Chapitre I
Comment, par la cheute et révolte d’Adam, tout le genre humain a esté asservi à malédiction, et est descheu de son origine, où il est aussi parlé du péché originel.


2.1.1

Ce n’est pas sans cause que par le Proverbe ancien a tousjours esté tant recommandée à l’homme la cognoissance de soy-mesme. Car si nous estimons que ce soit honte d’ignorer les choses qui appartienent à la vie humaine, la mescognoissance de nous-mesmes est encores beaucoup plus déshonneste, par laquelle il advient qu’en prenant conseil de toutes choses nécessaires, nous nous abusons povrement : et mesmes sommes du tout aveuglez. Mais d’autant que ce commandement est plus utile, d’autant nous faut-il plus diligemment garder de ne l’entendre mal : ce que nous voyons estre advenu à d’aucuns Philosophes. Car quand ils admonestent l’homme de se cognoistre, ils l’ameinent quant et quant à ce but, de considérer sa dignité et excellence : et ne luy font rien contempler sinon ce dont il se puisse eslever en vaine confiance, et s’enfler en orgueil. Or la cognoissance de nous-mesmes gist premièrement et est située à réputer ce qui nous avoit esté donné en la création, et combien Dieu se monstre libéral à continuer sa bonne volonté envers nous, afin de sçavoir par cela quelle seroit l’excellence de nostre nature, si elle fust demeurée en son entier : et aussi de bien penser que nous n’avons rien de propre, mais que tout ce que Dieu nous a eslargi, nous le tenons de gratuité, afin de dépendre tousjours de luy. Le second est, que nostre misérable condition qui est survenue par la cheute d’Adam, nous viene devant les yeux, et que le sentiment d’icelle abate en nous toute gloire et présomption, et en nous accablant de honte, nous humilie. Car selon que Dieu nous a du commencement formez à son image Gen. 1.27, pour dresser nos esprits à vertu et tout bien, mesmes à la méditation de la vie céleste, il nous est expédient de cognoistre que nous sommes douez de raison et intelligence, afin de tendre au but qui nous est proposé de l’immortalité bien heureuse, qui nous est apprestée au ciel afin que la noblesse en laquelle Dieu nous a eslevez, ne soit anéantie par nostre nonchalance et brutalité. Au reste, ceste première dignité ne nous peut venir au-devant, qu’à l’opposite nous ne soyons contraints de veoir un triste spectacle de nostre déformité et ignominie, d’autant que nous sommes décheus de nostre origine en la personne d’Adam : dont procède la haine et desplaisance de nous-mesmes avec vraye humilité, et aussi une affection nouvelle de chercher Dieu est enflambée, pour recouvrer en luy tous les biens desquels nous sommes trouvez vuides et despourveus.

2.1.2

C’est ce que la vérité de Dieu nous ordonne de chercher en nous considérant, asçavoir une cognoissance laquelle nous retire loin de toute présomption de nostre propre vertu, et nous despouille de toute matière de gloire, pour nous amener à humilité. Laquelle reigle il nous convient suivre si nous voulons parvenir au but de bien sentir et bien faire. Je say combien il est plus agréable à l’homme, de voir qu’on l’induise à recognoistre ses grâces et louanges, qu’à entendre sa misère et povreté avec son opprobre dont il doit estre abysmé en honte. Car il n’y a rien que l’esprit humain appelé plus, que d’estre amiellé de douces paroles et flatteries. Pourtant, quand il entend qu’on prise ses biens, il n’est que trop enclin à croire tout ce qui se dit à son avantage. Ainsi ce n’est pas de merveilles que la plus part du monde a ainsi erré en cest endroict. Car comme ainsi soit que les hommes ayent une amour d’eux-mesmes désordonnée et aveuglée, ils se feront volontiers à croire qu’il n’y a rien en eux digne d’estre desprisé. Ainsi sans avoir autre advocat, tous reçoivent ceste vaine opinion, que l’homme est suffisant de soy-mesme à bien et heureusement vivre. S’il y en a quelques-uns qui vueillent plus modestement sentir, combien qu’ils concèdent quelque chose à Dieu, afin qu’il ne semble qu’ils s’attribuent le tout, néantmoins ils partissent tellement entre Dieu et eux, que la principale partie de gloire et présomption leur demeure. Puis qu’ainsi est que l’homme estant enclin de soy-mesme à se flatter, il n’y a rien qui luy puisse estre plus plaisant que quand on chatouille l’orgueil qui est en luy par vains allèchemens. Parquoy celui qui a le plus exalté l’excellence de la nature humaine, a tousjours esté le mieux venu. Néantmoins telle doctrine, laquelle enseigne l’homme d’acquiescer en soy-mesme, ne le fait qu’abuser : et tellement abuser, que quiconque y adjouste foy, en est ruiné. Car quel proufit avons-nous de concevoir une vaine fiance, pour délibérer, ordonner, tenter et entreprendre ce que nous pensons estre bon, et ce pendant défaillir, tant en saine intelligence qu’en vertu d’accomplir ? Défaillir, dy-je, dés le commencement, et néantmoins poursuivre d’un cœur obstiné, jusques à ce que soyons du tout confondus ? Or il n’en peut autrement advenir à ceux qui se confient de pouvoir quelque chose par leur propre vertu. Si quelqu’un doncques escoute telle manière de docteurs, qui nous amusent à considérer nostre justice et vertu, il ne proufitera point en la cognoissance de soy-mesme, mais sera ravy en ignorance très-pernicieuse.

