grâces à Dieu, d’autant qu’il nous a crééz et mis en ce monde, d’autant qu’il nous y conserve et nous administre toutes choses nécessaires pour y consister. D’avantage, ceste raison est encores plus grande, si nous réputons qu’il nous y prépare à la gloire de son royaume. Car il a une fois ordonné que ceux qui doyvent estre couronnez au ciel, bataillent premièrement en terre : afin de ne point triompher jusques après avoir surmonté les difficultez de la guerre, et avoir obtenu victoire. Or l’autre raison a aussi son poids : c’est que nous commençons yci à gouster la douceur de sa bénignité en ses bénéfices, à ce que nostre espoir et désir soit incité à en appéter la pleine révélation. Après que nous aurons cela arresté, asçavoir que c’est un don de la clémence divine que la vie terrienne, pour lequel, comme nous luy sommes obligez, aussi qu’il nous en faut estre recognoissans : lors il sera temps de descendre à considérer la malheureuse condition d’icelle, afin de nous desvelopper de ceste trop grande cupidité : à laquelle (comme nous avons monstré) nous sommes enclins naturellement.
3.9.4
Or tout ce que nous osterons à l’amour désordonnée d’icelle, il faudra le transférer au désir de la vie céleste. Je confesse bien que ceux qui ont jugé que nostre souverain bien seroit de ne naistre jamais : le second, de mourir bien tost, ont eu bonne opinion selon leur sens humain. Car veu qu’ils estoyent Payens destituez de la lumière de Dieu, et de vraye religion, que pouvoyent-ils veoir en la vie terrienne, sinon toute povreté et horreur ? Ce n’estoit pas aussi sans raison que le peuple des Scythes pleuroit à la nativité de ses enfans : et quand quelqu’un de leurs parens mouroit, qu’ils s’en resjouissoyent et faisoyent feste solennelle : mais ils ne proufitoyent de rien en cela. Car pource que la vraye doctrine de foy leur défailloit, ils ne voyoyent point comment ce qui n’est ne bienheureux ne désirable de soy-mesme, tourne en salut aux fidèles. Par quoy la fin de leur jugement estoit désespoir. Que les serviteurs de Dieu doncques suyvent tousjours ce but, en estimant ceste vie mortelle : c’est que voyans qu’il n’y a que misère en icelle, ils soyent plus à délivre et plus dispos à méditer la vie future et éternelle. Quand ils seront venus à les comparer ensemble, lors non-seulement ils pourront passer légèrement la première, mais aussi la contemner, et ne l’avoir en nulle estime au pris de la seconde. Car si le ciel est nostre pais, qu’est-ce autre chose de la terre qu’un passage en terre estrange ? et selon qu’elle nous est maudite pour le péché, un exil mesme et bannissement ? Si le département de ce monde est une entrée à vie, qu’est-ce autre chose de ce monde qu’un sépulchre ? et demeurer en iceluy, qu’est-ce autre chose que d’estre plongez en la mort ? Si c’est liberté que d’estre délivré de ce corps, qu’est-ce autre chose du corps qu’une prison ? Et si nostre souveraine félicité est de jouir de la présence de Dieu, n’est-ce pas misère de n’en point jouir ? Or jusques à ce que nous sortions de ce monde, nous serons comme eslongnez de Dieu 2Cor. 5.6. Parquoy si la vie terrienne est accomparée à la vie céleste, il n’y a doute qu’elle peut estre mesprisée, et quasi estimée comme fiente. Bien est vray que nous ne la devons jamais hayr, sinon d’autant qu’elle nous détient en sujétion de péché : combien encores que proprement cela ne lui est pas à imputer. Quoy qu’il en soit, si nous faut-il tellement en estre las ou faschez, qu’en désirant d’en veoir la fin, nous soyons cependant appareillez de demeurer en icelle, au bon plaisir de Dieu : afin que nostre ennuy soit loing de tout murmure et impatience. Car c’est comme une station en laquelle le Seigneur nous a colloquez, et en laquelle il nous faut demeurer jusques à tant qu’il nous en rappelle. Sainct Paul déplore bien sa condition, de ce qu’il est détenu comme lié en la prison de son corps plus long temps qu’il ne voudroit : et souspire d’un désir ardent qu’il a d’estre délivré Rom. 7.24. Toutesfois pour obtempérer au vouloir de Dieu, il proteste qu’il est prest à l’un et à l’autre : pource qu’il se cognoissoit debteur de Dieu à glorifier son nom, fust par vie fust par mort Phil. 1.23. Or c’est à faire au Seigneur de déterminer ce qui est expédient pour sa gloire. Parquoy s’il nous convient de vivre et mourir à luy, laissons à son bon plaisir tant nostre vie que nostre mort : tellement néantmoins que nous désirions tousjours nostre mort, et la méditions assiduellement, mesprisans ceste vie mortelle au pris de l’immortalité future, et désirans d’y renoncer toutesfois et quantes qu’il plaira au Seigneur, à cause qu’elle nous détient en servitude de péché.
3.9.5
Mais cela est une chose semblable à un monstre, que plusieurs qui se vantent d’estre Chrestiens, au lieu de désirer la mort l’ont en telle horreur, qu’incontinent qu’ils en oyent parler, ils tremblent comme si c’estoit le plus grand malheur qui leur peust advenir. Ce n’est point de merveille si le sens naturel est esmeu et estonné, quand nous oyons parler que nostre corps doit estre séparé de l’âme : mais cela n’est nullement tolérable, qu’il n’y ait point tant de lumière en un cœur chrestien, qu’elle puisse surmonter et opprimer ceste crainte telle quelle, par une plus grande consolation. Car si nous considérons que ce tabernacle de nostre corps, lequel est infirme, vicieux, corruptible, caduque, et tendant à pourriture, et de faict est quasi démoli, afin d’estre après restauré en une gloire parfaite, ferme, incorruptible, et céleste : la foy ne nous contraindra-elle point d’appeler ardemment ce que nature fuit et a en horreur ? Si nous pensons que par la mort nous sommes rappelez d’un misérable exil, afin d’habiter en nostre pais, voire nostre pais céleste, n’aurons-nous pas à concevoir une singulière consolation de cela ? Mais quelqu’un objectera, que toutes choses désirent de persister en leur estre. Je le confesse : et pour ceste cause je maintien qu’il nous faut aspirer à l’immortalité future, là où nous aurons une considération arrestée, laquelle n’apparoist nulle part en terre. Car sainct Paul enseigne très-bien les fidèles de marcher alaigrement à la mort : non pas comme s’ils vouloyent estre desvestus : mais pource qu’ils désirent estre encores mieux revestus 2Cor. 5.2. Est-ce raison que les bestes brutes, et mesmes les créatures insensibles, jusques au bois et pierres, ayans comme quelque sentiment de leur vanité et corruption, soyent en attente du jour du jugement pour estre délivrées d’icelle Rom. 8.19 : nous au contraire, ayans premièrement quelque lumière de nature, d’avantage estans illuminez de l’Esprit de Dieu, quand il est question de nostre estre, n’eslevions point les yeux par-dessus ceste pourriture terrienne ? Mais ce n’est pas mon intention de disputer yci au long contre une si grande perversité. Et de faict, j’ay du commencement protesté, que je ne vouloye point yci traitter une chacune matière par forme d’exhortation. Je conseilleroye à telles gens d’un courage si timide, de lire le livre de sainct Cyprien, qu’il a intitulé, De la mortalité : n’estoit qu’ils sont dignes qu’on les renvoye aux Philosophes, ausquels ils trouveront un contemnement de mort qui leur devra faire honte. Toutesfois il nous faut tenir ceste maxime, que nul n’a bien proufité en l’eschole de Christ, sinon celuy qui attend en joye et liesse le jour de la mort, et de la dernière résurrection. Car sainct Paul descrit tous les fidèles par ceste marque Tite 2.13 : et l’Escriture a ceste coustume de nous rappeler là, quand elle nous veut proposer matière de resjouissance, Esjouissez-vous, dit le Seigneur, et levez la teste en haut, car vostre rédemption approche Luc 21.28. Quel propos y a-il, je vous prie, que ce que Jésus-Christ a pensé estre propre à nous resjouir, n’engendre en nous sinon tristesse et estonnement ? Si ainsi est, pourquoy nous glorifions-nous d’estre ses disciples ? Retenons-nous donc en meilleur sens, et combien que la cupipidité de nostre chair, comme elle est aveugle et stupide, répugne, ne doutons point de souhaiter l’advénement du Seigneur comme une chose très-heureuse : et non-seulement par simple désir, mais jusques à gémir et souspirer après. Car il nous viendra Rédempteur pour nous introduire en l’héritage de sa gloire, après nous avoir retirez de ce gouffre de tous maux et misères.
3.9.6
Pour vray il est ainsi, c’est qu’il faut que tous fidèles, ce pendant qu’ils habitent en terre soyent comme brebis destinées à la boucherie Rom. 8.36, afin d’estre faits conformes à leur chef Jésus-Christ. Ils seroyent doncques désespérément malheureux, sinon qu’ils dressassent leur entendement en haut pour surmonter tout ce qui est au monde, et outrepasser le regard des choses présentes 1Cor. 15.29. Au contraire, s’ils ont une fois eslevé leurs pensées par-dessus les choses terriennes, quand ils verront les iniques fleurir en richesses et honneurs, estre en bon repos, avoir toutes choses à souhait, vivre en délices et pompes, voire mesmes quand ils seront traittez par iceux inhumainement, quand ils endureront contumélie, quand ils seront pillez ou affligez de quelque manière d’outrage que ce soit, encores leur sera-il facile de se reconforter en tels maux. Car ils auront tousjours devant les yeux ce jour dernier, auquel ils sçauront que le Seigneur doit recueillir ses fidèles au repos de son royaume, torcher les larmes de leurs yeux, les couronner de gloire, les vestir de liesse, les rassasier de la douceur infinie de ses délices, les exalter en sa hautesse, en somme, les faire participans de sa félicité Esaïe 25.8 ; Apoc. 7.17. Au contraire, jetter en extrême ignominie les iniques qui se seront magnifiez en terre, changer leurs délices en horribles tormens, leur ris et joye en pleurs et grincement de dents, inquiéter leur repos par merveilleux troubles de conscience : en somme, les plonger au feu éternel, et les mettre à la sujétion des fidèles, lesquels ils auront mal traittez iniquement. Car ceste-ci est la justice (comme tesmoigne sainct Paul) de donner repos aux misérables et injustement affligez : et rendre affliction aux meschans, qui affligent les bons, en ceste journée-là que le Seigneur Jésus sera révélé du ciel 2Thess. 1.6-7. Voylà certes nostre consolation unique : laquelle ostée, ou il nous sera nécessaire de perdre courage, ou bien nous flatter et amieller par soulas vains et frivoles qui nous tourneront en ruine. Car le Prophète mesme confesse qu’il a vacillé, et que ses pieds sont quasi glissez ce pendant qu’il s’arrestoit trop à réputer la félicité présente des iniques : et qu’il n’a peu consister jusques à ce qu’il a réduit sa cogitation à contempler le sanctuaire de Dieu, c’est-à-dire, à considérer quelle sera une fois la fin des bons et iniques Ps. 73.2-3, 17. Pour conclurre en un mot, je di que la croix de Christ lors finalement triomphe dedans les cœurs des fidèles, à l’encontre du diable, de la chair, du péché, de la mort et des iniques, s’ils convertissent pareillement les yeux à regarder la puissance de sa résurrection.
Chapitre X
Comment il faut user de la vie présente, et ses aides.
3.10.1
Par ceste mesme leçon l’Escriture nous instruit aussi bien quel est le droict usage des biens terriens : laquelle chose n’est pas à négliger, quand il est question de bien ordonner nostre vie. Car si nous avons à vivre, il nous faut aussi user des aides nécessaires à la vie. Et mesmes nous ne nous pouvons abstenir des choses qui semblent plus servir à plaisir qu’à nécessité. Il faut doncques tenir quelque mesure, à ce que nous en usions en pure et saine conscience, tant pour nostre nécessité comme pour nostre délectation. Ceste mesure nous est monstrée de Dieu, quand il enseigne que la vie présente est à ses serviteurs comme un pèlerinage par lequel ils tendent au royaume céleste. S’il nous faut seulement passer par la terre, il n’y a doute que nous devons tellement user des biens d’icelle, qu’ils advancent plustost nostre course qu’ils ne la retardent. Parquoy sainct Paul n’admoneste point sans cause qu’il nous faut user de ce monde-ci, ne plus ne moins que si nous n’en usions point, et qu’il nous faut acheter les héritages et possessions de telle affection comme on les vend 1Cor. 7.30-31. Mais pource que ceste matière est scrupuleuse, et qu’il y a danger de tomber tant en une extrémité qu’en l’autre, advisons de donner certaine doctrine, en laquelle on se puisse seurement résoudre. Il y en a d’aucuns bons personnages et saincts, lesquels voyans l’intempérance des hommes se desborder tousjours comme à bride avallée, sinon qu’elle soit restreinte avec sévérité, voulans d’autre part corriger un si grand mal, n’ont permis à l’homme d’user des biens corporels, sinon entant qu’il seroit requis pour sa nécessité. Ce qu’ils ont fait, pource qu’ils ne voyoyent point d’autre remède. Leur conseil procédoit bien d’une bonne affection, mais ils y sont allez d’une trop grande rigueur. Car ils ont fait une chose fort dangereuse : c’est qu’ils ont lié les consciences plus estroitement qu’elles n’estoyent liées par la Parole de Dieu. Car ils déterminent que nous servons à la nécessité, nous abstenans de toute chose dont on se puisse passer. Parquoy si on les vouloit croire, à grand’peine seroit-il licite de rien adjouster au pain bis et à l’eau. Il y a eu encores plus d’austérité en quelques-uns, comme on récite de Cratès, citoyen de Thèbes, lequel jetta ses richesses en la mer estimant que si elles ne périssoyent, luy-mesme estoit perdu. Au contraire, il y en a aujourd’huy plusieurs, lesquels voulans chercher couleur pour excuser toute intempérance en l’usage des choses externes, et lascher la bride à la chair, laquelle n’est autrement que trop prompte à se desborder, prenent un article pour résolu, que je ne leur accorde pas : c’est qu’il ne faut restreindre ceste liberté par aucune modération : mais plustost qu’on doit permettre à la conscience d’un chacun, d’en user comme elle verra estre licite. Je confesse bien que nous ne devons ne pouvons astreindre les consciences en cest endroict à certaines formules et préceptes : mais puis que l’Escriture baille reigles générales de l’usage légitime, pourquoy ne sera-il compassé et comme borné selon icelles.
3.10.2
Pour le premier point il nous faut tenir cela, que l’usage des dons de Dieu n’est point desreiglé, quand il est réduit à la fin à laquelle Dieu nous les a créez et destinez : veu qu’il les a créez pour nostre bien, et non pas pour nostre dommage. Parquoy nul ne tiendra plus droicte voye, que celuy qui regardera diligemment ceste fin. Or si nous réputons à quelle fin Dieu a créé les viandes, nous trouverons qu’il n’a pas seulement voulu pourvoir à nostre nécessité, mais aussi à nostre plaisir et récréation. Ainsi aux vestemens, outre la nécessité, il a regardé ce qui estoit honneste et décent. Aux herbes, arbres et fruits, outre les diverses utilitez qu’il nous en donne, il a voulu resjouir la veue par leur beauté, et nous donner encores un autre plaisir en leur odeur. Car si cela n’estoit vray, le Prophète ne raconteroit point entre les bénéfices de Dieu, que le vin resjouit le cœur de l’homme, et l’huile fait reluire sa face Ps. 104.15. L’Escriture ne feroit point mention çà et là, pour recommander la bénignité de Dieu, qu’il a fait tous ces biens à l’homme. Et mesmes les bonnes qualitez de toutes choses de nature, nous monstrent comment nous en devons jouir, et à quelle fin, et jusques à quel point. Pensons-nous que nostre Seigneur eust donné une telle beauté aux fleurs, laquelle se représentast à l’œil, qu’il ne fust licite d’estre touché de quelque plaisir en la voyant ? Pensons-nous qu’il leur eust donné si bonne odeur, qu’il ne voulust bien que l’homme se délectast à flairer ? D’avantage, n’a-il pas tellement distingué les couleurs, que les unes ont plus de grâce que les autres ? N’a-il pas donné quelque grâce à l’or, à l’argent, à l’yvoire et au marbre, pour les rendre plus précieux et nobles que les autres métaux et pierres ? Finalement, ne nous a-il pas donné beaucoup de choses, lesquelles nous devons avoir en estime sans qu’elles nous soyent nécessaires ?
3.10.3
Laissons là doncques ceste philosophie inhumaine, laquelle ne concédant à l’homme aucun usage des créatures de Dieu, sinon pour sa nécessité, non-seulement nous prive sans raison du fruit licite de la bénéficence divine : mais aussi ne peut avoir lieu, sinon qu’ayant despouillé l’homme de tout sentiment, elle le rende semblable à un tronc de bois. Mais aussi de l’autre costé, il ne faut pas moins diligemment aller au-devant de la concupiscence de nostre chair, laquelle se desborde sans mesure, si elle n’est tenue sous bride. D’avantage, il y en a d’aucuns (comme j’ay dit) qui sous couverture de liberté !uy concèdent toutes choses. Il la faut doncques brider premièrement de ceste reigle : c’est que tous les biens que nous avons, nous ont esté créez afin que nous en recognoissions l’autheur et magnifiions sa bénignité par action de grâces. Or où sera l’action de grâces, si par gourmandise tu te charges tellement de vin et de viandes, que tu en devienes stupide, et sois rendu inutile à servir Dieu, et faire ce qui est de ta vocation ? Où est la recognoissance de Dieu, si la chair estant incitée par trop grande abondance à vilenes concupiscences, infecte l’entendement de son ordure, jusques à l’aveugler, et luy oster la discrétion du bien et du mal ? Comment remercierons-nous Dieu de ce qu’il nous donne les habillemens que nous portons, s’il y a une somptuosité laquelle nous face enorgueillir et mespriser les autres ? s’il y a une braveté laquelle nous soit instrument pour nous servir à paillardise ? comment di-je, recognoistrons-nous nostre Dieu, si nous avons les yeux fichez à contempler la magnificence de nos habits ? Car plusieurs assujetissent tous leurs sens à délices, en telle sorte que leur esprit y est ensevely. Plusieurs se délectent tellement en or, marbre et peintures, qu’ils en devienent comme pierres, qu’ils sont comme transfigurez en métaux, et semblables à des idoles. Le flair de la cuisine en ravit tellement d’aucuns, qu’ils en sont hébétez pour ne rien appréhender de spirituel. Autant en peut-on dire de toutes autres espèces. Il appert doncques que par ceste considération, la licence d’abuser des dons de Dieu est desjà aucunement restreinte, et que ceste reigle de sainct Paul est confermée, de ne point avoir soin de nostre chair pour complaire à ses cupiditez Rom. 13.14 : ausquelles si on pardonne trop, elles jettent de terribles bouillons sans mesure.
3.10.4
Mais il n’y a point de voye plus certaine ne plus courte, que quand l’homme est ramené à contemner la vie présente, et méditer l’immortalité céleste. Car de là s’ensuyvent deux reigles. La première est, que ceux qui usent de ce monde, y doyvent avoir aussi peu d’affection comme s’ils n’en usoyent point : ceux qui se marient, comme s’ils ne se marioyent point ; ceux qui achètent, comme s’ils n’avoyent rien, selon le précepte de sainct Paul 1Cor. 7.29-31. L’autre, que nous apprenions de porter aussi patiemment et d’un cœur autant paisible, povreté, comme d’user modérément d’abondance. Celuy qui commande d’user de ce monde comme n’en usant point, non-seulement retranche toute intempérance en boire et en manger, toutes délices, trop grande ambition, orgueil, mescontentement importun, tant en édifices comme en vestemens et façon de vivre : mais aussi corrige toute solicitude et affection laquelle destourne ou empesche de penser à la vie céleste, et parer nostre âme de ses vrais ornemens. Or cela a esté vrayement dit anciennement de Caton, que là où il y a grand soin de braveté, il y a grande négligence de vertu : comme aussi le proverbe ancien porte, que ceux qui s’occupent beaucoup à traitter mollement et parer leurs corps ne se soucient guères de leur âme. Parquoy combien que la liberté des fidèles es choses extérieures ne se doyve restreindre à certaines formules, toutesfois elle est sujette à ceste loy, asçavoir, qu’ils ne se permettent que le moins qu’il leur sera possible. Au contraire qu’ils soyent vigilans à retrancher toute superfluité et vain appareil d’abondance, tant s’en faut qu’ils doyvent estre intempérans : et qu’ils se gardent diligemment de se faire des empeschemens des choses qui leur doyvent estre en aide.
3.10.5
L’autre reigle sera, que ceux qui sont en povreté, apprenent de se passer patiemment de ce qui leur défaut, de peur d’estre tormentez de trop grande solicitude. Ceux qui peuvent observer ceste modération, n’ont pas petitement proufité en l’eschole du Seigneur. Comme d’autre part, celuy qui n’a rien proufité en cest endroict, à grand’peine pourra-il rien avoir en quoy il s’approuve disciple de Christ. Car outre ce que plusieurs autres vices suyvent la cupidité des choses terriennes, il advient quasi tousjours que celuy qui endure impatiemment povreté, monstre un vice contraire en abondance. Par cela j’enten que celuy qui aura honte d’une meschante robbe, se glorifiera en une précieuse : celuy qui n’estant point content d’un maigre repas, se tormentera du désir d’un meilleur, ne se pourra point contenir en sobriété, quand il se trouvera en bon appareil : celuy qui ne se pourra tenir en basse condition ou privée, mais en sera molesté et fasché, ne se pourra pas garder d’orgueil et arrogance s’il parvient à quelques honneurs. Parquoy tous ceux qui veulent servir à Dieu sans feintise, se doyvent estudier, à l’exemple de l’Apostre, de pouvoir porter abondance et indigence Phil. 4.12 : c’est de se tenir modérément en abondance, et avoir bonne patience en povreté. L’Escriture a encores une troisième reigle pour modérer l’usage des choses terriennes : de laquelle nous avons briefvement touché en traittant les préceptes de charité. Car elle monstre que toutes choses nous sont tellement données par la bénignité de Dieu, et destinées à nostre utilité, qu’elles sont comme un dépost dont il nous faudra une fois rendre conte. Pourtant il nous les faut dispenser en telle sorte, qne nous ayons tousjours mémoire de ceste sentence, qu’il nous faut rendre conte de tout ce que nostre Seigneur nous a baillé en charge. D’avantage, nous avons à penser qui c’est qui nous appelle à conte, asçavoir Dieu, lequel comme il nous a tant recommandé abstinence, sobriété, tempérance et modestie, aussi il a en exécration toute intempérance, orgueil, ostentation et vanité : auquel nulle dispensation n’est approuvée, sinon celle qui est compassée à charité : lequel desjà a condamné de sa bouche toutes délices, dont le cœur de l’homme est destourné de chasteté et pureté, ou son entendement rendu stupide.
3.10.6
Nous avons aussi à observer diligemment, que Dieu commande à un chacun de nous, de regarder sa vocation en tous les actes de sa vie. Car il cognoist combien l’entendement de l’homme brusle d’inquiétude, de quelle légèreté il est porté çà et là, et de quelle ambition et cupidité il est solicité à embrasser plusieurs choses diverses tout ensemble. Pourtant de peur que nous ne troublissions toutes choses par nostre folie et témérité, Dieu distinguant ces estats et manière de vivre, a ordonné à un chacun ce qu’il auroit à faire. Et afin que nul n’outrepassast légèrement ses limites, il a appelé telles manières de vivre, Vocations. Chacun doncques doit réputer à son endroict que son estat luy est comme une station assignée de Dieu, à ce qu’il ne voltige et circuisse çà et là inconsidérément tout le cours de sa vie. Or ceste distinction est tant nécessaire, que toutes nos œuvres sont estimées devant Dieu par icelle : et souventesfois autrement que ne porte le jugement de la raison humaine, ou philosophique. Non-seulement le commun, mais les philosophes réputent que c’est l’acte le plus noble et excellent qu’on sçauroit faire, que de délivrer son pays de tyrannie. Au contraire, tout homme privé qui aura violé un tyran, est apertement condamné par la voix de Dieu. Toutesfois je ne me veux pas arrester à réciter tous les exemples qu’on pourroit alléguer : il suffit que nous cognoissions la vocation de Dieu nous estre comme un principe et fondement de nous bien gouverner en toutes choses : et que celuy qui ne se rangera à icelle, jamais ne tiendra le droict chemin pour deuement s’acquitter de son office. Il pourra bien faire quelque acte aucunesfois louable en apparence extérieure : mais il ne sera point accepté au throne de Dieu, quelque estime qu’il ait devant les hommes. D’avantage, si nous avons nostre vocation comme une reigle perpétuelle, il n’y aura point de certaine tenue ne correspondance entre les parties de nostre vie. Pourtant celuy qui aura addressé sa vie à ce but, l’aura très-bien ordonnée : pource que nul n’osera attenter plus que sa vocation ne porte, et ne se laissera pousser de sa propre témérité, sçachant bien qu’il ne luy est loisible de passer ses bornes. Celuy qui sera de petite estime, se contentera néantmoins paisiblement de sa condition, de peur de sortir du degré auquel Dieu l’aura colloqué. Ce sera aussi un allégement bien grand en tous soins, travaux, fascheries et autres charges, quand chacun sera persuadé que Dieu luy est guide et conducteur à cela. Les Magistrats s’employeront plus volontiers à leur charge : un Père de famille se contraindra à faire son devoir de meilleur courage : brief, chacun se portera plus patiemment en son estat, et surmontera les peines, solicitudes, chagrins et angoisses qui y sont, quand tous seront bien résolus que nul ne porte autre fardeau, sinon celuy que Dieu luy a mis sur les espaules. De là il nous reviendra une singulière consolation : c’est qu’il n’y aura œuvre si mesprisée, ne sordide, laquelle ne reluise devant Dieu, et ne soit fort précieuse, moyennant qu’en icelle nous servions à nostre vocation.
Chapitre XI
De la justification de la foy : et premièrement de la définition du mot, et de
la chose.
3.11.1
Il me semble advis que j’ay assez diligemment exposé ci-dessus, comment il ne reste qu’un seul refuge de salut aux hommes : asçavoir en la foy, puis que par la Loy ils sont tous maudits. Il me semble aussi que j’ay suffisamment traitté que c’est que foy, et quelles grâces de Dieu elle communique à l’homme, et quels fruits elle produit en luy. Or la somme a esté, que nous recevons et possédons par foy Jésus-Christ, comme il nous est présenté par la bonté de Dieu : et qu’en participant à luy, nous en avons double grâce. La première est, qu’estans par son innocence réconciliez à Dieu, au lieu d’avoir un Juge au ciel pour nous condamner, nous y avons un Père très clairement. La seconde est, que nous sommes sanctifiez par son Esprit pour méditer saincteté et innocence de vie. Or quant à la régénération, qui est la seconde grâce, il en a esté dit selon qu’il me sembloit estre expédient. La justification a esté plus légèrement touchée : pource qu’il estoit mestier d’entendre premièrement combien la foy n’est point oisive et sans bonnes œuvres, combien que par icelle nous obtenions justice gratuite en la miséricorde de Dieu : aussi d’entendre quelles sont les bonnes œuvres des saincts, esquelles gist une partie de la question que nous avons à traitter. Il faut doncques maintenant considérer plus au long ce point de la justification de foy, et tellement considérer, qu’il nous souviene bien que c’est le principal article de la religion chrestienne, afin qu’un chacun mette plus grand’peine et diligence à en sçavoir la résolution. Car comme nous n’avons nul fondement pour establir nostre salut, si nous ne sçavons quelle est la volonté de Dieu envers nous : aussi nous n’avons nul fondement pour nous édifier en piété et crainte de Dieu. Mais la nécessité de bien entendre ceste matière apparoistra mieux de l’intelligence d’icelle.
3.11.2
Or de peur de chopper dés le premier pas (ce qui adviendroit, si nous entrions en dispute d’une chose incertaine) il nous faut premièrement expliquer que signifient ces locutions, Estre justifié devant Dieu, et Estre justifié par foy ou par les œuvres. Celuy est dit estre justifié devant Dieu qui est réputé juste devant le jugement de Dieu, et est agréable pour sa justice. Car comme l’iniquité est abominable à Dieu, aussi le pécheur ne peut trouver grâce devant sa face, entant qu’il est pécheur, et pendant qu’il est tenu pour tel. Pourtant, par tout où il y a péché, là se déclaire l’ire et la vengence de Dieu. Celuy doncques est justifié qui n’est point estimé comme pécheur, mais comme juste : et à ceste cause peut consister au throne judicial de Dieu, auquel tous pécheurs trébuschent et sont confus. Comme si quelque homme accusé à tort, après avoir esté examiné du juge, est absous et déclairé innocent, on dira qu’il est justifié en justice : ainsi nous dirons l’homme estre justifié devant Dieu, lequel estant séparé du nombre des pécheurs, a Dieu pour tesmoin et approbateur de sa justice. En ceste manière nous dirons l’homme estre justifié devant Dieu par ses œuvres, en la vie duquel il y aura une telle pureté et saincteté, qu’elle méritera tiltre de justice au siège judicial de Dieu : ou bien, lequel par intégrité de ses œuvres pourra respondre et satisfaire au jugement de Dieu. Au contraire celuy sera dit justifié par foy, lequel estant exclu de la justice des œuvres, appréhende par foy la justice de Jésus-Christ : de laquelle estant vestu, il apparoist devant la face de Dieu, non pas comme pécheur, mais comme juste. Ainsi nous disons en somme, que nostre justice devant Dieu est une acceptation, par laquelle nous recevant en sa grâce, il nous tient pour justes. Et disons qu’icelle consiste en la rémission des péchez, et en ce que la justice de Jésus-Christ nous est imputée.
3.11.3
Nous avons plusieurs tesmoignages de l’Escriture et bien clairs pour confermer cela. Premièrement on ne peut nier que ceste ne soit la propre signification du mot, et la plus usitée. Mais pource qu’il seroit trop long d’amasser tous les passages pour les comparer l’un à l’autre, il suffira d’en donner quelque advertissement aux lecteurs. J’en allégueray doncques quelque peu des plus exprès. Premièrement, quand sainct Luc récite que le peuple ayant ouy Jésus-Christ, a justifié Dieu : et quand Jésus-Christ prononce que la sagesse est justifiée par ses enfans Luc 7.29, 35 : ce n’est pas à dire ou que les hommes donnent justice à Dieu, laquelle demeure tousjours parfaite en luy, combien que tout le monde tasche de l’en despouiller : ou bien qu’ils puissent faire la doctrine de salut juste, laquelle a cela de soy-mesme. Mais le sens est, que ceux desquels il est parlé, ont attribué à Dieu et à sa Parole la louange qu’ils méritoyent. A l’opposite quand Jésus-Christ reproche aux Pharisiens qu’ils se justifient Luc 16.15 : ce n’est pas qu’ils taschassent d’acquérir justice en bien faisant : mais pource que par leur ambition ils pourchassoyent d’avoir réputation de justice, combien qu’ils en fussent vuides. Ceci est assez entendu de ceux qui sont exercez en la langue hébraïque, laquelle appelle Pécheurs ou malfaiteurs non-seulement ceux qui se sentent coulpables, mais qui sont condamnez. Car Beth-sabé, en disant qu’elle et son fils Salomon seront pécheurs 1Rois 1.21, n’entend pas se charger de crime : mais elle se plaind qu’elle et son fils seront exposez à opprobre, pour estre mis du rang des malfaiteurs, si David n’y pourvoit. Et il appert par le fil du texte, que ce verbe mesme en grec et en latin ne se peut autrement prendre que pour estre estimé juste, et n’emporte point une qualité d’effect. Quant à la cause présente que nous traittons, là où sainct Paul dit que l’Escriture a préveu que Dieu justifie les gens par foy Gal. 3.8 ; Rom. 4.5 : que pouvons-nous entendre, sinon qu’il les reçoit comme justes par la foy ? Item, quand il dit que Dieu justifie le pécheur qui croit en Jésus-Christ Rom. 3.25, quel peut estre le sens, sinon qu’il délivre les pécheurs de la damnation laquelle leur impiété méritoit ? Il parle encores plus clairement en la conclusion, en disant. Qui est-ce qui accusera les esleus de Dieu, quand Dieu les justifie ? Qui est-ce qui les condamnera, puis que Christ est mort : et mesmes ressuscité, maintenant intercède pour nous Rom. 8.33-34 ? Car c’est autant comme s’il disoit. Qui est-ce qui accusera ceux que Dieu absout ? Qui est-ce qui condamnera ceux desquels Jésus-Christ a prins la cause en main, pour estre Advocat ? Justifier doncques n’est autre chose, sinon absoudre celuy qui estoit accusé, comme ayant approuvé son innocence. Pourtant, comme ainsi soit que Dieu nous justifie par le moyen de Jésus-Christ, il ne nous absout point entant que nous soyons innocens : mais c’est en nous tenant gratuitement pour justes, nous réputant justes en Christ, combien que nous ne le soyons pas en nous-mesmes. Ce qui est expliqué en la prédication de sainct Paul au chapitre XIII des Actes, quand il dit, Par Jésus-Christ vous est annoncée la rémission des péchez : et de toutes les choses desquelles vous ne pouviez estre justifiez en la Loy de Moyse, quiconque croit en luy est justifié Actes 13.38-39. Nous voyons que le mot de Justification est mis en ce passage après la rémission des péchez, comme une exposition : nous voyons qu’il est clairement prins pour absolution : nous voyons que la justification est ostée aux œuvres : nous voyons que c’est une pure grâce en Jésus-Christ : nous voyons qu’elle est receue par foy : nous voyons finalement que la satisfaction de Jésus-Christ est interposée, d’autant que c’est par luy que nous obtenons un tel bien. En ceste manière quand il est dit que le Publicain descendit du Temple justifié Luc 18.14, nous ne pouvons dire qu’il eust acquis justice par aucun mérite de ses œuvres : mais c’est à dire, qu’après avoir obtenu pardon de ses péchez, il a esté tenu pour juste devant Dieu ; ainsi il n’a point esté juste pour la dignité de ses œuvres, mais par absolution gratuite. Pourtant ceste sentence de sainct Ambroise est très-bonne, quand il dit que la confession de nos péchez est nostre vraye justification[a].
[a] In Psalm. CXVIII, serm. X.
3.11.4
Mais encores laissant la disputation du mot, si nous considérons droictement la chose, il n’y aura nulle difficulté ; car sainct Paul use de ce mot, que Dieu nous accepte quand il veut dire que Dieu nous justifie : Nous sommes, dit-il, prédestinez pour estre enfans de Dieu adoptifs par Jésus-Christ, à la louange de sa grâce glorieuse, par laquelle il nous a acceptez, ou eus pour agréables Eph. 1.5-6. Par ces mots il ne signifie autre chose que ce qu’il dit en d’autres passages, que Dieu nous justifie gratuitement Rom. 3.23. Et premièrement il dit que nous sommes justes, entant que Dieu nous répute tels de sa grâce : et enclost nostre justification en la rémission des péchez. Celuy, dit-il, est nommé Bienheureux par David, auquel Dieu impute ou alloe la justice sans œuvres : selon, qu’il est escrit, Bienheureux sont ceux ausquels les péchez sont remis Rom. 4.6-7, etc. Certes il ne traitte point là une partie de nostre justification, mais quelle elle est en son entier. Or il dit que David l’a déclairée, en prononçant ceux qui ont obtenu pardon gratuit de leurs péchez estre bienheureux ; dont il appert qu’il note ces deux choses comme opposites, Estre justifié, et Estre tenu pour coulpable : à ce que le procès soit fait à l’homme qui aura failly. Mais il n’y a nul passage meilleur pour prouver ce que je di, que quand il enseigne que la somme de l’Evangile est de nous réconcilier avec Dieu : d’autant qu’il nous veut recevoir en grâce par Christ, ne nous imputant point nos péchez 2Cor. 5.18-19. Que les lecteurs poisent diligemment tout le texte ; car tantost après il adjouste que Christ, qui estoit pur et net de péché, a esté fait péché pour nous 2Cor. 5.21 : exprimant par cela le moyen de la réconciliation ; et n’entend autre chose par le mot de Réconcilier, que justifier. Et de faict, ce qu’il dit en un autre lieu, asçavoir que nous sommes establis justes par l’obéissance de Christ Rom. 5.19, n’auroit point de tenue, si nous n’estions réputez justes en luy et hors de nous-mesmes.
3.11.5
Mais pource qu’Osiander a introduit de nostre temps un monstre je ne sçay quel de justice essencielle : par laquelle combien qu’il n’ait point voulu abolir la justice gratuite, il l’a tellement enveloppée en ténèbres, que les povres âmes ne sçauroyent comprendre en telle obscureté la grâce de Christ : devant que passer plus outre, il sera besoin de réfuter une telle resverie. Premièrement, ceste spéculation vient de pure curiosité. Il amasse bien force tesmoignages de l’Escriture pour prouver que Jésus-Christ est un avec nous, et nous un avec luy ; ce que chacun confesse tellement, que la preuve en est superflue. Mais pource qu’il n’observe point quel est le lien de ceste unité, il se jette en des liens dont il ne se peut despestrer. Et quant à nous, qui sçavons que nous sommes unis à Jésus-Christ par la vertu secrète de son Esprit, il nous sera facile de soudre toutes difficultez. Cest homme duquel je parle, s’estoit forgé quelque chose prochaine à la fantasie des Manichéens : c’est que l’âme est de l’essence de Dieu. De là il s’est encores forgé un autre erreur, qu’Adam a esté formé à l’image de Dieu, pource que devant qu’il trébuschast, Jésus-Christ estoit desjà destiné patron de la nature humaine. Mais pource que je m’estudie à briefveté, j’insisteray seulement sur ce que le lieu requiert ? Osiander débat fort que nous sommes un avec Christ. Je luy confesse : ce pendant je luy nie que l’essence de Christ soit meslée avec la nostre. Je di aussi que c’est sottement fait, de tirer ce principe à ces illusions : asçavoir que Christ nous est justice pource qu’il est Dieu éternel, et qu’il est la justice mesme, et la source d’icelle. Les lecteurs excuseront si je touche maintenant en brief les points que je réserve à déduire ailleurs, pource que l’ordre le requiert ainsi. Or combien qu’il proteste que par ce mot de Justice essencielle, il ne prétend sinon de renverser ceste sentence. Que nous sommes réputez justes à cause de Christ : toutesfois il exprime assez clairement qu’il ne se contente pas de la justice qui nous a esté acquise par l’obéissance de Christ, et le sacrifice de sa mort : et imagine que nous sommes justes substanciellelment en Dieu par une infusion de son essence. Car c’est la raison qui le meut à débatre si fort, que non-seulement Jésus-Christ, mais le Père et l’Esprit habitent en nous. Ce que je confesse bien estre vray : mais je di qu’il le tire et destourne mal à ce propos. Car il convenoit de bien noter la façon d’habiter : c’est que le Père et l’Esprit sont en Christ : et comme toute plénitude de divinité habite en luy, aussi par luy nous possédons Dieu entièrement. Parquoy tout ce qu’il met en avant du Père et de l’Esprit à part et séparément de Jésus-Christ, ne tend à autre fin qu’à divertir les simples, et les eslongner de Jésus-Christ, à ce qu’ils ne se tienent point à luy. D’avantage, il a introduit une mixtion substancielle, par laquelle Dieu s’escoulant en nous, nous fait une partie de soy. Car il répute quasi pour néant, que nous soyons unis à Jésus-Christ par la vertu de son Esprit, afin qu’estant nostre chef il nous face ses membres, sinon que son essence soit meslée avec la nostre. Mais surtout en maintenant que la justice que nous avons est celle du Père et de l’Esprit selon leur divinité, il descouvre mieux ce qu’il pense : c’est que nous ne sommes point justifiez seulement par la grâce du Médiateur, et que la justice ne nous est pas simplement ne du tout offerte en la personne d’iceluy : mais que nous participons à la justice de Dieu, quand Dieu est uni essenciellement avec nous.
3.11.6
S’il disoit seulement que Jésus-Christ en nous justifiant est fait nostre par une conjonction essencielle, et qu’il est nostre chef non-seulement entant qu’il est homme, mais pource qu’il fait descouler sur nous l’essence de sa nature divine : il se paistroit de telles fantasies avec moindre dommage, et possible qu’alors on se pourroit passer d’esmouvoir grande contention. Mais comme le principe qu’il prend est comme une seiche, laquelle en jettant son sang qui est noir comme encre, trouble l’eau d’alentour pour cacher une grande multitude de queues : si nous ne voulons souffrir à nostre escient qu’on nous ravisse la justice, laquelle seule nous donne fiance de nous glorifier de nostre salut, il nous faut résister fort et ferme à telle illusion. Osiander en toute ceste dispute estend ces deux mots de Justice et Justifier à deux choses. Car selon luy nous sommes justifiez, non pas seulement pour estre réconciliez à Dieu quand il nous pardonne gratuitement nos fautes, mais pour estre justes réalement et de faict : tellement que la justice n’est pas d’acceptation gratuite, mais de saincteté et vertu, inspirée par l’essence de Dieu laquelle réside en nous. D’avantage, il nie plat et court, que Jésus-Christ, en tant qu’il est nostre Sacrificateur, et en effaçant nos péchez a appaisé l’ire de Dieu, soit nostre justice : mais il veut que ce tiltre luy compète entant qu’il est Dieu éternel et vie. Pour prouver le premier article, asçavoir que Dieu nous justifie non-seulement en nous pardonnant nos péchez, mais aussi en nous régénérant : il demande s’il laisse ceux qu’il justifie tels qu’ils estoyent de nature, sans y rien changer ou non. A quoy la response est facile : c’est que comme on ne peut point deschirer Jésus-Christ par pièces, aussi ces deux choses sont inséparables, puis que nous les recevons ensemble et conjoinctement en luy, asçavoir justice et sanctification. Tous ceux doncques que Dieu reçoit à merci, il les revest aussi de l’Esprit d’adoption, par la vertu duquel il les reforme à son image. Mais si la clairté du soleil ne se peut séparer de la chaleur : dirons-nous pourtant que la terre soit eschautfée par la clairté, ou esclairée par la chaleur ? On ne sauroit trouver rien plus propre que ceste similitude, pour vuider ce différent. Le soleil végète la terre, et luy donne fécondité par sa chaleur, il luy donne lumière par ses rayons. Voylà une liaison mutuelle et inséparable : et toutesfois la raison ne permet point que ce qui est propre à l’un soit transféré à l’autre. Il y a une telle absurdité en ce qu’Osiander confond deux grâces diverses. Car pource que Dieu à la vérité renouvelle tous ceux qu’il accepte gratuitement pour justes, et les range à bien et sainctement vivre, ce brouillon mesle le don de renouvellement avec l’acceptation gratuite, et veut que tous les deux ne soyent qu’un. Or l’Escriture en les conjoignant les sépare toutesfois distinctement, afin que la variété des grâces de Dieu nous apparoisse tant mieux. Car ce dire de sainct Paul n’est pas superflu, que Christ nous a esté donné pour justice et sanctification 1Cor. 1.30. Et toutes fois et quantes qu’en nous voulant exhorter à saincteté et pureté de vie, il nous propose pour argument le salut qui nous a esté acquis, l’amour de Dieu et la bonté de Christ : il monstre assez clairement que c’est autre chose d’estre justifiez, que d’estre fait nouvelles créatures. Quand ce vient en l’Escriture, il corrompt autant de passages qu’il en allègue. Il glose ce passage de sainct Paul, où il est dit que la foy est réputée à justice à ceux qui n’ont point d’œuvres, mais croyent en celuy qui justifie le pécheur Rom. 4.5 : que Dieu change les cœurs et la vie, pour rendre les fidèles justes. Brief, il pervertit d’une mesme témérité tout ce quatrième chapitre aux Romains. Mesmes il desguise ce passage que j’ay allégué ci-dessus, Qui accusera les esleus de Dieu, puis qu’il les justifie Rom. 8.38 ? comme s’il estoit dit qu’ils fussent réalement justes. Et toutesfois il est tout évident que l’Apostre parle simplement de l’absolution par laquelle le jugement de Dieu est destourné de nous. Parquoy tant en sa raison principale, qu’en tout ce qu’il ameine de l’Escriture, il descouvre sa folie. Et autant luy advient-il, de dire que la foy a esté réputée à Abraham pour justice, pource qu’ayant embrassé Christ (qui est la justice de Dieu, et Dieu mesme) il avoit cheminé et vescu justement. Or la justice de laquelle il est là parlé, ne s’estend pas à tout le cours de la vie d’Abraham : mais plustost le sainct Esprit veut testifier combien qu’Abraham eust esté excellent en vertus, et qu’en y persévérant il eust augmenté sa louange, toutesfois qu’il n’a pas autrement pleu à Dieu, sinon en ce qu’il a receu la miséricorde qui luy estoit offerte par la promesse. Dont il s’ensuyt que Dieu en justifiant l’homme n’a esgard à aucun mérite : comme sainct Paul le déduit et conclud très-bien de ce passage.
3.11.7
Ce qu’il allègue que la foy n’a point la force de justifier de soy-mesme, mais d’autant qu’elle reçoit Jésus-Christ, est bien vray, et luy accorde volontiers. Car si la foy justifioit par soy de sa vertu propre : selon qu’elle est tousjours débile et imparfaite, elle n’auroit tel effect qu’en partie : et ainsi la justice ne seroit qu’à demi, pour nous donner quelque loppin de salut. Or nous n’imaginons rien de ce qu’il allègue contre nous : mais disons qu’à parler proprement, c’est Dieu seul qui justifie : puis nous transférons cela à Jésus-Christ, lequel nous a esté donné pour justice. Tiercement nous accomparons la foy à un vaisseau. Car si nous ne venons à Jésus-Christ vuides et affamez, ayans la bouche de l’âme ouverte, nous ne sommes point capables de luy. Dont il appert que nous ne luy estons point la vertu de justifier, veu que nous disons qu’on le reçoit par foy, devant que recevoir sa justice. Quant à d’autres folies extravagantes d’Osiander, tout homme de sain jugement les rejettera : comme quand il dit que la foy est Jésus-Christ, autant que s’il disoit qu’un pot de terre est le thrésor qui est caché dedans. Car il y a pareille raison que la foy, combien que de soy elle n’ait nulle dignité ne valeur, nous justifie en nous offrant Jésus-Christ : et qu’un pot plein d’or enrichisse celuy qui l’aura trouvé. Je dis doncques que c’est trop lourdement fait à luy, de mesler la foy qui n’est qu’instrument, avec Jésus-Christ qui est la matière de nostre justice, et est tant autheur que ministre d’un tel bien. Nous avons aussi desjà deslié ce nœud, asçavoir comment le mot de Foy se doit entendre quand il est parlé de nous justifier.
3.11.8
Il se transporte encores plus en la façon de recevoir Jésus-Christ : car il dit que la parole intérieure est receue par le moyen de la parole extérieure : en quoy il destourne tant qu’il est possible les lecteurs de la personne du Médiateur, lequel intercède pour nous avec son sacrifice : faisant semblant de les ravir à la divinité d’iceluy : Nous ne divisons pas Christ : mais disons combien qu’en nous réconciliant à son Père en sa chair, il nous ait donné justice, que luy-mesme est la Parole éternelle de Dieu : et qu’il ne pouvoit autrement accomplir l’office de Médiateur, et acquérir justice, s’il n’eust esté Dieu éternel. Mais la fausse glose d’Osiander est, que Jésus-Christ estant Dieu et homme, nous a esté fait justice au regard de sa nature divine, et non pas humaine. Or si cela compète proprement à la Divinité, il ne sera point spécial à Christ : mais commun avec le Père, et le sainct Esprit, veu que la justice de l’un est celle des deux autres. D’avantage il ne conviendroit pas que ce qui a esté naturellement et d’éternité, fust dit estre fait. Mais encores que nous luy calions une chose tant lourde, asçavoir que Dieu nous ait esté fait justice, comment accordera-il ce que sainct Paul entrelace, qu’il a esté fait de Dieu justice ? Certes chacun voit que sainct Paul attribue à la personne du Médiateur ce qui luy est propre : en laquelle combien que l’essence de Dieu soit contenue, toutes fois on ne laissera pas de donner à Jésus-Christ les tiltres particuliers de son office, pour les discerner d’avec le Père et le sainct Esprit. En faisant ses triomphes du passage de Jérémie, où il est dit que le Dieu éternel sera nostre justice Jér. 33.6 il ne fait que badiner. Car il n’en sauroit tirer autre chose, sinon que Jésus-Christ, lequel est nostre justice, est Dieu manifesté en chair. Nous avons allégué du sermon de sainct Paul ci-dessus, que Dieu s’est acquis l’Eglise par son sang Actes 20.23 : si quelqu’un vouloit arguer de là, que le sang qui a esté espandu pour effacer nos péchez fust divin et de l’essence de Dieu, qui est-ce qui souffriroit un erreur si énorme ? Or Osiander amenant une cavillation si puérile, pense avoir tout gagné. Il lève les crestes, et remplit beaucoup de fueillets de vanteries, combien que la solution soit simple et aisée ; asçavoir que le Dieu éternel, quand il sera fait germe de David (comme le Prophète l’exprime notamment), sera aussi justice des fidèles ; voire en mesme sens qu’Isaïe dit en la personne du Père, Mon serviteur, qui est le juste, en justifiera plusieurs par sa cognoissance Esaïe 53.11. Notons que c’est le Père qui parle, qui attribue à son Fils l’office de justifier, qui adjouste la raison, Pource qu’il est juste : qui establit le moyen de ce faire en la doctrine par laquelle Jésus-Christ est cognu. De là je conclu, que Jésus-Christ nous a esté fait justice, prenant la figure de serviteur : secondement, qu’il nous justifie entant qu’il a obéy à Dieu son Père. Par ainsi qu’il ne nous communique pas un tel bien selon sa nature divine, mais selon la dispensation qui luy est commise. Car combien que Dieu seul soit la fontaine de justice, et que nous ne soyons justes qu’en participant à luy : toutesfois pource que le malheureux divorce qui est venu par la cheute d’Adam, nous a aliénez et bannis de tous biens célestes, il nous est nécessaire de descendre à ce remède inférieur, d’avoir justice en la mort et résurrection de Jésus-Christ.
3.11.9
Si Osiander réplique : que de nous justifier c’est une œuvre si digne, qu’il n’y a nulle faculté des hommes qui y puisse suffire, je luy confesse. S’il argue de là, qu’il n’y a que la nature divine qui ait tel effect, je di qu’il se trompe trop lourdement. Car combien que Jésus-Christ n’eust peu purger nos âmes par son sang, ni appaiser le Père envers nous par son sacrifice, ni nous absoudre de la condamnation en laquelle nous estions enveloppez, ni en somme faire office de Sacrificateur, s’il n’eust esté vray Dieu (pource que toutes les facultez de la chair n’estoyent point pareilles à un si pesant fardeau) si est-ce toutesfois qu’il a accompli toutes ces choses selon sa nature humaine. Car si on demande comment nous sommes justifiez, sainct Paul respond, par l’obéissance de Christ Rom. 5.19. Or il n’a peu obéir, sinon en qualité de serviteur. Dont je conclu, que la justice nous a esté donnée en sa chair. Pareillement en ces mots, que Dieu a constitué pour sacrifice de péché celuy qui ne sçavoit que c’estoit de péché, afin que nous fussions justes en luy : il monstre que la fontaine de justice est en la chair de Christ. Dont je m’esbahi tant plus comment Osiander n’a honte, d’avoir si souvent en la bouche ce passage qui luy est si contraire. Il magnifie la justice de Dieu tant et plus : mais c’est pour triompher, comme s’il avoit gaigné ce point que la justice de Dieu nous est essencielle. Or sainct Paul dit bien que nous sommes faits justice de Dieu : mais c’est en sens bien divers, asçavoir qu’il approuve la satisfaction de son Fils. Au reste, les petis escholiers et novices doyvent sçavoir que la justice de Dieu est prinse pour celle qui est receue et acceptée en son jugement : comme sainct Jehan oppose la gloire de Dieu à celle des hommes Jean 12.43 signifiant que ceux desquels il parle ont nagé entre deux eaux : pource qu’ils aimoyent mieux garder leur bonne réputation au monde, que d’estre prisez devant Dieu. Je sçay bien que la justice est quelquesfois nommée de Dieu, pource qu’il en est l’autheur et qu’il la nous donne : mais qu’en ce passage le sens soit tel que j’ay dit, asçavoir que nous consistons devant le siège judicial de Dieu, en ce que nous sommes appuyez sur l’obéissance de Christ, on le peut veoir sans que j’en tiene plus long propos. Combien que le mot n’emporte pas beaucoup, moyennant que nous soyons d’accord en la substance, et qu’Osiander confessast que nous sommes justifiez en Christ, d’autant qu’il a esté fait pour nous sacrifice de purgation : ce qui est du tout estrange à sa nature divine. Pour ceste raison, luy-mesme voulant sceller en nos cœurs tant la justice que le salut qu’il nous a apporté, nous en propose le gage en sa chair. Vray est qu’il se nomme Le pain de vie : mais en expliquant comment et pourquoy, il adjouste que sa chair est vrayement viande et son sang vrayement bruvage : laquelle façon d’enseigner se voit très-bien aux sacremens : lesquels combien qu’ils addressent nostre foy à Jésus-Christ Dieu et homme tout entier, et non pas mi-parti, si est-ce qu’ils testifient que la matière de justice et de salut réside en sa chair : non pas que luy comme pur homme, justifie ou vivifie de soy, mais pource qu’il a pleu à Dieu de manifester ce qui estoit incompréhensible et caché en luy, en la personne du médiateur. Pour ceste cause j’ay accoustumé de dire, que Christ nous est comme une fontaine, dont chacun peut puiser et boire à son aise et à souhait : et que par son moyen les biens célestes sourdent et descoulent à nous, lesquels ne nous proufiteroyent rien demeurans en la majesté de Dieu, qui est comme une source profonde. Je ne nie pas en ce sens, que Jésus-Christ selon qu’il est Dieu et homme, ne nous justifie, et que tel effect ne soit commun au Père et au sainct Esprit : finalement que la justice dont Jésus-Christ nous fait participans, ne soit la justice éternelle de Dieu éternel, moyennant que les raisons invincibles que j’ay amenées demeurent en leur fermeté et vigueur.
3.11.10
Mais encores afin qu’il ne déçoyve les simples par ses astuces, je confesse que nous sommes privez de ce bien incomparable de justice, jusques à ce que Jésus-Christ soit fait nostre. Parquoy j’eslève en degré souverain la conjonction que nous avons avec nostre chef, la demeure qu’il fait en nos cœurs par foy, l’union sacrée par laquelle nous jouissons de luy : à ce qu’estant ainsi nostre il nous départisse les biens ausquels il abonde en perfection. Je ne di pas doncques que nous devons spéculer Jésus-Christ de loing ou hors de nous, afin que sa justice nous soit alloée : mais pource que nous sommes vestus de luy et entez en son corps : brief pource qu’il a bien daigné nous faire un avec soy. Voylà comment nous avons à nous glorifier, que nous avons droict de société en sa justice. En quoy la calomnie d’Osiander se descouvre, quand il nous reproche que nous tenons la foy pour justice : comme si nous despouillions Jésus-Christ de ce qu’il luy appartient, en disant que nous venons à luy vuides et affamez, afin d’estre remplis et rassasiez de ce qu’il a luy seul. Mais Osiander mesprisant ceste conjonction spirituelle, insiste sur ceste lourde mixtion que nous avons desjà réprouvée, et condamne furieusement ceux qui ne s’accordent point à sa resverie de la justice essencielle, pource (comme il dit) qu’ils ne pensent pas qu’on mange Jésus-Christ substanciellement en la Cène. Quant à moy, je répute à gloire d’estre injurié d’un tel présomptueux et enyvré en ses illusions : et surtout d’autant qu’il fait en général la guerre à tous ceux qui ont purement traitté l’Escriture : n’espargnant nul de ceux lesquels il devoit honorer avec modestie. Et tant plus suis-je libre à démener ceste cause rondement, n’estant point incité d’affection privée, veu qu’il ne s’est point attaché à moy. Parquoy ce qu’il maintient tant précisément et d’une telle importunité, que la justice que nous avons en Jésus-Christ est essencielle, et qu’il habite en nous essenciellement, tend premièrement à ce but que Dieu se mesle avec nous d’une mixtion telle que les viandes que nous mangeons. Car voylà comme il imagine qu’on reçoit Jésus-Christ en la Cène. Secondement que Dieu nous inspire sa justice, par laquelle nous soyons réalement et de faict justes avec luy. Car ce fantastique entend et afferme que Dieu est luy-mesme sa justice, et puis la saincteté, droicture et perfection qui sont en luy. Je ne m’amuseray point beaucoup à réfuter les tesmoignages qu’il tire par les cheveux pour les appliquer à son propos. Sainct Pierre dit que nous avons des dons hauts et précieux, pour estre faits participans de la nature divine 2Pi. 1.4 ; Osiander tire de là que Dieu a meslé son essence avec la nostre. Comme si nous estions desjà tels que l’Evangile promet que nous serons au dernier advénement de Jésus-Christ. Mais à l’opposite sainct Jehan prononce que lors nous verrons Dieu tel qu’il est, pource que nous serons semblables à luy 1Jean 3.2. J’ay voulu seulement donner quelque petit goust de ces sottises aux lecteurs, afin qu’ils cognussent que je me déporte de les réfuter : non pas qu’il me fust difficile, mais pour ne point estre ennuyeux en démenant propos superflus.
3.11.11
Il y a encores plus de venin en l’article où il dit que nous sommes justes avec Dieu. Je pense avoir desjà assez prouvé, encores que sa doctrine ne fust pas si pestilente qu’elle est, toutesfois qu’estant ainsi maigre et fade, n’ayant que vent et vanité, elle doit estre à bon droict rejettée comme sotte et inutile, de toutes gens craignans Dieu et de bon jugement. Mais c’est une impiété insupportable, de renverser toute la fiance de nostre salut sous ombre d’une justice double que ce resveur a voulu forger, et de nous ravir par-dessus les nuées pour nous retirer du repos de nos consciences, qui est appuyé en la mort de Jésus-Christ, et empescher que nous n’invoquions Dieu d’un courage paisible. Osiander se mocque de ceux qui disent que le mot de Justifier est prins de la façon commune de parler en justice, pour absoudre. Car il s’arreste là, qu’il nous faut estre réalement justes : et n’a rien en plus grand desdain que d’accorder que nous soyons justifiez par acceptation gratuite. Or sus, si Dieu ne justifie point en nous pardonnant et nous absolvant, que veut dire ceste sentence de sainct Paul jà souvent réitérée, que Dieu estoit en Christ réconciliant le monde à soy, n’imputant point aux hommes leurs péchez : d’autant qu’il a fait sacrifice de péché son Fils, afin que nous eussions justice en luy 2Cor. 5.19, 21. J’ay premièrement ce point résolu, que ceux qui sont réconciliez à Dieu sont réputez justes. La façon est quant et quant entrelacée, que Dieu justifie en pardonnant : comme en l’autre passage l’accusation est opposée à la justification. Dont il appert que justifier n’est autre chose, sinon quand il plaist à Dieu comme juge nous absoudre. Et de faict, quiconque sera moyennement exercé en la langue hébraïque, s’il est aussi quant et quant de sens rassis, n’ignore pas dont ceste façon de parler est tirée, et qu’elle vaut. D’avantage qu’Osiander me responde, quand sainct Paul dit que David nous descrit une justice sans œuvres par ces mots, Bienheureux sont ceux ausquels les péchez sont remis Rom. 4.7 ; Ps. 32.1 : asçavoir si ceste définition est entière ou à demi ? Certes il n’ameine pas le Prophète pour tesmoin qu’une partie de nostre justice soit située en la rémission de nos péchez, ou bien qu’elle aide ou supplée à justifier l’homme : mais il enclost toute nostre justice en la rémission gratuite, par laquelle Dieu nous accepte. En prononçant que l’homme duquel les péchez sont cachez est bienheureux, et auquel Dieu a remis les iniquitez, et auquel il n’impute point les transgressions : il estime la félicité non pas en ce qu’il soit juste réalement et de faict, mais en ce que Dieu l’avoue et le reçoit pour tel. Osiander réplique, qu’il seroit indécent à Dieu et contraire à sa nature, de justifier ceux qui de faict demeureroyent meschans. Mais il nous doit souvenir de ce que j’ay déclairé, que la grâce de justifier n’est point séparée de la régénération, combien que ce soyent choses distinctes. Mais puis qu’il est tant et plus notoire par l’expérience, qu’il y demeure tousjours quelques reliques de péché aux justes, il faut bien qu’ils soyent justifiez d’une autre façon qu’ils ne sont régénérez en nouveauté de vie. Car quant au second, Dieu commence tellement à réformer ses esleus en la vie présente, qu’il poursuyt cest œuvre petit à petit, et ne le parachève point jusques à la mort : en sorte que tousjours ils sont coulpables devant son jugement. Or il ne justifie pas en partie, mais afin que les fidèles estans vestus de la pureté de Christ, osent franchement comparoistre au ciel. Car une portion de justice n’appaiseroit pas les consciences, jusques à ce qu’il soit arresté que nous plaisons à Dieu, entant que nous sommes justes devant luy sans exception, Dont il s’ensuit que la vraye doctrine, touchant la justification, est pervertie, et du tout renversée, quand on tormente les esprits de quelques doutes, quand on esbranle en eux la fiance de salut, quand on retarde et qu’on empesche l’invocation de Dieu libre et franche, et mesmes quand on ne leur donne point repos et tranquillité avec joye spirituelle. Et c’est pourquoy sainct Paul prend argument des choses répugnantes, pour monstrer que l’héritage n’est point par la Loy : pource que s’il estoit ainsi, la foy seroit anéantie Rom. 4.14 laquelle ayant esgard aux œuvres, ne peut sinon chanceler, veu que le plus sainct du monde n’y trouvera point de quoy pour se confier. Ceste diversité de justifier et régénérer qu’Osiander confond, est très-bien exprimée par sainct Paul. Car en parlant de sa justice réale, ou de l’affection de bien vivre que Dieu luy avoit donnée (ce qu’Osiander appelle justice essencielle), il s’escrie avec gémissement, que je suis misérable et qui me délivrera de ce corps de mort Rom. 7.24. Puis ayant son refuge à la justice laquelle est fondée en la seule miséricorde de Dieu, il se glorifie d’une façon magnifique contre la mort, les opprobres, povreté, glaive et toutes afflictions : Qui est-ce, dit-il, qui accusera les esleus de Dieu, veu que luy les justifie ? Je suis du tout persuadé que rien ne nous séparera de l’amour qu’il nous porte en Jésus-Christ Rom. 8.35, 39. Il prononce haut et clair qu’il est doué d’une justice, laquelle seule luy suffit entièrement à salut devant Dieu : tellement que la misérable servitude pour laquelle il avoit déploré sa condition, ne dérogue rien à la fiance de se glorifier, et ne le peut empescher de parvenir à son but. Ceste diversité est assez notoire, voire mesmes familière à tous les saincts qui gémissent sous le fardeau de leurs iniquitez, et ce pendant ne laissent point d’avoir une fiance victorieuse pour surmonter toutes craintes et doutes. Ce qu’Osiander réplique que cela n’est point convenable à la nature de Dieu, retombe sur sa teste. Car en vestant les saincts d’une justice double, comme d’une robbe fourrée, si est-il contraint de confesser que nul ne plaist à Dieu sans la rémission des péchez. Si cela est vray, il faudra qu’il confesse pour le moins, que nous sommes réputez justes Prorata, comme on dit, de l’acceptation par laquelle Dieu nous a à gré. Or jusques où le pécheur estendra-il ceste gratuité de Dieu, laquelle fait qu’il soit tenu pour juste ne l’estant point ? sera-ce d’une once ou de toute la livre ? Certes il pendra branlant et chancelant, d’un costé et d’autre ne pouvant prendre tant de justice qu’il luy seroit nécessaire pour se confier de son salut. Mais il va bien, que ce présomptueux qui voudroit imposer loy à Dieu n’est point arbitre en ceste cause. Ce pendant, ceste sentence de David demeurera ferme, que Dieu sera justifié en ses paroles, et vaincra ceux qui le voudront condamner Ps. 51.4. Et quelle arrogance est-ce, je vous prie, de condamner le Juge souverain, quand il absoud gratuitement ? comme s’il ne lui estoit licite de faire ce qu’il a prononcé, J’auray pitié de celuy duquel je voudray avoir pitié Exo. 33.19 ? Et toutesfois l’intercession de Moyse, à laquelle Dieu respond ainsi, ne tendoit pas à ce qu’il ne pardonnast à nul : mais afin qu’il pardonnast à tous également, puis que tous estoyent coulpables. Au reste, nous enseignons que Dieu ensevelit les péchez des hommes, lesquels il justifie : pource qu’il hait le péché, et ne peut aimer sinon ceux qu’il advoue pour justes. Mais c’est une façon admirable de justifier, que les pécheurs estans couvers de la justice de Jésus-Christ, n’ayent point frayeur de jugement duquel ils sont dignes : et en se condamnant en eux-mesmes, soyent justifiez hors d’eux-mesmes.
3.11.12
Que les lecteurs aussi soyent advisez de bien penser au grand mystère qu’Osiander se vante de leur vouloir celer. Car après avoir longuement débatu, que nous n’acquérons point faveur envers Dieu par la seule imputation de la justice de Christ, voire d’autant qu’il n’a pas honte de dire qu’il seroit impossible à Dieu de tenir pour justes ceux qui ne le sont point : finalement il conclud, que Jésus-Christ ne nous a pas esté donné pour justice au regard de sa nature humaine, mais divine. Et combien que la justice ne se puisse trouver qu’en la personne du Médiateur, toutesfois qu’elle ne luy appartient pas entant qu’il est homme, mais entant qu’il est Dieu. En parlant ainsi il ne file plus une corde de deux justices comme au paravant : mais il oste du tout la vertu et office de justifier à la nature humaine de Jésus-Christ. Or il est besoin de noter par quelles raisons il combat. Sainct Paul au passage allégué dit, que Jésus-Christ nous a esté fait sagesse : ce qui ne convient selon Osiander qu’à la Parole éternelle. Dont il conclud que Jésus-Christ, entant qu’il est homme, n’est point nostre sagesse. Je respon que le Fils unique de Dieu a esté tousjours sa sagesse : mais que sainct Paul luy attribue ce tiltre en un sens divers : c’est qu’après qu’il a prins nostre chair, tous thrésors de sagesse et d’intelligence sont cachez en luy Col. 2.3. Parquoy ce qu’il avoit en son Père il le nous a manifesté. Par ainsi, le dire de sainct Paul ne se rapporte point à l’essence du Fils de Dieu, mais à nostre usage : et est très-bien approprié à sa nature humaine. Car combien que devant qu’avoir vestu nostre chair, il fust la clairté luisante en ténèbres : c’estoit toutesfois comme une clairté cachée, jusques à ce qu’il est venu en avant en nature d’homme pour estre le Soleil de justice. Pour laquelle cause il se nomme la clairté du mondé Jean 8.12. C’est aussi grande sottise à Osiander, d’alléguer que la vertu de justifier est beaucoup par-dessus la faculté des Anges et des hommes : veu que nous ne disputons point de la dignité de quelque créature, mais disons que cela dépend du décret et ordonnance de Dieu. Si les Anges vouloyent satisfaire à Dieu pour nous, ils n’y proufiteroyent de rien, pource qu’ils ne sont pas destinez ny establis à cela : mais c’a esté un office singulier à Jésus-Christ, lequel a esté assujeti à la Loy, pour nous racheter de la malédiction de la Loy Gal. 3.13. C’est aussi une trop vilene calomnie, d’accuser ceux qui cherchent leur justice en la mort et passion de nostre Seigneur Jésus, de ne retenir qu’une partie de Jésus-Christ, voire qui pis est, de faire deux dieux : pource que si on le veut croire, ils ne confessent pas que nous soyons justes par la justice de Dieu. Car je respon, combien que nous appelions Jésus-Christ : Autheur de vie, entant que par sa mort il a destruit celuy qui avoit l’empire de mort Héb. 2.14 : toutesfois nous ne le fraudons point de cest honneur quant à sa divinité : mais seulement distinguons comment la justice de Dieu parvient à nous, à ce que nous en puissions jouir. En quoy Osiander choppe trop lourdement. Mesmes nous ne nions pas que ce qui nous a esté ouvertement donné en Jésus-Christ, ne procède de la grâce et vertu secrette de Dieu : nous ne contredisons pas aussi, que la justice laquelle Jésus-Christ nous donne, ne soit la justice de Dieu venante de luy. Mais nous demeurons tousjours constans en cela, que nous ne pouvons trouver justice et vie qu’en la mort et résurrection de Jésus-Christ. Je laisse le grand amas des passages de l’Escriture, ausquels on apperçoit aisément son impudence. Comme quand il tire à son propos ce qui est souvent réitéré aux Pseaumes, qu’il plaise à Dieu secourir selon sa justice ses serviteurs. Je vous prie, y a-il quelque couleur en cela, pour monstrer que nous sommes d’une substance avec Dieu, pour estre secourus de luy ? Il n’y a non plus de fermeté en ce qu’il allègue, que la justice est proprement nommée celle par laquelle nous sommes esmeus à bien faire. Or puis qu’ainsi est que Dieu seul fait en nous le vouloir et l’exécution Phil. 2.13, il conclud que nous n’avons justice que de luy. Or nous ne nions pas que Dieu ne nous reforme par son Esprit en saincteté de vie : mais il faut considérer en premier lieu s’il fait cela directement, comme on dit : ou bien par la main ou le moyen de son Fils, auquel il a commis en dépost toute plénitude de son Esprit, afin que de son abondance il subveinst à la povreté et au défaut de ses membres. D’avantage, combien que la justice nous sourde de la majesté de Dieu, comme d’une source cachée, si n’est-ce pas à dire que Jésus-Christ, lequel s’est sanctifié pour nous Jean 17.19 en sa chair, ne soit nostre justice que selon sa divinité. Ce qu’il ameine outre plus est autant frivole, asçavoir que Jésus-Christ luy-mesme a esté juste de justice divine, pource que si la volonté du Père ne l’eust incité, il n’eust point satisfait à la charge qui luy estoit commise. Car combien qu’il ait dit ailleurs, que tous les mérites de Christ descoulent de la pure gratuité de Dieu, comme les ruisseaux de leur fontaine : toutesfois cela ne fait rien pour la fantasie d’Osiander, dont il esblouit les yeux des simples et des siens. Car qui sera celuy si mal advisé de luy accorder, puis que Dieu est la cause et principe de nostre justice, que nous sommes essenciellement justes, et que l’essence de la justice de Dieu habite en nous ? Isaïe dit que Dieu en rachetant son Eglise a vestu sa justice comme un harnois : a-ce esté pour despouiller Jésus-Christ de ses armes qu’il luy avoit données, pour estre parfait Rédempteur ? Mais le sens du Prophète est clair, que Dieu n’a rien emprunté d’ailleurs pour accomplir une telle œuvre, et qu’il n’a point esté aidé du secours d’autruy Esaïe 49.17. Ce que sainct Paul a briefvement déclairé par autres mots : c’est qu’il nous a donné salut pour démonstrer sa justice Rom. 3.25. Ce pendant il ne renverse pas ce qu’il dit ailleurs, que nous sommes justes par l’obéissance d’un homme Rom. 5.19. En somme, quiconque entortille deux justices pour empescher que les povres âmes ne se reposent en la seule et pure miséricorde de Dieu, fait une couronne d’espines à Jésus-Christ pour se mocquer de luy.
3.11.13
Toutesfois, pource que la pluspart des hommes imaginent une justice meslée de la foy et des œuvres, monstrons aussi devant que passer outre que la justice de foy diffère tellement de celle des œuvres, que si l’une est establie l’autre est renversée. L’Apostre dit qu’il a réputé toutes choses comme fiente pour gaigner Christ : et estre trouvé en luy n’ayant point sa propre justice, qui est de la Loy, mais celle qui est de la foy en Jésus-Christ, asçavoir la justice qui est de Dieu par foy Phil. 3.8-9. Nous voyons yci qu’il les comparage comme choses contraires : et monstre qu’il faut que celuy qui veut obtenir la justice de Christ, abandonne la siene propre. Pourtant en un autre lieu il dit, que cela a esté cause de la ruine des Juifs : que voulans dresser leur propre justice, ils n’ont point esté sujets à celle de Dieu Rom. 10.3. Si en dressant nostre propre justice nous rejettons celle de Dieu : pour obtenir la seconde, il faut que la première soit du tout abolie. C’est aussi ce qu’il entend disant que nostre gloire n’est pas excluse par la Loy, mais par la foy Rom. 3.26. Dont il s’ensuyt que tant qu’il nous demeure quelque goutte de justice en nos œuvres, nous avons quelque matière de nous glorifier. Parquoy si la foy exclud tout glorifiement, la justice de foy ne peut nullement consister avec celles des œuvres. Il démonstre cela si clairement au chapitre IV aux Romains, qu’il ne laisse lieu à aucune caviliation : Si Abraham, dit-il, a esté justifié par ses œuvres, il a de quoy se glorifier : puis il adjouste. Or est-il ainsi qu’il n’a de quoy se glorifier devant Dieu Rom. 4.2 : il s’ensuyt doncques qu’il n’est point justifié par ses œuvres. Il use après d’un autre argument, disant, Quand le loyer est rendu aux œuvres, cela ne se fait point de grâce, mais selon le devoir. Or la justice est donnée à la foy par grâce : il s’ensuyt doncques que cela ne vient point du mérite des œuvres. C’est doncques une folle fantasie de penser que la justice consiste en la foy et aux œuvres ensemble.
3.11.14
Les Sophistes, ausquels il ne chaut de dépraver l’Escriture, et qui se baignent à caviller, pensent avoir une eschappatoire bien subtile, en exposant que les œuvres dont parle sainct Paul, sont celles qui se font par les hommes non régénérez, lesquels présument de leur franc arbitre. Ainsi ils disent que cela n’appartient de rien aux bonnes œuvres des fidèles, qui se font par la vertu du sainct Esprit. Ainsi selon eux, l’homme est justifié tant par la foy que par les œuvres, moyennant que les œuvres ne soyent point propres à luy, mais dons de Christ, et fruits de la régénération. Car ils disent que sainct Paul a dit cela seulement pour convaincre les Juifs, qui estoyent trop fols et arrogans, de penser acquérir justice par leur vertu et force, veu que le seul Esprit de Christ la nous donne, et non pas le mouvement de nostre franc arbitre. Mais ils ne regardent pas que sainct Paul en un autre lieu, opposant la justice de la Loy avec celle de l’Evangile, exclud toutes œuvres, de quelque tiltre qu’on les orne ou pare. Car il dit que la justice de la Loy est, que celuy qui fera le contenu, sera sauvé : que la justice de la foy est, croire que Jésus-Christ est mort et ressuscité Rom. 10.5, 9. D’avantage, nous verrons ci-après que ce sont divers bénéfices de Christ, Sanctification et Justice. Dont il s’ensuyt, quand on attribue à la foy la vertu de justifier, que les œuvres mesmes spirituelles ne vienent point en conte. Qui plus est, sainct Paul en disant qu’Abraham n’a de quoy se glorifier envers Dieu, veu qu’il ne peut estre juste par ses œuvres, ne restreint point cela à une apparence ou quelque lustre extérieur de justice, ou à une présomption qu’eust eu Abraham de son franc arbitre : mais combien que la vie de ce sainct Patriarche ait esté presque angélique, toutesfois qu’il n’a peu avoir mérites lesquels luy acquissent justice devant Dieu.
3.11.15
Les théologiens sorboniques sont un peu plus lourds en meslant leurs préparations. Toutesfois ces renards dont j’ay parlé, abusent les simples d’une resverie aussi meschante, ensevelissans sous la couverture de l’Esprit et de grâce la miséricorde de Dieu, laquelle seule pouvoit appaiser les povres consciences craintives. Or nous confessons avec sainct Paul, que ceux qui gardent la Loy sont justifiez devant Dieu : mais pource que nous sommes bien loing de telle perfection, nous avons à conclurre que les œuvres qui nous devoyent valoir pour acquérir justice, ne nous servent de rien, pource que nous en sommes desnuez. Quant est des Sorboniques, ils s’abusent doublement : c’est qu’ils appellent Foy, une certitude d’attendre la rémunération de Dieu pour leurs mérites, et que par le nom de Grâce, ils n’entendent point le don de justice gratuite que nous recevons : mais l’aide du sainct Esprit, pour bien et sainctement vivre. Ils lisent en l’Apostre, que celuy qui approche de Dieu, doit croire qu’il est rémunérateur de ceux qui le cherchent Héb. 11.6 : mais ils ne voyent point quelle est la manière de le chercher, laquelle nous démonstrerons tantost. Qu’ils s’abusent en ce mot de Grâce, il appert de leurs livres. Car leur maistre des sentences expose la justice que nous avons par Christ, en double manière. Premièrement, dit-il, la mort de Christ nous justifie, quand elle engendre en nos cœurs charité, par laquelle nous sommes faits justes. Secondement, entant que par icelle le péché est esteint, sous lequel le diable nous tenoit captifs : tellement qu’il ne nous peut surmonter maintenant[a]. Nous voyons qu’il ne considère la grâce de Dieu que jusques-là, entant que nous sommes conduits à bonnes œuvres par la vertu du sainct Esprit. Il a voulu ensuyvre l’opinion de sainct Augustin : mais il la suyt de bien loing, et mesmes se destourne grandement de la droicte imitation. Car ce qui estoit dit clairement par ce sainct homme, il l’obscurcit : et ce qui estoit un petit entaché de vice, il le corrompt du tout. Les escholes sorboniques sont tousjours allées de mal en pis, jusques à ce qu’elles sont en la fin trébuschées en l’erreur de Pélagius. Combien encores que nous ne devons du tout recevoir la sentence de sainct Augustin : ou pour le moins la façon de parler n’est pas propre. Car combien qu’il despouille très-bien l’homme de toute louange de Justice, et l’attribue toute à Dieu, néantmoins il réfère la grâce à la sanctification dont nous sommes régénérez en nouveauté de vie.
[a] Sent., lib. III, dist. XVI, cap. XI.
3.11.16
Or l’Escriture parlant de la justice de foy, nous meine bien ailleurs : c’est qu’elle nous enseigne de nous destourner du regard de nos œuvres, pour regarder seulement la miséricorde de Dieu, et la parfaite saincteté de Christ. Car elle nous monstre cest ordre de justification, que du commencement Dieu reçoit le pécheur de sa pure et gratuite bonté, ne regardant rien en luy dont il soit esmeu à miséricorde, que la misère : d’autant qu’il le voit desnué entièrement et vuide de bonnes œuvres : et pourtant il prend de soy-mesme la cause de luy bien faire. En après il touche le pécheur du sentiment de sa bonté, afin que se desfiant de tout ce qu’il a, il remette toute la somme de son salut en ceste miséricorde qu’il luy fait. Voylà le sentiment de foy, par lequel l’homme entre en possession de son salut, quand il se recognoist par la doctrine de l’Evangile estre réconcilié à Dieu, entant que par le moyen de la justice de Christ ayant obtenu rémission de ses péchez, il est justifié. Et combien qu’il soit régénéré par l’Esprit de Dieu, si ne se repose-il pas sur les bonnes œuvres lesquelles il fait : mais est asseuré que sa justice perpétuelle gist en la seule justice de Christ. Quand toutes ces choses auront esté espluchées particulièrement, ce que nous tenons de ceste matière sera facilement expliqué, Combien qu’elles seront mieux digérées, si nous les mettons en autre ordre que nous ne les avons proposées : Mais il n’en peut guères chaloir, moyennant qu’elles soyent tellement déduites, que toute la chose soit bien entendue.
3.11.17
Il nous faut yci souvenir de la correspondance que nous avons mise ci-dessus entre la foy et l’Evangile. Car nous disons que la foy justifie, d’autant qu’elle reçoit la justice offerte en l’Evangile. Or si en l’Evangile la justice nous est offerte, par cela est forclose toute considération des œuvres. Ce que sainct Paul monstre souventesfois : mais principalement en deux lieux. Car en l’Epistre aux Romains, comparant la Loy avec l’Evangile, il parle ainsi, La justice qui est de la Loy, dit-il, est que quiconques fera le commandement de Dieu, vivra : mais la justice de foy dénonce salut à celuy qui croira de cœur, et confessera de bouche Jésus-Christ, et que le Père l’a ressuscité des morts Rom. 10.5, 9. Ne voyons-nous pas bien qu’il met ceste différence entre la Loy et l’Evangile, que la Loy assigne la justice aux œuvres : l’Evangile la donne gratuitement, sans avoir esgard aux œuvres ? C’est certes un lieu notable, et qui nous peut despescher de beaucoup de difficultez. Car c’est beaucoup fait, si nous entendons que la justice qui nous est donnée en l’Évangile, soit délivrée des conditions de la Loy. C’est la raison pourquoy il oppose tant souvent la Loy et la promesse, comme choses répugnantes. Si l’héritage, dit-il, vient de la Loy, ce n’est point de la promesse Gal. 3.18 : et autres sentences semblables qui sont au mesme chapitre. Il est certain que la Loy a aussi ses promesses. Il faut doncques que les promesses de l’Evangile ayent quelque chose de spécial et divers : si nous ne voulons dire que la comparaison soit inepte. Or que sera-ce, sinon qu’elles sont gratuites, et appuyées sur la seule miséricorde de Dieu : comme ainsi soit que les promesses légales dépendent de la condition des œuvres ? Et ne faut point que quelqu’un gergonne yci, que sainct Paul ait simplement voulu réprouver la justice que les hommes présument d’apporter à Dieu de leur franc arbitre, et de leurs forces naturelles : veu que sainct Paul sans exception prononce que la Loy n’a rien proufité en commandant, veu que nul ne l’accomplit non-seulement du vulgaire, mais des plus parfaits. Certes la dilection est le principal article de la Loy, veu que Christ nous forme et induit à icelle : pourquoy doncques ne sommes-nous justes en aimant Dieu et nos prochains, sinon que la dilection est tant débile et imparfaite aux plus saincts, qu’ils ne méritent point d’estre prisez ou acceptez de Dieu ?
3.11.18
Le second passage est cestuy-ci, Que nul ne soit justifié devant Dieu par la Loy, il appert : car le juste vivra de foy. Or la Loy n’est pas selon la foy : car elle dit, Qui fera les choses commandées, vivra en icelles Gal. 3.12. Comment l’argument consisteroit-il, sinon qu’il fust résolu premièrement que les œuvres ne vienent point en conte, mais qu’il les faut mettre en un rang à part ? La Loy, dit-il, est diverse de la foy. En quoy cela ? Il adjouste que c’est d’autant qu’elle requiert les œuvres pour justifier l’homme. Il s’ensuyt doncques que les œuvres ne sont point requises, quand l’homme doit estre justifié par foy. Il est notoire de ce que l’un est ainsi opposé à l’autre, que celuy qui est justifié par foy est justifié sans aucun mérite de ses œuvres : et mesmes hors de tout mérite. Car la foy reçoit la justice que présente l’Evangile : et est dit que l’Evangile en cela est différent d’avec la Loy, pource qu’il ne lie point la justice aux œuvres, mais la colloque en la seule miséricorde de Dieu. C’est une semblable déduction dont il use en l’Epistre aux Romains : qu’Abraham n’a point matière de se glorifier, entant que la foy luy a esté imputée à justice Rom. 4.2. Et adjouste conséquemment la raison : que lors la justice de la foy a lieu, quand il n’y a nulles œuvres ausquelles aucun loyer soit deu. Là où sont les œuvres, dit-il, le loyer est rendu comme deu : ce qui est donné à la foy, est gratuit. Ce qui s’ensuyt après, aussi bien tend a un mesme but, asçavoir que nous obtenons l’héritage céleste par foy, afin que nous entendions qu’il nous vient de grâce. Il infère que l’héritage céleste est gratuit, d’autant que nous le recevons par foy. Pourquoy cela, sinon pource que la foy sans avoir aucun appuy sur les œuvres, se repose du tout sur la miséricorde de Dieu ? Il n’y a doute qu’en ce mesme sens il ne dise ailleurs, que la justice de Dieu a esté manifestée sans la Loy, combien qu’elle ait tesmoignage de la Loy et des Prophètes Rom. 3.21. Car en excluant la Loy, il entend que nous ne sommes point aidez par nos mérites, et n’acquérons point justice par nos bienfaits : mais qu’il nous faut présenter vuides et indigens pour la recevoir.
3.11.19
Maintenant les lecteurs peuvent veoir de quelle équité usent aujourd’huy les Sophistes en cavillant nostre doctrine : c’est où nous disons que l’homme est justifié par la seule foy. Ils n’osent pas nier que l’homme ne soit justifié par foy, voyant que l’Escriture le dit tant souvent : mais pource que ce mot Seule, n’y est point exprimé, ils nous reprochent qu’il est adjouste du nostre. Si ainsi est, que respondront-ils à ces paroles de sainct Paul, où il argue que la justice n’est point de la foy, sinon qu’elle soit gratuite ? comment conviendra ce qui est gratuit avec les œuvres ? Et par quelle calomnie pourront-ils se desvelopper de ce qu’il dit ailleurs, que la justice de Dieu est manifestée en l’Evangile Rom. 1.17 ? Si elle y est manifestée, ce n’est pas à demi, ne pour quelque portion : mais plene et parfaite. Il s’ensuyt doncques que la Loy en est excluse. Et de faict, non-seulement leur tergiversation est fausse mais du tout ridicule, quand ils disent que nous adjoustons du nostre, en disant la seule foy. Car celuy qui oste toute vertu de justifier aux œuvres, ne l’attribue-il pas entièrement à la foy ? Que veulent dire autre chose ces locutions de sainct Paul, Que la justice nous est donnée sans la Loy : Que l’homme est gratuitement justifié sans aide de ses œuvres Rom. 3.21, 23 ? Ils ont yci un subterfuge bien subtil, c’est que les œuvres cérémoniales par cela sont excluses, et non pas les œuvres morales. Ce qui est très inepte, jà soit qu’ils le tienent d’Origène et aucuns autres anciens. Ils proufitent tellement en abbayant sans cesse en leur escholes, qu’ils ne sçavent pas les premiers rudimens de Dialectique. Pensent-ils que l’Apostre soit hors du sens, en amenant ces tesmoignages pour approuver sa sentence ? Qui fera ces choses, vivra en icelles. Item, Maudit sera l’homme qui n’accomplira toutes les choses yci escrites Gal. 3.10, 12 ; Deut. 27.26. Mais s’ils ne sont du tout enragez, ils ne diront pas que la vie éternelle soit promise à ceux qui observent les cérémonies, et qu’il n’y ait que les transgresseurs d’icelles maudits. S’il faut entendre ces passages de la Loy morale : il n’y a nulle doute que les œuvres morales sont excluses de pouvoir justifier. Les raisons dont ils usent, tendent à une mesme fin : comme quand il dit, Si la cognoissance de péché vient de la Loy Rom. 3.20 : la justice n’en vient pas. La Loy engendre ire de Dieu Rom. 4.15 : elle ne nous apporte point doncques de salut. Item, Puis que la Loy ne peut asseurer les consciences, elle ne peut donner justice. Item, Puis que la foy est imputée à justice, ce n’est pas pour salaire des œuvres que la justice nous est donnée : mais c’est don de Dieu gratuit. Item, Si nous sommes justifiez par foy, toute gloire est abatue. Item, Si la Loy nous pouvoit vivifier, nous aurions justice en icelle : mais Dieu a enclos toutes créatures sous péché, afin de donner le salut promis aux croyans Gal. 3.21-22. Qu’ils allèguent, s’ils osent, cela estre dit des cérémonies, et non pas des œuvres morales : mais les petis enfans se mocqueroyent de leur impudence. Que cela doncques demeure résolu, que quand la vertu de justifier est ostée à la Loy, il faut entendre la Loy universelle.
3.11.20
Or si quelqu’un s’esmerveille pourquoy l’Apostre a voulu adjouster les œuvres de la Loy, n’estant point content de dire simplement Les œuvres : nous avons la response en main. Car à ce que les œuvres soyent en quelque pris, elles prenent leur estime plustost de ce qu’elles sont approuvées de Dieu, que de leur propre dignité. Car qui osera se vanter de quelque justice envers Dieu, sinon qu’elle soit acceptée de luy ? Et qui osera luy demander aucun loyer, sinon qu’il l’ait promis ? C’est doncques de la bénéficence de Dieu que les œuvres seront dignes du tiltre de justice, et auront loyer, si aucunement elles en peuvent estre dignes. Et de faict, toute la valeur des œuvres est fondée en ce point, quand l’homme tend par icelles de rendre obéissance à Dieu. Pourtant l’Apostre voulant prouver en un autre lieu, qu’Abraham ne pouvoit estre justifié par ses œuvres, allègue que la Loy a esté publiée environ quatre cens ans après que l’alliance de grâce luy avoit esté donnée Gal. 3.17. Les ignorans se mocqueroyent de cest argument, pensans qu’il y pouvoit bien avoir des bonnes œuvres devant que la Loy fust publiée. Mais pource qu’il sçavoit bien que les œuvres n’ont autre dignité, qu’entant qu’elles sont acceptées de Dieu : il prend cela comme une chose notoire, qu’elles ne pouvoyent justifier devant que les promesses de la Loy fussent données. Nous voyons pourquoy nommément il exprime les œuvres de la Loy, voulant oster aux œuvres la faculté de justifier : asçavoir pource qu’il n’y pouvoit avoir controversie que d’icelles. Combien qu’aucunesfois simplement et sans addition il exclud toutes œuvres ; comme quand il dit que David attribue la béatitude à l’homme auquel Dieu a imputé justice sans aucunes œuvres Rom. 4.6. Ils ne peuvent doncques faire par toutes leurs cavillations que nous ne retenions la diction exclusive en sa généralité. C’est aussi en vain qu’ils cherchent une autre subtilité, c’est qu’ils disent que nous sommes justifiez par la seule foy, laquelle œuvre par charité : voulans par cela signifier que la justice est appuyée sur charité. Nous confessons bien avec sainct Paul, qu’il n’y a autre foy qui justifie sinon celle qui est conjoincte avec charité Gal. 5.6. Mais elle ne prend point de charité la vertu de justifier : mesmes elle ne justifie pour autre raison, sinon qu’elle nous introduit en la communication de la justice de Christ. Autrement seroit renversé l’argument de l’Apostre, lequel il poursuyt tant vivement, quand il dit qu’à celuy qui besongne, le loyer n’est pas imputé selon la grâce, mais selon la debte Rom. 4.4. Au contraire, à celuy qui ne besongne point, mais qui croit en celuy qui justifie l’inique, la foy est imputée ù justice. Pourroit-il parler plus clairement qu’en disant cela ? C’est qu’il n’y a nulle justice de foy, sinon quand il n’y a nulles œuvres ausquelles soit deu aucun loyer : et que lors finalement la foy est imputée à justice, quand la justice nous est donnée par grâce, non deue.
3.11.21
Maintenant regardons si ce qui a esté dit en la définition par nous mise, est vray : c’est que la justice de foy n’est autre chose que réconciliation avec Dieu, laquelle consiste en la rémission des péchez. Il nous faut tousjours revenir à ceste maxime : c’est que l’ire de Dieu est préparée à tous ceux qui persistent d’estre pécheurs. Ce qu’Isaïe a bien déclairé parlant ainsi, La main de Dieu n’est point accourcie, qu’il ne nous puisse sauver : et son aureille n’est point estoupée, qu’il ne nous puisse ouyr. Mais nos iniquitez ont fait un divorce entre luy et nous : et nos péchez ont destourné sa face de nous à ce qu’il ne nous exauce point Esaïe 59.1. Nous oyons que le péché est une division entre Dieu et l’homme, et destourne la face de Dieu du pécheur. Et de vray il ne se peut autrement faire : car c’est une chose qui ne convient nullement à sa justice, d’avoir alliance avec le péché. Pour laquelle cause sainct Paul dit que l’homme est ennemy de Dieu, jusques à ce qu’il soit restitué en sa grâce par Christ Rom. 5.10. Celuy doncques que Dieu reçoit en amour, est dit estre justifié : pource qu’il ne peut recevoir personne pour estre conjoinct avec soy, que de pécheur il ne le face juste. Nous adjoustons que cela est fait par la rémission des péchez. Car si on considère ceux qui sont réconciliez à Dieu selon leurs œuvres, on les trouvera pécheurs : et néantmoins il faut qu’ils soyent du tout purs et nets de péché. Il appert doncques que ceux que Dieu reçoit en grâce ne sont autrement faits justes, sinon qu’ils sont purifiez, entant que leurs macules sont effacées par la rémission que Dieu leur fait, tellement qu’une telle justice se peut en un mot appeler Rémission des péchez.
3.11.22
L’un et l’autre est très-bien déclairé par ces paroles de sainct Paul que j’ay amenées ci-dessus, où il dit que Dieu estoit en Christ, se réconciliant le monde, n’imputant point aux hommes leurs fautes : et nous a commis la parole de réconciliation. Après il adjouste la somme de son ambassade : c’est que celuy qui estoit pur et net de péché, a esté fait péché pour nous 2Cor. 5.19-21 : c’est-à-dire sacrifice sur lequel tous nos péchez ont esté transférez, afin que nous fussions justes en luy devant Dieu. Il nomme indifféremment Justice et Réconciliation en ce passage : tellement que nous entendons l’un estre contenu sous l’autre. La manière d’obtenir ceste justice est aussi expliquée, quand il dit qu’elle gist en ce que Dieu ne nous impute point nos péchez. Pourtant que nul ne demande plus comment c’est que Dieu nous justifie, quand sainct Paul dit expressément que c’est entant qu’il nous réconcilie à soy, ne nous imputant point nos péchez. Comme aussi en l’épistre aux Romains, il prouve que justice est imputée à l’homme sans les œuvres, par le tesmoignage de David : pource qu’il prononce l’homme bienheureux duquel les iniquitez sont remises, duquel les péchez sont cachez, et auquel les fautes ne sont point imputées Rom. 4.6. Il n’y a point de doute que David n’ait signifié Justice par le nom de Béatitude. Puis qu’il afferme qu’elle consiste en rémission des péchez, il n’est jà mestier que nous la définissions autrement. Pourtant Zacharie père de Jehan-Baptiste constitue la cognoissance de salut en la rémission des péchez Luc 1.77. Suyvant laquelle reigle sainct Paul conclud la prédication qu’il fit aux Antiochiens, de la somme de leur salut, en ceste manière : Par Jésus-Christ la rémission des péchez vous est annoncée : et de toutes les choses dont vous ne pouviez estre justifiez par la loy de Moyse, quiconque croit en luy est justifiée Actes 13.38. Il conjoinct tellement la justice avec la rémission des péchez, qu’il monstre que c’est une mesme chose. C’est doncques à bon droict qu’il argue tousjours la justice que nous obtenons par la bonté de Dieu, estre gratuite. Et ne doit ceste forme de parler sembler nouvelle quand nous disons que les fidèles sont justes devant Dieu, non point par leurs œuvres, mais par acception gratuite : veu que l’Escriture en use tant souvent, et que les anciens Docteurs mesmes parlent quelque fois ainsi ; comme sainct Augustin, quand il dit que la justice des saincts durant ceste vie consiste plus en la rémission des péchez qu’en perfection de vertu[b], à quoy respondent ces belles sentences de sainct Bernard, que la justice de Dieu est de ne point pécher : la justice de l’homme est l’indulgence et pardon qu’il obtient de Dieu. Item, que Christ nous est justice, nous faisant absoudre : et qu’il n’y a autres justes, sinon ceux qui sont receus à merci[c].
[b] De civitate Dei, lib. XIX, cap. XXVII.
[c] Serm. XXI, XXII, In Cantic.
3.11.23
De cela aussi il s’ensuyt bien que c’est par le seul moyen de la justice de Christ que nous sommes justifiez devant Dieu : ce qui vaut autant comme qui diroit, l’homme n’estre pas juste de soy-mesme : mais pource que la justice de Christ luy est communiquée par imputation ; ce qui est une chose digne d’estre diligemment observée. Car ainsi s’esvanouit ceste fantasie, de dire que l’homme soit justifié par foy, entant que par icelle il reçoit l’Esprit de Dieu, duquel il est rendu juste. Ceci est fort contraire à la doctrine ci-dessus mise : car il n’y a nulle doute que celuy qui doit chercher justice hors de soy-mesme, ne soit desnué de la siene propre. Or cela est clairement monstré de l’Apostre, quand il dit que celuy qui estoit innocent a soustenu nos forfaits, estant présenté en sacrifice pour nous afin que fussions en luy justes devant Dieu 2Cor. 5.21. Nous voyons qu’il met nostre justice en Christ, non pas en nous : que la justice ne nous appartient d’autre droict, sinon en ce que nous sommes participans de Christ : car en le possédant, nous possédons avec luy toutes ses richesses. Et ne répugne rien à cela ce qu’il dit en un autre lieu, que le péché a esté condamné de péché en la chair de Christ, afin que la justice de Dieu fust accomplie en nous Rom. 8.3-4. Où il ne signifie autre accomplissement que celuy que nous obtenons par imputation. Car le Seigneur Jésus nous communique en telle sorte sa justice, que par une vertu inénarrable elle est transférée en nous, entant qu’il appartient au jugement de Dieu. Qu’il n’ait voulu autre chose dire, il appert de la sentence qu’il avoit mise un peu au paravant : c’est que comme par la désobéissance d’un nous sommes constituez pécheurs, aussi par l’obéissance d’un nous sommes justifiez Rom. 5.19. Qu’est-ce autre chose, de colloquer nostre justice en l’obéissance de Christ, sinon affermer que nous sommes justes parce que l’obéissance de Christ nous est alloée, et receue en payement comme si elle estoit nostre ? Pourtant il me semble que sainct Ambroise a très-bien prins l’exemple d’icelle justice en la bénédiction de Jacob[d] : c’est que comme Jacob, n’ayant point mérité de soy-mesme la primogéniture, estant caché sous la personne de son frère : et vestu de sa robbe, laquelle rendoit bonne odeur, s’est insinué à son père pour recevoir la bénédiction en la personne d’autruy : ainsi qu’il nous faut cacher sous la robbe de Christ nostre frère premier-nay, pour avoir tesmoignage de justice devant la face de nostre Père céleste. Et certes c’est la pure vérité. Car pour comparoistre devant Dieu en salut, il faut que nous sentions bon de sa bonne odeur, et que nos vices soyent ensevelis de sa perfection.
[d] De Jacobo et vita beata, lib. II.
Chapitre XII
Qu’il nous convient eslever nos esprits au siège judicial de Dieu, pour estre
persuadez à bon escient de la justification gratuite.