2.1.3

Pourtant, combien que la vérité de Dieu convient en cela avec le jugement commun de tous hommes, que la seconde partie de nostre sagesse gist en la cognoissance de nous mesmes : toutesfois en la manière de nous cognoistre il y a grande contrariété. Car selon l’opinion de la chair il semble bien advis que l’homme se cognoisse lors très-bien, quand en se confiant en son entendement et en sa vertu, il prend courage pour s’appliquer à faire son devoir : et renonçant à tous vices, s’efforce de faire ce qui est bon et honneste. Mais celuy qui se considère bien selon la reigle du jugement de Dieu, ne trouve rien qui puisse eslever son cœur en bonne fiance : et d’autant qu’il s’examine plus profondément, d’autant est-il plus abatu : tant qu’estant entièrement déjetté de toute espérance, il ne se laisse rien parquoy il puisse droictement ordonner sa vie. Toutesfois Dieu ne veut pas que nous oubliions nostre première dignité, laquelle il avoit mise en nostre père Adam : voire entant qu’elle nous doit esveiller et pousser à suivre honnesteté et droicture. Car nous ne pouvons penser ny à nostre première origine, ny à la fin à laquelle nous sommes créez, que ceste cogitation ne nous soit comme un aiguillon, pour nous stimuler et poindre à méditer et désirer l’immortalité du royaume de Dieu. Mais tant s’en faut que ceste recognoissance nous doive enfler le cœur, que plustost elle nous doit amener à humilité et modestie. Car quelle est ceste origine ? asçavoir de laquelle nous sommes décheus. Quelle est la fin de nostre création ? celle de laquelle nous sommes du tout destournez : tellement qu’il ne nous reste rien, sinon qu’après avoir réputé nostre misérable condition, nous gémissions : et en gémissant, souspirions après nostre dignité perdue. Or quand nous disons qu’il ne faut point que l’homme regarde rien en soy qui luy eslève le cœur, nous entendons qu’il n’y a rien en luy pourquoy il se doive enorgueillir. Pourtant s’il semble bon à chacun, divisons ainsi la cognoissance que l’homme doit avoir de soy-mesme : c’est qu’en premier lieu il considère à quelle fin il a esté créé et doué des grâces singulières que Dieu luy a faites : par laquelle cogitation il soit incité à méditer la vie future, et désirer de servir à Dieu. En après, qu’il estime ses richesses, ou plustost son indigence : laquelle cognue il soit abattu en extrême confusion, comme s’il estoit rédigé à néant. La première considération tend à cela, qu’il cognoisse quel est son devoir et office : la seconde, qu’il cognoisse combien il est capable de faire ce qu’il doit. Nous dirons de l’un et de l’autre çà et là, comme le portera l’ordre de la dispute.