3.12.1
Combien qu’il appert par clairs tesmoignages toutes ces choses estre très-véritables, toutesfois on ne pourra bien veoir combien elles sont nécessaires, jusques à ce que nous aurons remonstré à l’œil ce qui doit estre comme le fondement de toute ceste dispute. Pour le premier, qu’il nous souviene que nous ne tenons point propos comment l’homme se trouvera juste devant le siège de quelque juge terrien, mais devant le throne céleste de Dieu : afin que nous ne mesurions point à nostre mesure quelle intégrité il faut avoir pour satisfaire au jugement de Dieu. Or c’est merveille de quelle témérité et audace on y procède communément : et mesmes c’est chose notoire, qu’il n’y en a nuls qui osent plus hardiment et avec plus grande outrecuidance babiller de la justice des œuvres, que ceux qui sont apertement meschans : ou bien crèvent au dedans de vices et concupiscences. Cela advient de ce qu’ils ne pensent point à la justice de Dieu : de laquelle s’ils avoyent le moindre sentiment du monde, jamais ils ne s’en mocqueroyent ainsi. Or elle est mesprisée et mocquée outre raison, quand on ne la recognoist point si parfaite qu’elle n’ait rien acceptable, sinon ce qui est du tout entier, pur de toute macule, et d’une perfection où il n’y ait rien du tout à redire : ce qui ne s’est jamais peu trouver en homme vivant, et jamais ne s’y trouvera. Il est facile à un chacun de gazouiller en un anglet d’eschole, quelle dignité ont les œuvres pour justifier l’homme : mais quand on vient devant la face de Dieu, il faut laisser là tous ces fatras : car la chose est là démenée à bon escient, et non point par contentions frivoles. C’est là qu’il faut dresser nostre entendement, si nous voulons avec fruit enquérir de la vraye justice. C’est, di-je, là qu’il nous faut penser comment nous pourrons respondre à ce Juge céleste, quand il nous appellera à rendre conte. Il faut doncques que nous l’establissions en son siège : non pas tel que nostre entendement l’imagine de soy-mesme, mais tel qu’il nous est dépeint en l’Escriture[e] : asçavoir par la clairté duquel les estoilles sont obscurcies, par la vertu duquel les montagnes descoulent comme la neige au soleil, à l’ire duquel la terre est esbranlée : par la sagesse duquel les sages sont surprins en leur finesse : duquel la pureté est si grande, qu’à la comparaison d’icelle toutes choses sont souillées et contaminées : duquel les Anges ne peuvent porter la justice : lequel ne pardonne point au meschant : duquel quand la vengence est une fois enflambée, elle pénètre jusques au plus profond de la terre. Qu’il soit doncques assis pour examiner les œuvres des hommes, qui osera approcher de son throne sans trembler ? Quand le Prophète en parle, Qui habitera, dit-il, avec un feu consumant toutes choses ? avec une flamme qui ne se peut esteindre ? Celuy qui fait justice et vérité, qui est pur et entier en toute sa vie. Quiconques sera cestuy-là qu’il viene en avant Esaïe 33.14-18. Mais ceste response fait que nul ne s’y oseroit monstrer. Car de l’autre costé, ceste horrible voix nous doit faire trembler : Si tu prens garde aux iniquitez, Seigneur, qui sera-ce, ô Seigneur, qui pourra subsister Psaume 130.3 ? Il seroit certes question qu’incontinent tout le monde périst. Car comme il est escrit autre part. Se peut-il faire que l’homme estant comparé à son Dieu soit justifié, ou soit trouvé plus pur que son Créateur ? Voyci, ceux qui le servent ne sont point entiers : et il trouve à redire en ses Anges. Combien plus ceux qui habitent en maisons de fange, et sont détenus en tabernacles terriens, seront-ils abatus Job 4.17-19 ? Item, Voyci : entre ses saincts il n’y en a nul qui soit pur : et les deux ne sont point nets devant son regard. Combien est plus abominable et inutile l’homme, qui boit l’iniquité comme eau Job 15.15-16 ? Je confesse qu’au livre de Job il est fait mention d’une justice plus haute que celle qui est située en l’observation de la Loy. Et est besoin de noter ceste distinction. Car combien que quelqu’un accomplist la Loy, ce qui est impossible, si est-ce qu’il ne pourroit soustenir la rigueur de l’examen que Dieu pourroit faire prenant la balance de sa justice secrette, laquelle surmonte tous sens. Ainsi combien que Job ne se sente pas coulpable, il devient muet en son effroy, quand il oit que Dieu en sa perfection ne se contenteroit point de la saincteté des Anges. Or je laisse à présent ceste justice dont il est là fait mention, pource qu’elle est incompréhensible : seulement je di que si nostre vie est examinée à la reigle et compas de la Loy de Dieu, nous sommes par trop hébétez, si tant de malédictions qui y sont ne nous effrayent et tormentent de grande horreur. Et de faict, Dieu les y a mises pour nous esveiller. Entre les autres ceste générale nous doit bien faire trembler. Tous ceux qui n’auront accomply les choses yci escrites, sont maudits Deut. 27.26. Brief, toute ceste dispute seroit froide et sans saveur, si chacun ne s’adjourne devant le Juge céleste : et estant en souci d’obtenir absolution, s’abate de son bon gré et s’anéantisse.
[e] Voyez principalement le livre de Job.
3.12.2
C’estoit doncques là qu’il nous faloit dresser les yeux, afin d’apprendre plus tost de trembler, que de concevoir une vaine hardiesse. Car il nous est aisé (ce pendant qu’un chacun de nous s’arreste à se comparager avec les hommes) de penser que nous avons quelque chose que les autres ne doyvent point mespriser : mais quand nous venons à nous eslever à Dieu, ceste fiance est en un moment destruite et anéantie. Et pour vray il en advient autant à nostre âme envers Dieu, qu’à nostre corps envers le ciel ; car ce pendant que l’homme s’arreste à contempler ce qui est à l’entour de luy, il estime sa veue bonne et forte : mais s’il dresse l’œil au soleil, il sera tellement esblouy de sa clairté, que ce regard luy fera sentir une plus grande débilité de sa veue, qu’elle ne sembloit avoir de vertu à regarder les choses inférieures. Ne nous décevons point doncques en vaine fiance. Quand nous serons ou pareils ou supérieurs à tous autres hommes, cela n’est rien envers Dieu, à la jurisdiction duquel il appartient de cognoistre ceste cause. Que si nostre outrecuidance ne se peut douter par telles admonitions, il nous respondra ce qu’il disoit aux Pharisiens, C’estes-vous qui vous justifiez devant les hommes : mais ce qui est haut aux hommes est abominable à Dieu Luc 16.15. Allons doncques, et nous glorifions orgueilleusement entre les hommes de nostre justice, ce pendant que Dieu l’aura en abomination au ciel. Mais que font au contraire les serviteurs de Dieu, vrayement instruits de son Esprit ? Certes ils diront avec David, Seigneur, n’entre point en jugement avec ton serviteur : car nul vivant ne sera justifié devant ta face Ps. 143.2. Item avec Job, L’homme ne pourra estre juste envers Dieu : s’il veut plaidoyer contre luy, estant accusé en mille points, il ne pourra respondre à un seul Job 9.2-3. Nous oyons maintenant clairement quelle est la justice de Dieu, asçavoir laquelle ne sera point satisfaite d’aucunes œuvres humaines, et laquelle nous accusera de mille crimes, sans que nous en puissions purger un. Sainct Paul certes, qui estoit vaisseau esleu de Dieu, l’avoit bien conceu telle en son cœur, quand il confessoit que n’ayant point mauvaise conscience, il n’estoit point en cela justifié 1Cor. 4.4.
3.12.3
Ce n’est pas seulement en l’Escriture que nous avons tels exemples, mais tous les Docteurs chrestiens ont ainsi senti et parlé : comme sainct Augustin, disant que tous les fidèles qui gémissent sous le fardeau de leur chair corruptible, et en infirmité de ceste vie présente, ont ceste seule espérance, que nous avons un Médiateur, asçavoir Jésus-Christ, lequel a satisfait pour nos péchez[f]. Je vous prie, qu’emporte ceste sentence ? Car si les saincts ont ceste seule espérance, que deviendra la fiance des œuvres ? Car en disant que c’est leur espérance seule, il ne leur en laisse nulle autre. Semblablement sainct Bernard, Où est-ce, dit-il, que les infirmes trouveront vray repos et ferme seureté, qu’aux playes de nostre Sauveur ? J’habite là d’autant plus seurement, qu’il est puissant à sauver. Le monde est après pour me troubler, mon corps me grève, le diable est aux embusches pour me surprendre : je ne tomberay, d’autant que je suis appuyé sur une ferme pierre. Si j’ay griefvement péché, ma conscience est troublée : mais elle ne sera point confuse, quand il me souviendra des playes du Seigneur. De cela il conclud après : Pourtant mon mérite est la miséricorde du Seigneur. Je ne suis point povre en mérite, pendant que le Seigneur est riche en miséricorde : d’autant que les miséricordes du Seigneur sont grandes, je suis abondant en mérites. Chanteray-je mes justices ? Seigneur, il me souviendra de ta justice seule, car icelle est la mienne : car tu m’as esté fait justice de par Dieu ton Père[g]. Item en un autre passage : Voyci tout le mérite de l’homme, c’est de mettre tout son espoir en celuy qui sauve tout l’homme. Semblablement en un autre lieu, retenant la paix ou repos de conscience à soy, et laissant la gloire à Dieu, il dit, Que la gloire te demeure sans qu’on en diminue une seule goutte : c’est bien assez pour moy si j’ay paix. Je renonce du tout à gloire, de peur que si j’usurpe ce qui n’est pas mien, je perde aussi ce qui m’est donné[h]. En un autre lieu encores plus ouvertement : Pourquoy l’Eglise se souciera-elle des mérites, puis qu’elle a matière de se glorifier plus ferme et plus certaine au bon plaisir de Dieu[i]. Il ne faut point doncques demander par quels mérites nous espérons d’avoir vie : sur tout quand nous oyons par la bouche du Prophète, Je ne le feray point à cause de vous, mais à cause de moy, dit le Seigneur Ezéch. 36.22, 32. Il suffit doncques à mériter, de sçavoir que les mérites ne suffisent point : mais comme c’est assez pour mérite, de ne présumer de nuls mérites : aussi d’en estre desnué, c’est assez pour condamnation. Or quant à ce qu’il prend le mot de Mérites pour bonnes œuvres, il faut pardonner cela à la coustume de son temps : et en condamnant ceux qui n’ont point de mérites, il veut estonner les hypocrites, lesquels en se donnant toute licence s’esgayent contre la grâce de Dieu : comme il se déclaire tantost après, disant que l’Eglise est bienheureuse ayant des mérites sans présomption, et pouvant hardiment présumer sans mérites : pource qu’elle a juste matière de présomption, mais non pas de ses mérites ; elle a des mérites, mais non pas pour présumer. Il adjouste, que de ne rien présumer c’est mériter : ainsi, que l’Eglise peut d’autant plus hardiment présumer, qu’elle ne présume point : pource qu’elle a ample matière de se glorifier aux grandes miséricordes de Dieu.
[f] Ad Bonif., lib. III, cap. V.
[g] Sup. Cantic. serm. LXI.
[h] Serm. XIII, In Cantic.
[i] Serm. LXVIII.
3.12.4
Il est ainsi de vray. Car toutes les consciences qui sont bien exercitées en la crainte de Dieu, trouvent qu’il n’y a point d’autre retraite en laquelle elles se puissent seurement reposer, quand il est question de conter avec Dieu. Car si les estoilles, lesquelles semblent durant la nuict très-claires et reluisantes, perdent toute leur lumière quand elles vienent au soleil : que pensons-nous qu’il adviendra à la plus grande innocence qu’on puisse imaginer en l’homme, quand elle sera comparée avec la pureté de Dieu ? Car lors sera un examen rigoureux à merveilles, lequel atteindra jusques aux plus secrettes cogitations du cœur : et comme dit sainct Paul, révélera tout ce qui est caché en ténèbres, et descouvrira ce qui est occulte au profond du cœur 1Cor. 4.5 : contraignant la conscience, quoy qu’elle résiste ou recule, de produire en avant ce que mesmes elle a maintenant oublié. Le diable d’autre part, comme accusateur poursuyvra, pressant de près l’homme, et sçaura bien luy alléguer tous ses forfaits ausquels il l’aura incité. Là toutes les pompes et apparences des bonnes œuvres extérieures, qu’on a maintenant seules en estime, ne proufiteront de rien. Il sera question seulement de la seule syncérité du cœur. Pourtant toute hypocrisie, non-seulement celle dont ceux qui se cognoissent secrettement meschans, se contrefont devant les hommes, mais aussi celle dont un chacun se flatte devant Dieu (comme nous sommes enclins à nous décevoir par trop estimer de nous) sera confuse et trébuschera : combien qu’elle soit maintenant comme enyvrée d’orgueil et outrecuidance. Ceux qui n’eslèvent point leur sens et pensée à tel spectacle, se peuvent bien amieller pour une minute de temps, s’attribuans justice : mais telle justice, qui leur sera incontinent escousse au jugement de Dieu : ainsi qu’un homme, après avoir songé de grandes richesses, se trouve vuide quand il est esveillé. Au contraire, tous ceux qui chercheront comme devant Dieu la vraye reigle de justice, trouveront pour certain que toutes les œuvres des hommes, si on les estime selon leur dignité, ne sont qu’ordure et vilenie : et que ce qu’on juge communément estre justice, n’est que pure iniquité devant Dieu : que ce qu’on juge intégrité, n’est que pollution : ce qu’on juge gloire, n’est qu’ignominie.
3.12.5
Après avoir contemplé ceste perfection de Dieu, il nous faut lors descendre à nous regarder sans nous flatter, et sans nous décevoir en l’amour de nous-mesmes. Car ce n’est point de merveilles si nous sommes aveugles en cest endroict, ce pendant que nul de nous ne se garde de ceste folle et dangereuse affection que nous avons à nous aimer : laquelle l’Escriture monstre estre naturellement enracinée en nous. La voye d’un chacun, dit Salomon, est droicte devant ses yeux. Item, tous hommes pensent leurs voyes estre bonnes Prov. 21.2 ; 16.2. Mais quoy ? Par cest erreur un chacun est-il absous ? Plustost au contraire, comme il dit conséquemment, le Seigneur poise les cœurs : c’est-à-dire, ce pendant que l’homme se flatte en l’apparence extérieure de justice qu’il a, le Seigneur examine en sa balance toute l’iniquité et ordure cachée au cœur. Puis doncques qu’ainsi est qu’on ne proufite de rien en se flattant, ne nous trompons point nous-mesmes volontairement en nostre ruine. Or pour nous droictement esplucher, il faut tousjours rappeler nostre conscience au throne judicial de Dieu. Car sa lumière est bien requise pour révéler et descouvrir les cachettes de nostre perversité, lesquelles sont autrement trop profondes et obscures. Si nous faisons cela, lors nous verrons que veut dire ceste sentence, qu’il s’en faut beaucoup que l’homme soit justifié devant Dieu, veu qu’il n’est que pourriture et vermine inutile et abominable, et qu’il boit l’iniquité comme l’eau Job 15.16. Car qui est-ce qui sera pur et monde ? ce qui est conceu de semence immonde ? non pas un seul Job 14.4. Nous expérimenterons aussi ce que disoit Job de soy. Si je me veux monstrer innocent, ma bouche propre me condamnera : si je me veux dire juste, elle me prouvera meschant Job 9.20. Car la complainte que faisoit le Prophète de son temps, n’appartient point à un siècle seulement, mais communément à tous aages, c’est que tous ont erré comme brebis esgarées, un chacun a décliné en sa voye Esaïe 53.6. Car il comprend là tous ceux ausquels doit estre communiquée la grâce de rédemption. Or la rigueur de cest examen se doit poursuyvre jusques à ce qu’elle nous ait doutez d’un estonnement de nous-mesmes, pour nous disposer à recevoir la grâce de Jésus- Christ. Car celuy qui pense estre capable d’en jouir, sinon qu’il se soit démis de toute hautesse de cœur, se trompe grandement. Ceste sentence est notoire, que Dieu confond les orgueilleux, et donne grâce aux humbles 1Pi. 5.5 ; Jacq. 4.6.
3.12.6
Mais quel est le moyen de nous humilier, sinon qu’estans du tout vuides et povres, nous donnions lieu à la miséricorde de Dieu ? Car je n’appelle pas Humilité, si nous pensons avoir quelque chose de résidu. Et de faict, on a enseigné par ci-devant une hypocrisie pernicieuse, en conjoignant ces deux choses : qu’il nous faloit sentir humblement de nous devant Dieu, et avoir néantmoins nostre justice en quelque estime. Car si nous confessons autrement devant Dieu que nous ne pensons en nostre cœur, nous luy mentons impudemment. Or nous ne pouvons pas sentir de nous comme il appartient, que tout ce qui semble advis estre excellent en nous, ne soit entièrement mis sous le pied. Quand nous oyons doncques de la bouche du Prophète, que le salut est appareillé aux humbles Ps. 18.27 : d’autre part, ruine à la fierté des orgueilleux : premièrement pensons que nous n’avons nul accès à salut, sinon en nous démettant de tout orgueil, et en prenant vraye humilité : secondement, que ceste humilité n’est point une modestie, par laquelle nous quittions un seul poil de nostre droict pour nous abbaisser devant Dieu, (comme nous appelons entre les hommes ceux-là humbles, qui ne s’eslèvent pas en fierté, et ne desprisent point les autres, combien qu’ils se pensent valoir quelque chose) mais que c’est une déjection de nostre cœur, sans feintise, procédante d’un droict sentiment de nostre misère et povreté, dont nostre cœur soit ainsi abatu. Car l’humilité est ainsi descrite tousjours en la Parole de Dieu. Quand le Seigneur parle ainsi par Sophonie, J’osteray du milieu de toy tout homme s’esgayant, et ne laisseray sinon les affligez et les povres, et iceux espéreront en Dieu Soph. 3.11-12 : ne démonstre-il pas clairement qui sont les humbles ? asçavoir, qui sont affligez par la cognoissance de leur povreté ? Au contraire, il signifie les orgueilleux par ceux qui s’esgayent : par ce que les hommes estans en prospérité ont accoustumé de s’esgayer. D’avantage, il ne laisse rien aux humbles qu’il veut sauver, sinon la seule espérance en Dieu. Pareillement en Isaïe, A qui regarderay-je, sinon au povre, brisé et affligé en son esprit, et qui tremble à mes paroles ? Et derechef, le Seigneur haut et eslevé, habitant en son siège éternel, habitant en sa magnificence, est pareillement avec les humbles et affligez en leurs esprits, afin de vivifier l’esprit des humbles et le cœur des affligez Esaïe 66.2 ; 57.15. Quand nous oyons tant de fois le nom d’Affliction, il nous faut entendre comme une playe dont le cœur soit tellement navré, que tout l’homme en soit abatu en terre sans se pouvoir eslever. Il est besoin que nostre cœur soit navré d’une telle affliction, si nous voulons estre exaltez avec les humbles. Si cela ne se fait, nous serons humiliez par la main puissante de Dieu en nostre confusion et honte.
3.12.7
D’avantage, nostre bon Maistre non content de paroles, nous a dépeint en une similitude, comme en un tableau, la vraye image d’humilité. Car il nous propose le Publicain, lequel se tenant loing, et n’osant point lever les yeux en haut, avec grans gémissemens prie en ceste sorte, Seigneur, sois-moy propice, à moy, qui suis povre pécheur Luc 18.13. Ne pensons point que ce soyent signes d’une modestie feinte, qu’il n’ose regarder le ciel, approcher près, et qu’en frappant sa poictrine il se confesse pécheur : mais ce sont tesmoignages de l’affection du cœur. Il propose de l’autre costé le Pharisien, lequel rend grâces à Dieu de ce qu’il n’est point tel que les autres, larron, ou injuste, ou paillard : qu’il jusne deux fois la semaine, et donne les décimes de tous ses biens. Il confesse ouvertement qu’il tient sa justice de la grâce de Dieu : mais pource qu’il se confie estre juste par œuvres, il s’en retourne abominable à Dieu : au contraire, le Publicain est justifié par la cognoissance de son iniquité. Nous pouvons veoir de cela, combien est plaisante à Dieu nostre humilité, tellement qu’un cœur n’est point capable de recevoir la miséricorde de Dieu, qu’il ne soit vuide de toute opinion de sa propre dignité : de laquelle il ne peut estre occupé, que l’entrée ne soit fermée à la grâce de Dieu. Et afin qu’il n’y eust doute aucune de cela, le Seigneur Jésus a esté envoyé de son Père en terre avec ce mandement, d’apporter bonnes nouvelles aux povres, médeciner ceux qui sont affligez en leur cœur, prescher liberté aux captifs, ouverture aux enserrez, consoler les languissans, leur donner gloire au lieu de cendres, de l’huile au lieu de pleur, robbe de joye au lieu de tristesse Esaïe 61.1-3. Suyvant ce mandement, il n’invite à recevoir sa bénéficence sinon ceux qui sont chargez et travaillez. Comme il dit en l’autre passage, qu’il n’est point venu pour appeler les justes, mais les pécheurs Matt. 11.28 ; 9.13.
3.12.8
Parquoy si nous voulons donner lieu à la vocation de Christ, il faut que toute arrogance et présomption soit loing de nous. Par Arrogance j’enten l’orgueil qui s’engendre d’une folle persuasion de justice, quand l’homme pense avoir quelque chose, dont il mérite estre agréable à Dieu : par Présomption j’enten une nonchalance charnelle, qui peut estre sans aucune fiance des œuvres. Car il y a plusieurs pécheurs, lesquels d’autant qu’estans enyvrez de la douceur de leurs vices, ne pensent point au jugement de Dieu, sont tellement eslourdis en eux-mesmes, qu’ils n’aspirent nullement à la miséricorde qui leur est présentée. Or il ne faut pas moins chasser une telle nonchalance, qu’abatre toute confiance de nous-mesmes, si nous voulons estre à délivre pour courir à Christ, afin qu’il nous remplisse de ses biens. Car jamais nous ne nous confierons bien en luy, sinon en nous desfiant du tout de nous-mesmes : jamais nous ne lèverons bien nostre cœur en luy, qu’il ne soit premier abatu en nous : jamais nous ne recevrons droicte consolation de luy, sinon que nous soyons désolez en nous. Nous sommes doncques lors disposez à recevoir et obtenir la grâce de Dieu, quand nous estans démis de toute fiance de nous-mesmes, nous avons nostre seul appuy sur sa bonté : et comme dit sainct Augustin, ayans oublié nos mérites, recevons les grâces de Christ[j]. Pource que s’il cherchoit en nous quelque mérite, jamais nous ne viendrions à ces dons. Et sainct Bernard s’accorde très-bien avec luy, en accomparant les orgueilleux, qui attribuent tant peu que ce soit à leur mérite, à des serviteurs desloyaux : pource qu’ils se retienent la louange de la grâce, laquelle n’a fait que passer par eux[k]. Comme si une paroy se vantoit d’avoir engendré la clairté, laquelle elle reçoit par une fenestre. Afin de ne nous arrester point yci trop, que nous ayons ceste reigle qui est briefve, mais est générale et très-certaine : c’est que celuy qui s’est du tout anéanti et démis (je ne di pas de sa justice qui est nulle, mais de ceste ombre de justice qui nous déçoit) est deuement préparé à recevoir les fruits de la miséricorde de Dieu. Car d’autant qu’un chacun se repose plus en soy-mesme, d’autant met-il plus d’empeschement à la grâce de Dieu.
[j] De verbis Apostoli, cap. VIII.
[k] Serm. XII, In Cantic.
Chapitre XIII
Qu’il est requis de considérer deux choses en la justification gratuite.
3.13.1
Nous avons yci deux choses principales à regarder : c’est que la gloire de Dieu soit conservée en son entier, et que nos consciences puissent avoir repos et asseurance devant son jugement. Nous voyons combien de fois et en quelle diligence l’Escriture nous exhorte de rendre confession de louange à Dieu, quand il est question de justice. Mesmes l’Apostre tesmoigne que Dieu a regardé ceste fin, en nous conférant justice en Christ, de faire apparoistre la siene. Puis après il adjouste quelle est ceste démonstration : asçavoir, s’il est seul recognu juste, et justifiant celuy qui est de la foy de Jésus-Christ Rom. 3.25. Voyons-nous pas bien que la justice de Dieu n’est point assez esclarcie, sinon qu’il soit seul estimé juste, et communique le don de justice à ceux qui ne l’ont point mérité ? A ceste cause il veut que toute bouche soit fermée, et que tout le monde luy soit déclairé redevable : pource que ce pendant que l’homme a de quoy se défendre, la gloire de Dieu est d’autant diminuée. Pourtant il monstre en Ezéchiel, combien son Nom est glorifié de ce que nous recognoissons nostre iniquité. Il vous souviendra, dit-il, de vos œuvres et de tous vos forfaits, ausquels vous avez esté pollus : et vous desplairez en vous-mesmes en tous les péchez que vous avez commis. Et lors vous sçaurez que je suis le Seigneur, quand je vous auray fait miséricorde à cause de mon Nom, et non pas selon vos péchez et œuvres meschantes Ezéch. 20.43-44. Si cela est contenu en la vraye cognoissance de Dieu, qu’estans abatus, et comme menuisez de la cognoissance de nostre propre iniquité, nous réputions que Dieu nous fait bien sans que nous en soyons dignes : qu’est-ce que nous tentons avec nostre grand mal, de desrober à Dieu la moindre goutte du monde de ceste louange de bonté gratuite ? Semblablement Jérémie, criant que le sage ne se glorifie point en sa sagesse, ne le riche en ses richesses, ne le fort en sa force : mais que celuy qui se glorifie, se glorifie en Dieu Jér. 9.23-24 : ne dénote-il point par cela qu’il périt quelque partie de la gloire de Dieu, si l’homme se glorifie en soy-mesme ? Et de faict sainct Paul applique ce passage à ce propos, quand il dit que tout ce qui appartient à nostre salut a esté commis à Jésus-Christ comme en dépost, afin que nul ne se glorifie qu’en Dieu seul. Car il signifie que tous ceux qui cuident rien avoir de leur propre, se dressent contre Dieu pour obscurcir sa gloire.
3.13.2
Certes il est ainsi, que jamais nous ne nous glorifions en Dieu droictement, sinon estans démis de nostre propre gloire. Plustost il nous faut avoir ceste reigle générale, que quiconque se glorifie en soy, se glorifie contre Dieu. Car sainct Paul dit que lors finalement les hommes sont assujetis à Dieu quand toute matière de gloire leur est ostée. Pourtant Isaïe en dénonçant qu’Israël aura sa justice en Dieu, adjouste qu’il y aura aussi sa louange Esaïe 45.25, Comme s’il disoit que c’est la fin pour laquelle sont justifiez les esleus de Dieu, à ce qu’ils se glorifient en luy, et non ailleurs. Or la manière d’avoir nostre louange en Dieu, il l’avoit enseignée en la sentence prochaine : c’est que nous jurions nostre justice et nostre force estre en luy. Notons qu’il n’y a point une simple confession requise : mais confermée de jurement : afin qu’il ne nous semble que nous nous puissions acquitter de je ne sçay quelle humilité feinte. Et ne faut point que quelqu’un allègue qu’il ne se glorifie point, quand il répute sa propre justice sans arrogance. Car une telle estime ne peut estre, qu’elle n’engendre confiance, et confiance ne peut estre qu’elle n’enfante gloire. Qu’il nous souviene doncques que nous avons tousjours à regarder ce but, en disputant de la justice : c’est que la louange d’icelle demeure plene et entière à Dieu : puis que pour démonstrer sa justice, comme dit l’Apostre, il a espandu sa grâce sur nous afin d’estre juste, et justifiant celuy qui est de la foy de Christ Rom. 3.25. Pourtant en un autre lieu, après avoir dit que Dieu nous a donné salut, pour exalter la gloire de son Nom, comme répétant une mesme sentence, il dit derechef, Vous estes sauvez gratuitement : et ce du don de Dieu, non pas de vos œuvres, afin que nul ne se glorifie Eph. 2.8. Et sainct Pierre nous advertissant que nous sommes appelez en espérance de salut, pour raconter les louanges de celuy qui nous a tirez des ténèbres en sa clairté admirable 1Pi. 2.9, veut induire les fidèles à tellement chanter les louanges de Dieu seules, qu’elles imposent silence à toute présomption de la chair. En somme, il faut conclurre que l’homme ne se peut attribuer une seule goutte de justice sans sacrilège : veu que c’est autant amoindrir et abbaisser la gloire de la justice de Dieu. Certes il est ainsi, que jamais nous ne nous glorifions en Dieu droictement, sinon estans démis de nostre propre gloire. Plustost il nous faut avoir ceste reigle générale, que quiconque se glorifie en soy, se glorifie contre Dieu. Car sainct Paul dit que lors finalement les hommes sont assujetis à Dieu quand toute matière de gloire leur est ostée. Pourtant Isaïe en dénonçant qu’Israël aura sa justice en Dieu, adjouste qu’il y aura aussi sa louange Esaïe 45.25, Comme s’il disoit que c’est la fin pour laquelle sont justifiez les esleus de Dieu, à ce qu’ils se glorifient en luy, et non ailleurs. Or la manière d’avoir nostre louange en Dieu, il l’avoit enseignée en la sentence prochaine : c’est que nous jurions nostre justice et nostre force estre en luy. Notons qu’il n’y a point une simple confession requise : mais confermée de jurement : afin qu’il ne nous semble que nous nous puissions acquitter de je ne sçay quelle humilité feinte. Et ne faut point que quelqu’un allègue qu’il ne se glorifie point, quand il répute sa propre justice sans arrogance. Car une telle estime ne peut estre, qu’elle n’engendre confiance, et confiance ne peut estre qu’elle n’enfante gloire. Qu’il nous souviene doncques que nous avons tousjours à regarder ce but, en disputant de la justice : c’est que la louange d’icelle demeure plene et entière à Dieu : puis que pour démonstrer sa justice, comme dit l’Apostre, il a espandu sa grâce sur nous afin d’estre juste, et justifiant celuy qui est de la foy de Christ Rom. 3.25. Pourtant en un autre lieu, après avoir dit que Dieu nous a donné salut, pour exalter la gloire de son Nom, comme répétant une mesme sentence, il dit derechef, Vous estes sauvez gratuitement : et ce du don de Dieu, non pas de vos œuvres, afin que nul ne se glorifie Eph. 2.8. Et sainct Pierre nous advertissant que nous sommes appelez en espérance de salut, pour raconter les louanges de celuy qui nous a tirez des ténèbres en sa clairté admirable 1Pi. 2.9, veut induire les fidèles à tellement chanter les louanges de Dieu seules, qu’elles imposent silence à toute présomption de la chair. En somme, il faut conclurre que l’homme ne se peut attribuer une seule goutte de justice sans sacrilège : veu que c’est autant amoindrir et abbaisser la gloire de la justice de Dieu.
3.13.3
D’avantage, si nous cherchons comment la conscience peut avoir repos et resjouissance devant Dieu, nous ne trouvons point d’autre moyen, sinon qu’il nous confère justice de sa bénignité gratuite. Que nous ayons tousjours en mémoire ce dire de Salomon, Qui est-ce qui dira, J’ay nettoyé mon cœur : je suis purifié de mes péchez Prov. 20.9 ? Certes il n’y en a pas un qui ne soit chargé d’ordures infinies. Que les plus parfaits doncques descendent en leur conscience, et ameinent leurs œuvres à conte : quelle issue auront-ils ? se pourront-ils reposer, et avoir liesse de cœur, comme ayans fait avec Dieu ? Ne seront-ils pas plustost deschirez d’horribles torments, sentans toute matière de damnation estre résidente en eux, s’ils sont estimez par leurs œuvres ? Il faut certes que la conscience, si elle regarde Dieu, ait paix et concorde avec son jugement : ou bien qu’elle soit assiégée des terreurs d’enfer. Nous ne proufitons doncques rien en disputant de justice, sinon que nous establissions une telle justice, en la fermeté de laquelle l’âme estant fondée, puisse consister au jugement de Dieu. Quand nostre âme aura de quoy pour apparoistre devant Dieu sans estre estonnée, et attendre et recevoir sans doute et sans crainte son jugement, lors nous pouvons penser que nous avons trouvé une justice qui n’est point contrefaite. Ce n’est point doncques sans cause que l’Apostre presse et poursuyt tant fort ceste raison : des paroles duquel j’aime mieux user que des mienes : Si nous avons, dit-il, par la Loy la promesse de nostre héritage, la foy est anéantie, la promesse est abolie Rom. 4.14. Il infère premièrement, que la foy est évacuée et anéantie, si la justice regarde les mérites de nos œuvres, ou si elle dépend de l’observation de la Loy. Car nul ne pourroit seulement acquiescer en icelle, veu que jamais ne se trouvera personne qui s’ose promettre d’avoir satisfait à la Loy : comme de faict nul n’y satisfait plenement par ses œuvres. De laquelle chose afin que nous ne cherchions pas loing les probations, un chacun se peut servir de tesmoin en son endroict, quand il se voudra regarder de droict œil. Un chacun doncques seroit vexé de doute, puis après accablé de désespoir, en réputant en soy-mesme de combien gros fardeau de debtes il seroit grevé, et combien il seroit loing de la condition qui luy seroit proposée. Voylà desjà la foy opprimée et esteinte. Car vaguer, varier, estre agité haut et bas, douter, vaciller, estre tenu en suspens, finalement désespérer, n’est pas avoir fiance : mais c’est de confermer son cœur en une certitude constante et arrestée, et avoir un appuy solide où on se puisse reposer.
3.13.4
Il adjouste en second lieu, que la promesse seroit cassée et anéantie. Car si l’accomplissement d’icelle dépendoit de nostre mérite, quand serions-nous venus jusques à ce point de mériter la grâce de Dieu ? mesmes ce second membre se peut déduire de l’autre. Car la promesse ne sera point accomplie, sinon en ceux qui l’auront receue en foy. Pourtant, si la foy est décheue, la promesse n’a plus de vertu. Pourtant nous obtenons l’héritage en foy, afin qu’il soit fondé sur la grâce de Dieu : et qu’ainsi la promesse soit establie. Car elle est très-bien confermée, quand elle est appuyée sur la seule miséricorde de Dieu : d’autant que sa miséricorde et vérité sont conjoinctes ensemble d’un lien perpétuel : c’est-à-dire, tout ce que le Seigneur nous promet de sa bénignité, il nous le tient fidèlement. Pourtant David, devant que requérir que le salut luy soit donné selon la Parole de Dieu, met premièrement la cause en la miséricorde d’iceluy : Que tes miséricordes, dit-il, vienent sur moy, et ton salut selon ta promesse Ps. 119.76. C’est doncques yci qu’il nous faut arrester et profondément ficher toute nostre espérance : non pas destourner le regard à nos œuvres, pour en avoir quelque secours. Et de faict, sainct Augustin conseille d’en faire ainsi, afin que cela ne semble nouveau à personne : Jésus-Christ, dit-il, régnera à jamais en ses serviteurs. Dieu l’a ainsi promis, Dieu l’a dit : et si cela ne suffit, Dieu l’a juré. Parquoy d’autant que la promesse qu’il en a faite est ferme, non point à cause de nos mérites, mais selon sa miséricorde, il nous faut confesser sans crainte ce dont nous ne pouvons douter[l]. Pareillement sainct Bernard, Les disciples, dit-il, demandèrent à Jésus, Qui sera sauvé ? Il leur respondit que cela estoit impossible aux hommes, mais non pas à Dieu. Voyci doncques nostre fiance, voyci nostre consolation unique, voyci tout le fondement de nostre espérance[m]. Mais combien que nous soyons certains de son pouvoir : que dirons-nous de la volonté ? Qui est-ce qui sçait s’il sera digne de haine ou d’amour Ecc. 9.1 ? Qui est-ce qui a cognu le vouloir du Seigneur, ou a esté son conseiller 1Cor. 2.16 ? Il faut qu’en cest endroict la foy nous subvient Zach. 3.10. Il faut que la vérité nous secoure, afin que ce qui est caché de nous au cœur du Père, nous soit révélé par l’Esprit : et que son Esprit en nous rendant tesmoignage, nous persuade que nous sommes enfans de Dieu : qu’il le nous persuade, di-je, en nous appelant, et en nous justifiant gratuitement par la foy, qui est comme le moyen entre la prédestination de Dieu et la gloire de la vie éternelle. Brief, il nous faut ainsi conclurre : L’Escriture dénonce que les promesses de Dieu n’ont nulle vigueur et effect, qu’elles ne soyent receues de certaine fiance de cœur : d’autre part, elle déclaire que s’il y a doute ou incertitude au cœur, qu’elles sont rendues vaines. Puis après elle enseigne que nous ne pouvons autre chose que vaciller et trembler, si icelles promesses sont appuyées sur nos œuvres. Il faut doncques ou que toute justice nous soit ostée, ou que les œuvres ne vienent point en considération : mais plustost que la seule foy ait lieu, de laquelle la nature est de fermer les yeux, et dresser les aureilles : c’est-à-dire, d’estre fichée du tout en la seule promesse de Dieu, sans avoir esgard à aucune dignité ou mérite de l’homme. Ainsi est vérifiée ceste belle promesse de Zacharie : que quand l’iniquité de la terre aura esté effacée, un chacun appellera son voisin sous sa vigne et sous son figuier Zach. 3.10. Auquel lieu le Prophète signifie, que les fidèles n’ont autre jouissance de paix, qu’après avoir obtenu rémission de leurs péchez. (Car il faut entendre la coustume ordinaire des Prophètes : c’est que quand ils traittent du règne de Christ, ils proposent les bénédictions terriennes de Dieu comme figures, pour nous représenter les biens spirituels.) De là vient aussi que Christ est nommé maintenant Roy de paix Esaïe 9.5, maintenant Nostre paix Eph. 2.14 : pource que c’est luy qui appaise tous les troubles de la conscience. Si on demande par quel moyen : il faut nécessairement venir au sacrifice, par lequel Dieu a esté appaisé. Car jamais l’homme ne cessera de trembler en soy-mesme, jusques à ce qu’il viene à se bien résoudre que Dieu nous est fait propice seulement par la satisfaction que Christ a faite en portant la pesanteur de son ire. Brief, il ne nous faut chercher paix ailleurs qu’aux espovantemens et frayeurs de Christ nostre Rédempteur.
[l] In Psalm. LXXXVIII Tract. priore.
[m] Serm. V, In dedicat. templi.
3.13.5
Mais qu’est-ce que j’ameine un tesmoignage aucunement obscur, veu que sainct Paul déclaire si ouvertement par tout qu’il n’y demeure nulle joye paisible aux consciences, si ce point n’est résolu, que nous sommes justifiez par foy ? Il explique quant et quant dont vient telle certitude : asçavoir quand l’amour de Dieu est espandue en nos cœurs par le sainct Esprit Rom.5.1, 5 : comme s’il disoit que nos âmes ne peuvent autrement estre appaisées, que nous ne soyons du tout persuadez que nous sommes agréables à Dieu. Et voylà pourquoy ailleurs il s’escrie en la personne de tous fidèles : Qui est-ce qui nous séparera de l’amour de Dieu qui est en Jésus-Christ Rom. 8.35 ? Car jusques à ce que nous soyons arrivez à ce port, nous tremblerons à chacune bouffée de vent : mais ce pendant que Dieu se monstrera Pasteur envers nous, il y aura asseurance, voire en obscureté de mort Ps. 23.4. Parquoy tous ceux qui babillent que nous sommes justifiez par foy d’autant qu’après estre régénérez nous vivons justement, n’ont jamais gousté la douceur de ceste grâce, pour se confier que Dieu leur seroit propice. Dont il s’ensuyt qu’ils ne sçavent que c’est de bien et deuement prier, non plus que les Turcs et tous autres Payens. Car il n’y a vraye foy, tesmoin sainct Paul, sinon celle qui nous suggère ce nom tant doux et amiable de Père pour invoquer Dieu franchement : et mesmes qui nous ouvre la bouche pour oser crier haut et clair, Abba, Père Rom. 8.15 ; Gal.4.6. Ce qu’il explique ailleurs encores mieux, en disant que nous avons hardiesse et accès à Dieu en Jésus-Christ, avec fiance par la foy d’iceluy Eph.3.12. Cela ne peut venir du don de régénération, lequel comme il est imparfait pendant que nous vivons en la chair, aussi est enveloppé en beaucoup d’occasions de douter. Dont il est nécessaire de venir à ce remède, que les fidèles s’asseurent que le seul droict et tiltre qu’ils ont d’espérer que le royaume des cieux leur appartient, c’est qu’estans entez au corps de Christ ; ils sont gratuitement réputez justes. Car la foy n’apporte point de soy vertu pour nous justifier, ou nous acquérir grâce devant Dieu : mais reçoit de Christ ce qui nous défaut.
Chapitre XIV
Quel est le commencement de la justification, et quels en sont les avantages
continuels.
3.14.1
Pour esclarcir encores plus la matière, examinons quelle peut estre la justice de l’homme pour tout le cours de sa vie. Or il nous faut yci mettre quatre degrez. Car ou l’homme estant destitué de la cognoissance de Dieu, est enveloppé en idolâtrie : ou ayant receu la Parole et les Sacremens, et ce pendant vivant dissoluement, renonce en ses œuvres le Seigneur, lequel il confesse de bouche, et par ainsi n’est Chrestien que de tiltre et profession : ou il est hypocrite, cachant sa perversité sous couverture de preud’hommie : ou estant régénéré par l’Esprit de Dieu, s’adonne de cœur à suyvre saincteté et innocence. Quant au premier genre, d’autant qu’il faut estimer telle manière de gens en leur naturel, depuis le coupet de la teste jusques à la plante des pieds, on n’y trouvera un seul grain de bien : si ce n’est que nous vueillons arguer l’Escriture de fausseté, quand elle donne ces tiltres à tous enfans d’Adam, asçavoir, qu’ils sont d’un cœur pervers et endurcy : que tout ce qu’ils peuvent forger de leur première jeunesse n’est que malice : que toutes leurs cogitations sont vaines : qu’ils n’ont point de crainte de Dieu devant leurs yeux : que nul d’eux n’a intelligence : que nul ne cherche Dieu : en somme, qu’ils sont chair : sous lequel vocable sont entendues toutes les œuvres que sainct Paul récite, paillardise, ordure, impudicité, dissolution, idolâtrie, empoisonnemens, inimitiez, contentions, émulations, ires, noises, dissensions, sectes, envies, homicides, et tout ce qui se peut penser de vilenie et abomination Jér. 17.9 ; Gen. 8.21 ; Ps. 94.11 ; 14.2 ; Gen. 6.3 ; Gal. 5.19. Voylà la belle dignité, en fiance de laquelle ils se doyvent enorgueillir. S’il y en a aucuns entre eux qui ayent quelque apparence d’honnesteté en leurs mœurs, dont ils puissent acquérir opinion de saincteté entre les hommes : puis que nous sçavons que Dieu ne se soucie de la pompe extérieure, si nous voulons que telle honnesteté vaille quelque chose pour les justifier, il faut venir à la fontaine et source des œuvres : il faut, di-je, regarder de près de quelle affection procèdent telles œuvres. Or combien que la matière me face grande ouverture à parler, toutesfois pource que la chose se peut despescher en peu de paroles, je suyvray la briefveté tant qu’il me sera possible.
3.14.2
Pour le commencement, Je ne nie pas que toutes les vertus qui apparoissent en la vie des infidèles et idolâtres, ne soyent dons de Dieu. Et ne suis si eslongné de jugement humain, que je vueille dire qu’il n’y ait nulle différence entre la justice, modération et équité de Tite et de Trajan, qui ont esté bons Empereurs romains, et entre la rage, intempérance et cruauté de Caligula, Néron ou Domitian, qui ont régné comme bestes furieuses : entre les vilenes paillardises de Tibérius et la continence de Vespasian : et (afin de ne nous arrester en chacun vice ou vertu particulière) qu’il n’y ait à dire entre l’observation des loix et le contemnement. Car il y a telle diversité entre le bien et le mal, qu’elle apparoist mesme en ceste image morte. Car quel ordre resteroit au monde, si ces choses estoyent confondues ensemble ? Pourtant le Seigneur non-seulement a imprimé au cœur d’un chacun ceste distinction entre les œuvres honnestes et vilenes, mais aussi l’a confermée souvent par sa providence. Car nous voyons comment il donne plusieurs bénédictions de la vie présente à ceux qui s’estudient à vertu entre les hommes. Non pas que ceste ombre et image de vertu mérite le moindre de ses bénéfices : mais il luy plaist de monstrer ainsi combien il aime la vraye vertu, en ce qu’il ne laisse point sans quelque rénmnération temporelle, celle qui n’est qu’extérieure et simulée. Dont il s’ensuyt, ce que nous avons n’aguères confessé, ces vertus telles quelles, ou plustost ces simulachres de vertus, estre dons procédans de luy : veu qu’il n’y a rien de louable qui n’en procède.
3.14.3
Néantmoins ce qu’escrit sainct Augustin ne laisse pas d’estre vray : c’est que tous ceux qui sont estranges de la religion d’un seul Dieu, combien qu’on les ait en admiration pour l’estime qu’on a de leur preud’hommie, non-seulement ne sont dignes de nulle rémunération, mais plustost sont dignes de punition, en ce qu’ils contaminent les dons de Dieu par la pollution de leur cœur[n]. Car combien qu’ils soyent instrumens de Dieu pour conserver et entretenir la compagnie des hommes en justice, continence, amitié, prudence, tempérance et force, toutesfois ils exécutent ces bonnes œuvres de Dieu très-mal. Car ils sont retenus de mal faire, non point de pure affection d’honnesteté ou de justice, mais par ambition ou amour d’eux-mesmes, ou quelque autre considération oblique et perverse. Puis doncques que leurs œuvres sont corrompues de l’impureté du cœur, comme de leur première origine, elles ne méritent non plus d’estre mises entre les vertus que font les vices, qui pour quelque similitude et affinité qu’ils ont avec les vertus, déçoyvent les hommes. Et pour le faire court, puis que nous savons que ceste est la fin unique et perpétuelle de justice et droicture, que Dieu soit honoré : tout ce qui tend ailleurs, à bon droict perd le nom de droicture. Puis doncques que telle manière de gens ne regardent point le but que la sagesse de Dieu a ordonné, combien que ce qu’ils font semble bon en l’action externe, toutesfois pour la mauvaise fin est péché. Il conclud doncques que tous ceux qui ont esté prisez entre les Payens ont tousjours péché en l’apparence qu’ils ont eue de vertu, d’autant qu’estans desnuez de la clairté de foy, ils n’ont pas rapporté leurs œuvres, qu’on a tenues pour vertueuses, à la fin qu’ils devoyent.
[n] Contra Julian., lib. IV.
3.14.4
D’avantage, si ce que dit sainct Jehan est vray, c’est qu’il n’y a point de vie hors le Fils de Dieu 1Jean 5.12 : tous ceux qui n’ont point de part en Christ, quels qu’ils soyent, et quoy qu’ils facent ou s’efforcent de faire tout le cours de leur vie, ne tend qu’à ruine et confusion, et jugement de mort éternelle. Selon ceste raison sainct Augustin dit en quelque passage, Nostre religion ne discerne point les justes des iniques par la reigle des œuvres, mais de la foy, sans laquelle les œuvres qui semblent bonnes, sont converties en péchez[o]. Parquoy luy-mesme parle très-proprement, quand il accomparage la vie dételles gens à une course esgarée. Car d’autant qu’un homme court plus hastivement hors du chemin, d’autant plus se recule-il hors de son but, et à ceste cause est plus misérable. Il conclud doncques qu’il vaut mieux clocher en la voye, que courir légèrement hors de la voye. Finalement, il est certain que ce sont mauvais arbres, veu qu’il n’y a nulle sanctification sinon en la communion de Christ. Ils peuvent doncques produire de beaux fruits, et mesmes de douce saveur : mais ils n’en peuvent nullement produire de bons. De cela nous voyons clairement, que tout ce que pense, médite, entreprend et fait l’homme devant qu’estre réconcilié à Dieu, est maudit, et non-seulement n’a aucune valeur à le justifier, mais plustost mérite certaine damnation. Et comment disputons-nous comme d’une chose douteuse, puisque desjà il a esté décidé par le tesmoignage de l’Apostre, qu’il est impossible de plaire à Dieu sans foy Héb. 11.6 ?
[o] Ad Bonif., lib. II, cap. V ; Praefat. in Psalm. XXXI.
3.14.5
Mais la chose sera encores plus liquidée, si nous mettons la grâce de Dieu d’une part, et la condition naturelle de l’homme de l’autre. L’Escriture dénonce par tout haut et clair, que Dieu ne trouve rien en l’homme dont il soit incité à luy bien faire : mais qu’il le prévient de sa bénignité gratuite. Car qu’est-ce que pourroit avoir un mort, pour estre ressuscité en vie ? Or quand Dieu illumine l’homme, et luy donne à cognoistre sa vérité, il est dit qu’il le suscite des morts, et le fait nouvelle créature Jean 5.25. Car nous voyons que souvent la bénignité de Dieu nous est recommandée par ce tiltre, et principalement de l’Apostre. Dieu, dit-il, qui est riche en miséricorde, pour sa grande charité dont il nous a aimez, du temps que nous estions morts en péché, nous a vivifiez en Christ Eph. 2.4, etc. En un autre lieu, traittant sous la figure d’Abraham la vocation générale des fidèles : C’est Dieu, dit-il, qui vivifie les morts, et appelle les choses qui ne sont point, comme si elles estoyent Rom. 4.17. Si nous ne sommes rien, que pouvons-nous ? Pourtant Dieu rabat fort et ferme toute nostre présomption en l’histoire de Job : Qui m’a prévenu, et je le rémunéreray ? Toutes choses sont mienes Job 41.2. Laquelle sentence sainct Paul expliquant, la tire à ce que nous ne pensions apporter quelque chose à Dieu Rom. 11.35, sinon pure confusion et opprobre de nostre indigence. Pourtant au lieu préallégué, pour monstrer que nous sommes venus en espérance de salut par la seule grâce de Dieu, et non par nos œuvres, il remonstre que nous sommes ses créatures, estans régénérez en Jésus-Christ à bonnes œuvres, lesquelles Dieu a préparées afin que cheminions en icelles Eph. 2.10. Comme s’il disoit, Qui sera-ce de nous qui se vantera d’avoir prévenu Dieu par sa justice, veu que nostre première faculté à bien faire procède de sa régénération ? Car selon que nous sommes de nature, on tireroit plustost de l’huile d’une pierre que de nous une seule bonne œuvre. C’est merveille si l’homme estant condamné d’une telle ignominie, s’ose encores attribuer quelque chose de reste. Confessons doncques avec ce noble instrument de Dieu sainct Paul, que nous sommes appelez d’une vocation saincte : non pas selon nos œuvres, mais selon son élection et grâce 2Tim. 1.9. Item, que la bénignité et dilection de Dieu nostre Sauveur est apparue en ce qu’il nous a sauvez : non pas pour les œuvres de justice que nous ayons faites, mais selon sa miséricorde, afin qu’estans justifiez par sa grâce nous fussions héritiers de la vie éternelle 2Tim. 3.4-7. Par ceste confession nous despouillons l’homme de toute justice jusques à la dernière goutte, pour tout le temps qu’il n’est point régénéré en espérance de vie éternelle par la miséricorde de Dieu : veu que si les œuvres valent quelque chose à nous justifier, il serait faussement dit que nous sommes justifiez par grâce. Certes l’Apostre n’estoit pas si oublieux, qu’en affermant la justification estre gratuite, il ne se souveinst bien de ce qu’il argue en un autre lieu, c’est que la grâce n’est plus grâce, si les œuvres ont quelque valeur Rom. 11.6. Et qu’est-ce que veut dire autre chose le Seigneur Jésus, disant qu’il est venu pour appeler les pécheurs, et non pas les justes Matt. 9.13 ? Si les pécheurs tant seulement sont introduits à salut, qu’est-ce que nous y cherchons entrée par nos justices contrefaites ?
3.14.6
Ceste pensée me revient souventesfois en l’entendement, qu’il y a danger que je ne face injure à la miséricorde de Dieu, de mettre si grande peine à la défendre, comme si elle estoit douteuse ou obscure. Mais pource que nostre malignité est telle, que jamais elle ne concède à Dieu ce qui est sien, sinon qu’elle soit contrainte par nécessité, il me faut yci arrester un petit plus longuement que je ne voudroye. Toutesfois pource que l’Escriture est assez facile en cest endroict, je combattray des paroles d’icelle plustost que des mienes. Isaïe après avoir escrit la ruine universelle du genre humain, expose très-bien après l’ordre de la restitution : Le Seigneur a regardé, dit-il, et luy a semblé advis mauvais : et a veu qu’il n’y avoit pas un homme, et s’est esmerveillé qu’il n’y avoit pas un seul qui intercédast. Pourtant il a mis le salut en son bras, et s’est confermé en sa justice Esaïe 59.15-16. Où sont nos justices, si ce que dit le Prophète est vray : c’est qu’il n’y en a pas un seul qui aide à Dieu à recouvrer salut ? En telle manière l’autre Prophète introduit le Seigneur parlant de réconcilier le pécheur à soy, Je t’espouseray, dit-il, à perpétuité en justice, jugement, grâce et miséricorde. Je diray à celuy qui n’avoit point obtenu miséricorde, qu’il l’aura obtenue Osée 2.19, 23. Si une telle alliance, qui est la première conjonction de Dieu avec nous, est appuyée sur la miséricorde de Dieu, il ne nous reste autre fondement de nostre justice. Et de faict, je voudroye sçavoir de ceux qui veulent faire à croire que l’homme vient au-devant de Dieu avec quelques mérites, s’il y a quelque justice qui ne soit point plaisante à Dieu. Si c’est une rage de penser cela, qu’est-ce qui procédera des ennemis de Dieu qui luy soit plaisant, veu qu’il les a entièrement en abomination avec toutes leurs œuvres ? La vérité tesmoigne que nous sommes tous ennemis mortels de Dieu, et qu’il y a guerre ouverte entre luy et nous, jusques à ce qu’estans justifiez nous rentrions en sa grâce Rom. 5.6 ; Col. 1.21. Si le commencement de la dilection de Dieu envers nous est nostre justification, quelles justices des œuvres pourront précéder ? Parquoy sainct Jehan pour nous retirer de ceste pernicieuse arrogance, nous admoneste diligemment comme nous ne l’avons pas aimé les premiers 1Jean 4.10. Ce que le Seigneur avoit long temps au paravant enseigné par son Prophète, disant qu’il nous aimeroit d’une dilection volontaire, pource que sa fureur sera destournée Osée 14.4. S’il est enclin de son bon vouloir à nous aimer, il n’est pas certes esmeu par les œuvres. Le rude vulgaire n’entend autre chose par cela, sinon que nul n’avoit mérité que Christ feist nostre rédemption : mais que pour venir en possession d’icelle, nous sommes aidez de nos œuvres. Mais au contraire, comment que nous soyons rachetez de Christ, si est-ce toutesfois que nous demeurons tousjours enfans de ténèbres, ennemis de Dieu, et héritiers de son ire, jusques à ce que parla vocation gratuite du Père nous sommes incorporez en la communion de Christ. Car sainct Paul ne dit pas que nous soyons purgez et lavez de nos ordures, sinon quand le sainct Esprit fait ceste purgation en nous 1Cor. 6.11. Ce que voulant dire sainct Pierre, enseigne que la sanctification du sainct Esprit nous proufite en obéissance et arrousement du sang de Christ 1Pi. 1.2. Si pour estre purifiez nous sommes arrousez du sang de Christ par l’Esprit, ne pensons point estre autres devant cest arrousement qu’est un pécheur sans Christ. Que cela doncques nous demeure certain, asçavoir que le commencement de nostre salut est comme une résurrection de mort à vie. Car quand il nous a esté donné pour l’amour de Christ de croire en luy, lors nous commençons d’entrer de mort à vie.
3.14.7
Sous ce rang sont comprins le second et troisième genre des hommes, que nous avons mis en la division précédente. Car la souilleure de conscience, qui est tant aux uns comme aux autres, est un signe qu’ils ne sont point encores régénérez de l’Esprit de Dieu. D’avantage, ce qu’ils ne sont point régénérez, est signe qu’ils n’ont nulle foy ; dont il appert qu’ils ne sont encores réconciliez à Dieu, ne justifiez en son jugement, veu qu’on ne parvient à tels biens sinon par foy. Qu’est-ce que feroyent les pécheurs aliénez de Dieu, qui ne fust exécrable à son jugement ? Il est bien vray que tous infidèles, et principalement les hypocrites, sont enflez de ceste folle confiance : c’est combien qu’ils cognoissent leur cœur estre plein d’ordure et de toute vilenie, toutesfois s’ils font quelques bonnes œuvres en apparence, ils les estiment dignes de n’estre point mesprisées de Dieu. De là vient cest erreur mortel, que ceux qui sont convaincus d’avoir le cœur meschant et inique, ne peuvent estre menez à ceste raison, de se confesser estre vuides de justice : mais en se recognoissant injustes, pource qu’ils ne le peuvent nier, s’attribuent néantmoins quelque justice. Ceste vanité est très-bien réfutée de Dieu par le prophète Haggée : Interrogue, dit-il, les Prestres : Si un homme porte au pan de sa robbe de la chair sanctifiée, ou attouche du pain sanctifié, sera-il pourtant sanctifié ? Les Prestres respondent que non. Haggée les interrogue puis après. Si un homme poilu en son âme, touche quelqu’une de ces choses, s’il ne la polluera pas. Les Prestres respondent que ouy. Lors il est commandée à Haggée de leur dire. Tel est ce peuple devant ma face, et telles sont les œuvres de leurs mains : et tout ce qu’ils m’offriront sera contaminée Aggée 2.11-14. Pleust à Dieu que ceste sentence fust bien receue de nous, ou bien imprimée en nostre mémoire. Car il n’y en a nul, quelque meschant qu’il soit en toute sa vie, qui se puisse persuader ce que le Seigneur dénonce yci clairement. Si le plus meschant du monde s’est acquitté de son devoir en quelque point, il ne doute pas que cela ne luy soit alloé pour justice. Au contraire, le Seigneur proteste que par cela on n’acquiert nulle sanctification, que le cœur ne soit premièrement bien purgé. Et non content de cela, tesmoigne que toutes œuvres procédantes des pécheurs, sont souillées par l’impureté de leur cœur : Gardons-nous doncques d’imposer le nom de justice aux œuvres qui sont condamnées de pollution par la bouche de Dieu. Et par combien belle similitude démonstre-il cela ? Car on pouvoit objecter, que ce que Dieu a commandé est inviolablement sainct ; mais au contraire, il démonstre que ce n’est pas de merveilles si les œuvres que Dieu a sanctifiées en sa Loy, sont souillées par l’ordure des meschans : veu que par une main immonde est profané ce qui avoit esté consacré.
3.14.8
Il poursuyt aussi en Isaïe très-bien ceste matière : Ne m’offrez point, dit-il, sacrifices en vain : vostre encens m’est abomination : mon cœur hait toutes vos festes et solennitez : je suis fasché à merveilles de les endurer. Quand vous eslèverez vos mains, je destourneray mes yeux de vous : quand vous multiplierez vos oraisons, je ne les exauceray point : car vos mains sont plenes de sang. Lavez-vous et soyez purs, ostez vos mauvaises pensées Esaïe 1.13-16 ; 58.5. Qu’est-ce que veut dire cela, que le Seigneur rejette et abomine si fort l’observation de sa Loy. Mais il ne rejette rien qui soit de la pure et vraye observation de la Loy : dont le commencement est : (comme il enseigne par tout) une crainte cordiale de son nom. Icelle ostée, toutes les choses qu’on luy présente non-seulement sont fatras, mais ordures puantes et abominables. Voisent maintenant les hypocrites, et s’efforcent de s’approuver à Dieu par leurs bonnes œuvres, ayans ce pendant le cœur enveloppé eu cogitations perverses. Certes en ceste manière ils l’irriteront de plus en plus. Car les hosties des iniques luy sont exécrables, et la seule oraison des justes luy est plaisante Prov. 15.8. Nous concluons doncques, que cela doit estre résolu entre ceux qui sont moyennement exercitez en l’Escriture : c’est que toutes œuvres qui procèdent des hommes que Dieu n’a point sanctifiez par son Esprit, quelque belle monstre qu’elles ayent, sont si loing d’estre réputées pour justice devant Dieu, qu’elles sont estimées péchez. Pourtant ceux qui ont enseigné que les œuvres n’acquièrent point grâce et faveur à la personne, mais au contraire, que les œuvres sont lors agréables à Dieu, quand la personne a esté acceptée de luy en sa miséricorde, ont très-bien et véritablement parlé[a]. Et nous faut diligemment observer cest ordre, auquel l’Escriture nous conduit quasi par la main. Moyse escrit que Dieu a regardé à Abel et à ses œuvres Gen. 4.4. Voyons-nous pas qu’il démonstre Dieu estre propice aux hommes, devant qu’il regarde à leurs œuvres ? Il faut doncques que la purification du cœur précède, à ce que les œuvres provenantes de nous soyent amiablement receues de Dieu : parce que tousjours ceste sentence de Jérémie demeure en sa vigueur, que les yeux de Dieu regardent à l’intégrité Jér. 5.3. Or le sainct Esprit a une fois prononcé par la bouche de sainct Pierre, que par la seule foy nos cœurs sont purifiez Actes 15.9. Il s’ensuyt doncques que le premier fondement est en la vraye et vive foy.
[a] August., lib. De Pœnit., et Greg., cujus verba referuntur, III, quaest. VII, cap. Gravibus.
3.14.9
Regardons maintenant que c’est qu’ont de justice ceux que nous avons mis au quatrième rang. Nous confessons bien, quand Dieu nous réconcilie à soy par le moyen de la justice de Jésus-Christ et nous ayant fait rémission gratuite de nos péchez nous réputé pour justes, qu’avec ceste miséricorde est conjoinct un autre bénéfice, c’est que par son sainct Esprit il habite en nous, par la vertu duquel les concupiscences de nostre chair sont de jour en jour plus mortifiées : et ainsi sommes sanctifiez, c’est-à-dire consacrez à Dieu en vraye pureté de vie, entant que nos cœurs sont formez en l’obéissance de la Loy, à ce que nostre principale volonté soit de servir à sa volonté, et advancer sa gloire en toutes sortes. Néantmoins, ce pendant mesmes que par la conduite du sainct Esprit nous cheminons en la voye du Seigneur, afin de ne nous oublier, il y demeure des reliques d’imperfection en nous, lesquelles nous donnent occasion de nous humilier. Il n’y a nul juste, dit l’Escriture, qui face bien, et ne pèche point 1Rois 8.46. Quelle justice doncques auront les fidèles de leurs œuvres ? Je di premièrement, que la meilleure œuvre qu’ils puissent mettre en avant, est tousjours souillée et corrompue de quelque pollution de la chair, comme un vin est corrompu quand il est raesté avec de la lie. Que le serviteur de Dieu, di-je, eslise la meilleure œuvre qu’il pensera avoir faite en toute sa vie : quand il aura bien espluché toutes les parties d’icelle, il trouvera sans doute qu’elle sentira en quelque endroict la pourriture de sa chair : veu qu’il n’y a jamais en nous une telle disposition à bien faire, qu’elle devroit estre : mais qu’il y a grande foiblesse pour nous retarder. Or combien que nous voyons les macules dont sont entachées les œuvres des saincts, n’estre point obscures ne cachées, toutesfois encores que nous posions le cas que ce soyent seulement petites tâches et menues : asçavoir si elles n’offenseront en rien les yeux du Seigneur, devant lequel les estoilles mesmes ne sont pas pures. Nous sçavons qu’il ne sort pas une seule œuvre des fidèles qui ne mérite juste loyer d’opprobre, si on l’estime de soy.
3.14.10
D’avantage, s’il se pouvoit faire que nous feissions quelques œuvres pures et parfaites, toutesfois un seul péché suffit pour effacer et esteindre toute la mémoire de nostre justice précédente, comme dit le Prophète Ezéch. 18.24 : auquel aussi accorde sainct Jacques, disant que celuy qui a offensé en un point, est rendu coulpable de tous Jacq. 2.10. Or comme ainsi soit que ceste vie mortelle ne soit jamais pure ou vuide de péché, tout ce que nous aurions acquis de justice seroit corrompu, oppressé et perdu à chacune heure par les péchez qui s’ensuyvroyent ; ainsi ne viendroit point en conte devant Dieu, pour nous estre imputé à justice. Finalement, quand il est question de la justice des œuvres, il ne faut point regarder un seul fait, mais la Loy mesme. Et pourtant si nous cherchons justice en la Loy, ce sera en vain que nous produirons une œuvre ou deux : mais il est requis d’apporter une obéissance perpétuelle : Ce n’est pas doncques pour une fois que le Seigneur nous impute à justice la rémission gratuite de nos péchez, comme aucuns follement pensent, afin qu’ayans impétré une fois pardon de nostre mauvaise vie, nous cherchions après justice en la Loy : veu qu’en ce faisant il ne feroit que se mocquer de nous, en nous abusant d’une vaine espérance. Car comme ainsi soit que nous ne puissions avoir aucune perfection ce pendant que nous sommes en ce corps mortel : d’autre part que la Loy dénonce jugement et mort à tous ceux qui n’auront accompli d’œuvres parfaite justice, elle auroit tousjours de quoy nous accuser et convaincre, sinon que la miséricorde de Dieu veinst au-devant pour nous absoudre de rémission de péché assiduelle. Pourtant ce que nous avons dit au commmencement, demeure tousjours ferme : c’est que si nous sommes estimez selon nostre dignité, quelque chose que nous taschions de faire, nous serons tousjours dignes de mort avec nos efforts et entreprinses.
3.14.11
Il nous faut fermement arrester à ces deux points : le premier est, qu’il ne s’est jamais trouvé œuvre d’homme fidèle qui ne fust damnable, si elle eust esté examinée selon la rigueur du jugement de Dieu. Le second est, que quand il s’en trouveroit une telle (ce qui est impossible à l’homme) néantmoins qu’estant pollue et souillée par les péchez qui seroyent en la personne, elle perdroit toute grâce et estime. C’est ci le principal point de la dispute que nous avons avec les Papistes, et quasi le nœud de la matière. Car touchant du commencement de la justification, il n’y a nul débat entre nous et les docteurs scholastiques, qui ont quelque sens et raison. Il est bien vray que le povre monde a esté séduit jusques-là, de penser que l’homme se préparast de soy-mesme pour estre justifié de Dieu : et que ce blasphème a régné communément tant en prédications qu’aux escholes : comme encores aujourd’huy il est soustenu de ceux qui veulent maintenir toutes les abominations de la Papauté. Mais ceux qui ont eu quelque raison, ont tousjours accordé avec nous en ce point, ainsi que j’ay dit : asçavoir que le pécheur, estant délivré de damnation par la bonté gratuite de Dieu, est justifié d’autant qu’il obtient pardon de ses fautes. Mais voyci en quoy ils diffèrent d’avec nous : c’est que premièrement sous le mot de Justification ils comprenent le renouvellement de vie, ou la régénération, par laquelle Dieu nous réforme en l’obéissance de sa Loy. Secondement que quand l’homme est une fois régénéré, ils pensent qu’il soit agréable à Dieu, et tenu pour juste par le moyen de ses bonnes œuvres. Or le Seigneur au contraire prononce, qu’il a imputé à son serviteur Abraham la foy à justice Rom. 4.13 ; non pas seulement pour le temps qu’il servoit aux idoles, mais long temps après qu’il avoit commencé à vivre sainctement. Abraham doncques avoit desjà long temps adoré Dieu en pureté de cœur, et avoit suyvi long temps les commandemens d’iceluy selon qu’un homme mortel peut faire : si est-ce toutesfois qu’il a sa justice par la foy. De quoy nous concluons selon sainct Paul, que ce n’est pas selon les œuvres. Semblablement quand il est dit au Prophète, que le juste vivra de foy Habac. 2.4 : il n’est point question des infidèles, lesquels Dieu justifie en les convertissant à la foy : mais ceste doctrine s’addresse aux fidèles, et leur est dit qu’ils vivront par foy. Sainct Paul en donne encores une plus claire déclaration, quand pour approuver la justice gratuite, il ameine ce passage de David, Bienheureux sont ceux ausquels les péchez sont remis Rom. 4.7 ; Ps. 32.1. Or il est certain que David ne parle point des infidèles, mais de soy-mesme et de ses semblables : d’autant qu’il parle du sentiment qu’il en avoit après avoir long temps servi à Dieu : Parquoy il ne faut pas que nous ayons pour un coup seulement ceste béatitude : mais qu’elle nous dure pour toute nostre vie. Finalement, l’ambassade de réconciliation dont parle sainct Paul 2Cor. 5.19, laquelle nous testifie que nous avons nostre justice en la miséricorde de Dieu, ne nous est point donnée pour un jour : mais est perpétuelle en l’Eglise chrestienne. Pourtant les fidèles n’ont autre justice jusques à la mort, que par le moyen qui est là descrit. Car Christ demeure à jamais Médiateur pour nous réconcilier avec le Père : et l’efficace de sa mort est perpétuelle, asçavoir l’ablution, satisfaction et l’obéissance parfaite qu’il a rendue, par laquelle toutes nos iniquitez sont cachées. Et sainct Paul aux Ephésiens ne dit pas que nous ayons le commencement de nostre salut par grâce, mais que nous sommes sauvez par icelle Eph. 2.8 : non point par les œuvres, afin que nul ne se glorifie.
3.14.12
Les subterfuges que cherchent yci les Sorbonistes pour évader, ne les despeschent point. Ils disent que ce que les bonnes œuvres ont quelque valeur à justifier l’homme, cela ne vient pas de leur dignité propre, laquelle ils appellent Intrinsèque : mais de la grâce de Dieu qui les accepte. Secondement, pource qu’ils sont contraints de confesser que la justice des œuvres est tousjours yci imparfaite, ils accordent bien que ce pendant que nous sommes en ce monde, nous avons tousjours mestier que Dieu nous pardonne nos péchez, pour suppléer le défaut de nos œuvres : mais que ce pardon se fait, entant que les fautes qui se commettent sont compensées par œuvres de superérogation. Je respon, que la grâce qu’ils appellent Acceptante, n’est autre chose que la bonté gratuite du Père céleste, dont il nous embrasse et reçoit en Jésus-Christ : c’est quand il nous vest de l’innocence d’iceluy, et nous la met en conte : à ce que par le bénéfice d’icelle il nous tiene pour saincts, purs et innocens. Car il faut que la justice de Christ se présente pour nous, et soit comme consignée au jugement de Dieu : pource qu’icelle seule, comme elle est parfaite, aussi peut soustenir son regard. Nous estans garnis d’icelle, obtenons rémission assiduelle de nos péchez en foy. Par la pureté d’icelle nos macules et les ordures de nos imperfections estans cachées, ne nous sont imputées, mais sont comme ensevelies, afin de n’apparoistre point devant le jugement de Dieu : jusques à ce que l’heure viene, qu’après la mort de nostre vieil homme, la bonté de Dieu nous retire avec Jésus-Christ, qui est le nouvel Adam, en un repos bienheureux : où nous attendions le jour de la résurrection, auquel nous serons transférez en la gloire céleste, ayans receu nos corps incorruptibles.
3.14.13
Si ces choses sont vrayes, il n’y a nulles œuvres qui nous puissent d’elles-mesmes rendre agréables à Dieu ; mesmes elles ne luy sont pas plaisantes, sinon entant que l’homme estant couvert de la justice de Christ, luy plaist, et obtient la rémission de ses vices. Car Dieu n’a point promis le loyer de vie à quelques certaines œuvres, mais prononce simplement que celuy qui fera le contenu de la Loy, vivra Lév. 18.5 : mettant à l’opposite la malédiction notable contre tous ceux qui auront défailli en un seul point Deut. 27.26. En quoy l’erreur commun touchant la justice partiale est assez réfuté, puis que Dieu n’admet nulle justice sinon l’observation entière de sa Loy. Ce qu’ils ont accoustumé de jaser, de récompenser Dieu par œuvres de superérogation, n’est guères plus ferme. Car quoy ? ne revienent-ils pas tousjours là dont ils sont jà exclus : c’est que quiconque garde en partie la Loy, est d’autant juste par ses œuvres ? En ce faisant ils prenent une chose pour résolue, que nul de sain jugement ne leur concéderoit. Le Seigneur tesmoigne si souvent, qu’il ne recognoist autre justice, sinon en parfaite obéissance de sa Loy. Quelle audace est-ce, quand nous sommes desnuez d’icelle, afin qu’il ne semble advis que nous soyons despouillez de toute gloire, c’est-à-dire que nous ayons plenement cédé à Dieu, de produire je ne sçay quelles pièces et morceaux d’un peu de bonnes œuvres, et ainsi vouloir racheter ce qui nous défaut par satisfactions ? Les satisfactions ont esté ci-dessus puissamment abatues, tellement qu’elles ne nous devroyent entrer en l’entendement, et ne fust-ce que par songe. Seulement je di que ceux qui babillent ainsi inconsidérément, ne réputent point combien c’est une chose exécrable à Dieu que péché : car lors certes ils entendroyent que toute la justice des hommes assemblée en un monceau, ne suffiroit pas à la récompense d’un seul péché. Nous voyons l’homme avoir esté pour un seul péché tellement rejette de Dieu, qu’il a perdu tout moyen de recouvrer salut Gen. 3.17. La faculté doncques de satisfaire nous est ostée : de laquelle ceux qui se flattent, jamais ne satisferont à Dieu, auquel il n’y a rien agréable de ce qui procède de ses ennemis. Or tous ceux ausquels il veut imputer les péchez luy sont ennemis. Il faut doncques que tous péchez soyent couvers et remis devant qu’il regarde à une seule œuvre de nous. Dont il s’ensuyt que la rémission des péchez est gratuite : laquelle est meschamment blasphémée de ceux qui mettent en avant aucunes satisfactions. Pourtant nous à l’exemple de l’Apostre, oublians les choses passées, et tendans à ce qui est devant nous, poursuivons nostre course, pour parvenir au loyer de la vocation supernelle Phil. 3.14.
3.14.14
De prétendre quelques œuvres de superérogation, comme conviendra-il avec ce qui est dit, que quand nous aurons fait tout ce qui nous est commandé nous disions que nous sommes serviteurs inutiles, et que nous n’avons fait que ce que nous devions faire Luc 17.10 ? Dire devant Dieu, n’est pas feindre ou mentir : mais arrester en soy-mesme ce qu’on a pour certain. Le Seigneur doncques nous commande de juger à la vérité, et recognoistre de cœur que nous ne luy faisons nuls services gratuits : mais seulement luy rendons ceux dont nous luy sommes redevables. Et ce à bon droict : car nous luy sommes serfs, et astreints de nostre condition à tant de services, qu’il nous est impossible de nous en acquitter, voire quand toutes nos pensées et tous nos membres ne s’appliqueroyent à autre chose. Pourtant quand il dit, Après que vous aurez fait tout ce qui vous aura esté commandé : c’est autant comme s’il disoit, Posez le cas que toutes les justices du monde fussent en un homme seul, et encores d’avantage. Nous doncques, entre lesquels il n’y en a nul qui ne soit bien loing de ce but, comment nous oserions-nous glorifier d’avoir adjousté quelque comble à la juste mesure ? Et ne faut point que quelqu’un allègue qu’il n’y a nul inconvénient, que celuy qui ne fait pas son devoir en quelque partie, face plus qu’il n’est requis de nécessité. Car il nous faut avoir ceste reigle, qu’il ne nous peut rien venir en l’entendement, qui face ou à l’honneur de Dieu, ou à la dilection de nostre prochain, qui ne soit comprins sous la Loy de Dieu. Or si c’est partie de la Loy : il ne nous faut vanter de libéralité volontaire, où nous sommes astreints par nécessité.
3.14.15
C’est mal à propos qu’ils allèguent la sentence de sainct Paul pour prouver cela, quand il se glorifie qu’entre les Corinthiens il a cédé de son droict, duquel il pouvoit user s’il eust voulu : et qu’il ne leur a point seulement rendu ce qu’il leur devoit de son office, mais qu’il s’est employé outre son devoir, en leur preschant gratuitement l’Evangile 1Cor. 9.1, 12. Il faloit considérer la raison qui est là notée : c’est qu’il a fait cela afin qu’il ne fust point en scandale aux infirmes. Car les séducteurs qui troubloyent ceste Eglise-là, s’insinuoyent par ceste couverture de ne rien prendre pour leur peine, afin d’acquérir faveur à leur perverse doctrine, et mettre l’Evangile en haine : tellement qu’il estoit nécessaire à sainct Paul ou de mettre en danger la doctrine de Christ, ou d’obvier à telles cautelles. Si c’est chose indifférente à l’homme chrestien, d’encourir scandale quand il s’en peut abstenir, je confesse que l’Apostre a donné quelque chose à Dieu plus qu’il ne luy devoit ; mais si cela estoit requis à un prudent dispensateur de l’Evangile : je di qu’il a fait ce qu’il devoit. Finalement, quand ceste raison n’apparoistroit point, néantmoins ce que dit Chrysostome est tousjours vray : que tout ce qui vient de nous, est d’une telle condition que ce que possède un homme serf : c’est que par le droict de servitude il appartient à son maistre. Ce que Christ n’a point dissimulé en la parabole. Car il interrogue quel gré nous sçaurons à nostre serviteur, après qu’ayant travaillé tout au long du jour, il retourne au soir en la maison Luc 17.7. Or il se peut faire qu’il aura prins plus de peine que nous ne luy en eussions osé imposer ; quand ainsi sera, encores n’a-il fait sinon ce qu’il nous devoit du droict de servitude, veu qu’il est nostre, avec tout ce qu’il peut faire. Je ne di point quelles sont les superérogations, dont ils se veulent priser devant Dieu : toutesfois ce ne sont que fatras, lesquels il n’a point commandez, et ne les approuve point : et quand ce viendra à rendre conte, ne les alloera nullement. En ce sens nous concéderons bien que ce sont œuvres de superérogation, ainsi qu’en parle le Prophète, disant : Qui a requis ces choses de vos mains Esaïe 1.12 ? Mais il faut que ces Pharisiens se souviennent de ce qui en est dit en un autre lieu : Pourquoy délivrez-vous vostre argent, et n’en achetez point de pain ? pourquoy prenez-vous peine en choses qui ne vous peuvent rassasier Esaïe 55.2 ? Messieurs nos maistres peuvent bien sans grande difficulté disputer de ces matières, estans en leurs escholes assis mollement sur des coussins : mais quand le souverain Juge apparoistra du ciel en son Throne judicial, tout ce qu’ils auront déterminé ne proufitera guères : ains s’esvanouira comme fumée. Or c’estoit ce qu’il l’aloit yci chercher : quelle fiance nous pourrons apporter, pour nous défendre en cest horrible jugement, et non pas ce qu’on en peut babiller ou mentir en quelque anglet d’une Sorbonne.
3.14.16
Il nous faut chasser yci deux pestes de nos cœurs : c’est de n’avoir nulle fiance en nos œuvres, et ne leur attribuer aucune louange. L’Escriture çà et là nous en oste la fiance, disant que toutes nos justices ne sont qu’ordure et puantise devant Dieu, sinon qu’elles tirent bonne odeur de la justice de Jésus-Christ : qu’elles ne peuvent sinon provoquer la vengence de Dieu, si elles ne sont supportées par le pardon de sa miséricorde. Ainsi elle ne nous laisse rien de reste, sinon que nous implorions la clémence de nostre Juge, pour obtenir merci, avec ceste confession de David, que nul ne sera justifié devant sa face, s’il appelle à conte ses serviteurs Ps. 143.2. Et quand Job dit, Malheur sur moy si j’ay forfait : et si j’ay justement fait, encores ne lèveray-je point la teste Job 10.15. Combien qu’il regarde à la justice souveraine de Dieu, à laquelle les Anges mesmes ne peuvent satisfaire : si est-ce qu’il monstre quand on vient devant le throne judicial de Dieu, qu’il ne reste rien à toutes créatures humaines sinon de faire silence. Car il n’entend point qu’il aime mieux de son bon gré céder à Dieu, que de combatre avec péril contre sa rigueur : mais il signifie qu’il ne recognoist justice en soy, laquelle ne décheust incontinent devant Dieu. Quand la fiance est déchassée, il faut aussi que toute gloire soit anéantie. Car qui est-ce qui assignera la louange de justice à ses œuvres, quand en les considérant il tremblera devant Dieu ? Parquoy il nous faut venir où Isaïe nous appelle : c’est que toute la semence d’Israël se loue et se glorifie en Dieu Esaïe 45.25 : pource que ce qu’il dit ailleurs est très-vray, c’est que nous sommes plantez à sa gloire Esaïe 61.3. Nostre cœur doncques sera lors droictement purgé, quand il ne s’appuyera nullement en aucune fiance d’œuvres, et n’en prendra point matière de s’eslever et enorgueillir. C’est cest erreur qui induit les hommes à ceste fiance frivole et mensongère, qu’ils establissent tousjours la cause de leur salut en leurs œuvres.
3.14.17
Mais si nous regardons les quatre genres de causes que les Philosophes mettent, nous n’en trouverons pas un seul qui conviene aux œuvres, quand il est question de nostre salut. L’Escriture par tout enseigne que la cause efficiente de nostre salut est la miséricorde de nostre Père céleste, et la dilection gratuite qu’il a eue envers nous. Pour la cause matérielle elle nous propose Christ avec son obéissance, par laquelle il nous a acquis justice. De la cause qu’on appelle instrumentale, quelle dirons-nous qu’elle est, sinon la foy ? Sainct Jehan a comprins toutes ces trois ensemble en une sentence, quand il dit que Dieu a tant aimé le monde, qu’il a donné son Fils unique : afin que quiconque croira en luy, ne périsse point, mais ait la vie éternelle Jean 3.16. Quant à la cause finale, l’Apostre dit que c’a esté pour démonstrer la justice de Dieu, et glorifier sa bonté Rom. 3.25 : conjoignant mesmes clairement les trois autres causes que nous avons récitées. Car voyei qu’il dit, Tous ont péché, et sont desnuez de la gloire de Dieu : mais ils sont justifiez gratuitement par la grâce d’iceluy. Il démonstre là le commencement et comme la source : c’est que Dieu a eu pitié de nous par sa bonté. Il s’ensuyt, Par la rédemption laquelle est en Christ. Yci nous avons la substance, en laquelle consiste nostre justice. Il s’ensuyt encores, Par la foy au sang d’iceluy : en quoy il démonstre la cause instrumentale, par laquelle la justice de Christ nous est appliquée. Il adjouste conséquemment la fin, quand il dit que Dieu a fait cela pour démonstrer sa justice, à ce qu’il soit juste, et justifiant celuy qui a foy en Jésus-Christ. Et mesmes, pour signifier comme en passant, que ceste justice dont il parle consiste en la réconciliation entre Dieu et nous, il dit nommément que Christ nous a esté donné pour nous rendre le Père propice. Semblablement au chapitre Ier de l’Epistre aux Ephésiens, il enseigne que Dieu nous reçoit en sa grâce par sa pure miséricorde : que cela se fait par l’intercession de Christ, que nous recevons ceste grâce par foy : que le tout tend à ce but, que la gloire de sa bonté soit plenement cognue Eph. 1.5-6. Quand nous voyons toutes les parties de nostre salut estre hors de nous, qu’est-ce que nous prenons aucune confiance ou gloire de nos œuvres ? Quant est de la cause efficiente et finale, les plus grans adversaires de la gloire de Dieu ne nous en sçauroyent faire controversie, s’ils ne veulent renoncer toute l’Escriture. Quant ce vient à la cause matérielle et instrumentale, ils cavillent, comme si nos œuvres partissoyent à demi avec la foy et la justice de Christ. Mais l’Escriture contredit aussi bien à cela, en affermant simplement que Christ nous est en justice et en vie, et que nous possédons un tel bien par la seule foy.
3.14.18
Ce que les saincts se conferment et se consolent souvent, en réduisant en mémoire leur innocence et intégrité : et aucunesfois la mettent en avant, cela se fait en deux manières. C’est qu’en accomparant leur bonne cause avec la mauvaise cause des iniques, ils conçoyvent de cela espérance de victoire : non pas tant pour la valeur ou estime de leur justice, que pource que l’iniquité de leurs ennemis mérite cela. Secondement, quant en se recognoissant devant Dieu sans se comparer avec les autres, ils reçoyvent quelque consolation et fiance de la pureté de leur conscience. De la première raison nous en verrons ci-après. Maintenant despeschons briefvement la seconde, comment c’est qu’elle peut convenir et accorder avec ce que nous avons desjà dit, asçavoir qu’il ne nous faut appuyer sur aucune fiance de nos œuvres au jugement de Dieu, et ne nous en faut nullement glorifier. Or la convenance est telle : c’est que les saincts, quand il est question de fonder et establir leur salut, sans avoir regard à leurs œuvres, fichent les deux yeux en la seule bonté de Dieu. Et non-seulement s’addressent à icelle devant toutes choses, comme au commencement de leur béatitude : mais l’ayant aussi bien pour accomplissement, y acquiescent du tout, et s’y reposent. Après que la conscience est ainsi fondée, dressée et confermée, elle se peut aussi fortifier par la considération des œuvres : asçavoir entant que ce sont tesmoignages que Dieu habite et règne en nous. Puis doncques que ceste fiance des œuvres n’a point lieu jusques à ce qu’ayons remis toute la fiance de nostre cœur en la miséricorde de Dieu, cela ne fait rien pour monstrer que les œuvres justifient, ou d’elles-mesmes puissent asseurer l’homme. Pourtant quand nous excluons la fiance des œuvres, nous ne voulons autre chose dire sinon que l’âme chrestienne ne doit point regarder au mérite des œuvres, comme à un refuge de salut : mais du tout se reposer en la promesse gratuite de justice. Cependant nous ne luy défendons pas qu’elle ne se soustiene et conferme par tous signes qu’elle a de la bénédiction de Dieu. Car si tous les dons que Dieu nous a faits, quand nous les réduisons en mémoire, sont comme rayons de la clairté de son visage, pour nous illuminer à contempler la souveraine lumière de sa bonté : par plus forte raison les bonnes œuvres qu’il nous a données doyvent servir à cela, lesquelles démonstrent l’Esprit d’adoption nous avoir esté donné.
3.14.19
Quand doncques les saincts conferment leur foy par leur innocence, ou en prenent matière de se resjouir, ils ne font autre chose sinon réputer par les fruits de la vocation, que Dieu les a adoptez pour ses enfants. Ce doncques que dit Salomon, qu’en la crainte du Seigneur il y a ferme asseurance Prov. 14.26 : que les saincts pour estre exaucez de Dieu usent aucunesfois de ceste remontrance, qu’ils ont cheminé devant sa face en intégrité et simplicité 2Rois 20.3 : tout cela n’a point de lieu à faire fondement pour édifier la conscience : mais lors seulement peut valoir, quand on le prend comme enseigne de la vocation de Dieu. Car la crainte de Dieu n’est nulle part telle, qu’elle puisse donner ferme asseurance : et tous les saincts entendent bien qu’ils n’ont pas plene intégrité, ains qui est meslée avec beaucoup d’imperfections et reliques de leur chair : mais pource que des fruits de leur régénération ils prenent argument et signe que le sainct Esprit habite en eux, ils n’ont pas petite matière à se confermer d’attendre l’aide de Dieu en toutes nécessitez : veu qu’ils l’expérimentent Père en si grand’chose. Or ils ne peuvent faire cela, que premièrement ils n’ayent appréhendé la bonté de Dieu, s’asseurans d’icelle par les promesses de l’Evangile tant seulement. Car s’ils commencent une fois de la réputer, selon les œuvres, il n’y aura rien plus incertain ne plus infirme ; veu que si les œuvres sont estimées en elles-mesmes, elles ne menaceront pas moins l’homme de l’ire de Dieu par leur imperfection, qu’elles luy tesmoigneront sa bénévolence par leur pureté tellement quellement accommencée. En somme, ils preschent tellement les bénéfices de Dieu, qu’ils ne se divertissent nullement de sa faveur gratuite : en laquelle sainct Paul tesmoigne que nous avons toute perfection haut et bas, de long et de large et de profond Eph. 3.18. Comme s’il disoit, quelque part que se tournent nos sens, et quand ils monteroyent le plus haut du monde, ou s’estendroyent au long et au large, qu’ils ne doyvent outrepasser ceste borne : c’est de cognoistre la dilection de Jésus-Christ envers nous, et se tenir serrez à la bien méditer, pource qu’elle comprend en soy toutes mesures. Pour laquelle raison il dit qu’elle surmonte en prééminence tout sçavoir : adjoustant que quand nous comprenons comment Dieu nous a aimez en Jésus-Christ, nous sommes remplis en toute plénitude divine Eph. 3.19. Comme ailleurs, en se glorifiant que les fidèles sont victorieux en tous combats, il adjouste la raison et moyen, assavoir, Pour celuy qui les a aimez Rom. 8.37.
3.14.20
Nous voyons maintenant que les saincts ne conçoyvent point une fiance de leurs œuvres, qui attribue quelque chose au mérite d’icelles (veu qu’ils ne les considèrent point que comme dons de Dieu, dont ils recognoissent sa bonté : et signes de leur vocation, dont ils réputent leur eslection) ny aussi qui dérogue rien à la justice gratuite que nous obtenons en Christ, veu qu’elle en dépend, et ne peut subsister qu’en icelle. Ce que sainct Augustin démonstre fort bien en peu de paroles, parlant ainsi : Je ne di pas au Seigneur qu’il ne desprise point l’œuvre de mes mains : il est bien vray que je cherche le Seigneur de mes mains, et ne suis point déceu : mais je ne prise pas les œuvres de mes mains. Car je crains, si Dieu les regardoit, qu’il n’y trouvast plus de péchez que de mérites. Seulement je di, et prie et désire cela, qu’il ne desprise point l’œuvre de ses mains. Seigneur doncques, voy ton œuvre en moy, non pas le mien ; car si tu y vois le mien, tu le condamnes, si tu y vois le tien, tu le couronnes. Et de faict, toutes les bonnes œuvres que j’ay, sont de toy[b]. Nous voyons qu’il met deux raisons pourquoy il n’ose point alléguer ses œuvres à Dieu, asçavoir que s’il a rien de bon, ce n’est pas du sien : secondement, que tout le bien qui est en luy est surmonté par la multitude de ses péchez. De là vient que la conscience, en considérant ses œuvres, conçoit plus de frayeur et estonnement que d’asseurance. Pourtant ce sainct personnage ne veut point que Dieu regarde autrement ses bienfaits, sinon pour cognoistre en iceux la grâce de sa vocation, afin de parfaire l’œuvre qu’il a commencée.
[b] In Psalm CXXXVII.
3.14.21
D’avantage, ce que l’Escriture dit, que les bonnes œuvres sont cause pourquoy nostre Seigneur fait bien à ses serviteurs : il faut tellement entendre cela, que ce que nous avons dit ci-dessus demeure en son entier : c’est que l’origine et effect de nostre salut gist en la dilection du Père céleste : la matière et substance, en l’obéissance de Christ : l’instrument, en l’illumination du sainct Esprit, c’est-à-dire en la foy : que la fin est, à ce que la bonté de Dieu soit glorifiée. Cela n’empesche point que Dieu ne reçoyve les œuvres, comme causes inférieures. Mais dont vient cela ? C’est pource que ceux qu’il a prédestinez par sa miséricorde à l’héritage de la vie éternelle, il les introduit selon sa dispensation ordinaire en la possession d’icelle par bonnes œuvres. Ainsi ce qui précède en l’ordre de sa dispensation, il le nomme cause de ce qui s’ensuyt après. Pour ceste mesme raison l’Escriture semble advis signifier aucunesfois, que la vie éternelle procède des bonnes œuvres : non pas que la louange leur en doyve estre attribuée, mais pource que Dieu justifie ceux qu’il a esleus, pour les glorifier finalement Rom. 8.30 : la première grâce, qui est comme un degré à la seconde, est nommée cause d’icelle. Toutesfois quand il faut assigner la vraye cause, l’Escriture ne nous meine point aux œuvres, mais nous retient en la seule méditation de la miséricorde de Dieu. Car qu’est-ce que veut dire ceste sentence de l’Apostre : que le loyer de péché c’est mort, la vie éternelle est grâce de Dieu Rom. 6.23 ? Pourquoy n’oppose-il la justice à péché ? comme la vie à la mort ? Pourquoy ne met-il la justice pour cause de vie, comme il dit le péché estre cause de mort ? Car la comparaison eust esté ainsi entière, laquelle est aucunement imparfaite comme il la couche. Mais il a voulu exprimer en ceste comparaison ce qui estoit vray, asçavoir que la mort est deue à l’homme pour ses mérites : mais que la vie est située en la seule miséricorde de Dieu. Brief, en toutes ces façons de parler, où il est fait mention des bonnes œuvres, il n’est pas question de la cause pourquoy Dieu fait bien aux siens, mais seulement de l’ordre qu’il y tient : c’est qu’en adjoustant grâce sur grâce, il prend occasion des premières de les augmenter par les secondes, et poursuyt tellement sa libéralité, qu’il veut que nous pensions tousjours à son eslection gratuite, laquelle est la fontaine de tous ses bienfaits envers nous. Car combien qu’il aime et prise les dons qu’il nous eslargit journellement selon qu’ils procèdent de ceste source-là, toutesfois pource que nostre office est de nous tenir arrestez à l’acceptation gratuite, laquelle seule peut affermir nos âmes, il convient mettre en second degré les dons de son Esprit, desquels il nous enrichit, en sorte qu’ils ne déroguent point à la première cause.
Chapitre XV
Que tout ce qui est dit pour magnifier les mérites destruit tant la louange de
Dieu que la certitude de nostre salut.
3.15.1
Nous avons desjà despesché le principal nœud de ceste matière : c’est que d’autant qu’il est nécessaire que toute justice soit confondue devant la face de Dieu, si elle est appuyée sur les œuvres, elle est contenue en la seule miséricorde de Dieu, et en la seule communion de Christ : et pourtant en la seule foy. Or nous avons diligemment à noter, que c’est ci le principal point : afin de ne nous envelopper en l’erreur commun non-seulement du vulgaire, mais aussi des sçavans. Car quand il est question si la foy ou les œuvres justifient, ils allèguent les passages qui semblent advis attribuer quelque mérite aux œuvres devant Dieu : comme si la justification des œuvres estoit par cela demonstrée, quand il seroit prouvé qu’elles sont en quelque estime devant Dieu. Or il a esté clairement démonstré que la justice des œuvres consiste seulement en une parfaite et entière observation de la Loy : dont il s’ensuyt que nul n’est justifié par ses œuvres, sinon celuy qui est venu à une telle perfection, qu’on ne le sçauroit rédarguer de la moindre faute du monde. C’est doncques une autre question et séparée, asçavoir si les œuvres, combien qu’elles ne suffisent point à justifier l’homme, luy peuvent acquérir faveur envers Dieu.
3.15.2
Premièrement, je suis contraint de protester cela de ce nom de Mérite : que quiconque l’a le premier attribué aux œuvres humaines, au regard du jugement de Dieu, n’a pas fait chose expédiente pour entretenir la sincérité de la foy. Quant à moy, je me déporte volontiers de toutes contentions qui se font pour les mots : mais je désireroye que ceste sobriété eust tousjours esté gardée entre les Chrestiens, qu’ils n’eussent point sans mestier et sans propos usurpé vocables estranges de l’Escriture, qui pouvoyent engendrer beaucoup de scandales et peu de fruit. Car quel mestier estoit-il, je vous prie, de mettre en avant ce nom de Mérite, puis que la dignité des bonnes œuvres pouvoit autrement estre expliquée sans offension ? Or combien il est venu de scandales de ce mot, nous le voyons avec le grand dommage de tout le monde. Certes comme il est plein d’orgueil, il ne peut sinon obscurcir la grâce de Dieu, et abruver les hommes d’une vaine outrecuidance. Je confesse que les anciens Docteurs de l’Eglise en ont communément usé. Et pleust à Dieu que par un petit mot ils n’eussent point donné occasion d’erreur à ceux qui sont venus depuis. Combien qu’en d’aucuns lieux ils ont testifié comment ils ne vouloyent point préjudicier en ce faisant à la vérité. Sainct Augustin en quelque lieu dit, Que les mérites humains se taisent yci, lesquels sont péris en Adam : et que la grâce de Dieu règne, comme elle règne par Jésus-Christ[c]. Item, Les saincts n’attribuent rien à leurs mérites, mais le tout à la miséricorde de Dieu’. Item, Quand l’homme voit que tout ce qu’il a de bien il ne l’a pas de soy, mais de son Dieu : il voit que tout ce qu est loué en luy n’est point de ses mérites, mais de la miséricorde de Dieu[d]. Nous voyons comment en ayant osté à l’homme la vertu de bien faire, il abat aussi la dignité des mérites[e]. Item Chrysostome, Toutes nos œuvres qui suyvent la vocation gratuite de Dieu sont comme debtes que nous luy rendons : mais ces bénéfices sont de grâce, bénéficence et pure largesse[f]. Toutesfois laissant le nom derrière, considérons plustost la chose. Sainct Bernard dit bien comme j’ay desjà allégué en quelque passage, que comme il suffit pour avoir mérites, de ne présumer point de ses mérites : aussi qu’il suffit pour estre condamné, de n’avoir nuls mérites. Mais en adjoustant quant et quant l’interprétation il adoucit la dureté de ce mot, en disant, Mets doncques peine d’avoir des mérites : quand tu les auras, cognoy qu’ils te sont donnez : espères-en le fruit de la miséricorde de Dieu, et en ce faisant tu auras évité tout le danger de povreté, ingratitude et présomption. L’Eglise est bienheureuse, laquelle a des mérites sans présomption, et a présomption sans mérites. Et un peu au paravant il avoit monstré en quel sens il usoit de ce mot, disant, Pourquoy l’Eglise se soucieroit-elle de mérites, puis qu’elle a un plus certain moyen de se glorifier au bon plaisir de Dieu[g] ? Dieu ne se peut renoncer, il fera ce qu’il a promis. Ainsi il ne faut demander par quels mérites nous espérons salut, veu que Dieu nous dit, Ce ne sera pas à cause de vous, mais pour l’amour de moy Ezéch. 36.22, 32. Il suffit doncques pour mériter salut, de sçavoir que les mérites ne suffisent point.
[c] De praed. sanct.
[d] In Psalm. CXXXIX.
[e] In Psalm. LXXXVII.
[f] Homil. XXXIII, In Genes.
[g] Sup. Cant., serm. LXVIII.
3.15.3
Que c’est que méritent nos œuvres l’Escriture le démonstre, disant qu’elles ne peuvent soustenir le regard de Dieu, entant qu’elles sont plenes d’ordure et immondicité. D’avantage, que c’est que mériteroit l’obéissance parfaite de la Loy, si elle se pouvoit quelque part trouver, elle le déclaire en nous commandant de nous réputer serviteurs inutiles, quand nous aurions fait toutes choses qui nous sont ordonnées Luc 17.10 : veu qu’ainsi mesmes nous n’aurions rien fait à Dieu de gratuit, mais nous serions seulement acquittez des services à luy deus, ausquels il ne doit nulle grâce. Toutesfois le Seigneur appelle les œuvres qu’il nous a données, Nostres : et non-seulement tesmoigne qu’elles luy sont agréables, mais qu’elles seront rémunérées de luy. Maintenant nostre office est de prendre courage : et estre incitez de telles promesses, à ce que nous ne nous lassions point en bien faisant : et aussi de n’estre pas ingrats à une telle bénignité. Il n’y a nulle doute que tout ce qui mérite louange en nos œuvres ne soit grâce de Dieu, et qu’il n’y a pas une seule goutte de bien que nous devions proprement nous attribuer. Si nous recognoissons cela à la vérité, non-seulement toute fiance de mérite s’esvanouira, mais aussi toute fantasie. Je di doncques que nous ne partissons point la louange des bonnes œuvres entre Dieu et l’homme, comme font les Sophistes, mais la gardons entière à Dieu. Seulement nous réservons cela à l’homme, qu’il pollue et souille par son immondicité les œuvres, qui autrement estoyent bonnes comme venantes de Dieu. Car du plus parfait homme qui soit au monde il ne sort rien qui ne soit entaché de quelque macule. Que Dieu doncques appelle en jugement les meilleures œuvres qu’ayent les hommes, et en icelles il trouvera sa justice et la confusion des hommes. Les bonnes œuvres doncques plaisent à Dieu, et ne sont pas inutiles à ceux qui les font, mais plustost en reçoyvent pour loyer très-amples bénéfices de Dieu : non pas qu’elles le méritent, mais pource que la bénignité du Seigneur de soy-mesme leur ordonne un tel pris. Or quelle ingratitude est-ce, si n’estans point contens d’une telle largesse de Dieu, laquelle rémunère les œuvres de loyer nondeu sans aucun mérite d’icelles, nous passons outre par une maudite ambition, prétendans que ce qui est de la pure bénéficence de Dieu soit rendu au mérite des œuvres ? J’appelle yci en tesmoignage le sens commun d’un chacun. Si celuy auquel l’usufruit d’un champ est donné, se veut usurper le tiltre de propriété, ne mérite-il pas par telle ingratitude de perdre mesmes la possession qu’il avoit ? Pareillement si un serf délivré de son maistre ne veut point cognoistre sa condition, mais s’attribue ingénuité, ne mérite-il pas d’estre rédigé en servitude ? Car voyci la droicte façon légitime d’user des bénéfices qu’on nous a faits, de ne point entreprendre plus que ce qui nous est donné, et ne frauder point nostre bienfaiteur de sa louange : mais plustost nous porter tellement, que ce qu’il nous a transféré semble aucunement résider en luy. Si nous devons avoir ceste modestie envers les hommes, qu’un chacun regarde combien plus on en doit à Dieu.
3.15.4
Je sçay bien que les Sophistes abusent de quelques passages pour prouver qu’on trouve ce mot de Mérite en l’Escriture. Ils allèguent une sentence de l’Ecclésiastique, La miséricorde donnera lieu à un chacun selon le mérite de ses œuvres Ecclésiastique 16.15. Item de l’Epistre aux Hébrieux, Ne mettez point en oubli bénéficence et communication : car tels sacrifices méritent la grâce de Dieu Héb. 13.16. Combien que je puisse répudier l’Ecclésiastique, entant que ce livre n’est point canonique, toutesfois je m’en déporte. Mais je leur nie qu’ils citent fidèlement ses paroles : car il y a ainsi de mot à mot au grec, Dieu donnera lieu à toute miséricorde : un chacun trouvera selon ses œuvres. Que ce soit là le sens naturel, et que le passage ait esté corrompu en la translation latine, il se peut veoir aisément tant par ce qui s’ensuyt, que par la sentence mesme, quand elle sera prinse seule. Touchant de l’Epistre aux Hébrieux, ils ne font que caviller, veu que le mot grec dont use l’Apostre ne signifie autre chose, sinon tels sacrifices estre plaisans à Dieu. Cela seul suffira bien pour abatre et réprimer toute insolence d’orgueil en nous, si nous ne passons point la mesure de l’Escriture pour attribuer quelque dignité aux œuvres. Or la doctrine de l’Escriture est, que nos œuvres sont entachées de plusieurs macules, desquelles Dieu seroit à bon droict offensé pour se courroucer contre nous : tant s’en faut qu’elles nous puissent acquérir sa grâce et faveur, ou le provoquer à nous bien faire : néantmoins pource que par sa grande clémence il ne les examine pas à la rigueur, qu’il les accepte comme très-pures : et à ceste cause qu’il les rémunère d’infinis bénéfices tant de la vie présente que future, combien qu’elles n’ayent point mérité cela. Car je ne puis recevoir la distinction que baillent aucuns personnages : c’est que les bonnes œuvres sont méritoires des grâces que Dieu nous confère en ceste vie, mais que le salut éternel est loyer de la seule foy : veu que le Seigneur nous promet le loyer de nos labeurs, et la couronne de nostre bataille estre au ciel. D’autre part, d’attribuer au mérite des œuvres que nous recevons journellement nouvelles grâces de Dieu, tellement que cela soit osté à la grâce, c’est contre la doctrine de l’Escriture. Car combien que Christ dise qu’il sera donné de nouveau à celuy qui a, et que le bon serviteur qui s’est porté fidèlement en petites choses, sera constitué sur plus grandes Matt. 25.21, 29 : néantmoins il démonstre pareillement que les accroissemens des fidèles sont dons de sa bénignité gratuite. Tous ayans soif, dit-il, venez à l’eau : et vous qui n’avez point d’argent, venez et prenez sans argent et sans récompense du vin et du lait Esaïe 55.1. Parquoy tout ce qui est donné aux fidèles pour l’advancement de leur salut est pure bénéficence de Dieu, comme la béatitude éternelle. Toutesfois tant en ses grâces qu’il nous fait maintenant, comme en la gloire future qu’il nous donnera, il dit qu’il a quelque considération de nos œuvres : d’autant que pour nous testifier sa dilection infinie, il luy plaist non-seulement de nous honorer ainsi, mais aussi les bénéfices que nous avons receus de sa main.
3.15.5
Si ces choses eussent esté traittées et exposées le temps passé en tel ordre qu’il appartenoit, jamais tant de troubles et dissensions ne se fussent esmeues. Sainct Paul dit qu’il nous faut pour bien édifier l’Eglise, retenir le fondement qu’il avoit mis entre les Corinthiens, et qu’il n’y en a point d’autre : c’est Jésus-Christ 1Cor. 3.11. Quel fondement avons-nous en Christ ? Est-ce qu’il a esté le commencement de nostre salut, afin que l’accomplissement s’ensuyvist de nous ? et qu’il nous a seulement ouvert le chemin, afin que nous le suyvissions après de nostre industrie ? Ce n’est pas cela : mais (comme il avoit dit au paravant) quand nous le recognoissons nous estre donné à justice. Nul doncques n’est bien fondé en Christ, sinon qu’il ait entièrement sa justice en luy : veu que l’Apostre ne dit point qu’il a esté envoyé pour nous aider à obtenir justice : mais afin de nous estre justice 1Cor. 1.30 : asçavoir, entant que de toute éternité devant la création du monde nous avons esté esleus en luy : non point selon aucun mérite, mais selon le bon plaisir de Dieu Eph. 1.4 : entant que par sa mort nous avons esté rachetez de condamnation de mort, et délivrez de perdition Col. 1.14 : que nous avons esté adoptez en luy du Père céleste pour estre ses enfans et héritiers : que nous avons esté réconciliez à Dieu par son sang : qu’estans en sa sauvegarde, nous sommes hors des dangers de jamais périr Jean 10.28 : qu’estans incorporez en luy, nous sommes desjà aucunement participans de la vie éternelle : estans entrez par espérance au royaume de Dieu. Encores n’est-ce pas la fin : mais aussi entant qu’estans receus en sa participation, jà soit que nous soyons encores fols en nous-mesmes, toutesfois il nous est sagesse devant Dieu : combien que nous soyons pécheurs, il nous est justice : combien que nous soyons immondes, il nous est pureté, combien que nous soyons débiles et destituez de forces et d’armures pour résister au diable, que la puissance qui luy a esté donnée au ciel et en terre pour briser le diable et rompre les portes d’enfer, est nostre Matt. 28.18 ; Rom 16.20 : combien que nous portions encores un corps mortel, que luy nous est vie 2Cor. 4.10 : brief, que tous ses biens sont nostres, et en luy nous avons tout, en nous rien. Il faut doncques que nous soyons édifiez sur ce fondement, si nous voulons estre temples consacrez à Dieu Eph. 2.21.
3.15.6
Mais le monde a bien esté autrement enseigné passé long temps. On a trouvé je ne sçay quelles œuvres morales, pour rendre les hommes agréables à Dieu devant qu’ils soyent incorporez en Christ : comme si l’Escriture mentoit, quand elle dit que tous ceux qui ne possèdent point le Fils, sont en la mort 1Jean 5.12. S’ils sont en la mort, comment pourroyent-ils engendrer matière de vie ? Pareillement, comme si cela estoit dit pour néant que tout ce qui est fait hors foy, est péché Rom. 14.23 : et comme s’il pouvoit sortir bon fruit d’un mauvais arbre. Et qu’est-ce qu’ont laissé ces meschans Sophistes à Christ, en quoy il desploye sa vertu ? Ils disent qu’il nous a mérité la première grâce, c’est à-dire occasion de mériter : mais que c’est maintenant à nous à faire de ne faillir point à ceste occasion qui nous est donnée. Quelle impudence, et combien effrénée ? Qui eust attendu que ceux qui font profession d’estre Chrestiens, eussent ainsi despouilié Jésus-Christ de sa vertu, pour le fouler quasi aux pieds ? L’Escriture luy rend par tout ce tesmoignage, que tous ceux qui croyent en luy sont justifiez : et ces canailles enseignent qu’il ne nous provient autre bénéfice de luy, sinon qu’il nous a fait ouverture pour nous justifier. O s’ils pouvoyent gouster ce que veulent dire ces sentences ! Que quiconques a le Fils de Dieu, a aussi la vie 1Jean. 5.12 : que quiconques croit, est passé de mort en vie Jean 5.24, et est justifié par sa grâce, afin d’estre fait héritier de la vie éternelle Tite 3.7 : qu’il a Christ habitant en soy, afin d’adhérer à Dieu par luy 1Jean 3.24 : qu’il est participant de sa vie : est assis au ciel avec luy, est desjà transféré au royaume de Dieu Eph. 2.6 ; Col. 1.13, et a obtenu salut : et autres semblables, qui sont infinies. Car elles ne signifient pas seulement, que la faculté d’acquérir justice ou salut nous adviene par Jésus-Christ, mais que l’une et l’autre nous est en luy donnée. Pourtant, incontinent que nous sommes par foy incorporez en Christ, nous sommes faits enfans de Dieu, héritiers des cieux, participans de justice, possesseurs de vie, et pour rédarguer leurs mensonges, nous n’avons pas seulement obtenu l’opportunité de mériter, mais tous les mérites de Christ : car ils nous sont communiquez.
3.15.7
Voylà comment les Sophistes des escholes sorboniques, mères de tous erreurs, nous ont destruit toute la justification de la foy, en laquelle estoit contenue la somme de toute piété. Ils confessent bien de paroles que l’homme est justifié de foy formée : mais ils exposent après, que c’est pource que les œuvres prenent de la foy la valeur et vertu de justifier : tellement qu’il semble advis qu’ils ne nomment la foy que par mocquerie, d’autant qu’ils ne s’en pouvoyent du tout taire, veu qu’elle est si souvent répétée en l’Escriture. Encores n’estans point contens de cela, ils desrobent à Dieu en la louange des bonnes œuvres, quelque portion pour la transférer à l’homme. Car pource qu’ils voyent que les bonnes œuvres ne peuvent guères à exalter l’homme, et mesmes qu’elles ne doyvent point proprement estre appelées Mérites, si on les estime fruits de la grâce de Dieu : ils les déduisent de la faculté du franc arbitre : asçavoir de l’huile d’une pierre. Bien est vray qu’ils ne nient pas que la principale cause ne soit de la grâce : mais ils ne veulent point que le franc arbitre soit exclus, dont procède, comme ils disent, tout mérite. Et n’est pas la doctrine des Sophistes nouveaux seulement, mais leur grand maistre Pierre Lombard en dit autant : lequel au pris des autres est bien sobre et moins desbordé[h]. C’a esté certes un merveilleux aveuglement, de lire en sainct Augustin, lequel il a si souvent en la bouche et ne voit point de quelle solicitude ce sainct personnage se donne garde de tirer à l’homme une seule goutte de la louange des bonnes œuvres. Nous avons ci-dessus, en traittant du libéral arbitre, récité quelque tesmoignage de luy à ce propos, ausquels on en trouvera mille semblables en ses escrits. Comme quand il nous défend de mettre en avant nos mérites pour nous attribuer quelque chose, d’autant qu’iceux-mesmes sont dons de Dieu : et quand il dit que tout nostre mérite vient de grâce, et qu’il nous est entièrement donné par icelle, et non point acquis par nostre suffisance, etc.[i] Ce n’est pas si grande merveille que ledit Lombard n’a point esté esclairé par la lumière de l’Escriture, d’autant qu’il n’y estoit guères exercité. Toutesfois on ne pourroit désirer contre luy et toute sa séquelle une sentence plus claire qu’est celle de sainct Paul, quand après avoir interdit aux Chrestiens toute gloire, il adjouste la raison pourquoy il ne leur est point licite de se glorifier. Car nous sommes, dit-il, l’œuvre de Dieu, créez à bonnes œuvres, lesquelles il a préparées afin que nous cheminions en icelles Eph. 2.10. Puis qu’il ne sort nul bien de nous, sinon d’autant que nous sommes régénérez, et nostre régénération est toute de Dieu, sans en rien excepter, c’est sacrilège de nous attribuer un seul grain de la louange des bonnes œuvres. Finalement, combien que ces Sophistes sans fin et sans cesse parlent des bonnes œuvres : toutesfois ils instruisent ce pendant tellement les consciences, que jamais elles ne s’oseroyent fier que Dieu fust propice à leurs œuvres. Nous au contraire, sans faire nulle mention de mérite, donnons toutesfois une singulière consolation aux fidèles par nostre doctrine, quand nous leur testifions qu’ils sont plaisans et agréables à Dieu en leurs œuvres : mesmes nous requérons que nul n’attente ou entreprene œuvre aucune sans foy, c’est-à-dire, sans avoir déterminé pour certain en son cœur qu’elle plaira à Dieu.
[h] Sent., lib. II dist. XXVIII.
[i] In Psalm. CXLIV ; épist. CV.
3.15.8
Pourtant ne souffrons nullement qu’on nous destourne de ce fondement, et ne fust-ce que de la pointe d’une espingle : car sur iceluy doit reposer tout ce qui appartient à l’édification de l’Eglise. Ainsi tous les serviteurs de Dieu, ausquels il a donné la charge d’édifier son règne, après avoir mis ce fondement, s’il est mestier de doctrine et exhortation, ils admonestent que le Fils de Dieu est apparu, afin de destruire les œuvres du diable, à ce que ceux qui sont de Dieu ne pèchent plus 1Jean 3.8 : qu’il suffit bien que le temps passé nous ayons suyvi les désirs du monde 1Pi. 4.3 : que les esleus de Dieu sont instrumens de sa miséricorde, et séparez à honneur 2Tim. 2.20 : ainsi, qu’ils doyvent estre purgez de toute ordure. Mais sous ce mot tout est comprins, quand il est dit que Christ veut avoir des disciples, lesquels s’estans renoncez, et ayans prins leur croix pour la porter, le suyvent Luc 9.23. Celuy qui a renoncé à soy-mesme a desjà coupé la racine de tous maux : c’est de ne chercher plus ce qui luy plaist. Celuy qui a prins sa croix pour la porter, s’est disposé à toute patience et mansuétude. Mais l’exemple de Christ comprend tant ces choses que tous autres offices de piété et saincteté. Car il s’est rendu obéissant à son Père jusques à la mort : il a esté entièrement occupé à parfaire les œuvres de Dieu de tout son cœur : il a tasché d’exalter la gloire d’iceluy : il a mis sa vie en abandon pour ses frères : il a rendu le bien pour le mal à ses ennemis. S’il est mestier de consolation, les mesmes serviteurs de Dieu en donnent de singulières, c’est que nous endurons tribulation, mais nous n’en sommes pas en angoisse : nous sommes en indigence, mais nous ne sommes point destituez : nous avons de grans assauts, mais nous ne sommes point abandonnez, nous sommes comme abatus, mais nous ne périssons point, ains portons la mortification de Jésus-Christ en nostre corps, afin que sa vie soit manifestée en nous 2Cor. 4.8-10 : si nous sommes morts avec luy, nous vivrons aussi avec luy : si nous endurons avec luy, nous régnerons pareillement 2Tim. 2.11-12. Que nous sommes configurez à ses passions, jusques à ce que nous parvenions à la similitude de sa résurrection Phil. 3.10 : veu que le Père a ordonné que tous ceux qu’il a esleus en Christ, soyent faits conformes à son image, afin qu’il soit premier-nay entre tous ses frères. Et pourtant qu’il n’y a n’adversité, ne mort, ne choses présentes, ne futures qui nous puissent séparer de l’amour que Dieu nous porte en Christ Rom. 8.29, 39 : mais plustost que tout ce qui nous adviendra nous tournera en bien et en salut. Suyvant ceste doctrine, nous ne justifions pas l’homme devant Dieu par ses œuvres, mais nous disons que tous ceux qui sont de Dieu, sont régénérez et faits nouvelles créatures, à ce que du règne de péché ils vienent au Royaume de justice : que par tels tesmoignages ils rendent leur vocation certaine 2Pi. 1.10 : et comme arbres, sont jugez de leurs fruits.
Chapitre XVI
Que ceux qui s’efforcent de rendre ceste doctrine odieuse, se monstrent
calomniateurs en tout ce qu’ils ameinent.
3.16.1
Par cela se peut réfuter l’impudence d’aucuns meschans, qui nous imposent que nous abolissons les bonnes œuvres, et retirons les hommes d’icelles, quand nous enseignons que par œuvres nul n’est justifié, et ne mérite salut. Secondement, que nous faisons le chemin à justice trop aisé, disant qu’elle gist en la rémission gratuite de nos péchez : et que par ceste flatterie nous alleichons les hommes à mal faire, qui autrement y sont trop enclins de nature. Ces calomnies, di-je, sont assez réfutées par ce que nous avons dit : toutesfois je respondray briefvement à l’un et à l’autre. Ils allèguent que les bonnes œuvres sont destruites quand on presche la justification de la foy ; et qu’est-ce si plustost elles sont dressées et establies ? Car nous ne songeons point une foy qui soit vuide de toutes bonnes œuvres, ou une justification qui puisse consister sans icelles : mais voylà le nœud de la matière, que jà soit que nous confessions la foy et les bonnes œuvres estre nécessairement conjoinctes ensemble : toutesfois nous situons la justice en la foy, non pas aux œuvres. La raison pourquoy, il est facile à expliquer, moyennant que nous regardions Christ, auquel la foy s’addresse, et dont elle prend toute sa force. Car dont vient que nous sommes justifiez par foy ? c’est pource que par icelle nous appréhendons la justice de Christ, laquelle seule nous réconcilie à Dieu. Or nous ne pouvons appréhender ceste justice, que nous n’ayons aussi sanctification. Car quand il est dit que Christ nous est donné en rédemption, sagesse et justice : il est pareillement adjousté qu’il nous est donné en sanctification 1Cor. 1.30. De cela s’ensuyt que Christ ne justifie personne qu’il ne le sanctifie quant et quant. Car ces bénéfices sont conjoincts ensemble comme d’un lien perpétuel, que quand il nous illumine de sa sagesse, il nous rachète : quand il nous rachète, il nous justifie : quand il nous justifie, il nous sanctifie. Mais pource qu’il n’est maintenant question que de justice et sanctification, arrestons-nous en ces deux. Combien doncques qu’il les fale distinguer, toutesfois Christ contient inséparablement l’une et l’autre. Voulons-nous doncques recevoir justice en Christ ? il nous faut posséder Christ premièrement. Or nous ne le pouvons posséder que nous ne soyons participans de sa sanctification, veu qu’il ne se peut deschirer par pièces. Puis qu’ainsi est, di-je, que le Seigneur Jésus jamais ne donne à personne la jouissance de ses bénéfices, qu’en se donnant soy-mesme : il les eslargit tous deux ensemble, et jamais l’un sans l’autre. De là il appert combien est ceste sentence véritable, que nous ne sommes point justifiez sans les œuvres : combien que ce ne soit point par les œuvres, d’autant qu’en la participation de Christ, en laquelle gist nostre justice, n’est pas moins contenue sanctification.
3.16.2
C’est aussi une menterie, de dire que nous destounions les cœurs des hommes d’affection de bien faire, en leur ostant la fantasie de mériter. Car ce qu’ils disent que nul ne se souciera de bien vivre, sinon qu’il espère quelque loyer, en cela ils s’abusent trop lourdement : car si on ne cherche autre chose sinon que les hommes servent à Dieu pour rétribution, et soyent comme mercenaires qui luy vendent leur service, c’est bien mal proufité. Il veut estre honoré, aimé d’un franc courage : et approuve un serviteur, lequel quand toute espérance de loyer luy seroit ostée, ne laisseroit point néantmoins de le servir. Or si mestier est d’inciter les hommes à bien faire, il n’y a nuls meilleurs espérons à les picquer, que quand on leur remonstre la fin de leur rédemption et vocation. C’est ce que fait la Parole de Dieu, quand elle dit que nos consciences sont nettoyées des œuvres mortes par le sang de Christ, afin que nous servions au Dieu vivant Héb. 9.14 : que nous sommes délivrez de la main de nos ennemis, afin que nous cheminions devant Dieu en justice et saincteté tous les jours de nostre vie Luc 1.74-75 : que la grâce de Dieu est apparue, afin que renonçans à toute impiété et désirs mondains, nous vivions sobrement, sainctement et religieusement en ce siècle, attendans l’espérance bienheureuse, et la révélation de la gloire de nostre grand Dieu et Sauveur Tite 2.11-13 : que nous ne sommes point appelez pour provoquer l’ire de Dieu contre nous, mais pour obtenir salut en Christ 1Thess. 5.9 : que nous sommes temples du sainct Esprit 1Cor. 3.16 ; Eph. 2.21 ; 2Cor. 6.16, lesquels il n’est point licite de polluer : que nous ne sommes pas ténèbres, mais lumière en Dieu, et pourtant qu’il nous faut cheminer comme enfans de lumière Eph. 5.8 : que nous ne sommes point appelez à immondicité, mais à saincteté : et que la volonté de Dieu est nostre sanctification, afin que nous nous abstenions de tous désirs pervers 1Thess. 4.7, 3 : que puis que nostre vocation est saincte, nous ne pouvons respondre à icelle sinon en pureté de vie 1Pi. 1.15 : que nous avons esté délivrez de péché, afin d’obéir à Justice Rom. 6.18. Y avoit-il argument plus vif pour nous inciter à charité, que celuy dont use sainct Jehan ? c’est que nous nous aimions mutuellement comme Dieu nous a aimez : et qu’en cela diffèrent les enfans de Dieu des enfans du diable : les enfans de lumière, des enfans de ténèbres, pource qu’ils demeurent en dilection 1Jean 4.11 ; 3.10. Item celuy dont use sainct Paul : c’est que si nous adhérons à Christ, nous sommes membres d’un mesme corps Rom.12. 4-5 ; 1Cor. 12.12, et pourtant qu’il nous faut appliquer à nous aider mutuellement. Pouvions-nous avoir meilleure exhortation à saincteté que de ce que dit sainct Jehan, que tous ceux qui ont espérance de vie se sanctifient, puis que leur Dieu est sainct 1Jean 3.3. Item par sainct Paul, qu’estans douez de la promesse d’adoption, nous mettions peine à nous purger de toute souilleure d’esprit et de chair 2Cor. 7.1. Item, quand nous oyons de la bouche de Christ, qu’il se propose en exemple à nous, afin que nous ensuyvions ses pas Jean 15.10.
3.16.3
J’ay voulu briefvement amener ces passages comme pour monstre : car si je vouloye assembler tous les semblables il me faudroit faire un long volume. Les Apostres sont tous pleins d’exhortations, remonstrances, répréhensions, pour instituer l’homme de Dieu à toute bonne œuvre, et ne font aucune mention de mérite. Plustost au contraire ils prenent leurs principales exhortations de là, que nostre salut consiste en la miséricorde de Dieu, sans que nous ayons rien mérité. Comme fait sainct Paul, quand après avoir enseigné par toute l’Epistre, que nous n’avons nulle espérance de salut sinon en la grâce de Christ : quand il vient à exhorter, il fonde sa doctrine sur ceste miséricorde qu’il avoit preschée Rom. 12.1. Et pour en bien dire, ceste seule cause nous devroit assez esmouvoir à bien vivre : afin que Dieu soit glorifié en nous Matt. 5.16. Et s’il y en a aucuns qui ne soyent pas tellement touchez de la gloire de Dieu, si est-ce que la mémoire de ses bénéfices les doit suffisamment inciter. Mais ces Pharisiens, pource qu’en exaltant les mérites ils arrachent quasi par force du peuple quelques œuvres serviles : ils nous imposent faussement que nous n’avons rien pour exhorter à bonnes œuvres, pource que nous ne suyvons point leur train. Comme si Dieu se délecctoit beaucoup de tels services contraints, lequel déclaire qu’il n’accepte autre sacrifice, sinon celuy qui vient de franche volonté : et défend de rien donner en tristesse, ou de nécessité ? 2Cor. 9.7. Je ne di pas cela pource que je rejette ou mesprise la manière d’exhorter dont l’Escriture use souvent, afin de ne laisser nul moyen pour esveiller nostre paresse, c’est qu’elle nous propose le loyer que Dieu rendra à chacun selon ses œuvres Rom. 2.3 : mais je nie qu’il n’y en ait point d’autre, et mesmes que ceste soit la principale. D’avantage, je n’accorde pas qu’il fale commencer par là. Finalement, je maintien que cela ne fait rien pour eslever les mérites, tels que nos adversaires les forgent, comme nous verrons ci-après. Outreplus, je di que cela ne proufiteroit de rien, sinon que ceste doctrine eust préoccupé : c’est que nous sommes justifiez par le seul mérite de Christ, auquel nous participons par foy, et non point d’aucuns mérites de no œuvres. Car nul n’est disposé à sainctement vivre, qu’il n’ait premier receu et bien gousté ceste doctrine. Ce que le Prophète enseigne très-bien, quand il dit parlant à Dieu, Il y a merci envers toy, Seigneur, afin que tu sois redouté Ps. 130.4. Il démonstre qu’il n’y a nulle révérence de Dieu entre les hommes, sinon après que sa miséricorde est cognue, laquelle est le fondement. Ce qui est bien notable, à ce que nous sçachions que la miséricorde de Dieu est non-seulement le principe de bien et deuement le servir, mais aussi que la crainte de Dieu, laquelle les Papistes pensent estre méritoire de salut, ne peut estre réputée à mérite, pource qu’elle est fondée en la rémission des péchez.
3.16.4
C’est aussi une calomnie trop frivole, de dire que nous convions les hommes à péché, en preschant la rémission des péchez gratuite, en laquelle nous colloquons toute justice. Car en parlant ainsi, nous la poisons de si grand poids, qu’elle ne peut estre compensée d’aucuns biens procédans de nous : et pourtant que nous ne la pourrions obtenir, sinon qu’elle fust gratuite. Or nous disons qu’elle nous est gratuite, mais non pas à Christ, auquel elle a cousté bien cher : car il l’a rachetée de son très-précieux et sacré sang, pource qu’il n’y avoit nul autre pris par lequel le jugement de Dieu peust estre contenté. Et enseignant ainsi les hommes, nous les admonestons qu’il ne tient point à eux que ce sacré sang ne soit respandu, toutesfois et quantes qu’ils pèchent. D’avantage, nous leur remonstrons que l’ordure de péché est telle, qu’elle ne se peut laver sinon par ceste seule fontaine. En oyant cela, ne doyvent-ils pas concevoir un plus grand horreur de péché, que si on leur disoit qu’ils se peussent nettoyer par quelques bonnes œuvres ? Et s’ils ont quelque crainte de Dieu, comment n’auront-ils horreur de se veautrer encores en la boue après avoir esté purgez, pour troubler (entant qu’en eux est) et infecter ceste fontaine très-pure, en laquelle ils ont leur lavement ? J’ay lavé mes pieds (dit l’âme fidèle en Salomon) comment les souilleray-je de nouveau Cant. 5.3 ? Il est maintenant notoire lesquels font la rémission des péchez plus vile, et lesquels anéantissent plus la dignité de justice. Nos adversaires babillent qu’on peut appaiser Dieu par je ne sçay quelles satisfactions frivoles : c’est-à-dire par fiente et estrons. Nous disons que l’offense de péché est trop griefve, pour se pouvoir récompenser de tels fatras : que l’ire de Dieu est aussi trop griefve, pour pouvoir estre remise légèrement. Et pourtant cest honneur et prérogative appartient seulement au sang de Christ. Ils disent que la justice, si elle défaut en quelque endroict, peut estre réparée par œuvres satisfactoires. Nous disons qu’elle est trop précieuse pour pouvoir estre si facilement acquise : et pourtant, que pour la recouvrer il nous faut avoir nostre refuge à la seule miséricorde de Dieu. Le reste qui appartient à la rémission des péchez, sera déduit au chapitre prochain.
Chapitre XVII
La concordance des promesses de la Loy et de l’Evangile.
3.17.1
Maintenant poursuyvons les autres argumens dont Satan s’efforce de destruire ou diminuer par ses satellites la justification de la foy. Je pense que cela est desjà osté aux calomnniateurs, qu’ils ne nous puissent imposer que nous soyons ennemis des bonnes œuvres. Car nous nions que les œuvres justifient, non pas afin qu’on ne face nulles bonnes œuvres, ou qu’on ne les ait en nulle estime : mais afin qu’on ne s’y fie, qu’on ne s’en glorifie, qu’on ne leur attribue salut. Car ceste est nostre fiance, nostre gloire, et port unique de nostre salut, que Jésus-Christ le Fils de Dieu est nostre, et qu’en luy nous sommes enfans de Dieu, et héritiers du Royaume céleste, appelez en l’espérance de béatitude éternelle : non point par nostre dignité, mais par la bénignité de Dieu. Toutesfois pource qu’ils nous assaillent encore d’autres bastons, poursuyvons de rabatre leurs coups. Premièrement, ils produisent les promesses légales, que Dieu a faites à ceux qui observeront sa Loy. Ils demandent si nous voulons qu’elles soyent vaines, ou de quelque efficace. Pource que ce seroit chose desraisonnable de les dire vaines, ils prenent pour certain, qu’elles sont de quelque valeur : et de cela infèrent que nous ne sommes pas justifiez par la seule foy : veu que le Seigneur parle en ceste manière. Si tu escoutes mes préceptes, et les retiens pour les faire, le Seigneur te gardera sa promesse laquelle il a jurée à les pères. Il t’aimera, et te multipliera, et te bénira Deut. 7.12-13. Item, Si tu addresses bien tes voyes, sans décliner aux dieux estranges, et fais justice et droicture, et ne te destournes point à mal, j’habiteray avec toy Jér. 7.5, 23. Je n’en veux point réciter mille semblables, lesquelles se pourront despescher par une mesme solution : veu qu’elles ne diffèrent point en sens d’avec celles-ci. La somme est, que Moyse tesmoigne la bénédiction et la malédiction, la vie et la mort nous estre présentée en la Loy Deut. 11.26 ; 30.15. Ou il faut que nous facions ceste bénédiction oisive et infructueuse, ou que nous confessions la justification n’estre point en la seule foy. Pour response, nous avons ci-dessus monstré comment, si nous demeurons en la Loy, estans exclus de toute bénédiction, nous sommes enveloppez en la malédiction qui est dénoncée à tous transgresseurs Deut. 27.26. Car Dieu ne promet rien, sinon à celuy qui est parfait observateur de sa Loy : ce qui n’advient à homme du monde. Cela donc demeure tousjours ferme, que la Loy oblige tout le genre humain à malédiction et ire de Dieu : de laquelle si nous voulons estre délivrez, il nous faut sortir hors la puissance de la Loy, et estre mis comme de servitude en liberté. Non pas en une liberté charnelle, laquelle nous retire de l’obéissance de la Loy, et nous convie à dissolution et licence, et lasche la bride à nos concupiscences, pour se desborder : mais une liberté spirituelle, laquelle console et conferme la conscience troublée et espovantée, luy remonstrant qu’elle est délivrée de la malédiction et condamnation dont la Loy la tenoit enserrée. Nous obtenons ceste délivrance, quand en foy nous appréhendons la miséricorde de Dieu en Christ : par laquelle nous sommes rendus certains et asseurez de la rémission des péchez, du sentiment desquels la Loy nous poignoit et mordoit.
3.17.2
Par ceste raison les promesses mesmes qui nous sont offertes en la Loy, seroyent infructueuses et de nulle vertu, si la honte de Dieu ne nous secouroit par l’Evangile. Car ceste condition, que nous accomplissions la volonté de Dieu, dont elles dépendent, ne sera jamais accomplie. Or ce que le Seigneur nous subvient, n’est pas en nous laissant une partie de justice en nos œuvres, et suppléant ce qui défaut, par sa bénignité : mais en nous assignant son seul Christ pour accomplissement de justice. Car l’Apostre ayant dit, que luy et tous autres Juifs, sçachans que l’homme ne peut estre justifié par les œuvres de la Loy, avoyent creu en Jésus-Christ : adjouste la raison, non pas afin qu’ils fussent aidez par la foy de Christ à obtenir perfection de justice, mais afin d’estre justifiez sans les œuvres de la Loy Gal. 2.16. Si les fidèles se départent de la Loy, et vienent à la foy pour obtenir justice, laquelle ils ne trouvoyent point en la Loy, ils renoncent certes à la justice des œuvres. Qu’on amplifie donc maintenant tant qu’on voudra les rétributions que la Loy dénonce estre préparées à ses observateurs, moyennant qu’on considère aussi que nostre perversité fait que nous n’en recevions aucun fruit, jusques après avoir obtenu une autre justice. En ceste manière David, après avoir parlé de la rétribution que Dieu a préparée à ses serviteurs : incontinent se tourne à la recognoissance des péchez, par lesquels elle est anéantie. Il monstre bien doncques les biens qui nous devroyent venir de la Loy : mais quand il adjouste conséquemment, Qui est-ce qui entendra ses fautes Ps. 19.12 ? en ce il dénote l’empeschement qui fait que la jouissance n’en vient point jusques à nous. Item en un autre lieu, après avoir dit que toutes les voyes du Seigneur sont bonté et vérité à ceux qui le craignent : il adjouste, A cause de ton Nom Seigneur, tu seras propice à mon iniquité : car elle est très-grande Ps. 25.10-11. En telle manière, il nous faut recognoistre la bénévolence de Dieu nous estre mise en avant en la Loy, si nous la pouvions acquérir par nos œuvres : mais que par le mérite d’icelle jamais nous ne l’obtenons.
3.17.3
Quoy donc ? dira quelqu’un : les promesses légales sont-elles données en vain, afin de s’esvanouyr ? J’ay desjà testifié que je ne suis de ceste opinion : mais je di que l’efficace n’en vient point jusques à nous, ce pendant qu’elles sont référées au mérite des œuvres : et pourtant que si on les considère en elles-mesmes, elles sont aucunement abolies. En ceste manière l’Apostre dit, que ceste belle promesse, où Dieu dit qu’il nous a donné de bons préceptes, lesquels vivifieront ceux qui les feront Rom. 10.5 ; Lév. 18.5 ; Ezéch. 20.11 est de nulle importance, si nous nous arrestons à icelle : et qu’elle ne nous proufitera de rien plus que si elle n’avoit point esté donnée. Car ce qu’elle requiert, ne compète point mesmes aux plus saincts serviteurs de Dieu : qui sont tous bien loing de l’accomplissement de la Loy, et sont environnez de plusieurs transgressions. Mais quand les promesses évangéliques sont mises en avant, lesquelles dénoncent la rémission des péchez gratuite : non-seulement elles nous rendent agréables à Dieu, mais aussi font que nos œuvres luy soyent plaisantes. Et non-seulement afin qu’il les accepte : mais aussi qu’il les rémunère des bénédictions lesquelles estoyent deues à l’observation entière de sa Loy, par la convenance qu’il avoit faite. Je confesse doncques, que le loyer qu’avoit promis le Seigneur en sa Loy à tous observateurs de justice et saincteté, est rendu aux œuvres des fidèles : mais en telle rétribution il faut diligemment regarder la cause qui fait les œuvres estre favorables. Or il y a trois causes dont cela procède. La première est, que le Seigneur destournant son regard des œuvres de ses serviteurs, lesquelles méritent tousjours plustost confusion que louange, il reçoit et embrasse iceux en son Christ : et par le moyen de la seule foy, sans aide aucune des œuvres, il les réconcilie avec soy. La seconde est, que de sa bénignité et indulgence paternelle il fait cest honneur à leurs œuvres, sans regarder si elles en sont dignes ou non, de les avoir en quelque pris et estime. Le troisième est qu’il reçoit icelles œuvres en miséricorde, ne mettant point en conte l’imperfection qui y est : de laquelle elles sont toutes tellement pollues, qu’elles mériteroyent plus d’estre mises au nombre des vices que des vertus. Et de là il appert combien se sont trompez les Sophistes de Sorbonne, entant qu’ils ont pensé avoir évité toute absurdité, disans que les œuvres ne sont valables à mériter salut de leur bonté intérieure : mais pource que Dieu par sa bénignité les veut autant estimer. Mais cependant ils n’ont point observé combien les œuvres qu’ils veulent estre méritoires, sont loing de la condition requise és promesses légales, sinon que la justice gratuite, qui est appuyée sur la seule foy, précédast : et la rémission des péchez, par laquelle il faut que les bonnes œuvres mesmes soyent nettoyées de leurs macules. Pourtant des trois causes que nous avons récitées, qui font que les œuvres des fidèles soyent acceptées de Dieu, ils n’en ont noté que l’une, et se sont teus des deux autres, voire des principales.
3.17.4
Quoy donc ? dira quelqu’un : les promesses légales sont-elles données en vain, afin de s’esvanouyr ? J’ay desjà testifié que je ne suis de ceste opinion : mais je di que l’efficace n’en vient point jusques à nous, ce pendant qu’elles sont référées au mérite des œuvres : et pourtant que si on les considère en elles-mesmes, elles sont aucunement abolies. En ceste manière l’Apostre dit, que ceste belle promesse, où Dieu dit qu’il nous a donné de bons préceptes, lesquels vivifieront ceux qui les feront Rom. 10.5 ; Lév. 18.5 ; Ezéch. 20.11 est de nulle importance, si nous nous arrestons à icelle : et qu’elle ne nous proufitera de rien plus que si elle n’avoit point esté donnée. Car ce qu’elle requiert, ne compète point mesmes aux plus saincts serviteurs de Dieu : qui sont tous bien loing de l’accomplissement de la Loy, et sont environnez de plusieurs transgressions. Mais quand les promesses évangéliques sont mises en avant, lesquelles dénoncent la rémission des péchez gratuite : non-seulement elles nous rendent agréables à Dieu, mais aussi font que nos œuvres luy soyent plaisantes. Et non-seulement afin qu’il les accepte : mais aussi qu’il les rémunère des bénédictions lesquelles estoyent deues à l’observation entière de sa Loy, par la convenance qu’il avoit faite. Je confesse doncques, que le loyer qu’avoit promis le Seigneur en sa Loy à tous observateurs de justice et saincteté, est rendu aux œuvres des fidèles : mais en telle rétribution il faut diligemment regarder la cause qui fait les œuvres estre favorables. Or il y a trois causes dont cela procède. La première est, que le Seigneur destournant son regard des œuvres de ses serviteurs, lesquelles méritent tousjours plustost confusion que louange, il reçoit et embrasse iceux en son Christ : et par le moyen de la seule foy, sans aide aucune des œuvres, il les réconcilie avec soy. La seconde est, que de sa bénignité et indulgence paternelle il fait cest honneur à leurs œuvres, sans regarder si elles en sont dignes ou non, de les avoir en quelque pris et estime. Le troisième est qu’il reçoit icelles œuvres en miséricorde, ne mettant point en conte l’imperfection qui y est : de laquelle elles sont toutes tellement pollues, qu’elles mériteroyent plus d’estre mises au nombre des vices que des vertus. Et de là il appert combien se sont trompez les Sophistes de Sorbonne, entant qu’ils ont pensé avoir évité toute absurdité, disans que les œuvres ne sont valables à mériter salut de leur bonté intérieure : mais pource que Dieu par sa bénignité les veut autant estimer. Mais cependant ils n’ont point observé combien les œuvres qu’ils veulent estre méritoires, sont loing de la condition requise és promesses légales, sinon que la justice gratuite, qui est appuyée sur la seule foy, précédast : et la rémission des péchez, par laquelle il faut que les bonnes œuvres mesmes soyent nettoyées de leurs macules. Pourtant des trois causes que nous avons récitées, qui font que les œuvres des fidèles soyent acceptées de Dieu, ils n’en ont noté que l’une, et se sont teus des deux autres, voire des principales.
3.17.5
Or après que Dieu, ayant retiré l’homme d’un tel abysme de perdition, l’a sanctifié par la grâce d’adoption, pource qu’il l’a régénéré et reformé en une nouvelle vie : aussi il le reçoit et embrasse comme nouvelle créature, avec les dons de son Esprit. Et c’est l’acception de laquelle parle sainct Pierre. Car les fidèles après leur vocation sont agréables à Dieu, mesmes au regard de leurs œuvres 1Pi. 2.5 : pource qu’il ne se peut faire que Dieu n’aime les biens qu’il leur a conférez par son Esprit. Néantmoins il nous faut tousjours retenir cela, qu’ils ne sont pas autrement agréables à Dieu à raison de leurs œuvres, sinon pourtant que Dieu, à cause de l’amour gratuite qu’il leur porte, en augmentant de plus en plus sa libéralité, accepte leurs œuvres. Car dont leur vienent les bonnes œuvres, sinon d’autant que le Seigneur comme il les a esleus pour instrumens honorables, aussi les veut orner de vraye pureté Rom. 9.21 ? Et dont est-ce qu’elles sont réputées bonnes, comme s’il n’y avoit rien à redire, sinon pource que ce bon Père pardonne les taches et macules dont elles sont souillées ? En somme, sainct Pierre ne signifie autre chose en ce lieu, sinon que Dieu aime ses enfans, ausquels il voit la similitude de sa face imprimée. Car nous avons enseigné ci-dessus, que nostre régénération est comme une réparation de son image en nous. Puis doncques qu’ainsi est que le Seigneur à bon droict aime et a en honneur son image par tout où il la contemple, non sans cause il est dit que la vie des fidèles estant formée et reiglée à saincteté et justice, luy est plaisante. Mais pource que les fidèles, ce pendant qu’ils sont environnez de leur chair mortelle, sont encores pécheurs, et leurs bonnes œuvres seulement commencées, tellement qu’il y a beaucoup de vices : Dieu ne peut estre propice, ni à ses enfans, ni à leurs œuvres, sinon qu’il les reçoyve en Christ plustost qu’en eux-mesmes. Il nous faut en ce sens prendre les passages qui tesmoignent que Dieu est propice et bénin à ceux qui vivent justement. Moyse disoit aux Israélites, Le Seigneur ton Dieu garde en mille générations son alliance, et sa miséricorde à ceux qui l’aiment et gardent ses commandemens Deut. 7.9. Laquelle sentence estoit usitée entre le peuple, comme un dicton commun : comme nous voyons en la prière solennelle que fait Salomon, Seigneur Dieu d’Israël, qui gardes l’alliance et miséricorde à tes serviteurs, qui cheminent devant toy de ? tout leur cœur 1Rois 8.23. Autant en est-il dit en l’oraison de Néhémiah Néh. 1.5. La raison est : comme le Seigneur faisant alliance de sa grâce, requiert mutuellement de ses serviteurs saincteté et intégrité de vie, afin que sa bonté ne soit en mocquerie et mespris, et que personne ne s’enfle d’une vaine confiance de sa miséricorde, pour estre en seureté cheminant perversement Deut. 29.18 : ainsi après les avoir receus en société de son alliance, il les veut retenir par ce moyen à faire leur devoir. Néantmoins l’alliance ne laisse point de se faire gratuite du commencement, et demeurer tousjours telle. Selon ceste raison David, combien qu’il dise qu’il a receu le loyer de la pureté de ses mains Ps. 18.20-21, toutesfois n’oublie pas ce principe que j’ay noté : c’est que Dieu l’a tiré du ventre de la mère, pource qu’il l’a aimé. Parlant ainsi, il maintient tellement sa cause estre bonne et juste, qu’il ne dérogue en rien à la miséricorde gratuite de Dieu, laquelle prévient tous biens desquels elle est origine.
3.17.6
Il sera bon de noter en passant, quelle différence il y a entre telles locutions et les promesses légales. J’appelle Promesses légales, non pas toutes celles qui sont couchées çà et là en la Loy de Moyse, veu qu’on y en trouvera plusieurs Evangéliques : mais j’enten celles qui appartienent proprement à la doctrine de la Loy. Telles promesses, quelque nom qu’on leur impose, promettent rémunération et loyer, sous condition, si nous faisons ce qui est commandé. Mais quand il est dit que le Seigneur garde la promesse de sa miséricorde à ceux qui l’aiment : c’est plustost pour démonstrer quels sont ses serviteurs qui ont receu de cœur son alliance, que pour exprimer la cause pourquoy Dieu leur est propice. La raison pour démonstrer cela est, comme le Seigneur par sa bénignité nous appelle en espérance de vie éternelle, afin d’estre craint, aimé et honoré de nous : aussi toutes les promesses de sa miséricorde qu’on lit en l’Escriture, à bon droict, sont appliquées à ceste fin, c’est que nous l’ayons en honneur et révérence. Toutes fois et quantes doncques que nous oyons que le Seigneur fait bien à ceux qui observent sa Loy, qu’il nous souviene qu’en ceste manière l’Escriture démonstre qui sont les enfans de Dieu, par la marque qui leur doit estre perpétuelle. Considérons qu’il nous a adoptez pour ses enfans, afin que nous l’honorions comme nostre Père. Afin doncques de ne renoncer au droict de nostre adoption, il nous faut efforcer de tendre où nostre vocation nous meine. D’autre part néantmoins, que nous tenions cela pour asseuré, que l’accomplissement de la miséricorde de Dieu ne dépend point des œuvres des fidèles : mais ce qu’il accomplit la promesse de salut en ceux qui par droicture de vie respondent à leur vocation, que cela est pource qu’il recognoist en eux les vrayes marques et enseignes de ses enfans : asçavoir les grâces de son Esprit. Il nous faut à cela rapporter ce qui est dit au Pseaume XV, des citoyens de Jérusalem : Seigneur, qui habitera en ton tabernacle, et fichera son siège en ta montagne saincte ? Celuy qui est innocent en ses mains, et pur en son cœur Ps. 15.1-2 etc. Item en Isaïe, Qui est-ce qui habitera avec le feu qui consume tout ? Celuy qui fait justice, parle en vérité Esaïe 33.14-15, etc., et autres semblables. Car cela n’est point dit pour descrire le fondement, sur lequel doyvent consister les fidèles devant Dieu : mais seulement la manière par laquelle il les appelle en sa compagnie, et en icelle les entretient et conserve. Pource qu’il déteste le péché, et aime la justice : ceux qu’il veut conjoindre à soy, il les purifie de son Esprit, afin de les rendre conformes à sa nature. Pourtant si ou demande la cause première, par laquelle l’entrée nous est ouverte au Royaume de Dieu, et avons le moyen d’y persévérer : la response est preste, c’est pource que le Seigneur nous a une fois adoptez par sa miséricorde, et nous conserve tousjours. Si on demande de la manière comment cela se fait : lors il faut venir à nostre régénération et aux fruits d’icelle, dont il est parlé en ce Pseaume et autres passages.
3.17.7
Mais il semble advis qu’il y ait beaucoup plus de difficulté à soudre les tesmoignages qui honorent les bonnes œuvres du tiltre de justice, et disent que par icelles l’homme est justifié. Quant est du premier genre, nous voyons que çà et là les commandemens de Dieu sont appelez Justifications et Justices. Du second, nous en avons exemple en Moyse, quand il dit, Ceste sera nostre justice, si nous gardons tous ces commandemens Deut. 6.25. Et si on réplique que c’est une promesse légale, à laquelle est adjoincte une condition impossible : il y en a d’autres dont on ne sçauroit dire le mesme. Comme quand il dit. Cela te sera imputé pour justice, si tu rens au povre le gage qu’il t’aura donné Deut. 24.13. Pareillement le Prophète dit, que le zèle qu’eut Phinées à venger l’opprobre d’Israël, luy a esté imputé à justice Ps. 106.30-31. Parquoy les Pharisiens de nostre temps pensent avoir belle matière de crier contre nous en cest endroict. Car quand nous disons que la justice de foy establie, il faut que la justice des œuvres soit abatue : aussi ils arguent au contraire que si la justice est par les œuvres, qu’il n’est pas vray que nous soyons justifiez par la seule foy. Encores que je leur ottroye que les commandemens de la Loy soyent appelez Justice, ce n’est point merveille : car de faict ils le sont. Combien que les lecteurs doyvent estre advertis que les Grecs ont translaté mal proprement le mot hébrieu, mettans au lieu d’Edits ou Statuts, Justifications. Au reste, je ne débatray point du mot : comme aussi nous n’ostons point cela à la Loy de Dieu, qu’elle ne contiene parfaite justice. Car combien que pource que nous sommes debteurs de tout ce qu’elle requiert, quand bien nous y aurions satisfait, encores sommes-nous serviteurs inutiles : toutesfois puis que le Seigneur a fait cest honneur à l’observation d’icelle, de l’appeler Justice, ce n’est pas à nous de luy oster ce qu’il luy a donné. Nous confessons doncques volontiers que l’obéissance de la Loy est Justice, l’observation d’un chacun commandement est partie de justice : moyennant que nulles des autres parties ne défaillent. Mais nous nions, qu’on puisse monstrer en tout ce monde une telle justice. Et à ceste cause nous abolissons la justice de la Loy ; non pas que de soy elle soit insuffisante : mais pource qu’à cause de la débilité de nostre chair, elle n’apparoist nulle part. Mais quelqu’un pourra dire, que l’Escriture n’appelle pas seulement les préceptes de Dieu, Justice : mais qu’elle attribue ce tiltre aussi aux œuvres des fidèles. Comme quand elle récite que Zacharie et sa femme ont gardé les justices du Seigneur Luc 1.6. Je respon, qu’en parlant ainsi elle estime plus les œuvres de la nature de la Loy, que de leur propre condition. Combien qu’il fale encores yci observer ce que j’ay dit n’aguères, que la translation vicieuse des Grecs ne nous doit point estre pour loy. Mais pource que sainct Luc n’a rien voulu changer en ce qui estoit receu de son temps, je passeray volontiers cela. Bien est vray que le Seigneur, par le contenu de sa Loy, a monstré aux hommes quelle est la justice : mais nous ne mettons point icelle justice en exécution, sinon en observant toute la Loy. Car par chacune transgression elle est corrompue. Puis doncques que la Loy n’enseigne que justice : si nous regardons à icelle, tous ses commandemens sont justice. Si nous considérons les hommes, pour observer un commandement, ils ne mériteront point la louange de justice, estans transgresseurs en plusieurs : et veu mesmes qu’ils ne font œuvre pour obéir à Dieu qui ne soit vicieuse aucunement, à cause de son imperfection. Nostre response doncques est, que quand les œuvres des saincts sont nommées Justice, cela ne vient point de leurs mérites : mais entant qu’elles tendent à la justice que Dieu nous a commandée, laquelle est nulle, si elle n’est parfaite. Or elle ne se trouve parfaite en nul homme du monde : pourtant faut conclurre, qu’une bonne œuvre de soy ne mérite pas le nom de justice.
3.17.8
Je vien maintenant au second genre, où gist la principale difficulté. Sainct Paul n’a nul argument plus ferme pour prouver la justice de la foy, que quand il allègue ce qui est escrit de Moyse, la foy avoir esté imputée à Abraham pour justice Gal. 3.6. Puis doncques que le zèle de Phinées, selon le Prophète, luy a esté imputé à justice Ps. 106.31 : ce que sainct Paul argue de la foy, on le pourra aussi conclurre des œuvres. Pourtant nos adversaires, comme ayans la victoire en main, déterminent que jà soit que nous ne soyons point justifiez sans foy, néantmoins nous ne sommes pas justifiez par icelle seule, mais qu’il faut conjoindre les œuvres avec, pour parfaire la justice. J’adjure yci tous ceux qui craignent Dieu, que comme ils sçavent qu’il faut prendre la reigle de justice de la seule Escriture : aussi ils vueillent diligemment, et en humilité de cœur, considérer avec moy comme l’Escriture se peut accorder à elle-mesme, sans aucune cavillation. Sainct Paul sçachant que la justice de foy est un refuge à ceux qui sont desnuez de leur propre justice, infère hardiment, que quiconque est justifié par la foy, est exclus de la justice des œuvres. Sçachant d’autre part que la justice de foy est commune à tous serviteurs de Dieu, il infère derechef d’une mesme confiance, que nul n’est justifié par les œuvres : mais plustost au contraire, que nous sommes justifiez sans aucune aide de nos œuvres. Mais c’est autre chose de disputer de quelle valeur sont les œuvres en elles-mesmes, et en quelle estime elles sont devant Dieu, après la justice de la foy establie. S’il est question de priser les œuvres selon leur dignité, nous disons qu’elles sont indignes d’estre présentées devant la face de Dieu : ainsi, qu’il n’y a homme du monde qui ait rien en ses œuvres, dont il se puisse glorifier devant Dieu. Ainsi il reste, que tous estans desnuez de toute aide de leurs œuvres, soyent justifiez par la seule foy. Or nous exposons ceste justice estre telle : c’est que le pécheur estant receu en la communion de Christ, est par sa grâce réconcilié à Dieu : d’autant qu’estant purifié par son sang, il obtient rémission de ses péchez : et estant vestu de la justice d’iceluy, comme de la siene propre, il peut consister devant le throne judicial de Dieu. Après que la rémission des péchez est mise, les œuvres qui s’ensuyvent sont estimées d’ailleurs que de leur mérite. Car tout ce qui est imparfait, est couvert par la perfection de Christ ; tout ce qui y est d’ordures et de taches, est nettoyé par sa pureté, pour ne venir point en conte. Après que la coulpe des transgressions est ainsi effacée, laquelle empeschoit les hommes de produire chose qui fust agréable à Dieu : après aussi que les vices d’imperfections sont ensevelis, dont toutes bonnes œuvres sont entachées et maculées, lors les bonnes œuvres que font les fidèles, sont estimées justes : ou bien, qui vaut autant à dire, sont imputées à justice.
3.17.9
Si maintenant quelqu’un m’objecte cela, pour m’impugner la justice de la foy : premièrement je l’interrogueray, si un homme doit estre réputé juste pour deux ou trois bonnes œuvres, estant transgresseur de la Loy en toutes les autres. Cela seroit trop desraisonnable. Puis après je luy demanderay, si mesme pour plusieurs bonnes œuvres il est juste, quand on le pourra trouver coupable en aucune chose. Encore n’osera pas mon adversaire affermer cela, veu que la sentence de Dieu y contredit, laquelle prononce tous ceux qui n’auront accomply tous les préceptes, estre maudits Deut. 27.26. Je passeray encore outre, demandant s’il y a une seule bonne œuvre, en laquelle on ne puisse noter aucune impureté ou imperfection. Or comment cela se pourroit-il faire devant les yeux de Dieu, ausquels les estoilles ne sont point pures ne claires, ne les Anges justes Job 4.18 ? Pourtant il sera contraint de confesser qu’on ne trouvera nulle bonne œuvre, laquelle ne soit pollue et corrompue, tant par les transgressions qu’aura commises l’homme en autre endroit, que par sa propre imperfection : tellement qu’elle ne sera pas digne d’avoir le nom de Justice. Or si c’est chose notoire que cela procède de la justification de la foy, que les œuvres qui autrement estoyent impures, corrompues, indignes de comparoistre devant Dieu (tant s’en faut qu’elles luy fussent plaisantes) soyent imputées à justice: pourquoy alleguerons-nous la justice des œuvres, pour destruire la justice de la foy, de laquelle icelle est produite, et en laquelle elle consiste ? Voudrions-nous faire une lignée serpentine, que les enfans meurtrissent leur mère ? Or le dire de nos adversaires tend là. Ils ne peuvent nier que la justification de la foy ne soit commencement, fondement, cause, matière, substance de la justice des œuvres. Neantmoins ils concluent que l’homme n’est pas justifié de foy : pource que les bonnes œuvres sont imputées à justice. Laissons donc ces fatras : et confessons à la vérité ce qui en est: c’est que si toute la justice qui peut estre en noz œuvres procède et dépend de la justification de foy, non seulement cestecy n’est en rien diminuée par celle-là, mais plus tost confermée: d’autant que sa vertu apparoist plus ample. Davantage, ne pensons pas les œuvres estre tellement prisées après la justification gratuite, qu’elles succèdent au lieu de justifier l’homme, ou bien le justifient à demy avec la foy. Car si la justice de foy ne demeure tousjours en son entier, l’immondicité des œuvres sera descouverte, tellement qu’elles ne mériteront que condemnation. Or il n’y a nulle absurdité en cela, que l’homme soit tellement justifié par foy, que non seulement il soit juste en sa personne, mais aussi que ses œuvres soyent réputées justes, sans ce qu’elles l’ayent mérité.
3.17.10
Par ce moyen nous concéderons non seulement qu’il y a portion de justice aux œuvres, (ce que nos adversaires prétendent) mais qu’elles sont approuvées de Dieu, comme si elles estoyent parfaites : moyennant qu’il nous souvienne sur quoy la justice d’icelles est fondée : qui est pour soudre toute difficulté. Car l’œuvre commence d’estre agréable à Dieu, quand il la reçoit avec pardon. Or dont est-ce que vient ce pardon, sinon que Dieu regarde et nos personnes, et tout ce qui procède de nous en Jésus-Christ ? Tout ainsi donc que nous apparoissons justes devant Dieu après que nous sommes faits membres de Christ, entant que par son innocence nos fautes sont cachées : ainsi nos œuvres sont tenues pour justes, entant que ce qu’il y a de vice en icelles estant couvert par la pureté de Christ, ne nous est point imputé. Parquoy nous pouvons dire à bon droit, que par la seule foy non seulement l’homme, mais aussi ses œuvres sont justifiées. Or si ceste justice des œuvres telle quelle procède de la foy et de la justification gratuite, il ne faut pas qu’on la prenne pour destruire ou obscurcir la grâce dont elle dépend : mais plustost doit estre enclose en icelle, et se rapporter à icelle, comme le fruit à l’arbre. En ceste manière sainct Paul voulant prouver que nostre béatitude consiste en la miséricorde de Dieu, et non pas en nos œuvres, presse fort ce que dit David : Bienheureux sont ceux ausquels les iniquitez sont remises, desquels les péchez sont cachez. Bienheureux est l’homme auquel le Seigneur n’a point imputé ses fautes Rom. 4.7 ; Ps. 32.1-2. Si quelqu’un vouloit alléguer au contraire infinis tesmoignages, lesquels semblent advis constituer la béatitude en nos œuvres : comme quand il est dit, Bien-heureux est l’homme qui craind Dieu Ps. 112.1, qui a pitié du povre affligé Prov. 14.21, qui n’a point cheminé au conseil des meschans Ps. 1.1, qui porte tentation Jacq. 1.12, qui garde justice et jugement Ps. 106.3 ; 119.1 ; Bien-heureux sont les povres d’esprit, etc., tout cela ne fera pas que ce que dit sainct Paul ne demeure vray. Car veu que ces vertus qui sont là récitées ne sont jamais tellement toutes en l’homme, qu’elles puissent estre acceptées de Dieu d’elles-mesmes : il s’ensuit que l’homme est tousjours misérable, jusques à ce qu’il est délivré de misère par la rémission de ses péches. Puis donc qu’ainsi est, que toutes les espèces de béatitude que récite l’Escriture sont anéanties et peries, tellement que le fruit d’une seule n’en revient point à l’homme, sinon que premièrement il obtienne béatitude en la remission de ses péchés, laquelle donne lieu à toutes les autres bénédictions de Dieu: il s’ensuit que ceste béatitude gratuite non seulement est principale et souveraine, mais unique : sinon que nous vueillions qu’elle soit destruite et abolie par les bénédictions qui consistent en icelle seule. Il n’y a pas maintenant grand propos, que cela nous doive troubler, ou engendrer quelque scrupule, que les fidèles sont souvent nommez Justes, en l’Escriture. Je confesse qu’ils ont ce tiltre pour leur saincte vie. Mais connue ainsi soit qu’ils appliquent plus leur estude à suyvre justice, qu’ils ne l’accomplissent: c’est bien raison que ceste justice des œuvres, telle quelle, soit submise a la justice de la foy, en laquelle elle est fondée, et de laquelle elle tient tout ce qu’elle est.
3.17.11
Mais nos adversaires poursuyvent outre, et disent que sainct Jaques nous contrarie si évidemment, qu’il nous est impossible de nous en despescher. Car il enseigne qu’Abraham a esté justifié par les œuvres : et que nous tous aussi sommes justifiez par les œuvres, et non point de la seule loy Jacq. 2.21-24. Mais je demande s’ils veulent tirer en combat sainct Jaques avec sainct Paul. S’ils tiennent sainct Jaques pour ministre de Christ, il faut tellement prendre sa sentence, qu’elle ne désaccorde point d’avec Christ, lequel a parlé par la bouche de sainct Paul. Le sainct Esprit afferme par la bouche de sainct Paul, qu’Abraham a obtenu justice par foy, et non point par ses œuvres, et qu’il faut aussi que nous soyons tous justifiez sans les œuvres de la Loy. Le mesme Esprit dénonce par sainct Jaques, que nostre justice consiste en œuvres, et non seulement en foy. Il est certain que l’Esprit n’est point répugnant à soy : quelle donc sera la concorde ? Il suffist à nos adversaires, s’ils peuvent desraciner la justice de foy, laquelle nous voulons estre plantée au profond du cœur. De donner repos aux consciences, ils ne s’en soucient point beaucoup. Et pourtant on voit comment ils s’efforcent d’esbranler la justice de foy : mais cependant ils ne monstrent nulle certaine reigle de justice, à laquelle les consciences se puissent ranger. Qu’ils triomphent donc tant qu’ils voudront, moyennant qu’ils ne se puissent vanter d’autre victoire, que d’avoir osté toute certitude de justice. Or ils obtiendront ceste maudite victoire, aux lieux où ayans esteinct toute lumière de vérité, ils auront aveuglé le monde de leurs ténèbres. Mais partout où la vérité de Dieu demeurera ferme, ils ne profiteront rien. Je nie donc que la sentence de sainct Jaques (laquelle ils ont tousjours en la bouche, et de laquelle ils font leur grand bouclier) leur favorise aucunement. Pour liquider cela, il nous faut premièrement regarder le but où il tend, puis après observer en quoy c’est qu’ils s’abusent. Pource qu’il y en avoit lors plusieurs (comme ce mal est coustumièrement en l’Eglise) lesquels demonstroyent leur infidélité en mesprisant tout ce qui est propre aux fidèles : et néantmoins ne cessoyent de se glorifier faussement du tiltre de foy, sainct Jaques se moque de ceste folle outrecuidance. Ce n’est pas donc son intention de detracter en rien qui soit de la vraye foy, mais d’éclairer combien estoyent ineptes tels baveurs, de tant attribuer à une vaine apparence de foy, que se contentans d’icelle, ils menoyent cependant une vie dissolue. Cela considéré, il est maintenant facile de juger en quoy se trompent nos adversaires. Car ils faillent doublement : c’est qu’ils prennent mal le mot de Foy, puis aussi de Justifier. Sainct Jaques en nommant la foy, n’entend autre chose qu’une opinion frivole, qui est bien différente de la vérité de la foy. Ce qu’il fait par une manière d’ottroy : comme il monstre dés le commencement par ces paroles, Que profite cela, mes frères, si quelcun dit qu’il a la foy, et qu’il n’ait pas les œuvres Jacq. 2.14 ? Il ne dit pas, Si quelqu’un a la foy sans œuvres : mais, S’il se vante de l’avoir. Puis après encores plus clairement, en faisant par mocquerie ceste foy pire que la cognoissance des diables : finalement en l’appelant Morte. Mais on pourra suffisamment entendre ce qu’il veut dire par la définition qu’il en met : Tu crois, dit-il, qu’il y a un Dieu. Certes si tout le contenu de ceste foy est de simplement croire qu’il y a un Dieu, ce n’est pas de merveille si elle ne peut justifier. Et ne faut pas que nous pensions que cela dérogue rien à la foy Chrestienne, de laquelle la nature est bien autre. Car comment est-ce que la vraye foy justifie, sinon en nous adjoignant à Jésus-Christ, afin qu’estans faits un avec luy, nous jouissions de la participation de sa justice ? Elle ne justifie pas donc pour avoir conceu quelque intelligence de divinité : mais par ce qu’elle fait reposer l’homme en la certitude de la miséricorde de Dieu.
3.17.12
Nous n’avons point encores touché le but, jusques à ce que nous aurons descouvert l’autre erreur. Car il semble advis que sainct Jaques mette une partie de nostre justice aux œuvres. Mais si nous le voulons faire accorder et à toute l’Escriture et à soy-mesme, il est nécessaire de prendre autrement en ce lieu le vocable de Justifier, qu’il ne se prend en sainct Paul. Car sainct Paul appelle Justifier, quand la mémoire de nostre injustice estant effacée, nous sommes réputez justes. Si sainct Jaques eust là regardé, il eust cité mal à propos le tesmoignage de Moyse, qu’Abraham a creu à Dieu, etc. Car il adjouste conséquemment, qu’Abraham a obtenu justice par ses œuvres, entant qu’il n’a point douté d’immoler son fils au commandement de Dieu : et ainsi que l’Escriture a esté accomplie, laquelle dit qu’il a creu à Dieu, et luy a esté imputé à justice. Si c’est chose absurde que l’effect précède sa cause : ou Moyse tesmoiyne faussement en ce lieu-là que la foy a esté imputée pour justice à Abraham, ou il n’a point mérité sa justice par l’obéissance qu’il a rendue à Dieu en voulant sacrifier Isaac. Abraham a esté justifié par sa foy devant qu’Ismael fust conceu, lequel estoit jà grand devant la nativité d’Isaac. Comment dirons-nous donc qu’il s’est acquis justice par l’obéissance qui a esté long temps après ? Pourtant, ou sainct Jaques a renversé tout l’ordre (ce qui n’est licite de penser) ou en disant qu’il a esté justifié, il n’a pas entendu qu’il eust mérité d’estre tenu pour juste. Quoy donc ? Certainement il appert qu’il parle de la déclaration de justice devant les hommes, et non pas de l’imputation de justice quant à Dieu : comme s’il disoit, Ceux qui sont justes de foy, approuvent leur justice par obéissance et bonnes œuvres, et non point par une masque nue et imaginaire de foy. En somme, il ne dispute point par quel moyen nous sommes justifiez, mais il requiert des fidèles une justice qui se déclaire par œuvres. Et comme sainct Paul afferme que l’homme est justifié sans aide de ses œuvres : aussi sainct Jaques ne concède pas que celuy qui se dit juste, soit despourveu de bonnes œuvres. Ceste considération nous délivrera de tout scrupule. Car nos adversaires s’abusent principalement en cela, qu’ils pensent que sainct Jaques détermine quelle est la manière d’estre justifié : comme ainsi soit qu’il ne tache à autre fin, que d’abbattre la vaine confiance de ceux qui pour excuser leur nonchalance de bien faire, prétendent faussement le tiltre de foy. Parquoy comment qu’ils tournent et revirent les paroles de sainct Jaques, ils n’en pourront tirer que ces deux sentences : c’est, qu’une vaine imagination de foy ne nous justifie pas : item, que le fidèle n’estant point content d’une telle imagination, declaire sa justice par bonnes œuvres.
3.17.13
Ce qu’ils allèguent de sainct Paul en un mesme sens, ne les aide en rien : asçavoir que les facteurs de la Loy seront justifiez, non pas les auditeurs Rom. 2.13. Je ne veux point évader par la solution de sainct Ambroise, lequel expose cela estre dit, pource que l’accomplissement de la Loy est la foy en Christ. Car il me semble que c’est un subterfuge, duquel il n’est jà mestier quand la plene voye est ouverte. En ce passage-là sainct Paul rabat l’orgueil des Juifs, qui se glorifioyent en la seule cognoissance de la Loy, combien qu’ils en fussent grans contempteurs. Afin doncques qu’ils ne se pleussent pas tant en une cognoissance nue, il les admoneste que si nous cherchons nostre justice en la Loy, il faut venir à l’observation, et non pas à l’intelligence d’icelle. Certes nous ne révoquons pas cela en doute, que la justice de la Loy ne consiste en bonnes œuvres. Nous ne nions pas non plus qu’en observation entière de saincteté et innocence il n’y ait plene justice : mais il n’est pas encores prouvé que nous soyons justifiez par œuvres, sinon qu’on en produise quelqu’un qui ait accomply la Loy. Or que sainct Paul n’ait voulu autre chose dire, sa procédure en rend tesmoignage. Après avoir condamné d’injustice tant Juifs que Gentils indifféremment, il descend après à particulariser, et dit que ceux qui ont péché sans la Loy, périront sans la Loy : ce qui appartient aux Gentils. D’autre part, que ceux qui ont péché en la Loy, seront jugez par la Loy : ce qui est propre aux Juifs. Or pource qu’iceux fermans les yeux à leurs transgressions se glorifioyent de la seule Loy, il adjouste ce qui estoit bien convenable, que la Loy ne leur estoit pas donnée afin qu’escoutans seulement la voix d’icelle ils fussent rendus justes, mais en obéissant à ses commandemens. Comme s’il disoit, Cherches-tu justice en la Loy ? n’allègue point la seule ouye laquelle a de soy peu d’importance, mais produy les œuvres par lesquelles tu puisses monstrer que la Loy ne t’a pas esté donnée en vain. Puis que tous défailloyent en cela, il s’ensuyvoit qu’ils estoyent despouillez de la gloire qu’ils prétendoyent. Pourtant il faut plustost du sens de sainct Paul former un argument contraire : c’est que si la justice de la Loy est située en perfection de bonnes œuvres, et nul ne se peut vanter d’avoir satisfait à la Loy par ses œuvres : la justice de la Loy est nulle entre les hommes.
3.17.14
Après, nos adversaires nous assaillent des passages où les fidèles offrent hardiment leur justice à Dieu pour estre examinée, et désirent de recevoir sentence selon icelle. Comme quand David dit, Juge-moy, Seigneur, selon ma justice, et selon l’innocence qui est en moy Ps. 7.8. Item, Exauce, Seigneur, ma justice : tu as esprouvé mon cœur, et l’as visité de nuict, et ne s’est point trouvé d’iniquité en moy Ps. 17.1-3. Item, Le Seigneur me rétribuera selon ma justice, et me rendra selon la pureté de mes mains : car j’ay gardé la droicte voye, et n’ay point décliné de mon Dieu Ps. 18.21, etc. Item, Juge moy, Seigneur, car j’ay cheminé en innocence. Je ne me suis point assis au rang des menteurs, et ne me suis point meslé avec les meschans. Ne pers point doncques mon âme avec les iniques Ps. 26.1, 4, 5, 9 etc. J’ay dit ci-dessus de la confiance que les fidèles semblent advis simplement prendre des œuvres. Les passages que nous avons yci amenez ne nous empescheront pas beaucoup, si nous les considérons en leur circonstance, laquelle est double. Car les fidèles en ce faisant ne veulent pas que toute leur vie soit examinée, afin que selon icelle ils soyent absous ou condamnez : mais présentent à Dieu quelque cause particulière pour en juger. Secondement, ils s’attribuent justice, non pas au regard de la perfection de Dieu, mais en comparaison des meschans et iniques. Premièrement, quand il est question de justifier l’homme, il n’est pas seulement requis qu’il ait bonne et juste cause en quelque affaire particulier, mais qu’il ait une justice entière en tout le cours de sa vie : ce qu’il n’a jamais eu et n’aura. Or en ces oraisons où les saincts invoquent le jugement de Dieu pour approuver leur innocence, ils ne se veulent pas vanter d’estre purs et nets de tout péché, et qu’il n’y ait rien à redire en leur vie : mais après avoir mis toute fiance de salut en la bonté de Dieu, se confians néantmoins qu’il est le protecteur des povres, pour venger les injures qu’on leur fait, et pour les défendre quand on les afflige à tort, ils luy recommandent leur cause, en laquelle ils sont affligez estans innocens. D’autre part, en se présentant avec leurs adversaires devant le throne de Dieu, ils n’allèguent point une innocence laquelle puisse respondre à sa pureté, si elle estoit espluchée selon sa rigueur : mais pource qu’ils sçavent bien que leur sincérité, justice et simplicité est plaisante et agréable à Dieu, au pris de la malice, meschanceté et astuces de leurs adversaires : ils ne doutent pas d’invoquer Dieu pour juge entre eux et les iniques. En ceste manière quand David disoit à Saul, Que le Seigneur rende à chacun selon la justice et vérité qu’il trouvera en luy 1Sam. 26.23, il n’entendoit pas que Dieu examinast un chacun par soy, et le remunérast selon ses mérites : mais il protestoit devant Dieu quelle estoit son innocence au pris de l’iniquité de Saül. Sainct Paul aussi, quand il se glorifie au bon tesmoignage de sa conscience, qu’il a fait son office en simplicité et intégrité 2Cor. 1.12 ; Actes 23.1 : il n’entend pas s’appuyer et reposer sur ceste gloire quand il viendra au jugement de Dieu : mais estant contraint par les calomnies des meschans, il maintient contre leur malédicence sa loyauté et preud’hommie, laquelle il sçavoit estre cognue et agréable à Dieu. Car nous voyons ce qu’il dit en un autre lieu : c’est qu’il ne se sent point coulpable, mais qu’en cela il n’est pas justifié 1Cor. 4.4. Certes il réputoit bien que le jugement de Dieu est bien autre que l’estime des hommes. Pourtant, combien que les fidèles allèguent Dieu pour tesmoin et juge de leur innocence contre la mauvaistie des hypocrites, toutesfois quand ils ont affaire à Dieu seul, ils crient tous d’une voix. Seigneur, si tu prens garde aux iniquitez, qui est-ce qui subsistera Ps. 130.3 ? Item, Seigneur, n’entre point en jugement avec tes serviteurs : car nul vivant ne sera justifié devant la face Ps. 143.2. Et se desfians de leurs œuvres confessent volontiers que sa bonté est meilleure que toute vie Ps. 63.3.
3.17.15
Il y a d’autres lieux quasi semblables, ausquels quelqu’un pourroit estre empesché. Solomon dit que celuy qui chemine en intégrité, est juste : item, qu’en la voye de justice on trouvera vie, et qu’il n’y aura point’ de mort Prov. 20.7 ; 12.28. Selon laquelle raison Ezéchiel dénonce, que celuy qui fera justice et jugement, vivra tousjours Ezéch. 18.9 ; 33.15. Je respon que nous ne voulons rien nier ne dissimuler, n’obscurcir de toutes ces choses ; mais qu’il y en vienne un seul en avant avec une telle intégrité. S’il ne se trouve nul homme mortel qui le puisse faire, ou il faut que tous périssent au jugement de Dieu, ou qu’ils ayent leur refuge à sa miséricorde. Cependant encores ne nions-nous pas que l’intégrité qu’ont les fidèles, combien qu’elle soit imparfaite, et qu’il y ait beaucoup à redire, ne leur soit comme un degré à immortalité: mais dont vient cela, sinon que quand le Seigneur a receu un homme en l’alliance de sa grâce, il n’espluche point ses œuvres selon leurs mérites, mais les accepte de bénignité paternelle, sans ce qu’elles eu soyent dignes ? Par lesquelles paroles nous n’entendons pas seulement ce qu’enseignent les Scolastiques, c’est que les œuvres ont leur valeur de la grâce de Dieu qui les accepte : car en cela disant, ils entendent que les œuvres lesquelles seroyent autrement insuffisantes pour acquérir salut, reçoyvent leur suffisance de ce qu’elles sont prisées et acceptées de Dieu, selon la paction de la Loy. Mais je di au contraire : que toutes œuvres, entant qu’elles sont pollues tant par autres transgressions que de leurs propres macules, ne peuvent rien valoir sinon d’autant que nostre Seigneur n’impute point les macules dont elles sont entachées, et pardonne à l’homme toutes ses fautes: ce qui est donner justice gratuite. Et n’y a point de propos d’alléguer icy les prières que fait aucunesfois sainct Paul, où il désire une si grande perfection aux fidèles, qu’ils soyent trouvez irrépréhensibles et sans coulpe au jugement du Seigneur Ephés. 1.4 ; Phil. 2.15 ; 1Thess. 3.13, et autres. Les Célestins anciens hérétiques s’aidoyent de telles sentences, pour prouver que l’homme peut avoir parfaite justice en la vie présente. Nous respondons après sainct Augustin, ce que nous pensons pouvoir suffire : c’est que tous fidèles doyvent bien aspirer à ce but, d’apparoistre une fois devant Dieu purs et sans macule : mais pource que le meilleur estat et le plus parfait que nous puissions avoir en la vie présente, n’est autre chose que de profiter de jour en jour : lors nous parviendons à ce but, quand après estre despouillez de nostre chair pécheresse, nous adhérerons pleinement à nostre Dieu. Combien que je ne voudroye point estre opiniastre pour résister à celuy qui voudroit attribuer aux Saincts le tiltre de perfection, moyennant qu’il la definis avec sainct Augustin, lequel escrit ainsi au troisième livre a Boniface : Quand nous appelions la vertu des saincts Parfaite, à la perfection d’icelle est requise la cognoissance de l’imperfection : c’est que tant en vérité qu’en humilité les saincts recognoissent combien ils sont imparfaits.
Chapitre XVIII
Que c’est mal arguer, de dire que nous sommes justifiez par œuvres, pource que
Dieu leur promet salaire.
3.18.1
Venons maintenant à exposer les passages ausquels il est dit que Dieu rendra à chacun selon ses œuvres Matt. 16.27, comme sont ceux qui s’ensuyvent : Un chacun recevra selon qu’il aura fait en son corps, soit bien soit mal 2Cor. 5.10. Gloire et honneur à celuy qui fera bien: tribulation et angoisse sur l’âme du pervers Rom. 2.6, 9, 10. Item, Et iront ceux qui auront bien vescu, en la résurrection de vie Jean 5.29. Item, Venez, vous qui estes bénits de mon Père : j’ay eu faim, et vous m’avez repeu : j’ay eu soif, et vous m’avez donné a boire Matth. 25.34-35, etc. Ausquels il sera bon de conjoindre aussi ceux où la vie éternelle est appellée Loyer. Comme quand il est dit que la rémunération sera faite à l’homme selon l’œuvre de ses mains. Item, Celuy qui obéit au commandement de Dieu sera rémunéré Prov. 12.14 ; 13.13. Item, Esjouisssez-vous, car vostre loyer est grand au ciel Matth. 5.12 ; Luc 6.23. Item, Un chacun recevra salaire selon son labeur 1Cor. 3.8. Touchant ce qui est dit que Dieu rendra à un chacun selon ses œuvres, il se peut soudre sans grande difficulté. Car ceste locution dénote plustost un ordre de conséquence, que la cause pour laquelle Dieu rémunère les hommes. Or il n’y a nulle doute que nostre Seigneur use de ces degrez en accomplissant nostre salut: qu’après nous avoir esleuz, il nous appelle: après nous avoir appeliez, il nous justifie : après nous avoir justifiez, il nous glorifie Rom. 8.30. Combien donc que par sa seule miséricorde il reçoyve les siens en vie, toutesfois pource qu’il les conduit en icelle par le chemin des bonnes œuvres, afin d’accomplir en eux son vouloir, par l’ordre qu’il a destiné : ce n’est point de merveilles s’il est dit qu’ils sont couronnez selon leurs œuvres, par lesquelles ils sont préparez à recevoir la couronne d’immortalité. Et mesmes pour ceste cause il est dit qu’ils font leur salut Phil. 2.12 quand en s’appliquant à bonnes œuvres ils méditent la vie éternelle. Voire, comme il leur est commandé de travailler pour la viande qui ne périt point Jean 6.27, quand ils s’acquièrent vie croyans en Jésus-Christ : néantmoins il est adjousté quant et quant, que le Fils de l’homme leur donnera ceste viande. Dont il s’ensuyt que le mot de Travailler ou opérer ne s’oppose point à la grâce, mais seulement emporte zèle et estude. Par ainsi il ne s’ensuyt pas, ou qu’ils soyent autheurs de leur salut, ou que leur salut procède des bonnes œuvres. Quoy doncques ? Incontinent après que par la cognoissance de l’Evangile et l’illumination du sainct Esprit ils ont esté appelez en la compagnie de Christ, la vie éternelle est commencée en eux : en après le Seigneur achève son œuvre qu’il à commencée en eux, jusques au jour de Jésus-Christ Phi. 1.6. Or l’œuvre de Dieu est accomplie en eux, quand en justice et saincteté représentans l’image de leur Père céleste, ils se déclairent estre ses enfans légitimes.
3.18.2
Quant est de ce mot Loyer, il ne faut pas qu’il nous induise à faire nos œuvres cause de nostre salut. Premièrement, que cela soit arresté en nostre cœur, que le Royaume des cieux n’est pas salaire de serviteurs, mais héritage d’enfans : duquel jouiront seulement ceux que Dieu a adoptez pour ses enfans Eph. 1.5 : et n’en jouiront pour autre cause, que pour ceste adoption. Car le fils de la chambrière ne sera point héritier (comme il est escrit), mais le fils de la femme libre Gal. 4.30. Et de faict, aux mesmes passages, où le sainct Esprit promet la vie éternelle pour le loyer des œuvres, en l’appelant nommément Héritage, il démonstre qu’elle nous vient d’ailleurs. En ceste manière, Christ en appelant les esleus de son Père à posséder le royaume céleste, récite bien les œuvres qu’il veut en cela récompenser : mais il adjouste quant et quant qu’ils le posséderont de droict d’héritage Matt. 25.34. Sainct Paul aussi exhorte bien les serviteurs, qui font fidèlement leur devoir, d’espérer rétribution du Seigneur : mais il adjouste incontinent que c’est rétribution d’héritage Col. 3.24. Nous voyons comme par paroles expresses Christ et ses Apostres se donnent de garde que nous ne référions point la béatitude éternelle aux œuvres, mais à l’adoption de Dieu. Pourquoy doncques, dira quelqu’un, font-ils mention semblablement des œuvres ? Ceste question se pourra vuider par un seul exemple de l’Escriture. Devant la nativité d’Isaac, il avoit esté promis à Abraham qu’il auroit semence, en laquelle seroyent bénites toutes nations de la terre : et que sa lignée seroit semblable aux estoilles du ciel, et au gravier de la mer Gen. 15.5 ; 17.1 ; 18.10. Long temps après il se prépare à immoler son fils Isaac, selon le commandement de Dieu. Après avoir monstré une telle obéissance, il reçoit ceste promesse : J’ay juré par moy-mesme, dit le Seigneur, puis que tu as fais cela, et n’as point espargné ton propre fils unique pour me complaire, je te béniray, et multiplieray ta semence comme les estoilles du ciel, et le gravier de la mer : et en ta semence seront bénites toutes nations de la terre, pource que tu as obéy à ma voix Gen. 22.3, 16-18. Qu’est-ce que nous oyons ? Abraham avoit-il mérité par son obéissance ceste bénédiction, laquelle luy avoit esté promise devant que le commandement luy fust baillé ? Yci certes nous avons sans circuit et sans ambiguïté, que le Seigneur rémunère les œuvres des fidèles par les mesmes bénéfices qu’il leur avoit jà donnez, devant qu’ils eussent pensé à rien faire, et pour le temps qu’il n’avoit nulle cause de leur bien faire, sinon sa miséricorde.
3.18.3
Et toutesfois ce n’est pas frustration ne mocquerie, quand il dit qu’il rétribue aux œuvres ce qu’il avoit gratuitement donné devant les œuvres. Car d’autant qu’il veut que pour méditer l’accomplissement et jouissance des choses qu’il a promises, nous nous exercions en bonnes œuvres, et que par icelles nous cheminions pour parvenir à l’espérance bienheureuse qu’il nous a proposée au ciel, c’est à bon droict que le fruit des promesses leur est assigné, puis qu’elles sont comme moyens pour nous conduire à la jouissance. L’un et l’autre a esté très-bien exprimé de l’Apostre, quand il dit que les Colossiens s’appliquoyent à suyvre charité, pour l’espérance qui leur estoit colloquée au ciel, de laquelle ils avoyent au paravant entendu par la doctrine véritable de l’Evangile Col. 1.4-5. Car en disant qu’ils ont cognu par l’Evangile, que l’héritage céleste leur estoit préparé, il dénote que l’espérance en est fondée en un seul Christ, non point en nulles œuvres. A quoy s’accorde ce dire de sainct Pierre, que nous sommes gardez de la vertu de Dieu par la foy, au salut qui est appresté pour estre manifesté en son temps 1Pi. 1.5. Quand il dit qu’à ceste cause ils s’efforcent de bien faire, il démonstre que les fidèles tout le temps de leur vie doyvent courir pour appréhender. Or afin que nous ne pensissions que le salaire que nous promet le Seigneur, se doyve mesurer selon les mérites, il nous propose une parabole, en laquelle il se compare à un père de famille, lequel envoyé en sa vigne tous ceux qu’il rencontre : les uns en la première heure du jour, les autres en la seconde, les autres en la troisième : aucuns en l’onzième. Quand ce vient au soir, il distribue à tous salaire égal Matt .20.1. De laquelle parabole l’exposition est très-bien et briefvement couchée au livre intitulé, De vocatione Gentium, qu’on attribue à sainct Ambroise. Pource que c’est un Docteur ancien, j’aime mieux user de ses paroles que des mienes. Par ceste similitude, dit-il, le Seigneur a voulu monstrer que la vocation de tous fidèles, combien qu’il y ait quelque variété en l’apparence extérieure, appartient à sa seule grâce. Ceux doncques qui après avoir besongné une heure seulement, sont égalez à ceux qui ont travaillé tout au long du jour, représentent la condition de ceux que Dieu pour magnifier l’excellence de sa grâce, appelle sur la fin de leur vie, pour les rémunérer selon sa clémence : non pas leur payant le salaire de leur labeur, mais espandant sur eux les richesses de sa bonté, comme il les a esleus sans leurs œuvres : afin que ceux-mesmes qui ont long temps travaillé, et ne reçoyvent non plus que les derniers, entendent qu’ils reçoyvent tout du don de sa grâce, et non pas pour salaire de leurs labeurs[a]. Il est aussi à noter qu’en tous les passages où la vie éternelle est nommée Loyer de bonnes œuvres, elle ne se prend point pour la communication que nous avons avec Dieu, quand il nous reçoit en nostre Seigneur Jésus, pour nous faire ses héritiers : mais pour la possession, ou fruition de la béatitude que nous avons en son royaume : ce qu’aussi emportent les paroles de Christ, quand il dit, Au siècle à venir vous aurez la vie éternelle Marc 10.30. Item, Venez, possédez le royaume Matth. 25.34, etc. Pour ceste cause sainct Paul appelle la révélation qui se fera au dernier jour, Nostre adoption : et expose puis après ce mot, Rédemption de nostre corps Rom. 8.23. Au reste, comme celuy qui est aliéné de Dieu, est en la mort éternelle : aussi quiconques est receu en la grâce de Dieu, pour communiquer et estre uni avec luy, il est transporté de mort à vie : ce qui se fait par la seule grâce d’adoption. Et si à leur façon ils se monstrent opiniastres sur ce mot de Loyer, nous leur amènerons tousjours à l’opposite ce que dit sainct Pierre, que la vie éternelle est le loyer de la foy 1Pi. 1.9.
[a] Ambroise, De vocat. Gent. Lib. I, Ch. V.
3.18.4
Pourtant ne pensons point que le sainct Esprit, par les promesses ci-dessus récitées veuille priser la dignité des œuvres comme si elles méritoyent quelque loyer. Car l’Escriture ne nous laisse rien de reste, de quoy nous nous puissions exalter devant la face de Dieu. Plustost au contraire elle est du tout en cela, de confondre nostre orgueil, nous humilier, abatre et anéantir du tout. Mais le sainct Esprit par les promesses susdites subvient à nostre imbécillité : laquelle autrement décherroit et défaudroit incontinent, si elle n’estoit ainsi soustenue et consolée. Premièrement, qu’un chacun répute en son endroict combien c’est une chose dure, de renoncer et abandonner non-seulement toutes les choses qu’il aime, mais aussi soy-mesme. Et toutesfois : c’est la première leçon que baille Christ à ses disciples, c’est-à-dire à tous fidèles : et tout au long de leur vie il les tient sous la discipline de la croix, afin qu’ils n’adonnent point leur cœur à la cupidité ou fiance des biens terriens. Brief, il les traitte en telle sorte, que de quelque costé qu’ils se tournent, tant que ce monde se peut estendre : ils ne voyent sinon désespoir. Tellement que sainct Paul dit que nous sommes les plus misérables de tous les hommes, si nous espérons seulement en ce monde 1Cor. 15.19. Ah doncques que nous ne perdions courage en telles angoisses, le Seigneur nous assiste, et admoneste de lever la teste en haut et regarder plus loing, nous promettant que nous trouverons en luy nostre béatitude, laquelle nous ne voyons pas en ce monde. Or il l’appelle Loyer, salaire et rétribution : non pas estimant le mérite de nos œuvres, mais signifiant que c’est une récompense pour les misères, tribulations et opprobres que nous endurons en terre. Pourtant il n’y a point de mal d’appeler à l’exemple de l’Escriture, la vie éternelle. Rémunération : veu que par icelle le Seigneur transfère ses serviteurs de travail en repos, d’affliction en prospérité, de tristesse en joye, de povreté en affluence, d’ignominie en gloire : finalement qu’il change tous les maux qu’ils ont endurez, en plus grans biens. Il n’y aura aussi nul inconvénient, d’estimer saincteté de vie estre la voye, non pas laquelle nous face ouverture en la gloire céleste, mais par laquelle Dieu conduit ses esleus en la manifestation d’icelle : veu que c’est son bon plaisir de glorifier ceux qu’il a sanctifiez Rom. 8.30. Seulement que nous n’imaginions point aucune correspondance entre Mérite et Loyer. A quoy s’abusent perversement les Sophistes, pource qu’ils ne considèrent point ceste fin que nous avons exposée. Or quelle mocquerie est-ce, quand Dieu nous appelle à un but, de destourner les yeux d’un autre costé ? Il n’y a rien plus clair, que le loyer est promis aux bonnes œuvres : non pas pour enfler de gloire nostre cœur, mais pour soulager la foiblesse de nostre chair. Celuy doncques qui veut par cela inférer quelque mérite des œuvres, ou les balancer ensemble, se destourne bien loing du droict but que Dieu propose.
3.18.5
Pourtant, quand l’Escriture dit que Dieu comme juste juge, rendra la couronne de justice à ses serviteurs 2Tim. 4.8, non-seulement je respon avec sainct Augustin, Comment rendroit-il la couronne comme juste juge, s’il n’eust premier donné la grâce comme Père miséricordieux ? Et comment y auroit-il justice aucune, sinon que la grâce eust précédé, laquelle justifie l’inique ? Et comment ceste couronne seroit-elle rendue comme deue, sinon que tout ce que nous avons nous eust esté donné sans estre deu[b] ? mais j’adjouste aussi avec cela, Comment imputeroit-il justice à nos œuvres, sinon qu’il cachast par son indulgence ce qui est d’injustice en icelles ? Comment les réputeroit-il dignes de loyer, sinon qu’il effaçast par sa bénignité infinie : ce qui est en icelles digne de peine ? J’adjouste cela au dire de sainct Augustin, pource qu’il a accoustumé de nommer la vie éternelle, Grâce : d’autant qu’elle nous est donnée pour les dons gratuits de Dieu, quand elle est rendue à nos œuvres. Mais l’Escriture nous humilie d’avantage : et ce pendant nous élève en haut. Car outre ce qu’elle, nous défend de nous glorifier en nos œuvres, pource que ce sont dons gratuits de Dieu : pareillement elle nous monstre qu’elles sont tousjours entachées d’ordures, tellement qu’elles ne peuvent pas satisfaire ne plaire à Dieu, si elles sont examinées selon sa rigueur : mais afin que nostre zèle ne s’affadisse point, il est aussi dit qu’elles plaisent à Dieu, pource qu’il les supporte. Or combien que sainct Augustin parle un peu autrement que nous, toutesfois quant au sens et à la substance, nous accordons bien ensemble. Car au troisième livre à Boniface[c], après avoir fait comparaison de deux hommes, dont il pose le cas que l’un soit d’une si saincte vie et parfaite qu’on le tiene pour un Ange : que l’autre soit bien de bonne vie et honneste, mais non pas d’une perfection ne d’une saincteté si grande : il conclud finalement ainsi. Ce second, dit-il, qui semble bien advis inférieur à l’autre quant à sa vie, est néantmoins beaucoup plus excellent, à cause de la droicte foy qu’il a en Dieu, par laquelle il vit, et selon laquelle il s’accuse en ses péchez : en toutes ses bonnes œuvres il loue Dieu, luy attribuant toute gloire, et recevant ignominie sur soy, et recevant de luy pardon de ses fautes, et affection de bien faire : et ainsi en partant de ce monde, il sera receu en Paradis. Pourquoy cela, sinon pour la foy ? laquelle combien qu’elle ne sauve point l’homme sans œuvres, d’autant qu’elle est vive, et besongne par charité, toutesfois elle est cause que les péchez sont pardonnez. Car comme dit le Prophète, le juste vit de foy Hab. 2.4 : et sans icelle mesmes les œuvres qui semblent bonnes, sont converties en péchez Certes il confesse clairement en ce passage, ce que nous débatons et maintenons sur tout : c’est asçavoir, que la justice des œuvres dépend et procède de ce qu’elles sont receues de Dieu avec pardon : c’est-à-dire, en miséricorde, et non pas en jugement.
[b] Augustin, Ad Valent., De grat. et lib.arb.
[c] Cap. V.
3.18.6
Il y a d’autres passages qui ont quasi semblable sens à ceux que nous venons d’expliquer. Comme quand il est dit, Faites-vous des amis des richesses d’iniquité, afin que quand vous défaudrez, ils vous reçoyvent au royaume de Dieu Luc 16.9. Item, Enseigne les riches de ce monde de ne s’enorgueillir, et n’espérer point en l’incertitude de leurs richesses, mais en Dieu vivant. Exhorte-les de bien faire, d’estre riches en bonnes œuvres, et de se faire un bon thrésor pour l’advenir, afin d’appréhender la vie éternelle 1Tim. 6.17-19. Nous voyons que les bonnes œuvres sont accomparées à richesses, desquelles il est dit que nous jouirons en la béatitude future. Je respon que jamais nous n’aurons la vraye intelligence de tout ce qui est là dit, si nous ne convertissons nos yeux au but auquel le sainct Esprit dresse ses paroles. Si ce que dit Christ est vray, que nostre cœur s’arreste là où est nostre thrésor Matt. 6.21 : comme les enfans de ce siècle s’empeschent et s’appliquent du tout à amasser les choses qui appartiennent à la félicité de la vie présente : ainsi faut-il que les fidèles, voyant que ceste vie s’esvanouira comme un songe, envoyent les choses dont ils veulent droictement jouir à tousjours, au lieu où ils ont à vivre éternellement. Pourtant il nous faut ensuyvre l’exemple de ceux qui se départent d’un lieu à l’autre, pour y habitera perpétuité. Ils envoyent devant tout leur bien : et ne leur fait point mal de s’en passer pour un petit de temps : mais plustost s’estiment d’autant plus heureux, qu’ils ont plus de bien au lieu où ils doyvent finir leur vie. Si nous croyons que le ciel est nostre pays et nostre propre habitation, il convient plustost d’y transmettre nos richesses, que de les retenir yci, pour les abandonner quand il nous en faudra partir subitement. Or la manière de les transmettre, quelle est-elle ? C’est de communiquer aux nécessitez des povres, ausquels tout ce qu’on eslargist, le Seigneur l’advoue luy estre donné Matt. 25.40 : dont vient ceste belle promesse, que quiconques donne aux pauvres, preste à Dieu à usure Prov. 19.17. Item, Celuy qui sèmera largement, aura large moisson 2Cor. 9.6. Car toute la charité que nous faisons à nos frères, est comme mise en garde entre les mains de Dieu. Luy doncques, comme il est fidèle gardien, nous rendra une fois le tout avec très-ample usure. Quoy doncques, dira quelqu’un, les œuvres de charité sont-elles de telle estime envers Dieu, que ce soyent comme richesses à luy commises ? Et qui auroit horreur d’ainsi parler, puis que l’Escriture le tesmoigne tant apertement ? Mais si quelqu’un pour obscurcir la bénignité de Dieu veut establir la dignité des œuvres, ces tesmoignages ne luy aideront de rien pour confermer son erreur. Car nous n’en scaurions autre chose inférer, sinon que la bonté et l’indulgence de Dieu est merveilleuse envers nous : veu que pour nous inciter à bien faire, il nous promet que nulle bonne œuvre que nous ferons ne sera perdue, combien qu’elles soyent toutes indignes, non-seulement d’estre récompensées, mais aussi acceptées de luy.