2.1.4

Or pource que ce n’a point esté un délict léger, mais un crime détestable, lequel Dieu a si rigoureusement puny, nous avons yci à considérer quelle a esté ceste espèce de péché en la cheute d’Adam, laquelle a provoqué et enflambé sur tout le genre humain une vengence si horrible. Ce qui a esté receu par une opinion commune est trop puérile, que Dieu l’a ainsi puny à cause de sa friandise. Comme si le chef et le principal de toutes vertus eust été de s’abstenir de manger d’une espèce de fruit, veu que de tous costez les délices qu’il pouvoit souhaiter luy estoyent offertes : et en la fécondité qui estoit pour lors, non-seulement il avoit de quoy se saouler à son plaisir, mais variété pour satisfaire à tous ses appétis. Il nous faut doncques regarder plus haut : c’est que la défense de toucher à l’arbre de science de bien et de mal luy estoit comme un examen d’obéissance, afin qu’il monstrast et approuvast qu’il se submettoit volontiers au commandement de Dieu. Or le nom de l’arbre monstre qu’il n’y a eu autre fin ou précepte, sinon qu’Adam se contentant de sa condition ne s’eslevast point plus haut par quelque folle cupidité et excessive. D’avantage la promesse qui luy estoit donnée de vivre à jamais pendant qu’il mangeroit de l’arbre de vie : et à l’opposite l’horrible menace, que si tost qu’il auroit gousté du fruit de science de bien et de mal, il mourroit, luy devoit servir à esprouver et exercer sa foy. Dont il est facile à recueillir en quelle façon il a provoqué l’ire de Dieu contre soy. Sainct Augustin ne dit pas mal, que l’orgueil a esté commencement de tous maux, pource que si l’ambition n’eust transporté l’homme plus haut qu’il ne luy estoit licite, il pouvoit demeurer en son degré. Toutesfois il nous faut prendre une définition plus plene de l’espèce de tentation telle que Moyse l’a descrit. Car quand la femme par l’astuce du serpent est destournée de la parole de Dieu à infidélité, desjà il appert que le commencement de ruine a esté désobéissance : ce que sainct Paul conferme, en disant que par la désobéissance d’un homme nous sommes tous perdus Rom. 5.19. Ce pendant il faut aussi noter, que l’homme s’est aussi soustrait et révolté de la sujétion de Dieu, d’autant que non-seulement il a esté trompé par les allèchemens de Satan, mais aussi qu’en mesprisant la vérité, il s’est fourvoyé en mensonge. Et de faict en ne tenant conte de la Parole de Dieu, on abat toute révérence qu’on luy doit, pource que sa majesté ne peut autrement consister entre nous, et qu’aussi on ne le peut deuement servir, sinon en se rangeant à sa Parole. Parquoy l’infidélité a esté la racine de la révolte. De là est procédée l’ambition et orgueil : ausquels deux vices l’ingratitude a esté conjoincte, en ce qu’Adam appelant plus qu’il ne luy estoit ottroyé, a vilenement desdaigné la libéralité de Dieu, dont il estoit tant et plus enrichy. C’a esté certes une impiété monstrueuse, que celuy qui ne faisoit que sortir de terre, ne se soit contenté de ressembler à Dieu, sinon qu’il luy fust égual. Si l’apostasie ou révolte, par laquelle l’homme se soustrait de la supériorité de son Créateur, est un crime vilein et exécrable, mesmes quand il rejette son joug avec une audace effrontée, c’est en vain qu’on veut amoindrir le péché d’Adam : combien que l’homme et la femme n’ont pas esté simplement apostats, mais ont outrageusement déshonoré Dieu, en s’accordant à la calomnie de Satan : par laquelle il accusoit Dieu de mensonge, malice et chicheté. Brief, l’infidélité a ouvert la porte à ambition, et l’ambition a esté mère d’arrogance et fierté, à ce qu’Adam et Eve se jettassent hors des gons, là où leur cupidité les tiroit. Parquoy sainct Bernard dit très-bien, que la porte de salut est en nos aureilles quand nous recevons l’Evangile, comme ç’ont esté les fenestres pour recevoir la mort. Car jamais Adam n’eust osé résister à l’Empire souverain de Dieu, s’il n’eust esté incrédule à sa parole : car c’estoit une assez bonne bride pour modérer et restreindre tous mauvais appétis de sçavoir qu’il n’y avoit rien meilleur, qu’en obtempérant aux commandemens de Dieu, s’adonner à bien faire. Estant doncques transporté par les blasphèmes du diable, entant qu’en luy estoit il a anéanty toute la gloire de Dieu.

2.1.5

Or comme la vie spirituelle d’Adam estoit d’estre et demeurer conjoinct avec son Créateur : aussi la mort de son âme a esté d’en estre séparé. Et ne se faut esbahir s’il a ruiné tout son lignage par sa révolte, ayant perverty tout ordre de nature au ciel et en la terre. Toutes créatures gémissent, dit sainct Paul, estans sujettes à corruption, et non pas de leur vouloir Rom. 8.21. Si on cherche la cause, il n’y a doute que c’est d’autant qu’elles souffrent une partie de la peine que l’homme a méritée, pour l’usage et service duquel elles ont esté faites. Puis doncques que la malédiction de Dieu s’est espandue haut et bas, et à la vogue par toutes les régions du monde à cause de la coulpe d’Adam, ce n’est point merveilles si elle est descoulée sur toute sa postérité. Parquoy d’autant qu’en luy l’image céleste a esté effacée, il n’a pas enduré luy seul ceste punition, qu’au lieu qu’il avoit esté doué et revestu de sagesse, vertu, vérité, saincteté et justice, ces pestes détestables ayent dominé en luy, aveuglement, défaillance à tout bien, immondicité, vanité et injustice : mais aussi a enveloppé, voire plongé en pareilles misères toute sa lignée. C’est la corruption héréditaire que les anciens ont nommé Péché originel, entendans par ce mot de Péché, une dépravation de nature, laquelle estoit bonne et pure au paravant. Or ils ont soutenu de grans combats sur ceste matière, pource qu’il n’y a rien plus contraire au sens commun, que de faire tout le monde coulpable pour la faute d’un seul homme, et ainsi faire le péché commun. Et semble bien que les plus anciens docteurs ayent touché cest article plus obscurément, ou qu’ils l’ayent moins déclairé qu’il n’estoit requis, de peur d’estre assaillis par telles disputes. Toutesfois une telle crainte n’a peu faire qu’un hérétique nommé Pelage ne se soit eslevé avec ceste opinion profane, qu’Adam n’avoit fait mal qu’à soy en péchant, et n’avoit point nuy à ses successeurs. Or Satan par ceste astuce s’est efforcé, en couvrant la maladie, de la rendre incurable. Or estant convaincu par manifestes tesmoignages de l’Escriture, que le péché estoit descendu du premier homme en toute sa postérité, il cavilloit qu’il y estoit descendu par imitation, et non point par génération. Pourtant ces saincts personnages se sont efforcez de monstrer, et sainct Augustin par-dessus tous les autres, que nous ne sommes point corrompus de malice que nous attirions d’ailleurs par exemple, mais que nous apportons nostre perversité du ventre de la mère. Laquelle chose ne se peut nier sans grande impudence. Toutesfois nul ne s’esmerveillera de la témérité des Pélagiens et Célestins en cest endroict, qui aura veu par les escrits de sainct Augustin quelles bestes ils ont esté, et combien il y avoit peu de vergongne en eux. Certes ce que confesse David est indubitable : c’est qu’il a esté engendré en iniquité, et que sa mère l’a conceu en péché Ps. 51.5. Il n’accuse point là les fautes de ses parens, mais pour mieux glorifier la bonté de Dieu envers soy, il réduit en mémoire sa perversité dés sa première naissance. Or cela n’a pas esté particulier à David : il s’ensuit doncques que la condition universelle de tous hommes est démonstrée par son exemple. Nous doncques tous qui sommes produits de semence immonde, naissons souillez d’infection de péché : et mesmes devant que sortir en lumière, nous sommes contaminez devant la face de Dieu. Car qui est-ce qui pourra faire une chose pure, qui est introduite d’immondicité Job 14.4 : comme il est dit au livre de Job.

2.1.6

Nous oyons que la souilleure des pères parvient tellement aux enfans de lignée en lignée, que tous sans exception en sont entachez dés leur origine. Or on ne trouvera nul commencement de ceste pollution, sinon qu’on monte jusques au premier père de tous, comme à la fontaine. Certainement il nous faut avoir cela pour résolu, qu’Adam n’a pas seulement esté père de l’humaine nature, mais comme souche ou racine : et pourtant qu’en la corruption d’iceluy, le genre humain par raison a esté corrompu. Ce que l’Apostre plus clairement démonstre, en l’accomparageant avec Christ : Tout ainsi, dit-il, que le péché est entré par un homme au monde universel, et par le péché, la mort, laquelle a esté espandue sur tous hommes, entant que tous ont péché : semblablement par la grâce de Christ justice et vie nous est restituée Rom. 5.12. Que babilleront yci les Pélagiens, que le péché a esté espars au monde par l’imitation d’Adam ? N’avons-nous doncques autre proufit de la grâce de Christ, sinon qu’elle nous est proposée en exemple pour ensuivre ? Et qui pourroit endurer tel blasphème ? Or il n’y a nul !e doute que la grâce de Christ ne soit nostre par communication, et que par icelle nous n’ayons vie : il s’ensuit pareillement que l’une et l’autre a esté perdue en Adam, comme nous les recouvrons en Christ : et que le péché et la mort ont esté engendrez en nous par Adam comme ils sont abolis par Christ. Ces paroles ne sont point obscures, que plusieurs sont justifiez par l’obéissance de Christ, comme ils ont esté constituez pécheurs par la désobéissance d’Adam : et pourtant, que tout ainsi qu’Adam nous enveloppant en sa ruine a esté cause de nostre perdition, pareillement Christ nous rameine à salut par sa grâce. Je ne pense point qu’il soit mestier de plus longue probation en une si claire lumière de vérité. Semblablement en la première aux Corinthiens, voulant confermer les fidèles en l’espérance de la résurrection, dit que nous recouvrons en Christ la vie laquelle nous avions perdue en Adam 1Cor. 15.22. Quand il prononce que nous sommes morts en Adam, il démonstre bien que nous sommes entachez de la contagion de son péché : car la damnation ne parviendroit point à nous, sinon que la coulpe nous attouchast. Mais son intention se peut encore mieux comprendre par le second membre, où il dit que l’espérance de vie est restituée par Christ. Or il est assez notoire que cela ne se fait point par autre façon, que quand Jésus-Christ se communique à nous pour mettre en nous la vertu de sa justice : selon qu’il est dit en un autre passage, que son Esprit nous est vie, à cause de la justice Rom. 8.10. Pourtant on ne peut autrement exposer ce mot, que nous sommes morts en Adam, sinon en disant que luy ne s’est pas seulement ruiné et destruit en péchant, mais qu’il a aussi tiré avec soy nostre nature en semblable perdition. Non point que la coulpe soit à luy seul, sans nous attoucher, d’autant qu’il a infecté toute sa semence de la perversité en laquelle il a trébusché. Et de faict le dire de sainct Paul, asçavoir que tous de nature sont enfans d’ire Ephés. 2.2, ne seroit pas autrement véritable, sinon que desjà ils fussent maudits au ventre de la mère. Or on peut facilement recueillir, qu’en parlant de nature, on ne la nomme pas telle qu’elle a esté créée de Dieu, mais selon qu’elle a esté pervertie en Adam : car il ne seroit point convenable que Dieu fust fait autheur de la mort. Adam doncques s’est tellement corrompu et infecté, que la contagion est descendue de luy sur tout son lignage. Mesmes Jésus-Christ, qui est le juge devant lequel nous aurons à rendre conte, prononce assez clairement que nous naissons tous malins et vicieux, en disant que tout ce qui est nay de chair est chair Jean 3.6 : et par ainsi que la porte de vie est close à tous, jusques à ce qu’ils soyent régénérez.