3.18.7
Mais ils pressent plus fort les paroles de l’Apostre : lequel consolant les Thessaloniciens en leurs tribulations, dit qu’elles leur sont envoyées, afin qu’ils soyent trouvez dignes du royaume de Dieu, pour lequel ils souffrent 2Thess. 1.5. Car c’est, dit-il, une chose équitable envers Dieu, de rendre affliction à ceux qui vous affligent : et à vous repos, quand le Seigneur Jésus sera révélé du ciel. Item, l’autheur de l’Epistre aux Hébrieux, Dieu n’est pas tant injuste, qu’il oublie la peine que vous avez prinse, et la dilection que vous avez monstrée en son Nom, en eslargissant de vos biens à ses fidèles Hebr. 6.10. Je respon au premier lieu, que sainct Paul ne signifie là aucune dignité de mérite, mais veut seulement dire, que comme le Père céleste nous a esleus pour ses enfans : aussi il veut que nous soyons faits conformes a son Fils premier nay Rom. 8.29, Comme donc Christ a premier souffert que d’entrer en la gloire qui luy estoit destinée : ainsi faut-il que par plusieurs tribulations nous entrions au royaume des cieux Luc 24.26 ; Actes 14.22. Pourtant, quand nous endurons afflictions pour le nom de Christ, les marques desquelles nostre Seigneur a accoustumé de signer les brebis de son troupeau, sont imprimées en nous. Selon ceste raison donc, nous sommes estimez dignes du royaume de Dieu : pource que nous portons en nostre corps les marques de Jésus-Christ, qui sont enseignes des enfans de Dieu. A quoi aussi se réfèrent ces sentences : que nous portons en nostre corps la mortification de Christ, afin que sa vie soit manifestée en nous : que nous sommes configurez a ses passions, pour parvenir à la similitude de sa résurrection Gal. 6.17 ; 2Cor. 4.10 ; Phil. 3.10. La raison qui est adjoustée de sainct Paul, assavoir que c’est chose juste envers Dieu de donner repos à ceux qui auront travaillé, n’est pas pour prouver aucune dignité des œuvres : mais seulement pour confermer l’espérance de salut. Comme s’il disoit, Amsi qu’il convient au juste jugement de Dieu, de faire vengeance sur vos ennemis des outrages et molestes qu’ils vous auront faits : pareillement il convient qu’il vous donne relasche et repos de vos misères. L’autre passage, qui dit tellement les bonnes œuvres ne devoir estre mises en oubly de Dieu, qu’il signifie quasi que Dieu seroit injuste s’il les oublioit, se doit prendre en ce sens : c’est que le Seigneur pour resveiller nostre paresse, nous a donné espérance que tout ce que nous ferions pour son nom ne seroit point perdu. Qu’il nous souvienne que ceste promesse, comme toutes les autres, ne nous profiteroit de rien, sinon que l’alliance gratuite de sa miséricorde precedast, sur laquelle reposast toute la certitude de nostre salut. Ayans cela, nous devons avoir certaine confiance que la rétribution ne sera point déniée de la libéralité de Dieu à nos œuvres, combien qu’elles en soyent plus qu’indignes. L’Apostre donc pour nous confermer en ceste attente, dit que Dieu n’est pas injuste, qu’il ne nous tienne promesse. Pourtant ceste justice de Dieu se réfère plus à la vérité de sa promesse, qu’à l’équité de nous rendre ce qui nous est deu. Auquel sens il y a un dire notable de sainct Augustin : lequel comme ce sainct personnage n’a pas douté de répéter souventesfois, aussi il doit bien estre imprimé en nostre mémoire. Le Seigneur, dit-il, est fidèle, lequel s’est fait detteur à nous, non pas en prenant de nous quelque chose, mais en nous promettant tout libéralement[d].
[d] In Psalm. XXXII, CIX, et alibi sæpe.
3.18.8
Nos Pharisiens aussi allèguent ces sentences de sainct Paul : Si j’avoye toute la foy du monde, jusques à transférer les montagnes, et que je n’aye point de charité, je ne suis rien. Item, Maintenant ces trois demeurent, Foy, Espérance, Charité : mais charité est la plus grande 1Cor. 13.2, 13. Item, Sur tout ayez charité en vous : laquelle est le lien de perfection Col. 3.14. Des deux premières ils s’efforcent de prouver que nous sommes justifiez par charité plustost que par foy : puis que c’est une vertu plus excellente. Mais ceste subtilité est aisée à réfuter. Car nous avons desjà exposé autrepart, que ce qui est dit au premier lieu n’appartient de rien à la vraye foy : nous confessons que le second se doit entendre de la vraye foi, à laquelle il préfère charité comme plus grande : non pas comme si elle estoit plus méritoire, mais d’autant qu’elle est plus fructueuse, qu’elle s’estend plus loing, qu’elle sert a plusieurs, qu’elle a tousjours sa vigueur, comme ainsi soit que l’usage de la foy soit pour un temps. Si nous regardons l’excellence, à bon droit la dilection de Dieu auroit le premier degré, de laquelle sainct Paul ne touche point icy. Car il ne tend à autre fin, sinon qu’on s’édifie en Dieu mutuellement les uns les autres par charité. Mais posons le cas que charité soit plus excellente que foy en toutes manières : qui sera l’homme de sain jugement, et mesme de cerveau rassis, qui infère de cela qu’elle justifie plus ? La force de justifier qu’a la foy ne gist point en quelque dignité de l’œuvre: car nostre justification consiste en la seule miséricorde de Dieu et au mérite de Christ. Ce que la foy est dite justifier, ce n’est sinon pource qu’elle appréhende la justice qui luy est offerte en Christ. Maintenant si on interrogue nos adversaires, en quel sens ils assignent à charité la force de justifier : ils respondront que pource que c’est une vertu plaisante à Dieu, par le mérite d’icelle, entant qu’elle est acceptée par la bonté divine, justice nous est imputée. De là nous voyons comment leur argument procède bien. Nous disons que la foy justifie : non point qu’elle nous mérite justice par sa dignité, mais pource que c’est un instrument par lequel nous obtenons gratuitement la justice de Christ. Eux laissans derrière la miséricorde de Dieu et ne faisans nulle mention de Christ, où gist toute la somme de justice, maintiennent que nous sommes justifiez par le moyen de charité, pource qu’elle est plus excellente. Comme si quelqu’un disputoit qu’un Roy est plus propre à faire un soulier qu’un cordonnier, pource qu’il est beaucoup plus digne et plus noble. Ce seul argument est suffisant pour nous donner à cognoistre que toutes les escoles Sorboniques n’ont jamais gousté que c’est Justification de foy. Or si quelque rioteur réplique contre ce que j’ay dit, que je pren le nom de Foy en diverse signification en sainct Paul, prétendant qu’il n’y a nul propos de l’exposer ainsi diversement en un mesme lieu : j’ay très-bonne raison de ce faire. Car comme ainsi soit que tous les dons qu’il avoit recitez se réduisent aucunement à foy et espérance, pource qu’ils appartiennent à la cognoissance de Dieu : en faisant un sommaire en la fin du chapitre, il les comprend tous sous ces deux mots. Comme s’il disoit, Et la Prophétie, et les langues, et le don d’interpréter, et la science tendent à ce but, de nous mener à la cognoissance de Dieu. Or nous ne cognoissons Dieu en ceste vie mortelle que par foy et espérance. Pourtant quand je nomme foy et espérance, je compren tous ces dons ensemble. Ces trois donc demeurent, foy, espérance, et charité : c’est à dire, quelque variété de dons qu’il y ait, ils se rapportent tous à ces trois : entre lesquels charité est la principale. Du troisième passage ils infèrent que si charité est le lien de perfection, aussi est-elle de justice, laquelle n’est autre chose que perfection. Premièrement, encore que nous laissions à dire que sainct Paul appelle la Perfection, quand les membres d’une Eglise bien ordonnée sont conjoints ensemble, et aussi que nous confessions l’homme estre parfait devant Dieu par charité : que conclurront-ils néantmoins de nouveau par cela ? Car je repliqueray tousjours au contraire, que nous ne parvenons jamais à ceste perfection, que nous n’accomplissions charité. Et de cela pourray inférer, puis que tous hommes du monde sont bien loin de l’accompplissement de charité, que toute espérance de perfection leur est ostée.
3.18.9
Je ne veux point poursuyvre tous les tesmoignages que ces accariastres Sorboniques prenent inconsidérément çà et là de l’Escriture, pour batailler contre nous. Car ils font d’aucunes allégations si ridicules, que je ne les puis toucher si je ne veux estre inepte comme eux. Je mettray doncques fin à ceste matière, après avoir expliqué une sentence de Christ, en laquelle ils se plaisent merveilleusement : c’est quand il respond au docteur de la Loy, lequel l’avoit interrogué, Quelles choses sont nécessaires à salut ? Si tu veux entrer en la vie, garde les commandemens Matt. 19.17. Que voulons-nous d’avantage, disent-ils, puis que l’autheur de grâce mesme nous commande d’acquérir le royaume de Dieu par l’observation des commandemens ? Comme si ce n’estoit point chose notoire, que Christ a tousjours conformé ses responses à ceux ausquels il avoit à faire. Or en ce passage il avoit esté interrogué par un docteur de la Loy, du moyen d’obtenir la béatitude éternelle : et ce non pas simplement, mais en ceste forme de parler, Qu’est-ce que doyvent faire les hommes pour parvenir à la vie ? Tant la personne de celuy qui parloit, que la question, induisoit le Seigneur d’ainsi respondre. Car ce docteur estant enflé d’une fausse opinion de la justice légale, estoit aveuglé en la fiance de ses œuvres. D’avantage, il ne demandoit autre chose, sinon quelles sont les œuvres de justice, par lesquelles on acquiert salut. C’est doncques à bon droict qu’il est envoyé à la Loy, en laquelle nous avons un miroir parfait de justice. Nous aussi bien preschons haut et clair qu’il faut garder les commandemens, si on cherche justice aux œuvres. Et est une doctrine nécessaire de cognoistre à tous Chrestiens : car comment auroyent-ils leur refuge à Christ, s’ils ne cognoissent qu’ils sont trébuschez en ruine de mort ? Et comment cognoistroyent-ils combien ils sont esgarez du chemin de vie, sans avoir entendu quel il est ? Pourtant ils ne sont pas droictement instruits d’avoir leur refuge en Christ pour recouvrer salut, jusques à ce qu’ils entendent quelle répugnance il y a entre leur vie et la justice de Dieu, laquelle est contenue en la Loy. La somme est telle : Si nous cherchons salut en nos œuvres, il nous faut garder les commandemens, lesquels nous instruisent à parfaite justice. Mais il ne nous faut pas yci arrester, si nous ne voulons défaillir au milieu du chemin, car nul de nous n’est capable de les garder. Puis doncques que nous sommes tous exclus de la justice de la Loy, il nous est mestier d’avoir une autre retraite et secours, asçavoir en la foy de Christ. Pourtant, comme le Seigneur Jésus en ce passage renvoyé à la Loy le docteur d’icelle, lequel il cognoissoit estre enflé de vaine confiance de ses œuvres, afin qu’il se cognoisse povre pécheur, sujet à condamnation : aussi en un autre lieu il console par promesse de sa grâce, les autres qui sont humiliez par telle recognoissance, et les console sans faire mention de la Loi : Venez à moy, dit-il, vous tous qui estes chargez et travaillez, et je vous soulageray : et vous trouverez repos à vos âmes Matt. 11.28-29.
3.18.10
Finalement, après que nos adversaires sont las de renverser l’Escriture, ils taschent de nous surprendre par captions et vaines sophisteries. Ils cavillent premièrement, que la foy est nommée œuvre Jean 6.29 ; et pourtant que nous faisons mal de l’opposer aux œuvres, comme chose diverse. Comme si la foy, entant que c’est une obéissance de la volonté de Dieu, nous acquéroit justice par son mérite : et non plustost entant qu’en recevant la miséricorde de Dieu, elle nous rend certains de la justice de Christ, laquelle par la bonté gratuite du Père céleste, nous est offerte en l’Evangile. Si je ne m’amuse point à réfuter telles inepties, les lecteurs me pardonneront : car elles sont tant légères et frivoles, qu’elles se peuvent rompre d’elles-mesmes. Toutesfois il me semble advis bon de respondre à une objection qu’ils font : laquelle pource qu’elle a quelque apparence et couleur de raison, pourroit faire quelque scrupule aux simples. Comme ainsi soit, disent-ils, que les choses contraires passent par une mesme reigle : puis qu’un chacun péché nous est imputé à injustice, il est convenable qu’une chacune bonne œuvre soit imputée à justice. Ceux qui respondent que la damnation des hommes procède proprement de seule infidélité, et non point des péchez particuliers, ne me satisfont point. Je leur accorde bien que la fontaine et racine de tous maux, est incrédulité. Car c’est le commencement d’abandonner et quasi renoncer Dieu : dont s’ensuyvent toutes les transgressions de sa volonté. Mais touchant ce qu’ils semblent advis contre-poiser en une mesme balance les bonnes œuvres et mauvaises, pour estimer la justice ou l’injustice de l’homme, en cela je suis contraint de leur répugner. Car la justice des œuvres est une parfaite obéissance de la Loy. Pourtant nul ne peut estre juste par œuvres, s’il ne suyt comme de droicte ligne, la Loy de Dieu tout le cours de sa vie. Incontinent qu’il est décliné çà et là, il est décheu en injustice. De là il appert que la justice ne gist point en quelque peu de bonnes œuvres : mais en une observation entière et consommée de la volonté de Dieu. Or c’est bien autre raison, que de juger l’iniquité. Car quiconque a paillarde ou desrobé, par un seul délict est coulpable de mort, en tant qu’il a offensé la majesté de Dieu. C’est à ce point que s’abusent nos Sophistes, qu’ils ne considèrent point ce que dit sainct Jaques : c’est que celuy qui a transgressé un commandement, est coulpable de tous : pource que Dieu qui a défendu de meurtrir, a aussi bien défendu de desrober Jacq. 2.10-11, etc. Pourtant il ne doit point sembler absurde, quand nous disons que la mort est juste loyer d’un chacun péché : veu qu’ils sont tous dignes de l’ire et vengence de Dieu. Mais ce seroit mal argué, de tourner cela au rebours : c’est, que l’homme puisse acquérir la grâce de Dieu par une seule bonne œuvre, ce pendant que par plusieurs fautes il provoquera son ire.
Chapitre XIX
De la liberté chrestienne.
3.19.1
Nous avons maintenant à traitter de la liberté chrestienne, laquelle on ne doit oublier de déclairer, quand on a proposé de comprendre en un brief recueil une somme de la doctrine évangélique. Car c’est une chose très-nécessaire, et sans la cognoissance de laquelle, à grand’peine les consciences osent entreprendre chose quelconque sinon en doute : souvent hésitent et s’arrestent, tousjours tremblent et chancellent. Notons que c’est un accessoire de la justification, lequel nous peut beaucoup aider pour comprendre la vertu d’icelle. Mesmes toutes gens craignans Dieu sentiront que le fruit de ceste doctrine est inestimable : combien que les mocqueurs de Dieu et gaudisseurs s’en mocquent en leurs plaisanteries, pource qu’estans hébétez en leur yvrongnerie spirituelle, ils se desbordent en toute énormité. Voyci doncques le lieu opportun d’en traitter. Et combien que nous en ayons touché quelquesfois ci dessus, il estoit toutesfois utile de réserver la disputation entière jusques à ce présent lieu : pourtant que si tost que quelque mention de la liberté chrestienne est mise en avant, incontinent les uns laschent la bride à leurs concupiscences : les autres esmeuvent grans tumultes, si quant et quant on ne met ordre à restreindre tels légers esprits, qui corrompent les meilleures choses qu’on leur sçauroit présenter. Car les uns sous couleur de ceste liberté rejettent toute obéissance de Dieu, et abandonnent toute licence à leur chair. Les autres contredisent, et ne veulent ouyr parler de ceste liberté, par laquelle ils pensent que tout ordre, toute modestie et discrétion des choses soyent renversées. Que ferons-nous yci, estans enclos en tel destroit ? Vaudroit-il pas mieux laisser derrière la liberté chrestienne, pour obvier à tels dangers ? Mais comme il a esté dit, sans la cognoissance d’icelle, ne Jésus-Christ, ne la vérité de l’Evangile ne le repos intérieur des âmes n’est pas droictement cognu. Plustost doncques au contraire, il faut mettre peine que ceste doctrine si nécessaire ne soit pas omise ny ensevelie : et ce pendant néantmoins que les objections absurdes qui se peuvent yci esmouvoir, soyent réprimées.
3.19.2
La liberté chrestienne, selon mon jugement est située en trois parties. La première est que les consciences des fidèles, quand il est question de chercher asseurance de leur justification, s’eslèvent et dressent par-dessus la Loy, et oublient toute la justice d’icelle. Car puis que (comme il a esté monstré ci-dessus) la Loy ne laisse nul juste, ou il nous faut estre exclus d’espérance d’estre justifiez, ou il nous faut estre délivrez d’icelle : et tellement délivrez, que nous n’ayons nul esgard à nos œuvres. Car quiconques penseroit qu’il deust apporter quelque peu d’œuvres pour obtenir justice, il ne pourroit déterminer fin ne mesure d’icelles, mais se constitueroit debteur de toute la loy. Parquoy, quand il est question de nostre justification, il nous faut démettre de toute cogitation de la Loy et de nos œuvres, pour embrasser la seule miséricorde de Dieu : et destourner nostre regard de nous-mesmes pour le convertir à un seul Jésus-Christ. Car il n’est pas yci question, asçavoir si nous sommes justes : mais comment estans injustes et indignes, nous pourrons estre réputez pour justes. De laquelle chose si les consciences veulent avoir quelque certitude, elles ne doyvent donner aucun lieu à la Loy. Combien qu’il ne fale de cela inférer, que la Loy soit superflue aux fidèles : lesquels elle ne laisse point d’enseigner, exhorter, stimuler à bien, combien qu’au jugement de Dieu elle n’ait lieu en leurs consciences. Car comme ces deux choses sont bien diverses, aussi il nous les faut songneusement discerner. Toute la vie des Chrestiens doit estre une méditation et exercice de piété : d’autant qu’ils sont appelez à sanctification Eph. 1.4 ; 1Thess. 4.5. En cela gist l’office de la Loy, de les advertir de ce qu’ils ont à faire : afin de les inciter à avoir en affection saincteté et innocence. Mais quand les consciences sont inquiétées comment elles pourront avoir Dieu propice, que c’est qu’elles auront à respondre, et en quelle fiance elles se pourront soustenir, si elles sont appelées et adjournées au jugement de Dieu : lors il ne faut pas venir à conte avec la Loy, ne pourpenser ce qu’elle requiert : mais elles se doyvent présenter un seul Jésus-Christ pour justice, lequel surmonte toute perfection de la Loy.
3.19.3
En ce point gist quasi tout l’argument de l’Epistre aux Galatiens. Car que ceux soyent pervers expositeurs qui disent que sainct Paul ne combat que pour la liberté des cérémonies, il est facile à prouver de la manière d’arguer de sainct Paul : comme quand il dit que Christ a esté fait exécration pour nous, afin de nous délivrer de l’exécration de la Loy. Item, que nous gardions la liberté par laquelle Christ nous a délivrez, et que nous ne souffrions point d’estre assujettis au joug de servitude Gal. 3.13 ; 5.1. Voyci, dit-il, moy Paul je vous di, si vous estes circoncis. Christ ne vous proufitera de rien. Item, celuy qui est circoncy, est debteur de toute la Loy, et Christ luy est fait vain. Item, Vous tous qui estes justifiez par la Loy, vous estes décheus de la grâce. Ausquels propos certainement il démeine une chose plus haute que la liberté des cérémonies. Je confesse bien que sainct Paul traitte là des cérémonies, d’autant qu’il dispute contre les faux Apostres qui machinoyent de ramener en l’Eglise chrestienne les ombres anciennes de la Loy, lesquelles avoyent esté abolies à la venue de Jésus-Christ. Mais pour décider ceste question, il faloit qu’il montast plus haut : asçavoir à la vraye source. Premièrement, d’autant que par ces figures judaïques la clairté de l’Evangile estoit obscurcie, il démonstre que nous avons en Jésus-Christ une plene exhibition de toutes les choses qui estoyent figurées par les cérémonies de la Loy mosaïque. Secondement, d’autant que les séducteurs ausquels il avoit à faire, abruvoyent le peuple d’une meschante opinion, que c’estoit une œuvre méritoire pour acquérir la grâce de Dieu, que de faire les cérémonies de la Loy : il insiste principalement sur ce point, que les hommes ne peuvent acquérir justice devant Dieu par nulles œuvres, et tant moins par menus fatras de choses extérieures. Semblablement il remonstre que nous sommes par la mort de Christ délivrez de la damnation de la Loy Gal. 4.5, laquelle est autrement sur tout le genre humain, afin d’avoir repos en nos consciences : lequel argument est propre au point que nous traittons. Finalement, il maintient la liberté des consciences, déclairant qu’elles ne sont point liées à observer les choses indifférentes.
3.19.4
L’autre partie de la liberté chrestienne, laquelle dépend de ceste précédente, est telle : c’est qu’elle fait que les consciences ne servent point à la Loy comme contraintes par la nécessité de la Loy : mais qu’estans délivrées de la Loy, elles obéissent libéralement à la volonté de Dieu. Car d’autant qu’elles sont perpétuellement en crainte et terreur, tant qu’elles sont sujettes à la Loy, jamais elles ne seront bien délibérées d’obéir volontairement et d’un franc cœur à la volonté de Dieu, sinon que premièrement elles ayent obtenu ceste délivrance. Nous verrons par exemple plus briefvement et clairement à quelle fin tend ce propos. Le commandement de la Loy est, que nous aimions Dieu de tout nostre cœur, de toute nostre âme, de toutes nos forces Deut. 6.5. Pour accomplir ce commandement, il faut que premièrement l’âme soit vuide de toute autre cogitation, que le cœur soit purgé de tout autre désir, que toutes les forces y soyent ensemble appliquées. Or ceux qui sont les plus avancez en la voye de Dieu, sont bien loing de ce but. Car combien qu’ils aiment Dieu de bonne affection et en sincérité de cœur : toutesfois ils ont encores une grande partie de leur cœur et de leur âme remplie d’affections charnelles, desquelles ils sont empeschez et retirez, à ce qu’ils ne puissent courir à Dieu comme il appartient. Ils s’efforcent bien d’aller : mais la chair en partie débilite leur vertu, en partie l’applique à soy. Que feront-ils yci, quand ils voyent qu’ils ne font rien moins que d’accomplir la Loy ? Ils veulent, ils aspirent, ils s’efforcent : mais rien en telle perfection qu’il appartient. S’ils regardent la Loy, ils voyent tout ce qu’ils sçauroyent entreprendre de faire estre maudit. Et ne faut que quelqu’un s’abuse, pensant que son œuvre ne soit point du tout mauvaise d’autant qu’elle est imparfaite : et pourtant que Dieu néantmoins a pour acceptable ce qui y est de bien. Car la Loy requérant parfaite dilection, condamne toute imperfection sinon que devant toutes choses la rigueur soit modérée. Que celuy doncques qui a telle estime de son œuvre, la considère bien : et il trouvera que ce qu’il y jugeoit estre bon en partie, est transgression de la Loy, entant qu’il est imparfait.
3.19.5
Voylà comment toutes nos œuvres sont liées à la malédiction de la Loy, si elles sont compassées à sa reigle. Et comment pourroyent les povres âmes prendre courage à faire quelque œuvre, pour laquelle elles n’attendroyent rapporter que malédiction ? D’autre part, si estans délivrées de ce rigoureux commandement de la Loy, ou plustost de toute la rigueur d’icelle, elles se voyent estre appelées de Dieu avec une douceur paternelle : lors d’une alaigresse et franchise de cœur elles suyvront où il les voudra mener. En somme, ceux qui sont captifs sous les liens de la Loy, soient semblables aux serfs, ausquels les maistres ordonnent certaine tasche d’ouvrage pour chacun jour : lesquels ne pensent rien avoir fait, et ne s’oseroyent présenter devant leurs maistres, s’ils n’ont achevé parfaitement tout ce qui leur a esté enjoinct. Mais les enfans qui sont plus libéralement et doucement traittez de leurs pères, ne craignent point de leur présenter leurs ouvrages rudes et à demi faits, et mesmes ayans quelque vice : se confians que leur obéissance et bon vouloir sera agréable au père, encores qu’ils n’ayent fait ce qu’ils vouloyent. Il nous faut doncques estre semblables aux enfans, ne doutans point que nostre très-bon Père et si débonnaire n’ait nos services pour agréables, combien qu’ils soyent imparfaits et vicieux : comme mesmes il conferme par le Prophète, Je leur pardonneray, dit-il comme le père aux enfans qui le servent Mal. 3.17 : où le mot de Pardonner est prins pour bénignement supporter, dissimulant les vices, d’autant qu’il fait aussi mention du service. Et ne nous est pas peu nécessaire ceste asseurance : sans laquelle en vain nous travaillerons en tout. Car Dieu ne se répute estre honoré par nos œuvres, sinon qu’elles soyent vrayement faites à son honneur. Et comment les pourrions-nous faire en son honneur entre telles craintes et doutes, quand nous sommes incertains s’il y est offensé ou honoré ?
3.19.6
C’est la cause pourquoy l’autheur de l’Epistre aux Hébrieux rapporte à la foy toutes les bonnes œuvres des anciens Pères, et selon la foy estime la valeur d’icelles Héb. 11.2, 17. Nous avons de ceste liberté un passage notable en l’Epistre aux Romains : où sainct Paul conclud que le péché ne nous doit dominer, pourtant que nous ne sommes plus sous la Loy, mais sous la grâce Rom. 6.14. Car après avoir exhorté les fidèles que le péché ne règne en leur corps mortel, et qu’ils n’adonnent leurs membres pour armes d’iniquité à péché, mais qu’ils se vouent et dédient à Dieu comme ressuscitez des morts, et leurs membres armes de justice à Dieu : pourtant qu’iceux au contraire pouvoyent objecter qu’ils portent encores avec eux leur chair plene de concupiscences, et que le péché habite en eux, il vient à mettre ceste consolation, laquelle il déduit de la liberté de la Loy : comme s’il disoit, Combien que les fidèles ne sentent encores le péché esteint en eux, et la plene vie de justice : néantmoins ils ne se doyvent désoler et perdre courage comme s’ils avoyent Dieu courroucé contre eux pour telles reliques de péché, veu que par la grâce de Dieu, ils sont affranchis de la Loy, à ce que leurs œuvres ne soyent plus examinées à sa reigle. Et ceux qui infèrent qu’on peut bien pécher, puis que nous ne sommes plus sous la Loy. peuvent bien entendre que ceste liberté ne leur appartient en rien : de laquelle la fin est, de nous inciter et induire à bien.
3.19.7
La troisième partie de la liberté chrestienne nous instruit de ne faire conscience devant Dieu des choses externes, qui par soy sont indifférentes : et nous enseigne que nous les pouvons ou faire, ou laisser indifféremment. Et nous est aussi la cognoissance de ceste liberté très-nécessaire. Car si elle nous défaut, nos consciences jamais n’auront repos, et sans fin seront en superstition. Il est aujourd’huy advis à beaucoup de gens, que nous sommes mal advisez d’esmouvoir disputation qu’il soit libre de manger de la chair, que l’observation des jours et l’usage des vestemens soit libre, et de tels fatras, comme il leur semble. Mais il y a plus d’importance en ces choses que l’on n’estime communément. Car puis qu’une fois les consciences se sont bridées et mises aux liens, elles entrent en un labyrinthe infini et en un profond abysme, dont il ne leur est pas après facile de sortir. Si quelqu’un a commencé à douter s’il luy est licite d’user de lin en draps, chemises, mouchouers, serviettes : il ne sera non plus asseuré s’il luy est licite d’user de chanvre : à la fin il commencera à vaciller s’il peut mesmes user d’estouppes. Car il réputera en soy-mesme s’il ne pourroit pas bien manger sans serviette, s’il ne se pourroit point passer de mouchouers. Si quelqu’un vient à penser qu’une viande, qui est un peu plus délicate que les autres, ne soit pas permise : en la fin il n’osera en asseurance de conscience devant Dieu manger ne pain bis, ne viandes vulgaires, d’autant qu’il luy viendra tousjours en esprit, s’il ne pourroit par entretenir sa vie de viandes plus viles. S’il fait scrupule de boire bon vin, il n’osera après en paix de sa conscience en boire de poussé ou esventé, ne finalement de l’eau meilleure ou plus claire que les autres : brief, il sera mené jusques-là, qu’il fera un grand péché de marcher sur un festu de travers. Car il ne se commence pas yci un léger combat en la conscience : mais la doute est, s’il plaist à Dieu que nous usions de ces choses, ou que n’en usions pas, duquel la volonté doit précéder tous nos conseils et tous nos faits. Dont il est nécessaire que les uns soyent par désespoir jettez en un gouffre qui les abysme : les autres, après avoir rejetté et chassé toute crainte de Dieu, voisent par-dessus tous empeschemens, puisqu’ils ne voyent point la voye. Car tous ceux qui sont enveloppez en telles doutes, quelque part qu’ils se tournent, ont tousjours devant eux un scandale de conscience.
3.19.8
Je sçay bien, dit sainct Paul, qu’il n’y a rien de pollu sinon à celuy qui estime une chose pollue : car à cestuy-là elle est pollue Rom. 14.14. Par lesquelles paroles il submet toutes choses externes à nostre liberté, pourveu que l’asseurance de ceste liberté soit certaine à nos consciences envers Dieu. Mais si quelque opinion superstitieuse nous met en scrupule, les choses qui estoyent pures de leur nature, nous sont souillées. Pourtant il dit après, Bienheureux est celuy qui ne se condamne point soy-mesme en ce qu’il approuve : mais celuy qui fait scrupule de quelque chose, s’il la fait contre son jugement, il est condamné, d’autant qu’il ne la fait pas en foy : et tout ce qui n’est de foy est péché Rom. 14.22-23. Ceux qui enserrez en tels destroits, néantmoins en osant toutes choses contre leurs consciences, se veulent monstrer hardis et courageux, ne se destournent ils pas d’autant de Dieu ? D’autre part, ceux qui sont touchez de plus près de la crainte de Dieu, estans contraints par ce moyen de faire beaucoup de choses contre leur conscience, sont effarouchez de beaucoup d’effrois : et en la fin défaillent. Tous ceux-là qui usent ainsi des choses, ou en telle hardiesse contre leur conscience, ou en telle crainte et confusion, tant les uns que les autres ne reçoyvent rien des dons de Dieu avec action de grâces : par laquelle seule toutesfois (comme tesmoigne sainct Paul) iceux dons sont sanctifiez à nostre usage 1Tim. 4.4-5. J’enten action de grâces procédante d’un cœur qui recognoisse la bonté et libéralité de Dieu en ses dons. Car plusieurs d’eux entendent bien que les choses dont ils usent sont biens de Dieu, et louent Dieu en ses œuvres, mais puis qu’ils n’estiment pas qu’elles leur soyent données de Dieu, comment luy rendroyent-ils grâces comme à leur bienfaiteur ? Nous voyons en somme, à quelle fin tend ceste liberté, c’est asçavoir à ce que puissions sans scrupule de conscience ou troublement d’esprit, appliquer les dons de Dieu à tel usage qu’ils nous ont esté ordonnez : par laquelle confiance nos âmes puissent avoir paix et repos avec Dieu, et recognoistre ses largesses envers nous. Et en ceci sont comprinses toutes les cérémonies dont l’observation est libre, à ce que les consciences ne soyent point astreintes à les observer comme de nécessité : mais qu’elles sçachent que l’usage est submis à leur discrétion, selon qu’il seroit expédient pour édifier.
3.19.9
Or il faut diligemment considérer que la liberté chrestienne en toutes ses parties est une chose spirituelle : de laquelle toute la force gist à pacifier envers Dieu les consciences timides, soit qu’elles travaillent en doutant de la rémission de leurs péchez, soit qu’elles soyent en solicitude et crainte, asçavoir si leurs œuvres imparfaites et souillées des macules de leur chair, sont agréables à Dieu, soit qu’elles se sentent perplexes touchant l’usage des choses indifférentes. Pourtant elle est mal prinse de ceux ou qui en veulent colorer leurs cupiditez charnelles pour abuser des dons de Dieu à leur volupté, ou qui pensent ne l’avoir point, s’ils ne l’usurpent devant les hommes, et pourtant en l’usage d’icelle ils n’ont nul esgard à leurs frères infirmes. En la première manière il se commet aujourd’huy de grandes fautes : car il y a peu de gens lesquels ayent de quoy estre somptueux, qui ne se délectent en banquets, en habillemens, et en édifice de grand appareil, et de pompe désordonnée, qui ne soyent bien aises, quant à ces choses, estre veus entre tous les autres, et qui ne se plaisent à merveilles en leur magnificence. Et tout cela se soustient et excuse sous couleur de la liberté chrestienne. Ils disent que ce sont choses indifférentes, ce que je confesse, qui en useroit indifféremment : mais quand elles sont appelées avec cupidité, quand elles sont desployées à pompe et orgueil, quand elles sont désordonnément abandonnées, elles sont maculées par tels vices. Ce mot de sainct Paul discerne très-bien les choses indifférentes : c’est asçavoir, que toutes choses sont pures à ceux qui sont purs : mais qu’aux souillez et infidèles il n’y a rien de pur, puis que leurs consciences et pensées sont souillées Tite 1.15. Car pourquoy sont maudits ceux qui sont riches, qui ont maintenant leur consolation, qui sont saoulez, qui rient, qui dorment dedans licts d’yvoire, qui conjoingnent possession avec possession, desquels les banquets ont harpes, luts, tabourins et vin Luc 6.24 ; Amos 6.1-5. Certes, et l’yvoire, et l’or, et les richesses sont bonnes créatures de Dieu, permises, et mesmes destinées à l’usage des hommes, et n’est en aucun lieu défendu, ou de rire, ou de se saouler, ou d’acquérir nouvelles possessions, ou de se délecter avec instrumens de musique, ou de boire vin. Cela est bien vray : mais quand quelqu’un est en abondance de biens, s’il s’ensevelit en délices, s’il enyvre son âme et son cœur aux voluptez présentes, et en cherche tousjours de nouvelles, il se recule bien loing de l’usage sainct et légitime des dons de Dieu. Qu’ils ostent doncques leur mauvaise cupidité, leur superfluité outrageuse, leur vaine pompe et arrogance : pour user des dons de Dieu avec pure conscience. Quand ils auront réduit leurs cœurs à ceste sobriété, ils auront la reigle de bon usage. Que ceste tempérance défaille, les délices mesmes vulgaires et de petit pris passeront mesure. Car ceste parole est très-vraye. que sous du gris ou du bureau habite bien souvent un courage de pourpre : et d’autre part, que sous soye et veloux quelque fois est caché un humble cœur. Parquoy que chacun en son estat vive ou povrement, ou médiocrement, ou richement, tellement néantmoins que tous cognoissent qu’ils sont nourris de Dieu pour vivre, non pour se remplir de délices : et qu’ils entendent que ceste est la loy de la liberté chrestienne, s’ils sont apprins avec sainct Paul, de se contenter de ce qui leur est présenté : s’ils sçavent bien porter abjection et honneur, faim et abondance, povreté et opulence Phil. 4.12.
3.19.10
La seconde faute aussi, de laquelle nous avons parlé, est grande en plusieurs : lesquels comme si leur liberté ne leur estoit point sauve ny entière, si elle n’avoit les hommes pour tesmoins, usent d’icelle imprudemment et sans discrétion. Par lequel usage inconsidéré, souventesfois ils offensent leurs frères infirmes. On en peut veoir aujourd’huy d’aucuns, lesquels ne pensent pas bien garder leurs libertez s’ils n’en sont entrez en possession par manger chair le jour du vendredi. Je ne les repren point de ce qu’ils mangent de la chair : mais il faut rejetter de nos esprits ceste fausse opinion, qu’on n’ait point de liberté si on ne la monstre à tous propos. Car il faut estimer que par nostre liberté nous n’acquérons rien devant les hommes, mais envers Dieu : et qu’elle est autant située en abstinence qu’en usage. Si quelqu’un a ceste vraye intelligence, que ce luy soit tout un envers Dieu de manger de la chair ou des œufs : d’estre vestu de rouge ou de noir, ce luy est assez. Desjà la conscience est délivrée : à laquelle estoit deu le fruit de ceste liberté, Combien doncques qu’il s’abstinst de manger chair tout le reste de sa vie, et que jamais il n’usast que d’une couleur en ses vestemens, il n’en est de rien moins libre. Et mesmes en cela il est libre, que d’une conscience libre il s’en abstient. Or telle manière de gens que nous avons dit, faillent très-dangereusement en cela, qu’ils ne tienent conte de l’infirmité de leurs frères, laquelle doit estre tellement soulagée de nous, que nous ne facions rien légèrement dont elle soit scandalisée. Mais quelqu’un dira, qu’aucune fois il est convenable de monstrer nostre liberté devant les hommes. Je confesse aussi ce point : mais il faut avec une grande diligence y tenir moyen, tellement que nous ne contemnions point d’avoir soin des infirmes, lesquels nostre Seigneur nous a singulièrement recommandez.
3.19.11
Je diray doncques yci quelque chose des scandales, comment on les doit discerner, desquels on se doit garder, et lesquels on peut mespriser : dont chacun se puisse résoudre quelle liberté il peut avoir entre les hommes. Or il nous faut observer la distinction commune, laquelle dit qu’il y a une manière de scandale qui se donne, l’autre qui se prend : veu qu’icelle distinction a évident tesmoignage de l’Escriture, et exprime assez proprement ce qu’elle veut dire. Si quelqu’un doncques par une légèreté intempérante ou témérité indiscrète, en temps ou en lieu importun fait quelque chose dont les imbécilles et rudes soyent scandalisez, on pourra dire qu’il aura donné scandale, puis qu’il a esté fait par sa faute que tel scandale s’est esmeu. Et du tout on peut dire que scandale est donné en quelque chose, quand la faute provient de l’autheur de la chose. On appelle Scandale prins, quand quelque chose qui n’estoit point intempéramment ni indiscrètement faite, néantmoins par la mauvaistie et malice des autres est tirée en occasion de scandale. Car yci le scandale n’estoit point donné, mais les iniques sans cause le prenent. Du premier genre de scandale il n’y a que les débiles offensez : du second, ceux qui par leur rigueur et chagrin ont tousjours à mordre et à reprendre, s’en offensent. Pourtant nous en appellerons un. Scandale des infirmes : l’autre, des Pharisiens : et tempérerons et moyennerons tellement l’usage de nostre liberté, qu’il cède et obéisse à l’ignorance de nos frères infirmes, non pas à la rigueur des Pharisiens. Car sainct Paul monstre amplement en plusieurs lieux combien nous devons concéder aux infirmes. Recevez, dit-il, les infirmes en la foy. Item, Ne jugeons plus ci-après l’un l’autre : mais plustost regardons de ne mettre offense à nostre frère, ou occasion de cheute Rom. 14.1, 13 : et plusieurs autres paroles tendantes à une mesme fin, lesquelles il vaut mieux reveoir au lieu, que les réciter yci. La somme est, que nous qui sommes robustes, devons supporter la débilité des foibles, et ne nous contenter pas de nous-mesmes : mais qu’un chacun contente son prochain en bien pour édification. Derechef il dit en un autre lieu. Mais gardez-vous que vostre liberté ne soit en offense à ceux qui sont infirmes 1Cor. 8.9. Mangez de tout ce qui se vend à la boucherie, ne doutans de rien pour faire conscience. Or je le di de vostre conscience, non point de celle d’autruy : brief, soyez tels que vous ne faciez scandale ny aux Grecs, ny aux Juifs, ny à l’Eglise de Dieu 1Cor. 10.25, 32. Item en un autre passage, Vous estes appelez en liberté, mes frères : seulement n’abandonnez point vostre liberté à la chair pour sa licence, mais servez l’un à l’autre par charité Gal. 5.13. Certainement il est ainsi. Nostre liberté ne nous est point donnée contre nos prochains qui sont débiles, ausquels charité nous submet et fait serviteurs en tout et par tout : mais elle nous est donnée afin qu’ayans paix avec Dieu en nos consciences, nous vivions paisiblement aussi avec les hommes. Touchant de l’offense des Pharisiens, les paroles de nostre Seigneur nous monstrent quel esgard nous y devons prendre : par lesquelles il commande de les laisser, et n’en tenir conte, car ils sont aveugles, et conducteurs des aveugles ? Matth. 15.14. Les disciples l’avoyent adverty qu’ils s’estoyent scandalisez de sa doctrine : il respond qu’il les faut mespriser, et ne se soucier point de leur offense.
3.19.12
Toutesfois la chose est encores douteuse, si nous n’entendons lesquels il nous faut avoir pour infirmes, et lescquels pour Pharisiens : sans laquelle discrétion, je ne voy point comment nous puissions user de nostre liberté entre les scandales, veu que l’usage en seroit tousjours fort dangereux : nuis il m’est advis que sainct Paul détermine clairement tant par doctrine que par exemples, combien il nous faut modérer nostre liberté, ou quand nous la devons prendre avec scandale. Prenant Timothée en sa compagnie, il le circoncit : et il ne voulut jamais accorder de circoncir Tite Actes 16.3 ; Gal. 2.3. Les faits sont divers, néantmoins il n’y eut nulle mutation de conseil ne de vouloir. Car en la circoncision de Timothée, combien qu’il fust libre de toutes choses, il s’est fait serf de tous : et a esté fait aux Juifs comme Juif, pour gaigner les Juifs : à ceux qui estoyent sous la Loy, comme estant sous la Loy, pour gaigner ceux qui estoyent sous la Loy : aux infirmes, comme infirme, pour gaigner les infirmes : tout à tous, pour sauver plusieurs 1Cor. 9.19-23, comme luy-mesme a escrit. Nous avons une bonne modération yci de nostre liberté : c’est asçavoir quand indifféremment nous nous en pouvons abstenir avec quelque fruit. Au contraire, il testifie à quelle fin il tendoit, quand il refusa constamment de circoncir Tite, en escrivant en ceste manière : Mesmes Tite qui estoit avec moy, combien qu’il fust Grec, ne fut contraint d’estre circoncis, pour aucuns faux frères qui estoyent entrez pour espier nostre liberté, lacquelle nous avons en Jésus-Christ, afin de nous rédiger en servitude Gal. 2.3-5. Ausquels nous n’avons point succombé une seule minute de temps en nous assujetissant à eux, afin que la vérité de l’Evangile nous demeurast. Nous avons yci pareillement une nécessité de garder nostre liberté, si elle vient à estre esbranlée aux consciences infirmes par les commandemens des faux Apostres. Par tout il nous faut servir à charité, et avoir esgard à l’édification de nos prochains. Toutes choses me sont licites (dit sainct Paul en un autre passage) mais toutes ne sont pas expédientes. Toutes choses me sont licites, mais elles n’édifient pas toutes. Que nul ne cherche ce qui est sien, mais le bien de son prochain 1Cor. 10.23-24. Il n’y a rien plus clair ne plus certain que ceste reigle : c’est asçavoir que nous avons à user de nostre liberté, si cela tourne à l’édification de nostre prochain : et s’il n’est expédient à nostre prochain, qu’il nous en faut abstenir. Il y en a aucuns qui font semblant d’ensuyvre la prudence de sainct Paul en abstinence de liberté, ne cherchans rien moins en icelle que servir à charité. Car pour pourvoir à leur repos et tranquillité, ils désirent que toute mention de liberté fust ensevelie. Combien qu’il ne soit aucunesfois moins loisible et nécessaire à l’édification de nos prochains, d’en user, que de la restreindre pour leur bien. Or l’homme chrestien doit penser que Dieu luy a assujeti toutes choses externes, afin qu’il soit d’autant plus à délivre à faire tout ce qui appartient à la charité de son prochain.
3.19.13
Tout ce que j’ay enseigné d’éviter les scandales, se doit rapporter aux choses indifférentes : lesquelles ne sont de soy ne bonnes ne mauvaises. Car celles qui sont nécessaires, ne doyvent estre omises par crainte de quelque scandale. Car comme nostre liberté doit estre compassée et submise à la charité de nos prochains, aussi la charité doit estre assujetie à la pureté de la foy. Il est vray qu’il faut yci aussi bien avoir esgard à charité : mais c’est tellement, que pour l’amour de nostre prochain Dieu ne soit point offensé. Je n’approuve point l’intempérance de ceux qui ne font rien que par tumultes, et aiment mieux violentement rompre tout, que descoudre : mais aussi d’autre part je n’accepte point la raison de ceux qui induisans les autres par leur exemple en mille blasphèmes, feignent qu’il leur est nécessaire de faire ainsi, afin de n’estre en scandale à leurs prochains. Comme si ce pendant ils n’édifioyent point les consciences de leurs prochains en mal : principalement quand ils s’arrestent tousjours en une mesme boue, sans espérance d’en sortir. Et s’il est question d’instruire leur prochain par doctrine, ou par exemple de vie, ils disent qu’il le faut nourrir de laict : et pour ce faire, ils l’entretienent en mauvaises et pernicieuses opinions. Sainct Paul récite bien qu’il a nourri les Corinthiens de laict 1Cor. 3.2 : mais si la Messe eust esté de ce temps-là, eust-il sacrifié pour leur donner à boire du laict ? Non : car le laict n’est pas venin. Ils mentent doncques, faisans semblant de nourrir ceux lesquels cruellement ils meurtrissent sous espèce de telle douceur. Et encores que nous leur accordissions que ceste dissimulation fust bonne pour quelque temps, toutesfois jusques à quand abruveront-ils leurs enfans d’un mesme laict ? Car s’ils ne grandissent jamais jusques à porter quelque légère viande, il est certain que jamais ils n’ont esté nourrris de bon laict. Il y a deux raisons qui m’empeschent maintenant que je ne combate contre telles gens plus à bon escient. L’une est, que leurs inepties ne sont pas dignes d’estre rembarrées, n’ayans ne goust ne saveur : la seconde, pour éviter redite, d’autant que j’ay traitté cest argument en livres exprès. Seulement que les lecteurs ayent ce point pour résolu : c’est par quelques scandales que le diable et le monde s’efforcent ou machinent de nous destourner de ce que Dieu commande, ou nous retarder à ce que nous ne suyvions point la reigle de sa Parole, qu’il nous faut despiter le tout, afin de poursuyvre alaigrement nostre cours. D’avantage, quelque péril qui nous menace, qu’il ne nous est point libre de nous divertir tant peu que ce soit de l’authorité de Dieu : et qu’il ne nous est licite non plus d’attenter rien sans son congé, quelque couverture que nous prenions.
3.19.14
Or puis qu’il est ainsi que les consciences des fidèles, par le privilège de leur liberté qu’elles ont de Jésus-Christ, sont délivrées des liens et nécessaires observations des choses lesquelles le Seigneur leur a voulu estre indifférentes, nous concluons qu’elles sont franches et exemptées de la puissance de tous hommes. Car il n’est pas convenable ou que la louange que Jésus-Christ doit recevoir d’un tel bénéfice soit obscurcie, ou que le fruit en soit perdu pour les consciences. Et ne doit estre estimée une chose de légère importance, laquelle nous voyons avoir tant cousté à Jésus-Christ : c’est asçavoir laquelle il n’a point achetée par or ni argent, mais par son propre sang. Tellement que sainct Paul ne doute point de dire que la mort de Christ nous est faite vaine, si nous nous mettons en la sujétion des hommes. Car il ne traitte autre chose par quelques chapitres de l’Epistre aux Galates, sinon que Christ nous est enseveli, ou plustost du tout esteint, si nos consciences ne se tienent fermes en leur liberté : de laquelle certes elles décherroyent, si elles se pouvoyent au plaisir des hommes, lier de loix et constitutions Gal. 5.1, 4. Mais comme c’est une chose très-digne d’estre cognue, aussi d’autre part elle a mestier d’estre plus clairement exposée. Car incontinent qu’on dit aujourd’huy quelque mot d’oster les constitutions humaines il s’esmeut de grandes noises : en partie par gens séditieux, en partie par des calomniateurs : comme si toute obéissance des hommes estoit rejettée et renversée.
3.19.15
Afin doncques d’obvier à cest inconvénient, nous avons à noter qu’il y a double régime en l’homme. L’un est spirituel, par lequel la conscience est instruite et enseignée des choses de Dieu et de ce qui appartient à piété. L’autre est politique ou civil, par lequel l’homme est apprins des offices d’humanité et civilité qu’il faut garder entre les hommes. Vulgairement on a de coustume de les appeler Jurisdiction spirituelle et temporelle : qui sont noms assez propres, par lesquels il est signifié que la première espèce de régime appartient à la vie de l’âme, et que la seconde sert à ceste présente vie : non pas pour nourrir ou vestir les hommes, mais pour constituer certaines loix, selon lesquelles les hommes puissent vivre honnestement et justement les uns avec les autres. Car la première a son siège en l’âme intérieure : ceste seconde seulement forme et instruit les mœurs extérieures. Que les lecteurs doncques me permettent d’en appeler l’une Royaume spirituel, et l’autre civil ou politique. Or comme nous les avons distinguez, il nous les faut considérer chacun à part, et ne les confondre ensemble. Car il y a comme deux mondes en l’homme, lesquels se peuvent gouverner et par divers Rois, et par diverses loix. Ceste distinction sera pour nous advertir que ce que l’Evangile enseigne de la liberté spirituelle, nous ne le tirions point contre droict et raison à la police terrienne, comme si les Chrestiens ne devoyent point estre sujets aux loix humaines, d’autant que leurs consciences sont libres devant Dieu : ou comme s’ils estoyent exempts de toute servitude selon la chair, pource qu’ils sont affranchis selon l’esprit. D’avantage, comme ainsi soit qu’en jugeant des constitutions, qui semblent advis concerner le régime spirituel, on se puisse abuser, il est mestier de discerner mesmes entre icelles, pour sçavoir lesquelles doyvent estre tenues pour légitimes, comme conformes à la Parole de Dieu, et lesquelles doyvent estre rejettées. Touchant de la police terrienne, nous réservons d’en traitter en un autre lieu. Je me déporte aussi à présent de parler des loix ecclésiastiques, pource que la déduction conviendra mieux au quatrième livre où il sera parlé de la puissance de l’Eglise. Que ce soit doncques yci la conclusion de ceste matière. Il n’y auroit nulle difficulté (comme j’ay dit) sinon que plusieurs s’enveloppent, ne discernons pas bien entre la police et la conscience : entre la jurisdiction externe et civile, et jugement spirituel, qui a son siège en la conscience. Aussi il y a un passage de sainct Paul qui fait la difficulté plus grande : asçavoir quand il dit qu’il faut obéir aux Magistrats, non pas seulement pour crainte de punition, mais aussi à cause de la conscience Rom. 13.1, 5. Car de là il s’ensuyt que la conscience est sujette aux loix politiques. Or si ainsi estoit, tout ce que nous avons dit ci-dessus, et avons encore à dire du régime spirituel, tomberoit bas. Pour soudre ce scrupule, il est expédient de sçavoir en premier lieu que c’est de Conscience, et le mot en soy nous en peut donner quelque déclaration. Car comme nous disons que les hommes sçavent ce que leur esprit a comprins, dont vient le mot de Science : aussi quand ils ont un sentiment du jugement de Dieu, qui leur est comme un second tesmoin, lequel ne souffre point d’ensevelir leurs fautes, mais les adjourne devant le siège du grand Juge, et les lient comme enferrez : un tel sentiment est appelé Conscience. Car c’est comme une chose moyenne entre Dieu et les hommes : d’autant que les hommes ayans une telle impression en leur cœur, ne peuvent pas effacer par oubly la cognoissance qu’ils ont du bien et du mal : mais sont poursuyvis jusques à ce qu’ils se rendent coulpables quand ils ont offensé. Et c’est ce qu’entend sainct Paul, en disant que la conscience testifie avec les hommes, quand leurs pensées les accusent ou absolvent au jugement de Dieu Rom. 2.15. Une simple cognoissance pourroit estre en un homme comme estouffée : parquoy ce sentiment qui attire l’homme au siège judicial de Dieu, est comme une garde qui luy est donnée pour le veiller et espier, et pour descouvrir tout ce qu’il seroit bien aise de cacher s’il pouvoit. Et voylà dont est venu le proverbe ancien, Que la conscience est comme mille tesmoins. Par une mesme raison, sainct Pierre met la response de bonne conscience pour un repos et tranquillité d’esprit, quand l’homme fidèle s’appuyant en la grâce de Christ, se présente hardiment devant la face de Dieu 1Pi. 3.21. Et l’Apostre en l’Epistre aux Hébrieux, disant que les fidèles n’ont plus de conscience de péché, signifie qu’ils en sont délivrez et absous, pour n’avoir plus de remors qui les rédargue Héb. 10.2.
3.19.16
Parquoy, comme les œuvres ont leur regard aux hommes, aussi la conscience a Dieu pour son but : tellement que bonne conscience n’est sinon une intégrité intérieure du cœur. Et c’est à ce propos que sainct Paul dit, que l’accomplissement de la Loy est charité de conscience pure, et de foy non feinte 1Tim. 1.5. En un autre lieu il monstre en quoy elle diffère du simple sçavoir, disant qu’aucuns sont décheus de la foy, pource qu’ils s’estoyent destournez de bonne conscience. Car par ces mots il signifie que c’est une affection vive d’honorer Dieu, et un droict zèle de vivre purement et sainctement. Quelquesfois le nom de Conscience s’approprie à ce qui concerne les hommes : comme quand sainct Paul dit aux Actes, qu’il a mis peine de cheminer tant envers Dieu qu’envers les hommes en bonne conscience Actes 24.16 : mais cela s’entend, d’autant que les fruits extérieurs qui en procèdent parvienent jusques aux hommes. Mais à parler proprement, la conscience, comme j’ay dit, a son but et addresse à Dieu. Parquoy nous disons qu’une loy lie les consciences, quand elle oblige simplement et du tout l’homme, sans avoir regard aux prochains, mais comme s’il n’avoit affaire qu’à Dieu. Exemple : Dieu nous commande non-seulement d’avoir le cœur pur de toute impudicité, mais aussi de nous garder de toutes paroles vilenes, et dissolutions tendantes à incontinence. Quand il n’y auroit homme vivant sur la terre, je suis tenu en ma conscience de garder telle loy. Parquoy si je me desborde à quelque impudicité, je ne pèche pas seulement en ce que je donne scandale à mes frères, mais je suis coulpable devant Dieu comme ayant transgressé ce qu’il m’avoit défendu entre luy et moy. Il y a une autre considération quant aux choses indifférentes : car il nous en faut abstenir entant que nous pourrions offenser nos frères, mais c’est avec conscience franche et libre. Comme sainct Paul le monstre parlant de la chair consacrée aux idoles. Si quelqu’un, dit-il, en fait scrupule, n’en mange point à cause de la conscience : non pas de la tiene, mais de celle de ton prochain 1Cor. 10.28-29. L’homme fidèle qui seroit adverti, pécheroit scandalisant son prochain par son manger : mais combien que Dieu luy commande de s’abstenir pour l’amour de son prochain de manger de telle viande, et qu’il luy soit nécessaire de s’y assujetir, toutesfois sa conscience ne laisse pas d’estre toujours en liberté. Nous voyons doncques comme ceste loy n’impose sujétion sinon à l’œuvre extérieure, et ce pendant laisse la conscience libre.
Chapitre XX
D’oraison : laquelle est le principal exercice de foy, et par laquelle nous
recevons journellement les bénéfices de Dieu.
3.20.1
De ce qui a esté traitté par ci-devant, nous voyons clairement combien l’homme est desnué et despourveu de tout bien, et comment tout ce qui appartient à son salut luy défaut. Parquoy s’il veut avoir de quoy se subvenir en sa nécessité, il faut qu’il sorte hors de soy, et qu’il cherche ailleurs son secours. D’avantage il nous a esté expliqué, que nostre Seigneur se présente libéralement à nous en son Fils Jésus-Christ, nous offrant par luy au lieu de nostre misère toute félicité : au lieu de nostre povreté, toute abondance : et nous ouvrant en luy tous ses thrésors et richesses célestes, afin que toute nostre foy regarde ce Fils bien-aimé, toute nostre attente soit de luy, et toute nostre espérance se repose en luy. C’est bien une secrette philosophie et cachée que ceste-ci, laquelle ne se peut entendre par syllogismes : mais ceux-là la comprenent ausquels nostre Seigneur a ouvert les yeux pour veoir clair en sa lumière. Puis que nous sommes enseignez par foy de cognoistre que tout le bien qui nous est nécessaire et nous défaut en nous-mesmes, est en Dieu et en son Fils nostre Seigneur Jésus-Christ, auquel le Père a constitué toute plénitude de ses bénédictions et largesses, afin que de là, comme d’une fontaine très-plene, nous en puisions tous, il reste que nous cherchions en luy, et par prières et oraisons demandions de luy ce que nous avons apprins y estre. Car autrement, connoistre Dieu pour maistre, autheur et distributeur de tous biens, qui nous convie à les requérir de luy, et ne s’addresser point à luy, ne rien luy demander, tellement ne nous proufiteroit de rien, que mesmes ce seroit comme si quelqu’un mesprisoit et laissoit estre enseveli et caché sous terre un thrésor qui luy auroit esté enseigné. Pourtant l’Apostre voulant monstrer que la vraye foy ne peut estre que l’invocation ne s’ensuyve d’icelle, met cest ordre, que comme la foy procède de l’Evangile, aussi que par icelle nous sommes instruits à prier Dieu Rom. 10.14. Et c’est ce qu’il avoit dit un peu au paravant, que l’Esprit d’adoption, lequel scelle le tesmoignage de l’Evangile en nos cœurs, nous donne courage et hardiesse d’exposer nos désirs à Dieu, esmouvant en nous gémissemens inénarrables, et criant Abba, Père Rom.8.1. Il nous faut doncques maintenant plus amplement traitter ce point, duquel nous n’avions par ci-devant parlé, sinon incidemment et comme en passant.
3.20.2
C’est doncques par le moyen d’oraison que nous avons entrée aux richesses lesquelles nous avons en Dieu. Car elle est comme une communication des hommes avec Dieu, par laquelle estans introduits en son vray Temple, qui est le ciel, ils l’admonestent et quasi le somment présentement de ses promesses : afin que par expérience il leur monstre quand la nécessité le requiert, que ce qu’ils ont creu à sa simple parole estre vray, n’a pas esté mensonge ne chose vaine. Pourtant nous ne voyons point que Dieu nous propose aucune chose à espérer de soy, que pareillement il ne nous commande de la demander par prières. Tellement est véritable ce que nous avons dit, que par oraison nous cherchons et trouvons les thrésors, lescquels sont monstrez et enseignez à nostre foy en l’Evangile. Or combien l’exercice de prier est nécessaire, et en combien de manières il nous est utile, on ne le pourroit assez expliquer par paroles. Ce n’est pas certes sans cause que le Père céleste tesmoigne que toute l’asseurance de nostre salut consiste en l’invocation de son nom Joël 2.32 : veu que par icelle nous requérons et obtenons la présence : tant de sa providence, par laquelle il se monstre vigilant à penser de nous : que de sa vertu, par laquelle il nous défende, et soulage nostre imbécillité et défaut : qu’aussi de sa bonté, par laquelle il nous reçoyve en grâce, nonobstant que nous soyons chargez de péchez et pour brief parler, veu que par icelle nous l’appelons, afin qu’il se déclaire entièrement nous estre présent. De là revient un singulier repos à nos consciences. Car après avoir exposé au Seigneur la nécessité qui nous serroit de près nous avons suffisamment où nous reposer : entant que nous entendons que rien n’est caché de nostre misère, à celuy duquel la bonne volonté envers nous nous est certaine, et le pouvoir de nous aider, indubitable.
3.20.3
Toutesfois quelqu’un pourra objecter, asçavoir s’il ne cognoist point assez sans advertissement, et en quel endroict nous sommes pressez, et ce qui nous est expédient. Dont il sembleroit que ce fust chose superflue de le soliciter par prières : veu que nous avons accoustumé de soliciter ceux qui ne pensent point à nostre affaire, et qui sont endormis. Mais ceux qui arguent en ceste manière, ne voyent point à quelle fin nostre Seigneur a institué les siens à prier. Car il n’a pas ordonné cela à cause de soy, mais au regard de nous. Il veut bien que son droict luy soit rendu, comme aussi il est équitable, quand les hommes recognoissent que tout ce qui leur est proufitable et qu’ils peuvent désirer, vient de luy, et qu’ils protestent cela par prières : mais l’utilité de ce sacrifice par lequel Dieu est honoré, revient à nous. Parquoy les saincts Pères, d’autant plus qu’ils se tenoyent asseurez des bénéfices de Dieu tant envers eux que les autres, ont esté tant plus vivement incitez à le prier. J’amèneray seulement l’exemple d’Elie, lequel estant certain du conseil de Dieu, promet hardiment la pluye au roy Achab : et toutesfois ne laisse pas de prier songneusement et en grande destresse, et d’envoyer par sept fois son serviteur pour contempler si la pluye venoit 1Rois 18.41-43, non pas qu’il doute de la promesse dont il avoit esté messager, mais pource qu’il sçait que son devoir est de recourir en toute humilité à Dieu : afin que sa foy ne s’endorme point en paresse. Parquoy combien qu’il veille et face le guet pour nous conserver, mesmes quand nous sommes si estourdis, que nous ne sentons point les maux qui sont à l’entour de nous : combien aussi qu’il nous secoure aucunes fois devant qu’estre invoqué : néantmoins il nous est très-nécessaire de l’implorer assiduellement. Premièrement, afin que nostre cœur soit enflambé d’un véhément et ardent désir de le tousjours chercher, aimer et honorer, en ce que nous nous accoustumons d’avoir en luy nostre refuge en toutes nos nécessitez, comme au port unique de salut. En après afin que nostre cœur ne soit esmeu d’aucun désir, duquel nous ne l’osions faire incontinent tesmoin : comme nous le faisons en exposant devant ses yeux toute nostre affection : et par manière de dire, desployant tout nostre cœur devant luy. D’avantage, afin que nous soyons apprestez à recevoir ses bénéfices avec vraye recognoissance et action de grâces : comme par la prière nous sommes advertis qu’ils nous vienent de sa main. Outreplus, afin qu’ayans obtenu ce que nous demandions, nous réputions qu’il a exaucé nos désirs : et que par cela soyons plus ardemment incitez à méditer sa bénignité : et afin aussi que nous prenions plus grand plaisir de la jouisance des biens qu’il nous fait, entendans que nous les avons impétrez par nos prières. Finalement, afin que sa providence soit confermée et approuvée en nos cœurs, par ce que nous expérimentons de faict, selon nostre petite capacité : entant que nous voyons que non-seulement il nous promet de ne nous jamais abandonner, et qu’il nous donne entrée à le chercher et implorer en la nécessité : mais aussi qu’il a la main tousjours estendue pour aider les siens, et qu’il ne les allaite point de vaines paroles, mais les maintient comme il en est besoin. Pour toutes ces raisons le Père plein de clémence, combien que jamais il ne dorme ne cesse, toutesfois monstre souventesfois signe de dormir et cesser : afin que par cela nous soyons incitez à le prier et requérir : comme il est expédient à nostre paresse et oubliance. C’est doncques trop perversement argué, pour nous retirer de faire oraison, d’alléguer que c’est chose superflue de soliciter par nos demandes la providence de Dieu : laquelle sans estre solicitée veille à conserver toutes choses : veu au contraire, que le Seigneur ne tesmoigne point en vain qu’il sera prochain à tous ceux qui invoqueront son nom en vérité Ps. 145.18. C’est une aussi grande folie, d’alléguer qu’il n’y a nulle raison de demander les choses que le Seigneur volontairement est prest de nous eslargir, veu qu’il veut que nous réputions les bénéfices qui nous prouvienent de sa libéralité gratuite, avoir esté ottroyez à nos prières. Ce que tesmoigne ceste sentence mémorable du Pseaume, avec plusieurs autres, Les yeux du Seigneur sont sur les justes, et ses aureilles sont attentives à leurs prières Ps. 34.15. Car il est là monstré que Dieu prouvoit tellement de son bon gré au salut des fidèles, que ce pendant il veut qu’ils exercent leur foy à le requérir, et que par ce moyen ils s’esveillent de toute nonchalance pour n’estre point comme eslourdis. Ainsi les yeux de Dieu veillent bien pour subvenir à la nécessité des aveugles : mais si veut-il aussi mutuellement nos gémissemens, pour approuver son amour envers nous. Parquoy tous les deux sont vrays, que le gardien d’Israël ne dort et ne sommeille point Ps. 121.4 ? et toutesfois qu’il se retire comme nous ayant oubliez, quand il nous voit paresseux et muets.
3.20.4
Or que la première loy pour bien et deuement instituer l’oraison soit telle : que nous ne soyons point autrement disposez d’entendement et découragé, qu’il convient à ceux qui entrent en propos avec Dieu. Ce qui se fera quant à nostre entendement, si iceluy estant desveloppé de toutes solicitudes et cogitations charnelles, par lesquelles il peut estre destourné ou empesché de regarder droictement et purement Dieu, non-seulement du tout s’applique à l’intention de prier, mais aussi entant que faire se peut, est eslevé par-dessus soy. Néantmoins je ne requier point qu’il soit tellement à délivre, que nulle solicitude ne le poigne, ou fasche et moleste : veu que plustost au contraire, il est besoin que l’ardeur de prier soit enflambée en nous par angoisse et grande destresse. Comme nous voyons que les saincts serviteurs de Dieu se démonstrent estre en merveilleux torment, et par plus forte raison en solicitude, en disant qu’ils eslèvent leurs voix au Seigneur, de la profondité des abysmes et du gouffre de la mort Ps. 130.1. Mais j’enten qu’il faut rejetter loing toutes cures estranges, par lesquelles l’entendement soit transporté çà et là : et estant retiré du ciel, soit déprimé et abbaissé en terre. D’avantage en ce que je di qu’il doit estre eslevé par-dessus soy, je veux signifier qu’il ne doit rien apporter devant la face du Seigneur, de ce que nostre raison folle et aveuglée a accoustumé de songer : et ne se doit contenir et restreindre en sa vanité, mais s’eslever à une pureté digne de Dieu, et telle qu’il la demande.
3.20.5
Ces deux choses méritent bien d’estre singulièrement observées : c’est en premier lieu, que celuy qui s’appreste à prier, applique là tous ses sens et estudes, et ne soit point distrait, comme on a accoustumé, de pensées volages. Car il n’y a rien plus contraire à la révérence que nous devons à Dieu, que telle légèreté : laquelle procède d’une licence que nous prenons de nous jouer et esgayer, comme si Dieu ne nous estoit quasi rien, et tant plus nous faut-il travailler à ceci, quand nous expérimentons combien il est difficile de nous retenir. Car nul n’est si bien adonné à prier, qu’il ne luy surviene quelques fantasies à la traverse, lesquelles rompent le cours de la prière, ou bien le retardent en esgarant l’esprit. Or yci nous avons à penser combien c’est une chose vilene et inexcusable, quand Dieu nous appelle et reçoit à parler familièrement à luy, que nous abusions d’une si grande humanité, en meslant le ciel avec la terre : en sorte qu’il ne peut tenir nos esprits liez à soy, mais comme si nous avions à faire à quelque homme de néant, nous luy rompons propos en le priant, et voltigeons çà et là. Sçachons doncques que nul n’est jamais deuement appresté et disposé comme il convient à prier, sinon qu’il soit touché de la majesté de Dieu, pour se présenter à icelle estant despestré de toutes pensées et affections terrestres. A quoy tend la cérémonie d’eslever les mains en haut : afin que les hommes pensent qu’ils sont fort eslongnez de Dieu, s’ils n’eslèvent leurs sens au ciel pour approcher de luy. Comme aussi il est dit au Pseaume, J’ay eslevé mon âme à toy. Et l’Escriture use souvent de ceste façon de parler, d’Eslever l’oraison Ps. 25.1 ; Esaïe 37.4 ; afin que ceux qui désirent d’estre exaucez de Dieu, ne croupissent point en leurs lies. La somme est, d’autant plus que Dieu se monstre libéral envers nous, et nous convie gracieusement à ce que nous deschargions nos fascheries en son giron : que tant moins sommes-nous à excuser, si un bénéfice si digne et incomparable ne surmonte toutes autres choses en nos cœurs, pour nous ravir du tout à soy, à ce que nous appliquions à bon escient nos estudes et nos sens à prier. Ce qui ne se peut faire, si l’entendement ne résiste fort et ferme à tous les empeschemens qui le retienent, jusques à ce qu’il soit venu au-dessus. L’autre point que nous avons touché est, que nous ne demandions non plus que Dieu nous permet : car combien qu’il nous commande d’espandre nos cœurs devant luy Ps. 72.9 ; 145.18, si ne lasche-il point la bride indifféremment à nos affections folles et inconsidérées, voire perverses. Quand aussi il promet de faire selon le désir des fidèles, il n’estend pas tant son indulgence et humanité, qu’il s’assujetisse à leur appétit. En quoy on pèche communément bien fort : car plusieurs non-seulement osent importuner Dieu de toutes leurs folies, sans aucune révérence ny honte, et produire devant son throne tout ce qu’en songeant ils auront trouvé bon. Mais ils sont occupez d’une telle outrecuidance ou stupidité, qu’ils ne font nul scrupule de requérir à Dieu qu’il complaise à leurs cupiditez, desquelles ils n’oseroyent faire les hommes tesmoins. Les escrivains profanes se sont mocquez d’une telle audace, mesmes l’ont détestée : mais le vice a régné de tout temps. Et de là est advenu qu’entre les Payens les ambitieux ont esleu Jupiter pour leur patron : les avaricieux, Mercure : les gens convoiteux de sçavoir, Apollon et Minerve : les gens de guerre ont eu Mars : et les paillards, Vénus, comme aujourd’huy encores les hommes se donnent plus de licence en leurs souhaits extravagans et énormes, quand il est question de prier Dieu, que s’ils estoyent avec leurs pareils et compagnons pour plaisanter à la volée. Or Dieu ne peut souffrir que sa douceur et débonnaireté soit exposée à mocquerie : mais en retenant son droict de supériorité, il assujetit nos souhaits à son vouloir : pour les réprimer comme d’une bride. Parquoy il nous convient garder ceste reigle de sainct Jehan : Nostre fiance est, qu’en tout ce que nous luy demanderons selon sa volonté, il nous orra 1Jean 5.14. Au reste, pource que toutes nos facultez sont trop débiles pour venir à telle perfection, il nous convient chercher remède convenable pour y subvenir. Comme l’entendement doit regarder attentivement à Dieu, aussi est-il requis que l’affection du cœur suyve. Or tous les deux croupissent ici-bas, ou pour mieux dire défaillent, ou sont destournez au rebours. Parquoy Dieu pour subvenir à telle débilité, nous donne son Esprit pour maistre : lequel nous enseigne et dicte ce qui nous est licite de demander, et lequel aussi gouverne nos affections. Car pource que nous ne sçavons comment, il faut prier ne quoy, il vient au secours et intercède pour nous par gémissemens inénarrables Rom. 8.26-27. Non pas que luy, à parler proprement, prie ne gémisse, mais entant qu’il nous eslève en fiance, et nous pousse à toutes bonnes et sainctes requestes, et esmeut en nous les souspirs qui font valoir l’oraison : à quoy toutes les forces de nostre nature ne suffiroyent point. Et non sans cause sainct Paul appelle les gémissemens que les fidèles apportent devant Dieu par la conduite du sainct Esprit, Inénarrables. Car ceux qui sont vrayement exercez en prières, n’ignorent pas qu’ils se trouvent souvent estreints en telles perplexitez et angoisses, qu’ils ne sçavent par quel bout commencer. Mesmes quand ils s’efforcent de bégayer, encores sont-ils si confus et enveloppez, qu’ils ne peuvent passer outre ; dont il s’ensuyt que le don de prier est singulier. Ces choses ne doyvent estre prinses à ce que nous résignions l’office de prier au sainct Esprit, et nous flattions en nostre paresse, à laquelle nous ne sommes que trop enclins : comme beaucoup de gaudisseurs diront, qu’il faut attendre que Dieu attire à soy nos esprits, puis qu’il les voit ainsi extravagans : mais c’est afin qu’en nous desplaisant en nostre nonchalance et stupidité, nous désirions d’estre secourus. Et de faict, quand sainct Paul nous commande de prier en esprit, il ne laisse point de nous exhorter à soin et vigilance 1Cor. 14.15 ; Eph. 6.18 : signifiant que le sainct Esprit exerce tellement sa vigueur en nous duisant à prier, qu’il n’empesche point ou retarde les efforts que nous avons à faire de nostre costé : pource que Dieu veut expérimenter combien la foy incite vertueusement nos cœurs.
3.20.6
La seconde loy doit estre, qu’en priant nous sentions tousjours nostre indigence et défaut, et qu’estans persuadez à bon escient que nous avons besoin de tout ce que nous demandons, nous conjoignions une ardente affection à nos requestes. Car plusieurs barbotent leurs prières par acquit, ou les lisent de leurs livres comme s’ils faisoyent corvées à Dieu ; et combien qu’ils confessent que la façon de prier doit provenir d’un désir cordial, pource que ce leur seroit un grand malheur d’estre destituez de l’aide de Dieu, laquelle ils implorent, toutesfois il appert qu’ils s’en acquittent comme par coustume, veu que cependant ils sont froids en leur cœur comme glace, et ne pensent point à ce qu’ils demandent. Vray est qu’ils sont poussez à prier par un sentiment général et confus de leur nécessité, mais il ne les solicite point jusques-là, qu’ils soyent arrestez à chercher allégement de leur povreté. Or à grand’peine pourra-on trouver chose plus détestable à Dieu, que ceste feintise, quand celuy qui demande pardon de ses péchez, pense ce pendant n’estre point pécheur, ou bien ne pense pas qu’il est pécheur : car Dieu par ce moyen est plenement mocqué. Or tout le monde, comme j’ay dit n’aguères, est rempli de ceste perversité, que chacun demande à Dieu par acquit ce qu’il pense avoir d’ailleurs que de luy, ou qu’il pense desjà tenir en sa main. Il semble que la faute que je diray tantost soit plus légère : mais elle n’est pas non plus tolérable ; c’est que plusieurs sans estre touchez d’une vive méditation, barbotent aussi leurs prières, pource qu’ils ne sont point enseignez plus avant, que de sacrifier à Dieu par tel moyen. Or il faut que les fidèles se gardent bien de jamais se présenter devant la face de Dieu pour rien demander, sinon qu’ils le désirent ardemment, voire et qu’ils désirent l’obtenir de luy. Qui plus est, combien qu’il ne semble pas de prime face que les choses concernantes la gloire de Dieu nous servent pour pourvoir à nos nécessitez, si ne faut-il pas que nous les demandions d’une moindre ardeur et véhémence. Comme quand nous supplions que le nom de Dieu soit sanctifié Matt. 6.9 ; Luc 11.2, nous devons par manière de dire avoir faim et soif de ceste sanctification.
3.20.7
Si quelqu’un objecte que nous ne sommes pas tousjours pressez et contraints de nécessité égale, je le confesse. Et ceste distinction a esté très-bien notée par sainct Jaques, quand il dit, Y a-il quelqu’un triste entre vous ? qu’il prie. Que celuy qui est joyeux, chante louange à Dieu Jacq. 5.13. Parquoy le sens humain nous monstre, d’autant que nous sommes par trop lasches, que Dieu nous esguillonne à prier selon qu’il en est besoin et que la chose le requiert. Et c’est le temps opportun dont parle David Ps. 32.6 ; 94.19. Car comme il enseigne en plusieurs autres lieux, d’autant plus que les fascheries, incommoditez, craintes et autres espèces de tentations nous molestent, l’accès nous est plus libre à Dieu, comme s’il nous y appeloit nommément. Toutesfois ce que dit sainct Paul ne laisse point ce pendant d’estre aussi vray, qu’il nous faut prier en tout temps Eph. 6.18 ; 1Thess. 5.17. Car encores que nous ayons toute prospérité à souhait, et que nous soyons comme environnez çà et là de matière de joye, toutesfois il ne se passe point une minute de temps que nostre povreté ne nous incite à prier. Si quelqu’un a grande provision de blé et de vin, puis qu’il ne peut jouir d’un morceau de pain que la bénédiction de Dieu ne continue envers luy, ses greniers et ses caves n’empescheront point qu’il ne prie pour son pain quotidien. Et si nous considérons bien le nombre infini des dangers qui nous sont sur la teste, et sans fin et sans cesse nous menacent, la crainte et l’estonnement ne nous souffrira point d’estre nonchalans, mais nous enseignera qu’il y a occasion de prier à chacune heure. Combien que cela se peut mieux cognoistre par les povretez spirituelles. Car quand sera-ce que tant de péchez, desquels chacun se sent coulpable, nous laisseront à repos, que nous ne priions pour en obtenir pardon ? Quelles trêves les tentations nous donneront-elles, que nous n’ayons tousjours mestier de courir à l’aide ? D’avantage, l’affection de veoir le Royaume de Dieu advancé, et son nom glorifié, nous doit tellement ravir en foy, non pas par intervalles, mais assiduellement, que l’opportunité nous soit tousjours présente d’en faire prières et oraisons. Ce n’est pas doncques sans cause que tant souvent il nous est commandé d’estre assiduels en prières. Je ne parle pas encores de la persévérance, de laquelle il sera tantost fait mention. Mais l’Escriture en nous admonestant de prier continuellement, rédargue nostre eslourdissement, en ce que nous ne sentons pas combien un tel soin et diligence nous est nécessaire. Par ceste reigle la porte est fermée à toute hypocrisie, et à toutes les astuces et sophisteries que les hommes controuvent pour mentir à Dieu : telles gens, di-je, sont repoussez bien loing du privilège d’invoquer Dieu, lequel promet qu’il sera prochain à tous ceux qui l’invoqueront en vérité : et prononce que ceux qui le chercheront de tout leur cœur, le trouveront Ps. 145.18 ; Jean 9.31. Or ceux qui se plaisent en leurs ordures n’aspirent nullement là. Parquoy l’oraison bien reiglée requiert pénitence ; comme c’est une doctrine fort commune en l’Escriture, que Dieu n’exauce point les injustes : mais que leurs prières sont exécrables devant luy, ainsi que leurs sacrifices. Et de faict, c’est bien raison que ceux qui ferment leurs cœurs, trouvent les aureilles de Dieu closes, et que ceux qui provoquent sa rigueur par leur dureté, le sentent inexorable. Il menace par son prophète Isaïe les hypocrites, disant, quoyqu’ils multiplient leurs prières, qu’il ne les exaucera pas : pource que leurs mains sont plenes de sang Esaïe 1.15. Item en Jérémie, J’ay crié, et ils ont refusé d’ouyr : ils crieront à leur tour, et je ne les orray point Jér. 11.7-8, 11. Car il prend cela à grande injure, que les meschans qui polluent en toute leur vie son sacré nom, en facent couverture, pour se vanter d’estre des siens. Dont il se complaind par Isaïe, que les Juifs approchent de luy de lèvres, et que leurs cœurs en sont bien eslongnez Esaïe 29.13. Il ne restreint point cela aux prières seules : mais tant y a qu’il monstre que toute fiction, en quelque partie que ce soit de son service, luy est abominable. A quoy revient le dire de sainct Jaques, Vous priez, et n’impétrez rien : pource que vous priez mal, afin de vous desborder en voluptez Jacq. 4.3. Vray est que les prières des saincts ne sont pas fondées ny appuyées sur leur dignité, (comme nous verrons encores tantost) toutesfois l’advertissement de sainct Jehan n’est point superflu, c’est que nous sommes certains de recevoir de luy ce que nous demanderons, pource que nous gardons ses commandemens 1Jean 3.22 : voire pource que la mauvaise conscience nous ferme la. porte. Dont il s’ensuyt que nul ne prie Dieu deuement, et ne peut estre exaucé de luy, sinon qu’il le serve en pureté et droicture. Pourtant quiconques se dispose à prier, qu’il se desplaise en ses vices et qu’il prene l’affection et la personne d’un povre mendiant : ce qui ne se peut faire sans repentance.
3.20.8
Que la troisième reigle soit conjoincte avec ces deux : c’est que tous ceux qui se présentent à Dieu pour faire oraison, se démettent de toute fantasie de leur propre gloire, et se despouillent de toute opinion de leur dignité : brief, qu’ils quittent toute fiance d’eux-mesmes, donnans entière gloire à Dieu en leur humilité, de peur qu’en présumant le moins du monde d’eux-mesmes, ils ne trébuschent devant la face de Dieu avec leur vaine enfleure. Nous avons plusieurs exemples de ceste modestie à s’abbaisser ; laquelle abat toute hautesse aux serviteurs de Dieu, entre lesquels celuy qui est le plus sainct, d’autant plus est abbaissé et humilié quand il faut comparoistre devant le Seigneur. En telle manière Daniel, qui a si grand tesmoignage de la bouche de Dieu, prie néantmoins comme il s’ensuyt : Ce n’est point en nos justices que nous présentons nos prières devant toy, mais en tes grandes miséricordes. Exauce-nous, Seigneur : Seigneur, sois-nous propice. Exauce-nous, et fay ce que nous requérons pour l’amour de toy-mesme, entant que ton Nom est invoqué sur ton peuple et sur ton sainct lieu Dan. 9.18-19. Il ne faut pas dire que selon la coustume vulgaire il se mesle parmi les autres comme membre du peuple : mais plustost il se confesse pécheur à part, et a son refuge à la merci de Dieu. Car il parle ainsi notamment, Après avoir confessé mes péchez et ceux de mon peuple. David aussi nous donne semblable exemple d’humilité, Seigneur, n’entre point en conte avec ton serviteur : car nul vivant ne sera justifié devant toy Ps. 143.2. De telle forme prie Esaïe en la personne du peuple, Voyci, tu es courroucé à nous, pource que nous avons péché. Le siècle est fondé sur tes voyes : et nous avons tous esté remplis de souilleure, et toutes nos justices ont esté comme un drap plein de vilenie et de pollution, et sommes desseichez tous comme la fueille de l’arbre, et nos iniquitez nous ont espars comme lèvent. Et n’y a nul qui invocque ton Nom, qui s’esveille pour retourner à toy. Car tu as caché la face de nous, et nous as laissez pourrir en la servitude de nos péchez. Maintenant doncques, Seigneur, tu es nostre Père, nous ne sommes que terre : tu es nostre formateur, et nous sommes l’ouvrage de ta main : ne te courrouce point, Seigneur, et qu’il ne te souviene point à tousjours de nostre iniquité : aye esgard plustost que nous sommes ton peuple Esaïe 64.5-9. Yci peut-on appercevoir comment ils ne se reposent sur aucune fiance, sinon en ceste seule, que se pensans estre à Dieu, ils ne désespèrent point qu’il ne les reçoyve en sa garde. Jérémie n’en use pas autrement quand il dit, Si nos iniquitez testifient contre nous, vueille nous faire merci à cause de ton nom Jér. 14.7. Pourtant ce qui est escrit en la prophétie qu’on attribue à Baruch, combien que l’autheur soit incertain, est très-sainctement dit : asçavoir, que l’âme triste et désolée de la grandeur de son mal, l’âme courbée, débile et affamée et les yeux défaillans te donnent gloire. Seigneur, nous ne présentons point nos prières devant tes yeux selon les justices de nos Pères : et ne demandons point pour icelles ta miséricorde : mais d’autant que tu es miséricordieux aye pitié de nous, puis que nous avons péché devant toy Baruch 2.18-20 ?
3.20.9
En somme, le commencement et la préparation de bien prier est, de requérir merci avec humble et franche confession de nos fautes. Car il ne faut point espérer que le plus sainct du monde impètre rien de Dieu, jusques à ce qu’il soit gratuitement réconcilié à luy. Et ne se peut faire que Dieu soit propice, sinon à ceux ausquels il pardonne leurs offenses. Parquoy ce n’est point merveille si les saincts s’ouvrent la porte à prier, de ceste clef. Ce qui appert par plusieurs passages des Pseaumes. Car David demandant autre chose que la rémission de ses péchez, dit néantmoins. Oublie les fautes de ma jeunesse : ô Dieu qu’il ne te souviene de mes transgressions : aye mémoire de moy selon ta miséricorde, à cause de ta bonté. Item, Regarde mon affliction et mon travail, et me pardonne mes fautes Ps. 25.6-7, 18. En quoy aussi nous voyons qu’il ne suffit point de nous appeler à conte chacun jour pour les péchez freschement commis, si nous ne réduisons en mémoire ceux qui pourroyent estre mis en oubli par la longue traitte de temps. Car le mesme Prophète en un autre passage ayant confessé un grand forfait, est induit par ceste occasion à venir jusques au ventre de sa mère auquel jà il estoit entaché de la contagion générale Ps. 51.7 : non pas pour amoindrir sa coulpe sous ombre que tous hommes sont corrompus en Adam, mais pour amasser les péchez de toute sa vie, afin qu’estant sévère à se condamner, il trouve Dieu plus facile à pardonner. Or combien que les Saincts ne demandent pas tousjours pardon de leurs fautes par mots exprès, toutesfois si nous poisons diligemment leurs prières que l’Escriture récite, nous appercevrons incontinent ce que je di estre vray, c’est qu’ils ont prins courage de prier, en la seule miséricorde de Dieu : et ainsi qu’ils ont tousjours commencé par ce bout, c’est d’appointer avec luy et appaiser son ire. Car si chacun interrogue sa conscience, tant s’en faut qu’il ose se descharger privément envers Dieu de ses passions et désirs, qu’il aura horreur d’approcher de luy, sinon qu’il se confie d’estre receu à merci de pure miséricorde. Il y a bien une autre confession spéciale, c’est qu’en demandant que Dieu retire sa main pour ne les point punir, ils recognoissent le chastiment qu’ils ont mérité : pource que ce seroit renverser tout ordre, de vouloir que l’effect fust osté en laissant la cause. Car il nous faut garder d’ensuyvre les fols malades, lesquels ne pensans point à la racine de leur maladie, se soucient seulement de guairir les accidens qui les faschent. Ils voudront qu’on leur oste le mal de teste et des reins, et seront contens qu’on ne touche point à la fièvre. Plustost il nous faut mettre peine que Dieu nous soit propice, que de requérir qu’il déclaire sa faveur par signes externes : pource que luy veut tenir cest ordre. Et aussi il nous proufiteroit bien peu de sentir sa libéralité, si nostre conscience ne la sentoit appaisé et favorable envers nous, pour le nous rendre amiable. Ce qui nous est démonstré par la sentence de Jésus-Christ ; car en voulant guairir le paralytique il dit, Tes péchez te sont remis Matt. 9.2. En parlant ainsi il eslève les cœurs à désirer ce qui est le principal, c’est que Dieu nous reçoyve en grâce : et puis qu’il déclaire le fruit de telle réconciliation, en nous aidant. Au reste, outre la confession spéciale que font les fidèles des vices dont ils se sentent présentement coulpables, pour en obtenir pardon, la préface générale en laquelle ils se recognoissent estre pécheurs, et laquelle rend l’oraison favorable, ne doit jamais estre omise : pource que jamais les prières ne seront exaucées, si elles n’ont leur fondement en la miséricorde gratuite de Dieu. A quoy se peut rapporter le dire de sainct Jehan, Si nous confessons nos péchez, il est fidèle et juste pour les nous remettre, et nous purger de toute iniquité 1Jean 1.9. Et voylà pourquoy en la Loy les prières ont esté consacrées par effusion de sang pour estre agréables, afin que le peuple fust adverty qu’il n’estoit pas digne d’un privilège tant honorable que d’invoquer Dieu, jusques à ce qu’il fust purgé de ses souilleures, pour mettre toute sa fiance en la bonté et merci de Dieu.
3.20.10
Il est bien vray qu’il semble advis qu’aucunesfois les Saincts allèguent leurs justices en aide, afin d’obtenir plus facilement de Dieu ce qu’ils requièrent ; comme quand David dit, Garde mon âme, d’autant que je suis bon Ps. 86.2. Item Ezéchias, Qu’il te souviene, ô Seigneur, que j’ay cheminé devant toy en vérité, et ay fait ce qui estoit bon devant tes yeux Esaïe 38.3 ; 2Rois 20.4. Neantmoins par telle manière de parler ils ne veulent autre chose entendre, que de testifier par la régénération qu’ils sont enfans de Dieu, ausquels il a promis d’estre propice. Il enseigne par son Prophète, comme nous avons veu, que ses yeux sont sur les justes, et ses oreilles attentives à leurs requestes Ps. 34.15. Pareillement par l’Apostre sainct Jean, que nous obtiendrons ce que nous demanderons, en observant ses commandemens 1Jean 3.22. Par lesquelles sentences il ne signifie pas que les oraisons seront prisées, selon le mérite des œuvres: mais en ceste manière il veut establir la confiance de ceux qui sentent leurs consciences pures et entières et sans hypocrisie : ce qui doit estre universellement en tous fidèles. Car ce que dit, en sainct Jean, l’aveugle auquel la veue avoit esté rendue, est prins de la pure vérité: c’est que Dieu n’exauce point les pécheurs Jean 9.31 : moyennant que par les pécheurs nous entendions ceux qui sans aucun désir de bien faire sont du tout endormis en leurs péchez : veu que jamais le courage ne se pourra adonner à vrayement invoquer Dieu, que quant et quant il n’aspire et tende à l’honnorer et servir. Ces protestations donc que font les Saincts, ausquelles ils réduisent en mémoire leur pureté ou innocence, respondent à telles promesses, afin que les choses que doyvent attendre tous serviteurs de Dieu, leur soyent ottroyées. Outreplus ou trouvera qu’ils ont quasi usé de ceste façon de prier, quand ils faisoyent comparaison d’eux avec leurs ennemis, prians à Dieu qu’il les delivrast de leur malice. Or ce n’est point de merveilles si en ceste comparaison ils ont allégué leurs justices et la sincérité de leur cœur, pour esmouvoir Dieu davantage par l’équité de leurs causes à les aider et supporter. Nous n’ostons pas donc ce bien à l’âme fidèle, qu’elle ne puisse avoir la jouissance de sa bonne conscience devant Dieu, et que de cela elle ne se conferme és promesses desquelles le Seigneur console ses vrais serviteurs: mais nous enseignons que toute la fiance d’impétrer de Dieu ce que nous luy demandons, est appuyée seulement sur sa saincte clémence, sans aucune considérations de nostre mérite.
3.20.11
La quatrième reigle sera, qu’estans ainsi abatus et mattez en vraye humilité, néantmoins nous prenions courage à prier, espérans pour certain d’estre exaucez. Ce sont bien choses contraires de prime face, de conjoindre avec le sentiment de l’ire de Dieu, une certaine fiance de sa faveur. Et toutesfois elles s’accordent bien ensemble, si estans opprimez par nos propres vices, nous sommes relevez par la seule bonté de Dieu. Car comme nous avons enseigné ci-dessus, que la foy et pénitence sont compagnes conjoinctes d’un lien inséparable, desquelles toutesfois l’une nous effraye, et l’autre nous resjouit : aussi faut-il qu’elles se rencontrent en nos prières. Cest accord de crainte et asseurance est exprimé par David en peu de mots, quand il dit au Pseaume cinquième, J’entreray en ton sanctuaire en la multitude de ta bonté : j’y adoreray avec crainte Ps. 5.7. Sous ce mot de la bonté de Dieu, il comprend la foy : mais il n’exclud point la crainte, pource que non-seulement sa majesté nous induit et contraint à luy porter révérence, mais nostre indignité nous fait oublier toute présomption et audace, pour nous tenir en crainte. Or il ne nous faut imaginer une fiance, laquelle amadoue l’âme, et luy donne un repos souef pour l’endormir, la délivrant de toute inquiétude et perplexité. Car de se baigner ainsi en ses aises, c’est à faire à ceux qui ayans tout à souhait ne sont touchez de nul soin, ne sont touchez de nul désir, ne troublez de nulle crainte. Or c’est un très-bon aiguillon aux saincts pour les faire invoquer Dieu, quand par l’oppresse qu’ils endurent de leur nécessité, ils sont agitez en leurs fascheries, voire quasi jusques à défaillir en eux-mesmes, jusques à ce que la foy leur subvient au besoin. Car entre telles destresses la bonté de Dieu leur reluit, tellement qu’estans lassez et courbez sous la pesanteur de leurs maux, ils gémissent, et mesmes tremblent, estans en peine et en souci pour l’advenir. Toutesfois se remettans à ceste bonté dont ils sont esclairez, ils se soulagent et récréent, pour estre patiens en toutes difficultez, et espèrent bonne issue et délivrance. Parquoy il est requis que l’oraison du fidèle procède de ceste double affection, et qu’elle contiene l’une et l’autre, et les représente : c’est qu’il gémisse de ses maux présens, qu’il soit angoissé par ceux qui luy peuvent advenir : toutesfois que ce pendant il ait son recours à Dieu, ne doutant point qu’il ne soit prest d’estendre sa main pour le secourir. Car on ne sçauroit assez exprimer combien Dieu est irrité par nostre desfiance, si nous luy demandons les biens que nous n’attendons point de luy. Parquoy il n’y a rien plus convenable à la nature des prières, que de leur imposer ceste loy, qu’elles ne volent point à l’adventure, mais qu’elles suyvent la foy comme guide. Et à ce principe nous ameine Jésus-Christ, en disant. Quelques choses que vous demandiez, croyez que vous les recevrez, et elles vous seront données Matt. 21.22. Ce qu’il conferme en l’autre passage, Tout ce que vous demanderez en croyant, vous sera ottroyé Marc. 11.24. Suyvant cela sainct Jaques aussi dit, Si quelqu’un a faute de sagesse, qu’il la demande à celuy qui donne à tous simplement sans reproche : mais qu’il la demande en foy sans hésiter Jacq. 1.5-6. Car en opposant la Foy au mot d’Hésiter, qui signifie autant que perplexité et doute, il exprime fort bien ce que la foy emporte. Ce qu’il adjouste n’est pas moins à noter : c’est que ceux qui prient Dieu estans en bransle et variété, et ne se peuvent résoudre en leurs cœurs s’ils seront exaucez ou non, ne proufitent rien. Parquoy il les accompare à des flots de mer qui sont branslez çà et là, et portez par le vent. Et voylà pourquoy ailleurs il nomme l’Oraison de foy, celle qui est bien reiglée pour estre receue de Dieu Jacq. 5.15. Et de faict, quand Dieu prononce si souvent qu’il donnera à chacun selon sa foy Matt. 8.13 ; 9.29, il signifie assez que nous ne sommes pas dignes de rien obtenir sans icelle. Brief, c’est la foy laquelle impètre tout ce qui est donné à nos oraisons. Et c’est ce que veut dire ceste belle sentence de sainct Paul, laquelle n’est pas considérée de beaucoup de gens eslourdis comme elle mérite : Comment invoquera-on celuy auquel on n’a point creu ? Et qui est-ce qui croira, sinon qu’il ait ouy ? La foy doncques est de l’ouye, et l’ouye de la Parole de Dieu Rom. 10.14, 17. En déduisant de la foy le commencement de prier, comme d’un degré à l’autre, il monstre assez clairement que Dieu ne peut estre de personne purement invoqué, sinon de ceux ausquels sa clémence et humanité aura esté cognue par la prédication de l’Evangile, voire familièrement exposée.
3.20.12
Nos adversaires ne pensent guères à ceste nécessité. Et pourtant quand nous enseignons les fidèles de prier Dieu avec certaine asseurance, ayans cela pour résolu, qu’il les aime et les veut exaucer : il semble advis à tous Papistes que nous disons une chose la plus desraisonnable du monde. Or s’ils avoyent quelque vraye expérience et usage, pour sçavoir que c’est que prier Dieu, ils cognoistroyent qu’on ne le peut point prier droictement, sans estre certain de son amour et de sa bonté. Or comme ainsi soit que nul ne puisse comprendre la vertu de foy, sinon celuy qui en a la practique en son cœur, je ne proufiteroye de rien à disputer contre eux, veu qu’ils monstrent que jamais n’en ont eu qu’une vaine imagination. Car l’invocation de Dieu est celle qui nous démonstre principalement que c’est que vaut ceste certitude, et combien elle est nécessaire. Quiconques ne voit point cela, il descouvre qu’il a sa conscience merveilleusement stupide. Nous doncques laissans là ces aveugles, demeurons fermes en la sentence de sainct Paul, qui dit que nul ne peut invoquer Dieu sinon celuy qui a cognu sa miséricorde par l’Evangile, et est asseuré de la trouver tousjours preste quand il la cherche. Car quelle oraison seroit-ce de dire ainsi ? Seigneur il est vray que je doute si tu me veux exaucer : mais pource que je suis en destresse j’ay mon recours à toy afin que tu me subvienes si j’en suis digne. Les saincts dont nous lisons les oraisons en l’Escriture, n’ont pas ainsi fait. Le sainct Esprit aussi ne nous enseigne pas d’ainsi faire, quand il nous commande par l’Apostre d’aller au throne céleste de Dieu avec fiance, pour obtenir grâce Héb. 4.16 : et en un autre passage, quand il dit que nous avons audace et entrée envers Dieu, avec fiance par la foy de Christ Ephés. 3.12. Pourtant si nous voulons prier avec fruit, il nous faut tenir ferme comme à deux mains ceste asseurance d’impétrer ce que nous demandons, laquelle Dieu nous commande d’avoir, et à laquelle tous les Saincts nous exhortent par leur exemple. Car il n’y a autre oraison agréable à Dieu que celle qui procède d’une telle présomption de foy, et qui est fondée en une telle certitude d’espérance. Il pouvoit bien se contenter, comme il semble, du simple nom de Foy. Or non-seulement il adjouste fiance, mais il la munit de liberté ou hardiesse, afin de nous discerner par ceste marque d’avec les incrédules, lesquels prient Dieu pesle-mesle avec nous : mais à l’adventure. Pour ceste raison il est dit au nom de toute l’Eglise, Que ta miséricorde soit sur nous, selon que nous avons espéré en toy Ps. 33.22. Le Prophète aussi met en un autre passage la mesme condition : Je sçay que le Seigneur sera avec moy au jour que je crieray à luy Ps. 66.9. Item, Le matin je me rangeray à toy, et feray le guet Ps. 5.3. Il apparoist de ces mots, que les prières sont jettées frustratoirement en l’air, si l’espérance n’y est conjoincte, laquelle nous soit comme une haute tour dont nous attendions Dieu paisiblement. A quoy tend l’ordre qu’on doit bien observer en l’exhortation de sainct Paul. Car devant que soliciter les fidèles à prier en esprit en tout temps avec vigilance et assiduité, il les advertit de prendre le bouclier de foy, le heaume de salut, et le glaive spirituel, qui est la Parole de Dieu Eph. 6.16-18. Ce pendant que les lecteurs se souvienent que la foy n’est pas ne renversée ny esbranlée, estant meslée parmi l’appréhension de nos misères, povretez et bourbiers. Car combien que les fidèles se sentent quasi accablez du grand amas de leurs péchez, et que non-seulement ils se cognoissent estre vuides de tous biens qui leur pourroyent acquérir faveur envers Dieu : mais aussi chargez de plusieurs mesfaits, pour lesquels à bon droict il leur pourroit estre espovantable : néantmoins ils ne laissent pas de s’offrir à luy : et ce sentiment ne les effarouche point, qu’ils n’y ayent leur retraite, veu mesmes que c’est la seule entrée pour y parvenir. Car l’oraison n’est pas ordonnée pour nous faire glorifier arrogamment devant Dieu, ou priser rien du nostre, mais pour confesser nos fautes, et en passer condamnation, et déplorer nos misères : comme les fils se complaignent familièrement envers leurs pères, comme s’ils se vouloyent descharger en leur giron. Qui plus est, le fardeau de nos péchez, selon qu’il nous est insupportable, doit estre plein d’aiguillon pour nous inciter à prier Dieu. Comme aussi le Prophète nous enseigne par son exemple, Guairi mon âme, d’autant que j’ay péché contre toi Ps. 41.4. Je confesse que les pointes de tels aiguillons seroyent mortelles si Dieu ne venoit au-devant : mais ce bon Père, selon sa clémence et douceur infinie, nous a donné un remède bien propre et opportun pour appaiser tous nos troubles, adoucir nos soucis, et oster nos craintes, en nous alléchant à soy. Par lequel moyen non-seulement il a osté tous obstacles, mais nous a délivrez de tout scrupule, pour nous faire le chemin aisé.
3.20.13
En premier lieu, nous commandant de prier, par cela il nous argue d’une vilene contumace, si nous ne lui obtempérons. Il ne pouvoit donner commandement plus exprès ni précis, que celuy qui est au Pseaume, Invoque-moy au jour d’affliction Ps. 50.15. Mais pource qu’en tout ce qui concerne la religion et service de Dieu, il n’y a rien qui nous soit plus souvent recommandé en l’Escriture, je ne m’y arresteray pas fort longuement. Demandez, dit le Maistre céleste, et vous recevrez : cherchez, et vous trouverez : Heurtez, et la porte vous sera ouverte Matt. 7.7 ; combien qu’yci outre le commandement la promesse est aussi adjoustée, comme il est nécessaire. Car combien que tous confessent qu’il fale obéir à ce que Dieu ordonne, toutesfois la plus grand’part reculeroit quand il les appelle, s’il ne leur promettoit de leur estre exorable, et mesmes de venir au-devant pour les recevoir. Quoy qu’il en soit, il est certain que tous ceux qui tergiversent pour ne point venir droict à Dieu, non-seulement sont rebelles et sauvages, mais aussi convaincus d’incrédulité, puis qu’il se desfient de ses promesses. Ce qui est d’autant plus notable, pource que les hypocrites sous couverture d’humilité et modestie mesprisent fièrement le précepte de Dieu, et n’adjoustent nulle foy à son dire quand il les convie tant humainement : qui plus est, ils le fraudent de la principale partie de son service. Car après avoir répudié les sacrifices, ausquels il sembloit bien que toute saincteté pour lors fust située, il prononce, que cestuy-ci est le souverain et précieux par-dessus les autres, c’est d’invoquer son Nom au jour de la nécessité. Parquoy quand il requiert de nous ce qui luy appartient, et nous incite à obéir d’un franc courage, il n’y a nulles si belles couleurs de douter qui nous excusent. Par ainsi autant de tesmoignages que nous lisons en l’Escriture, où il nous est commandé de prier Dieu, sont autant de bannières dressées devant nous, pour nous inspirer la fiance de ce faire. Ce seroit bien témérité de nous advancer devant la face de Dieu, si luy ne prévenoit en nous appelant. Parquoy il nous ouvre et applanit la voye par sa voix, selon qu’il proteste par son Prophète : Je leur diray, Vous estes mon peuple, et ils me respondront, Tu es nostre Dieu Zach. 13.9. Nous voyons comment il vient au-devant de son peuple, et qu’il veut estre suyvi : et pourtant qu’il ne faut pas craindre que la mélodie que luy-mesme dicte, ne luy soit douce et plaisante. Principalement que ce tiltre notable et solennel que luy attribue le Pseaume, nous viene en mémoire, lequel nous fera aisément surmonter tous obstacles : asçavoir, Tu es le Dieu qui exauce les prières, toute chair viendra jusques à toy Ps. 65.2. Car nous ne pouvons souhaiter rien plus gracieux ni amiable, que quand Dieu est vestu et paré de ce tiltre, qu’il nous certifie qu’il n’y a rien plus propre à sa nature, que de gratifier aux requestes de ceux qui le supplient. Et aussi le Prophète conclud de là, que le chemin est ouvert et patent, non-seulement à un petit nombre de gens, mais à toutes créatures mortelles. Comme aussi il addresse ceste voix à tout le genre humain, Invoque-moy au jour d’affliction : je te délivreray, et tu me glorifieras Ps. 50.15. Selon ceste reigle, David pour impétrer ce qu’il demande, allègue à Dieu la promesse qu’il luy avoit donnée : Toy Seigneur, as déclairé ton vouloir en l’aureille de ton serviteur, pourtant il a trouvé son cœur pour te prier 2Sam. 7.27. Dont nous avons à recueillir qu’il estoit perplex et comme espave, sinon d’autant que la promesse l’asseuroit. C’est à une mesme fin qu’il use ailleurs de ceste doctrine générale : que Dieu fera la volonté de ceux qui le craignent Ps. 145.19. Mesmes on peut appercevoir par tous les Pseaumes, que le fil du texte sera comme rompu pour faire quelques discours touchant la puissance de Dieu, ou sa bonté, ou bien la fermeté de ses promesses. Il sembleroit que David entrelaçant telles sentences coupast et trenchast mal à propos ses requestes : mais les fidèles cognoissent assez par expérience, que leur ardeur se refroidirait bien tost, s’ils n’attisoyent le feu, cherchans à se confermer. Parquoy ce n’est pas chose superflue en priant Dieu, que nous méditions tant sa nature que sa Parole : mesmes ne desdaignions point à l’exemple de David, d’entrelacer tout ce qui peut donner vigueur aux esprits débiles, voire languissans.
3.20.14
Or c’est merveilles qu’une si grande douceur de promesses ne nous touche que froidement et bien peu, ou du tout ne nous esmeuve point: mais que la plus grande part aime mieux en tracassant par ses circuits, délaisser la fontaine d’eaux vives, pour se fouyr des cisternes seiches, que de recevoir la libéralité de Dieu quand elle s’offre de soy-mesme Jer. 2.13. C’est une forteresse invincible que le nom de Dieu, dit Salomon: le juste y aura son recours, et sera sauvé Prov. 18.10. Joël aussi après avoir prophétisé de l’horrible désolation qui estoit prochaine, adjouste ceste promesse digne de mémoire, Quiconque invoquera le nom de l’Eternel sera sauvé Joël 2.32 : laquelle, tesmoin sainct Pierre, s’estend à tout le cours de l’Evangile Actes 2.21. Or à grande peine en trouvera-on de cent l’un, qui soit incité par cela d’approcher de Dieu. Luy-mesme crie par Isaïe, Vous m’invoquerez, et je vous exauceray : mesme devant que vous priez, je vous respondray Esaïe 58.9 ; 65.24. En un autre passage, il fait un pareil honneur à toute son Eglise en commun : comme ce qu’il dit appartient à tous les membres de Jésus-Christ, Il crie à moy, et je l’exauce : je suis avec luy en ses adversitez pour l’en délivrer Ps. 91.15. Toutesfois comme j’ay desjà protesté, mon intention n’est pas d’amasser icy tous les passages concernans ceste matière : mais élire les plus notables, pour nous faire bien gouster de quelle humanité Dieu nous convie à soy, et combien nostre ingratitude est tenue estroitement serrée sans trouver nulle eschappatoire, quand nostre paresse nous fait encore délayer après que nous avons esté si vivement picquez. Pourtant que ces sentences nous retentissent tousjours aux oreilles. Dieu est prochain à ceux qui l’invoquent, voire qui l’invoquent en vérité Ps. 145.18 : et celles que nous avons alléguées d’Isaïe et de Joël, où Dieu asseure qu’il sera attentif à ouyr nos prières, mesmes qu’il se délecte comme d’un sacrifice de souefve odeur, quand nous luy remettons toutes nos charges, et rejettons sur luy nos solicitudes. C’est un fruict singulier et inestimable des promesses de Dieu, que de luy pouvoir dresser requestes, non point en doute ou en tremblement: mais qu’estans munis et armez de sa parole nous l’osons invoquer Père, puis qu’il nous suggère ce nom tant amiable, sans la saveur duquel sa majesté nous estonneroit. Il reste qu’estans garnis de telles semonces, nous soyons tout persuadez que nous avons assez de matière de là pour trouver Dieu exorable et débonnaire: veu que nos prières ne sont appuyées sur nul mérite, mais que toute leur dignité et fiance d’impétrer est fondée aux promesses de Dieu, et en dépend, en sorte qu’elle n’a besoin d’autre appuy pour sa fermeté, ny de regarder çà et là. Ainsi nous avons à nous résoudre, combien que nous ne soyons pas excellens en telle et pareille saincteté que celle qui est louée aux saincts Pères, Prophètes et Apostres : toutesfois pource que le commandement de prier nous est commun avec eux, et que la foy aussi nous est commune si nous acquiesçons à la parole de Dieu, que néantmoins nous leur sommes compagnons eu ce droict et privilège. Car, comme nous avons desjà veu, Dieu en prononçant qu’il sera propice et humain envers tous, donne certain espoir aux plus misérables du monde, qu’ils impétreront ce qu’ils demandent. Parquoy nous avons bien à noter ces formes générales, ausquelles nul n’est exclus depuis le plus grand jusques au plus petit. Seulement apportons une sincérité de cœur, une desplaisance et haine de nous-mesmes, humilité et foy, à ce que nostre hypocrisie ne profane le nom de Dieu par une invocation feinte et fardée. Il est certain que ce bon Père ne rejettera point, et ne desdaignera ceux lesquels non-seulement il exhorte de venir à luy, mais les y solicite tant que possible est par tous moyens. Voylà dont a prins David ceste façon de prier que j’ay récitée n’aguères : Voyci, Seigneur, tu as parlé en l’aureille de ton serviteur : pourtant il a trouvé son cœur pour avoir de quoy te prier. Maintenant doncques, Seigneur, tu es Dieu, et tes paroles seront véritables. Tu as rendu tesmoignage à ton serviteur de ces bienfaits que je te demande : commence doncques, et fay 2Sam. 7.27-28. A quoy aussi s’accorde ce qu’il dit ailleurs, Accomply envers ton serviteur ce que ta Parole porte Ps. 119.76 ; 79.9. Mesmes tout le peuple d’Israël en général faisant bouclier en ses prières de la mémoire de l’alliance de Dieu, a déclairé qu’il ne faut point prier craintivement, quand il nous est commandé de Dieu. Et en cela ils ont ensuyvi l’exemple de leurs saincts Pères, et spécialement de Jacob : lequel après avoir confessé qu’il estoit beaucoup inférieur à tant de grâces qu’il avoit desjà receues de la main de Dieu, toutesfois il dit qu’il s’enhardit à en demander d’avantage, pource que Dieu luy avoit promis de l’exaucer Gen. 32.10-12. Or quelques belles couleurs que prétendent les incrédules, il est certain qu’en n’ayant point leur refuge en luy, quand la nécessité les presse, ne le cherchant point et n’implorant point son aide, ils le fraudent de l’honneur qui luy est deu, autant que s’ils se forgeoyent des Dieux estranges et des idoles : car en ce faisant ils nient que Dieu soit autheur de tous biens. Au contraire, il n’y a rien de plus grande efficace pour despescher les fidèles de tous scrupules, que de s’armer de ceste pensée-ci : c’est, puis qu’en priant ils obtempèrent au commandement de Dieu, lequel prononce qu’il n’a rien plus agréable que l’obéissance, que rien ne les doit retarder qu’ils ne courent alaigrement. Et yci derechef est encores mieux esclarci ce que j’ay dit au paravant, que la hardiesse indubitable que nous donne la foy à prier, s’accorde bien avec la crainte, révérence et solicitude que produit en nous la majesté de Dieu. Comme de faict on ne doit trouver estrange, s’il relève ceux qui sont abatus. Par ce moyen il est aisé d’accorder quelques passages qui sembleroyent estre répugnans. Jérémie et Daniel disent qu’ils mettent bas leurs prières devant Dieu Jér. 42.9 ; Dan. 9.18. Et Jérémie en un autre lieu, Que nostre oraison tombe devant la face de Dieu, à ce qu’il ait pitié du résidu de son peuple Jer. 12.2. A l’opposite, il est souvent dit que les fidèles eslevent leur oraison. Ezechias parle ainsi, en priant le Prophète Isaïe d’intercéder pour la ville de Jérusalem 2Rois 19.4. David pareillement supplie que son oraison monte en haut tout ainsi comme un perfum Ps. 141.2. La raison de ceste diversité est, que les fidèles, combien qu’estans persuadez de l’amour paternelle de Dieu, ils viennent franchement à luy, ne doutans point d’implorer le secours qu’il leur promet de son bon gré: toutesfois ils ne sont point poussez d’une asseurance qui les rende nonchalans ou présomptueux, ou leur face perdre honte : mais approchent tellement de Dieu par les degrez de ses promesses, qu’ils demeurent tousjours abbaissez dessous luy en humilité.
3.20.15
Yci sourdent plusieurs questions. Car l’Escriture récite que Dieu a quelquesfois gratifié à des requestes lesquelles toutesfois n’estoyent point procédées d’un cœur paisible ne bien rangé. Vray est que Joathan avoit juste cause de maudire les habilans de Sichem, et désirer qu’ils fussent exterminez Jug. 9.20 : mais d’autant qu’il estoit esmeu de colère et d’un appétit de vengence, il semble que Dieu en luy ottroyant ce qu’il demande, approuve les passions impétueuses et désordonnées. Il n’y a doute que Samson ne fust transporté d’une mesme ardeur, en disant, Dieu, fortifie-moy, à ce que je me venge de ces incirconcis Jug. 16.28. Car combien qu’en ce désir il y eust quelque portion de bon zèle, toutesfois il y avoit une cupidité vicieuse et excessive qui dominoit. Dieu luy accorde ce qu’il a requis. Il semble qu’on puisse recueillir de là, que combien que les prières ne soyent pas formées à la reigle de la parole de Dieu, toutesfois qu’elles obtienent leur effect. Je respon que la loy permanente qui a esté donnée à tous siècles, ne doit point estre abolie par quelques exemples singuliers. D’avantage, que Dieu a quelquesfois inspiré à d’aucuns des mouvemens particuliers, dont advient ceste diversité, pourtant qu’il les a parce moyen exemptez du rang commun. Car nous devons bien noter la response que donna Jésus-Christ à ses disciples, quand ils affectoyent d’ensuyvre inconsidérément le zèle d’Hélie : c’est qu’ils ne sçavoyent de quel esprit ils estoyent menez Luc 9.55 ; mais il est requis de passer plus outre : asçavoir que les souhaits que Dieu ottroye, ne luy plaisent point tousjours : mais d’autant qu’il est propre pour l’instruction de tous, que ce que dit l’Escriture leur soit approuvé par expérience : c’est qu’il subvient aux povres, et exauce les gémissemens de ceux qui sont injustement affligez, et ont leur recours à luy : pour ceste cause qu’il exécute ses jugemens, quand les povres oppressez luy addressent leurs complaintes, quelques indignes qu’elles soyent de rien obtenir. Car combien de fois en punissant la cruauté des iniques, leur rapine, violence, excès, et autres forfaits : en rabatant l’audace, fureur et puissance tyrannique des grans du monde, a-il déclairé par effect qu’il vouloit secourir à ceux qui estoyent uniquement foulez et outragez, combien qu’ils fassent povres aveugles, qui ne faisoyent que batre l’air en priant ? Mesmes sur tout on peut clairement veoir au Pseaume CVII, que les prières qui ne parvienent point par foy jusques au ciel, ne sont pas néantmoins sans effect et vertu. Car il assemble les prières lesquelles la nécessité arrache aux incrédules d’un sentiment naturel aussi bien qu’aux fidèles, ausquelles toutesfois Dieu se monstre favorable, comme il appert par l’issue Ps. 107.6, 13, 19. Or Dieu en leur ottroyant leurs requestes semblables à hurlemens, déclaire-il par telle facilité qu’elles lui soyent agréables ? Mais plustost c’est pour donner plus grand lustre à sa miséricorde par ceste circonstance, quand les incrédules ne sont point refusez, ains qu’il leur accorde leurs requestes, combien qu’il ne leur soit point propice. Secondement, il veut stimuler tant mieux ses vrays serviteurs il prier, quand ils voyent que les cris et brayemens des gens profanes ne sont pas quelquesfois sans proufit. Néantmoins il ne faut point que pour cela les fidèles se destournent de la loy qui leur est donnée, ou qu’ils portent envie à ceux qui sont exaucez en telle façon, comme s’ils avoyent beaucoup gaigné d’avoir obtenu leur désir. Nous avons déclairé ailleurs, que Dieu en telle sorte exauça la pénitence feinte du Roy Achab 1Rois 21.29, pour monstrer combien plus il sera facile à estre appaisé envers ses esleus, quand ils viendront pour se reconcilier à luy avec une droite conversion. Et pourtant il se complaind des Juifs, d’autant qu’après l’avoir requis en leur affliction avec belle mine, et l’avoir expérimenté facile à leur pardonner, ils sont tantost retournez à leur malice et rébellion Ps. 106.43. Ce qui appert plus clairement par l’histoire des Juges : c’est que quand ce peuple-là souventesfois estant oppressé a pleuré, combien qu’il n’y eust qu’hypocrisie et mensonge en ses larmes, toutesfois il a esté délivré de la main de ses ennemis Juges 2.18 ; 3.9, 12, 15. En somme, comme Dieu fait luyre son soleil indifféremment sur les bons et les mauvais Matth. 5.45, aussi il ne mesprise pas les gémissemens de ceux qui ont juste cause, et desquels les afflictions sont dignes de secours, combien que leurs cœurs ne soyent point droicts. Cependant il ne les exauce non plus pour leur salut, qu’il se monstre sauveur des contempteurs de sa bonté, quand il les nourrit. Il se peut mouvoir une question plus difficile d’Abraham et de Samuel, desquels l’un n’estant garny d’aucune parole de Dieu, prie pour les Sodomites, l’autre pour Saul, contre défense et inhibition expresse Gen. 18.23 ; 1Sam. 15.11, 35 ; 16.1. Il y a une mesme raison en Jérémie, lequel a voulu destourner par oraison la ruine de Jérusalem. Car combien qu’ils ayent esté reboutez, il semble dur et estrange de les priver de foy. Mais j’espère que ceste solution satisfera à tous esprits paisibles : c’est qu’en s’appuyant sur ce principe gênerai, que Dieu commande d’avoir pitié de ceux mesmes qui en sont indignes, ils n’ont pas esté du tout desprouveus de foy à cause de telle compassion : combien qu’en la particularité ils ayent esté abusez en leurs sens. Sainct Augustin parle prudemment à ce propos : Comment, dit-il, les Saints prient-ils en foy, pour requérir de Dieu contre ce qu’il a décrété ? c’est pource qu’ils prient selon sa volonté : non pas celle qui est cachée et immuable : mais celle qu’il leur inspire pour les exaucer d’une autre façon : comme il sçait bien distinguer en sa sagesse[a] : C’est une sentence bien couchée : car selon son conseil incompréhensible il modère tellement tout ce qui advient au monde, que les prières des Saincts, combien qu’il y ait quelque meslinge d’inadvertance et erreur avec la foy, ne soyent pas vaines ne sans fruit. Toutesfois cela ne se doit non plus tirer en exemple pour estre ensuyvy, comme il n’excuse point les Saincts, lesquels ont excédé mesure en cest endroict. Parquoy, où il n’y a nulle promesse asseurée, nous avons à prier Dieu sous si et condition. De quoy nous sommes advertis par David, quand il prie ainsi : Esveille-toy, Seigneur, pour maintenir le droict que tu m’as ordonné Ps. 7.6. Car il monstre qu’il est muny d’une promesse spéciale pour demander le bénéfice temporel, duquel il n’eust pas autrement esté asseuré.
[a] De civitate Dei, lib. XXII, cap. II.
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Nous avons maintenant aussi à observer, que ce que nous avons ci-devant déduit des quatre reigles de bien prier, ne doit pas estre prins en telle rigueur, comme si Dieu rejettoit toutes oraisons où il ne trouve point perfection de foy et pénitence avec un zèle ardent, et une modération telle à former les requestes, qu’il n’y ait que redire. Nous avons dit, combien que Dieu nous donne liberté en le priant d’user de privauté avec luy, toutesfois que nous avons tousjours à garder ceste révérence et modestie, de ne point lascher la bride à tous souhaits, quels qu’ils soyent, et ne point désirer plus qu’il nous est licite par sa permission. D’avantage, afin que la majesté de Dieu ne viene à mespris, que nous avons à eslever nos esprits en haut, afin qu’estans desveloppez du monde, ils soyent disposez à le révérer purement. Jamais nul n’a accompli cela en telle intégrité qu’il est requis. Car en laissant le vulgaire à part, combien y a-il de complaintes de David, lesquelles sentent leur excès, et quelque desbordement ? Non pas que de propos délibéré il ait voulu plaider ou rioter avec Dieu, ou murmurer contre ses jugemens : mais pource qu’en défaillant en son infirmité, il n’a trouvé meilleur allégement, que de se descharger ainsi de ses douleurs et fascheries. Et mesmes telle façon de bégayer est supportée de Dieu, et pardonne aussi à nostre rudesse et sottise, quand il nous eschappe inconsidérément quelque souhait : comme de faict il n’y aurait nulle liberté de prier, sans telle indulgence. Au reste, combien que David fust bien résolu de s’assujetir du tout au plaisir de Dieu, et qu’il ait prié avec aussi grande patience, qu’affection d’impétrer ce qu’il demandoit : néantmoins il luy advient de jetter quelquesfois, voire avec bouillons, des passions troublées, lesquelles sont fort loin de la reigle première que nous avons mise. Principalement il appert de la fin du Pseaume XXXIX, de quelle véhémence de tristesse ce sainct Prophète a esté transporté jusques à ne se pouvoir retenir en quelque mesure, Retire-toy, dit-il à Dieu, jusques à ce que j’esvanouisse, et que je ne soye plus Ps. 39.13. On diroit que c’est un homme désespéré, qui ne désire autre chose que de pourrir en son mal, moyennant qu’il n’apperçoyve point la main de Dieu. Non pas que d’un cœur félon ou endurcy il se jette en telle furie, ou bien qu’il vueille chasser Dieu, comme les réprouvez s’efforcent de ce faire : mais seulement il se complaind que l’ire de Dieu luy est insupportable. Souvent en telles tentations il eschappe aux fidèles des souhaits qui ne sont pas bien compassez à la reigle de la Parole de Dieu : d’autant qu’estans effarouchez, ils ne prisent point assez ce qui est licite et expédient. Vray est que toutes prières estans entachées de tels vices, méritent bien d’estre réprouvées : mais tant y a que Dieu espargne ses saincts, et ensevelit tels défauts : moyennant qu’ils en gémissent, qu’ils se rédarguent, et qu’ils retournent incontinent à eux. Ils pèchent aussi contre la seconde reigle, pource qu’ils ont à combatre contre leur froidure, et que leur indigence et misère ne les poinct pas assez asprement pour les faire prier comme il seroit requis. D’avantage, il leur adviendra d’extravaguer tellement, que leurs esprits soyent esgarez. Il est doncques besoin que Dieu leur pardonne aussi bien en cest endroict, afin que leurs prières, qui sont ou languissantes, ou à demi formées, ou rompues, ou esgarées, ne laissent point d’estre receues et avoir lieu. Dieu a imprimé naturellement ce principe aux cœurs des hommes, que les prières ne sont pas droictes, ne telles qu’elles doyvent, si les esprits ne sont eslevez en haut. Et de là vient la cérémonie d’eslever les mains, comme nous avons dit, laquelle a esté accoustumée en tout temps et à toutes nations, comme encores aujourd’huy elle dure. Mais combien en trouvera-on qui ce pendant ne soyent convaincus de leur pesanteur et lascheté, veuque leurs âmes croupissent en terre ? Quant à demander pardon des péchez, combien que nui des fidèles n’oublie cest article en priant Dieu : toutesfois ceux qui sont vrayement exercez à prier, cognoissent qu’ils n’offrent pas la dixième partie du sacrifice dont parle David, c’est que le sacrifice plaisant à Dieu est un esprit abatu : Seigneur, tu ne mespriseras point un cœur contrit et humilié Ps. 51.17. Ainsi ils ont tousjours à demander double pardon : c’est qu’en se sentant coulpables de plusieurs péchez, dont ils ne sont point touchez tant au vif, pour s’y desplaire autant que besoin seroit, ils supplient que telle tardiveté ne viene point en conte au jugement de Dieu : et puis, selon qu’ils ont proufité en pénitence et crainte de Dieu, qu’estans navrez de tristesse de ce qu’ils ont offensé Dieu, ils demandent d’estre receus à merci. Sur tout la débilité de foy, ou l’imperfection des fidèles souille et corrompt les prières, si la bonté de Dieu ne venoit au-devant. Mais ce n’est point de merveilles si Dieu supporte un tel défaut, veu qu’il les esprouve quelquesfois tant asprement, et leur livre des alarmes si rudes, comme si de propos délibéré il vouloit abolir leur foy. C’est une tentation bien dure, quand les fidèles sont contraints de s’escrier, Seigneur, jusques à quand te despiteras-tu contre l’oraison de ton serviteur Ps. 80.4 ? comme si en le priant ils ne faisoyent que l’irriter d’avantage. Ainsi, quand Jérémie dit, Dieu a fermé la porte à ma prière Lam. 3.8 : il n’y a doute qu’il ne fust esbranlé d’une perturbation fort violente. Il y a beaucoup de semblables exemples en l’Escriture, dont il appert que la foy des saincts a esté souvent meslée parmi quelques doutes et perplexitez, et agitée en telle sorte : qu’en croyant et en espérant ils ont descouvert qu’il y avoit de l’incrédulité en eux. Or quand ils ne parvienent point où il seroit à désirer, tant plus se doyvent-ils efforcer à corriger leurs vices, afin d’approcher de plus près à la reigle parfaite de prier : et ce pendant recognoistre à bon escient en quelle profondité de maux ils sont plongez, veu qu’en cherchant les remèdes ils attirent nouvelles maladies : veu qu’il n’y a nulle oraison laquelle Dieu ne desdaigne à bon droict, s’il ne ferme les yeux à tant de macules dont elles sont souillées. Je ne récite point ces choses, à ce que les fidèles soyent hardis à se pardonner tant peu que ce soit : mais afin qu’en se rédarguant en sévérité, ils s’efforcent de surmonter ces obstacles. Et combien que Satan s’efforce de leur boucher toute voye pour les forclorre de prier, néantmoins qu’ils passent outre : estans certainement persuadez qu’encores qu’ils soyent retardez de beaucoup d’empeschemens, leur affection et estude ne laisse pas de plaire à Dieu, ne leurs requestes d’estre approuvées, moyennant qu’ils s’efforcent de s’advancer au but auquel ils ne parvienent point si tost.
3.20.17
Mais pource que tout homme est indigne de s’addresser à Dieu, et de se représenter devant sa face, afin de nous relever de ceste confusion que nous avons, ou devons avoir en nous-mesmes, le Père céleste nous a donné son Fils nostre Seigneur Jésus-Christ, pour estre nostre Médiateur et Advocat envers luy 1Tim. 2.5 ; 1Jean. 2.1, par la conduite duquel nous puissions franchement approcher de luy : estans asseurez en ce qu’avons tel intercesseur, lequel ne peut en rien estre refusé du Père, que rien aussi ne nous sera desnié de tout ce que nous demanderons en son Nom. Et à ceci se doit rapporter tout ce que nous avons enseigné ci-dessus de la foy. Car comme la promesse nous assigne Jésus-Christ pour Médiateur : si l’espérance d’impétrer ce que nous demandons ne s’appuye sur luy, elle se prive de ce bien de prier. Et de faict, quand l’horrible majesté de Dieu nous vient en pensée, il est impossible que nous ne soyons espovantez, et que le sentiment de nostre indignité ne nous effarouche et déchasse bien loing, jusques à ce que Jésus-Christ viene en avant, et se rencontre au milieu pour changer le throne de gloire espovantable en throne de grâce : comme l’Apostre nous exhorte d’y oser comparoistre avec toute fiance, pour obtenir miséricorde et trouver grâce, afin d’estre aidez au besoin Héb. 4.16. Pourtant, comme il nous est commandé d’invoquer Dieu, et la promesse donnée à ceux qui l’invoqueront, qu’ils seront exaucez : aussi expressément il nous est commandé d’invoquer Dieu au nom de nostre Seigneur Jésus-Christ : et avons la promesse que nous serons exaucez de tout ce que nous demanderons en son Nom. Jusques yci, dit-il, vous n’avez rien demandé en mon Nom : demandez, et vous recevrez. D’oresenavant vous demanderez en mon Nom : et ce que vous demanderez, je le feray : afin que le Père soit glorifié en son Fils Jean 4.13 ; 16.24. De ce sans aucune doute il appert très-clairement, que tous ceux qui invoquent Dieu en autre nom que celuy de Jésus-Christ, désobéissent au commandement de Dieu, et contrevienent à son vouloir : aussi qu’ils n’ont nulle promesse de Dieu d’obtenir rien qui soit : puis que (comme dit sainct Paul) en Jésus-Christ toutes les promesses qui vienent de Dieu sont faites Ouy, et par Jésus sont faites Amen 2Cor. 1.20 : c’est-à-dire, que toutes les promesses de Dieu sont en Jésus-Christ asseurées, fermes et certaines, et sont accomplies.
3.20.18
Il convient diligemment noter la circonstance du temps : c’est que Jésus-Christ commande à ses disciples d’avoir leur refuge à son intercession, après qu’il sera monté au ciel. A ceste heure là, dit-il, vous demanderez en mon Nom Jean 16.26. Il est bien certain que dès le commencement, quiconque a prié n’a pas esté exaucé que par la grâce du Médiateur. Pour ceste cause Dieu avoit ordonné en la Loy que le Sacrificateur seul, auquel il estoit licite d’entrer au sanctuaire, portast sur ses espaules les noms des douze lignées d’Israël, et autant de pierres précieuses devant sa poictrine Exo. 28.9-12, 21, et que le peuple se teinst loing pour dresser ses requestes par la bouche du Sacrificateur. Mesmes les sacrifices estoyent conjoincts pour ratifier les prières, et leur donner effect. Parquoy ceste cérémonie et ombre a servi à monstrer que nous sommes tous forclos de la face de Dieu : et ainsi, que nous avons besoin d’un Médiateur qui apparoisse en nostre nom, et nous porte en ses espaules, et nous tiene liez en sa poictrine, afin que nous soyons exaucez en sa personne. D’avantage, que les prières, qui ne sont jamais sans quelque souilleure, sont nettoyées par aspersion de sang. Nous voyons aussi comme les saincts pour obtenir leurs demandes, ont fondé leur espérance sur les sacrifices lesquels ils sçavoyent estre establis pour leur faire octroyer toutes leurs requestes. Comme quand David dit, Qu’il souviene à Dieu de ton oblation, et qu’il rende gras ton holocauste Ps. 20.3. Dont il appert que Dieu, dès le commencement, a esté appaisé par l’intercession de Jésus-Christ, pour exaucer les désirs des fidèles. Pourquoy doncques (afin de revenir au propos ci-dessus entamé) Jésus-Christ assigne-il une nouvelle heure en laquelle les disciples commenceront de prier en son Nom, n’estoit que ceste grâce, selon qu’elle est aujourd’huy plus manifeste, mérite bien d’estre tant plus recommandée ? Comme un peu au paravant il avoit dit en un mesme sens, Jusques yci vous n’avez rien demandé en mon Nom : demandez Jean 16.24. Non pas qu’ils fussent du tout ignorans, ou n’eussent jamais ouy parler de l’office de Médiateur, veu que tous les Juifs estoyent embus de ce principe : mais pource qu’ils n’avoyent pas encores cognu apertement, que Jésus-Christ estant monté au ciel devoit estre Advocat d’une façon plus privée qu’au paravant. Afin doncques d’adoucir la tristesse qu’ils avoyent conceue pour son absence, il leur en déclaire le faict en s’attribuant l’office d’intercesseur, pour les advenir que jusques alors ils avoyent esté privez d’un singulier bénéfice, duquel ils jouiroyent quand ils auroyent plus plene liberté d’invoquer Dieu, d’autant que leur Advocat seroit au ciel : comme l’Apostre dit, que par le sang d’iceluy la voye nous a esté dédiée fresche Héb. 10.19-20. Et d’autant nostre perversité est-elle moins excusable, si nous n’embrassons fort et ferme ce bénéfice inestimable qui nous est proprement destiné.
3.20.19
Et veu qu’il est la voye unique, et la seule entrée que nous avons à Dieu : quand ils ne le prenent pour voye et entrée, ils n’ont rien qui les puisse faire approcher de Dieu, et ne pourroyent trouver en son throne qu’ire, terreur et jugement. Et aussi veu que Dieu l’a signé et marqué singulièrement pour estre nostre chef et nostre conduite, ceux qui se destournent de luy, ou déclinent tant peu que ce soit, s’efforcent entant qu’en eux est d’effacer la marque de Dieu. En ceste manière Jésus-Christ est constitué pour Médiateur unique, par l’intercession duquel le Père nous soit rendu propice et exorable. Combien que ce pendant nous laissons aux Saincts leurs intercessions, par lesquelles ils recommandent à Dieu mutuellement le salut les uns des autres, comme sainct Paul en fait mention 1Tim. 2.1 : toutesfois nous requérons qu’elles soyent telles, que tousjours elles dépendent de ceste seule de Jésus-Christ : tant s’en faut qu’elles soyent diminutions d’icelle. Car comme elles procèdent de l’affection de charité, en laquelle nous sommes ensemble liez comme membres : aussi elle se rapporte à l’unité de nostre Chef. Puis doncques qu’elles sont faites au nom de Christ, ne tesmoignent-elles pas que nul ne peut estre aidé ne secouru par aucunes prières des autres, sinon au moyen que Jésus-Christ est l’intercesseur ? Et comme Jésus-Christ par son intercession n’empesche point que nous ne subvenions en l’Eglise par prières l’un à l’autre : aussi il faut que cela demeure résolu, que toutes les intercessions de l’Eglise se doyvent diriger et rapporter à icelle seule. Mesmes nous avons bien à nous garder d’ingratitude en cest endroict : puis que Dieu supportant nostre indignité, non-seulement donne licence à chacun de prier pour soy-mesme, mais nous reçoit et admet à supplier les uns pour les autres. Car quel orgueil seroit-ce, quand Dieu nous fait cest honneur de nous constituer procureurs de son Eglise, voire qui méritons bien d’estre rejettez en priant pour nous, que ce pendant nous abusions de telle libéralité en obscurcissant l’honneur de Jésus-Christ ?
3.20.20
Ce n’est doncques que pur mensonge ce que babillent les Sophistes de maintenant, que Christ est Médiateur de la rédemption, les fidèles, de l’intercession. Comme si Christ s’estant acquitté d’une médiation temporelle, avoit remis l’office éternel et à jamais perdurable sur ses serviteurs. C’est un bel honneur qu’ils luy font, de luy départir une si petite portion de l’honneur qui luy est deu. Mais l’Escriture y va bien autrement, à la simplicité de laquelle se doit arrester le fidèle, en laissant là ces trompeurs. Car quand sainct Jehan dit, que si quelqu’un a péché, nous avons un Advocat envers le Père, asçavoir Jésus-Christ 1Jean 2.1-2 : il n’entend pas qu’il nous ait esté jadis Advocat, mais il luy assigne office d’Intercesseur perpétuel. Et mesmes sainct Paul afferme, qu’estant assis à la dextre du Père, il intercède encores pour nous Rom. 8.34. Et quand en un autre passage il le nomme Médiateur unique de Dieu et des hommes 1Tim. 2.5, ne regarde-il point aux prières dont il avoit fait menntion au paravant ? Car ayant prédit qu’il faut supplier Dieu pour tous hommes : pour confermer ceste sentence, il dit conséquemment qu’il y a un Dieu, et un Médiateur pour donner approche à tous hommes envers luy. Et de faict, sainct Augustin ne le prend pas autrement, disant[a], Les Chrestiens se recommandent à Dieu l’un l’autre en leurs oraisons : mais celuy qui prie pour tous, sans que nul prie pour luy, iceluy est le vray seul Médiateur Héb. 10.19, Paul, combien qu’il fust un des principaux membres, toutesfois d’autant qu’il estoit membre, sçachant que le Seigneur Jésus vray Sacrificateur, pour toute l’Eglise estoit entré au Sanctuaire de Dieu non point par figure ny image, mais en vérité : il se recommande aux oraisons des fidèles, et ne se fait point médiateur entre Dieu et les hommes : mais requiert que tous les membres du corps prient aussi bien pour luy comme il prie pour les autres, selon que tous doyvent avoir solicitude et compassion mutuelle Rom. 15.30 ; Eph. 6.19 ; Col. 4.3 ; 1Cor. 12.25. En ceste manière les oraisons mutuelles de tous les membres qui travaillent encores en terre, doyvent monter au Chef qui est précédé au ciel, auquel nous avons rémission de nos péchez : car si sainct Paul estoit médiateur, les autres Apostres le seroyent semblablement : et ainsi il y auroit plusieurs médiateurs : ce qui ne conviendroit point à ce qu’il dit en un autre passage, qu’il y a un Médiateur de Dieu et des hommes 1Tim. 2.5 : auquel aussi nous sommes un, si nous gardons unité de foy par le lien de paix Eph. 4.3. Ce passage est prins du second livre contre Parménien. Suyvant ce propos il dit aussi sur le Pseaume XCIV : Si tu cherches ton Médiateur pour t’introduire à Dieu, il est au ciel, et prie là pour toy, comme il est mort pour toy en la terre[b]. Il est bien vray que nous n’imaginons pas, qu’estant à genoux il face humble supplication : mais nous entendons avec l’Apostre, qu’il comparoist tellement devant la face de Dieu, que la vertu de sa mort est vallable à intercession perpétuelle. Et avec ce, que luy estant entré au Sanctuaire du ciel, peut seul présenter les prières du peuple, lequel n’a point prochain accès avec Dieu.
[a] Contra Parmenian., lib. II, cap. VIII.
[b] August., In Psalm. XCIV.
3.20.21
Quant est des Saincts qui estans décédez de ce monde, vivent avec Christ : si nous leur attribuons quelque oraison, ne songeons point qu’ils ayent autre voye de prier, que Christ qui est seul la voye : ou que leurs requestes soyent acceptées de Dieu en autre nom. Puis doncques que l’Escriture nous retirant de tous autres, nous rappelle à un seul Christ : puis que le Père céleste veut que toutes choses soyent recueillies en luy, c’a esté une trop grande bestise, voire mesmes rage, de prétendre tellement avoir accès par eux, que nous soyons distraits de luy. Or que cela ait esté fait par ci-devant, et qu’il se face encores aujourd’huy où la Papauté a lieu, qui est-ce qui le niera ? Pour avoir Dieu propice on allègue le mérite des saincts, on invoque Dieu en leur nom, laissant le plus souvent Jésus-Christ derrière. Qu’est cela autre chose, sinon leur transférer l’office d’intercession unique, laquelle nous avons ci-dessus maintenue à Christ ? D’avantage, qui est ou l’Ange ou le Diable qui a jamais révélé une syllabe aux hommes de l’intercession des Saincts, ainsi qu’on l’a forgée ? Car il n’y en a rien en l’Escriture. Quelle raison doncques y avoit-il de la controuver ? Certes quand l’Esprit humain cherche telles secondes aides, lesquelles ne luy sont point baillées par la Parole de Dieu, il démonstre évidemment sa desfiance. Et si on appelle en tesmoin la conscience de ceux qui s’arrestent en l’intercession des Saincts, on trouvera que cela ne vient d’autre chose, sinon qu’ils sont en perplexité, comme si Christ leur défailloit, ou bien s’il estoit trop rigoureux. En laquelle doute ils font grand déshonneur à Christ, et le despouillent du tiltre de seul Médiateur : lequel comme il luy a esté donné du Père en singulière prérogative, ne se doit ailleurs transférer. Et en ce faisant obscurcissent la gloire de sa nativité, anéantissent sa croix, renversent la louange de tout ce qu’il a fait et souffert, veu que le tout ne tend à autre fin, sinon à ce qu’il soit recognu seul Médiateur. Pareillement ils rejettent la bénévolence de Dieu, qui se déclairoit envers eux pour Père. Car il ne leur sera point Père, sinon qu’ils réputent Jésus-Christ leur estre frère. Ce qu’ils renoncent plenement, s’ils ne l’estiment avoir envers eux fraternelle affection, laquelle est aussi tendre et douce qu’il y en ait au monde. Parquoy l’Escriture le nous présente singulièrement, elle nous envoye à luy, et veut qu’en luy nous nous arrestions. Il est, dit sainct Ambroise, nostre bouche, par laquelle nous parlons au Père : nostre œil, par lequel nous voyons le Père : nostre main dextre, par laquelle nous nous offrons au Père : sans lequel Moyenneur il n’y a nulle approche avec Dieu, ny à nous, ny à tous les saincts[c]. S’ils allèguent pour excuse, que la conclusion de toutes leurs prières solennelles aux temples est, qu’elles soyent agréables à Dieu par Jésus-Christ, c’est un subterfuge frivole : veu que l’intercession de Jésus-Christ n’est pas moins profanée quand on la mesle parmi les prières et mérites des saincts trespassez, que si on le laissoit là du tout, et qu’on ne feist mention que d’iceux. D’avantage, en toutes leurs letanies, hymnes et proses, où ils magnifient les saincts jusques au bout, il n’est nulle nouvelle de Jésus-Christ.
[c] Lib. De Isaac et anima.
3.20.22
Or la folie s’est desbordée jusques-là en cest endroict, que nous y pouvons contempler au vif la nature de superstition : laquelle après avoir une fois jetté la bride, ne cesse d’extravaguer sans mesure. Car depuis qu’on a commencé d’addresser sa pensée aux saincts comme intercesseurs, petit à petit on a attribué à un chacun sa charge particulière : tellement que, selon la diversité des affaires, maintenant l’un, maintenant l’autre ont esté implorez pour advocats. Outreplus, un chacun a choisi son sainct particulier, se mettant en la sauvegarde d’iceluy, comme en la protection de Dieu. Et est advenu non-seulement (ce que le Prophète reprochoit aux Israélites) que les dieux ayent esté dressez selon le nombre des villes : mais selon la multitude des personnes, d’autant qu’un chacun a eu le sien. Or si ainsi est qu’ils ayent leur affection fichée en la volonté de Dieu, qu’ils regardent en icelle, et y rapportent tous leurs désirs : quiconques leur assigne autre oraison que de souhaiter l’advénement du royaume de Dieu, il a une estime d’eux trop rude et trop charnelle, et mesmes leur fait injure, Dont on peut juger comment doit estre prinse la fantasie commune, qui est de penser les saincts estre enclins envers un chacun, selon qu’on leur porte honneur. Finalement, plusieurs ne se sont contenus d’un horrible sacrilège, les invoquans non point comme patrons ou advocats, mais comme gouverneurs de leur salut. Voylà où trébuschent les misérables hommes, quand une fois ils s’esgarent de leurs limites : c’est-à-dire de la Parole de Dieu. Je laisse d’autres monstres d’impiété plus lourds et énormes, ausquels combien que les Papistes soyent détestables à Dieu, aux Anges et aux hommes : toutesfois il ne leur en chaut, et n’en ont nulle honte. Se jettans à genoux devant l’image de saincte Barbe, saincte Caterine, et semblables saincts forgez à leur poste, ils barbotent Pater noster. Tant s’en faut que ceste furie soit corrigée ou réprimée par ceux qui se disent prélats, curez ou prescheurs, que plustost ils y applaudissent, d’autant qu’ils y flairent du gain. Mais encores qu’ils taschent de laver leurs mains d’un si vilein sacrilège, d’autant qu’il ne se commet point en leurs messes ny en leurs vespres : sous quelle couleur défendront-ils ces blasphèmes qu’ils lisent à plene gorge, où ils prient sainct Eloy, ou sainct Médard, de regarder du ciel leurs serviteurs pour les aider ? mesmes où ils supplient la vierge Marie de commander à son Fils qu’il leur ottroye leurs requestes ? Il a bien esté jadis défendu au concile de Carthage, qu’aucune prière qui se feroit à l’autel ne s’addressast aux Saincts. Et est vray-semblable que les bons Evesques de ce temps-là, pource qu’ils ne pouvoyent du tout retenir et brider l’impétuosité du fol populaire, ont cherché pour le moins ce remède qui n’estoit qu’à demi, c’est que les prières publiques ne fussent pas infectées des folles dévotions que les bigots avoyent introduites : comme de dire, Sancta Maria, ou Sancte Petre, ora pro nobis Mais les autres se sont desbordez encores plus, voire avec une importunité diabolique, ne doutans point d’attribuer à cestuy-ci et à cestuy-là ce qui est propre à Dieu et à Jésus-Christ.
3.20.23
Ce qu’aucuns s’efforcent de monstrer que telle intercession puisse estre veue fondée en l’Escriture, en cela ils perdent leur peine. Il est fait souvent mention, disent-ils, des oraisons des Anges : et non-seulement ce, mais il y a tesmoignages que les prières des fidèles sont portées par leurs mains jusques devant la face de Dieu. Je leur concède : mais s’il leur semble bon de comparer les Saincts trespassez aux Anges, ils ont à prouver qu’ils sont esprits députez pour procurer nostre salut Héb. 1.14 et qu’ils ont la charge et commission de nous guider en toutes nos voyes Ps. 91.11 : qu’ils sont à l’entour de nous, qu’ils nous admonestent et consolent, et veillent tousjours pour nous conserver Ps. 34.7. Car toutes ces choses sont attribuées aux Anges, et non pas aux Saincts. Or il appert par les offices divers dont l’Escriture distingue les Anges d’avec les hommes, que c’est bien sauter du coq à l’asne, de parler des uns et des autres en confus et sans discrétion. Nul n’osera faire office d’advocat en siège présidial devant un juge terrien, s’il n’est receu et accepté : d’où vient doncques une si grande licence à ces vers ou crapaux, d’establir patrons et advocats devant Dieu, ceux ausquels la grâce n’en a jamais esté donnée ? Dieu a voulu assigner le soin de nostre salut aux Anges, et de là vient qu’ils sont aux assemblées publiques, et que l’Eglise leur est un théâtre auquel ils contemplent avec admiration la sagesse grande et diverse de Dieu. Ceux qui transfèrent à d’autres ce qui est particulier aux Anges, pervertissent et confondent l’ordre mis de Dieu, lequel devoit estre inviolable. Ils appliquent d’aussi bonne grâce les autres tesmoignages à ce propos. Ils allèguent ce que disoit le Seigneur à Jérémie, Si Moyse et Samuel estoyent devant moy pour me supplier, mon cœur ne s’adonne point à ce peuple Jér. 15.1. Et de cela ils forment leur argument ainsi : N’eust esté que Dieu eust voulu signifier que les morts prient pour les vivans, comment eust-il ainsi parlé de Moyse et Samuel, qui estoyent desjà morts ? Au contraire, j’argue en ceste sorte, Puis qu’il appert que Moyse et Samuel ne prioyent point lors pour le peuple d’Israël, que les morts ne font nulle prière pour les vivans. Car qui penserons-nous estre celuy d’entre les Saincts qui eust la solicitude pour le peuple, si Moyse ne s’en soucioit point : lequel a surmonté tous autres en humanité, bonté et solicitude paternelle ? Or on peut par les paroles du Prophète inférer, que lors il ne faisoit nulle requeste. Parquoy s’ils cherchent ces petites subtilitez, de conclurre que les morts prient pour les vivans, puis que Dieu a dit. Si Moyse et Samuel prioyent, j’auray une raison plus apparente, que Moyse ne prioit point en l’extrême nécessité du peuple : duquel il est dit, S’il prioit, qu’il ne seroit point exaucé. Dont il est vraysemblable que nul autre ne prie, veu que Moyse surmonte tous autres en bonté et clémence, Voylà qu’ils proufitent en leurs cavillations d’estre navrez du glaive dont ils se pensoyent bien munis. Néantmoins c’est une mocquerie, de forcer ainsi ceste sentence outre son simple sens, veu que nostre Seigneur ne signifie autre chose, sinon qu’il ne pardonnera point à ce peuple, quand mesmes ils auroyent quelque Moyse pour advocat, ou quelque Samuel : pour les prières desquels il avoit jadis tant fait. Lequel sens se peut clairement déduire d’un autre semblable passage d’Ezéchiel : Si certes ces trois personnages, dit le Seigneur, Noé, Daniel et Job estoyent en la cité, ils ne délivreroyent ne fils ne fille par leur justice : mais leurs âmes tant seulement Ezéch. 14.14, 16. Où sans doute il a voulu dire, Si les deux estoyent ressuscitez, et vivoyent en la cité. Car le troisième, asçavoir Daniel, estoit encores survivant : et on sçait bien que lors estant encores en la fleur de son jeune aage, il estoit un exemple singulier de vraye piété. Laissons doncques à part ceux desquels l’Escriture tesmoigne ouvertement qu’ils ont achevé leurs cours. Pourtant sainct Paul parlant de David, ne dit pas qu’il aide ses successeurs par prières, mais seulement qu’il a servi à son aage Actes 13.36.
3.20.24
Ils répliquent derechef, en demandant si je veux leur oster toute affection d’amour : veu qu’en toute leur vie ils ont esté si ardens en dilection et piété. A cela je respon, que comme je ne veux point esplucher curieusement que c’est qu’ils font, ou à quoy ils pensent : aussi il n’est point vray-semblable qu’ils soyent agitez çà et là de divers désirs : mais est probable que d’une volonté arrestée ils cherchent le Royaume de Dieu, qui ne consiste point moins en la confusion des iniques qu’au salut des fidèles. Si cela est vray, il n’y a nulle doute que leur charité ne soit aussi enclose en la communion du corps de Christ, et qu’elle ne s’estend point plus loing que la nature d’icelle communion le porte. D’avantage, jà soit que nous concédions qu’ils prient en telle sorte pour nous : néantmoins il ne s’ensuyvra pas ne qu’ils quittent leur repos pour se distraire çà et là ; ayans soin des choses terrestres : et tant moins qu’ils doyvent estre pourtant invoquez. Et ne se peut déduire cela, de ce que les hommes vivans sur la terre se recommandent aux oraisons les uns des autres : Car cela sert à entretenir la charité entre eux, quand ils se départissent ensemble leurs nécessitez, et les reçoyvent mutuellement sur eux. Ce qu’ils font mesmes du commandement de Dieu et ne sont point destituez des promesses, qui sont les deux points principaux en oraison. Toutes ces raisons défaillent aux morts : avec lesquels le Seigneur ne nous a laissé nulle communication, quand il les a retirez de nostre compagnie : ny à eux aussi envers nous, entant qu’il est possible d’en conjecturer Ecc. 9.5-6. Et si quelqu’un prétend estre impossible qu’ils ne retienent une mesme charité qu’ils ont eue en leur vivant, comme ils sont conjoincts d’une foy avec nous : je demanderay d’avantage, qui nous a révélé qu’ils ayent si longues aureilles, qu’elles s’estendent jusques à nos paroles ? qu’ils ayent des yeux si aigus, qu’ils puissent considérer nos nécessitez ? Bien est vray que les Sophistes babillent je ne sçay quoy en leurs escholes, que la lumière de la face de Dieu est si grande, qu’en la contemplation d’icelle, comme en un miroir, les saincts peuvent contempler ce qui se fait yci-bas : mais d’affermer cela, et principalement en telle hardiesse qu’ils y vont, qu’est ce autre chose que de vouloir entrer par nos songes estourdis, aux secrets jugemens de Dieu sans sa Parole, et mettre sous le pied l’Escriture, laquelle tant de fois prononce la prudence de nostre chair estre ennemie de la sagesse de Dieu Rom. 8.7, condamnant universellement la vanité de nostre sens, et mettant bas toute nostre raison, pour nous amener à la seule volonté de Dieu ?
3.20.25
Les autres tesmoignages qu’ils ameinent pour soustenir leurs mensonges, sont par eux perversement corrompus. Jacob, disent-ils, a demandé en l’article de la mort, que son nom et le nom de ses pères Abraham et Isaac fust invoqué sur ses successeurs Gen. 48.16. Premièrement, voyons quelle est ceste forme d’invocation entre les Israélites. Car ils n’appellent pas leurs Pères en leur aide : mais seulement requièrent à Dieu qu’il ait mémoire de ses serviteurs Abraham, Isaac et Jacob. Leur exemple doncques ne sert de rien à ceux qui addressent leurs paroles aux saincts. Mais pource que ces troncs de bois-ci ne considèrent point, comme ils sont lourds et insensez, que c’est d’invoquer le nom de Jacob, ou à quelle fin il se doit invoquer : ce n’est pas de merveille si en la manière ils faillent tant sottement. afin que nous l’entendions, il faut noter que ceste locution est en un autre passage de l’Escriture. Car Isaïe dit que le nom des hommes est invoqué sur les femmes, quand elles les recognoissent pour leurs maris, estans en leur tutelle et sujétion Esaïe 4.1. L’invocation doncques du nom d’Abraham sur les Israélites, gist en ce que l’ayans pour autheur de leur lignée, ils retienent la mémoire de son nom solennelle, comme de leur père. Et Jacob ne fait point cela, qu’il se soucie beaucoup d’entretenir sa renommée, mais entant qu’il répute que tout le bonheur de sa postérité est en ce point estably, qu’elle jouisse comme par succession, de l’alliance que Dieu avoit faite avec luy : il leur désire ce qu’il cognoist estre leur principal bien, qu’ils soyent réputez du nombre de ses enfans, et recognu pour son lignage. Car cela n’est autre chose, que leur bailler de main en main la succession d’icelle alliance. Les successeurs d’autre part, faisans en leurs prières telle mémoire, n’ont pas leur refuge aux intercessions des morts, mais allèguent au Seigneur la souvenance de la promesse, en lacquelle il a testifié qu’il leur seroit propice et libéral, à cause d’Abraham, Isaac, et Jacob. Au reste que les fidèles ne se soyent guères reposez sur les mérites de leurs Pères, nous en avons suffisante déclaration au Prophète, parlant au nom commun de toute l’Eglise en ceste forme. Seigneur Dieu, tu es nostre Père : et Abraham ne nous a pas cognus : et Israël nous a ignorez. Tu es, Seigneur, nostre Père et Rédempteur. Néantmoins parlant ainsi, il adjouste pareillement : Seigneur, converty ta bonté vers nous, pour l’amour de tes serviteurs Esaïe 63.16-17. Non pas qu’ils imaginent quelque intercession : mais c’est qu’ils réduisent en mémoire le bénéfice de l’alliance. Or maintenant puis que nous avons le Seigneur Jésus, en la main duquel l’alliance éternelle de miséricorde non-seulement a esté faite, mais aussi confermée : duquel prétendrions-nous plustost le nom en nos prières ? Pourtant que ces vénérables docteurs voudroyent sous ombre de ces mots, qui les croiroit, faire les Saincts intercesseurs : je leur demande pourquoy en si grande troupe, et quasi en une formilière de Saincts, ils n’ont pas laissé un petit coing à Abraham père de toute l’Eglise. C’est chose trop notoire de quel bourbier, ou de quelle racaille ils tirent leurs saincts. Qu’ils me respondent si c’est chose décente qu’Abraham, lequel Dieu a préféré à tous, et lequel il a exalté en degré souverain d’honneur, soit oublié et mis sous le pied. Mais voyci que c’est : pource que chacun sçait bien que telle coustume n’a jamais esté à l’Eglise ancienne, ces rustres pour cacher la nouveauté se sont teus des Saincts qui avoyent vescu sous la Loy : comme si en introduisant diversité de noms, ils estoyent à excuser, en ingérant une façon nouvelle et bastarde. Ce qu’aucuns allèguent du Pseaume, là où les fidèles prient Dieu d’avoir pitié d’eux en faveur de David Ps. 132.1, 10, tant s’en faut qu’il aide à l’intercession des Saincts, qu’il n’y a rien plus propre à la mettre bas. Car si nous considérons quel degré a tenu David, nous verrons qu’en cest endroict il est séparé de toute la compagnie des Saincts, afin que Dieu ratifie la paction faite avec luy. Parquoy le sainct Esprit a regard à la promesse, plustost qu’à la personne de l’homme : et quant et quant insinue sous ceste figure l’intercession de Jésus-Christ. Car ce qui a esté singulier à David, entant qu’il estoit image de Jésus-Christ, il est certain qu’il ne peut compéter aux autres.
3.20.26
Mais aucuns sont meus de ceste raison, que les oraisons des saincts ont esté souvent exaucées. Pourquoy ? Certes pourtant qu’ils ont prié. Ils ont espéré en toy, dit le Prophète, et ils ont esté conservez : ils ont crié, et n’ont point esté confus Ps. 22.5-6. Prions doncques aussi à leur exemple, afin que nous soyons, comme eux, exaucez. Mais c’est arguer contre tout ordre raisonnable, de dire (comme font nos adversaires) qu’il n’y en aura nul exaucé, sinon ceux qui l’ont desjà esté. Combien est meilleur l’argument de sainct Jaques ? Elie, dit-il, estoit homme semblable à nous : et pria qu’il ne pleust point, et par trois ans et demi n’y eust nulle pluye sur la terre : derechef il pria, et le ciel donna sa pluye, et la terre rendit son fruit Jacq. 5.17-18. Quoy doncques ? infère-il qu’Elie ait quelque singulière prérogative, à laquelle nous devions recourir ? Non : mais au contraire, il démonstre la vertu perpétuelle de pure et saincte oraison, pour nous exhorter à semblablement prier. Car nous recognoissons trop maigrement la promptitude et bénignité de Dieu à exaucer les siens, sinon que par l’expérience des Saincts, qui ont esté exaucez, nous soyons confermez en plus certaine fiance de ses promesses : esquelles il ne dit pas que ses aureilles seront enclines à en ouyr un ou deux, ou petit nombre : mais tous ceux qui invoqueront son nom. Leur ignorance est d’autant moins excusable, en ce qu’il semble que de propos délibéré ils mesprisent tant d’advertissemens de l’Escriture. David a esté souvent délivré par la puissance de Dieu : a-ce esté pour l’attirer à soy, ou que nous soyons aujourd’huy secourus par ses suffrages ? Il en parle bien autrement : Les justes, dit-il, ont l’œil sur moy pour veoir quand tu m’exauceras Ps. 142.7. Les justes le verront et se resjouiront, et espéreront au Seigneur Ps. 52.8 ; 40.3. Voyci, le povre a crié à Dieu, et il luy a respondu Ps. 34.6. Il y a beaucoup de pareilles sentences, où il induit Dieu à l’exaucer par ceste raison. Que les fidèles ne seront point confus : mais que par tel exemple ils prendront courage à bien espérer. Il nous suffira d’un pour ceste heure. Pour ceste cause, dit-il, tout sainct te priera en temps opportun Ps. 32.6. Lequel lieu j’allègue tant plus volontiers, pource que ces caffars, qui ont leur langue à loage pour maintenir par leur babil effronté la tyrannie du Pape, n’ont point eu honte d’en faire bouclier pour prouver l’intercession des Saincts. Or David n’a voulu autre chose, sinon monstrer le fruit qui devoit provenir de la clémence et humanité de Dieu, quand il luy auroit ottroyé sa demande. Nous avons à noter en général, que l’expérience de la grâce de Dieu, tant envers nous qu’envers les autres, est une aide non petite pour confermer la fidélité de sa Parole. Je ne réciteray point plusieurs passages, esquels David se propose les bénéfices de Dieu qu’il avoit jà receus, pour matière de fiance à l’advenir ; car en lisant les Pseaumes, on les rencontrera par tout. Et il tenoit cela du Patriarche Jacob, qui en avoit jadis donné l’exemple : Seigneur, je suis bien par-dessous tes miséricordes, et la vérité que tu as accomplie envers ton serviteur Gen. 32.10, etc. Il allègue bien la promesse, mais non pas seule : car il conjoinct l’effet quant et quant, afin d’estre mieux encouragé, pour se fier que Dieu sera tousjours tel envers luy, comme il avoit desjà senti : veu qu’il n’est point semblable aux hommes mortels, qui se faschent d’avoir esté trop larges, ou qui voyent leurs facultez s’espuiser : mais il veut estre estimé selon sa propre nature : comme David le sçait bien faire, Tu m’as racheté, dit-il, Dieu de vérité Ps. 31.5. Après avoir attribué à Dieu la louange de son salut, il adjouste qu’il est véritable : pource que s’il n’estoit tousjours semblable à soy, on ne pourroit pas recueillir de ses bénéfices, argument assez ferme pour le prier en fiance. Mais quand nous sçavons que toutesfois et quantes qu’il nous aide et nous subvient, il donne approbation de sa clémence et fidélité, il ne faut pas craindre qu’il nous vueille frustrer, ou que nostre attente soit confuse, quand nous viendrons à luy.
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La somme totale revient là : Puis que l’Escriture nous enseigne que c’est une principale partie du service de Dieu que de l’invoquer, (comme aussi il prise plus cest hommage que nous luy faisons que tous sacrifices) que c’est un sacrilège tout manifeste d’addresser oraison à nul autre. Parquoy il est dit au Pseaume, Si nous avons espandu nos mains à nuls dieux estranges, le Seigneur ne s’enquestera-il point d’un tel forfait Ps. 44.21-22 ? D’avantage, puis que Dieu ne veut estre invoqué qu’avec foy, et que notamment il nous commande de former nos oraisons à la reigle de sa Parole : finalement, puis que la foy estant fondée en icelle, est la vraye mère d’oraison, si tost qu’on se destourne de la Parole, l’oraison est quant et quant abastardie. Or il a esté monstre que par toute l’Escriture cest honneur est réservé à un seul Dieu. Quant est de l’intercession, nous avons aussi veu que l’office en est particulier à Jésus-Christ : et qu’il n’y a nulle oraison agréable à Dieu, si ce Médiateur ne la sanctifie. Nous avons plus outre monstré, combien que les fidèles facent requeste et supplications mutuellement les uns pour les autres, que cela ne dérogue rien à l’intercession de Jésus-Christ. Car tous depuis le premier jusques au dernier s’appuyent sur icelle, pour recommander à Dieu tant eux que leurs frères. Ce pendant, nous avons adverty que cela est sottement et sans propos tiré aux trespassez, ausquels nous ne lisons pas qu’il ait jamais esté commandé de prier pour nous. L’Escriture nous exhorte souvent à rendre ce devoir les uns envers les autres : quant aux morts il ne s’en trouve point une syllabe. Mesmes sainct Jaques conjoignant ces deux, que nous confessions nos péchez entre nous, et que nous priions mutuellement les uns pour les autres Jacq. 5.16, exclud tacitement ceux qui ne conversent plus au monde. Par ainsi ceste seule raison doit suffire pour condamner l’erreur d’invoquer les Saincts, ou les requérir pour patrons : c’est que la préface de bien et deuement prier, procède de la foy, laquelle est de l’ouye de la Parole de Dieu Rom. 10.17, en laquelle il n’est nulle part fait mention que les Saincts soyent intercesseurs. Car c’a esté une pure superstition de leur avoir assigné cest estat et office, qui ne leur estoit point donné de Dieu. Car combien que l’Escriture soit plene de beaucoup de formes de prier, on n’y trouvera point un seul exemple que jamais les fidèles ayent cherché des advocats d’entre les morts : et toutesfois on ne pense point en la Papauté que les oraisons vaillent rien sans cela. D’avantage, il est tout notoire que telle superstition a esté engendrée de pure incrédulité, pource qu’on ne s’est point contenté de Jésus-Christ pour Médiateur, ou qu’on l’a du tout despouillé de ceste louange. Ce qui se peut aisément monstrer par leur impudence : pource qu’ils n’ont nul argument plus ferme à maintenir leur resverie de l’intercession des Saincts : qu’en alléguant que nous sommes indignes d’approcher familièrement de Dieu. Ce que nous confessons estre très-vray : mais de là nous concluons qu’ils ne laissent rien qui soit à Jésus-Christ, veu qu’ils tienent pour rien qu’il soit nostre Médiateur et Advocat, et ne daignent pas le mettre en conte, s’arrestans plustost à sainct George, sainct Hippolite, et pareilles masques.
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Or combien que l’oraison, à parler proprement, ne comprene que les requestes et supplications, toutesfois il y a telle affinité entre la demande et action de grâces, qu’il n’y a point d’inconvénient de conjoindre les deux ensemble. Au reste, les espèces que sainct Paul récite à Timothée, se rapportent à la première partie, qui est de supplier et requérir Dieu. En quoy faisant nous espandons nos désirs devant luy, pour demander tant ce qui sert à magnifier son nom et avancer sa gloire, que les biens qui sont pour nostre usage et proufit. En rendant grâces, nous luy faisons l’hommage qui est deu à ses bénéfices, protestans avec louange que tout ce que nous avons de bien, nous vient de sa libéralité. David a comprins ces deux parties en disant, Invoque-moy au jour de la nécessité : je te délivreray, et tu me glorifieras Ps. 50.15. L’Escriture non sans cause nous advertit de nous exercer incessamment en tous les deux. Car, comme nous avons dit ailleurs, et l’expérience le monstre par trop, nostre indigence est si grande, et nous sommes de tous costez si fort contraints et pressez en plusieurs destroits, que tous ont assez de raison de souspirer assiduellement devant luy, et le supplier qu’il les aide. Car encores qu’aucuns ne soyent point batus d’adversitez, si est-ce que les plus saincts doyvent bien estre aiguillonnez par leurs péchez à prier. Et puis les alarmes innumérables qui leur sont dressées à chacune heure, les y doyvent pousser au double. Quant au sacrifice de louange et action de grâces, nous n’y pouvons faire interruption sans grand forfait : veu que Dieu ne cesse d’amasser bienfaits les uns sur les autres, pour nous contraindre à luy en faire recognoissance, quelque paresseux et tardifs que nous soyons. Brief, les largesses de ses bienfaits qui redondent sur nous, sont si amples et continuelles, et les miracles de ses œuvres, quelque part qu’on puisse regarder, apparoissent si grans, si excellens et infinis, que jamais ne nous défaut cause et matière de le louer, glorifier et exalter, et de luy rendre grâces en tout et par tout. Et afin que ceci soit mieux expliqué, puisque toute nostre espérance et tout nostre bien gist tellement en Dieu, comme il a par ci-devant assez esté monstre, que ne nous, ne tout ce qui est nostre, et qui nous concerne, ne pouvons aucunement prospérer que par sa bénédiction : il faut bien que continuellement nous luy recommandions et nous, et tout ce qui est nostre. D’avantage, que tout ce que nous proposons, disons et faisons, soit proposé, dit et fait sous sa main et volonté, et en l’espérance de son aide. Car nostre Seigneur maudit tous ceux qui en fiance d’eux-mesmes, ou d’autruy, proposent et délibèrent leur conseil et font aucune entreprinse, et veulent commencer quelque chose hors de sa volonté, et sans l’invoquer n’implorer son aide Jacq. 4.13-14 ; Esaïe 30.1 ; 31.1. Et puis qu’il a esté desjà dit quelquesfois, qu’on ne luy rend pas l’honneur qu’on luy doit, sinon qu’il soit recognu autheur de tout bien, il s’ensuyt que nous devons tout prendre comme de sa main, avec continuelle action de grâces : et qu’il n’y a nul bon moyen d’aucunement user de ses bienfaits, qui nous sont continuellement eslargis de luy, si nous ne sommes aussi continuels à le louer et remercier. Car quand sainct Paul dit tous les biens de Dieu nous estre sanctifiez par la Parole et oraison 2Tim. 4.5 par ce il démonstre aussi, que sans la Parole et oraison ils ne nous sont pas sanctifiez. Par la Parole il entend la foy, laquelle a correspondance à icelle Parole, à laquelle il faut avoir foy. Ainsi sans oraison et sans la foy, nuls biens de Dieu ne nous sont sanctifiez. Pourtant David nous baille un bon enseignement, quand en ce qu’il a receu un nouveau bénéfice de Dieu, il dit qu’un nouveau cantique luy a esté donné en la bouche Ps. 40.3. En quoy il dénote que nostre silence n’est pas sans ingratitude, si nous passons aucunes de ses grâces sans louange : veu que toutes fois et quantes qu’il nous fait du bien, il nous donne matière de le bénir. Comme aussi Isaïe publiant une grâce singulière de Dieu, exhorte les fidèles à chanter cantique nouveau et non accoustumé Esaïe 42.10. En quel sens se doit prendre ce que David dit aussi ailleurs : Seigneur, tu ouvriras mes lèvres, et ma bouche annoncera ta louange Ps. 51.15. Semblablement Ezéchias et Jonas protestent que la fin de leur délivrance sera de célébrer la bonté de Dieu au temple Esaïe 38.20 ; Jean 2.10 : Laquelle reigle est généralement donnée à tous fidèles par David, Que rendray-je, dit-il, au Seigneur pour tout ce qu’il m’a eslargi ? Je prendray le calice de salut, et invoqueray le nom de Dieu Ps. 116.13-14. Et aussi toute l’Eglise l’a suyvy, comme nous voyons en l’autre Pseaume, Seigneur, sauve-nous, afin que nous louions ton Nom, et nous glorifiions en ta louange Ps. 106.47. Item, Il a regardé aux prières du désolé, et n’a point mesprisé leurs requestes. Ceci sera escrit pour la postérité, et le peuple estant créé de nouveau, bénira le Seigneur : à ce que son Nom soit presché en Sion, et sa louange en Jérusalem Ps. 102.17-18, 21. Mesmes toutes fois et quantes que les fidèles supplient Dieu qu’il leur subviene à cause de son Nom : en protestant qu’ils sont indignes de rien obtenir en leur nom propre, ils s’obligent à luy en rendre grâces, et promettent d’user purement et droictement des bénéfices de Dieu, en les publiant à haute voix. En ceste façon Osée, parlant de la rédemption advenir de l’Eglise ; Dieu, dit-il, oste l’iniquité, et mets le bien au-dessus, et nous te rendrons les veaux de nos lèvres Osée 14.2. Et de faict, les bénéfices de Dieu non-seulement requièrent que nous l’honorions de bouche, mais naturellement nous induisent à l’aimer. J’aime le Seigneur, dit David, pource qu’il a ouy la voix de ma prière Ps. 116.1. En un autre lieu racontant les secours qu’il avoit sentis, Je t’aimeray, ô Dieu ma force Ps. 18.1-2. Car jamais aussi nulles louanges ne plairont à Dieu, si elles ne sourdent de ceste fontaine d’amour. Qui plus est, nous avons à observer ceste reigle de sainct Paul, que toutes requestes lesquelles ne tirent point avec elles action de grâces, sont perverses et vicieuses. Car voyci comme il parle : Que vos désirs soyent manifestez à Dieu en toute oraison et supplication avec action de grâces Phil. 4.5. Car pource que plusieurs estans poussez et saisis de chagrin, fascherie, impatience, amertume de douleur et crainte, murmurent en priant et se despitent, notamment il advertit les fidèles de réfréner tellement leurs passions, que devant qu’avoir obtenu ce qu’ils demandent, ils ne laissent point de bénir Dieu d’un cœur alaigre. Or si les prières et actions de grâces doyvent estre ainsi accomplies, combien plus y devons-nous estre adonnez, quand Dieu nous donne à jouir de nos désirs ? Au reste, comme nous avons enseigné que nos prières, qui seroyent autrement pollues, sont consacrées par l’intercession de Jésus-Christ, aussi l’Apostre en commandant d’offrir sacrifices de louange par Jésus-Christ Héb. 13.15, nous advertit que nous n’avons point bouche assez nette ne digne pour célébrer le nom de Dieu, que moyennant la sacrificature de Jésus-Christ. Dont je conclu que les hommes ont esté horriblement ensorcelez en la Papauté, où la plus grand’part s’esbahit quand Jésus-Christ est nommé Advocat. C’est la raison pourquoy sainct Paul commande de prier et rendre grâces sans intermission 1Thess. 5.17-18. C’est, di-je, afin que nos désirs soyent eslevez à Dieu en toutes choses et en tous affaires, en tout temps et en tous lieux, avec la plus grande assiduité qu’il nous sera possible, pour attendre tout bien de luy, et luy en faire hommage : comme il nous donne argument continuel de le prier et louer.
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Or de prier ainsi continuellement, combien qu’il s’entende principalement d’un chacun en son particulier, toutesfois il appartient aussi aucunement aux oraisons publiques : combien qu’elles ne puissent estre continuelles, et qu’elles ne se peuvent ou doyvent faire que selon la police ordonnée du commun consentement de l’Eglise, comme on voit qu’il est bon de s’assembler. Et pourtant il y a heures certaines constituées, qui sont indifférentes quant à Dieu, mais nécessaires quant à l’usage des hommes : afin qu’on ait esgard à la commodité de tous : et que, comme dit sainct Paul, tout se face en l’Eglise en bon ordre et concorde 1Cor. 14.40. Toutesfois cela n’empesche point qu’une chacune Eglise ne se doyve tousjours inciter à plus fréquent usage de prier, et singulièrement quand elle se voit pressée de quelque nécessité. Touchant de la persévérance, laquelle est aucunement prochaine à la continuation, nous aurons opportunité d’en dire en la fin. Or cela ne sert de rien pour maintenir la superstitieuse prolongation et répétition des prières, laquelle nous est défendue de nostre Seigneur Matt. 6.7. Car il ne défend pas de persister en prières, ne d’y retourner, et longuement et souvent, et avec affection véhémente : mais il nous enseigne de ne nous point confier que nous contraignons Dieu à nous accorder nos demandes, en l’importunant par vaine loquacité, comme s’il se pouvoit fleschir par babil, à la façon des hommes. Car nous sçavons que les hypocrites, ne pensans point en eux-mesmes que c’est à Dieu qu’ils ont affaire, font leurs pompes aussi bien en priant qu’en quelque triomphe. Comme le Pharisien qui remercioit Dieu qu’il n’estoit point semblable aux autres, s’applaudissoit à la veue des hommes, comme s’il vouloit acquérir réputation de saincteté en se confessant redevable à Dieu. Ceste longueur de prier a aujourd’huy sa vogue en la Papauté, et procède de ceste mesme source : c’est que les uns en barbotant force Ave Maria, et réitérant cent fois un chapelet, perdent une partie du temps, les autres, comme les chanoines et caffars, en abbayant le parchemin jour et nuit, et barbotant leur bréviaire vendent leurs coquilles au peuple. Puis qu’une telle garrulité est pour se jouer avec Dieu comme avec un petit enfant, il ne nous faut esbahir si Jésus- Christ luy ferme la porte, à ce qu’elle n’ait point d’entrée en son Eglise, où il ne se doit ouyr autres prières que cordiales, et d’une droicte intégrité. Il y a un second abus prochain à cestuy-là, lequel aussi Jésus-Christ condamne : asçavoir que les hypocrites pour mieux faire leurs monstres cherchent plusieurs tesmoins, et plustost se viendront planter en plein marché, que de ne se faire valoir en leurs prières afin d’en estre louez du monde. Puis que la fin d’oraison est, comme desjà devant a esté dit, que nos esprits soyent eslevez et tendus à Dieu, pour souhaiter sa gloire et confesser ses louanges, et pour luy demander secours en nos nécessitez, de ce nous pouvons cognoistre que le principal de l’oraison gist au cœur et en l’esprit, ou mesmes plustost, qu’oraison proprement n’est que ce désir intérieur, se convertissant et addressant à Dieu, qui cognoist les secrets des cœurs. Pourtant nostre Seigneur Jésus-Christ, quand il nous a voulu bailler une bonne reigle de faire oraison, il nous a commandé d’entrer en nostre chambre, et l’huis fermé, de prier là en secret nostre Père céleste : afin que luy, qui voit et pénètre tous les secrets, nous exauce Matt. 6.6. Car après nous avoir retiré de l’exemple des hypocrites, qui par une monstre ambitieuse de prières cherchent d’estre glorifiez et favorisez du peuple, il adjouste et enseigne conséquemment ce qu’il faut faire : c’est asçavoir, entrer en la chambre, et y prier à porte fermée. Par lesquelles paroles, comme je l’enten, il nous instruit de chercher telle retraitte, qui nous aide d’entrer en nostre cœur de toute nostre pensée ; nous promettant qu’à telles intérieures affections de nostre cœur nous aurons Dieu prochain, duquel nos corps doyvent estre les vrays temples. Car par cela il n’a pas voulu nier qu’il ne soit loisible et ne fale prier en autres lieux : mais seulement a voulu déclairer qu’oraison est une chose secrette, et qui gist principalement au cœur et en l’esprit, duquel elle recquiert la tranquillité, hors toutes affections charnelles, et tous troubles de solicitudes terriennes. Ce n’est pas doncques sans cause que le Seigneur Jésus mesme voulant du tout s’adonner à prier, se retiroit hors du bruit des hommes Matt. 14.23 ; Luc 5.16 : mais plustost il le faisoit pour nous admonester par son exemple de ne point contemner telles aides, par lesquelles nostre courage soit plus fort eslevé en affection de bien prier, selon qu’il est par trop fragile de soy-mesme à s’escouler. Cependant néantmoins, comme il ne laissoit point de prier au milieu de la multitude, si l’opportunité s’y adonnoit, aussi nous, que nous ne facions point difficulté d’eslever les mains au ciel en tout lieu, toutesfois et quantes que mestier en sera 1Tim. 2.8. Mesmes il nous faut résoudre en ceci, que celuy qui refuse de prier en l’assemblée des fidèles, ne sçait que c’est de prier à part, ou en lieu escarté, ou en la maison : aussi à l’opposite, que celuy qui ne tient conte de prier à son privé et estant seul, quoy qu’il fréquente les assemblées publiques, n’y sçauroit faire prières que frivoles et plenes de vent : veu qu’il s’adonne plus à l’opinion des hommes, qu’au jugement secret de Dieu. Ce pendant à ce que les prières communes de l’Eglise ne fussent en mespris, Dieu les a ornées de tiltres excellens : surtout quand il a nommé son temple Maison d’oraison Esaïe 56.7. En quoy il a monstré que la prière est le principal de son service : et qu’il avoit en commandant d’édifier le temple, dressé une bannière pour assembler les fidèles à luy faire cest hommage d’un commun accord. Il y a aussi la promesse notable adjoustée : Seigneur, la louange t’attend en Sion, et le vœu t’y sera rendu Ps. 65.1. Car par ces mots le Prophète signifie que jamais les prières de l’Eglise ne sont vaines ne sans fruit, d’autant que Dieu donne tousjours matière aux siens de luy sacrifier et chanter avec joye. Or combien que les ombres de la Loy ayent prins fin, toutesfois pource que Dieu a aussi bien voulu par telle cérémonie nourrir entre nous l’unité de la foy, il n’y a doute que ceste promesse ne nous appartiene, laquelle de faict Jésus-Christ a ratifiée par sa bouche, et sainct Paul enseigne qu’elle sera tousjours en vigueur.
3.20.30
Or comme Dieu ordonne à tout son peuple de faire prières en commun, aussi il est requis que pour ce faire il y ait des temples assignez, ausquels tous ceux qui refusent de communicquer avec le peuple de Dieu en oraison, ne se peuvent excuser par ceste couverture, de dire qu’ils entrent en leurs chambres pour obéir au commandement de Dieu. Car celuy qui promet de faire tout ce que deux ou trois estans congrégez en son nom, demanderont Mat. 18.19, testifie assez qu’il ne rejette point les prières manifestes, mais que toute ambition et cupidité de gloire en soit hors : et au contraire, qu’il y ait vraye et pure affection au profond du cœur. Si tel est l’usage légitime des temples (comme il est certain qu’il est) il nous faut donner garde de les estimer propres habitacles de Dieu (comme on a fait par longues années) et dont nostre Seigneur nous preste l’aureille de plus près : ou que nous leur attribuyons quelque saincteté secrette, laquelle rende nostre oraison meilleure devant Dieu. Car si nous sommes les vrays temples de Dieu, il faut que nous le priions en nous, si nous le voulons invoquer en son vray temple. Et quant à ceste opinion rude et charnelle, laissons-la aux Juifs ou aux Gentils : puis que nous avons le commandement d’invoquer en esprit et vérité le Seigneur, sans différence de place Jean 4.23. Bien est vray que le Temple estoit anciennement dédié par le commandement de Dieu, pour offrir prières et sacrifices : mais cela estoit pour le temps que la vérité estoit figurée sous telles ombres : laquelle nous estant déclairée maintenant au vif, ne permet point que nous nous arrestions à aucun temple matériel. Et mesmes le Temple n’estoit pas recommandé aux Juifs à ceste condition, qu’ils deussent enclorre la présence de Dieu dedans les murailles d’iceluy, mais pour les exercer à contempler l’effigie et image du vray Temple. Parquoy, ceux qui aucunement estimoyent que Dieu habitast aux temples construits de mains d’hommes, furent griefvement reprins par sainct Estiene, comme avoyent esté leurs prédécesseurs par Isaïe Actes 7.48 ; Esaïe 66.1.
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Pareillement de ce il est très-manifeste, que le parler et le chanter, si on en use en oraison, ne sont rien estimez devant Dieu, et ne proufitent de rien envers luy, s’ils ne vienent de l’affection et du profond du cœur ; mais plustost au contraire, ils l’irritent et provoquent son ire contre nous, s’ils ne procèdent et ne sortent seulement que de la bouche : pource que c’est abuser de son très-sacré Nom, et avoir en mocquerie sa majesté, comme il le déclaire par son Prophète. Car combien qu’il parle en général de toutes fictions, il comprend cest abus avec le reste. Ce peuple, dit-il, approche de moy par sa bouche, et en ses lèvres me glorifie : mais leur cœur est loing de moy. Ils m’ont craint par le mandement et les doctrines des hommes. Pourtant je feray à ce peuple une grand’merveille, et un miracle grand et espovantable. Car la sapience de tous leurs sages périra : et l’entendement de leurs prudens et anciens sera anéanty Esaïe 29.13-14 ; Matth. 15.8. Nous ne disons pas toutesfois que la parole ou le chant ne soyent bons, ains les prisons très-bien, moyennant qu’ils suyvent l’affection du cœur et servent à icelle. Car en ce faisant ils aident l’intention de l’homme, autrement fragile et facile à divertir, si elle n’est en toutes sortes confermée : et la retienent en la cogitation de Dieu. D’avantage, d’autant que tous nos membres, chacun en son endroict, doyvent glorifier Dieu, il est bon que mesmement la langue, qui est spécialement créée de Dieu pour annoncer et magnifier son Nom, soit employée à ce faire, soit en parlant ou en chantant. Et principalement elle est requise aux oraisons qui se font publiquement aux assemblées des Chrestiens, ausquelles il nous faut monstrer que comme nous honorons Dieu d’un mesme esprit et d’une mesme foy, aussi nous le louons d’une commune et mesme parole, et quasi d’une mesme bouche Rom. 15.6 : et ce devant les hommes : afin qu’un chacun oye manifestement la confession de la foy qu’a son frère : et soit édifié et incité à l’imitation d’icelle.
3.20.32
Quant à la façon de chanter aux Eglises j’en diray en passant un mot, que non-seulement elle est fort ancienne, mais que les Apostres mesmes en ont usé, comme on peut déduire de ces paroles de sainct Paul : Je chanteray de bouche, et je chanteray d’intelligence 1Cor. 14.15. Item aux Colossiens, Vous enseignans et exhortans l’un l’autre entre vous par Hymnes, Pseaumes et Cantiques spirituels, chantans en vos cœurs au Seigneur avec grâce Col. 3.16. Car au premier passage il monstre qu’on doit chanter de cœur et de langue : au second il loue les chansons spirituelles, par lesquelles les fidèles s’édifient entre eux. Toutesfois nous voyons par ce que dit sainct Augustin, que cela n’a point esté tousjours universel. Car il raconte qu’on commença de chanter à Milan du temps de sainct Ambroise, lorsque Justine mère de l’Empereur Valentinien persécutoit les Chrestiens, et que la coustume de chanter veint de là aux Eglises occidentales[d]. Or il avoit dit un peu au paravant, que ceste façon estoit venue des parties d’Orient, où on en avoit tousjours usé. Il démonstre aussi au second livre des Rétractations, que l’usage en fut receu en Aphrique de son temps. Et certes si le chant est accomodé à telle gravité qu’il convient avoir devant Dieu et devant ses Anges, c’est un ornement pour donner plus de grâce et dignité aux louanges de Dieu : et est un bon moyen pour inciter les cœurs, et les enflamber à plus grande ardeur de prier : mais il se faut tousjours donner garde que les aureilles ne soyent plus attentives à l’harmonie du chant, que les esprits au sens spirituel des paroles. Ce que sainct Augustin confesse en un autre passage avoir craint, disant qu’il eust désiré qu’on eust observé partout la façon de chanter qu’avoit Athanaise : asçavoir, laquelle ressemble mieux à lecture qu’à chant : mais il adjouste d’autre part, que quand il se souvenoit du fruit et de l’édification qu’il avoit receue en oyant chanter à l’Eglise, il enclinoit plus à la partie contraire, c’est d’approuver le chant[e]. Quand doncques on usera de telle modération, il n’y a nulle doute que ce ne soit une façon très-saincte et utile : comme au contraire, les chants et mélodies qui sont composées au plaisir des aureilles seulement, comme sont tous les fringots et fredons de la Papisterie, et tout ce qu’ils appellent musique rompue et chose faite, et chants à quatre parties, ne convienent nullement à la majesté de l’Eglise, et ne se peut faire qu’ils ne desplaisent grandement à Dieu.
[d] Confess., lib. IX, cap. VII.
[e] Confess., lib. X, cap. XXXIII.
3.20.33
Dont aussi il appert que les oraisons publiques ne se doyvent faire ny en langage grec entre les Latins, ny en latin entre François ou Anglois (comme la coustume a esté par tout ci-devant) mais en langage commun du pays, qui se puisse entendre de toute l’assemblée, puis qu’elles doyvent estre faites à l’édification de toute l’Eglise, à laquelle ne revient aucun fruit d’un bruit non entendu. Encores ceux qui n’avoyent aucun esgard ny à charité ny à humanité, se devoyent pour le moins esmouvoir un petit de l’authorité de sainct Paul, duquel les paroles sont assez évidentes. Si tu rens grâces de son non entendu, celuy qui tient le lieu d’un ignorant, comment dira-il Amen à ta bénédiction, veu qu’il n’entend point ce que tu dis ? Car tu rens bien grâces : mais un autre n’en est point édifiez 1Cor. 14.1. Qui est-ce doncques qui se pourra assez esmerveiller d’une audace tant effrénée qu’ont eue les Papistes et ont encores, qui contre la défense de l’Apostre, chantent et brayent de langue estrange et incognue, en laquelle le plus souvent ils n’entendent pas eux-mesmes une syllabe, et ne veulent que les autres y entendent ? Or sainct Paul nous monstre que nous devons tenir un autre chemin. Que feray-je doncques ? dit-il. Je prieray de voix, je prieray d’entendement. Je chanteray de voix, je chanteray d’intelligence. Auquel passage il use de ce mot d’Esprit au lieu que nous avons mis Voix, signifiant le don des langues, dont plusieurs se voulans magnifier abusoyent, le séparans d’avec intelligence. Toutesfois il nous faut tousjours penser qu’il ne se peut faire que la langue sans le cœur, soit en oraison particulière ou publique, ne soit fort desplaisante à Dieu. D’avantage, que l’ardeur et véhémence du vouloir doit estre si grande, qu’elle outrepasse tout ce que peut exprimer la langue. Finalement, qu’en l’oraison particulière la langue mesme n’est point nécessaire, sinon d’autant que l’entendement n’est point suffisant à s’esmouvoir soy-mesme : ou bien que par esmotion véhémente il pousse la langue, et la contraind de se mettre en œuvre. Car combien qu’aucunesfois les meilleures oraisons se facent sans parler, néantmoins souvent il advient que l’affection du cœur est si ardente, qu’elle pousse et la langue et les autres membres, sans aucune affectation ambitieuse. De là venoit qu’Anne mère de Samuel murmuroit entre ses lèvres 1Sam. 1.13, voulant prier. Et les fidèles expérimentent journellement en eux le semblable, quand en leurs prières ils jettent des voix et souspirs sans y avoir pensé. Quant aux maintiens et façons extérieures du corps, qu’on a coustume d’observer (comme de s’agenouiller et de se desfuler) ce sont exercices par lesquels nous nous efforçons de nous appareiller à plus grande révérence de Dieu.
3.20.34
Maintenant d’avantage, il nous faut apprendre non-seulement la façon de faire oraison, mais le style mesme et formulaire que nostre Père céleste nous a donné par son très-cher Fils nostre Seigneur Jésus-Christ Matth. 6.9 ; Luc 11.2. En quoy nous pouvons cognoistre une bonté et douceur incompréhensible. Car outre ce qu’il nous admoneste et exhorte de nous retourner à luy en toutes nos nécessitez, comme enfans ont leur recours à leur Père, toutes fois et quantes que le besoin les presse, cognoissant que nous ne pouvons assez entendre combien grande est nostre povreté et misère, ny comprendre ce qui est bon à luy demander, et ce qui est utile et proufitable, il a voulu subvenir à nostre ignorance, et suppléer de soy-mesme le défaut de nostre esprit. C’est qu’il nous a baillé un formulaire d’oraison, auquel comme en un tableau, il nous a mis en évidence tout ce qui est licite de souhaiter et désirer de luy : tout ce qui nous peut servir et proufiter, et tout ce qui nous est besoin et nécessaire de luy demander. De ceste bénignité et mansuétude nous pouvons prendre une singulière consolation. Car nous voyons et sommes asseurez que nous ne luy faisons requeste qui soit illicite, importune ny estrange devant luy, et ne demandons chose qui ne luy soit agréable, quand ainsi ensuyvans sa reigle, nous prions quasi par sa bouche. Platon voyant l’ignorance des hommes en leurs désirs et souhaits qu’ils font à Dieu, lesquels souvent ne leur peuvent estre concédez sinon à leur grand dommage, déclaire que la meilleure manière de prier est celle qu’a baillée un Poëte ancien, de requérir Dieu de nous faire le bien, soit que nous le demandions ou ne le demandions pas : et vouloir destourner le mal de nous, mesmes quand nous désirerions qu’il nous adveinst[f]. En quoy il a bonne opinion, comme peut avoir un homme payen, d’autant qu’il voit combien il est dangereux de requérir à Dieu ce que nostre cupidité nous enseigne. Et pareillement monstre assez nostre malheur, en ce que nous ne pouvons pas sans danger ouvrir la bouche pour rien demander à Dieu, sinon que le sainct Esprit nous conduise à la droicte forme de bien prier Rom. 8.26. Et d’autant plus ce privilège mérite-il d’estre prisé de nous, que le Fils de Dieu nous suggère quasi les paroles en la bouche, lesquelles délivrent nos esprits de tous scrupules et doutes.
[f] In Alcib. II, vel De voto.
3.20.35
Ceste oraison ou reigle de prier contient six requestes. Car j’ay raison de n’accorder point avec ceux qui la divisent en sept articles, d’autant que l’Evangéliste parlant en ceste forme, Ne nous induy point en tentation, mais délivre-nous du malin : de ces deux membres ensemble, pour en faire une seule demande. Comme s’il disoit. Ne permets point que soyons vaincus de tentation, ains plustost donne secours à nostre fragilité, et délivre-nous, de peur que nous ne succombions. Et de faict, les anciens Docteurs accordent à ceste exposition[g]. Dont il est facile de juger que ce qui est adjousté en sainct Matthieu, et qu’aucuns ont prins pour une septième requeste, n’est qu’une explication de la sixième, et se doit à icelle rapporter. Or combien que l’oraison soit telle, qu’en chacune partie d’icelle nous devons regarder l’honneur de Dieu principalement : derechef, combien qu’il nous soit expédient que tout ce qui est contenu adviene comme nous le demandons, néantmoins les trois premières requestes sont spécialement destinées pour désirer la gloire de Dieu, laquelle seule en icelles nous devons considérer, sans avoir aucun esgard à nous-mesmes. Les trois autres contienent spécialement les choses que nous devons demander pour nos nécessitez. Comme quand nous prions que le Nom de Dieu soit sanctifié, pource que Dieu veut essayer si nous l’aimons et honorons gratuitement ou comme mercenaires, nous le devons faire pour aucun esgard qu’ayons à nostre proufit, mais seulement pour considération de sa gloire, sans avoir ny autre affection, ny autre fin ou intention : et toutesfois cela mesmes nous tourne à nostre grande utilité et proufit. Car quand le nom de Dieu est, ainsi que nous prions, sanctifié, il est pareillement fait nostre sanctification. Mais, comme dit est, nous ne devons pas pourtant avoir aucun esgard à ce proufit : tellement qu’encores que tout proufit en deust estre pour nous exclud, et qu’il ne nous en deust rien revenir, nous ne laissions toutesfois de souhaiter et requérir par prière ceste sanctification du Nom de Dieu, et les autres semblables choses qui appartienent à sa gloire. Comme on voit en l’exemple de Moyse et de sainct Paul, ausquels il n’a point fait mal en destournant leur affection d’eux-mesmes, de désirer par un zèle véhément et enflambé leur perdition, afin que mesmes avec leur dommage, si besoin estoit, la gloire de Dieu fust exaltée, et son règne multiplié Exo. 32.32 ; Rom. 9.3. D’autre part, quand nous demandons nostre pain quotidien nous estre donné, combien que nous demandions chose concernante nous et nostre proufit, toutesfois nous devons premièrement en cela chercher la gloire de Dieu : tellement que si cela ne devoit tourner à icelle gloire, nous n’en voulussions faire requeste, ne le désirer ou vouloir avoir. Maintenant commençons à exposer l’Oraison.
[g] Aug., Enchirid. ad Laurent., cap. CXVI ; Chrysost. auth. Oper. imperf.
3.20.36
Premièrement yci au commencement de ceste oraison apparoist ce que devant nous avons dit, qu’il faut que toutes nos oraisons soyent de nous présentées et addressées à Dieu au nom de Jésus-Christ : ainsi comme nulles ne luy peuvent estre acceptables par autre nom. Car en ce que nous appelons Dieu nostre Père, nous nous addressons à luy au nom de Jésus-Christ, d’autant que nous ne pouvons nommer Dieu nostre Père, et seroit arrogance et témérité d’usurper le nom de ses enfans, si nous n’estions faits tels de sa grâce en Jésus-Christ. Lequel estant son vray, naturel et propre Fils, nous est donné de luy pour frère : afin que ce que de nature il a propre, soit fait nostre par don et adoption, si en certaine foy nous acceptons celle grande bénéficence. Comme dit sainct Jehan, que Dieu le Père a donné à tous ceux qui croyent en son Fils unique, ceste grande excellence et privilège d’estre faits enfans de Dieu Jean 1.12. Dont il s’appelle nostre Père, et veut estre de nous ainsi appelé, nous délivrant de toute desfiance, par la grande douceur qui est comprinse en ce Nom. Car il ne se peut trouver nulle telle affection d’amour, que d’amour paternelle. Pourtant il ne nous pouvoit testifier par argumens plus certains sa charité infinie envers nous, qu’en ce qu’il a voulu que nous soyons renommez pour ses enfans 1Jean 3.1. Et encores est son amour plus grande envers nous, que toute celle des pères terriens envers leurs enfans : d’autant qu’il est parfait par-dessus tous les hommes en toute bonté et miséricorde. Tellement que s’il se pouvoit faire, que tout tant qu’il y a de pères en terre vinssent à perdre toute amour et affection paternelle, et à délaisser et abandonner leurs enfans, toutesfois si ne nous pourrait jamais faillir, entant qu’il ne se peut nier soy-mesme Ps. 27.10 ; Esaïe 63.16 ; 2Tim. 2.13. Car nous avons sa promesse, laquelle il nous a donnée par son Fils nostre Rédempteur, disant, Si vous qui estes mauvais, avez accoustumé de bien faire à vos enfans, combien plus vostre Père céleste qui est tout bon ? Item, par le Prophète, La mère pourroit-elle oublier ses enfans ? Et encores jà soit qu’elle les oubliast, si ne vous oublieray-je jamais Mat. 7.11 ; Esa. 49.15. Et si nous sommes ses enfans : comme un enfant ne se peut retirer en la sauvegarde d’un estranger, sinon en démonstrant ou la rudesse et inhumanité, ou la povreté et foiblesse de son père : aussi nous ne pouvons chercher secours d’ailleurs que de nostre Père céleste, sans le déshonorer, ou comme povre et impuissant, ou comme rude et cruel.
3.20.37
Et ne devons alléguer que nos péchez nous doyvent rendre craintifs de nous addresser à luy : pource que quelque bénin et débonnaire qu’il soit, toutesfois par nos offenses nous l’avons irrité contre nous. Car si entre les hommes le fils ne sçauroit avoir meilleur advocat envers son père lequel il a offensé, que soy-mesme, quand en humilité et obéissance recognoissant son forfait il luy vient requérir merci, d’autant que lors un cœur paternel ne peut mentir, qu’il ne se fleschisse et esmeuve par telles prières : que fera ce Père de miséricorde et Dieu de toute consolation 2Cor. 1.3 ? N’exaucera-il point les pleurs et gémissemens de ses enfans le prians pour eux-mesmes, mesmement puis qu’il les y convie et exhorte, plustost qu’il ne fera toutes les requestes que sçauroyent faire pour eux tous autres, au refuge desquels ils se retirassent, en se desfiant et doutant de sa bonté et démence ? Il nous fait entendre ceste grande miséricorde paternelle par la parabole, où nous est représenté le père qui n’attend point que pardon luy soit demandé par son fils, lequel s’estoit aliéné de luy, avoit prodigalement dissipé sa substance, et commis envers luy très-grande offense : mais il le prévient, le recognoist de loing : quand il le voit revenir par devers soy, luy accourt au-devant, l’embrasse, le console, et le reçoit en grâce Luc 15.20. Car en nous proposant en un homme l’exemple de si grande clémence et douceur, il nous a voulu enseigner combien plus de grâce, douceur et bénignité nous devons attendre et espérer de luy, qui non-seulement est Père, mais sur tous les pères très-bon et très-pitoyable, si nous venons nous rendre à sa miséricorde : encores que nous luy ayons esté ingrats, rebelles et mauvais enfans. Et afin de nous donner plus de certitude que c’est à nous, si nous sommes Chrestiens, qu’il est tel Père, il n’a pas voulu seulement estre appelé de nous Père, mais il a voulu nommément que nous l’appelions Nostre. Comme si nous luy disions, Père qui es si doux à tes enfans, et si bon à leur pardonner, nous tes enfans te requérons, estans asseurez que tu es nostre Père, qui n’as envers nous affection et volonté que paternelle : quoy que soyons indignes d’un tel Père, quelque mauvaistie qu’ayons eue, ou quelque imperfection ou povreté qui soit en nous. Mais pource que nostre cœur est trop estroit pour comprendre une telle infinité de sa faveur, non-seulement Jésus-Christ nous a esté donné de luy pour gage et arre de nostre adoption, mais aussi il nous en a fait son sainct Esprit tesmoin, lequel nous donne liberté de crier haut et clair à plene voix, Abba, Père Gal. 4.6. Ainsi, toutes fois et quantes que nostre lascheté nous retardera, souviene-nous de le supplier qu’en ayant corrigé nostre foiblesse qui nous rend craintifs, il nous guide et pousse à prier hardiment par cest Esprit de magnanimité.