2.1.7

Et n’est jà mestier pour entendre cela, de nous envelopper en ceste fascheuse dispute, laquelle a grandement tormenté les anciens Docteurs : asçavoir si l’âme du fils procède de la substance de l’âme paternelle, veu que c’est en l’âme que réside le péché originel. Il nous faut estre contens de savoir que le Seigneur avoit mis en Adam les grâces et dons qu’il vouloit conférer à la nature humaine : pourtant qu’iceluy, quand il les a perdus, ne les a point perdus seulement pour soy, mais pour nous tous. Qui est-ce qui se souciera de l’origine de l’âme, après avoir entendu qu’Adam avoit receu les ornemens qu’il a perdus, non pas moins pour nous que pour soy, entant que Dieu ne les luy avoit point baillez comme à un seul homme en particulier, mais afin que toute sa lignée en jouist avec luy communément ? Il n’y a point doncques d’absurdité, si luy ayant esté despouillé, la nature humaine en a esté desnuée : si luy estant souillé par le péché, l’infection en a esté espandue sur nous tous. Parquoy comme d’une racine pourrie ne procèdent que rameaux pourris, lesquels transportent leur pourriture en toutes les branches et fueilles qu’ils produisent : ainsi les enfans d’Adam ont esté contaminez en leur père, et sont cause de pollution à leurs successeurs. C’est-à-dire, le commencement de corruption a tellement esté en Adam, qu’elle est espandue comme par un perpétuel décours des pères aux enfans. Car la souilleure n’a point sa cause et fondement en la substance de la chair ou de l’âme, mais en ce que Dieu avoit ordonné que les dons qu’il avoit commis en dépost au premier homme, fussent communs et à luy et aux siens pour les garder ou pour les perdre. Et est facile de réfuter ce que cavillent les Pélagiens. Ils disent qu’il n’est pas vray-semblable que les enfans qui naissent de parens fidèles en attirent corruption, veu qu’ils doivent plustost estre purifiez par leur pureté. A cela nous respondons, que les enfans ne descendent point de la génération spirituelle que les serviteurs de Dieu ont du sainct Esprit, mais de la génération charnelle qu’ils ont d’Adam. Pourtant, comme dit sainct Augustin, soit un fidèle qui sera encores coulpable, soit un fidèle qui soit absous, l’un et l’autre engendreront des enfans coulpables, pource qu’ils les engendrent de leur nature vicieuse[a]. Il est bien vray que Dieu sanctifie les enfans des fidèles à cause de leurs parens, mais cela n’est point par vertu de leur nature, mais de sa grâce. C’est doncques une bénédiction spirituelle, laquelle n’empesche point que ceste première malédiction ne soit universellement en la nature humaine, car la condamnation est de nature : mais ce que les enfans sont sanctifiez, est de grâce supernaturelle.

[a] Contra Pelag. et Celest., lib. II.