3.20.38
Or ce qu’il nous est point yci baillé doctrine que chacun particulièrement l’appelle son Père, mais que plustost tous en commun l’appelions nostre Père : en cela nous sommes admonestez combien doit estre fraternelle l’affection des uns envers les autres qui sommes tous enfans d’un mesme Père, et par un mesme droict et tiltre de sa pure libéralité. Car puis que celuy nous est à tous Père en commun, duquel vient tout le bien que nous pouvons avoir Matt. 23.9 : nous ne devons rien avoir tellement séparé et divisé entre nous, que ne soyons prests de bon courage et en toute libéralité de cœur, de le communiquer mutuellement les uns aux autres, d’autant que mestier en est. Or si nous sommes prests ainsi que nous devons estre, de nous subvenir et aider les uns aux autres, il n’y a rien en quoy nous puissions plus proufiter à nos frères, que si nous les recommandons à ce très-bon Père : lequel quand il nous est propice, rien ne nous défaut. Et certes nous devons aussi cela à ce Père-ci. Car comme celuy qui vrayement et de bon cœur aime et désire le bien et honneur d’un père de famille, pareillement il aime et procure le bien de toute sa maison : en ceste manière si nous avons bonne affection à ce Père céleste, c’est bien raison que la monstrions envers son peuple, sa maison, et son héritage qu’il a tant honoré, qu’il l’appelle la plénitude de son Fils unique. Dont l’oraison du Chrestien doit estre ainsi reiglée et compassée, qu’elle soit commune, et comprene tous ceux qui luy sont frères en Jésus-Christ Eph. 1.23 : et non-seulement ceux qu’il voit et cognoist aujourd’huy estre tels, mais tous les hommes qui vivent sur la terre, desquels nous ne sçavons point ce que nostre Seigneur a déterminé de faire : mais seulement leur devons désirer tout bien, et en espérer pour le mieux. Combien que nous devons avoir en singulière recommandation et affection sur tous les autres, les domestiques de la foy : lesquels en toutes choses sainct Paul spécialement nous recommande. Et ce sont ceux que cognoissons, d’autant qu’en pouvons juger, estre présentement des vrais fidèles et serviteurs de Dieu Gal. 6.10. En somme, toutes nos oraisons doyvent estre tellement communes, qu’elles regardent tousjours la communauté que nostre Seigneur a mise en son règne et en sa maison.
3.20.39
Et toutesfois cela n’empesche que ne puissions particulièrement prier et pour nous et pour autres, moyennant que nostre affection ne s’escarte et destourne de la considération du proufit et conservation de ceste communauté, mais s’y rapporte entièrement. Car combien qu’en soy telles oraisons soyent formées particulièrement : toutesfois pource qu’elles tendent à ce but, elles ne laissent d’estre communes. Tout ceci facilement se peut entendre par une similitude : Le commandement de Dieu de subvenir à l’indigence de tous povres, est général : et toutesfois ceux qui à ceste fin font miséricorde, et eslargissent de leur bien à ceux qu’ils voyent ou sçavent en avoir nécessité, y obéissent : nonobstant qu’ils ne donnent pas à tous ceux qui n’en ont pas moindre besoin, ou pource qu’ils ne les peuvent tous cognoistre, ou pource qu’ils ne peuvent suffire à tous. En ceste manière, ceux ne contrevienent point à la volonté de Dieu, qui regardans et pensans à ceste commune société de l’Eglise, usent de telles particulières oraisons, par lesquelles en particulières paroles, mais de courage publique et commune affection, ils recommandent à Dieu ou eux ou autres, desquels il leur a voulu de plus près donner à cognoistre la nécessité. Combien que tout ne soit semblable en oraison et en aumosne. Car nous ne pouvons subvenir de nos biens sinon à ceux desquels nous sçavons la povreté : mais nous pouvons et devons aider par oraison ceux mesmes desquels nous n’avons point la cognoissance, et qui sont eslongnez de nous par quelque distance et intervalle que ce soit. Ce qui se fait par la généralité des oraisons, en laquelle sont comprins tous les enfans de Dieu, au nombre desquels aussi ceux-là sont. A quoy on peut rapporter ce que sainct Paul exhorte les fidèles de son temps de lever les mains pures au ciel 1Tim. 2.8. Car en les advertissant que la porte seroit fermée à leurs prières par divorce, il leur commande de se conjoindre et unir en vray accord.
3.20.40
Après il est dit, Qui es es cieux. De quoy nous ne devons entendre ne penser qu’il soit enclos ou contenu au circuit du ciel. Car Salomon confesse que les cieux ne le peuvent comprendre 1Rois 8.27. Et luy par son Prophète dit, que le ciel est son siège, et la terre son marchepied Esaïe 66.1 ; Actes 7.49 ; 17.24. En quoy il déclaire et donne à cognoistre qu’il n’est point contenu en quelque certain lieu, ains qu’il est partout, et remplit toutes choses. Mais pour autant que nostre ignorance et imbécillité d’esprit ne peut autrement comprendre ne concevoir sa gloire, puissance, sublimité et hautesse, il nous la signifie par le ciel, qui est la chose la plus haute et plene de gloire et majesté que nous pouvons contempler. Parquoy, à cause que par tout où nos sens ont appréhendé quelque chose, ils ont accoustumé de la tenir comme liée : Dieu nous est colloqué par-dessus tout lieu, afin que quand nous le voulons chercher nous nous eslevions par-dessus tout le sens de nostre âme et de nostre corps. D’avantage, par ceste manière de parler, il est exempté de toute corruption ou mutation. Finalement, il nous est signifié qu’il contient et modère tout le monde par sa puissance. Parquoy, Qui es es cieux, est autant à dire, comme s’il estoit nommé de grandeur et hautesse infinie, d’essence incompréhensible, de puissance inénarrable, d’immortalité éternelle. A ceste cause ce mot nous doit esmouvoir à eslever nos cœurs et nos esprits quand nous pensons à Dieu, pour ne rien imaginer de luy charnel ou terrien, et ne le vouloir reigler selon nostre raison mondaine, ni assujetir à nos affections. Semblablement il nous doit servir à confermer en luy nostre fiance, entant qu’il nous signifie qu’il gouverne par sa providence le ciel et la terre. La somme est, que sous le nom de Père, ce Dieu qui nous est apparu en l’image de son Fils, nous est mis en avant, afin que nous l’invoquions en certitude de foy : et que non-seulement ce nom de Père, selon qu’il est familier, doit servir à confermer nostre fiance, mais aussi à retenir nos esprits, afin qu’ils ne soyent point distraits à aucuns dieux incognus ou controuvez : mais plustost qu’estans conduits par le Fils unique ils montent tout droit à celuy qui est seul Père des Anges et des hommes. Secondement, quand son throne luy est establi au ciel, nous sommes advertis puis qu’il gouverne le monde, que nous ne venons pas à luy en vain, veu que de son bon gré il a soin de ses créatures. Ceux qui se présentent à luy, dit l’Apostre, doyvent croire qu’il est Dieu : et puis, qu’il est rémunérateur à tous ceux qui le cherchent Héb. 11.6. Jésus-Christ approprie yci l’un et l’autre à son Père, afin que nostre foy soit arrestée en luy : et secondement, que nous soyons persuadez qu’il ne met pas en oubli nostre salut : veu qu’il daigne bien estendre sa providence jusques à nous. Ce sont les principes par lesquels sainct Paul nous dispose à bien prier. Car devant que nous exhorter de descouvrir nos requestes à Dieu, il met ceste préface, Ne soyez en souci de rien, le Seigneur est prochain Phil. 4.5-6. Dont il appert que ceux qui n’ont point cest article bien résolu, que l’œil de Dieu est sur les justes Ps. 33.18, ne font qu’entortiller leurs prières en eux-mesmes, estans en doute et perplexité.
3.20.41
La première requeste est, Que le nom de Dieu soit sanctifié : la nécessité de laquelle nous doit bien faire grand’honte. Car que sçauroit-on penser plus vilein, que de veoir la grâce de Dieu estre obscurcie, partie par nostre ingratitude, partie par nostre malice ? qui pis est, que par nostre orgueil et furies desbordées elle soit abolie, entant qu’en nous est ? Vray est que la saincteté du nom de Dieu reluit en despit des iniques, voire et deussent-ils crever avec leurs desbordemens pleins de sacrilèges. Et ce n’est point sans cause que le Prophète s’escrie, Dieu, selon que ton nom est cognu, aussi la louange est estendue sur toutes les fins de la terre Ps. 48.10 ! Car par tout où Dieu se manifeste, il est impossible que ses vertus ne vienent en avant : asçavoir, puissance bonté, sagesse, justice, miséricorde, vérité, lesquelles nous ravissent en admiration, et incitent à célébrer sa louange. Parquoy, d’autant qu’on ravit ainsi outrageusement à Dieu sa saincteté en terre, si nous ne la pouvons maintenir comme il seroit à désirer, c’est pour le moins que nous ayons soin de prier Dieu qu’il la maintiene. La somme est, que nous demandions que l’honneur soit rendu à Dieu tel qu’il en est digne, que les hommes ne parlent et ne pensent jamais de luy qu’avec une singulière révérence : à laquelle s’oppose le mespris, qui emporte profanation : lequel vice a tousjours esté par trop commun au monde, comme encores aujourd’huy il a trop la vogue. Et c’est dont vient la nécessité de faire ceste requeste : laquelle seroit superflue s’il y avoit en nous quelque piété. Or si le nom de Dieu est deuement sanctifié, lors qu’estant séparé de tous les autres il est exalté en gloire : non-seulement il nous est yci commandé de prier Dieu qu’il le conserve entier de toute ignominie et mespris, mais qu’il donte et abaisse tout le monde à l’honorer et vénérer comme il appartient. Car comme ainsi soit que Dieu se déclaire à nous, partie en sa Parole, partie en ses œuvres, il n’est pas deuement sanctifié de nous, si nous ne luy rendons en tous les deux ce qui est sien : et ainsi, que nous embrassions tout ce qui procède de luy, et que sa rigueur ne soit pas moins prisée et louée entre nous que sa clémence : veu qu’en la diversité de ses œuvres il a par tout imprimé certaines marques de sa gloire, lesquelles à bon droict doyvent tirer louange de toutes langues. En ce faisant l’Escriture obtiendra plene authorité envers nous : et quoy qu’il adviene, rien n’empeschera que Dieu ne soit bénit comme il mérite, en tout le cours du gouvernement du monde. La requeste aussi tend à ce but, que toute impiété laquelle pollue ce sainct et sacré Nom, périsse : que toutes détractions et murmures, et aussi les mocqueries qui obscurcissent ou diminuent ceste sanctification, soyent exterminées : et que Dieu, en réprimant et met tant sous le pied tels sacrilèges, face que sa majesté croisse journellement en plus grand lustre.
3.20.42
La seconde requeste est, Que le Royaume de Dieu adviene : laquelle combien qu’elle ne contiene rien de nouveau ou séparé d’avec la première, toutesfois elle n’en est pas distinguée sans raison. Car si nous pensons bien à nostre tardiveté et rudesse, il est besoin que nous ayons les aureilles batues souvent, de ce qui nous doit estre tant et plus notoire. Après doncques qu’il nous a esté ordonné de prier Dieu qu’il abate, et finalement destruise tout ce qui souille son sacré Nom, une seconde demande pareille et du tout conforme est adjoustée, Que son règne adviene. Or combien que nous ayons exposé ailleurs et défini la nature de ce royaume, je répéteray yci en brief que Dieu est tenu pour Roy, quand les hommes renonçans à eux-mesmes, et mesprisans le monde et ceste vie terrestre, s’adonnent à la justice de Dieu pour aspirer à la vie céleste. Ainsi il y a deux parties de ce règne : c’est que Dieu corrige et abate par la vertu de son Esprit toutes cupiditez de la chair, lesquelles se dressent à grand foulle pour batailler contre luy. Secondement, qu’il plie et forme tous nos sens, pour les assujetir à son empire. Pourtant, quiconques veut tenir bon ordre en ceste requeste, il faut qu’il commence par soy, désirant d’estre purgé de toutes corruptions qui troublent en son cœur l’estat paisible du règne de Dieu, et en infectent la pureté. Au reste, pource que la Parole de Dieu est comme son sceptre royal, il nous est yci ordonné de prier qu’il assujetisse les esprits et les cœurs de tous à une obéissance volontaire d’icelle. Ce qui se fait, quand il les touche et esmeut d’une inspiration secrette, pour leur faire cognoistre quelle est la vertu de sa Parole, afin qu’elle ait sa prééminence, et soit tenue en tel degré d’honneur qu’elle mérite. Après, nous pourrons descendre aux meschans qui résistent à son empire avec obstination et fureur désespérée. Dieu doncques dresse son Royaume en abbaissant tout le monde, mais en diverses sortes : c’est qu’il donte les appétis désordonnez des uns, et rompt et brise l’orgueil des autres, d’autant qu’il est indontable. Nous avons à désirer que cela se face chacun jour, afin que Dieu recueille des Eglises de toutes les parties du monde, qu’il les multiplie en nombre, qu’il les enrichisse de ses dons, qu’il y establisse bon ordre : et à l’opposite, qu’il renverse tous les ennemis de sa pure doctrine, qu’il dissipe leurs conseils, et abate leurs efforts. Dont il appert que non sans cause il nous est commandé d’avoir en recommandation l’accroissement continuel du règne de Dieu : veu que jamais l’estat des hommes ne va si bien, que toutes souilleures de vices soyent bien purgées entre eux, et qu’il y florisse plene intégrité. Or la perfection s’estend au dernier advénement de Jésus-Christ, auquel Dieu sera tout en toutes choses, comme dit sainct Paul 1Cor. 15.28. Ainsi ceste prière nous doit retirer de toutes les corruptions du monde, lesquelles nous séparent de Dieu, à ce que son règne n’ait sa vertu et vigueur en nous. Elle doit aussi enflamber en nous un désir et effort de mortifier nostre chair : finalement nous instruire à porter patiemment la croix : veu que Dieu veut que son Royaume soit advancé par tels moyens. Et ne nous doit fascher que l’homme extérieur soit corrompu, moyennant que l’intérieur soit renouvelé. Car la condition du Royaume de Dieu est telle, qu’en nous voyant assujetis à sa justice, il nous face participans de sa gloire. Cela se fait quand il donne journellement lustre à sa vérité, pour deschasser et faire esvanouir, voire abolir du tout les mensonges et ténèbres de Satan et de son règne : et puis quand il garde les siens, les addresse en toute droicture par son sainct Esprit, et les conferme à persévérer en bien : à l’opposite, quand il ruine les meschantes conspirations de ses ennemis, escarte leurs embusches et fraudes, prévient leur malice et abat leur rébellion, jusques à ce qu’il desface du tout par l’Esprit de sa bouche l’Antechrist, et qu’il extermine toute impiété par la clairté de son advénement.
3.20.43
La troisième requeste est, que la volonté de Dieu soit faite en la terre comme au ciel ; ce qui dépend bien de son règne, et n’en peut estre séparé : toutesfois si n’est-il pas adjousté en vain, à cause de nostre rudesse, laquelle n’appréhende pas aisément ne si tost, qu’emporte ce mot, que Dieu règne au monde. Parquoy il n’y aura point de mal de prendre ceci comme par forme d’exposition, que lors Dieu sera Roy du monde, quand tous seront rangez sous sa volonté. Or il n’est pas icy question de sa volonté secrette, par laquelle il dispose toutes choses, et les ameine à telle fin que bon luy semble. Car quoy que Satan et les iniques s’escarmouchent et se dressent impétueusement contre luy, toutesfois il a son conseil incompréhensible, par lequel non-seulement il sçait destourner tous leurs efforts, mais les amener au joug, et faire par eux ce qu’il a décrété. Or yci il nous faut entendre une autre volonté de Dieu : asçavoir celle qui nous appelle à une obéissance volontaire. Pourtant le ciel est notamment accomparé à la terre, pource que les Anges servent de leur bon gré à Dieu, et sont attentifs à exécuter ses commandemens, selon qu’il est dit au Pseaume Ps. 103.20. Il nous est doncques commandé de prier, que comme il ne se fait rien au ciel sinon ce que Dieu a ordonné, et que les Anges se reiglent paisiblement à toute droicture, aussi que la terre soit mattée, et que toute contumace et perversité y soit abatue, à ce qu’elle soit sujette à l’empire de Dieu. En demandant ceci nous avons à renoncer à tous désirs de nostre chair : car quiconques ne résigne et submet du tout ses affections à Dieu, il s’oppose entant qu’en luy est, à la volonté d’iceluy, veu que tout ce qui procède de nous est vicieux. Ainsi par ceste prière nous sommes induits à renoncer à nous-mesmes, à ce que Dieu nous gouverne selon son bon plaisir. Et non-seulement cela, mais aussi qu’en réduisant à néant nostre naturel pervers, il crée en nous esprits et courages nouveaux, à ce que nous ne sentions nul mouvement de cupidité qui luy soit rebelle, mais que nous ayons un consentement entier avec sa volonté. En somme, que nous ne vueillons rien de nous-mesmes : mais que son esprit conduise nos cœurs, et qu’il nous enseigne au dedans d’aymer ce qui luy plaist, et hayr ce qui luy desplaist : dont il s’ensuyt aussi, qu’il casse et anéantisse tous appétis qui répugnent à sa volonté. Voylà les trois premiers articles de l’Oraison, ausquels il nous convient avoir la seule gloire de Dieu devant les yeux, oublians tout regard de nous-mesmes, et ne pensans point à nostre proufit, lequel nous en revient très-ample : mais si ne le faut-il point chercher. Or combien que toutes ces choses adviendront indubitablement en leur temps, encores que nous n’y pensions point, et que ne les désirions ne demandions, si nous les faut-il toutesfois souhaiter et requérir. Et il nous est grand besoin d’en faire ainsi pour déclairer et attester par ce moyen que nous sommes serviteurs à Dieu, servans à son honneur comme de nostre Maistre et Père, entant qu’en nous est, et y estans adonnez. Parquoy tous ceux qui ne sont point touchez d’une telle affection d’advancer la gloire de Dieu, pour prier que son Nom soit sanctifié, que son Règne adviene, et sa volonté soit faite, ne méritent pas d’estre tenus du nombre des enfans et serviteurs de Dieu. Et comme ces choses adviendront maugré qu’ils en ayent, aussi ce sera à leur ruine et confusion.
3.20.44
S’ensuyt la seconde partie de l’Oraison, en laquelle nous descendons à ce qui nous est utile ; non pas qu’en laissant la gloire de Dieu à part, ou la mettant sous le pied (à laquelle, tesmoin sainct Paul nous devons rapporter nostre boire et manger 1Cor. 10.31) nous demandions seulement ce qui nous est proufitable : mais selon que desjà nous avons adverty, la diversité est telle, qu’aux trois premières requestes il nous ravit du tout à soy, pour mieux esprouver l’honneur que nous luy portons : puis il nous ottroye de penser aussi à ce qui nous est expédient : toutesfois avec tel si, que nous ne désirions rien sinon afin qu’en tous les bénéfices qu’il nous eslargit, sa gloire soit tant mieux esclarcie : veu qu’il n’y a rien plus équitable que de vivre et mourir à luy. Au reste, en ceste requeste nous demandons à Dieu les choses qui nous concernent, et qui subvienent à nos nécessitez. Et par icelles nous demandons de Dieu généralement, tout ce dont nostre corps a besoin pour son usage, sous les élémens de ce monde. Non pas ce seulement dont nous soyons nourris et vestus, mais tout entièrement ce que Dieu sçait et cognoist nous estre bon et utile, afin que nous puissions user des biens qu’il nous donne, en bonne paix et tranquillité. En somme par ceste pétition nous nous baillons à luy comme en charge, et nous mettons en sa providence, pour estre de luy nourris, entretenus et conservez. Car ce très-bon Père n’a point en desdain de prendre mesmes nostre corps en sa protection et sauvegarde : afin d’exercer nostre foy en ces basses et petites choses, quand nous attendons de luy tout ce qu’il nous faut, jusques à une miette de pain, et une goutte d’eau. Certes nostre perversité est telle, que nous nous soucions tousjours beaucoup plus de nostre corps que de nostre âme. Et pourtant, plusieurs qui s’osent bien fier à Dieu pour leur âme, ne laissent point d’avoir solicitude pour leur corps, et tousjours doutent de quoy ils vivront, et de quoy ils seront vestus, et s’ils n’ont tousjours en main abondance de blé, de vin, et d’autre provision, ils tremblent de peur d’avoir faute. C’est ce que nous avons dit, que ceste ombre de nostre vie corruptible nous est en beaucoup plus grande estime que l’immortalité éternelle. D’autre part ceux qui par certaine fiance en Dieu, se sont desmis de toute solicitude de leurs corps, pareillement ils attendent de luy en asseurance les choses plus grandes, mesmes salut et vie éternelle. Ce n’est pas doncques une légère exercitation et de petite importance pour nostre foy, qu’espérer de Dieu les choses qui ont accoustumé de nous faire tant soucier et tormenter. Et avons beaucoup proufité, quand nous sommes délivrez de ceste infidélité, laquelle est quasi enracinée jusques aux os de tous les hommes. Ce qu’aucuns transfèrent ceci au pain supersubstanciel, il ne me semble pas fort convenable à la sentence de Jésus-Christ : et mesmes si en ceste vie fragile et caduque nous n’attribuyons à Dieu office de Père nourricier, l’oraison manqueroit et seroit comme rompue en partie. La raison qu’ils ameinent est trop profane : c’est qu’il n’est point convenable que les enfans de Dieu, qui doyvent estre spirituels, non-seulement appliquent leurs désirs aux choses terrestres, mais y enveloppent aussi Dieu avec eux. Voire, comme si sa bénédiction et faveur paternelle ne reluisoit pas mesmes au boire et manger, qu’il nous donne : ou qu’il fust escrit en vain, que le service que nous luy rendons, a les promesses tant de la vie présente que de celle qui est à venir 1Tim. 4.8. Or combien que la rémission des péchez soit plus précieuse que la nourriture des corps, toutesfois Jésus-Christ a mis en premier lieu ce qui estoit le moindre, pour nous eslever petit à petit aux deux requestes suyvantes, lesquelles sont spéciales pour la vie céleste. En quoy il a supporté nostre tardiveté. Or il nous ordonne de prier pour nostre pain quotidien, afin que nous soyons contens de la portion que le Père céleste distribue à chacun : et que nous ne pourchassions nul gain par artifices ou finesses illicites. Cependant, nous avons à noter que le pain est fait nostre par tiltre de donation : veu qu’il n’y a ny industrie, ne labeur (comme dit Moyse) qui nous puisse rien acquérir, si la bénédiction de Dieu ne s’eslargit sur nous Lév. 26.20 : mesmes que nulle quantité de vivres ne nous proufiteroit rien, si elle ne nous estoit tournée en aliment par la bonté de Dieu. Dont il s’ensuyt que ceste siene libéralité n’est pas moins nécessaire aux riches qu’aux povres : veu qu’ayans leurs greniers et caves bien remplies, ils défaudroyent comme secs et vuides, si sa grâce ne leur donnoit à jouir de leur pain. Ce mot d’Aujourd’huy ou Journellement (comme il est en l’autre Evangéliste) item, ce mot de Quotidien, doyvent servir à brider toute cupidité désordonnée des choses transitoires, à laquelle nous sommes trop bouillans : et surtout d’autant qu’elle attire d’autres maux avec soy ; c’est que si nous avons abondance, nous la jetions à l’abandon en volupté, délices, parades, et autres espèces de superfluité et dissolution. Parquoy il nous est ordonné de requérir seulement ce qui suffit à nostre nécessité, comme au jour la journée : et avec telle fiance que quand le Père céleste nous aura aujourd’huy nourris, il ne nous oubliera non plus demain. Parquoy, quelque affluence de biens, ou grande provision et félicité que nous ayons, encores que tous nos greniers et celliers soyent pleins, il nous faut tousjours néantmoins demander nostre pain quotidien, pensans et estans plenement persuadez que toute substance n’est rien, sinon d’autant que nostre Seigneur la rend fertile et vertueuse en espandant sa bénédiction dessus : et que celle mesme qui est en nostre main, n’est point nostre, sinon d’autant qu’il plaist à Dieu d’heure en heure nous en départir et donner l’usage. Et pource que l’arrogance des hommes ne se laisse point aisément persuader cela, le Seigneur tesmoigne qu’il en a baillé un exemple notable pour tout jamais, en repaissant au désert son peuple de la Manne, afin de nous advertir que l’homme ne vit pas du pain seulement, mais plustost de la parole sortant de sa bouche Deut. 8.3 ; Matt. 4.4. Par laquelle sentence il signifie que c’est sa seule vertu, par laquelle sont soustenues et la vie, et les forces : combien qu’icelle nous soit dispensée sous élémens corporels. Comme aussi par le contraire il nous le démonstre, quand il brise la force du pain, tellement que ceux qui mangent languissent de famine Lév. 26.26 : et oste la substance à l’eau, tellement que ceux qui boyvent desseichent de soif. Et ceux qui non contens de leur pain quotidien, mais ayans le cœur à cupidité et avarice, et désirans infinité, ou ceux qui se reposans en leur abondance, et se confians en leurs richesses, font néantmoins ceste demande à Dieu, ils ne font que se mocquer de luy. Car les premiers luy demandent ce qu’ils ne voudroyent point avoir obtenu, et qu’ils ont en abomination, c’est-à-dire leur pain quotidien seulement, et tant qu’ils peuvent ils luy cèdent et dissimulent leur avarice et convoitise, au lieu que la vraye oraison luy doit déclairer et ouvrir tout le cœur. Et les seconds luy demandent ce qu’ils n’attendent ny espèrent de luy : car ils le pensent avoir desjà chez eux. En ce que nous disons le pain Nostre, apparoist et se donne à cognoistre plus amplement la grâce et bénignité de Dieu : laquelle fait nostre ce qui ne nous estoit nullement deu. Combien que je ne répugne pas fort à ceux qui pensent que par ce mot est signifié le pain qui soit gaigné par nostre juste labeur, sans détriment d’autruy, et sans aucune fraude : pource que tout ce qui est acquis iniquement, n’est jamais nostre. En ce qu’il est dit. Donne-nous, c’est pour nous signifier, que de quelque part, ou par quelque moyen que nous l’ayons, c’est tousjours le pur et gratuit don de Dieu : combien qu’il nous soit advenu par le travail de nos mains, ou par nostre art et industrie, ou par quelconque autre forme que ce soit.
3.20.45
Il s’ensuyt : Quitte-nous nos offenses, ou nos debtes : en laquelle requeste et en la prochaine, Jésus-Christ a comprins tout ce qui concerne le salut de nos âmes ; comme aussi l’alliance spirituelle que Dieu a traittée avec son Eglise, consiste du tout en ces deux membres : c’est d’escrire sa Loy en nos cœurs : et d’estre propice à nos iniquitez Jér. 31.33 ; 33.8. Yci nostre Seigneur Jésus commence par le pardon : puis il adjoustera la seconde grâce, que Dieu nous défende par la vertu de son Esprit, et nous soustiene par le secours d’iceluy, à ce que nous persistions invincibles contre toutes tentations. Or en nommant les péchez Debtes, il signifie que nous en devons la peine : et nous seroit impossible d’en satisfaire, si nous n’en estions délivrez par ceste rémission, qui est un pardon de gratuité, en ce qu’il luy plaist libéralement effacer nos debtes, n’en recevant aucun payement, mais en se satisfaisant de sa propre miséricorde en Jésus-Christ, lequel s’est une fois livré pour nous en récompense de nos forfaits. Pourtant tous ceux qui se confient d’appaiser Dieu par leurs mérites, ou ceux qui cuident acquérir pardon d’ailleurs, et qui veulent se racheter par telles satisfactions, ne peuvent communiquer à ceste rémission gratuite Rom. 3.24 : et en priant en ceste façon ne font que soussigner à leur accusation, mesmes ratifier leur condamnation par leur tesmoignage propre. Ils se confessent estre debteurs s’ils ne sont acquittez par rémission gratuite : laquelle toutesfois ils n’acceptent pas, mais plustost la rejettent en ingérant leurs mérites et satisfactions, car en ce faisant, ils n’implorent pas sa miséricorde, mais se veulent acquitter en son jugement. Quant à ceux qui se forgent par songes une telle perfection, qui nous exempte de ceste nécessité de supplier pour obtenir pardon, qu’ils ayent tels disciples qu’ils voudront, moyennant qu’on sache qu’ils arrachent à Jésus-Christ tous ceux qu’ils acquièrent à eux : veu que luy en induisant les siens à confesser leur coulpe, ne reçoit ny advoue que les pécheurs ; non pas qu’il nourrisse les fautes par flatteries, mais pource qu’il sçait que les fidèles ne sont jamais tellement despouillez des infirmitez de leur chair, qu’ils ne soyent tousjours redevables au jugement de Dieu. Il est bien à souhaiter qu’en nous estant acquittez de tous devoirs, nous puissions vrayement nous congratuler devant Dieu, que nous sommes purs de toutes macules : et nous y faut travailler tant qu’il est possible. Mais puis qu’il plaist à Dieu de reformer petit à petit son image en nous, en sorte qu’il demeure tousjours quelque contagion en nostre chair, il n’a pas falu laisser ce remède. Or si Jésus-Christ, selon l’authorité à luy donnée, par le Père, nous commande d’avoir tout le cours de nostre vie refuge à demander pardon de nos défauts, qui est-ce qui pourra porter ces nouveaux docteurs et follets, qui sous ombre d’un fantosme de saincteté parfaite, s’efforcent d’esblouir les yeux des simples, leur faisans à croire qu’ils sont purs de toute offense ? ce qui n’est autre chose (tesmoin sainct Jehan) que faire Dieu menteur 1Jean 1.10. Ces brouillons par un mesme moyen deschirent par pièces l’alliance de Dieu, en laquelle nostre salut est contenu : car de deux articles ils en raclent l’un ; et en ce faisant la renversent du tout, estans non-seulement sacrilèges en ce qu’ils séparent des choses tant conjoinctes, mais aussi meschans et cruels, accablans les povres âmes de désespoir : qui plus est, estans desloyaux à eux-mesmes et à leurs semblables, d’autant qu’ils cherchent à s’endormir en une stupidité, laquelle contrarie directement à la miséricorde de Dieu. Quant à ce qu’ils objectent, qu’en désirant l’advénement du royaume de Dieu, nous requérons aussi l’abolition des péchez, c’est une sophisterie trop puérile : pource qu’en la première table de l’oraison nous sommes induits à chercher la perfection souveraine : yci nostre infirmité nous est proposée. Ainsi les deux s’accordent très-bien : c’est qu’en aspirant où nous prétendons, nous ne mesprisions point les remèdes que nécessité requiert. Et nous demandons finalement ceste rémission nous estre faite, comme nous remettons à nos debteurs : c’est-à-dire, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont fait aucun tort ou injure : et nous ont offensez ou en faits ou en dits. Non pas que nous pardonnions et remettions la coulpe du péché, ce qui appartient à Dieu seul Esaïe 43.25 : mais le pardon et la rémission qu’il nous faut faire, est d’oster volontairement de nostre cœur toute ire, haine, désir de vengence : et de mettre en oubli toute injure et offense qui nous ait esté faite, sans garder aucune malvueillance contre personne. Parquoy nous ne devons demander à Dieu rémission de nos péchez, si aussi de nostre part nous ne remettons, en la manière que dit a esté, à tous ceux qui nous ont offensez, ou qui nous offensent. Et si nous retenons quelque haine en nostre courage, gardons aucune affection de vengence, ou pensons comment nous pourrons nuire à nos ennemis, malfaiteurs ou malvueillans : et mesmes si nous ne nous efforçons de tout nostre pouvoir de revenir en grâce avec eux, nous réconcilier à eux, avoir paix, amour et charité avec eux, leur faire tout service et plaisir : nous requérons à Dieu en ceste prière, qu’il ne nous face point rémission de nos péchez. Car nous requérons qu’il nous la face, comme aussi nous la faisons aux autres. Et cela est demander qu’il ne la nous face point, si nous ne la faisons. Ceux doncques qui sont tels, qu’obtienent-ils par leur demande, sinon plus griefve damnation ? Finalement, il nous faut noter que ceste condition, Qu’il nous remette, comme nous remettons à nos debteurs, n’est pas mise et adjoustée, pourtant que par la rémission que nous faisons aux autres ; nous méritions aussi que nostre Seigneur nous remette : mais en ce mot il a seulement voulu soulager l’imbécillité de nostre foy. Car il a adjousté cela comme un signe, par lequel nous fussions confirmez, qu’aussi certainement de luy nous est faite rémission des péchez, comme nous sçavons certainement qu’elle est de nous faite aux autres, quand nostre cœur est entièrement vuide et purgé de toute haine, envie, malvueillance et vengence. Et d’avantage il a voulu monstrer par ce mot, qu’il rejette du nombre de ses enfans, ceux qui enclins à se venger et difficiles à pardonner, sont obstinez en leurs inimitiez : et qui gardans leur mauvais cœurs et indignation contre leur prochain, prient à Dieu qu’il vueille laisser et oublier la siene envers eux : afin que ceux-là ne soyent si hardis de l’invoquer pour leur Père. Comme aussi Jésus-Christ l’a notamment exprimé en sainct Luc.
3.20.46
La sixième requeste, comme nous avons dit, réspond à la promesse que Dieu nous a donnée et faite, d’imprimer sa Loy en nos cœurs. Mais pource que nous ne pouvons pas servir Dieu sans batailler continuellement, voire avec grans efforts et difficiles, nous requérons yci qu’il nous munisse d’armes fortes, et défende de son secours, à ce que nous soyons suffisans pour obtenir victoire. En quoy nous sommes advertis, que non-seulement nous avons besoin d’estre amollis, pliez et formez par la grâce du sainct Esprit à l’obéissance de Dieu, mais aussi d’estre fortifiez par son aide, pour estre rendus invincibles tant contre les embusches de Satan que contre ses alarmes. Or il y a plusieurs et diverses manières de tentations. Car toutes les mauvaises conceptions de nostre entendement, nous induisantes à transgresser la Loy, lesquelles ou nostre concupiscence nous suscite, ou le diable esmeut en nous, sont tentations. Et les choses qui de leur nature ne sont point mauvaises, toutesfois par l’astuce du diable nous sont faites tentations, quand elles nous sont mises devant les yeux, afin que par leur objet nous soyons retirez et déclinions de Dieu Jacq. 1.2, 14 ; Matt. 4.3 ; 1Thess. 3.5. Et de ces dernières tentations, les unes sont à dextre, les autres à senestre. A dextre, comme richesses, puissance, honneurs, et autres telles : lesquelles bien souvent par l’apparence du bien et clairté qu’elles se monstrent avoir, esblouissent la veue des hommes : et par leur douceur les enyvrent, pour leur faire oublier Dieu. A senestre, comme povreté, ignominie, mesprisement, afflictions, et autres semblables : pour la dureté et difficulté desquelles ils se desconfortent, perdent tout courage, laissent toute fiance et espérance, et finalement soyent du tout aliénez de Dieu. Or par ceste sixième demande, nous requérons à Dieu nostre Père, qu’il ne nous permette point succomber en ces tentations, lesquelles bataillent contre nous : tant celles que nostre concupiscence produit en nous, que celles qui nous sont proposées du diable : mais que plustost de sa main il nous soustiene et fortifie, afin qu’en sa vertu nous puissions estre fermes, et consister contre tous les assauts du malin ennemi, quelques pensées qu’il induise en nos entendemens : et que nous tournions à bien tout ce qu’il nous propose d’une part et d’autre : c’est-à-dire, que ne nous eslevions point pour aucune prospérité, et que ne nous desconfortions ne désespérions pour aucune adversité. Toutesfois nous ne prions pas yci que nous ne sentions aucunes tentations, desquelles il nous est grandement besoin que nous soyons plustost esveillez, picquez et stimulez, afin que ne soyons pas trop paresseux et endormis. Car David pour néant ne souhaitoit pas d’estre tenté de nostre Seigneur ; et nostre Seigneur ne tente pas tous les jours les siens sans cause, les chastiant pour leur enseignement, par ignominie, povreté, tribulations et antres espèces de croix Ps. 26.2 ; Gen. 22.1 ; Deut. 8.2 ; 13.3 ; 1Cor. 10.13. Mais Dieu tente en une sorte, et le diable en une autre. Car le diable tente pour perdre, pour damner, pour confondre, et pour abysmer : au contraire, Dieu tente pour prendre l’expérience de la sincérité de ses serviteurs, en les esprouvant : et pour augmenter leur force spirituelle, pour mortifier, purger et brusler leur chair en l’exerçant : laquelle si elle n’estoit en ceste manière réprimée, s’escarmoucheroit et se rebelleroit outre mesure. D’avantage, le diable assaut en trahison et au desprouveu, pour opprimer devant qu’on y pense ; mais Dieu ne nous laisse point tenter outre ce que nous pouvons : ains fait bonne issue avec la tentation, afin que nous puissions soustenir et porter tout ce qu’il nous envoyé. Il n’y a pas grand intérest, d’entendre par le nom du malin, le diable ou le péché : car Satan est l’adversaire qui machine nostre ruine : le péché est les armeures, desquelles il use pour nous opprimer et meurtrir 2Pi. 2.9 ; 1Pi. 5.8. Nostre requeste est doncques telle, que nous ne soyons point vaincus ni opprimez par aucunes tentations : mais que par la vertu de nostre Seigneur, nous consistions forts et fermes contre toutes puissances contraires, qui est ne succomber point aux tentations : afin qu’estans receus en sa sauvegarde et asseurez par sa protection et défense, nous soyons vainqueurs par-dessus le péché, la mort, les portes d’enfer, et tout le règne du diable, ce qui est estre délivré du malin. Parquoy il faut yci diligemment noter, qu’il n’est point en nostre puissance de venir en combat contre le diable, si fort et si grand batailleur, ne de soustenir ses assauts, et résister à sa violence. Car autrement en vain, ou par mocquerie nous demanderions à Dieu ce que nous aurions de nous-mesmes. Certes ceux qui en fiance d’eux-mesmes se préparent à batailler contre luy, n’entendent pas bien à quel ennemi ils ont affaire, ne combien il est fort et rusé à la guerre, ne comment il est bien armé de toutes pièces. Maintenant nous demandons estre délivrez de sa puissance, comme de la gueule d’un lion furieux et affamé, estans prests d’estre incontinent desmembrez par ses ongles et par ses dents, et finalement engloutis par luy, si nostre Seigneur est quelque peu eslongné de nous : estans néantmoins certains, que si le Seigneur est présent à nostre aide, et combat pour nous sans nostre force, en sa vertu nous ferons vertu Ps. 60.12. Que les autres se confient comme ils voudront de leur franc et libéral arbitre, et de la puissance qu’ils pensent avoir d’eux-mesmes : de nostre costé il nous doit bien sufifire que par la seule vertu de Dieu nous consistons, et pouvons tout ce que nous pouvons. En ceste requeste sont comprinses plus de choses qu’il ne semble en apparence. Car si l’Esprit de Dieu est nostre vertu pour batailler contre Satan, nous ne pourrons jamais obtenir victoire, que premièrement nous ne soyons à délivre de l’infirmité de nostre chair, estans remplis de la force d’iceluy. Parquoy en demandant d’estre délivrez de Satan et de péché, nous requérons que nouvelles grâces de Dieu nous soyent augmentées assiduellement jusques à ce qu’estans parvenus à la perfection, nous puissions triompher contre tout mal. Il semble à d’aucuns qu’il n’y ait nul propos de requérir à Dieu qu’il ne nous induise point en tentation, veu que c’est chose contraire à sa nature, tesmoin sainct Jaques, de tenter personne Jacq. 1.13 ; mais desjà la question a esté solue en partie : c’est qu’à proprement parler, nostre cupidité est cause de toutes tentations desquelles nous sommes vaincus : et pourtant que la coulpe nous en doit estre imputée. Et de faict saint Jaques ne veut autre chose, sinon monstrer que c’est en vain et injustement que nous taschons de rejetter sur Dieu les vices desquels nous nous sentons coulpables. Au reste, cela n’empesche pas que Dieu, quand bon luy semble, ne nous assujetisse à Satan, qui nous précipite en sens réprouvé et en cupiditez énormes, et par ce moyen nous pousse en tentation d’un jugement juste, mais occulte et caché : pource que souvent la cause de ce que Dieu fait, est incognue aux hommes, laquelle luy est certaine. Dont je conclu que ceste façon de parler n’est pas impropre, si nous sommes bien persuadez que ce ne sont pas menaces de petis enfans, quand il dénonce tant de fois qu’il exerce son ire et sa vengence sur les réprouvez, en les frappant d’aveuglement et de dureté de cœur.
3.20.47
Ces trois dernières requestes, par lesquelles nous recommandons à Dieu nous et toutes les choses qui nous concernent, monstrent évidemment ce que nous avons devant dit, que les oraisons des Chrestiens doyvent estre communes et tendantes à l’édification et proufit général de l’Eglise, et à l’advancement publique de la communion des fidèles. Car par icelles requestes nul ne demande qu’il luy soit donné à part : mais tous en commun nous requérons nostre pain, que nos péchez nous soyent remis, que ne soyons induits en tentation, mais que soyons délivrez du malin. Après toutes les requestes est adjoustée la cause dont procède si grande audace de demander, et fiance d’obtenir. Laquelle cause combien qu’elle ne soit point exprimée aux livres latins, néantmoins est tellement convenable à ce lieu, qu’elle ne doit point estre omise : c’est que le règne, la puissance et la gloire appartienent à Dieu es siècles des siècles, et en ceci nous avons un ferme et tranquille repos pour nostre foy. Car si nos oraisons devoyent estre recommandées à Dieu pour nostre dignité, qui seroit celuy qui oseroit seulement ouvrir la bouche devant luy ? Maintenant, combien que soyons plus que misérables, plus qu’indignes, et n’ayons du tout rien pour nous priser envers Dieu, toutesfois nous aurons tousjours cause de prier, et ne perdrons jamais nostre confiance, puis qu’à nostre Père ne peut estre osté le règne, la puissance et la gloire. Finalement pour conclurre l’oraison, est mis Amen. En quoy il est exprimé l’ardeur du désir que nous avons d’obtenir toutes les demandes qu’avons faites à Dieu. Et aussi est confermée nostre espérance, que tout ce que nous avons prié nous est accordé, et certainement sera parfait : car il nous est promis de Dieu, qui ne peut mentir en ses promesses. Et cela convient à ce que nous avons ci-dessus allégué : Seigneur, fay ce que nous demandons à cause de ton nom, et non pas pour l’amour de nous ou de nostre justice. Car les saincts parlans ainsi, non-seulement monstrent à quelle fin ils prient, mais aussi se confessent estre indignes de rien impétrer, si Dieu ne prenoit la raison d’y estre induit en soy-mesme : et pourtant que toute leur fiance est en la seule bonté de Dieu, laquelle il a de nature.
3.20.48
Nous voyons tout ce que nous devons, et qu’entièrement aussi nous pouvons demander à Dieu, estre descrit et contenu en ceste oraison, reigle et formulaire de prier qui nous a esté baillé par nostre bon maistre Jésus-Christ, lequel par le Père nous a esté ordonné Docteur : et lequel il veut estre seul escouté et obéy Matt. 17.5. Car il a tousjours esté sa sapience éternelle, entant qu’il est Dieu : et entant qu’il a esté fait homme, il a esté son grand ambassadeur et messager donné aux hommes. Et tellement est ceste oraison parfaite, que toute autre chose qu’on y adjouste, laquelle ne s’y peut rapporter, est contre Dieu, et ne nous sera jamais ottroyée de luy. Car yci il nous a déclairé tout ce qui luy est agréable, tout ce qui nous est nécessaire, et tout ce qu’il nous veut donner[a]. Parquoy tous ceux qui veulent aller plus avant, et qui présument de requérir autre chose à Dieu qui ne soit comprinse et entendue en ceste oraison, premièrement ils veulent adjouster du leur à la sapience de Dieu (qui est un grand blasphème :) secondement, ils ne se contentent point de la volonté de Dieu, et ne se contienent sous icelle. Tiercement, ils ne seront point exaucez, d’autant qu’ils ne prient point en foy. Or qu’ils ne puissent point ainsi prier en foy, il est très-certain ; car en cela ils n’ont nulle parole de Dieu pour eux, sur laquelle si la foy ne s’appuye, elle ne peut nullement estre. Or ceux qui en délaissant la reigle du Maistre, se donnent congé en leurs souhaits et prières d’ensuyvre ce que leur fantasie porte, non-seulement n’ont point de Parole de Dieu, mais tant qu’ils peuvent ils y contrevienent. Tertulian doncques a parlé bien vray et très-proprement, l’appelant l’Oraison légitime[b] : signifiant tacitement que toutes autres sont irrégulières et illicites.
[a] Vide August., De oration., ad Probam.
[b] De fuga in perfect.
3.20.49
Nous ne voulons pourtant ceci estre ainsi prins et entendu, comme si nous devions tellement estre astreints à ceste oraison et formulaire de prier, qu’il ne fust licite d’en changer une syllabe, ne d’user d’autres paroles en priant. Car nous avons beaucoup d’oraisons par tout en l’Escriture bien diverses en paroles de ceste-ci, escrites toutesfois d’un mesme esprit, et desquelles l’usage nous est grandement utile. Plusieurs aussi sont suggérées assiduellement aux fidèles par un mesme Esprit : lesquelles ne convienent pas du tout en similitude de paroles. Seulement nous voulons enseigner, qu’entièrement nul ne cherche, n’attende et ne requière autre chose, que ce qui est sommairement comprins en ceste-ci. Et combien qu’il face demande bien diverse en paroles, toutesfois que de sens elle ne varie nullement. Comme il est certain que toutes autres oraisons de l’Escriture, et celles dont usent les fidèles, se rapportent à ceste-ci. Vrayement il ne s’en peut trouver nulle autre, qu’on puisse non pas préférer, mais aussi équiparer à la perfection de ceste-ci. Car il n’y a rien esté laissé de tout ce qu’on peut penser pour les louanges de Dieu, ne de tout ce que l’homme doit désirer pour son proufit et commodité. Et tout ce y est si bien et si parfaitement comprins, qu’à tous toute espérance est bien ostée de pouvoir inventer autre meilleur formulaire d’oraison. En somme, ayons souvenance que ceste est la doctrine de la Sapience de Dieu, qui a enseigné ce qu’elle a voulu, et a voulu ce qui estoit besoin.
3.20.50
Et combien que (comme devant a esté dit) il nous faut tousjours souspirer et prier sans cesse, ayans nos cœurs eslevez à Dieu : pource toutesfois que nostre fragilité est telle, qu’elle a affaire de beaucoup d’aides, et que nostre paresse a grand besoin d’estre esveillée, il est bon qu’un chacun pour plus grand exercice de prier, se constitue en son particulier certaines heures, lesquelles ne passent point sans oraison, et qu’en icelles toute l’affection de nostre cœur y soit entièrement appliquée. Comme quand nous nous levons au matin, devant que commencer nostre ouvrage, et ce qu’avons à faire au jour : quand l’heure est de prendre nostre repas et réfection des biens de Dieu, et après que l’avons prinse, quand tout nostre ouvrage du jour fini, le temps est de prendre nostre repos. Pourveu aussi que ce ne soit point une superstitieuse observation des heures, et que comme nous estans acquittez en icelles de nostre devoir envers Dieu, nous pensions bien avoir satisfait pour tout le reste du temps : mais que ce soit pour une discipline et instruction de nostre imbécillité, laquelle en soit ainsi exercée et aiguillonnée le plus souvent qu’il sera possible. Principalement nous devons avoir une grande solicitude, que toutesfois et quantes que nous sommes affligez de quelque perplexité ou accident, ou que voyons qu’autres le sont, incontinent nous courions de cœur à Dieu, en invoquant son aide. Aussi que ne laissions passer nulle prospérité qui nous adviene, ou que sçachions estre advenue à autres, que par louange et action de grâces : ne nous déclairions recognoistre sa puissance et sa bonté. Finalement, en toute oraison il nous faut songneusement garder de ne vouloir assujetir ne lier Dieu à aucunes certaines circonstances, ne luy déterminer, constituer, ou limiter ne temps, ne lieu, ne façon ou manière de faire et accomplir ce que requérons. Comme en ceste oraison nous sommes enseignez de ne luy mettre aucune loy, ou imposer quelque condition mais de tout laisser et submettre à son bon plaisir, afin que ce qu’il fera soit fait par telle manière, en tel temps et en tel lieu qu’il luy semblera bon. Pour laquelle cause au paravant que luy faire aucune prière pour nous et nos nécessitez, nous luy requérons premièrement que sa volonté soit faite. En quoy desjà nous luy assujetissons la nostre : afin que comme par une bride estant arrestée et retenue, elle ne présume de le vouloir ranger sous soy : mais le constitue maistre et directeur de toutes ses affections.
3.20.51
Si ayans ainsi nos cœurs formez en ceste obéissance, nous permettons que soyons gouvernez par les loix de sa providence divine, facilement nous apprendrons de persévérer en oraison, et d’attendre en patience le Seigneur, en différant nos désirs à l’heure de sa volonté : estans de luy asseurez, qu’encores qu’il ne nous apparoisse, toutesfois il nous est tousjours présent, et qu’en son temps il déclairera qu’il n’aura jamais eu les aureilles sourdes à nos prières, qui sembloyent aux hommes estre de luy rejettées et mesprisées. Ce qui nous servira d’une merveilleuse consolation, afin que ne nous désolions et désespérions, encores que quelquesfois Dieu ne nous satisface pas à nos premiers souhaits, comme ont accoustumé de faire ceux lesquels estans transportez d’une ardeur véhémente, invoquent tellement Dieu, que si dés le premier coup il ne les visite et présentement ne leur donne aide, incontinent ils imaginent qu’il est courroucé et indigné contre eux : et ayans perdu toute espérance d’estre exaucez, cessent de l’invoquer : mais plustost qu’en différant nostre espérance par bonne modération, poursuyvions ceste persévérance, laquelle nous est tant recommandée en l’Escriture. Car on peut souvent veoir aux Pseaumes, que David et les autres fidèles, quand il semble qu’ils n’ayent fait que batre l’eau en priant, et que Dieu ait fait le sourd, ne désistent pas pour cela de prier Ps. 22.2. Et de faict on n’attribue point à la Parole de Dieu l’authorité qu’elle mérite : sinon qu’on y adjouste foy, encores que tout ce qu’on voit y soit contraire. D’avantage ce nous sera un bon remède pour nous garder de tenter Dieu, et de ne le provoquer et irriter contre nous par nostre impatience et importunité, comme font ceux qui ne veulent convenir avec luy, sinon en marchandant par certaines pactions et conditions et comme s’il estoit serf et sujet à leurs cupiditez, le voulant réduire sous les loix de leur demande : ausquelles si incontinent il n’obéit ils se courroucent, grondent, mesdisent, murmurent et tempestent : ausquels bien souvent en sa fureur et indignation il accorde et donne ce qu’en sa miséricorde et faveur il desnie et refuse aux autres. Nous en avons l’exemple aux enfans d’Israël, ausquels il eust esté beaucoup meilleur de n’estre point exaucez de Dieu, que d’avoir les chairs et volailles qu’il leur donna en son ire Nomb. 11.18, 33.
3.20.52
Et si en la fin mesme, encores après longue attente, nostre sens ne peut comprendre que nous aurons proufité en nos prières, et n’en sent point aucun émolument, ce néantmoins nostre foy nous certifiera ce que nostre sens n’aura peu appercevoir, c’est que nous aurons obtenu de Dieu tout ce que bon aura esté, veu que tant souvent nostre Seigneur promet d’avoir la solicitude de nos fascheries qui nous grèvent, après que nous les luy aurons une fois exposées : et ainsi fera que nous posséderons en povreté toute abondance : en affliction, toute consolation. Car encores que tout nous défaille, toutesfois le Seigneur Dieu jamais ne nous délaissera, d’autant qu’il ne peut point frustrer l’attente et patience des siens. Et il nous sera seul assez pour toutes choses : d’autant qu’en soy il contient tous biens, lesquels après il nous révélera au jour de son jugement, auquel il manifestera plenement son règne. Il y a outreplus à noter, encores que Dieu nous accorde du premier coup nos prières, que toutesfois il ne respond pas à la forme expresse : mais en nous tenant en suspens quant à l’apparence, il nous exauce d’une façon admirable, et monstre que nous ne l’avons pas requis en vain. Et c’est ce qu’a entendu sainct Jehan, en disant, Si nous cognoissons qu’il nous oit, quand nous luy avons demandé quelque chose, nous cognoissons que nous avons obtenu les requestes que nous luy avons demandées 1Jean 5.15. Il semble que ce soit une superfluité de paroles bien froide, mais c’est une déclaration bien utile pour nous advertir, encores que Dieu ne nous complaise et ne nous gratifie pas en nos souhaits, qu’il ne laisse pas de nous estre humain et propice : en sorte que nostre espérance s’appuyant sur sa parole, ne sera jamais frustrée. Il est tant besoin et nécessaire aux fidèles de se soustenir par ceste patience, que rien plus. Car ils ne dureroyent point, s’ils ne s’appuyoyent sur icelle. Car le Seigneur n’use point de légère expérience pour esprouver les siens : et non-seulement les exerce assez rudement, mais les rédige souventes fois en toutes extrêmes nécessitez : et les y laisse bien longuement, devant qu’il leur donne goust et saveur de sa douceur. Et comme dit Anne, devant que vivifier il mortifie : devant que mettre en vie, il déjette aux enfers 1Sam. 3.6. Que pourroyent-ils, estans ainsi affligez, désolez et desjà demi-morts, sinon perdre tout courage, et tomber en désespoir, n’estoit que ceste pensée les relevast : c’est qu’ils sont regardez de Dieu, et qu’ils auront bonne issue de tout ce que présentement ils souffrent et endurent ? Toutesfois combien qu’ils s’appuyent sur ceste asseurance, si ne laissent-ils point de prier : d’autant que s’il n’y a en nostre prière constance de persévérer, nostre oraison ne proufite de rien.
Chapitre XXI
De l’élection éternelle : par laquelle Dieu en a prédestiné les uns à salut, et
les autres à condamnation.
3.21.1
Or ce que l’alliance de vie n’est pas égualement preschée à tout le monde : et mesmes où elle est preschée, n’est pas également receue de tous, en ceste diversité il apparoist un secret admirable du jugement de Dieu : car il n’y a nulle doute que ceste variété ne serve à son bon plaisir. Or si c’est chose évidente que cela se fait par le vouloir de Dieu, que le salut soit offert aux uns, et les autres en soyent forclos : de cela sortent grandes et hautes questions, lesquelles ne se peuvent autrement résoudre, qu’en enseignant les fidèles de ce qu’ils doyvent tenir de l’élection et prédestination de Dieu. Laquelle matière semble fort entortillée à plusieurs, pource qu’ils ne trouvent nulle raison, que Dieu en prédestine les uns à salut, les autres à la mort. Or il apperra par la procédure, qu’eux-mesmes s’enveloppent par faute de bon sens et discrétion. Qui plus est, en ceste obscureté qui les effraye, nous verrons combien ceste doctrine non-seulement est utile, mais aussi douce et savoureuse au fruit qui en revient. Jamais nous ne serons clairement persuadez comme il est requis, que la source de nostre salut soit la miséricorde gratuite de Dieu, jusques à ce que son élection éternelle nous soit quant et quant liquide, pource qu’elle nous esclarcit par comparaison la grâce de Dieu, en ce qu’il n’adopte pas indifféremment tout le monde en l’espérance de salut, mais donne aux uns ce qu’il desnie aux autres. Chacun confesse combien l’ignorance de ce principe diminue de la gloire de Dieu, et combien aussi elle retranche de la vraye humilité : c’est de ne point mettre toute la cause de nostre salut en Dieu seul. Or puis que cela est tant nécessaire à cognoistre, notons bien ce que dit sainct Paul : asçavoir qu’il n’est pas bien cognu, sinon que Dieu sans avoir esgard à aucunes œuvres, eslise ceux qu’il a décrétez en soy. Le résidu, dit-il, a esté sauvé en ce temps selon l’élection gratuite Rom. 11.5. Si c’est par grâce, ce n’est plus des œuvres : car grâce ne seroit plus grâce. Si c’est des œuvres, ce n’est plus de grâce : car l’œuvre ne seroit plus œuvre. S’il faut que nous soyons ramenez à l’élection de Dieu, pour sçavoir que nous n’obtenons point salut que par la pure libéralité de Dieu, ceux qui taschent d’amortir ceste doctrine, obscurcissent entant qu’en eux est, comme gens ingrats, ce qui devoit estre célébré et magnifié à plene bouche, et arrachent la racine d’humilité. Sainct Paul testifie clairement, que quand le salut du peuple est attribué à l’élection gratuite de Dieu : lors il appert qu’il sauve de son bon plaisir ceux que bon luy semble : et que ce n’est pas pour rendre salaire, lequel ne peut estre deu. Ceux qui ferment la porte, à ce qu’on n’ose point approcher pour gouster ceste doctrine, ne font pas moins d’injure aux hommes qu’à Dieu : pource que rien ne suffira sans ce point à nous humilier deuement, et ne sentirons point assez de cœur combien nous sommes obligez à Dieu. Et de faict. Christ nous est tesmoin que nous n’avons nulle droicte fermeté ne fiance ailleurs. Car pour nous asseurer et délivrer de crainte entre tant de périls, embusches et assauts mortels, brief, pour nous rendre invincibles, il promet que tout ce qui luy a esté donné en garde par le Père, ne périra point Jean. 10.28. Dont nous avons à recueillir, que tous ceux qui ne se cognoissent point estre du peuple péculier de Dieu, sont misérables, d’autant qu’ils sont en tremblement continuel : et ainsi, que tous ceux qui ferment les yeux à ces trois utilitez que nous avons notées, et voudroyent renverser ce fondement, pensent très-mal à leur proufit et à celuy de tous fidèles. Il y a aussi, que c’est de là que l’Eglise nous vient en avant : laquelle (comme sainct Bernard dit très-bien) ne se pourroit trouver ny estre cognue entre les créatures, d’autant que d’une façon admirable elle est cachée au giron de la prédestination bienheureuse, et sous la masse de la malheureuse damnation des hommes[c]. Mais devant qu’entrer plus avant à traitter cest argument, il me faut faire une préface à deux manières de gens. Comme ainsi soit que ceste dispute de prédestination soit de soy-mesme aucunement obscure, elle est par la curiosité des hommes rendue enveloppée et perplexe, et mesmes périlleuse : pource que l’entendement humain ne se peut refréner ne restreindre, qu’il ne s’esgare en grans destours et s’eslève par trop haut, désirant s’il luy estoit possible, de ne rien laisser de secret à Dieu, qu’il n’enquière et espluche. Puis que nous en voyons beaucoup tomber en ceste audace et outrecuidance, et mesmes plusieurs, qui autrement ne sont point mauvais, il nous les faut admonester comment ils ont à se gouverner en cest endroict. Premièrement doncques qu’il leur souviene que quand ils enquièrent de la prédestination, ils entrent au sanctuaire de la sagesse divine : auquel si quelqu’un se fourre et ingère en trop grande confiance et hardiesse, il n’atteindra jamais là de pouvoir rassasier sa curiosité : et entrera en un labyrinthe où il ne trouvera nulle issue. Car ce n’est pas raison que les choses que Dieu a voulu estre cachées, et dont il s’est retenu la cognoissance, soyent ainsi espluchées des hommes : et que la hautesse de sa sapience, laquelle il a voulu estre plustost adorée de nous qu’estre comprinse, (afin de se rendre admirable en icelle) soit assujetie au sens humain, pour la chercher jusques à son éternité. Les secrets de sa volonté, qu’il a pensé estre bon de ne nous communiquer, il nous les a testifiez en sa Parole. Or il a pensé estre bon de nous communiquer tout ce qu’il voyoit nous appartenir et estre proufitable.
[c] Serm. in Cantic., LXXVII
3.21.2
Nous sommes parvenus en la voye de la foy, dit sainct Augustin, tenons-nous y constamment : icelle nous mènera jusques en la chambre du Roy céleste, où tous les thrésors de science et sagesse sont cachez. Car le Seigneur Jésus ne portoit point d’envie à ses Apostres, qu’il avoit exaltez en si grande dignité, quand il leur disoit : J’ay beaucoup de choses à vous dire, que vous ne pouvez encores porter. Il nous faut cheminer, il nous faut proufiter, il nous faut croistre, afin que nos cœurs soyent capables des choses que nous ne pouvons encores comprendre Jean 16.12. Si la mort nous surprend ce pendant que nous proufitons, nous sçaurons hors de ce monde, ce que nous n’avons peu sçavoir yci. Si ceste cogitation a une fois lieu en nous : asçavoir que la Parole de Dieu est la voye unique pour nous conduire à enquérir tout ce qui est licite de cognoistre de luy : item la seule lumière, pour nous esclairer à contempler tout ce qui est licite d’en veoir : elle nous pourra facilement retenir et retirer de toute témérité. Car nous sçaurons qu’estans sortis des limites de l’Escriture, nous cheminerons hors du chemin et en ténèbres : et pourtant ne pourrons sinon errer, trébuscher, et nous achopper à chacun pas. Ayons doncques cela devant les yeux sur toutes choses, que ce n’est pas une moindre rage d’appéter autre cognoissance de la prédestination, que celle qui nous est donnée en la Parole de Dieu, que si quelqu’un vouloit cheminer par des rochers inaccessibles, ou veoir en ténèbres. Et que nous n’ayons point honte d’ignorer quelque chose en ceste matière, où il y a quelque ignorance plus docte que le sçavoir. Plustost que nous soyons bien aises de nous abstenir d’appéter une science, de laquelle l’affectation est folle et dangereuse, voire mesmes pernicieuse. Si la curiosité de nostre entendement nous solicite, ayons tousjours ceste sentence en main pour la rabatre, Comme manger beaucoup de miel n’est pas bon : aussi que de chercher la gloire, ne tournera pas à gloire aux curieux Prov. 25.27. Car c’est bien pour nous déterrer de ceste audace, quand nous voyons qu’elle ne peut autre chose faire, que nous précipiter en ruine.
3.21.3
D’autre part il y en a d’autres, lesquels voulans remédier à ce mal, s’efforcent quasi de faire que toute mémoire de la prédestination soit ensevelie : pour le moins ils admonestent qu’on se donne de garde de s’enquérir aucunement d’icelle, comme d’une chose périlleuse. Combien que ceste modestie soit louable, de vouloir qu’on n’approche des mystères de Dieu, sinon avec grande sobriété : toutesfois en ce qu’ils descendent trop bas, cela n’est point pour proufiter envers les esprits humains, lesquels ne se laissent point brider si facilement. Pourtant afin de tenir yci bonne mesure, il nous faut revenir à la Parole de Dieu, en laquelle nous avons bonne reigle de certaine intelligence. Car l’Escriture est l’eschole du sainct Esprit : en laquelle comme il n’y a rien omis qui fust salutaire et utile à cognoistre, ainsi il n’y a rien d’enseigné qu’il ne soit expédient de sçavoir. Il nous faut doncques garder d’empescher les fidèles d’enquérir ce qui est contenu en l’Escriture, de la prédestination : afin qu’il ne semble ou que nous les vueillons frauder du bien que Dieu leur a communiqué, ou que nous vueillons arguer le sainct Esprit, comme s’il avoit publié les choses qu’il estoit bon de supprimer. Permettons doncques à l’homme chrestien d’ouvrir les aureilles et l’entendement à toute la doctrine qui luy est adressée de Dieu : moyennant qu’il garde tousjours ceste tempérance, que quand il verra la sacrée bouche de Dieu fermée, il se ferme aussi le chemin d’enquérir. Ceste sera une bonne borne de sobriété, si en apprenant nous suyvons Dieu, l’ayans toujours devant nous : au contraire, quand il mettra fin à enseigner, que nous cessions de vouloir plus avant entendre. Le péril que craignent ces bonnes gens dont nous avons parlé, n’est pas de telle importance que nous devions pourtant laisser de prester audience à Dieu en tout ce qu’il dit. Ceste sentence de Salomon est bien notable, que la gloire de Dieu est de cacher la parole Prov. 25.2 : mais puis que la piété et le sens commun montrent qu’elle ne doit pas estre entendue en général de toutes choses, nous avons à chercher quelque distinction, de peur que sous couverture de modestie et sobriété, nous ne prenions plaisir, et nous flattions en ignorance brutale. Or Moyse nous distingue le tout en peu de paroles, disant, Nostre Dieu a ses secrets vers soy : mais il nous a manifesté sa Loy à nous et à nos enfans Deut. 29.29. Nous voyons comment il exhorte le peuple d’appliquer son estude à la doctrine contenue en la Loy : pource qu’il a pleu à Dieu la publier : et ce pendant il retient le mesme peuple sous les barres et limites de l’instruction qui luy est donnée, par ceste seule raison, qu’il n’est pas licite aux hommes mortels de se fourrer aux secrets de Dieu.
3.21.4
Je confesse que les meschans et blasphémateurs trouvent incontinent en ceste matière de prédestination, à taxer, caviller, abbayer ou se mocquer. Mais si nous craignons leur pétulance, il se faudra taire des principaux articles de nostre foy : desquels ils n’en laissent quasi pas un qu’ils ne contaminent de leurs blasphèmes. Un esprit rebelle ne se jettera pas moins aux champs, quand il orra dire qu’en une seule essence de Dieu il y a trois personnes, que quand on luy dira que Dieu a préveu en créant l’homme, ce qui luy devoit advenir. Pareillement ces meschans ne s’abstiendront point de risée, quand on leur dira qu’il n’y a guères plus de cinq mille ans que le monde est créé : car ils demanderont comment c’est que la vertu de Dieu a si longtemps esté oisive. Pour réprimer tels sacrilèges, nous faudroit-il laisser de parler de la divinité de Christ, et ou sainct Esprit ? nous faudroit-il taire de la création du monde ? Plustost au contraire, la vérité de Dieu est si puissante tant en cest endroict comme par tout, qu’elle ne craint point la malédicence des iniques : comme aussi sainct Augustin remonstre très-bien au livret qu’il a intitulé, Du bien de persévérance[d]. Car nous voyons que les faux apostres, en blasmant et diffamant la doctrine de sainct Paul, n’ont peu faire qu’il en ait eu honte. Ce qu’aucuns estiment toute ceste dispute estre périlleuse, mesmes entre les fidèles, d’autant qu’elle est contraire à exhortations, qu’elle esbranle la foy, qu’elle trouble les cœurs et les abat, c’est une allégation frivole. Sainct Augustin ne dissimule pas qu’on le reprenoit par ces raisons, qu’il preschoit trois librement la prédestination : mais comme il luy estoit facile, il les réfute suffisamment[e]. Touchant de nous, pource qu’on objecte plusieurs et diverses absurditez contre la doctrine que nous baillerons, il vaut mieux différer de soudre une chacune en son ordre. Pour le présent je désire d’impétrer de tous hommes en général, que nous ne cherchions point les choses que Dieu a voulu estre cachées, et aussi que nous ne négligions point celles qu’il a manifestées : de peur que d’une part il ne nous condamne de trop grande curiosité, ou de l’autre, d’ingratitude. Car ceste sentence de sainct Augustin est très-bonne : que nous pouvons seurement suyvre l’Escriture, laquelle condescend à nostre petitesse, comme une mère à l’infirmité de son enfant, quand elle le veut apprendre d’aller[f]. Quant à ceux qui sont si prouvoyables ou timides, qu’ils voudroyent que la prédestination fust du tout abolie, afin de ne point troubler les âmes débiles, de quelle couleur, je vous prie, desguiseront-ils leur orgueil, veu qu’obliquement ils taxent Dieu d’une sotte inconsidération, comme s’il n’avoit point préveu le péril auquel ces outrecuidez pensent sagement remédier ? Parquoy quiconque rend la doctrine de la prédestination odieuse, détracte ou mesdit de Dieu ouvertement : comme s’il luy estoit eschappé par inadvertance de publier ce qui ne peut estre que nuisible à l’Eglise.
[d] Chap. XV, jusqu’au XX.
[e] De Bono persever., cap. XIV.
[f] De Genes. ad literam., lib. V
3.21.5
Quiconques voudra estre tenu pour homme craignant Dieu, n’osera pas simplement nier la prédestination, par laquelle Dieu en a ordonné aucuns à salut, et assigné les autres à damnation éternelle, mais plusieurs l’enveloppent par diverses cavillations, et sur tous, ceux qui la veulent fonder sur sa prescience. Or nous disons bien qu’il prévoit toutes choses comme il les dispose : mais c’est tout confondre, de dire que Dieu eslit ou rejette selon qu’il prévoit ceci et cela. Quand nous attribuons une préscience à Dieu, nous signifions que toutes choses ont tousjours esté et demeurent éternellement en son regard, tellement qu’il n’y a rien de futur ne de passé à sa cognoissance : mais toutes choses luy sont présentes, et tellement présentes, qu’il ne les imagine point comme par quelques espèces, ainsi que les choses que nous avons en mémoire, nous vienent quasi au-devant des yeux par imaginations : mais il les voit et regarde à la vérité, comme si elles estoyent devant sa face. Nous disons que ceste prescience s’estend par tout le circuit du monde, et sur toutes créatures. Nous appelons Prédestination : le conseil éternel de Dieu, par lequel il a déterminé ce qu’il vouloit faire d’un chacun homme. Car il ne les crée pas tous en pareille condition : mais ordonne les uns à vie éternelle, les autres à éternelle damnation. Ainsi selon la fin à laquelle est créé l’homme, nous disons qu’il est prédestiné à mort ou à vie. Or Dieu a rendu tesmoignage de sa prédestination, non-seulement en chacune personne, mais en toute la lignée d’Abraham, laquelle il a mise pour exemple, que c’est à luy d’ordonner selon son bon plaisir quelle doit estre la condition d’un chacun peuple. Quand le Souverain divisoit les nations, dit Moyse, et partissoit les enfans d’Adam, sa portion a esté le peuple d’Israël, et le cordeau de son héritage Deut. 32.8. L’élection est toute patente : c’est qu’en la personne d’Abraham, comme en un tronc tout sec et mort, un peuple est choisi et ségrégé d’avec les autres qui sont rejettez. La cause n’appert point, sinon que Moyse, afin d’abatre toute matière de gloire, remonstre aux successeurs, que toute leur dignité gist en l’amour gratuite de Dieu. Car il assigne ceste cause de leur rédemption, que Dieu a aimé leurs pères : et a esleu leur lignée après eux Deut. 4.37. Il parle plus expressément en un autre lieu, disant. Ce n’est pas que vous fussiez plus grans en nombre que les autres peuples, que Dieu a prins son plaisir en vous afin de vous choisir : mais d’autant qu’il vous a aimez Deut. 7.8. Cest advertissement est plusieurs fois réitéré par luy : Voyci, le ciel et la terre sont au Seigneur ton Dieu, toutesfois il a prins en amour les Pères, et y a prins son plaisir, et t’a esleu, pource que tu estois leur semence Deut. 10.14-15. Item ailleurs, il leur commande de se tenir purs en saincteté, pource qu’ils sont esleus en peuple péculier Deut. 23.5. En un autre lieu derechef, il remonstre que la dilection de Dieu est cause qu’il est leur protecteur. Ce que les fidèles aussi confessent d’une bouche. Il nous a choisi nostre héritage, la gloire de Jacob, lequel il a aimé Ps. 47.4. Car ils attribuent à ceste amour gratuite tous les ornemens desquels Dieu les avoit douez : non-seulement pource qu’ils sçavoyent bien iceux ne leur avoir esté acquis par aucun mérite, mais aussi que le sainct Patriarche Jacob mesme n’avoit point eu telle vertu en soy, que pour acquérir tant à luy qu’à ses successeurs une si haute prérogative. Et pour rompre et abatre plus fort tout orgueil, il reproche souvent aux Juifs, qu’ils n’ont rien mérité de l’honneur que Dieu leur a fait : veu qu’ils sont un peuple de dur col et revesche Deut. 9.6. Quelquesfois aussi les Prophètes metten en avant la mesme élection, pour faire honte aux Juifs de leur opprobre, entant qu’ils en estoyent vilenement décheus par leur ingratitude. Quoy qu’il soit, que ceux qui veulent attacher l’élection de Dieu à la dignité des hommes, ou aux mérites de leurs œuvres, respondent yci : Quand ils voyent qu’une seule lignée est préférée à tout le reste du monde, et qu’ils entendent de la bouche de Dieu, qu’il n’a esté esmeu pour aucun regard d’estre plus enclin envers un troupeau petit et mesprisé, et puis malin et pervers, qu envers les autres : plaideront-ils contre luy, de ce qu’il luy a pleu d’establir un tel exemple de sa miséricorde ? Mais si est-ce qu’avec tous leurs murmures et contredits, ils n’empescheront point son œuvre : et en jettant leurs despitemens contre le ciel ainsi que pierres, si ne frapperont-ils point ne blesseront sa justice, mais le tout retombera sur leur teste. Ce principe aussi de l’élection gratuite, est réduit en mémoire au peuple d’Israël, quand il est question de rendre grâces à Dieu, ou de se confermer en bonne confiance pour l’advenir. C’est luy, dit le Prophète, qui nous a faits, et ne nous sommes pas faits nous-mesmes : nous sommes son peuple et les brebis de sa pasture Ps. 100.3. La négative qu’il met n’est pas superflue : mais est adjoustée pour nous exclurre, afin que non-seulement nous apprenions en confus que Dieu est autheur de tous les biens qui nous rendent excellens, mais aussi qu’il a esté induit de soy-mesme à nous les faire, pource qu’il n’eust rien trouvé en nous digne d’un tel honneur. Il leur monstre aussi ailleurs, qu’ils se doyvent tenir cachez sous l’ombre du bon plaisir de Dieu, en disant qu’ils sont semence d’Abraham serviteur d’iceluy, et enfans de Jacob son esleu Ps. 105.6. Et après avoir raconté les bénéfices continuels qu’ils avoyent receus comme fruits de leur élection, il conclud qu’il les a ainsi libéralement traittez, pource qu’il s’est souvenu de son alliance. A laquelle doctrine respond le Cantique de toute l’Eglise, Seigneur, c’est la dextre et la clairté de ton visage, qui a donné ceste terre à nos Pères, pource que tu as prins ton plaisir en eux Ps. 44.3. Or il est à noter que quand il est fait mention de la terre, c’est un mereau visible de l’élection secrette de Dieu, par laquelle ils ont esté adoptez. L’exhortation que fait ailleurs David, tend à un mesme but, Bienheureux est le peuple duquel l’Eternel est Dieu, et la lignée qu’il s’est esleue pour héritage Ps. 33.12. Samuel tend à la seconde fin en disant, Vostre Dieu ne vous délaissera point à cause de son grand nom, puis qu’il luy a pleu de vous créer à soy pour peuple 1Sam. 12.22. David fait le semblable quant à soy. Car voyant sa foy assaillie, il prend ces armes pour résister au combat : Bienheureux est celuy que tu as esleu, Seigneur : il habitera en tes parvis Ps. 65.4. Or pource que l’élection qui autrement est cachée en Dieu, a esté jadis ratifiée tant en la première rédemption des Juifs, qu’en la seconde, et autres bénéfices, le mot d’Eslire s’applique quelquesfois à ces tesmoignages patens, qui toutesfois sont au-dessous de l’élection. Comme en Isaïe, Dieu aura pitié de Jacob, et eslira encores Israël Esaïe 14.1. Car en parlant du temps à venir, il dit que le recueil que Dieu fera du résidu de son peuple, lequel il avoit comme déshérité, sera un signe que son élection demeurera tousjours ferme et stable : combien qu’il sembloit qu’elle fust quant et quant décheute. Et en disant ailleurs. Je t’ay esleu, et ne t’ay point rejetté Esaïe 41.9 : il magnifie le cours continuel de son amour paternelle en tant de bienfaits qui en estoyent tesmoignages. L’Ange parle encores plus ouvertement en Zacharie, J’esliray encores Jérusalem Zach. 2.12 : comme si en la chastiant si rudement il l’eust réprouvée : ou bien que la captivité eust interrompu l’élection du peuple : laquelle toutesfois est inviolable, combien que les signes n’en apparoissent pas tousjours.
3.21.6
Adjoustons maintenant un second degré d’élection, qui ne s’est pas estendu tant au large, afin que la grâce spéciale de Dieu y eust tant plus de lustre : c’est que Dieu en a répudié aucuns de la lignée d’Abraham : et d’icelle mesme il en a entretenu les autres en son Eglise, afin de monstrer qu’il les retenoit pour siens. Ismaël du commencement estoit égual à son frère Isaac, veu que l’alliance spirituelle avoit aussi bien esté scellée en son corps par le sacrement de Circoncision. Ismaël est retranché, puis Esaü, finalement une multitude infinie, et quasi toutes les dix lignées d’Israël. La semence a esté suscitée en Isaac Gen. 21.12. La mesme vocation a duré en Jacob : Dieu a donné un semblable exemple en réprouvant Saül 1Sam. 15.23 ; 16.1. Ce qui est bien magnifié aussi au Pseaume, quand il est dit qu’il a débouté la lignée de Joseph, et n’a point esleu la lignée d’Ephraïm : mais a esleu la lignée de Juda Ps. 78.67-68. Ce qui est plusieurs fois réitéré en l’Histoire saincte, pour mieux donner à cognoistre en tel changement le secret admirable de la grâce de Dieu. Je confesse qu’Ismaël, Esaü et leurs semblables sont décheus de leur adoption par leur propre vice et coulpe, veu qu’il y avoit condition apposée de garder de leur costé fidèlement l’alliance de Dieu, laquelle ils ont desloyaument violée : toutesfois c’a esté un bénéfice singulier de Dieu, en ce qu’il les a daigné préférer à tout le reste du monde : comme il est dit au Pseaume, Qu’il n’a pas ainsi fait à toutes nations et ne leur a point manifesté ses statuts Ps. 147.20. Or je n’ay pas dit sans cause qu’il nous faut yci noter deux degrez : car desjà en l’élection de tout le peuple d’Israël, il n’est astreint à nulle loy quand il use de sa pure libéralité, tellement que de le vouloir obliger à en user également envers tous : c’est par trop usurper sur luy, veu que l’inéqualité démonstre que sa bonté est vrayement gratuite. Parquoy Malachie voulant aggraver l’ingratitude d’Israël, leur reproche que non-seulement ils ont esté esleus d’entre tout le genre humain, mais estans en la maison sacrée d’Abraham, encores ont-ils esté choisis à part : et ce pendant ont vilenement mesprisé Dieu qui leur estoit Père si libéral. Esaü, dit-il, n’estoit-il pas frère de Jacob ? Or j’ay aimé Jacob, et ay hay Esaü Malach. 1.2-3. Dieu prend là pour tout résolu, que comme ainsi soit que tous les deux frères fussent engendrés d’Isaac, et par conséquent héritiers de l’alliance céleste, brief, rameaux de la saincte racine : en cela les enfans de Jacob luy estoyent desjà obligez tant et plus, estans eslevez en telle dignité, mais puis qu’en rejettant Esaü le premier-nay, il avoit fait leur père Jacob seul héritier, combien qu’il fust inférieur selon l’ordre de nature, il les condamne de double ingratitude, en se plaignant qu’ils n’ont peu estre retenus en sa sujétion par ces deux liens.
3.21.7
Combien que nous ayons desjà assez liquidé, que Dieu eslit en son conseil secret ceux que bon luy semble, en rejettant les autres, toutesfois son élection gratuite n’a encores esté exposée qu’à demi, jusques à ce que nous venions aux personnes singulières, ausquelles Dieu non-seulement offre salut, mais aussi leur en assigne telle certitude, que l’effet n’en peut estre suspens ni en doute. Ceux-ci sont réputez sous la semence unique de laquelle sainct Paul fait mention. Car combien que l’adoption ait esté commise à Abraham comme en dépost, tant pour luy que pour sa lignée, toutesfois pource que plusieurs de ses successeurs ont esté retranchez comme membres pourris : pour avoir la plene fermeté et efficace de l’élection, il est recquis de monter au chef, par lequel le Père céleste a conjoinct ses esleus à soy, et les a aussi alliez ensemble d’un nœud indissoluble. Par ainsi en l’adoption de la lignée d’Abraham, la faveur libérale de Dieu qu’il a desniée à tous autres, est bien apparue : mais la grâce qui est faite aux membres de Jésus-Christ, a bien autre prééminence de dignité : pource qu’estans unis avec leur chef : ils ne sont jamais retranchez de leur salut. Sainct Paul doncques argue prudemment par le lieu de Malachie n’aguères allégué, que Dieu en conviant quelque peuple à soy, et en luy faisant promesse de la vie éternelle : a encores une façon plus spéciale d’eslire une partie d’iceluy : en sorte que tous ne sont point esleus effectuellement d’une grâce éguale. Ce qui est dit, J’ay aimé Jacob, appartient à toute la postérité du sainct Patriarche, laquelle Malachie oppose aux enfans et successeurs d’Esaü Rom. 9.13 : mais cela n’empesche point que Dieu en la personne d’un homme ne nous ait proposé un miroir de l’élection, qui ne peut escouler qu’elle ne parviene à son plein effect. Sainct Paul non sans cause note, que tels qui appartienent au corps de Jésus-Christ, sont nommez reliques, veu que l’expérience monstre que de la grande multitude qui s’intitule l’Eglise, plusieurs s’escartent et s’esvanouissent, tellement qu’il n’y en demeure qu’une petite portion. Si on demande pourquoy l’élection générale du peuple n’est pas tousjours ferme ny effectuelle : la raison est claire, c’est que Dieu ne donne point l’esprit de régénération à tous ceux ausquels il offre sa Parole pour s’allier avec eux. Ainsi combien qu’ils soyent conviez extérieurement, ils n’ont point la vertu de persévérer jusques à la fin. Ainsi telle vocation externe sans l’efficace secrette du sainct Esprit, est comme une grâce moyenne entre la réjection du genre humain et l’élection des fidèles, qui vrayement sont enfans de Dieu. Tout le peuple d’Israël a esté appelé l’héritage de Dieu : et toutesfois il y en a eu beaucoup d’estranges : mais pource que Dieu n’avoit point promis frustratoirement de leur estre Père et Rédempteur, il a plustost eu esgard en leur donnant ce tiltre, à sa faveur gratuite, qu’à la vilene desloyauté des apostats qui se révoltent, par lesquels aussi sa vérité n’a pas esté abolie : car en se gardant quelque résidu, il est apparu que sa vocation estoit sans repentance : car en ce qu’il a tousjours ramassé son Eglise des enfans d’Abraham, plustost que des nations profanes, il a eu esgard à son alliance. Et combien qu’il l’ait restreinte à peu de gens, pource que la plus grand’part à cause de son incrédulité n’en estoit point capable, tant y a qu’il a prouveu qu’elle ne défaillist point. Brief l’adoption commune de la lignée d’Abraham a esté comme une image visible d’un plus grand bien et plus excellent, qui a esté propre et particulier aux vrais esleus. C’est la raison pour laquelle sainct Paul discerne tant songneusement les enfans d’Abraham selon la chair, d’avec les spirituels qui ont esté appelez à l’exemple d’Isaac Rom. 9.7-8. Non pas que c’ait esté simplement une chose vaine et inutile d’estre enfans d’Abraham (ce qui ne se peut dire sans faire injure à l’alliance de salut, de laquelle ils estoyent héritiers quant à la promesse) mais pource que le conseil immuable de Dieu, par lequel il prédestine ceux que bon luy semble, a desployé sa vertu pour le salut de ceux qui sont nommez spirituels. Or je prie et exhorte les lecteurs de ne se point préoccuper d’une opinion ou d’autre, jusques à ce qu’ayans ouy les tesmoignages de l’Escriture que je produiray, ils cognoissent ce qu’ils en devront tenir. Nous disons doncques, comme l’Escriture le monstre évidemment, que Dieu a une fois décrété par son conseil éternel et immuable, lesquels il vouloir prendre à salut, et lesquels il vouloit dévouer à perdition. Nous disons que ce conseil, quant aux esleus, est fondé en sa miséricorde sans aucun regard de dignité humaine. Au contraire, que l’entrée de vie est forclose à tous ceux qu’il veut livrer en damnation : et que cela se fait par son jugement occulte et incompréhensible, combien qu’il soit juste et équitable. D’avantage, nous enseignons que la vocation des esleus est comme une monstre et tesmoignage de leur élection. Pareillement, que leur justification en est une autre marque et enseigne, jusques à ce qu’ils vienent en la gloire en laquelle gist l’accomplissement d’icelle. Or comme le Seigneur marque ceux qu’il a esleus, en les appelant et justifiant : aussi au contraire, en privant les réprouvez de la cognoissance de sa Parole, ou de la sanctification de son Esprit, il démonstre par tel signe quelle sera leur fin, et quel jugement leur est préparé. Je laisseray yci beaucoup de resveries que plusieurs fols ont forgées pour renverser la prédestination : je m’arresteray seulement à considérer les raisons lesquelles ont lieu entre gens sçavans, ou peuvent engendrer quelque scrupule entre les simples : ou bien ont quelque apparence pour faire à croire que Dieu n’est point juste, s’il est ainsi que nous tenons.
Chapitre XXII
Confirmation de ceste doctrine par tesmoignages de l’Escriture.
3.22.1
Ce que nous avons dit n’est pas sans contredit envers beaucoup de gens, et sur tout l’élection gratuite des fidèles. Car ils estiment que Dieu choisit d’entre les hommes cestuy-ci et cestuy-là, selon qu’il prévoit que les mérites d’un chacun seront. Ainsi, qu’il adopte ceux lesquels il prévoit n’estre pas indignes de sa grâce. Quant à ceux qu’il cognoist devoir estre enclins à malice et impiété, qu’il les laisse en leur condamnation. Or telles gens font de la prescience de Dieu comme un voile, pour non-seulement obscurcir son élection, mais pour faire à croire qu’elle prend son origine d’ailleurs. Ceste opinion est communément receue, et non pas seulement du commun populaire, mais de ceux qui se cuident estre bien sçavans : comme de faict il y a eu de tout temps gens renommez qui l’ont suyvie. Ce que je confesse franchement, afin qu’on ne pense pas en alléguant leur nom avoir beaucoup proufité contre la vérité : laquelle est si certaine en cest endroict, qu’elle ne se peut esbranler, et si patente qu’elle ne se peut obscurcir par l’authorité des hommes. Il y en a d’aucuns, lesquels n’estans exercez en l’Escriture, ne sont dignes d’aucun crédit ne réputation : et toutesfois sont tant plus hardis et téméraires à diffamer la doctrine qui leur est incognue : et ainsi ce n’est pas raison que leur arrogance soit supportée. Ils intentent procès à Dieu, de ce qu’en eslisant les uns selon sa volonté, il laisse là les autres. Mais puis qu’il est notoire que la chose est telle, que gaigneront-ils à tancer ne gergonner contre Dieu ? Nous ne disons rien qui ne soit approuvé par expérience : c’est qu’il a esté tousjours libre à Dieu de faire grâce à qui bon luy a semblé. Je ne leur demanderay point comment et pourquoy la lignée d’Abraham a esté préférée à toutes nations : combien qu’il soit tout patent que c’a esté par privilège, duquel la cause ne se peut trouver hors Dieu. Mais encores que je leur quitte cela, qu’ils me respondent pourquoy ils sont hommes plustost que bœufs ou asnes : comme ainsi soit qu’il fust en la main et au pouvoir de Dieu de les faire chiens, il les a formez à son image. Permettront-ils aux bestes brutes de se plaindre de leur condition, accusans Dieu comme s’il s’estoit porté cruellement envers elles ? Certes il n’y a pas plus grande raison, qu’ils jouissent de la prérogative qu’ils ont obtenue sans aucun mérite, d’estre hommes : qu’il n’y a qu’il soit permis à Dieu de distribuer diversement ses bénéfices à la mesure de son jugement. S’ils vienent aux personnes : ausquelles l’inéqualité leur est plus odieuse : pour le moins ils devront trembler quand l’exemple de Jésus-Christ leur sera mis en avant : et par ce moyen estre un peu réprimez, pour ne point gazouiller si hardiment de ce haut mystère. Voylà un homme mortel conceu de la semence de David : par quelles vertus diront-ils qu’il ait mérité que desjà au ventre de la Vierge sa mère il fust chef des Anges, Fils unique de Dieu, l’image et gloire du Père, la clairté, justice et salut du monde ? Sainct Augustin a prudemment considéré cela : c’est qu’au chef de l’Eglise nous avons un miroir très-clair de l’élection gratuite : afin que nous ne trouvions pas le semblable estrange aux membres : c’est que le Seigneur Jésus n’a point esté fait Fils de Dieu en bien vivant, mais qu’un tel honneur luy a esté donné afin qu’il feist les autres participans de ses dons[g]. Si quelqu’un demandoit pourquoy les autres ne sont ce qu’il est, pourquoy nous sommes séparez d’avec luy par si longue distance, pourquoy nous sommes corrompus, et luy est la pureté : en parlant ainsi, non-seulement il descouvrira sa bestise, mais son impudence. Que si ces canailles poursuyvent à vouloir oster à Dieu la liberté d’eslire ou réprouver ceux qu’il luy plaist : que premièrement ils despouillent Jésus-Christ de ce qui luy a esté donné. Maintenant il est besoin de bien escouter ce que l’Escriture prononce d’un chacun. Certes sainct Paul enseignant que nous avons esté esleus en Christ devant la création du monde Eph. 1.4, oste tout esgard de nostre dignité : car c’est autant comme s’il disoit, Pource qu’en la semence universelle d’Adam, le Père céleste ne trouvoit rien digne de son élection : il a tourné ses yeux vers son Christ, afin d’eslire comme membres du corps d’iceluy ceux qu’il vouloit recevoir à vie. Pourtant que ceste raison soit résolue entre les fidèles, que Dieu nous a adoptez en Christ pour estre ses héritiers : à cause qu’en nous-mesmes nous n’estions pas capables d’une telle excellence. Ce qu’il note aussi bien en un autre lieu, quand il exhorte les Colossiens à rendre grâces à Dieu, de ce qu’il les avoit rendus idoines de participer à l’héritage des Saincts Col. 1.12. Si l’élection de Dieu précède ceste grâce, par laquelle il nous rend idoines d’obtenir la gloire de la vie future, que trouvera-il en nous dont il soit esmeu à nous eslire ? Ce que je préten sera encores mieux exprimé par une autre sentence. Dieu nous a esleus, dit-il devant que jetter les fondemens du monde, selon le bon plaisir de sa volonté Eph. 1.4, afin que nous fussions saincts, immaculez et irrépréhensibles devant sa face. Il oppose le bon plaisir de Dieu à tous mérites qu’on sçauroit dire.
[g] August. De corrupt et gratia, ad Valent., cap. XV ; Item, De bono perseverentia, cap. ult. ; August., De verbis Apostoli, serm. VIII.
3.22.
A ce que la preuve soit plus certaine, il est besoin de discuter ce passage mieux par le menu, duquel les parties estans bien rassemblées ne laissent nulle doute. En parlant des esleus, c’est chose certaine qu’il addresse son propos aux fidèles, comme incontinent après il le déclaire. Parquoy ceux qui destournent ceste sentence, comme si sainct Paul magnifioit la grâce qui a esté faite en général au siècle auquel l’Evangile a esté presché, se forgent une glose trop lourde. Outreplus, sainct Paul en disant que les fidèles ont esté esleus devant que le monde fust créé, abat tout regard de dignité. Car quelle raison de diversité y auroit-il entre ceux qui n’estoyent pas encore nais, et qui en leur naissance devoyent estre pareils en Adam ? De ce qu’il adjouste qu’ils ont esté esleus en Christ, il s’ensuyt que non-seulement un chacun est esleu hors de soy-mesme, mais que les uns sont séparez d’avec les autres, d’autant qu’il appert que tous ne sont pas membres de Jésus-Christ. Ce qui s’ensuyt, asçavoir qu’ils ont esté esleus pour estre saincts, abat l’erreur que nous avons touché : c’est que l’élection viene de la prescience. Car ces mots y contredisent fort et ferme, que tout ce qu’il y a de bien et de vertu aux hommes, est comme fruit et effect de l’élection. Si on demande quelque cause plus haute, pourquoy les uns sont esleus plustost que les autres, sainct Paul respond que Dieu les a ainsi prédestinez selon son bon plaisir. Par lesquels mots il anéantit tous les moyens que les hommes imaginent avoir eus en eux-mesmes pour estre esleus : car il déclaire que tous les bienfaits que Dieu nous eslargit pour la vie spirituelle sourdent de ceste fontaine : c’est qu’il a esleu ceux qu’il a voulu, et devant qu’ils fussent nais, qu’il leur a appresté et réservé la grâce laquelle il leur vouloit faire Col. 1.12.
3.22.3
Par tout où règne ce bon plaisir de Dieu, nulles œuvres ne vienent en considération. Il est vray qu’il ne poursuyt pas cela en ce passage : mais il faut entendre la comparaison telle qu’il l’explique ailleurs. Il nous a appelez, dit-il, en sa vocation saincte : non pas selon nos œuvres, mais selon son plaisir et sa grâce, laquelle nous a esté donnée en Christ de toute éternité 2Tim. 1.9. Et j’ai desjà monstré que les paroles qu’il adjouste conséquemment, c’est, Afin que nous fussions saincts et immaculez : nous délivrent de tout scrupule. Car si nous disons qu’il nous a esleus à cause qu’il prévoyoit que nous serions saincts, nous renverserons l’ordre de sainct Paul. Nous pouvons doncques ainsi arguer seurement : Puis qu’il nous a esleus à ce que nous fussions saincts, ce n’a pas esté d’autant qu’il nous prévoyoit devoir estre tels : car ces deux choses sont contraires, que les fidèles ayent leur saincteté de l’élection : et que par icelle saincteté ils ayent esté esleus. La Sophisterie à laquelle ils ont tousjours recours, ne vaut yci rien : c’est combien que Dieu ne rétribue pas aux mérites précédens la grâce d’élection, toutesfois qu’il la confère pour les mérites futurs. Car quand il est dit que les fidèles ont esté esleus afin qu’ils fussent saincts, il est en cela signifié que toute la saincteté qu’ils devoyent avoir, prend son origine et commencement de l’élection. Et comment cela conviendra-il, que ce qui est produit de l’élection soit cause d’icelle ? D’avantage l’Apostre conferme encores plus ce qu’il avoit dit, adjoustant que Dieu nous a esleus selon le décret de sa volonté, qu’il avoit déterminé en soy-mesme. Car cela vaut autant comme s’il disoit qu’il n’a rien considéré hors de soy-mesme, à quoy il ait en esgard en faisant ceste y délibération. Pourtant il adjouste incontinent après, que toute la somme de nostre élection se doit référer à ce but : c’est que nous soyons en louange à la grâce de Dieu. Certes la grâce de Dieu ne mérite pas d’estre seule exaltée en nostre élection, sinon que ceste élection soit gratuite. Or elle ne sera pas gratuite, si Dieu en eslisant les siens répute quelles seront les œuvres d’un chacun. Pourtant ce que disoit Christ à ses disciples, nous le trouverons estre véritable entre tous les fidèles. Vous ne m’avez pas esleu, dit-il, mais je vous ay esleus Jean 15.16. En quoy non-seulement il exclud tous mérites précédens, mais il signifie qu’ils n’avoyent rien en eux-mesmes pourquoy ils deussent estre esleus, sinon qu’il les eust prévenus de sa miséricorde. Selon lequel sens il faut aussi prendre ce dire de sainct Paul, Qui luy a donné le premier, et il luy rendra Rom. 11.35 ? Car il veut monstrer que la bonté de Dieu prévient tellement les hommes, qu’elle ne trouve rien en eux, ne pour le passé ne pour l’advenir, dont elle leur appartiene.
3.22.4
D’avantage, en l’Epistre aux Romains, où il commence cest argument de plus haut, et le poursuyt plus amplement, il afferme que tous ceux qui sont nais d’Israël ne sont pas Israélites Rom. 9.6. Car combien qu’ils fussent tous bénits par droict héréditaire, tous ne sont pas venus égualement à ceste succession. La source de la dispute qu’il démeine, venoit de l’orgueil et fausse vanterie du peuple des Juifs. Car en s’attribuant le nom de l’Eglise ils vouloyent qu’on s’arrestast à eux, et qu’on ne creust à l’Evangile qu’à leur adveu. Comme aujourd’huy les Papistes s’advanceroyent volontiers en la place de Dieu sous ceste ombre du nom de l’Eglise, dont ils se fardent. Sainct Paul, combien qu’il accorde que la lignée d’Abraham soit saincte à cause de l’alliance, il débat néantmoins qu’il y en a plusieurs estrangers, et non-seulement pource qu’ils se sont abbastardis en dégénérant de leurs pères, mais pource que l’élection spéciale de Dieu est par-dessus, laquelle seule ratifie l’adoption d’iceluy. Si les uns estoyent establis en l’espérance de salut par leur piété, les autres en estoyent déjettez par leur seule ingratitude et révolte, sainct Paul parleroit lourdement et sottement, en transportant les lecteurs à l’élection secrette, laquelle ne viendroit pas à propos. Or si la volonté de Dieu, de laquelle la cause n’apparoist point hors de luy, et n’est pas licite de la chercher ailleurs, discerne les enfans d’Israël les uns d’avec les autres, on imagine follement que la condition d’un chacun prene son origine de ce qu’ils ont en eux-mesmes. Sainct Paul passe plus outre, amenant l’exemple de Jacob et Esaü. Car comme ainsi soit que tous deux fussent enfans d’Abraham, et pour lors enclos au ventre de leur mère, que l’honneur de primogéniture fust transféré à Jacob, c’a esté un changement comme prodigieux par lequel toutesfois sainct Paul maintient que l’élection de l’un a esté testifiée, et la réprobation de l’autre. Quand on demande l’origine et la cause, les docteurs de la prescience la mettent tant aux vices qu’aux vertus : car ce leur est un bon expédient, comme ils cuident, de dire que Dieu a monstré en la personne de Jacob, qu’il eslit ceux qui sont dignes de sa grâce ; et en la personne d’Esaü, qu’il réprouve ceux qui en sont indignes. Voylà ce qu’ils en prononcent comme gens hardis et asseurez. Mais regardons qu’en dit sainct Paul à l’opposite. Devant qu’ils fussent nais, ne qu’ils eussent rien fait ne de bien ne de mal, afin que le propos de Dieu selon l’élection demeurast ferme, il a esté dit non point du costé des œuvres, mais de Dieu qui appeloit, Le plus grand servira au moindre, comme il est escrit, J’ay aimé Jacob, j’ay hay Esaü Rom. 9.11. Si la prescience valoit quelque chose pour discerner d’entre les deux à quel propos seroit-il fait mention du temps ? Posons le cas que Jacob ait esté esleu, d’autant que ceste dignité luy a esté acquise par ses vertus à venir : quelle raison sainct Paul eust-il eu, de dire qu’il n’estoit pas encores nay ? Il eust aussi adjousté inconsidérément, que l’un ne l’autre n’avoit fait ne bien ne mal : car la réplique seroit toute preste, que rien n’est caché à Dieu, et que la piété de Jacob luy a esté tousjours présente. Si les œuvres méritent faveur, il est certain que quant à Dieu, elles devoyent estre prisées devant qu’il fust nay, comme en sa vieillesse. Or l’Apostre en poursuyvant, soud très-bien ce nœud : c’est que l’adoption n’est point provenue du costé des œuvres, mais de la vocation de Dieu. Il n’entremesle ne temps passé ne temps futur au regard des œuvres : et puis en les opposant précisément à la vocation de Dieu, il n’y a doute qu’en establissant l’un il ne destruise l’autre : comme s’il disoit. Nous avons à considérer quel a esté le bon plaisir de Dieu, non pas ce que les hommes ont apporté d’eux-mesmes. Finalement, il est certain que par ces mots d’Election et de Propos, il a voulu rejetter en ceste matière toutes causes, lesquelles les hommes se forgent hors le conseil secret de Dieu.
3.22.5
Qu’est-ce que prétendront pour obscurcir ces paroles, ceux qui assignent quelque lieu aux œuvres en nostre élection, soyent précédentes ou futures ? Cela est plenement renverser ce que dit l’Apostre, que la différence qui a esté entre les deux frères, ne dépend pas d’aucune raison de leurs œuvres, mais de la pure vocation de Dieu : pource que Dieu a déterminé ce qu’il en devoit faire devant qu’ils fussent nais. Ceste subtilité dont usent les Sophistes n’eust pas esté cachée à sainct Paul, si elle eust eu quelque fondement. Mais pource qu’il cognoissoit que Dieu ne peut rien prévoir de bien en l’homme, sinon ce qu’il a délibéré de luy donner par la grâce de son élection, il laisse là ceste perverse opinion de préférer les bonnes œuvres à leur cause et origine. Nous avons des paroles de l’Apostre, que le salut des fidèles est fondé sur le bon plaisir de l’élection de Dieu : et que ceste faveur ne leur est point acquise par aucunes œuvres, mais leur vient de sa bonté gratuite. Nous avons aussi comme un miroir ou une peinture pour nous représenter cela. Esaü et Jacob sont frères engendrez de mesmes parens, d’une mesme ventrée. Estans encores au ventre de leur mère devant leur nativité, toutes choses sont pareilles en l’un et en l’autre : toutesfois le jugement de Dieu les discerne : car il en choisit un, et rejette l’autre. Il n’y avoit que la seule primogéniture, laquelle peust faire que l’un fust préféré à l’autre : mais encores icelle mesme est laissée derrière : et est donné au dernier ce qui est desnié à l’aisné. Mesmes en beaucoup d’autres, il semble advis que Dieu ait de propos délibéré vilipendé la primogéniture, afin d’oster à la chair toute matière de gloire. Rejettant Ismaël, il met son cœur à Isaac : abbaissant Manassé, il préfère Ephraïm Gen. 48.19.
3.22.6
Si quelqu’un réplique qu’il ne faut point par ces choses inférieures et légères prononcer de la vie éternelle : et que c’est une mocquerie d’inférer que celuy qui a esté exalté en honneur de primogéniture, ait esté adopté en l’héritage céleste : comme plusieurs y en a, qui n’espargnent pas mesmes sainct Paul, disans qu’il a abusé de tesmoignages de l’Escriture, les appliquant à ceste matière : je respon comme ci-dessus, que l’Apostre n’a point ainsi parlé inconsidérément, et n’a point voulu destourner en autre sens les tesmoignages de l’Escriture, mais il voyoit ce que telle manière de gens ne peuvent considérer, c’est que Dieu a voulu par un signe corporel figurer l’élection spirituelle de Jacob, laquelle autrement estoit cachée en son conseil secret. Car si nous ne réduisons à la vie future la primogéniture qui a esté donnée à Jacob, la bénédiction qu’il réceut seroit plenement ridicule, veu qu’il n’en auroit eu autre chose que toute misère et calamité, et bannissement du pays de sa naissance avec beaucoup d’angoisses. Sainct Paul doncques voyant que Dieu par ceste bénédiction extérieure en avoit testifié une permanente et non caduque, qu’il avoit préparée au Royaume céleste à son serviteur, n’a fait nulle doute de prendre argument de ce que Jacob avoit receu la primogéniture, pour prouver qu’il a esté esleu de Dieu, il nous faut aussi avoir mémoire que la terre de Canaan a esté un gage de l’héritage des cieux. Parquoy il ne faut douter que Jacob n’ait esté incorporé en Jésus-Christ, pour estre compagnon des Anges en une mesme vie. Jacob doncques est esleu, Esaü estant répudié : et sont discernez par l’élection de Dieu, combien qu’ils ne différassent point en mérites. Si on demande la cause, sainct Paul la rend telle : c’est qu’il a esté dit en Moyse, J’auray pitié de celuy dont j’auray pitié, et feray miséricorde à celuy auquel je feray miséricorde Rom. 9.15 ; Exo. 33.19. Et qu’est-ce que veut dire cela ? Certes le Seigneur prononce clairement qu’il ne trouve en nous nulle raison pour laquelle il nous doyve bien faire : mais qu’il prend tout de sa miséricorde, pourtant que c’est son œuvre propre que le salut des siens. Puis que Dieu establit son salut en soy tant seulement, pourquoy descendras-tu à toy ? Et puis qu’il t’assigne sa seule miséricorde pour toute cause, pourquoy te destourneras-tu à tes mérites ? Puis qu’il veut retenir toute la cogitation en sa seule bonté, pourquoy la convertiras-tu en partie à considérer tes œuvres ? Parquoy il faut venir à ceste petite portion du peuple, laquelle sainct Paul dit en un autre passage avoir esté au paravant cognue de Dieu Rom. 11.2 : non pas comme ces brouillons imaginent, qu’il prévoit tout estant oisif, et ne se meslant de rien : mais au sens que ce mot est souvent prins en l’Escriture. Car quand sainct Pierre dit aux Actes, que Jésus-Christ a esté livré à mort par le conseil déterminé et par la prescience de Dieu Actes 2.23, il n’introduit pas Dieu comme spéculant en oisiveté, mais comme autheur de nostre salut. Dont il s’ensuyt que sa prescience emporte de mettre la main à l’œuvre. Le mesme Apostre disant que les fidèles ausquels il escrit sont esleus de Dieu selon sa prescience 1Pi. 1.2, exprime par ce mot la prédestination, par laquelle Dieu s’est assigné tels enfans qu’il a voulu. Adjoustant le nom de Propos comme synonyme, il n’y a doute qu’il n’advertisse que Dieu ne sort point de soy-mesme pour chercher la cause de nostre salut, veu que ce mot exprime une détermination arrestée. Selon lequel sens il dit au mesme chapitre, que Jésus-Christ est l’Agneau qui a esté précognu devant la création du monde 1Pi. 1.20 ; Gal. 1.15-16. Car il n’y auroit rien plus fade ne plus froid, que de dire que Dieu a seulement regardé d’en haut dont le salut devoit advenir au genre humain. Ainsi le peuple précognu, vaut autant comme une petite portion meslée parmi une grande troupe qui prétend faussement le nom de Dieu. Sainct Paul aussi en un autre lieu, pour rabatre la vanterie de ceux qui se couvrent du tiltre extérieur comme d’une masque pour usurper lieu honorable en l’Eglise, dit que Dieu cognoist lesquels sont siens 2Tim. 2.19. Parquoy il nous marque double peuple ; l’un est tout le lignage d’Abraham : l’autre, une partie qui en est extraite, laquelle Dieu se réserve comme un thrésor caché, tellement qu’elle n’est point exposée à la veue des hommes. Et n’y a doute qu’il n’ait prins cela de Moyse, lequel dit que Dieu fera miséricorde à qui il voudra, voire d’entre ce peuple esleu, combien que leur condition fust éguale en apparence. Tout ainsi comme s’il disoit, que nonobstant que l’adoption fust commune en ce peuple-là, toutesfois qu’il s’estoit retenu une grâce à part comme un thrésor singulier envers ceux que bon luy sembleroit : et que l’alliance commune n’empesche pas qu’il ne sépare du rang commun un petit nombre d’esleus. Et se voulant déclairer maistre et dispensateur en toute liberté, il dit précisément qu’il ne fera miséricorde à cestuy-ci plustost qu’à cestuy-là, sinon entant qu’il luy plaira d’ainsi faire. Car si la miséricorde ne se présente sinon à ceux qui le cherchent, vray est qu’ils n’en sont point reboutez, mais ils prévienent ou acquièrent en partie ceste faveur de laquelle Dieu se réserve la louange.
3.22.7
Oyons maintenant ce que prononce de toute ceste question le souverain Maistre et Juge. Voyant une si grande dureté en ses auditeurs qu’il ne proufitoit quasi rien, et que sa doctrine estoit presque inutile, pour remédier au scandale qui en pouvoit estre conceu par les infirmes, il s’escrie, Tout ce que le Père me donne, viendra à moy. Car la volonté du Père est telle, que de tout ce qu’il m’aura donné, je n’en perde rien Jean 6.37, 39. Notons bien que quand nous sommes commis en la protection de nostre Seigneur Jésus, cela procède de la donation du Père : ainsi c’en est le vray principe. Quelqu’un possible renversera yci le cercle, en répliquant que Dieu recognoist du nombre des siens ceux qui se donnent à luy de leur bon gré par foy. Or Jésus-Christ insiste seulement sur ce point : asçavoir quand tout le monde seroit esbranlé de révoltes infinies, toutesfois le conseil de Dieu demeure ferme, voire mieux que les cieux, je di quant à l’élection. Il est dit que les esleus appartenoyent au Père céleste, devant qu’il les eust donnez à son Fils unique. Il est question de sçavoir si c’est de nature. Mais au contraire il fait sujets ceux qui estoyent estranges de luy, en les attirant. Il y a trop grande clairté en ces paroles, pour les vouloir desguiser par quelque tergiversation que ce soit : Nul dit-il, ne peut venir à moy si le Père ne l’y attire Jean 6.65 ; mais celuy qui a ouy et apprins du Père, vient à moy Jean 6.44. Si tous indifféremment plioyent le genouil devant Jésus-Christ, l’élection seroit commune ; maintenant il appert une grande diversité au petit nombre des croyans. Parquoy le mesme Seigneur Jésus, après avoir dit que les disciples qui luy avoyent esté donnez estoyent la possession de son Père, adjouste peu après, Je ne prie point pour le monde, mais pour ceux que tu m’as donnez : car ils sont tiens Jean 17.9. De là advient que tout le monde n’appartient point à son Créateur, sinon d’autant que la grâce retire de la malédiction et ire de Dieu quelque petite poignée de gens, qui autrement fussent péris, et laisse le monde en la perdition à laquelle il a esté destiné. Au reste, combien que Christ se mette comme au milieu entre le Père et nous, si ne laisse-il pas de s’attribuer aussi le droict d’eslire en commun avec le Père : Je ne parle point de tous, dit-il, je sçay ceux que j’ay esleus Jean 13.18 ; 15.19 ; 17.9. Si on demande dont c’est qu’il les a esleus : il respond, Du monde : lequel il exclud de ses prières, quand il recommande au Père ses disciples. Cependant notons bien qu’en disant qu’il sçait ceux qu’il a esleus, il marque quelque partie du genre humain : et ne la distingue pas d’avec le commun, pour regard des vertus qui y soyent, mais à cause qu’elle est séparée par décret céleste : dont il s’ensuyt que tous ceux de l’élection, desquels Jésus-Christ se fait autheur, ne sont point excellens par-dessus les autres de leur propre industrie. Quand en un autre passage il met Judas au nombre des esleus, combien qu’il fust diable, cela se rapporte à l’office d’Apostre, lequel combien qu’il soit comme un miroir de la faveur de Dieu, (selon que sainct Paul le recognoist souvent en sa personne) toutesfois si n’emporte-il pas avec soy l’espérance du salut éternel. Judas doncques se portant desloyaument en sa charge, a peu estre pire qu’un diable : mais de ceux que Jésus-Christ a unis à son corps, il ne souffrira point que nul périsse Jean 10.28 : veu que pour maintenir leur salut il desployera la puissance de Dieu, laquelle est plus forte que toutes choses : selon qu’il a promis. Quant à ce qu’il dit ailleurs, Père, rien de tout ce que tu m’as donné n’est péri, sinon le fils de perdition Jean 17.12 : combien que ce soit une locution impropre, toutesfois elle n’a nulle ambiguïté. La somme est, que Dieu crée par adoption gratuite ceux qu’il veut avoir pour enfans : et que la cause intrinsèque (comme on dit) de l’élection gist en luy, veu qu’il n’a regard qu’à son bon plaisir.
3.22.8
Mais quelqu’un me dira que sainct Ambroise, Hiérosme, Origène ont escrit que Dieu distribue sa grâce entre les hommes, selon qu’il cognoist qu’un chacun en usera bien. Je concède encores d’avantage : que sainct Augustin a esté en la mesme opinion : mais après avoir mieux proufité en la cognoissance de l’Escriture, non-seulement il la rétracte comme fausse, mais la réfute fort et ferme. Et mesmes en taxant les Pélagiens de ce qu’ils persistoyent en cest erreur, use de ces paroles : Qui est-ce qui ne s’esmerveilleroit, que ceste si grande subtilité a défailli à l’Apostre ? Car ayant mis en avant le cas qui estoit fort estrange, touchant Esaü et Jacob, et ayant formé ceste question, Quoy doncques ? Y a- il iniquité en Dieu ? il avoit à respondre, que Dieu avoit préveu les mérites de l’un et de l’autre, s’il se fust voulu briefvement despescher. Or il ne dit pas cela : mais il réduit tout au jugement et à la miséricorde de Dieu Rom. 9.14. Et en un autre passage, après avoir monstré que l’homme n’a nul mérite devant l’élection, L’argument, dit-il, que font aucuns, de la prescience de Dieu contre sa grâce, est yci abatu comme frivole. Ils disent que nous sommes esleus devant la création du monde, pource que Dieu a préveu que nous serions bons, et non pas qu’il nous feroit tels. Mais luy ne dit pas ainsi, en disant, Vous ne m’avez pas esleu, mais je vous ay esleus ; car s’il nous eust esleus pource qu’il prévoyoit que nous serions bons, il eust aussi préveu que nous l’eussions esleu[b] Jean 15.16. Que le tesmoignage de sainct Augustin vaille quelque chose envers ceux qui s’arrestent volontiers à l’authorité des Pères ; combien que sainct Augustin ne souffre pas d’estre desjoinct d’avec les autres Docteurs anciens, mais remonstre que les Pélagiens luy faisoyent tort en le chargeant d’estre seul de son opinion. Il allègue doncques au livre De la prédestination des Saincts, chap. XIX, le dire de sainct Ambroise, que Jésus-Christ appelle ceux ausquels il veut faire merci. Item, un autre, Si Dieu eust voulu, il eust rendu dévots ceux qui ne l’estoyent pas : mais il appelle ceux que bon luy semble, et convertit ceux qu’il veut. Si je vouloye composer un volume entier des sentences de sainct Augustin, elles me suffiroyent pour traitter cest argument : mais je ne veux point charger les lecteurs de si grande prolixité. Mais posons le cas que sainct Augustin ne sainct Ambroise ne parlent point, et considérons la chose en soy. Sainct Paul avoit meu une question fort difficile : asçavoir si Dieu fait justement en ne faisant grâce sinon à qui bon luy semble. Il la pouvoit soudre en un mot en prétendant que Dieu considère les œuvres. Pourquoy doncques ne faisoit-il cela ? pourquoy continue-il tellement son propos, qu’il nous laisse en une mesme difficulté ? Il n’y a autre raison, sinon qu’il ne le devoit pas faire. Car le sainct Esprit, qui parloit par sa bouche, n’eust rien laissé par oubli. Il respond doncques sans tergiversation, que Dieu accepte en grâce ses esleus, pource qu’il luy plaist, qu’il leur fait miséricorde, pource qu’il luy plaist. Car ce tesmoignage de Moyse qu’il allègue, J’auray pitié de celuy dont j’auray pitié, et feray miséricorde à celuy auquel je feray miséricorde Exo. 33.19, vaut autant comme s’il disoit, que Dieu n’est esmeu d’autre cause à pitié et bonté, sinon pource qu’il le veut. Pourtant ce que dit sainct Augustin en un autre lieu, demeure vray : que la grâce de Dieu ne trouve nul qu’elle doyve eslire, mais qu’elle fait les hommes propres à estre esleus[c].
[a] Retract., lib. I. cap. XI ; Epist. ad Sixtum, CVI.
[b] Homil. in Joan., VIII.
[c] Homil. in Joan., VIII ; Epist CVI.
3.22.9
Car je ne me soucie pas de ceste subtilité de Thomas d’Aquin : c’est que combien que la prescience des mérites ne puisse estre nommée Cause de la prédestination, du costé de Dieu, toutesfois qu’on la peut ainsi appeler de nostre part. Comme quand il est dit que Dieu a prédestiné ses esleus à recevoir gloire par leurs mérites, pource qu’il a voulu leur donner la grâce par laquelle ils méritent ceste gloire[d]. Au contraire puis que Dieu ne veut point que nous considérions rien en nostre élection, que sa pure bonté, c’est une affectation perverse de vouloir regarder quelque chose d’avantage. Que si je vouloye contendre par subtilité, j’auroye bien de quoy rabatre ceste sophisterie de Thomas. Il argue que la gloire est aucunement préordonnée aux esleus pour leurs mérites, pource que Dieu leur donne premièrement la grâce pour la mériter. Mais que sera-ce si je réplique au contraire, que la grâce du sainct Esprit que donne nostre Seigneur aux siens, sert à leur élection, et la suyt plustost qu’elle ne précède, veu qu’elle est conférée à ceux ausquels l’héritage de vie estoit assigné au paravant ? Car c’est l’ordre que tient Dieu, de justifier après avoir esleu. De cela il s’ensuyvra que la prédestination de Dieu, par laquelle il délibère d’appeler les siens à salut, est plustost cause de la délibération qu’il a de les justifier, qu’autrement. Mais laissons là tous ces débats, comme ils sont superflus entre ceux qui pensent avoir assez de sagesse en la Parole de Dieu ; car cela a esté très-bien dit d’un docteur ancien, Que ceux qui assignent aux mérites la cause de l’élection, veulent plus sçavoir qu’il n’est expédient[e].
[d] In primo Sent. Tractatu, XXV, quæst. XXIII.
[e] Ambr., De vocat. gent., lib. I, cap. II.
3.22.10
Aucuns objectent que Dieu seroit contraire à soy-mesme si en appelant généralement tous hommes à soy, il ne recevoit que peu d’esleus. Parquoy, si on les veut croire, la généralité des promesses anéantit la grâce spéciale, à ce que tout le monde soit en degré pareil. Je confesse bien que quelques-uns doctes et d’esprit modéré parlent ainsi : non pas tant pour opprimer la vérité, que pour rebouter beaucoup de questions entortillées, et refréner la curiosité de plusieurs ; en quoy leur volonté est louable : mais leur conseil n’est guères bon, pource que jamais la tergiversation n’est excusable. Quant à ceux qui se desbordent en abbayant comme chiens maslins, leur cavillation que j’ay récitée est trop frivole, ou ils errent trop vilenement. Comment ces deux choses s’accordent que tous soyent appelez à repentance et à foy par la prédication extérieure, et que toutesfois l’Esprit de repentance et de foy n’est pas donné à tous, je l’ay desjà expliqué ailleurs, et encores m’en faudrait tantost réitérer quelque chose. Je leur nie ce qu’ils prétendent, comme de faict il est faux en double manière. Car Dieu en menaçant de plouvoir sur une ville, et envoyer seicheresse à l’autre, et dénotant qu’il y aura ailleurs famine de sa Parole Amos 4.7 ; 8.8, ne s’astreint pas à certaine loy d’appeler tous égualement. Et en défendant à sainct Paul de prescher en Asie, et le destournant de Bithynie pour le tirer en Macédoine, il démonstre qu’il luy est libre de distribuer le thrésor de salut à qui bon luy semble. Toutesfois il déclaire encores plus ouvertement par Isaïe, comment il assigne particulièrement les promesses de salut à ses esleus. Car c’est d’eux qu’il prononce qu’ils luy seront disciples, et non pas tout le genre humain Esaïe 8.16. Dont il appert que ceux qui veulent que la doctrine de salut proufite à tous sans exception, s’abusent lourdement : veu que le fruit en est réservé à part aux enfans de l’Eglise. Que ceci nous suffise pour le présent : c’est quand Dieu convie tout le monde à luy obéir, que ceste généralité n’empesche pas que le don de foy ne soit bien rare. La cause pourquoy est assignée par Isaïe, asçavoir que le bras de Dieu n’est point révélé à tous Esaïe 53.1. S’il disoit que l’Evangile est meschamment vilipendé, d’autant que plusieurs y résistent avec rébellion obstinée, ceux qui prétendent que le salut est commun à tous, auroyent quelque couleur : mais ils sont forclos de cela. Vray est que l’intention du Prophète n’est pas d’amoindrir la faute des hommes, en disant que la source de leur aveuglement est que Dieu ne leur a point manifesté sa vertu : seulement il advertit, d’autant que la foy est un don singulier de Dieu, que les aureilles sont batues en vain de la seule prédication externe. Mais je voudroye bien sçavoir de ces bons docteurs si la seule parole preschée nous fait enfans de Dieu, ou bien la foy. Certes quand il est dit au premier de sainct Jehan, que tous ceux qui croyent en Jesus-Christ sont faits aussi enfans de Dieu Jean 1.12 : il n’est pas fait là un amas confus de tous auditeurs, mais il y a un rang spécial assigné aux fidèles, asçavoir qu’ils ne sont point nais de sang, ny de volonté de chair, ny de volonté d’homme, mais de Dieu. S’ils répliquent qu’il y a un consentement mutuel entre la Parole et la foy, je respon que voire bien quand il y a foy ; mais ce n’est pas chose nouvelle, que la semence tombe entre des espines ou sur des pierres, non-seulement pource que la pluspart des hommes est rebelle à Dieu, et se monstre telle par effect, mais d’autant que tous n’ont pas les yeux pour veoir, ny les aureilles pour ouyr. S’ils demandent. Quel propos y a-il que Dieu appelle à soy ceux lesquels il sçait qui n’y viendront point ? Que sainct Augustin leur responde pour moy : Veux-tu, dit-il, disputer avec moy de ceste matière ? plustost esmerveille-toy avec moy, et t’escrie, O hautesse ? Accordons-nous tous deux en esbahissement, afin de ne point périr en erreur[f]. Outreplus, si l’élection est mère de la foy, comme sainct Paul le tesmoigne, l’argument qu’ils font retourne contre eux, c’est que la foy n’est point générale, d’autant que l’élection dont elle vient est particulière. Car quand sainct Paul dit que les fidèles sont remplis de toutes bénédictions spirituelles, selon que Dieu les avoit esleus devant la création du monde Eph. 1.3-4, il est facile de conclurre selon l’ordre de la cause et de son effect, que ces richesses ne sont point communes à tous, pource que Dieu n’a esleu sinon ceux qu’il a voulu. Et voylà pourquoy en un autre lieu notamment il dit, La foy des esleus Tite 1.1 : afin qu’il ne semble que chacun s’acquiert la foy de son propre mouvement, mais que ceste gloire réside en Dieu, que ceux qu’il a esleus sont gratuitement illuminez par luy. Car sainct Bernard dit très-bien, que ceux qu’il tient pour ses amis l’oyent à part, comme aussi il s’addresse spécialement à eux, en disant, Ne craignez point, petit troupeau, puis qu’il vous est donné de cognoistre le mystère du royaume des cieux Luc 12.32. Puis il demande. Et qui sont ceux-là ? asçavoir ceux qu’il a cognus et prédestinés pour estre faits conformes à l’image de son Fils. Voyci un conseil haut et admirable, qui nous a esté publié. Dieu seul cognoist les siens : mais ce qui luy estoit cognu a esté manifesté aux hommes : et ne reçoit à la cognoissance de ce mystère, sinon ceux qu’il a prédestinez Matt. 13.11 ; Rom. 8.29 ; et là-dessus il conclud : La miséricorde de Dieu d’éternité en éternité sur ceux qui le craignent. D’éternité à cause de la prédestination : En éternité, à cause de la béatitude qu’ils espèrent. L’une n’a point de principe, l’autre n’a point de fin[g] Mais qu’est-ce que j’allègue sainct Bernard pour tesmoin, veu que nous oyons de la bouche du Maistre, qu’il n’y a que ceux qui sont de Dieu qui puissent veoir Jean 6.46 ? En quoy il signifie que tous ceux qui ne sont point régénérez d’en haut, sont esblouis et estourdis à son regard. Vray est que la foy peust bien estre conjoincte avec l’élection, moyennant qu’elle soit mise en degré inférieur : selon que cest ordre nous est exprimé en un autre passage, où Jésus-Christ dit, C’est la volonté de mon Père, que je ne perde rien de tout ce qu’il m’a donné, car sa volonté est, que quiconques croit au Fils ne périsse point Jean 6.39-40. Certes si Dieu vouloit que tous fussent sauvez, il ordonneroit Jésus-Christ à tous pour gardien, et les uniroit tous au corps d’iceluy par le lien de foy. Or il appert que la foy est un gage singulier de son amour paternelle, lequel il réserve comme caché à ses enfans qu’il a adoptez. Pourtant Jésus-Christ prononce ailleurs, que les brebis suyvent leur pasteur, pource qu’elles cognoissent sa voix : qu’elles ne suyvent point un estranger, pource qu’elles ne cognoissent point la voix des estrangers Jean 10.4-5. Et d’où vient ceste discrétion, sinon d’autant que les aureilles sont percées par le sainct Esprit Ps. 40.6 ; Jean 10.26 : car nul ne se fait brebis mais est formé et appresté de grâces célestes pour l’estre. Et c’est pourquoy nostre Seigneur Jésus dit, que nostre salut est bien asseuré et hors de danger pour tout jamais, d’autant qu’il est gardé par la vertu invincible de Dieu Jean 10.29. Dont il conclud que les incrédules ne sont point de ses brebis, pource qu’ils ne sont point du nombre de ceux ausquels Dieu a promis par Isaïe de les faire ses disciples Jean 10.26 ; Esaïe 8.18 ; 54.13. Au reste, puis qu’aux tesmoignages que j’ay alléguez il est fait notamment mention de persévérance, cela monstre que l’élection est constante et ferme sans varier aucunement.
[f] August., De verbis Apostoli, serm. XI.
[g] Ad Thomam praepositum Benerlae, epist. CVII.
3.22.11
Traittons maintenant des réprouvez, desquels sainct Paul parle aussi bien en ce passage-là. Car comme Jacob n’ayant rien mérité par ses bonnes œuvres, est receu en grâce : aussi Esaü n’ayant offensé, est rejetté de Dieu Rom. 9.13. Si nous dirigeons nostre cogitation aux œuvres, nous faisons injure à l’Apostre, comme s’il n’avoit point veu ce qui nous est évident. Or qu’il ne l’ait point veu il appert : veu que nommément il poursuyt cela, que comme ainsi soit qu’ils n’eussent fait ne bien ne mal, l’un a esté esleu, l’autre réprouvé : dont il conclud que le fondement de la prédestination ne gist point aux œuvres. D’avantage ayant meu ceste question, asçavoir si Dieu est injuste, il n’allègue point que Dieu a rendu à Esaü selon sa malice (en quoy estoit la plus claire et certaine défense de l’équité de Dieu :) mais il ameine une solution toute diverse, c’est que Dieu suscite les réprouvez, afin d’exalter en eux sa gloire. Finalement il adjouste pour conclusion, que Dieu fait miséricorde à qui bon luy semble, et endurcit qui bon luy semble Rom. 9.18. Nous voyons comme il remet l’un et l’autre sur le bon plaisir de Dieu. Si nous ne pouvons doncques assigner autre raison pourquoy c’est que Dieu accepte ses esleus, sinon pource qu’il luy plaist, nous n’aurons aussi nulle raison pourquoy il rejette les autres, sinon sa volonté ; car quand il est dit que Dieu endurcit ou fait miséricorde selon son plaisir, c’est pour nous admonester de ne chercher cause aucune hors de sa volonté.
Chapitre XXIII
La réfutation des calomnies, desquelles on a tousjours à tort blasmé ceste
doctrine.
3.23.1
Or quand l’entendement humain oit ces choses, son intempérance ne se peut tenir de faire troubles et esmotions, comme si une trompette avoit sonné à l’assaut. Yci plusieurs faisans semblant de maintenir l’honneur de Dieu, à ce qu’il ne soit point chargé à tort, confessent bien l’élection : et ce pendant nient qu’aucuns soyent réprouvez. Or cela est trop sot et puérile : veu que l’élection ne consisteroit point, si elle n’estoit mise à l’opposite de la réprobation. Il est dit que Dieu sépare ceux qu’il adopte à salut : ce sera doncques une sottise trop lourde, de dire que ceux qui ne sont point esleus, obtienent par cas fortuit, ou acquièrent par leur industrie ce qui n’est donné d’en haut qu’à peu de gens. Ainsi, ceux que Dieu laisse en eslisant, il les réprouve : et non pour autre cause, sinon qu’il les veut exclurre de l’héritage lequel il a prédestiné à ses enfans. Au reste, l’audace des hommes n’est point supportable, si elle ne souffre d’estre bridée par la Parole de Dieu, quand il est question de son conseil incompréhensible, lequel mesmes les Anges adorent. Or nous avons ouy n’aguères, que l’endurcissement est aussi bien en la main et liberté de Dieu, que la miséricorde. Et de faict, nous avons aussi veu que sainct Paul ne se tormente pas comme ces froids docteurs, d’excuser Dieu par mensonge : seulement il remonstre qu’il n’est pas licite à un pot de terre de plaider contre celuy qui l’a formé Rom. 9.20-21. D’avantage, ceux qui ne peuvent porter que Dieu en réprouve aucuns, comment se desvelopperont-ils de ceste sentence de Christ ? Tout arbre que mon Père n’aura point planté sera arraché Matt. 15.13 ? Ils oyent que tous ceux que le Père n’a daigné planter en son champ comme arbres sacrez, sont ouvertement destinez à perdition. S’ils nient que cela ne soit signe de réprobation, il n’y aura rien si clair qui ne leur soit obscur. Mais s’ils ne cessent d’abbayer ou de gronder, que nostre foy se tiene en ceste sobriété, d’escouter l’advertissement de sainct Paul : Qu’il n’y a de quoy plaider contre Dieu, si d’un costé voulant monstrer son ire et manifester sa puissance, il supporte en grande patience et douceur les instrumens d’ire apprestez à perdition Rom. 9.22 : et de l’autre costé, il démonstre les richesses de sa gloire envers les vaisseaux de miséricorde, lesquels il a apprestez à sa gloire. Notons bien que sainct Paul pour couper broche à toutes détractions et murmures, donne à l’ire et à la puissance de Dieu un empire souverain : pource que c’est chose trop desraisonnable d’appeler à conte les jugemens profons de Dieu, qui engloutissent tous nos sens. La response qu’ils ameinent est frivole, que Dieu ne rejette point du tout ceux qu’il endure en douceur, mais qu’il suspend son affection envers eux, pour veoir si d’adventure ils se repentiront. Voire, comme si sainct Paul attribuoit à Dieu une patience, par laquelle il attende la conversion de ceux lesquels il dit estre apprestez à périr. Et sainct Augustin exposant ce passage, note prudemment que quand la patience est conjoincte avec sa puissance et vertu, que non-seulement il permet, mais qu’il gouverne actuellement[h]. Nos contredisans ameinent une autre réplique : c’est que sainct Paul, en disant que les vaisseaux d’ire sont apprestez à perdition, adjouste que Dieu a disposé à salut les vaisseaux de miséricorde : comme si par ces mots il entendoit que Dieu est autheur du salut des fidèles, et que la louange luy en appartient, mais que ceux qui périssent s’apprestent d’eux-mesmes, et par leur franc arbitre, sans estre réprouvez de luy. Mais encores que je leur accorde que sainct Paul a voulu par telle façon de parler adoucir ce qui pouvoit estre trouvé rude de prime face, toutesfois il n’y a nul propos d’assigner ceste préparation par laquelle il est dit que les réprouvez sont destinez à périr, ailleurs qu’au conseil secret de Dieu ; comme au mesme lieu sainct Paul l’avoit desjà exposé, disant que Dieu a suscité Pharaon : et puis qu’il endurcit ceux qu’il veut, dont il s’ensuyt que son conseil incompréhensible est cause de l’endurcissement. Pour le moins j’ay ce point gaigné avec sainct Augustin, des mots duquel j’useray : c’est que Dieu en faisant les loups brebis, les reforme d’une grâce plus forte, pour donter leur dureté : et par ainsi, que les obstinez ne se convertissent point, pource que Dieu ne desploye point pareille grâce envers eux, de laquelle il n’est pas destitué, s’il en vouloit user[i].
[h] Contra Julianum, lib. V, cap. V.
[i] De Praedest. sanct., lib. I, cap. II.
3.23.2
Cela suffira â toutes gens craignans Dieu et modestes, et qui se souvienent qu’ils sont hommes : mais pource que les chiens qui grondent à l’encontre, vomissent plusieurs espèces de blasphèmes, il nous faudra respondre à chacun. Les hommes charnels, comme ils sont pleins de folie, playdent yci en plusieurs sortes contre Dieu, comme s’ils le tenoyent sujet à leurs répréhensions. Premièrement, ils demandent à quel propos Dieu se courrouce contre ses créatures, lesquelles ne l’ont provoqué par aucune offense ; car de perdre et ruiner ceux que bon luy semble, c’est chose plus convenable à la cruauté d’un tyran, qu’à la droicture d’un juge. Ainsi il leur semble que les hommes ont bonne cause de se plaindre de Dieu, si par son pur vouloir, sans leur propre mérite, ils sont prédestinez à la mort éternelle. Si telles cogitations vienent quelquesfois en l’entendement des fidèles, ils seront assez armez pour les repousser, quand seulement ils réputeront quelle témérité c’est mesmes d’enquérir des causes de la volonté de Dieu, veu qu’icelle est, et à bon droict doit estre la cause de toutes les choses qui se font. Car si elle a quelque cause, il faut que ceste cause-là précède, et qu’elle soit comme attachée à icelle : ce qu’il n’est licite d’imaginer ; car la volonté de Dieu est tellement la reigle suprême et souveraine de justice, que tout ce qu’il veut, il le faut tenir pour juste, d’autant qu’il le veut[j]. Pourtant quand on demande, Pourquoy est-ce que Dieu a fait ainsi ? Il faut respondre, Pource qu’il l’a voulu. Si on passe outre, en demandant, Pourquoy l’a-il voulu ? c’est demander une chose plus grande et plus haute que la volonté de Dieu : ce qui ne se peut trouver. Pourtant, que la témérité humaine se modère, et qu’elle ne cherche ce qui n’est point, de peur de ne trouver point ce qui est. Ceste bride sera bien pour retenir tous ceux qui voudront méditer les secrets de Dieu en révérence. Contre les iniques, qui ne se soucient de mesdire de Dieu apertement, le Seigneur se défendra assez par sa justice, sans que nous luy servions d’advocats, quand en ostant toutes tergiversations à leurs consciences, il les pressera et convaincra jusques-là, qu’elles ne pourront eschapper. Toutesfois en parlant ainsi, nous n’approuvons pas la resverie des Théologiens papistes, touchant la puissance absolue de Dieu : car ce qu’ils en gergonnent est profane, et pourtant nous doit estre en détestation. Nous n’imaginons point aussi un Dieu qui n’ait nulle loy, veu qu’il est loy à soy-mesme. Et de faict, comme dit Platon, les hommes estans sujets à mauvaises cupiditez ont besoin de loy : mais la volonté de Dieu, entant qu’elle est pure de tous vices, et mesmes est la reigle souveraine de perfection, est la loy de toutes loix. Mais nous disons ce pendant, que Dieu n’est point contable envers nous, pour rendre raison de ce qu’il fait : et d’autre part, nous ne sommes pas juges idoines ne compétens pour prononcer de ceste matière selon nostre sens. Parquoy si nous attentons plus qu’il ne nous est licite, ceste menace du Pseaume nous doit effrayer, que Dieu demeurera vainqueur quand il sera jugé par les hommes mortels Ps. 51.4.
[j] Hoc ex August. sumptum, lib. De Genes., contra Manich., cap. III.
3.23.3
Voylà comment Dieu peut réprimer ses ennemis en se taisant. Mais afin que nous n’endurions qu’ils ayent son sainct Nom en mocquerie, il nous donne armures en sa Parole, pour résister à leur fureur. Pourtant-si quelqu’un nous assaut de ce propos, pourquoy c’est que Dieu en a prédestiné aucuns à damnation lesquels ne l’avoyent point mérité, veu qu’ils n’estoient pas encores : nous luy demanderons d’autre part, en quoy c’est qu’il pense Dieu estre redevable à l’homme s’il l’estime en sa nature. Puis que nous sommes tous corrompus et contaminez de vices, il ne se peut faire que Dieu ne nous ait en haine : et ce non pas d’une cruauté tyrannique, mais par une équité raisonnable. Si ainsi est que tous hommes, de leur condition naturelle, soyent coulpables de condamnation mortelle, de quelle iniquité, je vous prie, se plaindront ceux lesquels Dieu a prédestinez à mort ? Que tous les enfans d’Adam vienent en avant pour contendre et débatre contre leur Créateur, de ce que par sa Providence éternelle devant leur nativité ils ont esté dévouez à calamité perpétuelle : quand Dieu au contraire, les aura amenez à se recognoistre, que pourront-ils murmurer contre cela ? S’ils sont tous prins d’une masse corrompue, ce n’est point de merveilles s’ils sont assujetis à damnation. Qu’ils n’accusent point doncques Dieu d’iniquité, d’autant que par son jugement éternel ils sont ordonnez à damnation, à laquelle leur nature mesme les meine, ce qu’ils sentent maugré qu’ils en ayent. Dont il appert combien leur appétit de se rebecquer est pervers, veu qu’à leur escient ils suppriment ce qu’ils sont contraints de recognoistre : c’est qu’ils trouvent la cause de leur damnation en eux. Ainsi, quoy qu’ils pallient, ils ne se peuvent absoudre. Quand doncques je leur confesseray cent fois ce qui est très-vray, que Dieu est autheur de leur damnation, ils n’effaceront point pourtant leur crime, lequel est engravé en leur conscience, et leur vient devant les yeux à chacune fois.
3.23.4
Ils répliquent derechef, asçavoir s’ils n’avoyent point esté prédestinez par l’ordonnance de Dieu à ceste corruption, laquelle nous disons estre cause de leur ruine. Car si ainsi est, quand ils périssent en leur corruption, ce n’est autre chose sinon qu’ils portent la calamité en laquelle Adam par le vouloir de Dieu est trébusché et a précipité tous ses successeurs. Dieu ne sera-il point doncques injuste de se jouer ainsi cruellement de ses créatures ? Pour response je confesse que c’a esté par le vouloir de Dieu, que tous les enfans d’Adam sont cheus en ceste misère, en laquelle ils sont maintenant détenus. Et c’est ce que je disoye du commencement, qu’il faut tousjours revenir au seul plaisir de Dieu, duquel il tient la cause cachée en soy-mesme : mais il ne s’ensuyt pas qu’on puisse ainsi rétracter de Dieu : car nous viendrons audevant avec sainct Paul en ceste manière, homme ? qui es-tu qui puisses plaider avec Dieu ? Le pot dira-il à son potier qui l’a fait, pourquoy il l’a ainsi formé ? Le potier n’a-il point puissance de faire d’une mesme masse de terre un vaisseau honorable, et l’autre sordide Rom. 9.20-21 ? ils nieront que la justice de Dieu soit ainsi droictement défendue : mais que c’est un subterfuge, tel qu’ont coustume de chercher ceux qui n’ont point excuse suffisante ; car il semble que cela n’est rien dire, sinon que la puissance de Dieu ne peut estre empeschée de faire tout ce que bon luy semble. Je di que c’est bien autre chose, car quelle raison peut-on amener plus ferme et solide, que de nous admonester à penser qui est Dieu ? Car comment celuy qui est juge du monde pourroit-il commettre quelque iniquité ? Si c’est le propre de sa nature de faire justice, il aime icelle justice naturellement, et hait toute iniquité. Pourtant l’Apostre n’a point cherché quelque cachette, comme s’il eust esté surprins au destroit : mais il a voulu monstrer que la justice de Dieu est plus haute et excellente que de devoir estre réduite à la mesure humaine, ou estre comprinse en la petitesse de l’entendement des hommes. Il confesse bien que les jugemens de Dieu ont une profondité, laquelle peut abysmer les entendemens de tout le monde, s’ils veulent entrer jusques-là ; mais ne seroit-ce pas chose trop desraisonnable, de vouloir submettre les œuvres de Dieu à ceste condition, que quand nous n’en pourrons entendre la raison, nous les osions vitupérer ? Il y a à ce propos une sentence notable en Solomon, laquelle peu de gens entendent. Le Créateur de tous, dit-il, est grand : il rendra aux fols et aux transgresseurs leur loyer Prov. 26.10. Il s’escrie, ayant en admiration la grandeur de Dieu, d’autant qu’il est en luy de punir les fols et les transgresseurs, combien qu’il ne les ait point faits participans de son Esprit. Et de faict, c’est une rage prodigieuse aux hommes, quand ils prétendent d’enclorre ce qui est infini et incompréhensible, en une si petite mesure comme est leur entendement. Sainct Paul appelle les Anges qui sont demeurez en leur intégrité, Esleus 1Tim. 5.21. Si leur constance et fermeté a esté fondée au bon plaisir de Dieu, la révolte des diables monstre qu’ils n’ont pas esté retenus, mais plustost délaissez. De laquelle chose on ne peut amener autre cause que la réprobation, laquelle est cachée au conseil estroit de Dieu.
3.23.5
Qu’il y viene doncques quelque Manichéen ou Célestin, ou autre hérétique, pour calomnier la providence de Dieu : je di avec, sainct Paul, qu’il n’est pas mestier d’en rendre la raison, veu que par sa grandeur elle surmonte du tout nostre intelligence. Quelle absurdité y a-il en cela ? Voudront-ils la puissance de Dieu estre tellement limitée, qu’il ne puisse rien faire d’avantage, que ce que nostre esprit pourra comprendre ? Je di avec sainct Augustin, que Dieu en a créé d’aucuns lesquels il prévoyoit devoir aller en perdition éternelle : et que cela a esté fait, pource qu’il l’a voulu. Or pourquoy il l’a voulu, ce n’est pas à nous d’en demander la raison, veu que nous ne la pouvons comprendre. Et d’autre part, il ne convient pas que nous disputions si la volonté de Dieu est juste ou non : de laquelle quand on parle, il faut entendre sous le nom d’icelle, une reigle infaillible de justice[k]. Qu’est-ce doncques qu’on fait doute s’il y a iniquité, là où justice apparoist clairement ? Que nous n’ayons doncques point de honte de fermer la bouche des iniques à la manière de sainct Paul : et toutesfois et quantes qu’ils oseront abbayer comme chiens, de répliquer à l’encontre, Qui estes-vous, povres misérables, qui intentez accusation contre Dieu, n’ayans autre cause sinon pource qu’il n’a point abbaissé la grandeur de ses œuvres à vostre rudesse, comme si ce qu’il fait estoit inique d’autant qu’il nous est caché. La hautesse inestimable des jugemens de Dieu vous doit estre assez cognue par les expériences qu’il en donne. Vous sçavez qu’ils sont nommez Un abysme profond Ps. 36.6 ; pensez maintenant à vostre petitesse pour sçavoir si elle comprendra ce que Dieu a décrété en soy. De quoy doncques vous proufite-il de vous engouffrer par vostre curiosité enragée en cest abysme, lequel vous prévoyez par raison vous devoir estre mortel ? Comment ce qui est escrit de la sagesse incompréhensible de Dieu et de sa vertu espovantable, tant en l’histoire de Job que par tous les Prophètes, ne vous bride-il de quelque crainte et frayeur ? Si vos esprits s’escarmouchent en quelques questions, n’ayez point honte d’embrasser le conseil de sainct Augustin : Homme, dit-il, attens-tu response de moy ? Or je suis homme aussi bien ; et pourtant escoutons tous deux celuy qui nous dit, homme qui es-tu ? Certes l’ignorance fidèle est meilleure qu’une science téméraire : Cherche des mérites : tu ne trouveras que punition. O hautesse ! Pierre renonce Jésus-Christ : le brigand croit en luy. O hautesse ! Cherches-tu la raison de ces choses ? Je m’estonneray de la hautesse. Argue tant que tu voudras, et je m’esmerveilleray. Dispute de ta part, et je croiray. Je voy la hautesse : je ne parvien point à la profondité. Paul a trouvé où se reposer, se mettant en admiration, il dit que ces jugemens de Dieu sont hors de toute cognoissance : et tu les viens sonder ! Il dit que ses voies ne se peuvent consuyvre : et tu les veux suyvre à la trace[l] Rom. 11.33. Nous ne proufiterons de rien en passant plus outre : car nous ne satisferons point à leur pétulance. Et d’autre part. Dieu n’a pas affaire d’autre défense, que de celle dont il a usé par son Esprit, parlant par la bouche de sainct Paul : et qui plus est, nous désapprenons de bien parler, quand nous ne parlons point selon Dieu.
[k] Epist. CVI.
[l] August., De verbis Apostoli, serm. XX
3.23.6
Il y a une autre objection que fait l’impiété, laquelle toutesfois ne tend pas tant à blasmer Dieu qu’à excuser le pécheur ; combien qu’à dire vray ; le pécheur ne se puisse justifier sans ignominie du Juge. Toutesfois voyons quelle elle est. Pourquoy, disent-ils, Dieu imputeroit-il à vice aux hommes les choses desquelles il leur a imposé nécessité par sa prédestination ? Car que pourroyent-ils faire ? Résisteroyent-ils à ses décrets ? Mais ce seroit en vain : et mesmes ils ne le peuvent faire du tout. Ce n’est point doncques à bon droict que Dieu punit les choses desquelles la principale cause gist en sa prédestination. Je n’useray point yci de la défense laquelle ameinent communément les Docteurs ecclésiastiques : c’est que la prescience de Dieu n’empesche pas que l’homme ne soit réputé pécheur, duquel Dieu prévoit les vices, et non pas les siens. Car les cavillateurs ne se contenteroyent point de cela, mais passeroyent plus avant, disans que Dieu, s’il eust voulu, pouvoit obvier aux maux qu’il a préveus. Puis qu’il ne l’a fait, que de conseil délibéré il a créé l’homme afin qu’il se portast en telle sorte. Or si l’homme a esté créé à telle condition, qu’il deust après faire tout ce qu’il fait, qu’on ne luy peut imputer à faute les choses lesquelles il ne peut éviter, et ausquelles il est astreint par le vouloir de Dieu. Advisons doncques comment se pourra soudre ceste difficulté. Premièrement, il faut que nous tenions tous pour résolu ce que dit Solomon : que Dieu a créé toutes choses à cause de soy-mesme, voire l’inique au jour de sa perdition Prov. 16.4. Pourtant, comme ainsi soit que la disposition de toutes choses soit en la main de Dieu, et qu’il puisse envoyer la vie ou la mort à son plaisir : il dispense et ordonne par son conseil, qu’aucuns dés le ventre de leur mère soyent destinez certainement à mort éternelle, afin de glorifier son nom en leur perdition. Si quelqu’un pour excuser Dieu allègue que par sa providence il ne leur impose nulle nécessité, mais que voyant de quelle perversité ils seront, il les crée à ceste condition : cestuy-là dira bien quelque chose, mais ce ne sera pas tout. Les anciens Docteurs s’aidoyent bien aucunesfois de ceste solution : mais c’est comme en doutant. Les Sorboniques s’y arrestent entièrement, comme s’il n’y avoit que répliquer à l’encontre. Or de ma part, je concéderoye bien que la prescience seule n’apporte nulle nécessité aux créatures, combien que tous ne l’accorderont pas : car il y en a qui la font cause de toutes choses. Mais il me semble que Laurent Valle, combien qu’il ne fust pas autrement homme fort exercé en l’Escriture, a plus subtilement distingué : lequel démonstre ceste contention estre vaine, d’autant que la vie et la mort sont actions de la volonté de Dieu, plustost que de sa prescience. Si Dieu prévoyoit seulement ce qui advient aux hommes, sans le disposer et ordonner par son bon plaisir, ceste question ne seroit pas agitée sans propos : Asçavoir quelle nécessité induiroit la prévidence de Dieu. Mais puis qu’il ne voit les choses advenir pour autre raison, sinon pource qu’il a déterminé qu’elles advinssent : c’est folie de disputer et débatre que fait sa prescience, quand il appert que le tout advient par son ordonnance et disposition.
3.23.7
Les adversaires allèguent qu’on ne trouvera point ceci exprimé de mot à mot, que Dieu eust déterminé qu’Adam deust trébuscher en ruine mortelle, voire comme si en se rendant tesmoignage par l’Escriture qu’il fait toutes choses qu’il veut, il avoit créé la plus noble de toutes ses créatures, sans ordonner à quelle fin ne condition. Ils disent qu’Adam a esté créé avec son franc arbitre, pour se donner telle fortune qu’il voudroit : et que Dieu n’avoit rien déterminé de luy, sinon de le traitter selon ses mérites. Si une si froide invention est receue, où sera la puissance infinie de Dieu, par laquelle il dispose toutes choses selon son conseil secret : lequel ne dépend point d’ailleurs ? Tant y a que maugré leurs dents la prédestination de Dieu se démonstre en toute la lignée d’Adam, car il n’est pas advenu naturellement que tous décheussent de leur salut par la faute d’un. Qu’est-ce qui les empesche de confesser du premier homme, ce qu’ils sont contraints en despit d’eux, accorder de tout le genre humain ? Car pourquoy perdroyent-ils leur peine à tergiverser ? L’Escriture prononce haut et clair que toutes créatures mortelles ont esté asservies à la mort en la personne d’un homme. Puis que cela ne peut estre attribué à nature, il faut bien qu’il soit provenu du conseil admirable de Dieu. C’est une trop lourde inadvertance, que ces advocats qui s’ingèrent pour maintenir la justice de Dieu, s’arrestent tout court à un festu, et qu’ils sautent par-dessus des grosses trabes. Je leur demande derechef, dont il est advenu que la cheute d’Adam ait enveloppé avec soy tant de peuples avec leurs enfans sans aucun remède, sinon qu’il a pieu ainsi à Dieu. Il faut que ces langues tant habiles à babiller devienent muettes en cest endroict. Je confesse que ce décret nous doit espovanter : toutesfois on ne peut nier que Dieu n’ait préveu devant que créer l’homme, à quelle fin il devoit venir : et ne l’ait, préveu, pource qu’il l’avoit ainsi ordonné en son conseil. Si quelqu’un accuse yci la prévidence de Dieu, il fait témérairement. Car à quel propos sera blasmé le Juge céleste, pour n’avoir point ignoré les choses qui devoyent estre ? S’il y a doncques plainte aucune ou juste, ou de quelque apparence, elle s’addresse plustost à son ordonnance. Or ce que je di ne doit sembler advis estre estrange ; c’est que Dieu non-seulement a préveu la cheute du premier homme, et en icelle la ruine de toute sa postérité, mais qu’il l’a ainsi voulu. Car comme il appartient à sa sagesse d’avoir la prescience de toutes choses futures, ainsi il appartient à sa puissance de régir et gouverner tout par sa main. Et sainct Augustin décide et liquide très-bien ceste question comme beaucoup d’autres. Nous confessons à salut ce que nous croyons droictement, que Dieu qui est Seigneur et Maistre de toutes choses, et qui a créé toutes choses bonnes, et a cognu que le mal proviendroit du bien, et aussi cognu qu’il appartenoit à sa bonté toute-puissante de convertir le mal en bien, plustost que de ne permette point qu’il y eust nul mal : a disposé tellement la vie des Anges et des hommes, qu’il a voulu monstrer en premier lieu ce que pouvoit le franc arbitre, et puis après ce que pouvoit le bénéfice de sa grâce, et son juste jugement[m].
[m] Enchirid. ad Laurentium.
3.23.8
Aucuns recourent yci à la différence de Volonté et Permission, disant que les iniques périssent. Dieu le permettant, mais non pas le voulant. Mais pourquoy dirons-nous qu’il le permet, sinon pource qu’il le veut ? Combien que cela mesme ne soit point de soy vray-semblable, que c’est par la seule permission, et non par l’ordonnance de Dieu, que l’homme s’est acquis damnation : comme si Dieu n’avoit point ordonné de quelle condition il vouloit que fust la principale et plus noble de ses créatures. Je ne doute point doncques de simplement confesser avec sainct Augustin, que la volonté de Dieu est la nécessité de toutes choses, et qu’il faut nécessairement que ce qu’il a ordonné et voulu adviene, comme tout ce qu’il a préveu adviendra certainement[n]. Maintenant si les Pélagiens, ou Manichéens, ou Anabaptistes, ou Epicuriens (car nous avons affaire à ces quatre sectes, en traittant de ceste matière) allèguent pour leur excuse la nécessité, dont ils sont contraints par la prédestination de Dieu, ils n’ameinent rien de propre à la cause. Car si la prédestination n’est autre chose que l’ordre et dispensation de la justice divine, laquelle ne laisse point d’estre irrépréhensible combien qu’elle soit occulte : puis qu’il est certain qu’ils n’estoyent pas indignes d’estre prédestinez à telle fin, il est aussi certain que la ruine en laquelle ils tombent par la prédestination de Dieu, est juste et équitable. D’avantage, leur perdition procède tellement de la prédestination de Dieu, que la cause, et matière en sera trouvée en eux. Le premier homme est cheut, pource que Dieu avoit jugé cela estre expédient. Or pourquoy il l’a jugé, nous n’en sçavons rien. Si est-il néantmoins certain qu’il ne l’a pas jugé sinon pource qu’il voyoit que cela faisoit à la gloire de son Nom. Or quand il est fait mention de la gloire de Dieu, pensons aussi bien à sa justice : car il faut que ce qui mérite louange soit équitable. L’homme doncques trébusche selon qu’il avoit esté ordonné de Dieu : mais il trébusche par son vice. Le Seigneur avoit prononcé un peu au paravant, toutes les choses qu’il avoit faites estre fort bonnes Gen. 1.31 : dont vient doncques la perversité de l’homme, sinon qu’il s’est destourné de son Dieu ? Afin qu’on ne pensast qu’elle veinst de sa création, le Seigneur avoit approuvé par son tesmoignage tout ce qu’il avoit mis en luy. Il a doncques par sa propre malice corrompu la bonne nature qu’il avoit receue du Seigneur. Et ainsi par sa cheute a tiré avec soy en ruine tout son lignage. Parquoy contemplons plustost en la nature corrompue de l’homme la cause de sa damnation, laquelle luy est évidente, que de la chercher en la prédestination de Dieu, où elle est cachée et du tout incompréhensible. Et qu’il ne nous face point mal de submettre jusques-là nostre entendement à la sagesse infinie de Dieu, qu’il luy cède en beaucoup de secrets. Car des choses qu’il n’est pas licite ne possible de sçavoir, l’ignorance en est docte : l’appétit de les sçavoir, est une espèce de rage.
[n] De Genes. ad lit. lib. VI, cap 15.
3.23.9
Quelqu’un possible dira que je n’ay pas encore amené raison pour refréner ceste excuse blasphématoire que je condamne. Je confesse que cela mesmes ne se peut faire, que l’impiété ne murmure et détracte tousjours : toutesfois il m’est advis que j’en ay dit ce qui doit suffire pour oster à l’homme non-seulement toute raison de murmurer, mais aussi toute couverture. Les réprouvez veulent estre veus excusables en péchant, pource qu’ils ne peuvent évader la nécessité de pécher, principalement veu qu’icelle procède de l’ordonnance et volonté de Dieu : je nie au contraire, que cela soit pour les excuser, pource que ceste ordonnance de Dieu, de laquelle ils se plaignent, est équitable. Et combien que l’équité nous en soit incognue, elle est néantmoins très-certaine, dont nous concluons qu’ils n’endurent nulle peine, laquelle ne leur soit imposée par le jugement de Dieu très-juste. Nous enseignons aussi, que c’est perversément fait à eux de vouloir entrer aux secrets de Dieu ausquels on ne peut atteindre pour chercher l’origine de leur damnation, et laisser derrière la corruption de leur nature, dont elle procède à la vérité. Or que ceste corruption ne doyve estre imputée à Dieu, il appert de ce qu’il a rendu bon tesmoignage à sa création. Car combien que par la providence éternelle de Dieu, l’homme a esté créé pour venir en ceste misère en laquelle il est, il a néantmoins prins la matière d’icelle de soy-mesme, et non pas de Dieu. Car il n’est péri pour autre cause, sinon pource qu’il a dégénéré de la pure nature que Dieu luy avoit donnée, en perversité.
3.23.10
Les adversaires de Dieu ont encores une autre absurdité pour diffamer sa prédestination. Car comme ainsi soit qu’en parlant de ceux que nostre Seigneur retire de la condition universelle des hommes, pour les faire héritiers de son Royaume, nous n’assignions point d’autre cause de cela que son bon plaisir, ils infèrent qu’il y a doncques acception de personnes envers Dieu : ce que l’Escriture nie par tout ; pourtant ou qu’il faut dire que l’Escriture se contrarie, ou que Dieu regarde les mérites de ceux qu’il eslit. Premièrement ce que dit l’Escriture, que Dieu n’a point acception de personnes, c’est en autre sens qu’ils ne le prenent. Car par ce vocable de Personnes, elle ne signifie pas l’homme, mais les choses qui apparoissent à l’œil en l’homme, pour luy acquérir faveur, grâce, dignité, ou au contraire haine, contemnement ou diffame : comme sont richesses, crédit, noblesse, offices honorables, pays, beauté de corps, et choses semblables : ou bien povreté, ignobilité, d’estre sans crédit, sans honneur, etc. En telle manière sainct Pierre et sainct Paul remonstrent que Dieu n’est point acceptateur de personnes Actes 10.34 ; Rom. 2.11 ; Gal. 2.6, pource qu’il ne discerne point entre le Grec et le Juif pour en avoir l’un agréable et rejetter l’autre, seulement à cause de la nation. Sainct Jaques use de mesmes paroles quand il dit que Dieu en son jugement n’estime rien les richesses Jacq. 2.5. Sainct Paul aussi en un autre lieu en use, voulant monstrer que Dieu ne met point de différence entre maistre et serviteur ayant à juger l’un et l’autre Col. 3.25 ; Eph. 6.9. Parquoy il n’y aura nulle répugnance, de dire que Dieu eslit ceux que bon luy semble par son bon plaisir, sans aucun mérite, en réprouvant et rejettant les autres. Toutesfois pour satisfaire plus plenement nous exposerons ainsi la chose. Ils demandent comment cela se fait, que de deux hommes qui ne diffèrent rien en mérites, Dieu en laisse l’un derrière, et choisit l’autre[o]. Je leur demande d’autre part, si en celuy qui est esleu ils pensent qu’il y ait quelque chose pour encliner le cœur de Dieu à l’aimer. S’ils confessent qu’il n’y a rien, comme il est nécessaire, il s’ensuyvra que Dieu ne regarde point l’homme, mais qu’il prend de sa bonté matière de luy bien faire. Pourtant ce que Dieu en eslit l’un, en rejettant l’autre, cela ne vient point du regard de l’homme, mais de sa seule miséricorde : à laquelle il doit estre libre de se monstrer où bon luy semble, et quand bon luy semble. Mesmes aussi nous avons desjà veu que Dieu du commencement n’a pas esleu beaucoup de nobles, sages, ou riches et excellens 1Cor. 1.26, afin d’humilier l’orgueil de la chair : tant s’en faut que sa faveur ait esté attachée à quelque apparence.
[o] Vide August., Ad Bon., lib. II, cap VII.
3.23.11
C’est doncques faussement et meschamment qu’aucuns accusent Dieu d’inéqualité de justice : pource qu’en sa prédestination il ne fait pas tout un à tous hommes. Si Dieu, disent-ils, trouve tous hommes coulpables, qu’il les punisse tous égualement : S’il les trouve innocens, qu’il s’abstiene de rigueur envers tous. Mais ils traittent Dieu comme s’il luy estoit interdit de faire miséricorde : ou bien quand il la veut faire, qu’il fust contraint de renoncer du tout à son jugement. Car qu’est-ce autre chose qu’ils demandent, en voulant que si tous ont offensé, ils soyent tous punis également ? Nous confessons l’offense estre universelle : mais nous disons que la miséricorde de Dieu subvient à d’aucuns. Qu’elle subviene doncques à tous, disent-ils. Mais nous répliquons, que c’est bien raison qu’il se monstre aussi juste Juge en punissant. Quand ils ne veulent endurer cela, ne s’efforcent-ils point d’oster à Dieu la faculté de faire miséricorde : ou bien de luy permettre seulement à telle condition, qu’il se desmette de faire jugement ? Pourtant ces sentences de sainct Augustin convienent très-bien : Comme ainsi soit, dit-il, que la masse universelle du genre humain soit tombée en condamnation en Adam, les hommes qui sont prins pour estre mis en honneur, ne sont pas instrumens de leur propre justice : mais de la miséricorde de Dieu. Comme des autres qui sont mis en opprobre, il n’en faut rien assigner sinon à son jugement, sans le rédarguer d’iniquité[p]. Item, Ce que Dieu rend à ceux qu’il a réprouvez, la punition qui leur estoit deue : et à ceux qu’il a esleus, donne la grâce qui ne leur estoit point deue : cela peut estre monstré équitable et irrépréhensible par la similitude d’un créditeur, auquel il est loisible de remettre sa debte à l’un, et la demander de l’autre. Le Seigneur doncques peut aussi bien donner grâce à qui il veut, pource qu’il est miséricordieux : et ne la donner pas à tous, pource qu’il est juste Juge. Et donnant à aucuns ce qu’ils ne méritent point, il peut démonstrer sa grâce gratuite : en ne le donnant point à tous, démonstrer ce que tous méritent. Car sainct Paul en escrivant que Dieu a enclos tous sous péché, afin de faire miséricorde à tous, ne faut quant et quant d’adjouster, qu’il ne doit rien à personne, pource que nul ne luy a rien apporté pour luy en demander récompense Rom. 11.32, 35.
[p] Epist. CVI ; De praedest. et grat. : De bono persev., cap. XII.
3.23.12
Les adversaires de la vérité usent encores d’une autre calomnie, pour renverser la prédestination : c’est que quand elle est establie, toute solicitude et cure de bien vivre est abatue. Car qui sera celuy, disent-ils, lequel oyant que la mort ou la vie luy est desjà décrétée par le conseil immuable de Dieu, n’ait incontinent ceste pensée en l’entendement, qu’il ne peut chaloir comment il vive, veu que la prédestination de Dieu ne peut estre empeschée ny advancée par ses œuvres ? Ainsi chacun s’abandonnera, et se laissera transporter désordonnément par tout où sa cupidité le mènera. Ceste allégation n’est point du tout fausse : car il y a d’aucuns porceaux qui souillent la prédestination de Dieu de tels blasphèmes : et sous ceste couverture se mocquent de toutes admonitions et remonstrances : Dieu sçait bien ce qu’il a délibéré de faire une fois de nous. S’il a déterminé de nous sauver, il nous conduira à salut en son temps : s’il a déterminé de nous damner, nous nous tormenterions en vain pour nous sauver. Mais l’Escriture en remonstrant combien nous devons en plus grande révérence et crainte penser de ce mystère, instruit les enfans de Dieu à un sens bien divers, et condamne la meschante audace et rage de telle manière de gens : car elle ne nous parle pas de la prédestination, pour nous faire enfler de témérité, ou pour nous inciter à esplucher par une hardiesse illicite les secrets inaccessibles de Dieu : mais plustost à ce qu’en humilité et modestie nous apprenions de craindre son jugement, et magnifier sa miséricorde ; pourtant tous fidèles tendront à ce but. Le grondement de ces porceaux est bien rabatu par sainct Paul. Ils disent qu’ils ne se soucient de vivre dissoluement, à cause que s’ils sont du nombre des esleus, leurs vices ne les empescheront point de parvenir à salut : mais au contraire, sainct Paul enseigne que la fin de nostre élection est, à ce que nous menions vie saincte et irrépréhensible Eph. 1.4. Si le but de nostre élection est, de sainctement vivre : elle nous doit plustost pousser et stimuler à méditer saincteté, qu’à chercher couverture de nonchalance. Car combien ces deux choses sont-elles différentes ? ne se soucier de bien faire, pource que l’élection suffit à salut : et que l’homme est esleu, afin de s’adonner à bien faire ? Comment doncques endurerons-nous ces blasphèmes, lesquels renversent si meschamment tout l’ordre de la prédestination ? Quant est de l’autre partie, asçavoir qu’ils disent que celuy qui est réprouvé de Dieu, perdroit sa peine en s’appliquant à vivre purement et en innocence : en cela ils sont convaincus de mensonge impudent ; car dont procéderoit telle estude, sinon de l’élection de Dieu ? veu que tous ceux qui sont du nombre des réprouvez, comme ils sont instrumens faits à opprobre, ne cessent de provoquer l’ire de Dieu par crimes infinis : et confermer par signes évidens le jugement de Dieu qui est décrété contre eux, tant s’en faut qu’ils y résistent en vain.
3.23.13
Les autres aussi calomnient malicieusement et impudemment ceste doctrine, comme si elle renversoit toutes exhortations à bien et sainctement vivre. Duquel blasme sainct Augustin a esté merveilleusement chargé en son temps : mais il s’en est très-bien purgé au livre à Valentin, intitulé De correction et grâce : duquel la lecture pourra appaiser toutes gens craignans Dieu. Toutesfois j’en toucheray yci une partie, qui sera, comme j’espère, pour satisfaire à tous esprits paisibles et de bonne sorte. Nous avons desjà veu quel héraut a esté sainct Paul pour publier à haute voix l’élection de Dieu : a-il esté refroidi pour cela, pour ne pouvoir admonester ni exhorter ? Que ces bons zélateurs comparent leur vivacité à la siene : on ne trouvera que glace en eux, au pris de l’ardeur admirable qui est en luy. Et de faict, ce principe oste tout scrupule, que nous ne sommes point appelez à souilleure 1Thess. 4.7, mais afin que chacun possède son vaisseau en honneur, etc. Item, que nous sommes la facture de Dieu, estans créez à bonnes œuvres, lesquelles il a apprestées pour nous faire cheminer en icelles Eph. 2.10. En somme, quiconques est moyennement exercé en sainct Paul, entendra sans longue démonstration, comment il accorde les choses que ces brouillons veulent faire à croire estre répugnantes. Jésus-Christ commande qu’on croye en luy : toutesfois quand il dit que nul n’y peut venir sinon qu’il luy soit donné du Père Jean 6.65, il ne dit rien qui ne soit vray. Parquoy que la prédication ait son cours pour amener les hommes à la foy, pour les y faire proufiter et les retenir en persévérance : toutesfois que cela n’empesche pas que la prédestination ne soit cognue, afin que ceux qui obéissent à l’Evangile ne s’enorgueillissent pas comme du leur, mais qu’ils se glorifient en Dieu. Jésus-Christ ne dit pas sans cause. Qui a aureilles pour ouyr, qu’il oye Matt. 13.9. Ainsi quand nous preschons et exhortons, ceux qui ont des aureilles obéissent volontiers : quant aux autres, le dire d’Isaïe s’accomplit en eux, qu’en oyant ils n’oyent point Esaïe 6.9. Or pourquoy les uns en ont (dit sainct Augustin) les autres non, qui est-ce qui cognoist le conseil du Seigneur ? Faut-il doncques nier ce qui est manifeste, quand ce qui est occulte ne se peut comprendre[q] ? Ces propos sont fidèlement extraits de sainct Augustin : mais pource que ses propres mots auront possible plus d’authorité que les miens, j’en réciteray autant que besoin sera. Si quelques-uns, dit-il, se tournent à nonchalance et lascheté sous ombre de la prédestination, et se desbordent en leurs concupiscences, selon qu’ils y sont enclins, faut-il pourtant estimer ce qui se dit, estre faux ? Si Dieu a préveu qu’ils seront bons, ils le seront, à quelque malice qu’ils soyent maintenant adonnez : et s’il a préveu qu’ils seront mauvais, ils le seront, en quelque bonté qu’ils cheminent aujourd’huy. Faut-il pourtant que ce qui se dit vrayement de la prescience de Dieu, soit renoncé ou celé, sur tout, quand en s’en taisant on donne occasion à d’autres erreurs ? Item, C’est autre chose de supprimer ce qui est vray, que de la nécessité de le déclairer. Il seroit long de chercher toutes les causes de nous taire de la vérité. Il y en a une entre les autres : c’est afin que ceux qui n’entendent pas, n’empirent, quand nous désirons d’instruire ceux qui en sont capables. Or telles gens, quand nous parlerons de la prédestination, n’en seront pas rendus plus savans : mais aussi ils n’en deviendront pas pires. Or le cas posé que la vérité emporte ceci, que quand nous la déclairons, celuy qui ne la comprend pas en deviene pire : et que si nous la tenons ensevelie, celuy qui la pourroit comprendre en ait dommage, que pensons-nous qu’il soit de faire ? Ne faudra-il pas plustost dire ce qui est vray, afin que ceux desquels il pourra estre entendu le comprenent, que de nous en taire, tellement que tous deux demeurent ignorans, et que celuy mesme qui est le plus entendu, empire par nostre silence, lequel s’il estoit enseigné, plusieurs autres apprendroyent de luy ? Et nous refusons de dire ce que l’Escriture tesmoigne estre licite, voire sous ombre que nous craignons que celuy qui n’est point capable de proufiter n’en soit offensé : et ce pendant nous ne craignons point que celuy qui le pourroit comprendre, soit prins de fausseté par nostre silence[r]. Puis il conferme encores plus clairement ce propos par une briefve conclusion : Si les Apostres, dit-il, et les Docteurs de l’Eglise qui les ont suyvis, ont fait tous les deux : c’est de traitter sainement de l’élection éternelle de Dieu, et d’entretenir les fidèles en reigle de saincte vie : qu’est-ce que ces nouveaux Docteurs estans contraints et convaincus par la vérité invincible, disent qu’il ne faut point prescher au peuple la prédestination, encores que ce qu’on en dise soit vray ? Mais quoy qu’il en soit il la faut prescher, afin que ceux qui ont aureilles pour ouyr, oyent. Et qui est-ce qui les aura, sinon les ayant receues de celuy qui a promis de les donner ? Or que celuy qui n’a pas receu un tel don rejette la bonne doctrine, moyennant que celuy qui l’a, l’accepte et en boyve, qu’il en boyve et en vive. Car comme il faut prescher les bonnes œuvres afin que Dieu soit deuement servy : ainsi faut-il prescher la prédestination, afin que celuy qui a aureilles pour ouyr, se glorifie en Dieu, non pas en soy[s] Matt. 13.9.
[q] De bono persev., Lib CXV.
[r] De bono persev., cap. XVI.
[s] Ejusdem libri, cap. XX.
3.23.14
Néantmoins selon que ce sainct Docteur avoit un singulier désir d’édifier, il advertit de modérer tellement la façon d’enseigner ce qui est vray, qu’on se garde tant qu’il sera possible de scandaliser. Car il remonstre que ce qui se dit vrayement, peut bien estre conforme à l’utilité. Si quelqu’un parloit ainsi au peuple, Ce que vous ne croyez, c’est pource que vous estes prédestinez à périr, non-seulement il nourriroit la paresse, mais aussi flatteroit la malice. Si quelqu’un passoit encores plus outre, en disant qu’en ne croyant point à l’advenir, ils monstreront qu’ils seront réprouvez, ce seroit maudire plustost qu’enseigner. Ainsi sainct Augustin veut bien que telles gens soyent rejettez, comme n’ayans nul goust, et mesmes troublans les simples : ce pendant il maintient que nul ne proufite en la correction, sinon que celuy qui fait proufiter mesmes sans correction, y aide par sa pitié. Or pourquoy il aide à l’un, et non pas à l’autre, ce n’est pas raison que l’argille en juge, et non pas le potier. Il adjouste puis après, Quand les hommes par le moyen de la prédestination vienent ou retournent en la voye de justice, qui est-ce qui besongne en leurs cœurs pour leur donner salut, sinon celuy qui donne accroissement quand les ministres plantent et arrousent 1Cor. 15.10 ? Or s’il luy plaist de sauver, il n’y a nul franc arbitre qui luy résiste. Parquoy il n’y a doute que les volontez des hommes ne peuvent résister à celle de Dieu, (lequel fait tout ce qu’il veut au ciel et en terre, et qui mesmes a fait ce qui est à venir) veu qu’il fait ce que bon luy semble des volontez des hommes. Item, Quand il veut amener les hommes, les attache-il à des liens corporels ? Il tient les cœurs au dedans, il les pousse et les tire par leurs volontez lesquelles il a formées en eux. Mais ce qu’il adjouste ne doit pas estre oublié, c’est, Pource que nous ne sçavons pas ceux qui appartienent au nombre et à la compagnie des prédestinez, ou non, que nous devons estre affectionnez à souhaiter le salut de tous. Si ainsi est, nous tascherons de faire tous ceux que nous rencontrerons, participans de nostre paix. Au reste, elle ne reposera sinon sur ceux qui sont enfans de paix. Brief, entant qu’en nous est nous avons à user de correction salubre et sévère, comme de médecine, envers tous, à ce qu’ils ne périssent ou perdent les autres : mais c’est à faire à Dieu de rendre nostre correction utile à ceux qu’il a prédestinez.
Chapitre XXIV
Que l’élection est confermée par vocation de Dieu : et qu’au contraire les
réprouvez attirent sur eux la perdition juste, à laquelle ils sont destinez.
3.24.1
Toutesfois afin que la chose soit mieux esclarcie, il sera expédient de traitter yci tant de la vocation des esleus, que de l’aveuglement et endurcissement des réprouvez. J’ay touché desjà du premier point en réfutant l’erreur de ceux qui sous ombre de la généralité des promesses, voudroyent égualer tout le genre humain. Mais Dieu garde son ordre, en déclairant finalement par sa vocation la grâce qu’il tenoit au paravant cachée en soy. Et pour ceste cause on peut dire qu’en appelant il testifie de son élection. Car il a préordonné ceux qu’il avoit précognus, pour estre conformes à l’image de son Fils. Or ceux qu’il a préordonnez, il les a aussi appelez : et ceux qu’il a appelez, il les a justifiez pour les glorifier une fois Rom. 8.29-30. Comme ainsi soit que le Seigneur en eslisant les siens, les ait adoptez pour ses enfans, nous voyons toutesfois qu’ils ne vienent point en possession d’un si grand bien, sinon quand il les appelle. D’autre part, qu’estans appelez, ils ont desjà quelque jouissance de leur élection. Pour laquelle cause sainct Paul appelle l’Esprit qu’ils reçoyvent, Esprit d’adoption Rom. 8.15. Item, Le seau et arre de l’héritage futur Eph. 1.13-14 ; 2Cor. 1.22 : d’autant que par son tesmoignage il conferme et scelle en leurs cœurs la certitude de ceste adoption. Car combien que la prédication de l’Evangile sourde de la fontaine de l’élection, toutesfois pource qu’elle est commune aussi aux réprouvez, elle n’en seroit point assez ferme preuve de soy. Mais Dieu enseigne ses esleus avec efficace, pour les attirer à la foy : comme nous avons allégué ci-dessus, Celuy qui est de Dieu a veu le Père Jean 6.46, et non autre. Item, J’ay manifesté ton Nom aux hommes que tu m’as donnez Jean 17.6 : comme ainsi soit qu’il dise ailleurs, Nul ne peut venir à moy, sinon estant tiré du Père Jean 6.44. Lequel lieu sainct Augustin considère prudemment, lequel parle ainsi : Si, tesmoin la vérité, celuy qui a apprins du Père vient : quiconques ne vient point, n’a point apprins du Père. Il n’est pas doncques conséquent, que celuy qui peut venir, viene de faict, sinon qu’il le vueille et qu’il le face : mais quiconques a esté enseigné du Père, non-seulement peut venir, mais vient de faict. Et alors il y a l’advancement de possibilité, l’affection de volonté, et l’effect de l’action[t]. Il parle encores plus clairement en un autre lieu, Qu’est-ce que veut dire ceci, Quiconques a ouy de mon Père et a apprins, vient à moy : sinon qu’il n’y a nul qui oye et qui apprene du Père, qui ne viene à Jésus-Christ ? Car si tous ceux qui oyent et apprenent, vienent : quiconque ne vient point, n’a point ouy ny apprins. Car s’il eust ouy et apprins, il viendroit. Ceste eschole est fort eslongnée des sens de la chair, en laquelle le Père enseigne et est ouy, pour faire venir à son Fils. Un peu après il adjouste, Ceste grâce laquelle est occultement donnée aux cœurs des hommes, n’est point receue d’un cœur endurcy : car elle est donnée à ce que la dureté du cœur soit ostée. Ainsi quand le Père est ouy intérieurement, il oste le cœur de pierre et en donne un de chair Ezéch. 11.19 ; 36.26. Et voylà comme il fait les enfans de la promesse et vaisseaux de miséricorde, lesquels il a préparez en gloire Rom. 9.23. Pourquoy doncques n’enseigne-il tous hommes pour les faire venir à Christ, sinon que ceux qu’il enseigne c’est par miséricorde : et ceux qu’il n’enseigne point, c’est par jugement : d’autant qu’il a pitié de ceux que bon luy semble, et endurcit ceux qu’il veut[u]. Le Seigneur doncques choisit pour ses enfans ceux qu’il eslit, et délibère d’estre leur Père : mais en les appelant, il les introduit en sa famille, et se conjoinct et allie avec eux, pour estre faits comme un. Or l’Escriture conjoignant en telle sorte la vocation avec l’élection, monstre bien par cela qu’il n’y faut rien chercher, sinon la miséricorde de Dieu gratuite. Car si nous demandons lesquels il appelle, et la raison pourquoy : elle respond. Ceux qu’il a esleus. Or quand on vient à l’élection, la seule miséricorde y apparoist de toutes pars : selon que porte la sentence de sainct Paul, Que ce n’est point ne du vueillant ne du courant, mais de Dieu ayant pitié Rom. 9.16. Et ne faut point prendre cela comme on fait communément, en partissant entre la grâce de Dieu et la volonté et course de l’homme. Car on expose que le désir ne l’effort de l’homme ne peuvent rien, sinon que la grâce de Dieu les face prospérer : mais si Dieu adjouste son aide, que l’un et l’autre fait quelque chose pour acquérir salut. Laquelle cavillation j’aime mieux réfuter par les paroles de sainct Augustin que par les mienes. Si l’Apostre, dit-il, n’a voulu autre chose que dire qu’il n’estoit seulement en la faculté du vueillant et du courant, sinon que le Seigneur y aide par sa miséricorde, nous pourrons au contraire retourner cela, et dire qu’il n’est pas en la seule miséricorde de Dieu, sinon qu’elle soit aidée par la volonté et course de l’homme[v]. Si cela est clairement meschant, il ne faut douter que l’Apostre n’ait voulu tout assigner à la miséricorde de Dieu, sans rien laisser à nostre volonté ou estude. Voylà les mots de ce sainct personnage. Je n’estime pas un festu la subtilité qu’ils ameinent : c’est que sainct Paul n’eust pas ainsi parlé, s’il n’y avoit quelque effort et volonté en nous. Car il n’a pas réputé ce qui estoit en l’homme : mais voyant qu’il y en avoit aucuns qui assignoyent en partie le salut des hommes à leur industrie : au premier membre de son oraison il condamne simplement leur erreur, puis il maintient que toute la somme de salut gist en la miséricorde de Dieu. Et qu’est-ce que font autre chose les Prophètes, sinon de prescher continuellement la vocation de Dieu gratuite ?
[t] De Gratia Christi, contra Pelag. et Caelesi., lib. I, cap. XIV et XXXI
[u] Lib. De Praedest. sanct., cap. VIII.
[v] Enchrid. ad Laurent., cap. XXXI.
3.24.2
Ce que nous voyons aussi en la substance d’icelle : car elle consiste en la prédication de la Parole, et illumination du sainct Esprit. Or nous avons au Prophète, à qui c’est que nostre Seigneur offre sa parole : J’ay esté trouvé, dit-il, de ceux qui ne me cherchoyent point, je suis apparu à ceux qui ne m’interroguoyent point. J’ay dit à ceux qui n’invoquoyent point mon Nom, Me voyci Esaïe 65.1. Et afin que les Juifs ne pensassent une telle grâce appartenir seulement aux Gentils, le Seigneur leur réduit en mémoire dont c’est qu’il a prins leur père Abraham, quand il l’a voulu recevoir en son amour : asçavoir du milieu de l’idolâtrie, en laquelle il estoit comme abysmé avec tous ses parens Josué 24.3. Puis que Dieu esclaire par sa Parole à ceux qui n’ont rien mérité : en cela il donne un signe assez clair de sa bonté gratuite. Or en cest endroict la bonté infinie de Dieu se monstre desjà : mais ce n’est pas pour le salut de tous, d’autant que la condamnation des réprouvez sera plus griefve, de ce qu’ils ont rejette le tesmoignage de l’amour de Dieu. Et de faict aussi Dieu retire d’eux la vertu de son Esprit, pour donner plus de lustre à sa grâce. Dont il s’ensuyt que la vocation intérieure est un gage de salut, qui ne peut mentir. A quoy se rapporte le dire de sainct Jehan, Nous cognoissons que nous sommes ses enfans, par l’Esprit qu’il nous a donné 1Jean 4.13. Et afin que la chair ne se glorifie qu’elle luy respond estant appelée : il afferme que nous n’avons nulles aureilles à ouyr, et nuls yeux à veoir, sinon qu’il nous les ait formez. D’avantage, qu’il nous les forme, non pas selon qu’un chacun en est digne : mais selon son élection. De quoy nous avons un exemple notable en sainct Luc, où il est dit que les Juifs et Gentils communément ouyrent la prédication de sainct Paul. Or comme ainsi soit que tous fussent enseignez d’une mesme doctrine, il est dit que ceux ont creu, que Dieu avoit ordonnez à vie éternelle Actes 13.48. N’aurions-nous pas honte de nier que la vocation ne soit gratuite, en laquelle règne la seule élection depuis un bout jusques à l’autre ?
3.24.3
Il nous faut yci donner garde de deux erreurs. Car les uns font l’homme compagnon de Dieu, pour ratifier l’élection de Dieu en s’y accordant. Ainsi, selon eux, la volonté de l’homme seroit par-dessus le conseil de Dieu. Comme si l’Escriture disoit seulement, qu’il nous est donné de pouvoir croire : et non pas plustost, que la foy plenement est don de Dieu. Les autres, je ne sçay pas de quelle raison estans induits, suspendent l’élection, de la foy : comme si il n’y avoit point de certitude ne fermeté jusques à ce qu’on croye. Or il est bien vray qu’à nostre regard elle est confermée en croyant, et que le conseil de Dieu, qui au paravant estoit caché, nous est manifesté : mais ce pendant gardons-nous d’entendre autre chose que ce que nous avons dit par ci-devant, asçavoir que l’adoption de Dieu, laquelle nous estoit incognue, nous est approuvée et comme scellée. Mais c’est faussement parler, que l’élection commence d’avoir son efficace lors que nous recevons l’Evangile, et qu’elle prend de là sa vigueur. Quant à nous, comme j’ay dit, il nous faut prendre la certitude d’icelle de l’Evangile : pource que si nous attentons de pénétrer au décret éternel de Dieu, ce nous sera un abysme pour nous engloutir. Mais après que Dieu nous a testifié et fait cognoistre que nous sommes de ses esleus, il convient monter plus haut, de peur que l’effect n’ensevelisse sa cause. Car il n’y a rien plus desraisonnable, quand l’Escriture nous dit qu’il nous a illuminez selon qu’il nous avoit esleus, que ceste clairté nous esblouisse tellement les yeux, que nous refusions de pensera nostre élection. Je ne nie pas ce pendant que pour estre certains de nostre salut il ne nous fale commencer par la Parole, et que toute nostre fiance ne s’y doyve appuyer et reposer, pour invoquer Dieu comme nostre Père. Car ceux qui appètent de voltiger sur les nues pour s’asseurer du conseil de Dieu, lequel il nous a mis au cœur et en la bouche Deut. 30.14, pervertissent tout ordre. Il est doncques besoin de refréner nostre témérité par sobriété de foy, afin que Dieu nous soit tesmoin suffisant de sa grâce occulte, quand il la nous déclaire par sa Parole : moyennant que ce canal, duquel nous sommes rassasiez, n’empesche point que la vraye source ne retiene l’honneur qui luy appartient.
3.24.4
Or comme ceux qui enseignent la vertu et fermeté de l’élection dépendre de la foy, par laquelle nous sentons qu’elle nous appartient, font perversement, aussi d’autre part nous tiendrons un très-bon ordre, si en cherchant d’avoir certitude de nostre élection, nous nous arrestons à ces signes qui en sont certains tesmoignages. Le diable n’a nulle plus griefve tentation ne périlleuse pour esbranler les fidèles, que quand les inquiétant de doute de leur élection, il les solicite d’une folle cupidité de la chercher hors de la voye. J’appelle chercher hors de la voye, quand le povre homme s’efforce d’entrer aux secrets incompréhensibles de la sagesse divine, et pour sçavoir ce qui a esté ordonné de luy au jugement de Dieu, cherche depuis le commencement d’éternité. Car lors il se précipite comme en un gouffre profond pour se noyer : il s’empestre comme en des pièges, dont il ne se pourra jamais desvelopper : et entre comme en un abysme de ténèbres, dont il ne pourra jamais sortir. Car c’est bien raison que l’outrecuidance de l’entendement humain soit ainsi punie d’une horrible ruine, quand elle attente de s’eslever par sa vertu à la hauteur de la sagesse divine. Or ceste tentation que j’ay dite est d’autant plus pernicieuse, que nous y sommes quasi tous enclins. Car il y en a bien peu lesquels ne soyent touchez en leurs cœurs de ceste cogitation, Dont est-ce que tu as salut, sinon de l’élection de Dieu ? Et ceste élection comment t’est-elle révélée ? Quand ceste pensée a une fois occupé lieu en l’homme, ou elle le tormente merveilleusement : ou elle le rend du tout estonné et abatu. Je ne veux avoir argument plus propre à monstrer combien perversement telle manière de gens imagine la prédestination. Car l’esprit de l’homme ne peut estre infecté d’erreur plus pestilent, que quand la conscience est troublée de sa tranquillité et repos qu’elle doit avoir avec Dieu. Ceste matière est comme une mer : en laquelle si nous craignons de périr, gardons-nous sur toutes choses de ce rocher, auquel on ne peut ahurter sans malencontre. Combien toutesfois que ceste dispute de prédestination soit estimée comme une mer dangereuse, si est-ce que la navigation y est seure et paisible, et mesmes joyeuse, sinon que quelqu’un affecte de son bon gré se mettre en danger. Car comme ceux qui pour estre certains de leur élection entrent au conseil éternel de Dieu sans sa Parole, se précipitent et fourrent en un abysme mortel : aussi d’autre part ceux qui la cherchent droictement et en tel ordre qu’elle est monstrée en l’Escriture, en rapportent une singulière consolation. Pourtant que ceste soit nostre voye pour en enquérir : asçavoir, de commencer par la vocation de Dieu, et finir en icelle. Combien que cela n’empesche point que les fidèles ne cognoissent que les bénéfices qu’ils reçoyvent journellement de la main de Dieu, provienent de son adoption secrette : comme ils en parlent en Isaïe, Tu as fait choses admirables : tes pensées anciennes sont vrayes et certaines Esaïe 25.1, veu que le Seigneur veut qu’elle nous soit comme un mereau ou enseigne, pour nous certifier tout ce qui est licite de sçavoir de son conseil. Et afin que ce tesmoignage ne semble advis infirme à quelqu’un, réputons un peu combien de clairté et certitude il nous apporte. De quoy sainct Bernard traitte bien à propos. Car après avoir parlé des réprouvez, il dit, Le propos de Dieu demeure ferme. La sentence de paix est asseurée sur ceux qui le craignent : d’autant qu’il dissimule leurs péchez, et rémunère leurs bienfaits : tellement que d’une façon admirable le mal mesme leur tourne à bien. Qui accusera les esleus de Dieu ? Il me suffit pour toute justice, d’avoir propice celuy que j’ay offensé : tout ce qu’il a délibéré de ne me point imputer, est comme s’il n’eust jamais esté. Et un petit après, Voyci le lieu de vray repos, et lequel à bon droict nous pouvons appeler Chambre, quand nous contemplons Dieu, non pas troublé d’ire ou agité de soin, mais pour sçavoir sa volonté bonne, agréable et parfaite. Ceste vision n’effraye point, mais appaise et adoucit. Elle n’esmeut point des curiositez bouillantes, mais les rabat toutes. Elle ne travaille point les sens, mais les rend tranquilles. Voyci où il nous faut droictement reposer : c’est que Dieu estant appaisé, nous appaise, pource que nostre repos est de l’avoir paisible[a].
[a] Super Cantic. Serm. XIII.
3.24.5
Premièrement, si nous demandons d’avoir la clémence paternelle de Dieu et sa bénévolence envers nous, il nous faut convertir les yeux en Christ, auquel seul repose le bon plaisir du Père Matt. 3.17. Si nous cherchons salut, vie et immortalité, il ne faut non plus recourir ailleurs : veu que luy seul est fontaine de vie, port de salut, et héritier du Royaume céleste. Or à quelle fin tend l’élection, sinon à ce que nous, estans adoptez de Dieu pour ses enfans, obtenions en sa grâce et dilection, salut et immortalité ? Quelque chose qu’on revire, retourne ou espluche, on trouvera que le but de nostre élection ne tend pas outre cela. Pourtant ceux que Dieu a choisis pour ses enfans, il n’est pas dit qu’il les ait esleus en eux-mesmes, mais en son Christ Eph. 1.4 : pource qu’il ne les pouvoit aimer sinon en luy, et ne les pouvoit honorer de son héritage, sinon les ayant faits participans premièrement de luy. Or si nous sommes esleus en Christ, nous ne trouverons point la certitude de nostre élection en nous : non pas mesmes en Dieu le Père, si nous l’imaginons nuement sans son Fils. Christ doncques est comme un miroir, auquel il convient contempler nostre élection, et auquel nous la contemplerons sans tromperie. Car puis qu’il est celuy auquel le Père céleste a proposé d’incorporer ceux qu’il a voulu de toute éternité estre siens, afin d’advouer pour ses enfans tous ceux qu’il recognoistroit estre membres d’iceluy, nous avons un tesmoignage assez ferme et évident que nous sommes escrits au livre de vie, si nous communiquons à Christ. Or il s’est suffisamment communiqué à nous, quand par la prédication de l’Evangile il nous a testifié qu’il nous est donné du Père, afin d’estre nostre avec tous ses biens. Il est dit que nous le vestons, et que nous sommes unis à luy pour vivre, d’autant qu’il vit. Ceste sentence est souvent répétée, que le Père céleste n’a point espargné son Fils unique Rom. 8.32, afin que quiconques croira en luy ne périsse point Jean 3.16. Il est dit aussi que quiconques croit en luy, est passé de mort à vie Jean 5.24. Selon lequel sens il s’appelle le pain de vie, duquel quiconques mangera, ne mourra jamais Jean 6.35, 58. Il nous est, di-je, tesmoin, que tous ceux desquels il sera receu en vraye foy, seront tenus du Père céleste pour ses enfans. Si nous désirons quelque chose plus, que d’estre enfans et héritiers de Dieu, nous pouvons bien monter plus haut que Christ. Mais si c’est là nostre dernière borne, n’est-ce point enrager du tout de chercher hors Christ ce que nous avons desjà obtenu en luy, et ne se peut trouver qu’en luy seul ? D’avantage, puis qu’il est la sagesse éternelle du Père, la vérité immuable, le conseil arresté, il ne faut craindre que ce qu’il nous déclaire par sa bouche, puisse le moins du monde varier de la volonté du Père, laquelle nous cherchons. Mais plustost il nous la manifeste fidèlement telle qu’elle a esté du commencement, et doit estre tousjours. La pratique de ceste doctrine doit avoir sa vigueur mesmes en nos prières. Car combien que la foy de nostre élection nous donne courage d’invoquer Dieu, toutesfois ce seroit une spéculation esgarée quand il nous faut former nos requestes, mettre ceci en avant, Mon Dieu, si je suis esleu, exauce-moy. Plustost il veut que ses promesses nous contentent, sans que nous cherchions ailleurs s’il nous sera favorable ou non. Ceste discrétion nous despestrera de beaucoup de liens, quand nous sçaurons appliquer ce qui est escrit à son droict usage, et que nous ne le tirerons point çà et là inconsidérément et à la volée Eph. 1.4.
3.24.6
Cela fait aussi grandement à establir nostre fiance, que la fermeté de nostre élection est conjoincte à nostre vocation. Car ceux que Christ a illuminez en sa cognoissance, et introduits en la compagnie de son Église, il est dit qu’il les reçoit en sa protection et tutelle. D’avantage, tous ceux qu’il reçoit, il est dit que le Père les luy a commis et donnez en garde, pour les conduire à vie éternelle Jean 6.37, 39. Que voulons-nous plus ? Le Seigneur Jésus crie à haute voix, que le Père luy a donné en sa protection tous ceux qu’il vouloit estre sauvez Jean 17.6, 12. Pourtant, quand nous voulons sçavoir si Dieu a nostre salut en recommandation, cherchons s’il l’a recommandé à Christ, lequel il a constitué gardien unique de tous les siens. Si nous doutons asçavoir si Christ nous a receus en sa tutelle et sauvegarde, il vient au-devant de ceste doute, quand il se présente pour Pasteur : et déclaire qu’il nous aura au nombre de ses brebis, si nous escoutons sa voix Jean 10.3, 16. Recevons donc Christ, puis qu’il s’expose à nous tant bénignement, et vient au-devant pour nous recevoir. Il n’y a point de doute qu’il nous tiendra en son troupeau, et nous gardera en son bercail. Mais quelqu’un dira qu’il nous faut soucier de ce qui nous peut advenir : et quand nous pensons au temps futur, que nostre imbécillité nous admoneste d’estre en solicitude. Car comme sainct Paul dit que Dieu appelle ceux qu’il a esleus Rom. 8.30, aussi le Seigneur Jésus dit, qu’il y en a plusieurs d’appelez, et peu d’esleus Matt. 22.14. Sainct Paul aussi bien nous désenhorte en un autre lieu, d’estre en sécurité : Que celuy, dit-il, qui est debout, se garde de tomber 1Cor. 10.12. Item, Es-tu incorporé en l’Eglise de Dieu ? Ne t’enorgueilly point, mais crain Rom. 11.20 : car le Seigneur t’en peut retrancher, pour en mettre un autre en ton lieu. Finalement, l’expérience nous monstre que la foy et la vocation n’est guères, sinon que la persévérance soit conjoincte, laquelle n’est pas donnée à tous. Je respon que Christ nous a délivrez de ceste perplexité. Car il n’y a doute que ces promesses n’appartienent au temps futur. Tout ce que le Père me donne, vient à moy : et ce qui sera venu à moy, je ne le jetteray point dehors. Item, Ceste est la volonté de mon Père, que je ne perde rien de ce qu’il m’a donné : mais que je ressuscite tout au dernier jour Jean 6.37, 39. Item, mes ouailles escoutent ma voix, et me suyvent. Je les cognoy, et leur donne la vie éternelle, nul ne les ravira de ma main. Mon Père, qui me les a données, est plus fort que tous : parquoy nul ne les pourra ravir de sa main Jean 10.27. D’avantage, en prononçant que tout arbre que son Père n’aura point planté sera arraché Matt. 15.13 : il signifie à l’opposite, qu’il ne se peut faire que ceux qui ont vive racine en Dieu, soyent jamais arrachez. A quoy s’accorde le dire de sainct Jehan, S’ils eussent esté de nostre troupeau, jamais ne fussent sortis d’avec nous 1Jean 2.19. Et voylà pourquoy sainct Paul s’ose glorifier d’une façon magnifique contre la vie et la mort, contre les choses présentes et à venir Rom. 8.38. En quoy on voit qu’il a esté asseuré du don de persévérance. Il n’y a doute aussi que luy-mesme n’addresse ceste sentence à tous les esleus, Celuy qui a commencé en vous l’œuvre de vostre salut, la parfera jusques au jour de Jésus-Christ Phil. 1.6. Comme de faict, David estant esbranslé de griefves tentations, se repose sur cest appuy, Seigneur, tu ne délaisseras pas l’ouvrage de tes mains Ps. 138.8. Outreplus, c’est chose certaine que Jésus-Christ priant pour tous les esleus, demande pour eux ce qu’il avoit demandé pour Pierre : c’est que leur foy ne défaille point Luc 22.32. Dont nous concluons qu’ils sont hors de danger de cheute mortelle : veu que le Fils de Dieu, ayant requis qu’ils demeurassent fermes, n’a point esté refusé. Qu’est-ce que nous a voulu icy apprendre Christ, sinon de nous acertener que nous aurons salut éternel, puis que nous avons une fois esté faits siens ?