2.1.8

Or afin que cecy ne soit dit à la volée, il nous faut définir le péché originel. Toutesfois mon intention n’est point d’examiner toutes les définitions de ceux qui en ont escrit : mais seulement j’en donneray une, laquelle me semble estre conforme à la vérité. Nous dirons doncques que le péché originel est une corruption et perversité héréditaire de nostre nature, laquelle estant espandue sur toutes les parties de l’âme, nous fait coulpables premièrement de l’ire de Dieu, puis après produit en nous les œuvres que l’Escriture appelle œuvres de la chair. Et est proprement cela que sainct Paul appelle souventesfois Péché, sans adjouster originel. Les œuvres qui en sortent, comme sont adultères, paillardises, larrecins, haines, meurtres et gourmandises Gal. 5.19, il les appelle, selon ceste raison, Fruits de péché : combien que toutes telles œuvres sont communément nommées Péché, tant par toute l’Escriture qu’en sainct Paul mesme. Il nous faudra distinctement considérer ces deux choses : c’est asçavoir que nous sommes tellement corrompus en toutes les parties de nostre nature, que pour ceste corruption nous sommes à bonne cause damnables devant Dieu, auquel rien n’est agréable sinon justice, innocence et pureté. Et ne faut dire que ceste obligation soit causée de la faute d’autruy seulement, comme si nous respondions pour le péché de nostre premier père sans avoir rien mérité. Car en ce qui est dit, que par Adam nous sommes faits redevables au jugement de Dieu, ce n’est pas à dire que nous soyons innocens, et que sans avoir mérité aucune peine nous portions la folle enchère de son péché : mais pource que par sa transgression nous sommes tous enveloppez de confusion, il est dit nous avoir tous obligez. Toutesfois nous ne devons entendre qu’il nous ait constituez seulement redevables de la peine, sans nous avoir communiqué son péché. Car à la vérité le péché descendu de luy réside en nous, auquel justement la peine est deue. Pourtant sainct Augustin, combien qu’il l’appelle aucunesfois, Le péché d’autruy, pour monstrer plus clairement que nous l’avons de race[b], toutesfois il asseure qu’il est propre à un chacun de nous. Et mesmes l’Apostre tesmoigne que la mort est venue sur tous hommes, pource que tous ont péché Rom. 5.12 : c’est-à-dire, que tous sont enveloppez du péché originel, et souillez des macules d’iceluy. Pour ceste cause les enfans mesmes sont enclos en ceste condamnation : non pas simplement pour le péché d’autruy, mais pour le leur propre. Car combien qu’ils n’ayent encores produit fruits de leur iniquité, toutesfois ils en ont la semence cachée en eux. Et qui plus est, leur nature est une semence de péché : pour tant elle ne peut estre que desplaisante et abominable à Dieu. Dont il s’ensuit qu’à bon droict et proprement tel mal est réputé péché devant Dieu. Car sans coulpe nous ne serions point attirez en condamnation. L’autre point que nous avons à considérer, c’est que ceste perversité n’est jamais oisive en nous, mais engendre continuellement nouveaux fruits, asçavoir icelles œuvres de la chair que nous avons n’aguères descrites : tout ainsi qu’une fournaise ardente sans cesse jette flambe et estincelles, et une source jette son eau. Parquoy ceux qui ont définy le péché originel estre un défaut de justice originelle laquelle devoit estre en l’homme : combien qu’en ces paroles ils ayent comprins toute la substance, toutesfois ils n’ont suffisamment exprimé la force d’iceluy. Car nostre nature n’est pas seulement vuide et destituée de tous biens, mais elle est tellement fertile en toute espèce de mal, qu’elle ne peut estre oisive. Ceux qui l’ont appelée Concupiscence, n’ont point usé d’un mot par trop impertinent, moyennant qu’on adjoustast ce qui n’est concédé de plusieurs, c’est que toutes les parties de l’homme, depuis l’entendement jusques à la volonté, depuis l’âme jusques à la chair, sont souillées et du tout remplies de ceste concupiscence : ou bien, pour le faire plus court, que l’homme n’est autre chose de soy-mesme que concupiscence.

[b] Cum alibi sæpe, tum vero, lib. III ; De peccat. merit. et remun., cap. VIII.

2.1.9

Parquoy j’ay dit que depuis qu’Adam s’est destourné de la fontaine de justice, toutes les parties de l’âme ont esté possédées par le péché. Car ce n’a pas esté son appétit inférieur seulement, ou sensualité, qui l’a alléché à mal, mais ceste maudite impiété, dont nous avons fait mention, a occupé le plus haut et le plus excellent de son esprit, et l’orgueil est entré jusques au profond du cœur. Ainsi c’est une fantasie froide et sotte, de vouloir restreindre la corruption venue delà, aux mouvemens ou appétis qu’on appelle Sensuels, ou l’appeler Un nourrissement de feu, lequel allèche, esmeuve et tire la sensualité à péché. En quoy le maistre des Sentences a monstré une grosse ignorance et lourde. Car en cherchant le siège de ce vice, il dit qu’il est en la chair, selon sainct Paul : adjoustant sa glose, que ce n’est pas proprement, mais pource qu’il y apparoist plus. Or il est si sot de prendre ce mot de Chair pour le corps : comme si sainct Paul en l’opposant à la grâce du sainct Esprit, par laquelle nous sommes régénérez, marquoit seulement une partie de l’âme, et ne comprenoit pas toute nostre nature. Et luy-mesme en oste toute difficulté, disant que le péché ne réside pas seulement en une partie, mais qu’il n’y a rien de pur et net de sa pourriture mortelle. Car en disputant de la nature vicieuse, il ne condamne pas seulement les appétis apparens, mais insiste sur tout en ce point, que l’entendement est totalement asservy à bestise et aveuglement, et le cœur adonné à perversité. Et tout le troisième chapitre des Romains n’est autre chose qu’une description du péché originel. Cecy mesmes appert encore mieux par le renouvellement. Car l’esprit, qui est opposé au vieil homme, et à la chair, ne signifie pas seulement la grâce par laquelle la partie inférieure de l’âme ou sensuelle est corrigée, mais comprend une plene réformation de toutes les parties. Parquoy sainct Paul ailleurs ne demande pas seulement de mettre bas et anéantir les appétis énormes, mais veut que nous soyons renouvelez de l’esprit de nostre entendement : et en l’autre passage, que nous soyons transformez en nouveauté d’esprit Eph. 4.24 ; Rom. 12.2. Dont il s’ensuit que ce qui est le plus noble et le plus à priser en nos âmes, non-seulement est navré et blessé, mais du tout corrompu, quelque dignité qui y reluise : en sorte qu’il n’a pas seulement mestier de guairison, mais faut qu’il veste une nature nouvelle. Nous verrons tantost comment le péché occupe l’esprit et le cœur. J’ay yci voulu seulement toucher en brief, que tout l’homme est accablé comme d’un déluge depuis la teste jusques aux pieds, en sorte qu’il n’y a nulle partie de luy exempte de péché : et par ainsi que tout ce qui en procède est à bon droict condamné et imputé à péché : comme sainct Paul dit, que toutes affections de la chair sont ennemies à Dieu : et par conséquent, mort Rom. 8.7.