3.24.7
On répliquera, qu’il advient de jour en jour que ceux qui sembloyent advis estre à Christ, défaillent et trébuschent. Mesmes au lieu où il dit, que nul de ceux qui luy avoyent esté donnez du Père, n’est péri, il excepte le fils de perdition Jean 17.12. Cela est bien vray : mais il est certain d’autre part, que telle manière de gens n’ont jamais adhéré à Christ d’une telle fiance de cœur, par laquelle nous disons que nostre élection nous est certifiée. Iceux sont sortis de nous, dit sainct Jehan, mais ils n’estoyent point des nostres. Car s’ils en eussent esté, ils fussent demeurez avec nous 1Jean. 2.19. Je ne nie pas qu’ils n’ayent des signes semblables avec les esleus : mais je ne leur concède pas ce fondement certain de leur élection, que les fidèles doyvent prendre selon mon dire, de la parole de l’Evangile. Pourtant que ces exemples ne nous troublent point, que nous ne nous tenions seurement en ces promesses du Seigneur Jésus, où il prononce que le Père luy a donné tous ceux desquels il est receu en vraye foy : et que nul de leur nombre ne périra, puis qu’il en est le gardien et protecteur Jean.3.16 ; 6.39. Il sera parlé ailleurs de Judas. Quand est de sainct Paul, il ne nous défend pas simplement toute sécurité, mais une nonchalance charnelle, laquelle tire avec soy orgueil, outrecuidance, et contemnement des autres : esteigne humilité et révérence de Dieu, et induise en oubliance de ses grâces. Car en ce passage-là il parle aux Gentils, ausquels il remonstre qu’ils ne doyvent point fièrement et inhumainement insulter aux Juifs, pource qu’ils avoyent esté substituez en leur lieu, dont les autres avoyent esté déboutez. Pareillement, il ne requiert pas une crainte par laquelle nous vacillions avec estonnement, mais laquelle nous instruisant à révérer humblement la grâce de Dieu, ne diminue rien de la fiance que nous avons en luy comme il a esté dit autre part. Il y a d’avantage, qu’il n’addresse pas son propos à chacun à part, mais aux bandes qui estoyent pour lors. Car d’autant que l’Eglise estoit divisée en deux, et que l’envie avec la hautesse estoit cause du divorce, sainct Paul admoneste les Payens, que s’ils ont esté substituez au lieu du peuple sainct et héréditaire, que cela les doit induire à crainte et modestie : comme ainsi soit que plusieurs fussent pleins d’orgueil et de présomption, desquels il estoit expédient de rabatre la vaine flatterie. Au reste, nous avons desjà veu que nostre espérance se doit estendre à l’advenir, voire outre la mort : et qu’il n’y a rien plus contraire à sa nature que d’estre en bransle et en souci, comme si nous doutions de ce qui doit estre fait de nous.
3.24.8
Touchant de la sentence de Christ, que plusieurs sont appelez, et peu d’esleus : il n’y aura nulle ambiguïté, s’il nous souvient de ce qui nous doit estre assez liquide, asçavoir qu’il y a double espèce de vocation. Car il y a la vocation universelle, qui gist en la prédication extérieure de l’Evangile, par laquelle le Seigneur invite à soy tous hommes indifféremment : voire mesmes ceux ausquels il la propose en odeur de mort, et pour matière de plus griefve condamnation. Il y en a une autre spéciale, de laquelle il ne fait quasi que les fidèles participans, quand par la lumière intérieure de son Esprit il fait que la doctrine soit enracinée en leurs cœurs ; combien qu’aucunesfois il use aussi d’une telle vocation envers ceux qu’il illumine pour un temps : et puis après, à cause de leur ingratitude, il les délaisse et jette en plus grand aveuglement. Or le Seigneur Jésus voyant l’Evangile estre publié lors à beaucoup de gens, estre rejetté de plusieurs, mesprisé des autres, et que peu de personnes l’avoyent en honneur, il nous figure Dieu sous la personne d’un Roy, lequel voulant faire un banquet solennel envoye ses serviteurs çà et là, pour prier grande multitude : mais qu’il n’y en a guères qui promettent de venir, pource que chacun allègue ses empeschemens : tellement qu’il est contraint à leur refus, de mander tous ceux qu’on peut rencontrer par les rues. Il n’y a nul qui ne voye bien que la parabole jusques yci se doit entendre de la vocation extérieure. Il adjouste conséquemment, que Dieu à la manière de ceux qui reçoivent des hostes, va de table en table, pour festoyer tous ceux qu’il a receus, de bonne chère. S’il en trouve quelqu’un qui n’ait point sa robbe d’honneur, il dit qu’il ne souffrira point déshonorer son banquet, mais qu’il le chassera hors Matt. 22.2-13. Je confesse que ce membre se doit entendre de ceux qui font profession de foy, et ainsi sont receus en l’Eglise, mais cependant ne sont point vestus de la sanctification de Christ. Il est donc dit que le Seigneur ne souffrira pas à la longue telles pestes, qui ne font que diffamer son Eglise : mais selon que mérite leur turpitude, les chassera hors. Il y en a doncques peu d’esleus d’un grand nombre qui aura esté appelé, mais non pas de ceste vocation dont nous enseignons que les fidèles doyvent estimer leur élection. Car celle dont il est là parlé appartient aussi aux iniques : ceste seconde apporte avec soy l’Esprit de régénération, lequel est l’arre et seau de l’héritage futur, et par lequel nos cœurs sont signez jusques au jour de la résurrection Eph. 1.13-14. En somme, pource que les hypocrites se vantent d’estre aussi gens de bien que les vrays serviteurs de Dieu, Jésus-Christ prononce qu’en la fin ils seront déchassez du lieu qu’ils occupent à tort : suyvant ce qui est dit au Pseaume, Seigneur, qui habitera en ton sanctuaire ? celuy qui est innocent de ses mains, et pur de cœur Ps. 15.1. Item, Telle est la génération de ceux qui cherchent Dieu, qui cherchent la face du Dieu de Jacob Ps. 24.6. Par ce moyen le sainct Esprit exhorte les fidèles à patience, à ce qu’il ne leur face mal que les Ismaélites soyent meslez parmi eux en l’Eglise : veu qu’en la fin la masque leur sera ostée, et en seront exterminez avec honte.
3.24.9
C’est aussi la cause pourquoy Christ fait ceste exception dont il a esté parlé, quand il dit que nulle de ses brebis n’est périe, sinon Judas Jean 17.12. Car il n’estoit pas réputé entre les brebis de Christ pource qu’il en fust vrayement, mais pource qu’il y avoit lieu. Ce qu’en un autre passage le Seigneur dit qu’il l’avoit esleu avec les autres Apostres, cela ce doit seulement rapporter à l’office. Je vous ay, dit-il, esleus douze, et l’un est diable Jean 6.70 : c’est qu’il l’avoit constitué Apostre. Mais quand il parle de l’élection à salut, il le sépare du nombre des esleus, comme quand il dit, Je ne parle pas de tous, je sçay lesquels j’ay esleus Jean 13.18. Si quelqu’un confond ce vocable d’Election en ces passages, il s’enveloppera povrement : s’il le sçait distinguer, il n’y a rien plus facile. C’a esté doncques très mal parlé à sainct Grégoire, de dire que nous sçavons bien de nostre vocation, mais que de nostre élection nous en sommes incertains. Et de cela il nous exhorte à terreur et tremblement, usant de ceste raison, que nous sçavons bien quels nous sommes aujourd’huy, mais que nous sommes ignorans quels nous serons demain[b]. Mais par la procédure de son oraison on voit bien comment il s’est ainsi abusé. Car pource qu’il fondoit l’élection sur le mérite des œuvres, il avoit assez de matière à espovanter les hommes, et les mettre en desfiance : de les confermer il ne pouvoit, pource qu’il ne les renvoyoit point à la fiance de la bonté de Dieu. Par cela les fidèles peuvent avoir quelque goust de ce que nous avons dit au commencement : asçavoir que la prédication, si elle est bien méditée, n’est pas pour troubler ou esbranler la foy, mais plustost pour la confermer très-bien. Toutesfois je ne nie pas que le sainct Esprit n’approprie quelquesfois les mots à la rudesse de nostre sens : comme quand il dit. Ils ne seront point au conseil de mon peuple, ils ne seront point escrits au rolle de mes serviteurs Ezéch. 13.9 : car c’est comme s’il commençoit d’escrire au livre de vie ceux qu’il veut advouer pour siens : comme ainsi soit que selon le tesmoignage de Jésus-Christ, les noms des enfans de Dieu ayent esté dés le commencement enregistrez au livre de vie. Mais par ces mots est signifiée la réjection des Juifs, qu’on avoit estimez pour un temps estre les pilliers de l’Eglise : suyvant ce qui est dit au Pseaume, Qu’ils soyent effacez du livre de vie, et ne soyent escrits avec les justes Ps. 69.28.
[b] Homil. XXXVIII.
3.24.10
Or les esleus ne sont point tous assemblez par la vocation du Seigneur au troupeau de Christ, ne dés le ventre de leur mère, ny en un mesme temps, mais comme il plaist à Dieu de leur dispenser sa grâce. Devant doncques qu’ils soyent convertis à ce souverain Pasteur, ils errent comme les autres, et sont dispersez en la dissipation universelle de ce monde, et ne diffèrent en rien des autres, sinon que Dieu par une miséricorde singulière les conserve, de peur qu’ils ne trébuschent en ruine éternelle. Si nous regardons doncques en eux, nous verrons la race d’Adam, laquelle ne peut sentir que la perversité de son origine. De ce qu’ils ne tombent point en impiété désespérée, cela ne se fait point par quelque bonté naturelle : mais pource que l’œil du Seigneur veille sur leur salut, et sa main est estendue pour les y conduire. Car ceux qui imaginent qu’ils ont je ne say quelle semence d’élection enracinée en leurs cœurs dés la nativité, et que par cela ils sont enclins toujours à la crainte de Dieu, n’ont nulle authorité de l’Escriture pour prouver leur opinion : et l’expérience mesme les rédargue. Ils produisent bien quelques exemples, pour prouver qu’aucuns des esleus n’ont point du tout esté sans religion devant qu’estre droictement illuminez ; car ils allèguent que sainct Paul a esté irrépréhensible en son Pharisaïsme Phil. 3.5-6 : que Cornille le Centenier a esté agréable à Dieu par ses prières et oraisons Actes 10.2. De sainct Paul, je leur concède ce qu’ils disent : de Cornille, je di qu’ils s’abusent : car il estoit desjà lors régénéré et illuminé, tellement qu’il ne luy défaloit plus rien, sinon une plus claire révélation de l’Evangile. Mais encores, qu’est-ce qu’ils obtiendront en la fin : quand nous leur accorderons d’une douzaine ? conclurront-ils que tous les esleus de Dieu ont eu un mesme esprit ? C’est autant comme si quelqu’un ayant démonstré l’intégrité de Socrates, Aristides, Xénocrates, Scipion, Curius, Camillus et autres Payens, vouloit inférer par cela, que tous ceux qui ont esté aveuglez en idolâtrie, ont esté de saincte vie et entière. Outre ce que leur argument ne vaut rien, l’Escriture leur contredit apertement en plusieurs lieux. Car l’estat que descrit sainct Paul avoir esté entre les Ephésiens devant leur régénération, ne monstre pas un seul grain de ceste semence : Vous estiez, dit-il, morts en vices et péchez, esquels vous cheminiez selon ce monde, et selon le diable, lequel besongne maintenant aux rebelles, entre lesquels nous estions au paravant, suyvans les concupiscences de nostre chair, et faisans ce que bon nous sembloit, et estions tous naturellement héritiers de l’ire de Dieu comme les autres Eph. 2.1-3. Item, Qu’il vous souviene que vous avez esté quelquesfois sans espérance, et sans Dieu en ce monde Eph. 2.12. Item, Vous estiez quelquesfois ténèbres : maintenant estans lumière en Dieu, cheminez comme enfans de lumière Eph. 5.8. Ils diront, possible, que cela se doit référer à l’ignorance de vérité : en laquelle ils confessent bien les esleus estre détenus devant leur vocation ; combien que cela est une calomnie impudente, veu que sainct Paul infère de ce propos, que les Ephésiens ne doyvent plus mentir ne desrober Eph. 4.25, 28. Mais encores que nous leur concédions, que respondront-ils à d’autres passages ? comme quand ayant dénoncé aux Corinthiens, que les idolâtres, paillars, adultères, efféminez, bougres, larrons et avaricieux ne posséderont point le royaume de Dieu, il adjouste incontinent, qu’ils ont esté enveloppez en ces crimes devant qu’avoir cognu Christ : mais que maintenant ils en sont nettoyez par son sang, et délivrez par son Esprit 1Cor. 6.9-11. Item aux Romains, Comme vous avez abandonné vos membres au service d’immondicité et iniquité, maintenant adonnez-les au service de justice ; car quel fruit avez-vous eu de vostre vie précédente, de laquelle vous avez honte Rom. 6.19-21 ? etc.
3.24.11
Quelle semence d’élection, je vous prie, fructifioit en ceux lesquels menans une vie du tout meschante et vilene, quasi d’une malice désespérée s’estoyent abandonnez au vice le plus exécrable du monde ? Si l’Apostre eust voulu parler à la manière de ces nouveaux docteurs, il devoit leur remonstrer combien ils estoyent redevables à Dieu, de ce qu’ils ne les avoit point laissez tomber en telle povreté. Pareillement sainct Pierre devoit exhorter ceux ausquels il escrivoit son Epistre à rendre grâces à Dieu, de ce qu’il les avoit conservez, leur donnant dés le commencement une semence de saincteté. Mais au contraire, il les admoneste qu’il suffit bien que le temps passé ils eussent lasché la bride à toutes meschantes concupiscences 1Pi. 4.3. Et que sera-ce si nous venons à produire des exemples ? Quelle semence y avoit-il en Raab paillarde, devant la foy Josué 2.1 ? Pareillement en Manassé, ce pendant qu’il espandoit le sang des Prophètes, jusques à en faire regorger la ville de Jérusalem 2Rois 21.16. Aussi bien au brigand, lequel vint à repentance en rendant l’Esprit Luc 23.42. Pourtant laissons là ces inventions légères, que se forgent hors l’Escriture je ne sçay quels entendemens curieux. Plustost que ce que contient l’Escriture nous demeure ferme : asçavoir que nous avons esté comme povres brebis esgarées, et qu’un chacun est décliné en sa voye Esaïe 53.6, c’est-à-dire perdition. Ainsi que de ce gouffre de perdition le Seigneur retire ceux que bon luy semble, non pas du premier coup : mais différant en son opportunité : ce pendant qu’il les conserve, de peur qu’ils ne trébuschent en blasphème irrémissible.
3.24.12
Comme le Seigneur par la vertu de sa vocation conduit ses esleus au salut, auquel il les avoit préordonnez en son conseil éternel : aussi d’autre part il a ses jugemens sur les réprouvez, par lesquels il exécute ce qu’il a déterminé d’en faire. Pourtant ceux qu’il a créez à damnation et mort éternelle, afin qu’ils soyent instrumens de son ire, et exemples de sa sévérité, pour les faire venir à leur fin, ou il les prive de la faculté d’ouyr sa Parole, ou par la prédication d’icelle il les aveugle et endurcit d’avantage. Du premier membre nous en avons exemples infinis : mais nous en eslirons un qui est notable par-dessus les autres. Il s’est passé plus de quatre mille ans devant l’advénement de Christ, que le Seigneur a tousjours caché à toutes gens la lumière de sa doctrine salutaire. Si quelqu’un allègue qu’il n’a point fait les hommes de ce temps-là participans d’un tel bien, pource qu’il les en estimoit indignes : les successeurs n’en sont non plus dignes. De laquelle chose le Prophète Malachie, outre l’expérience est très-certain tesmoin, lequel après avoir rédargué l’incrédulité, les blasphèmes énormes, et autres crimes de son peuple, dit que néantmoins le Rédempteur ne laissera pas de venir Malach. 4.1-2. Pourquoy doncques a-il fait ceste grâce aux uns plustost qu’aux autres ? Si quelqu’un veut yci chercher raison plus haute que le conseil secret et occulte de Dieu, il se tormentera en vain. Et ne faut craindre que quelque disciple de Porphyre, ou autre blasphémateur, ait licence de détracter contre la justice de Dieu, si nous ne respondons rien. Car quand nous affermons que nul ne périt sans l’avoir mérité, et que c’est de la bénéficence gratuite de Dieu qu’aucuns sont délivrez de damnation cela suffit pour maintenir sa gloire, sans ce qu’elle ait mestier de nos tergiversations pour estre défendue. Parquoy le souverain Juge, en privant de la lumière de sa vérité, et délaissant en aveuglement ceux qu’il a réprouvez, fait ainsi voye à sa prédestination. Quant est du second membre, nous en avons l’expérience journellement, et y en a beaucoup d’exemples en l’Escriture. Il y aura cent hommes qui escouteront un mesme sermon : vingt le recevront en obéissance de foy, les autres ou n’en tiendront conte, ou s’en mocqueront, ou le rejetteront et condamneront. Si quelqu’un allègue que ceste diversité vient de leur propre malice et perversité, cela ne satisfera pas. Car une mesme malice occuperoit les entendemens de tous, si le Seigneur n’en corrigeoit d’aucuns par sa grâce. Ainsi nous demeurerions tousjours enveloppez, si nous n’avions nostre recours à ce dire de sainct Paul, Qui est-ce qui te discerne 1Cor. 4.7 ? En quoy il signifie que si l’un est plus excellent que l’autre, ce n’est point de sa vertu propre, mais de la seule grâce de Dieu.
3.24.13
Pourquoy doncques en faisant grâce à l’un laisse-il l’autre derrière ? Sainct Luc rend la raison de ceux qu’il appelle, disant qu’il les avoit préordonnez à vie Actes 13.48. Que penserons-nous doncques des autres, sinon qu’ils sont instrumens de son ire en opprobre ? Pourtant, que nous n’ayons point honte de parler ainsi avec sainct Augustin : Dieu pourroit bien, dit-il, convertir en bien la volonté des meschans, veu qu’il est tout-puissant. De cela il n’y a doute. Pourquoy doncques ne le fait-il ? Pource qu’il ne le veut pas. Pourquoy c’est qu’il ne le veut, cela est caché en luy. Car nous ne devons pas plus sçavoir que de raison[c] ? Cela sera beaucoup meilleur, que de tergiverser avec Chrysostome, en disant qu’il attire celuy qui l’invoque et tend la main pour avoir aide[d] : et ainsi que la différence n’est point au jugement de Dieu, mais au vouloir des hommes. Brief, tant s’en faut qu’il gise au propre mouvement des hommes d’approcher, que mesmes les enfans de Dieu ont besoin d’estre poussez par inspiration singulière. Lydie, marchande de pourpre, craignoit Dieu : toutesfois il a falu que son cœur fust ouvert d’en haut, pour la rendre attentive à la doctrine de sainct Paul, et faire qu’elle y proufitast Actes 16.14. Cela n’est pas dit d’une femme seule, mais afin que nous sçachions que tout advancement en foy et en piété est œuvre admirable du sainct Esprit. Certes cela ne se peut révoquer en doute, que le Seigneur n’envoyé sa parole à d’aucuns desquels il cognoit la cécité en devoir estre augmentée. Pourquoy est-ce qu’il faisoit faire tant de messages à Pharaon ? Estoit-ce pource qu’il espérast pouvoir adoucir son cœur, envoyant ambassade sur ambassade ? Mais devant que commencer il sçavoit quelle issue il en viendroit, et l’avoit prédit : Va, disoit-il à Moyse, et expose-luy ma volonté : mais j’endurciray son cœur, afin qu’il n’obtempère point Exo. 4.21. En telle sorte suscitant Ezéchiel, il l’advertit qu’il l’envoyé à un peuple rebelle et obstiné, afin qu’il ne s’estonne quand il trouvera leurs aureilles sourdes Ezéch. 2.3 ; 12.2. Il prédit pareillement à Jérémie, que sa doctrine sera comme feu, pour perdre et dissiper le peuple comme paille Jér. 1.10. Mais la prophétie que nous avons en Isaïe, presse encores plus fort ; car le Seigneur l’envoyé avec ce mandement, Va, et di aux enfans d’Israël, Oyez en oyant, et n’entendez point : voyez et ne cognoissez point. Endurcy le cœur de ce peuple, estouppe ses aureilles et bande ses yeux, de peur qu’il ne voye, et escoute, et entende, et qu’il soit converty pour estre sauvé Esaïe 6.9-10. Voylà comment il leur addresse sa parole, mais c’est pour les faire plus sourds : il allume la clairté, mais c’est pour les rendre plus aveugles : il leur présente la doctrine, mais c’est pour les rendre plus estourdis : il leur donne remède, mais c’est afin qu’ils ne guairissent. Sainct Jehan alléguant ceste prophétie, dit que les Juifs n’ont peu croire à la doctrine de Christ : pource que ceste malédiction de Dieu estoit sur eux Jean 12.39. Cela aussi ne se peut mettre en doute, que quand Dieu ne veut point illuminer quelqu’un, qu’il luy baille sa doctrine enveloppée afin qu’il n’y proufite, mais qu’il en viene en plus grand estonnement et stupidité. Car Christ tesmoigne qu’il expose à ses Apostres seulement les paraboles dont il avoit usé entre le populaire, pource que la grâce est faite aux Apostres, de cognoistre les mystères de son Royaume, et non aux autres Matt. 13.11. Qu’est-ce que veut le Seigneur, en enseignant ceux desquels il se donne garde de n’estre entendu ? Considérons dont vient le vice, et nous laisserons là ceste question ; car quelque obscurité qu’il y ait en la doctrine, il y a tousjours assez de clairté pour convaincre les consciences des meschans.
[c] De Genes. ad literam, lib. II, cap. X.
[d] Homil. de convers. Pauli.
3.24.14
Mais il reste encores de veoir pourquoy c’est que le Seigneur fait cela : veu qu’il est certain qu’il le fait. Si on respond que cela se fait à cause que les hommes l’ont mérité pour leur perversité et ingratitude, ce sera bien et véritablement parlé. Mais pource que la raison de ceste diversité n’apparoist point, pourquoy il fleschit les uns en obéissance, et fait persister les autres en dureté, pour la bien résoudre, il faut venir à ce que sainct Paul a noté du tesmoignage de Moyse : c’est que Dieu dés le commencement les a suscitez, afin de monstrer son Nom en toute la terré Rom. 9.17. Parquoy ce que les réprouvez, ayans le Royaume de Dieu ouvert n’obtempèrent point, cela sera droictement rejetté sur leur perversité et malice : moyennant qu’on adjouste conséquemment, qu’ils ont esté asservis à ceste perversité, d’autant que par le, jugement équitable, mais incompréhensible de Dieu, ils ont esté suscitez pour illustrer sa gloire en leur damnation. En ceste manière quand il est dit des fils d’Hély, qu’ils n’ont point escouté les admonitions salutaires de leur père, pource que le Seigneur les vouloit perdre 1Sam. 2.25, il n’est pas signifié que ceste contumace ne soit venue de leur propre malice, mais il est pareillement noté pourquoy c’est qu’ils ont esté délaissez en ceste contumace, veu que Dieu pouvoit amollir leurs cœurs : asçavoir pource que le décret immuable de Dieu les avoit une fois destinez à perdition. A quoy aussi tend le dire de sainct Jehan : c’est, combien que Jésus-Christ eust fait beaucoup de miracles, que nul ne creut en luy, afin que la parole d’Isaïe fust accomplie : Seigneur, qui a creu à nostre prédication Jean 12.38 ? Car combien qu’il ne vueille absoudre les incrédules, comme s’ils n’estoyent point coulpables : il se contente toutesfois de ceste raison, que les hommes ne trouveront ne goust ne saveur en la Parole de Dieu, jusques à ce qu’il leur soit donné de la bien gouster. Et Jésus-Christ alléguant la prophétie d’Isaïe, que tous seront enseignez de Dieu Jean 6.45, ne tend à autre fin, sinon de monstrer que les Juifs sont réprouvez et estrangez de l’Eglise, pource qu’ils ne sont point capables d’estre enseignez : n’amenant autre raison que ceste-ci, que la promesse ne leur appartient point. Ce que sainct Paul conferme, en disant que Jésus-Christ, qui est scandale aux Juifs, et folie aux Payens, est néantmoins la vertu et sagesse de Dieu à ceux qui sont appelez 1Cor. 1.23-24. Car après avoir récité ce qui advient ordinairement quand l’Evangile se presche, c’est qu’il envenime les uns, et est vilipendé des autres, il adjouste qu’il n’est prisé que de ceux qui sont appelez. Il les avoit bien un peu au paravant nommez Fidèles ; mais pas pour déroguer à la grâce de l’élection de Dieu, laquelle précède en degré : plustost il a adjousté ce membre second pour déclaration plus certaine : afin que ceux qui avoyent receu l’Evangile attribuassent la louange de leur foy à la vocation de Dieu, comme aussi il l’exprime puis après. Quand les meschans oyent cela, ils se plaignent que Dieu abuse de ses povres créatures, s’en jouant cruellement d’une puissance désordonnée, mais nous qui sçavons les hommes estre coulpables en tant de manières devant le throne de Dieu, que quand il les interrogueroit de mille points, ils ne pourroyent respondre à un, confessons que les réprouvez n’endurent rien qui ne conviene à son juste jugement. Ce que nous n’en comprenons point la raison, il nous faut prendre cela patiemment : et ne refuser point d’ignorer quelque chose : où la sapience de Dieu eslève sa hautesse.
3.24.15
Mais pource qu’on a accoustumé d’objecter quelques passages de l’Escriture, où il semble que Dieu n’accorde pas que les iniques périssent par son décret, sinon entant que contre son vouloir et quasi maugré luy ils se jettent à perdition, il nous les faut briefvement expliquer, pour monstrer qu’ils ne contrarient point à nostre doctrine. On allègue le passage d’Ezéchiel, où il est dit que Dieu ne veut point la mort du pécheur, mais plustost qu’il se convertisse et vive Ezéch. 33.11. Si on veut estendre cela à tout le genre humain, je demande doncques pourquoy il ne solicite beaucoup de gens à repentance, desquels les cœurs seroyent plus ployables à obéir, que de ceux qui s’endurcissent de plus en plus quand il les convie journellement. Jésus-Christ testifie que sa prédication et ses miracles, qui eussent plus apporté de fruit en Ninive et Sodome qu’en Judée Matt. 11.23 : comment doncques cela s’est-il fait, si Dieu veut que tout le monde soit sauvé, qu’il n’ait point ouvert la porte à ces povres misérables, qui eussent esté mieux disposez à recevoir la grâce, si elle leur eust esté offerte ? Nous voyons doncques que ce passage est perverty et comme tiré par les cheveux, si sous ombre des mots du Prophète on veut anéantir le conseil éternel de Dieu, par lequel il a discerné les réprouvez d’avec les esleus. Maintenant cherchons le sens naturel. Son intention est de donner bonne espérance à ceux qui se repentiront, qu’ils seront receus à merci. La somme est telle, que les pécheurs ne doyvent douter que Dieu ne leur pardonne si tost qu’ils sont convertis. Il ne veut doncques point leur mort, entant qu’il veut leur conversion. Or l’expérience monstre comment il veut que plusieurs qu’il convie à soy se repentent : c’est en telle sorte, que ce pendant il ne touche point leur cœur. Toutesfois ce n’est pas à dire qu’il use de fallace pour les abuser ; car combien que la voix externe ne serve qu’à rendre inexcusables ceux qui l’oyent sans y obéir, toutesfois si doit-elle estre tenue vrayement pour tesmoignage de la grâce de Dieu, par lequel il réconcilie les hommes à soy. Notons bien doncques l’intention du Prophète, quand il dit, que Dieu ne prend point plaisir à la mort du pécheur : c’est afin que les fidèles se confient que Dieu sera prest de leur pardonner leurs fautes, si tost qu’ils seront venus à repentance : et que les contempteurs sçachent à l’opposite, que leur crime est tant plus aggravé, quand ils ne respondent pas à une telle humanité et clémence de Dieu. Ainsi Dieu viendra tousjours au-devant de ceux qui se convertissent, leur présentant sa merci : mais que la conversion ne soit pas donnée à tous, il nous est clairement monstre tant par Ezéchiel, que par tous les Prophètes et Apostres. Secondement, on ameine le passage de sainct Paul, où il dit que Dieu veut que tous soyent sauvez 1Tim. 2.4. Or combien qu’il ait quelque chose diverse d’avec le dire du Prophète, si est-ce qu’il y a quelque similitude. Je respon qu’en premier lieu il est notoire par le fil du texte, comment Dieu veut le salut de tous. Car sainct Paul conjoinct ces deux choses, qu’il veut que tous soyent sauvez, et qu’ils vienent à la cognoissance de vérité. S’il a esté conclu et establi par le conseil éternel de Dieu, que tous fussent faits participans de la doctrine de salut, que deviendra ceste sentence de Moyse, qu’il n’y a eu peuple au monde tant noble, duquel Dieu se soit approché comme des Juifs Deut. 4.7 ? Comment cela s’est-il fait, que Dieu ait privé tant de nations de la clairté de son Evangile, de laquelle il a fait jouir les autres ? Comment est-il advenu que la pure cognoissance de la vérité céleste ne soit jamais parvenue à beaucoup de gens, et les autres à grand’peine en ont gousté quelques petis rudimens ? Maintenant il est aisé de recueillir à quoy tend sainct Paul. Il avoit commandé à Timothée de faire prières solennelles pour les Rois et Princes. Or pource qu’il sembloit advis aucunement estrange, de faire prières à Dieu pour une manière de gens tant désespérée, veu que non-seulement ils estoyent hors de la compagnie des fidèles, mais s’efforçoyent de leur pouvoir d’opprimer le règne de Christ : il adjouste, que cela est agréable à Dieu, lequel veut tous hommes estre sauvez. En quoy certes il ne signifie autre chose, sinon qu’il n’a forclos la voye de salut à aucun estat : mais que plustost il a espandu sa miséricorde en telle sorte, qu’il en veut faire tous estats participans. Les autres tesmoignages ne déclairent point ce que le Seigneur a déterminé en son jugement occulte : mais seulement dénoncent que le pardon est appareillé à tous pécheurs qui le requerront en vraye pénitence. Car si quelqu’un s’opiniastre sur ce mot, où il est dit qu’il veut faire merci à tous : je répliqueray au contraire, qu’il est dit autre part que nostre Dieu est au ciel, dont il fait tout ce que bon luy semble Ps. 115.3. Il faut doncques tellement exposer ce mot, qu’il conviene avec l’autre sentence : c’est qu’il fera merci à celuy à qui il fera merci : et qu’il aura pitié de celuy de qui il aura pitié Exo. 33.19. Puis qu’il choisit ceux à qui il doit faire miséricorde, il ne la fait pas à tous. Mais puis qu’il appert que sainct Paul ne traitte pas de chacun homme, ains des estats et conditions, je me déporte de plus longue dispute, combien qu’il est aussi à noter, que sainct Paul ne prononce pas que c’est que Dieu fait tousjours, et par tout, et en tous : mais advertit qu’il nous luy faut laisser en sa liberté d’attirer les Rois, Princes et Magistrats à obéir à sa doctrine : combien que pour un temps ils soyent comme enragez contre icelle, pource qu’ils sont aveugles errans en ténèbres. Il sembleroit bien de prime face, que le passage de sainct Pierre nous fust contraire ? c’est que Dieu ne veut point que personne périsse, mais qu’il reçoit tous à pénitence 2Pi. 3.9 : sinon qu’en ce dernier mot le nœud est solu, veu qu’on ne peut dire que Dieu vueille recevoir à repentance, sinon à la façon qui est monstrée par toute l’Escriture. Certes la conversion des hommes est en sa main. Qu’on l’interrogue s’il les veut tous convertir, veu qu’il promet seurement à un petit nombre de leur donner un cœur de chair, laissant les autres avec leur cœur de pierre Ezéch. 36.26. Vray est que s’il n’estoit prest et appareillé de recevoir ceux qui ont leur refuge à sa miséricorde, ceste sentence ne consisteroit pas. Convertissez-vous à moy, et je me convertiray à vous Zach. 1.3. Mais je di que nul n’approche jamais de Dieu, sans estre prévenu et attiré de luy. Et de faict, si la pénitence estoit au propre mouvement et arbitre de l’homme, sainct Paul ne diroit pas qu’il faut essayer si Dieu donnera repentance à ceux qui ont esté endurcis 2Tim. 2.25 ? Mesmes si ce n’estoit Dieu qui attirast par secrette inspiration ses esleus à repentance, à laquelle il convie tout le monde, Jérémie ne diroit pas, Seigneur, converti-moy, et je seray converty. Car depuis que tu m’as converti, je me suis amendé Jér. 31.18.
3.24.16
Mais quelqu’un me dira, Si ainsi est, il y aura peu de certitude aux promesses évangéliques, lesquelles en testifiant de la volonté de Dieu déclairent qu’il veut ce qui répugne à ce qu’il a déterminé en secret. Je respon que non. Car combien que les promesses de salut soyent universelles, toutesfois elles ne contrarient nullement à la prédestination des réprouvez, moyennant que nous regardions l’accomplissement d’icelles. Nous sçavons que les promesses de Dieu nous sont lors vallables, quand nous les recevons par foy : au contraire, quand la foy est anéantie, qu’elles sont abolies. Si la nature des promesses est telle, regardons maintenant si elles contrevienent à la prédestination de Dieu : c’est qu’il est dit que Dieu a déterminé dés le commencement, lesquels il vouloit prendre en grâce, et lesquels il vouloit rejetter : et néantmoins qu’il promet indifféremment salut à tous. Je di que cela convient très-bien. Car le Seigneur en promettant ainsi, ne signifie autre chose sinon que sa miséricorde est exposée à tous ceux qui la chercheront. Or nul ne la cherche, sinon ceux qu’il a illuminez. Finalement, il illumine ceux qu’il a prédestinez à salut. Or ceux-là expérimentent la vérité des promesses seure et certaine : tellement qu’on ne peut dire qu’il y ait quelque contrariété entre l’élection éternelle de Dieu, et ce qu’il offre le tesmoignage de sa grâce à ses fidèles. Mais pourquoy nomme-il Tous hommes ? c’est afin que les bonnes consciences reposent plus seurement : voyant qu’il n’y a nulle différence entre les pécheurs, moyennant qu’on ait foy. Et d’autre part, que les iniques n’allèguent point qu’ils n’ont nul refuge pour se retirer de leur misère : veu qu’ils le rejettent par leur ingratitude. Comme ainsi soit donc que la miséricorde de Dieu soit présentée aux uns et aux autres par l’Evangile, il n’y a que la foy, c’est-à-dire l’illumination de Dieu, qui discerne entre les fidèles et incrédules : à ce que les premiers sentent l’efficace de l’Evangile, les seconds n’en reçoyvent nulle utilité. Or ceste illumination a l’élection éternelle de Dieu pour sa reigle. La complainte et lamentation de Jésus-Christ sur Jérusalem, asçavoir qu’il a voulu amasser ses poucins, et qu’elle l’a refusé Matt. 23.37 : combien qu’ils en facent un grand bouclier, ne leur aide en rien. Je confesse que Jésus-Christ ne parle point comme homme, mais qu’il reproche aux Juifs qu’ils ont refusé de tout temps sa grâce. Ce pendant nous avons à regarder quelle est ceste volonté de Dieu, de laquelle il fait mention. C’est chose toute patente, comment Dieu a songneusement travaillé à retenir ce peuple-là. On sçait aussi, comme estans adonnez à leurs concupiscences esgarées, ils ont résisté obstinément à n’estre point recueillis : mais il ne s’ensuyt pas de là, que le conseil immuable de Dieu ait esté rendu frustratoire par la malice des hommes. Nos contredisans répliquent, qu’il n’y a rien moins convenable à la nature de Dieu, que d’avoir double volonté. Ce que je leur accorde, moyennant qu’ils sçachent interpréter ce dire droictement. Mais comment ne considèrent-ils tant de passages, ausquels Dieu prenant en soy les affections des hommes, descend (par manière de dire) de sa majesté pour se conformer à nostre rudesse ? Il dit par Isaïe qu’il a tendu les bras à ce peuple rebelle Esaïe 65.2, qu’il s’est levé matin, et a veillé tard pour le réduire. S’ils veulent approprier tout ceci à Dieu, en rejettant la figure et façon de parler que nous avons dite, ils ouvriront la porte à beaucoup de contentions superflues, lesquelles se peuvent appaiser en un mot : c’est que Dieu transfère à soy par similitude ce qui est propre aux hommes. Combien que la solution que nous avons desjà amenée suffise : c’est combien que la volonté de Dieu soit diverse quant à nostre sens, que toutesfois il ne veut pas ceci et cela en soy, mais seulement rendre nos sens estonnez de la variété de sa sagesse (comme sainct Paul en parle Ephés. 3.10), jusques à ce qu’il nous soit donné de comprendre au dernier jour, comment il veut d’une façon admirable ce qui semble aujourd’huy estre contraire à son vouloir. Ils ameinent aussi des cavillations indignes de response : Puis que Dieu est Père de tous, ce n’est pas raison qu’il en déshérite nuls, sinon ceux qui de leur propre coulpe se sont desjà rendus indignes de salut. Voire, comme si la libéralité de Dieu ne s’estendoit pas jusques aux chiens et aux pourceaux. S’il est question du genre humain, qu’ils me respondent pourquoy Dieu s’est voulu allier à un seul peuple pour luy estre Père, laissant les autres derrière : et pourquoy de ce peuple-là qu’il avoit choisi, il en a seulement réservé un petit nombre à soy comme la fleur. Mais l’appétit enragé de mesdire qui incite ces vileins, les empesche qu’ils ne peuvent considérer ce que tout le monde voit : asçavoir que Dieu fait tellement luire chacun jour son soleil sur les bons et sur les mauvais Matt. 5.45, que cependant il réserve l’héritage éternel au petit troupeau de ses esleus, ausquels il sera dit, Venez bénits de mon Père, possédez le royaume qui vous a esté appresté devant la création du monde Matt. 25.34. Ils objectent plus outre, que Dieu ne hait rien de ce qu’il a fait. Ce que je leur puis accorder sans préjudicier à ce que j’enseigne : asçavoir, que les réprouvez sont hays de Dieu, voire à bon droict : pource qu’estans destituez de son Esprit ils ne peuvent apporter que cause de malédiction. Ils se servent aussi trop sottement de ce propos que la grâce de Dieu est indifféremment commune à tous, d’autant qu’il n’y a nulle diversité entre le Juif et le Gentil. Ce que je leur accorde, derechef, moyennant que ce soit selon que sainct Paul le déclaire, asçavoir que Dieu appelle tant des Juifs que des Payens Rom. 9.24 ceux que bon luy semble, sans estre obligé à nul. Par ceci est aussi bien rabatu ce qu’ils allèguent, que Dieu a tout enclos sous péché, afin d’avoir pitié de tous Rom. 11.32. Ouy bien, pource qu’il veut que le salut de tous soit attribué à sa miséricorde : combien qu’un tel bénéfice n’est pas commun à tous. Or quand on aura amené beaucoup de raisons, et débatu d’un costé et d’autre, si nous faut-il venir à ceste conclusion, d’estre ravis en estonnement avec sainct Paul : et si les langues desbordées jettent leurs brocars à l’encontre, que nous n’ayons point honte de nous escrier, homme, qui es-tu, pour plaider contre Dieu Rom. 9.20 ? Car sainct Augustin dit bien vray, que ceux qui mesurent la justice de Dieu à la proportion de celle des hommes, font trop perversement[e].
[e] De praedes. et gratia, cap. II.
Chapitre XXV
De la dernière résurrection.
3.25.1
Combien que Jésus-Christ, comme Soleil de justice, après avoir vaincu la mort ait esclairé le monde par son Evangile, pour mettre la vie en clairté (comme dit sainct Paul 2Tim. 1.10), dont il est dit qu’en croyant nous entrons de mort à vie Jean 5.24, et ne sommes plus estrangers ne forains, mais bourgeois avec les saincts, et domestiques de Dieu, lequel nous a fait seoir aux lieux célestes avec son Fils unique Eph. 2.6, 19 tellement que rien ne nous défaut à plene félicité : toutesfois afin qu’il ne nous ennuye point d’estre exercez à guerroyer encores sur la terre, voire avec condition dure et fascheuse, comme si nous ne voyions nul fruit de la victoire que Christ nous a acquise, nous avons à retenir ce qui est dit ailleurs de la nature d’espérance. Car puis que nous espérons ce qui n’apparoist point Rom. 8.25 : et (comme il est dit en un autre passage) la foy est une démonstrance des choses invisibles Héb. 11.1 : ce pendant que nous sommes enserrez en la prison de nostre corps, nous sommes d’autant eslongnez de Dieu 2Cor. 5.6. Pour laquelle raison sainct Paul dit ailleurs que nous sommes morts, et que nostre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ : et quand luy qui est nostre vie sera apparu, que nous apparoistrons aussi avec luy en gloire Col. 3.3-4. Voyci doncques quelle est nostre condition, asçavoir qu’en vivant sobrement, justement et sainctement en ce siècle, nous attendions l’espérance bienheureuse et l’advénement de la gloire du grand Dieu et nostre Sauveur Jésus-Christ Tite 2.12-13. Yci nous avons besoin d’une singulière patience, afin de ne nous point lasser ne fascher, pour tourner bride ou quitter la place qui nous a esté assignée. Parquoy tout ce qui a esté par ci-devant traitté de nostre salut, requiert que nous ayons les cœurs eslevez en haut pour aimer Christ, lequel nous ne voyons point : et que croyans en luy nous soyons ravis d’une joye inénarrable et magnifique, jusques à ce que nous rapportions la fin de nostre foy, suyvant l’admonition de sainct Pierre 1Pi. 1.8. Pour laquelle raison sainct Paul dit que la foy et charité des enfans de Dieu regardent à l’espérance qui leur est apprestée au ciel Col. 1.5. Quand nous avons les yeux ainsi arrestez en haut, et que rien ne les empesche ne retient yci-bas, qu’ils ne nous tirent et portent à la béatitude promise, ceste sentence est vrayement accomplie en nous, que nostre cœur est là où est nostre thrésor Matt. 6.21. Et voylà pourquoy la foy est si rare au monde : c’est qu’il n’y a rien plus difficile à nostre tardiveté, que de surmonter des obstacles infinis, pour continuer alaigrement nostre course, jusques à ce que nous ayons obtenu la palme de la vocation céleste. Outre ce que nous sommes quasi opprimez de grande multitude de misères, nous sommes asprement tentez des mocqueries de beaucoup de gaudisseurs, qui en plaisantant nous tienent pour simples et sots, en ce que de nostre bon gré nous renonçons aux alléchemens et délices présentes, pour parvenir à une béatitude qui nous est cachée, comme si nous pourchassions une ombre laquelle nous eschappera tousjours. Brief, haut et bas, en face et à dos, à dextre et à gauche nous sommes assiégez et assaillis de tentations si griefves et violentes que nous ne serions pas pour les soustenir ne pour y résister, si nous n’estions desveloppez des choses terrestres, pour estre comme attachez à la vie céleste, laquelle semble estre fort loing de nous. Parquoy nul n’a deuement ne fermement proufité en l’Evangile, s’il ne s’est accoustumé de méditer continuellement la résurrection bienheureuse.
3.25.2
Les Philosophes ont jadis fort curieusement disputé du souverain bien, et en ont débatu avec grande contradiction : nul toutesfois, excepté Platon, ne s’est peu résoudre que le souverain bien de l’homme est d’estre conjoinct à Dieu. Mais ce pendant il n’a peu gouster quelle estoit ceste conjonction. Dont il ne se faut esbahir : veu qu’il n’avoit rien apprins du vray bien, sans lequel elle ne peut consister. Or quant à nous, desjà en ce pèlerinage terrien nous cognoissons quelle est la félicité unique et parfaite : mais en telle sorte, qu’il faut qu’elle enflambe journellement de plus en plus nos cœurs à la désirer, jusques à ce que nous soyons rassasiez de la plene jouissance d’icelle. Voylà pourquoy j’ay dit que nous ne pouvons recevoir aucun fruit des bénéfices de Jésus-Christ, sinon en eslevant nos esprits à la résurrection. Comme aussi sainct Paul propose ce but à tous fidèles, disant qu’il s’efforce à y tendre, et qu’il oublie tout le reste pour y parvenir Phil. 3.14. Et d’autant plus nous y devons-nous de nostre part esvertuer d’un cœur ardent, de peur que si nous sommes occupez au monde, nous recevions un povre salaire de nostre lascheté et paresse. Pourtant en un autre lieu il donne ceste marque aux fidèles : c’est que leur conversation est au ciel, dont ils attendent leur Sauveur Phil. 3.20. Et afin qu’ils ne soyent point débilitez ou lasches à courir, il leur donne toutes créatures pour compagnes Rom. 8.19. Car comme ainsi soit qu’en tout le monde on voye des traces de ruine et désolation à cause du péché d’Adam, il dit que tout ce qui est au ciel et en la terre aspire avec travail à estre renouvelé. Car d’autant qu’Adam par sa cheute a dissipé le vray ordre et intégrité de nature, la servitude en laquelle toutes choses se voyent, leur est dure et griefve à porter. Non pas qu’elles ayent jugement ny intelligence : mais pource que naturellement elles appâtent de retourner en l’estat duquel elles sont décheutes. Parquoy sainct Paul leur attribue une douleur comme d’une femme qui enfante : afin que nous qui avons receu les prémices de l’Esprit, ayons tant plus grand’honte de croupir en nostre corruption, et n’ensuyvre pas pour le moins les élémens insensibles, qui portent la punition du péché d’autruy. Et afin de nous poindre plus au vif, il appelle l’advénement de Jésus-Christ, Nostre rédemption. Il est bien vray que toutes les parties de nostre rédemption sont desjà accomplies : mais pource que Jésus-Christ ayant esté une fois offert pour nos péchez, apparoistra derechef sans péché à salut Héb. 9.28, de quelques misères que nous soyons accablez, ceste rédemption dernière nous doit soustenir jusques en la fin.
3.25.3
L’importance de la chose doit bien aiguiser nostre estude ; car ce n’est pas sans cause que sainct Paul remonstre, que les morts ne ressuscitent ; tout l’Evangile n’est que fumée et mensonge 1Cor. 15.14 : pource que nostre condition seroit la pire d’entre les hommes mortels, d’autant que nous sommes exposez à la haine, reproches et vitupères de la pluspart du monde, sommes en hazard à chacune heure, mesmes sommes comme moutons qu’on meine à la boucherie Rom. 8.36 ; Ps. 44.22. Et ainsi l’authorité de l’Evangile seroit abatue non-seulement en cest endroict, mais en toute sa substance, laquelle est comprinse tant en nostre adoption qu’en l’accomplissement de nostre salut. Au reste soyons tellement attentifs à une chose de si grand pris, que nulle longueur de temps ne nous y apporte ennuy pour nous en fascher. Pour laquelle raison j’ay différé de traitter de la résurrection jusques à présent, afin que les lecteurs apprenent, après avoir receu Jésus-Christ pour autheur de leur salut parfaict, de s’eslever plus haut, et cognoistre qu’il a esté revestu d’immortalité et gloire céleste, afin que tout le corps soit conformé au chef. Comme aussi le sainct Esprit nous propose souvent l’exemple de la résurrection en la personne d’iceluy. C’est une chose difficile à croire, que les corps estans consumez en pourriture doyvent ressusciter en leur temps. Pourtant, combien que plusieurs des Philosophes ayent maintenu l’immortalité des âmes, la résurrection de la chair a esté approuvée de bien peu. Et combien qu’en cela ils ne soyent point à excuser, toutesfois nous sommes advertis que c’est une chose trop haute pour attirer à soy les sens humains. Or afin que la foy puisse outrepasser un si grand empeschement, l’Escriture nous donne deux aides : l’une est en la similitude de Jésus-Christ, l’autre en la puissance infinie de Dieu. Maintenant toutes fois et quantes qu’on parlera de la résurrection, mettons-nous devant les yeux l’image de Jésus-Christ, lequel a tellement achevé le cours de sa vie mortelle en la nature qu’il avoit prise de nous, qu’estant fait immortel, il nous est un bon gage de nostre immortalité à venir. Car en toutes les misères dont nous sommes environnez, nous portons sa mortification en nostre chair, afin que sa vie soit manifestée en nous 2Cor. 4.10. Et de le séparer d’avec nous, il n’est pas licite, ne mesmes possible, qu’on ne le deschire. Dont procède cest argument de sainct Paul, que si les morts ne ressuscitent point, Jésus-Christ n’est ressuscité non plus 1Cor. 15.13, 16 : d’autant qu’il prend ce principe pour résolu, que Jésus-Christ n’a point esté asservy à la mort pour son utilité privée, et qu’il n’a pas esté victorieux sur icelle en ressuscitant, pour son proufit : mais que ce qui doit estre accomply en tous les membres, selon l’ordre et degré d’un chacun, a esté commencé au chef. Car de faict, ce ne seroit pas raison qu’ils fussent en tout et par tout égualez à luy. Il est dit au Pseaume, Tu ne souffriras point que ton débonnaire voye Corruption Ps. 16.10. Combien qu’une portion de ceste fiance nous appartiene selon la mesure qui nous est donnée, toutesfois le plein effect n’en est apparu qu’en Jésus-Christ, lequel a esté affranchy de toute pourriture, pour reprendre son corps entier. Et afin qu’il n’y ait nulle ambiguïté ou scrupule, que Jésus-Christ ne nous associe à sa résurrection, tellement que ce gage nous contente, sainct Paul notamment prononce qu’il règne au ciel, et qu’il viendra au dernier jour comme juge, pour conformer nostre corps povre et contemptible au sien glorieux Phil. 3.21. En l’autre passage 1Cor. 15.23, il monstre que Dieu n’a point suscité son Fils de la mort, pour mettre seulement en avant un chef-d’œuvre de sa vertu, mais pour desployer une mesme efficace de son Esprit sur les fidèles, Parquoy il nomme cest Esprit, Vie, quand il habite en nous : pource qu’il nous est donné à ceste fin de vivifier ce que nous avons de mortel. Je touche briefvement les choses qui se pourroyent bien déduire plus au long, et méritent bien d’estre ornées d’un plus haut style : mais j’estime que les lecteurs chrestiens trouveront en ceste briefveté assez de matière pour édifier leur foy. Jésus-Christ doncques est ressuscité pour nous avoir compagnons de la vie future. Le Père l’a ressuscité comme chef de l’Eglise, de laquelle il ne nous souffre nullement estre séparez. Il est ressuscité en la vertu du sainct Esprit, lequel nous est commun avec luy quant à l’office de vivifier : brief, il est ressuscité pour nous estre résurrection et vie. Or comme nous avons dit que nous avons une image vive de nostre résurrection toute patente en ce miroir : aussi que ce nous soit un fondement certain pour appuyer nos esprits, afin que la trop longue attente ne nous fasche ou ennuyé : veu que ce n’est pas à nous de mesurer les minutes des temps à nostre fantasie, mais d’attendre patiemment que Dieu selon son opportunité dresse et establisse son règne. A quoy tend ceste exhortation de sainct Paul, que Jésus-Christ est les prémices : puis après ceux qui sont à luy, chacun selon son ordre Matt. 27.66 ; 28.11. Au reste afin qu’on n’esmeust point question ne doute de la résurrection de Jésus-Christ, en laquelle celle de nous tous est fondée, nous voyons en combien de sortes il la nous certifie. Les gaudisseurs se pourront mocquer du récit que font les Evangélistes, comme si c’estoyent des contes de petis enfans. Car quelle authorité, disent-ils, a un message apporté par des femmes si effrayées que rien plus, et puis confermé par les disciples, qui sont esperdus de frayeur ? Pourquoy Jésus-Christ n’a-il plustost fait les monstres et triomphes de sa victoire, au milieu du temple et aux places publiques ? Pourquoy ne s’est-il présenté redoutable en majesté devant les yeux de Pilate ? Pourquoy ne s’est-il monstré vivant aux Sacrificateurs, et à toute la ville de Jérusalem ? Brief, les hommes profanes n’accorderont point que les tesmoins qu’il a esleus soyent compétens. Je respon, combien que l’infirmité de ces commencemens fust contemptible, que néantmoins le tout s’est gouverné par une providence admirable de Dieu : afin que ceux qui avoyent un peu au paravant esté comme esvanouis de crainte, fussent attirez comme par force au sépulchre, partie par l’amour et zèle qu’ils avoyent envers leur maistre, partie par leur incrédulité : non-seulement pour estre tesmoins d’une chose veue, mais aussi pour ouyr des Anges ce qu’ils voyoyent des yeux. Comment leur authorité nous sera-elle suspecte, veu qu’ils ont tenu pour fable ce que les femmes racontoyent, jusques à ce qu’ils en ont eu plein regard ? Quant à Pilate, aux Sacrificateurs et à tout le peuple, il ne se faut esbahir si après avoir esté tant et plus convaincus, ils sont privez tant de la présence de Jésus-Christ, que de tous autres signes. Le sépulchre est cacheté, les gardes y font le guet, le corps ne se trouve point le troisième jour, les gendarmes estans corrompus par argent sèment le bruit qu’il a esté desrobé par ses disciples Luc 24.6. Voire comme s’ils eussent eu moyen d’amasser quelque grosse bande, ou qu’ils fussent garnis d’armes, ou qu’ils fussent exercez à oser attenter un tel acte. Que si les gendarmes n’estoyent assez hardis pour les rebouter et chasser, que ne les poursuyvoyent-ils, afin d’estre secourus du peuple pour les prendre ? Ainsi, à parler proprement, Pilate a scellé de son cachet la résurrection de Jésus-Christ : et les gardes qui avoyent esté establis au sépulchre, en se taisant ou en mentant ont esté faits héraux à publier la résurrection. Ce pendant la voix des Anges a retenty haut et clair, Il est ressuscité, il n’est plus yci Luc 24.39. La splendeur qui a reluy en eux a monstré clairement que c’estoyent Anges, non pas hommes mortels. Finalement, s’il y avoit encores quelque queue de doute, Jésus-Christ mesme l’a ostée. Les disciples l’ont veu, et non pas pour un coup. Ils ont manié ses pieds et ses mains : et leur incrédulité a grandement servy à confermer nostre foy. Il leur a familièrement parlé des secrets du royaume de Dieu Actes 1.3, 9. Finalement ils l’ont veu de leurs propres yeux monter au ciel. Et non-seulement les onze Apostres ont esté introduits à un tel spectacle, mais il a esté veu pour un coup de plus de cinq cens frères 1Cor. 15.6. Outreplus, envoyant le sainct Esprit, il a donné certaine approbation non-seulement de sa vie, mais aussi de son empire souverain : comme il avoit prédit. Il vous est expédient que je m’en aille, autrement le sainct Esprit ne viendra point Jean 16.7. Finalement, sainct Paul n’a pas esté abatu au chemin de Damas par la vertu d’un trespassé : mais a senty que celuy contre lequel il combatoit, estoit armé de puissance souveraine Actes 9.4. Il est apparu à sainct Estienne à autre fin Actes 7.55 : c’est pour luy faire vaincre la crainte de mort par la certitude de sa vie. De ne vouloir adjouster foy à tant de tesmoignages et si authentiques, ce ne seroit pas seulement incrédulité, mais une obstination perverse, voire du tout furieuse.
3.25.4
Ce que nous avons dit, que pour estre certifiez de la résurrection il nous convient appliquer nos sens à la puissance infinie de Dieu, sainct Paul le déclaire en peu de mots, disant que nous espérons qu’il transfigurera nos corps contemptibles à son corps glorieux, selon l’efficace de sa vertu, par laquelle il se peut assujetir toutes choses Phil. 3.21. Et pourtant ce n’est pas raison de regarder yci ce qui se peut naturellement faire : veu qu’il est question d’un miracle qui engloutit par l’excellence de sa grandeur tous nos sens. Toutesfois sainct Paul use d’un exemple naturel pour rédarguer la bestise de ceux qui nient la résurrection : Fol, dit-il, ce que tu sèmes ne cueille point de vigueur, sinon qu’il soit mort au paravant 1Cor. 15.36. Il veut que nous contemplions l’image de la résurrection en la semence, laquelle se produit de pourriture. Et de faict, la chose ne nous seroit pas si difficile à croire, si nous estions attentifs comme il seroit requis, à tant de miracles qui se présentent à nos yeux par toutes les régions du monde. Au reste, notons bien que nul ne sera jamais vrayement persuadé de la résurrection à venir, sinon qu’estans ravy en admiration, il donne à la vertu de Dieu la gloire qu’elle mérite. Parquoy Isaïe estant animé de telle fiance s’escrie, Tes morts vivront, ils ressusciteront, voire mon corps pourry. Esveillez-vous et bénissez Dieu, vous qui habitez en la poudre Esaïe 26.19. Les choses estans désespérées tout à l’entour, il s’addresse à l’autheur de vie, lequel a en sa main les issues de mort, comme il est dit au Pseaume Ps. 68.20. Job aussi estant plus semblable à une povre charongne qu’à un homme, toutesfois s’appuyant sur la puissance de Dieu ne doute point, comme s’il estoit en plene et entière vigueur, se remettre à ce jour-là, Je sçay, dit-il, que mon rédempteur vit, et qu’au dernier jour il se lèvera sur la poudre (asçavoir pour y desployer sa vertu) et que derechef je seray vestu de ma peau, et verray Dieu en ma chair. Je le verray, et non autre Job 19.25. Car combien qu’aucuns destournent ces passages plus subtilement, comme s’ils ne devoyent point estre entendus de la résurrection : quoy qu’ils disent, ils conferment ce qu’ils veulent ruiner : d’autant que les saincts ne cherchent meilleur allégement en leurs fascheries, que de la similitude de la résurrection. Ce qui sera encores mieux entendu par le passage d’Ezéchiel, Car pource que les Juifs ne pouvoyent accepter la promesse de leur retour, mais objectoyent à l’encontre, qu’il n’estoit non plus vray-semblable que le chemin leur feust ouvert, que de faire sortir les morts du sépulchre : une vision est donnée au Prophète, c’est qu’il y a un champ plein d’os tout secs, ausquels Dieu commande de reprendre chair, peau et nerfs Ezéch. 37.8. Combien que Dieu, sous ceste figure incite son peuple à bien espérer de sa rédemption, toutesfois il prend l’argument d’espérance, de ce que son office est de ressusciter les morts : comme aussi ce nous est le souverain patron de toutes les délivrances que les fidèles reçoyvent au monde. Pourtant Jésus-Christ après avoir dit que la parole de l’Evangile a force de vivifier : d’autant que les Juifs rejettoyent cela bien loing, adjouste tantost après. Ne vous esbahissez pas de cela : car l’heure vient en laquelle tous ceux qui sont és sépulchres, orront la voix du Fils de Dieu, et en sortiront Jean 5.28-29. Commençons doncques à l’exemple de sainct Paul, de triompher desjà au milieu de nos combats d’autant que celuy qui nous a promis la vie à venir, est puissant pour garder nostre dépost 2Tim. 1.12. Et ainsi, glorifions-nous hardiment que la couronne de justice, laquelle le juste Juge nous rendra, nous est apprestée 2Tim. 4.8. Par ce moyen toutes les fascheries que nous avons à endurer, nous serviront de miroir pour contempler une meilleure vie : pource qu’il convient à la nature de Dieu, de rendre la pareille aux iniques qui nous molestent : et à nous qui sommes injustement affligez, nous donner repos en la manifestation de Jésus-Christ, quand il viendra avec les Anges de sa vertu en feu flamboyant 2Thess. 1.6-8 Mais retenons aussi ce qui est incontinent après dit, qu’il viendra pour estre glorifié en ses saincts, et rendu admirable en tous ceux qui auront creu pource qu’on aura adjousté foy à l’Evangile.
3.25.5
Or combien que les esprits des hommes se deussent du tout appliquer à ceci, et en faire estude continuelle, toutesfois comme si de propos délibéré ils vouloyent abolir toute mémoire de résurrection, ils ont appelé la mort, Le définement de toutes choses, et l’abolition de l’homme. Car de faict, quand Solomon dit, qu’un chien vif est meilleur qu’un lion mort Eccl. 9.4, il parle de l’opinion communément receue. Comme en l’autre passage, Qui sçait si l’âme de l’homme monte en haut, et l’âme d’une beste descend en bas Eccl. 3.21 ? Or ceste stupidité brutale a eu sa vogue en tout temps : et mesmes a trouvé entrée en l’Eglise, quand les Sadducéens n’ont point eu honte de maintenir publiquement qu’il n’y avoit nulle résurrection, et que les âmes estoyent mortelles Marc 12.18 ; Luc 20.27 ; Actes 23.8. Mais afin que ceste lourde ignorance ne servist d’excuse aux infidèles, ils ont esté tousjours incitez par un mouvement naturel de se mettre quelque image de la résurrection devant les yeux. Car à quoy tendoit l’observation d’ensevelir les morts, tant sacrée et inviolable, sinon pour estre arre d’une nouvelle vie ? Et ne peut-on répliquer que cela soit venu d’erreur ou de vaine fantasie, veu que le mesme a esté gardé en grande saincteté entre les Pères, voire de tout temps. Et Dieu a voulu que ceste coustume demeurast entre les Payens, afin que ce leur fust un mémorial et remembrance de la résurrection, pour esveiller leur tardiveté. Or combien que ceste cérémonie ne leur ait lors rien proufité, et elle nous est utile, si nous regardons prudemment à quelle fin elle a tendu. Car c’est une raison assez forte et péremptoire pour convaincre leur incrédulité, de ce que tous ont fait profession d’une chose laquelle nul d’eux n’a creue. Or Satan non-seulement a eslourdi les sens des hommes, pour leur faire ensevelir la mémoire de la résurrection avec les corps, mais s’est aussi efforcé de corrompre tout ce qui nous en est monstré, pour anéantir cest article. Je ne réciteray pas au long, que desjà du temps de sainct Paul il avoit commencé à l’esbran1er : mais tantost après sont sortis les Chiliastes, qui ont voulu accourcir le règne de Jésus-Christ : et le restreindre au terme de mille ans. Or leur badinage est si puérile, qu’il n’a besoin d’estre réfuté, non plus qu’il n’en est digne. Et l’Apocalypse, de laquelle ils ont prins couleur pour couvrir leur erreur, ne leur favorise en rien : veu que le nombre de mille dont il est là fait mention Apoc. 20.4 ne se rapporte point à la béatitude permanente de l’Eglise, mais à beaucoup de révolutions qui devoyent advenir pour molester l’Eglise. Au reste, toute l’Escriture prononce qu’il n’y aura nulle fin à la punition des réprouvez non plus qu’à la félicité des esleus Matt. 25.41, 46. Or de toutes choses invisibles, et mesmes qui surmontent la capacité de nostre entendement il n’y en a nulle asseurance que par la seule Parole de Dieu. Ainsi c’est à icelle qu’il nous faut tenir, rejettans tout ce qu’on nous amènera d’avantage. Ceux qui assignent mille ans aux enfans de Dieu, pour la béatitude de la vie future, ne voyent point quelle injure ils font et à Christ et à son règne. Car si ainsi estoit que les fidèles ne deussent point estre vestus d’immortalité, il s’ensuyvroit que Christ (à la gloire duquel ils seront faits conformes) n’auroit point esté receu en gloire immortelle. Si leur béatitude a quelque fin, il s’ensuyt que le règne de Christ, sur la fermeté duquel elle est appuyée, est temporel. Finalement, ou telles gens sont fort ignorans des choses divines, ou ils s’efforcent d’une grande malice à renverser toute la grâce de Dieu et la vertu de Christ : desquelles l’accomplissement ne peut estre, sinon que le péché estant aboli, et la mort engloutie, la vie éternelle soit plenement restaurée. Ce qu’ils craignent d’attribuer trop grande cruauté à Dieu, en disant que les meschans seront punis de torment éternel, les aveugles mesmes voyent bien quelle folie c’est que cela. Comme si le Seigneur faisoit grande injure, en privant de son Royaume ceux qui par leur ingratitude s’en sont rendus indignes. Mais les péchez, disent-ils, sont temporels. Je leur confesse : mais la majesté de Dieu laquelle ils ont offensée, est éternelle. C’est doncques à bon droict que la mémoire de leur iniquité ne périt point. Mais si ainsi est, disent-ils, la correction surmontera la mesure du péché. Je respon que cela est un blasphème intolérable, quand la majesté de Dieu est si peu prisée de nous, que d’estimer moins le contemnement d’icelle que la perdition d’une âme. Parquoy laissons tels babillars, afin qu’il ne semble que nous les jugions dignes de responses, contre ce que nous avons dit au commencement.
3.25.6
Il y a encores deux resveries, que des esprits curieux et tortus ont mis en avant. Les uns ont pensé que les âmes doyvent ressusciter avec les corps, comme si tout l’homme périssoit en mourant. Les autres accordans l’immortalité des âmes, ont cuidé qu’elles doyvent estre revestues de nouveaux corps, en quoy ils nient la résurrection de la chair. Quant aux premiers, pource que j’en ay touché en la création de l’homme, ce me sera assez d’advertir derechef les lecteurs combien cest erreur est brutal, de faire de nos esprits formez à l’image de Dieu, un vent qui s’escoule et esvanouisse, ayant seulement végété le corps pour ceste vie caduque : secondement, de réduire à néant le temple du sainct Esprit : brief, de despouiller la partie de nous la plus noble et la plus excellente, des marques notables que Dieu y a imprimée de sa divinité, pour la déclairer immortelle : et tellement pervertir tout, que la condition du corps soit plus précieuse que celle de l’âme. L’Escriture parle bien autrement, laquelle compare nostre corps à une loge fragile, laquelle nous quittons et laissons en mourant. En quoy elle monstre que l’âme est la principale partie de l’homme : comme aussi elle le discerne d’avec les bestes brutes. Suyvant cela, sainct Pierre se voyant prochain de la mort, dit que le temps est venu qu’il luy faut quitter son tabernacle 2Pi. 1.14. Sainct Paul parlant des fidèles, après avoir dit que quand leur maison terrestre sera décheute, ils ont un édifice permanent au ciel, adjouste, Ce pendant que nous habitons en la chair, nous sommes séparez de Dieu comme pèlerins : et ainsi, que nous désirons de luy estre plus prochains par l’absence de nostre corps 2Cor. 5.1, 4. Si les âmes ne survivoyent après nostre trespas, quel fantosme seroit-ce qui auroit Dieu présent, veu qu’il faut que ce soit une chose séparée du corps ? Et l’Apostre en l’Epistre aux Hébrieux oste tous scrupules quant à cela, disant que nous sommes assemblez avec les esprits des justes Héb. 12.23. Par lesquels mots il entend que nous sommes associez avec les saincts Pères, lesquels estans trespassez ne laissent pas d’honorer Dieu en commun avec nous : comme de faict nous ne pouvons estre membres de Christ, sinon estans unis avec eux. D’avantage, si les âmes estans despouillées des corps, ne retenoyent leur essence pour estre capables de la gloire céleste, Jésus-Christ n’eust pas dit au brigand. Tu seras aujourd’huy en Paradis avec moy Luc 23.43. Estans munis de si bons tesmoignages et évidens, ne doutons point de recommander à l’exemple de Christ nos âmes à Dieu en mourant Luc 23.46 : et aussi les remettre avec sainct Estiene en la garde de nostre Seigneur Jésus Actes 7.59, lequel n’est pas nommé sans cause le fidèle Pasteur et Evesque d’icelles 1Pi. 2.25. De nous enquérir plus curieusement de l’estat qui est entre la mort et la résurrection, il n’est licite ny utile. Plusieurs se tormentent tant et plus à disputer en quel lieu les âmes sont logées, et si elles jouissent desjà de la gloire promise, ou non. Or c’est folie et témérité de nous enquérir de choses incognues, plus haut que Dieu ne nous permet d’en sçavoir. L’Escriture après avoir dit que Christ leur est présent, et qu’il les reçoit en Paradis pour leur donner repos et joye : à l’opposite, que les âmes des réprouvez sentent desjà les tormens qu’elles méritent Matt. 5.8, 26 ; Jean 12.32, s’arreste là, et ne passe point outre. Oui sera le maistre ou docteur qui nous enseignera ce que Dieu nous a celé ? La question quant au lieu, est bien frivole et sotte : veu que nous sçavons que l’âme n’a pas ses mesures de long et de large, comme le corps. Ce que la retraitte bienheureuse des saincts esprits est nommée le sein ou giron d’Abraham, c’est bien assez : d’autant que par là nous sommes instruits qu’en sortant de ce pèlerinage terrien nous sommes receus du Père de tous les fidèles, à ce qu’il participe du fruit de sa foy avec nous. Ce pendant, puis que l’Escriture veut que nous soyons en suspens jusques à la venue de nostre Seigneur Jésus, et nous commande de l’attendre, et nous remet à ce jour-là pour recevoir la couronne de gloire, tenons-nous comme barrez en ces bornes que Dieu nous assigne, asçavoir que les âmes fidèles, après avoir achevé leur terme de combatre et travailler, sont recueillies en repos, où elles attendent avec joye la fruition de la gloire promise ; et ainsi, que toutes choses demeurent en suspens jusques à ce que Jésus-Christ apparoisse pour Rédempteur. Quant aux réprouvez, il n’y a doute que leur condition ne soit conforme à ce que sainct Jude prononce de celle des diables : c’est qu’ils sont enchaînez comme malfaiteurs, jusques à ce qu’ils soyent traisnez à la punition qui leur est apprestée Jude 1.6.
3.25.7
L’erreur de ceux qui imaginent que les âmes ne reprendront point les corps desquels elles sont à présent vestues, mais qu’il leur en sera forgé de tout nouveaux, est si énorme, que nous le devons tenir comme un monstre détestable. Les Manichéens en cest endroict ont jadis amené une raison trop frivole : c’est qu’il n’est pas raisonnable que la chair, laquelle est souillée d’immondicité, ressuscite ; voire comme s’il n’y avoit nulle souilleure aux âmes, lesquelles toutesfois ils confessoyent devoir estre participantes du salut éternel. C’est doncques autant comme s’ils eussent dit que ce qui est infecté des macules de péché, ne peut estre purgé. Car de l’autre resverie infernale qu’ils ont tenue, c’est que les âmes sont naturellement pollues, pource qu’elles ont leur origine du diable : je n’en parle point, comme d’une chose trop brutale ; seulement j’adverti, que tout ce que nous avons en nous indigne du ciel, n’empeschera point la résurrection, en laquelle tout sera réparé. Mesmes quand sainct Paul commande aux fidèles de se nettoyer de toute ordure de chair et d’esprit 2Cor. 7.1, le jugement qu’il dénonce ailleurs s’ensuyt quant et quant de là : asçavoir que chacun recevra loyer selon ce qu’il aura fait en son corps, soit bien soit mal 2Cor. 5.10. A quoy s’accorde ce qu’il dit ailleurs, Afin que la vie de Jésus-Christ soit manifestée en nostre chair mortelle 2Cor. 4.10. Pour laquelle raison il prie aussi bien que Dieu garde les corps entiers jusques au jour de Jésus-Christ, comme les âmes et esprits 1Thess. 5.23. Et n’est point de merveilles : veu que ce seroit chose trop absurde, que les corps, lesquels Dieu s’est dédiez pour temples 1Cor. 3.16 ; 6.19, tombassent en pourriture sans espérance de résurrection. Il y a encores plus, qu’ils sont membres de Jésus-Christ. Item, que Dieu veut et ordonne que toutes les parties luy en soyent sanctifiées. Item, qu’il requiert que son nom soit célébré par les langues, qu’on luy lève les mains pures au ciel 1Tim. 2.8, et qu’elles soyent instrumens pour luy offrir sacrifices. Puis que le Juge céleste fait un tel honneur à nos corps, quelle rage est-ce à un homme mortel de les réduire en poudre, sans espérance qu’ils doyvent estre restaurez ? Pareillement sainct Paul, en nous exhortant de porter le Seigneur tant en nos corps qu’en nos âmes, d’autant que l’un et l’autre est à luy 1Cor. 6.20, ne permet pas qu’on condamne à pourrir à jamais ce que Dieu s’est ainsi précieusement réservé. Et de faict, il n’y a article si bien liquidé en l’Escriture que cestuy-ci : c’est que nous ressusciterons en la chair que nous portons. Il faut, dit sainct Paul, que ce corruptible-ci soit revestu d’incorruption ; et ce mortel-ci, d’immortalité 1Cor. 15.53. Si Dieu créoit des nouveaux corps, que deviendroit ce changement dont il parle ? S’il eust dit qu’il nous faut estre renouvelez, la façon de parler ambiguë eust possible donné occasion de caviller : mais quand il monstre au doigt les corps dont nous sommes environnez, et leur promet incorruption, ce n’est pas à dire que Dieu nous en forge de nouveaux. Mesmes, comme dit Terlullien, il ne pouvoit plus expressément parler, s’il n’eust tenu sa peau à la main pour en faire monstre. On ne trouvera point aussi d’eschappatoire, en ce que luy-mesme alléguant le Prophète Isaïe, que Jésus-Christ sera Juge du monde, récite ces mots, Je suis vivant, dit le Seigneur, et tout genouil se ployera devant moy Rom. 14.11 ; Esaïe 45.23. Car il déclaire ouvertement que ceux-là mesmes ausquels il parle, seront appelez à rendre conte : ce qui ne conviendroit pas, si des autres corps nouvellement créez y comparoissoyent. Il n’y a aussi nulle obscureté au passage de Daniel, quand il dit, Plusieurs qui dorment en la poudre, seront ressuscitez : les uns en vie permanente, les autres en opprobre éternel Dan. 12.2. Car il ne dit pas que Dieu prendra matière des quatre élémens, pour forger des corps nouveaux, mais qu’il les prendra des sépulchres, où ils auront esté mis. Et la raison est trop manifeste quant à cela. Car si la mort ayant son origine de la cheute de l’homme, est accidentale, la restauration acquise par Jésus-Christ appartient aux mesmes corps, qui sont devenus mortels par le péché. Et aussi de ce que les Athéniens se mocquent quand sainct Paul leur parle de la résurrection Actes 17.32, de là nous pouvons recueillir quelle en estoit sa doctrine : et pourtant ceste risée peut beaucoup valoir à confermer nostre foy. Pareillement la sentence de Jésus-Christ est beaucoup à observer, quand il dit, Ne craignez point ceux qui tuent le corps et ne peuvent tuer l’âme : mais craignez celuy qui peut jetter corps et âme en la géhenne du feu Matt. 10.28. Car il n’y auroit point cause de craindre cela, si le corps que nous portons à ceste heure, n’estoit sujet au supplice dont il parle. L’autre sentence n’est pas plus obscure, L’heure est venue, en laquelle tous ceux qui sont és sépulchres orront la voix du Fils de Dieu : et ceux qui auront bien fait, sortiront en résurrection de vie : et ceux qui auront mal fait, en condamnation Jean 5.28-29. Dirons-nous que les âmes se reposent aux sépulchres, pour ouyr de là au dernier jour la voix de Jésus-Christ ? N’est-ce pas plustost à dire que les corps par son commandement reprendront la vigueur dont ils estoyent décheus. D’avantage, si Dieu nous donnoit d’autres corps, où seroit la conformité du chef avec les membres ? Christ est ressuscité : a-ce esté en se bastissant un corps nouveau ? Mais plustost selon qu’il avoit prédit, Destruisez ce temple, et je le réédifieray en trois jours Jean 2.19. Il a doncques prins derechef le corps mortel, duquel il s’estoit chargé. Car il ne nous eust guères proufité, qu’il y eust eu un autre corps substitué, et que celuy qui a esté offert en sacrifice de nostre purgation eust esté aboli. Car il nous faut bien retenir la conjonction et société dont traitte l’Apostre : c’est que nous ressusciterons, puis que le Seigneur Jésus-Christ est ressuscité 1Cor. 15.12. Comme aussi ce ne seroit pas raison que nostre chair, en laquelle nous portons la mortification de Jésus-Christ 2Cor. 4.10, fust privée de sa résurrection. Ce qui a esté aussi manifesté par exemple notable, quand luy ressuscitant plusieurs corps des saincts sont aussi sortis des sépulchres Matt. 27.52. Car on ne peut nier que ce n’ait esté un préambule, ou plustost une arre de la résurrection dernière que nous attendons, comme au paravant les Pères avoyent semblable tesmoignage en Enoch et Elie, lesquels Tertullien dit estre assignez à la résurrection : d’autant que Dieu les ayant exemptez en corps et en âme de leur fragilité, les a prins en sa garde jusques alors.
3.25.8
J’ay honte d’employer tant de paroles en une chose si claire : mais je prie les lecteurs d’avoir patience avec moy, afin que les esprits pervers et hardis n’ayent nuls pertuis ne bresches à tromper les simples. Ces gens volages contre lesquels je dispute, mettent en avant la resverie de leur cerveau, qu’il y aura une création nouvelle de corps. De quelle raison sont-ils esmeus de le penser, sinon pource qu’il leur semble incroyable, qu’une charongne qui aura esté consumée de longtemps en pourriture, recouvre son estat premier. Ainsi la seule incrédulité leur est mère de ceste opinion : au contraire, le sainct Esprit nous exhorte par toute l’Escriture, d’espérer la résurrection de nostre chair. Pour ceste cause, comme sainct Paul tesmoigne, le Baptesme nous en est comme un seau Col. 2.12 : la saincte Cène nous convie à une mesme fiance, quand nous prenons en la bouche les signes de la grâce spirituelle. Et de faict, l’exhortation de sainct Paul d’offrir nos membres pour armes en obéissance de justice Rom. 6.19, seroit bien froide et maigre, si ce qu’il adjouste n’estoit conjoinct quant et quant : asçavoir que celuy qui a ressuscité Jésus-Christ, vivifiera aussi nos corps mortels Rom. 8.11. Car de quoy serviroit-il d’appliquer nos pieds et mains, yeux et langues au service de Dieu, s’ils n’estoyent participans du fruit et loyer ? Ce que sainct Paul conferme ouvertement, disant que le corps ne doit point estre adonné à paillardise, mais au Seigneur ; et que le Seigneur est sur le corps, et que celuy qui a ressuscité Jésus-Christ, nous ressuscitera aussi par sa vertu. Ce qui s’ensuyt est encores plus clair, que nos corps sont temples du sainct Esprit, et membres de Christ 1Cor.6.13-15, 19. Ce pendant nous voyons comme il conjoinct la résurrection avec la chasteté et saincteté : comme un peu après il estend le pris de la rédemption jusques à nos corps. Et de faict, il n’y auroit nul propos que le corps de sainct Paul, auquel il a porté les marques de Jésus-Christ Gal. 6.17, et auquel il l’a magnifiquement glorifié, fust privé du loyer de la couronne. Et voylà pourquoy il dit que nous attendons nostre Rédempteur des cieux, lequel transfigurera nos corps mesprisez en la gloire du sien Phil. 3.21. D’avantage, si ceste sentence est vraye, qu’il nous convient entrer au Royaume de Dieu par beaucoup d’afflictions Actes 14.22, il n’est pas équitable de repousser de ceste entrée les corps que Dieu exerce sous la bannière de la croix, et lesquels il honore de victoire. Par ainsi jamais il n’y a eu doute entre les fidèles, qu’ils n’espérassent d’estre en la suyte de Jésus-Christ, lequel transfère à sa personne nos afflictions, pour monstrer qu’elles nous meinent à vie. Mesmes Dieu a confermé de cela les Pères anciens sous la Loy, par cérémonie visible. Car la façon d’ensevelir, comme nous avons veu, a servi à monstrer que les corps estoyent mis en repos pour attendre une vie meilleure. Ce qui a esté mesmes signifié par les onguens aromatiques, et autres figures d’immortalité, pour suppléer à l’obscurité de la doctrine, ainsi que par les sacrifices et choses semblables. Car la superstition n’a pas engendré ceste coustume, veu que nous voyons le sainct Esprit insister aussi diligemment sur les sépultures, que sur les principaux mystères de nostre foy. Et Jésus-Christ prise ceste humanité d’ensevelir, comme chose digne d’estre en grande recommandation Matt. 26.10 : et non pour autre cause, sinon que par ce moyen les yeux sont destournez du sépulchre qui engloutit et abolit toutes choses, à un spectacle du renouvellement à venir. D’avantage, l’observation tant songneuse qu’en ont eue les Pères, et de laquelle ils sont louez, prouve bien que ce leur a esté une aide chère et précieuse pour nourrir leur foy. Car Abraham ne se fust pas si fort empesché d’avoir sépulchre pour sa femme Gen. 23.4, 19, si la religion ne l’eust incité à cela, et qu’il se fust mis devant les yeux quelque utilité par-dessus le monde : asçavoir qu’en ornant le corps de sa femme trespassée des enseignes et marques de la résurrection, il confermast la foy tant de luy que de sa famille. Il y en a encores une preuve plus évidente en l’exemple de Jacob, lequel pour testifier à ses successeurs que l’espérance de la terre promise ne luy estoit point esvanouye du cœur, mesmes en la mort commande que ses os y soyent transportez Gen. 47.30. Je vous prie, s’il eust deu estre revestu d’un nouveau corps au dernier jour, le commandement n’eust-il pas esté ridicule d’avoir soin d’une masse de poudre, qui devoit estre réduite à néant ? Parquoy si l’Escriture a telle authorité envers nous qu’elle mérite, il n’y aura nulle doctrine mieux approuvée que ceste-ci. Qui plus est, les mots de Résurrection et de Ressusciter signifient cela, voire aux petis enfans : veu que nous ne dirons pas que ce qui est créé de nouveau, ressuscite ; et autrement le dire de Jésus-Christ tomberoit bas. De tout ce que le Père m’a donné, rien ne périra : mais je le ressusciteray au dernier jour Jean 6.39. A quoy aussi tend le mot de Dormir, lequel ne se peut approprier qu’aux corps, dont aussi est venu le mot de Cimetière, qui vaut autant comme dormitoire. Il reste que je touche aucunement de la manière de ressusciter. Notamment je préten d’en donner quelque petit goust, pource que sainct Paul usant du mot de Mystère 1Cor. 15.51, nous exhorte à sobriété, et bride la licence de spéculer trop hardiment et trop subtilement. En premier lieu nous avons à retenir ce qui a esté exposé : c’est que nous ressusciterons en la mesme chair que nous portons aujourd’huy, quant à la substance : mais non pas quant à la qualité ; comme la mesme chair de Jésus-Christ, qui avoit esté offerte en sacrifice, estant ressuscitée a eu autre dignité et excellence en soy, tout ainsi presque que si elle eust esté changée. Ce que sainct Paul exprime par similitudes familières : c’est comme la chair de l’homme et des bestes est d’une mesme substance, non point de qualité : la matière des estoiles est une, la clairté diverse 1Cor. 15.39-40 : aussi combien que nous retenions la substance de nos corps, qu’il se fera changement pour les rendre de condition plus noble. Parquoy ce corps corruptible ne périra point, et ne s’esvanouira, pour nous faire ressusciter : mais sera despouillé de sa corruption, pour recevoir estat incorruptible. Or pource que Dieu a tous les élémens en sa sujétion, nulle difficulté ne l’empeschera qu’il ne commande à la terre, à l’eau et au feu de rendre ce qui semblera avoir esté consumé par eux. Ce qu’aussi Isaïe testifie, Voyci, le Seigneur sortira de son lieu, pour visiter l’iniquité de la terre : et la terre descouvrira son sang, et ne cachera plus ses occis Esaïe 26.21. Ce pendant il faut noter la diversité d’entre ceux qui seront jadis trespassez, et ceux qui seront trouvez survivans en ce jour-là. Car nous ne dormirons pas tous, dit sainct Paul, combien que nous soyons tous changez 1Cor. 15.51 : c’est-à-dire qu’il ne sera point nécessaire qu’il y entreviene distance de temps entre la mort et le commencement de la seconde vie ; car en une minute de temps, et moins qu’on ne mettroit à ciller l’œil, le son de la trompette pénétrera par tout, pour appeler les morts à un estat incorruptible, et pour reformer les vivans en pareille gloire par changement soudain. Et voylà comme il console en un autre lieu les fidèles qui ont à mourir : c’est que ceux qui seront survivans au dernier jour, ne préviendront point les morts : mais plustost que ceux qui dorment en Christ ressusciteront les premiers 1Thess. 4.15. Si quelqu’un objecte le passage de l’Apostre, qu’il est ordonné à tous hommes de mourir une fois Héb. 9.27 : la solution est facile, que c’est une espèce de mort, quand l’estat de nature est changé : et qu’on en peut ainsi parler proprement. Parquoy ces deux s’accordent très-bien : c’est que ceux qui despouilleront leurs corps mortels, seront renouvelez par la mort : toutesfois puis que le changement se fera soudain, qu’il n’est point requis que le corps soit séparé de l’âme.
3.25.9
Mais il s’esmeut yci une question plus difficile : asçavoir de quel droict ou tiltre la résurrection doit estre commune aux iniques qui sont maudits de Dieu, veu que c’est un singulier bénéfice de Jésus-Christ. Nous sçavons que tous ont esté asservis à la mort en Adam : Jésus-Christ estant la résurrection et la vie Jean 11.25, est venu : est-ce pour vivifier indifféremment tout le genre humain ? Mais il ne semble pas estre probable, que les incrédules obtienent en leur aveuglement obstiné ce que les serviteurs de Dieu recouvrent par la seule foy. Ce point toutesfois demeure arresté, que la résurrection sera d’un costé à vie, et de l’autre costé à mort : et que Jésus-Christ viendra pour séparer les boucs des agneaux Matt. 25.32. Je respon que nous ne devons pas trouver ceci tant estrange, veu que nous en avons journellement la similitude. Nous sçavons que tous ont esté privez en Adam de l’héritage du monde, et que nous méritons d’estre bannis du monde comme de Paradis terrestre, et estre privez de toute nourriture aussi bien que de l’arbre de vie. Dont vient ceci doncques que Dieu non-seulement fait luire son soleil sur les bons et sur les mauvais Matt. 5.45, mais que sa libéralité inestimable descoule sur les incrédules en toute planté et largesse, quant aux commoditez de la vie présente ? Certes nous voyons de là que les biens qui sont propres à Christ et à ses membres, s’espandent aussi bien sur les contempteurs de Dieu : non pas à ce que la possession leur en soit légitime, mais afin qu’ils en soient rendus plus inexcusables. Et de faict. Dieu se monstrera souvent si large bienfaiteur envers les meschans, que les bénédictions que les fidèles reçoyvent de luy en seront obscurcies : toutesfois le bien qu’il fait à ceux qui en sont indignes leur tourne en plus grande condamnation. Si quelqu’un réplique que la résurrection ne doit point estre comparée aux biens caduques et terrestres : je respon derechef, que les hommes estans aliénez de Dieu, qui est la seule fontaine de vie, ont mérité une mesme ruine que le diable, pour estre du tout exterminez : mais que par le conseil admirable de Dieu ce moyen a esté establi, qu’ils vesquissent en la mort et hors de la vie. Parquoy on ne doit point trouver ceci estrange, que la résurrection soit commune aussi aux iniques par accident, pour les traisner maugré leurs dents au siège judicial de Christ, lequel ils refusent maintenant ouyr comme Maistre. Car ce seroit une peine bien légère, d’estre ravis par mort, s’ils ne comparoissoyent devant leur Juge, duquel ils ont provoqué sans fin, sans cesse et sans mesure la vengence, pour recevoir le loyer de leur rébellion. Au reste, combien que nous devons tenir pour conclu ce qui a esté dit, et ce que porte la confession mémorable de sainct Paul, c’est d’attendre la résurrection à venir tant des justes que des meschans Actes 24.15, toutesfois l’Escriture met souvent en avant la résurrection, seulement au regard des enfans de Dieu et aussi la conjoinct avec la gloire céleste, pource qu’à parler proprement, Jésus-Christ n’est point venu pour la perdition, mais pour le salut du monde. Parquoy il est simplement fait mention au Symbole de la vie bienheureuse.
3.25.10
Or pource que la prophétie sera lors accomplie entièrement, où il est prédit que la mort doit estre engloutie en victoire Osée 13.14 ; 1Cor. 15.54 : que nostre félicité permanente nous viene tousjours en mémoire, comme c’est la fin de nostre résurrection. De l’excellence de laquelle quand on aura dit tout ce que pourront exprimer toutes langues humaines, à grand’peine en aura-on touché la moindre partie. Car combien que l’Escriture enseigne que le Royaume de Dieu est plein de clairté, joye, félicité et gloire, néantmoins tout ce qu’elle en dit est bien loing de nostre intelligence, et quasi enveloppée en figure, jusques à ce que le jour viendra auquel le Seigneur se déclairera à nous face à face. Nous sçavons, dit sainct Jehan, que nous sommes enfans de Dieu, mais il n’est pas encores apparu : quand nous serons semblables à luy, nous le verrons tel qu’il est 1Jean 3.2. Parquoy les Prophètes, pource qu’ils ne pouvoyent exprimer de paroles ceste béatitude spirituelle en sa substance, l’ont descrite et quasi dépeinte sous figures corporelles. Néantmoins pource qu’il est besoin que nostre cœur soit enflambé en l’amour et attente d’icelle, il nous faut principalement arrester en ceste cogitation, c’est que si Dieu, comme une fontaine vive et qui ne tarit jamais, contient en soy la plénitude de tous biens, que ceux qui tendent au souverain bien et à toutes les parties de félicité, ne peuvent rien désirer outre luy ; comme nous sommes enseignez en plusieurs passages : Abraham, je suis ton loyer très ample Gen. 15.1. Auquel s’accorde celuy de David, L’Eternel est ma portion, mon sort m’est très-bien escheu Ps. 16.6. Item, Je seray rassasié de ta veue Ps. 17.15. Or sainct Pierre dénonce que les fidèles sont appelez, à ce qu’ils soyent quelquesfois participans de la nature divine 2Pi. 1.4. Comment cela ? c’est que le Seigneur sera glorifié en ses Saincts, et exalté en ceux qui ont creu à son Evangile 2Thess. 1.10. Si le Seigneur doit départir à ses esleus de sa gloire, vertu et justice, voire se donner à eux en plene jouissance, et estre fait un avec eux, ce qui surmonte toute dignité, il nous faut considérer que sous ceste grâce tous biens sont comprins. Et encores quand nous aurons bien proufité en ceste méditation, si nous faut-il entendre que nous sommes encores tout au bas et à la première entrée, et que jamais nous n’approcherons durant ceste vie à la hautesse de ce mystère. Ainsi d’autant plus devons-nous suyvre sobriété en cest endroict, de peur que si ayans oublié nostre petitesse, en prétendant de voltiger par nostre folle audace sur les nues, nous soyons opprimez de la clairté céleste. Nous sentons bien comment nous sommes tousjours frétillans en appétit désordonné de plus sçavoir qu’il n’est licite : dont beaucoup de questions frivoles et mauvaises sourdent journellement. Je nomme Questions frivoles, dont il ne se peut tirer nul proufit. Mais le second est encores pire : c’est que ceux qui s’y laschent la bride, s’enveloppent de spéculations mortelles, et voylà pourquoy je di qu’elles emportent grande nuisance. Ce que l’Escriture enseigne doit estre résolu entre nous sans contredit, c’est comme Dieu distribuant ses dons au monde à ses fidèles en diverse sorte, fait luire inégalement ses rayons sur eux : que pareillement au ciel où il couronnera les mesmes dons, la mesure de gloire ne sera point égale. Car ce que sainct Paul dit de soy, ne compète pas généralement à tous : Vous estes ma gloire et ma couronne au jour de Christ 1Thess. 2.19 ; pareillement ce que dit le Seigneur Jésus à ses Apostres, Vous serez assis sur douze thrones, pour juger les douze Lignées d’Israël Matt. 19.28. Sainct Paul doncques sçachant que Dieu glorifie au ciel ses Saincts, selon qu’il les a enrichis en la terre de ses dons spirituels, ne doute point qu’il ne doyve recevoir une couronne spéciale selon ses labeurs, et Jésus-Christ pour magnifier la dignité de l’office auquel il avoit establi ses Apostres, les advertit que le fruit leur en est réservé au ciel. Comme au paravant il avoit esté dit par Daniel, Les gens entendus luiront comme la splendeur du firmament, et ceux qui en justifient plusieurs seront comme estoilles à tout jamais Dan. 12.3. De faict en considérant attentivement l’Escriture, nous trouverons que non-seulement elle promet vie éternelle aux fidèles, mais aussi quelque loyer particulier en icelle. A quoy tend ce dire de sainct Paul, que Dieu rende à Onésiphore en ce jour-là les bienfaits qu’il avoit receus de luy 2Tim. 1.18. Ce qui est aussi confermé par la promesse de Jésus-Christ, que les disciples recevront en la vie éternelle cent fois plus qu’ils n’ont quittée Matt. 19.29. En somme, comme le Seigneur Jésus par la variété des dons qu’il eslargit aux siens, commence la gloire de son corps yci-bas, et l’amplifie par degrez, aussi il la parfera au ciel.
3.25.11
Or comme les enfans de Dieu doyvent recevoir cela d’un commun accord, puis qu’il leur est si bien testifié par l’Escriture, aussi faut-il qu’en chassant loing toutes questions entortillées, lesquelles ils cognoistront ne leur pouvoir tourner qu’à retardement, ils se tienent tout cois entre les bornes que Dieu leur a mises. Quant à moy, non-seulement je me déporte en mon privé de m’enquérir de choses superflues et inutiles, mais aussi je me veux donner garde qu’en respondant à beaucoup de curiositez, je ne nourrisse le mal que je dois réprimer. Beaucoup de légers esprits estans affamez d’humeur de vent, s’enquièrent quelle distance il y aura entre les Prophètes et Apostres, derechef entre les Apostres et Martyrs : en combien de degrez les vierges précéderont les mariez : brief, ils ne laissent nul anglet au ciel, lequel ils ne sondent avec leurs disputes. Et puis ils entrent en fantasie de quoy servira la réparation du monde, veu que les enfans de Dieu n’auront besoin de tout ce que la terre produit : mais seront semblables aux Anges Matt. 22.30, lesquels ne sont point soustenus par boire et manger, mais ont leur immortalité sans ces aides basses. Or je respon qu’il y aura un tel plaisir au seul regard des biens de Dieu, et combien que les Saints n’en jouyssent pas, que la seule cognoissance les esjouira tellement, que ceste félicité surmontera de beaucoup toutes les commoditez qui nous sont maintenant données. Prenons le cas que nous soyons situez en la région la plus opulente du monde, et où nulle volupté ne défaille : combien y en a-il qui ne soyent empeschez chacun coup par maladie de jouir des bénéfices de Dieu ? Et qui est celuy qui ne soit contraint de s’abstenir des biens qu’il a, et de jusner à cause de son intempérance ? Dont il s’ensuyt que le comble de félicité est, d’avoir jouissance pure et nette des biens de Dieu, encores qu’ils ne servent point à certain usage de la vie corruptible. Les autres se transportent encores plus loing, et demandent si l’escume aux métaux et telles superfluitez ne sont pas contrevenantes à la restauration de toutes choses ; ce que je leur puis accorder en partie : et toutesfois je ne laisseray pas d’attendre avec sainct Paul, la réparation des vices qui ont eu leur origine du péché, à laquelle toutes créatures gémissent Rom. 8.22. Derechef ils passent outre, en demandant quelle sera la condition du genre humain, veu que la bénédiction d’engendrer prendra fin alors. La solution est aisée, asçavoir quand l’Escriture prise tant le don de lignée, que cela se rapporte à l’augmentation de l’estat présent, selon que Dieu advance l’ordre de nature de jour en jour, jusques à ce qu’il l’ait amené à sa perfection : mais lors qu’il n’en sera point besoin. Mais pource que beaucoup de gens simples et inconsidérez sont facilement surprins de tels alléchemens, et puis se jettent plus profond au labyrinthe : et finalement quand chacun se plaist en son opinion, il n’y a nulle mesure de combats : le meilleur expédient est, de nous contenter ce pendant que nous sommes pèlerins en terre, de veoir en miroir et obscureté les choses que nous verrons en la fin face à face 1Cor. 13.12. Car on en trouve bien peu en tout le monde, qui se soucient par où il faut aller, et ce pendant veulent sçavoir qu’on fait en Paradis. Tous presque sont lasches et froids à combatre, et ce pendant ils se forgent des triomphes imaginaires.
3.25.12
Or pource que nulle description ne suffiroit à bien exprimer l’horreur de la vengence de Dieu sur les incrédules, les tormens qu’ils doyvent endurer nous sont figurez par choses corporelles : asçavoir par ténèbres, pleurs, grincemens de dents, feu éternel, et vers rongeans leur cœur incessamment Matt. 8.12 ; 22.13 ; 3.12 ; Marc 9.43-44 ; Esaïe 66.24 ; 30.33. Car il est certain que le sainct Esprit, par telles manières de parler a voulu dénoter une extrême horreur, qui esmeuve tous les sens : comme quand il dit, qu’une géhenne profonde leur est préparée de toute éternité, laquelle est ardente en feu : pour lequel entretenir il y a tousjours bois appareillé, et que l’Esprit de Dieu est comme soulphre pour l’enflamber. Combien doncques que par telles formes de parler nous devions estre instruits à concevoir aucunement la misérable condition des iniques, toutesfois si nous faut-il là principalement ficher nostre pensement, quelle malheureté c’est d’estre séparé de toute compagnie de Dieu. Et non-seulement ce, mais sentir sa Majesté contraire à nous : laquelle nous ne puissions fuir qu’elle ne nous persécute tousjours. Car premièrement son indignation est comme un feu embrasé, lequel de son attouchement dévore et engloutit toutes choses Héb. 10.27. Puis après, toutes créatures servent tellement à icelles pour exécuter sa rigueur, que tous ceux ausquels Dieu a révélé son ire, sentent le ciel, la terre, la mer, toutes bestes et toutes autres choses comme armées en leur ruine et perdition. Pourtant l’Apostre n’a pas dit une chose de petite conséquence, disant que les infidèles seront punis éternellement en ce que la face du Seigneur et la gloire de sa vertu les persécutera 2Thess. 1.9. Et toutes fois et quantes que les Prophètes menacent pour effrayer les iniques sous similitudes corporelles, combien qu’ils n’excèdent point mesure en leur parler, si est-ce qu’ils meslent souvent quelques traces du jugement à venir, disans que le soleil sera obscurci, et la lune perdra sa clairté, et tout le bastiment du monde sera dissipé et confus. Parquoy les misérables consciences ne peuvent trouver aucun repos, qu’elles ne soyent agitées et poussées commede tourbillons, qu’elles ne se sentent comme déchirées de l’ire de Dieu, qu’elles ne soyent poinctes et navrées de playes mortelles, brief : qu’elles ne soyent effrayées et comme esperdues de la foudre du ciel, et qu’elles ne soyent brisées de la main puissante de Dieu : tellement qu’il seroit plus supportable d’estre abysmé en tous gouffres, que d’estre en telles frayeurs : et ne fust-ce que pour une minute de temps. Je vous prie, quelle punition leur est-ce, d’estre ainsi affligées et pressées à jamais sans remède ? De quoy il y a une sentence notable au Pseaume XC : c’est combien que Dieu extermine de son seul regard toutes créatures mortelles Ps. 90.9, 11, qu’il presse plus asprement ses serviteurs en ce monde, voire d’autant qu’ils sont plus timides que les autres : afin de les inciter sous le fardeau de la croix à se haster, jusques à ce qu’il soit tout en toutes choses 1Cor. 15.28.