2.1.10

Voyent maintenant ceux qui osent attribuer la cause de leur péché à Dieu, quand nous disons que les hommes sont naturellement vicieux, s’ils font perversement de contempler l’ouvrage de Dieu en leur pollution, lequel ils devoyent plustost chercher et sonder en la nature qu’avoit receue Adam devant qu’estre corrompu. Nostre perdition doncques procède de la coulpe de nostre chair, et non pas de Dieu : attendu que nous ne sommes péris pour autre cause que pour estre déclinez de nostre première création. Et ne faut yci répliquer, que Dieu eust bien peu mieux pourvoir à nostre salut, s’il fust venu au-devant de la cheute d’Adam : car ceste objection est si audacieuse et téméraire, qu’elle ne doit nullement entrer en l’entendement de l’homme fidèle. D’avantage elle appartient à la prédestination de Dieu, laquelle sera cy-après traittée en son lieu. Pourtant qu’il nous souviene d’imputer tousjours nostre ruine à la corruption de nostre nature, et non point à icelle nature qui avoit esté donnée premièrement à l’homme afin de n’accuser Dieu, comme si nostre mal venoit de luy. Il est bien vray que ceste mortelle playe de péché est fichée en nostre nature : mais ce sont choses bien diverses, qu’elle ait esté navrée dés son origine, ou qu’elle l’ait esté depuis et d’ailleurs. Or est-il certain qu’elle a esté navrée par le péché qui est survenu. Nous n’avons doncques cause de nous plaindre que de nous-mesmes : ce que l’Escriture dénote diligemment : car l’Ecclésiaste dit, Je say que Dieu avoit créé l’homme bon : mais il s’est forgé plusieurs inventions mauvaises Ecc. 7.29. Par cela il apparoist qu’il faut imputer à l’homme seulement sa ruine, veu qu’il avoit eu de la grâce de Dieu une droicture naturelle, et que par sa folie il est trébusché en vanité.

2.1.11

Nous disons doncques que l’homme est naturellement corrompu en perversité : mais que ceste perversité n’est point en luy de nature. Nous nions qu’elle soit de nature, afin de monstrer que c’est plustost une qualité survenue à l’homme, qu’une propriété de sa substance, laquelle ait esté dés le commencement enracinée en luy : toutesfois nous l’appelons naturelle, afin qu’aucun ne pense qu’elle s’acquiert d’un chacun par mauvaise coustume et exemple, comme ainsi soit qu’elle nous enveloppe tous dés nostre première naissance. Et ne parlons pas ainsi sans autheur : car par mesme raison l’Apostre nous appelle tous héritiers de l’ire de Dieu par nature Eph.2.3. Comment Dieu seroit-il courroucé à la plus noble de ses créatures, veu que les moindres œuvres qu’il a faites luy plaisent ? mais c’est que plustost il est courroucé à l’encontre de la corruption de son œuvre, que contre son œuvre. Si doncques l’homme non sans cause est dit naturellement estre abominable à Dieu, à bon droict nous pourrons dire que naturellement il est vicieux et mauvais. Comme sainct Augustin ne fait point de difficulté, à cause de nostre nature corrompue, d’appeler péchez naturels, lesquels régnent nécessairement en nostre chair quand la grâce de Dieu nous défaut. Par ceste distinction est réfutée la folle resverie des Manichéens, lesquels imaginans une perversité essentielle en l’homme, le disoyent estre créé d’un autre que de Dieu, afin de n’attribuer à Dieu aucune origine de mal.

 

Chapitre II
Que l’homme est maintenant despouillé de franc arbitre, et misérablement assujeti à tout mal.


2.2.1

Puis que nous avons veu que la tyrannie de péché, depuis qu’elle a asservy le premier homme, non-seulement a eu son cours sur tout le genre humain, mais aussi possède entièrement leurs âmes : nous avons à ceste heure à regarder asçavoir si depuis que nous sommes venus en telle captivité, nous sommes destituez de toute liberté et franchise : ou bien si nous en avons quelque portion de reste, jusques où elle s’estend. Mais afin que la vérité de ceste question nous soit plus facilement esclarcie, il nous faut premièrement mettre un but, auquel nous addressions toute nostre dispute. Or voyci le moyen qui nous gardera d’errer, c’est de considérer les dangers qui sont d’une part et d’autre. Car quand l’homme est desnué de tout bien, de cela il prend soudaine occasion de nonchalance. Et pource qu’on luy dit que de soy-mesme il n’a nulle vertu à bien faire, il ne se soucie de s’y appliquer, comme si cela ne luy appartenoit de rien[c]. D’autre part on ne luy peut donner le moins du monde, qu’il ne s’eslève en vaine confiance et témérité, et aussi qu’on ne desrobbe autant à Dieu de son honneur. Pour ne tomber doncques en ces inconvéniens, nous aurons à tenir ceste modération : c’est que l’homme estant enseigné qu’il n’y a nul bien en luy, et qu’il est environné de misère et nécessité, entende toutesfois comment il doit aspirer au bien duquel il est vuide et à la liberté dont il est privé : et soit mesmes plus vivement piqué et incité à cela faire, que si on luy faisoit à croire qu’il eust la plus grande vertu du monde. Il n’y a celuy qui ne voye combien est nécessaire ce second point : asçavoir de réveiller l’homme de sa négligence et paresse. Quant au premier, de luy monstrer sa povreté, plusieurs en font plus grand’doute qu’ils ne devroyent. Il n’y a nulle doute qu’il ne faut rien oster à l’homme du sien, c’est-à-dire, qu’il ne luy faut moins attribuer que ce qu’il a : mais c’est aussi une chose évidente, combien il est expédient de le despouiller de fausse et vaine gloire. Car si ainsi est qu’il ne luy ait point esté licite de se glorifier en soy-mesme, lors que par la bénéficence de Dieu il estoit vestu et orné de grâces souveraines, combien maintenant convient-il plus qu’il s’humilie, puis que pour son ingratitude il a esté abbaissé en extrême ignominie, ayant perdu l’excellence qu’il avoit pour lors ? Pour entendre cela plus aisément, je dy que l’Escriture, pour le temps que l’homme estoit exalté au plus haut degré d’honneur qui pouvoit estre, ne luy attribue d’avantage que de dire qu’il estoit créé à l’image de Dieu Gen. 1.27 : en quoy elle signifie qu’il n’a point esté riche de ses propres biens, mais que sa béatitude estoit de participer de Dieu. Que luy reste-il doncques maintenant, sinon qu’il recognoisse son Dieu, en estant desnué et despourveu de toute gloire ? duquel il n’a peu recognoistre la bénignité et largesse ce pendant qu’il abondoit des richesses de sa grâce. Et puis qu’il ne l’a point glorifié par recognoissance des biens qu’il en avoit receus, que pour le moins il le glorifie maintenant en la confession de sa povreté. D’avantage il n’est pas moins utile pour nous, de nous desmettre de toute louange de sagesse et vertu, qu’il est requis pour maintenir la gloire de Dieu : tellement que ceux qui nous attribuent quelque chose outre mesure, en blasphémant Dieu nous ruinent aussi. Car qu’est-ce autre chose quand on nous enseigne de cheminer en nostre force et vertu, que de nous eslever au bout d’un roseau, lequel ne nous peut soustenir qu’il ne rompe incontinent, et que nous ne trébuschions ? Combien encores qu’on fait trop d’honneur à nos forces, les accomparageant à un roseau. Car ce n’est que fumée tout ce que les hommes en ont imaginé et en babillent. Pourtant ce n’est pas sans cause que ceste belle sentence est si souvent répétée en sainct Augustin, Que ceux qui maintienent le libéral arbitre, le jettent bas en ruine, plustost qu’ils ne l’establissent. Il m’a falu faire ce proème, à cause d’aucuns qui ne peuvent porter que la vertu de l’homme soit destruite et annichilée, pour édifier en luy celle de Dieu : d’autant qu’ils jugent toute ceste dispute estre non-seulement inutile, mais fort dangereuse : laquelle toutesfois nous cognoistrons estre très-utile, et qui plus est, estre un des fondemens de la religion.

[c] Ces deux dangers sont notez par sainct Augustin, épistre XLVII, et sur sainct Jehan, chap. XII.

2.2.2

Puis que nous avons n’aguères dit, que les facultez de l’âme sont situées en l’entendement et au cœur, maintenant considérons ce qu’il y a en une partie et en l’autre. Les Philosophes d’un commun consentement estiment que la raison gist en l’entendement, laquelle est comme une lampe pour conduire toutes délibérations, et comme une Royne pour modérer la volonté. Car ils imaginent qu’elle est tellement remplie de lumière divine, qu’elle peut bien discerner entre le bien et le mal : et qu’elle a telle vertu qu’elle peut bien commander. Au contraire, que le sens est plein d’ignorance et de rudesse, ne se pouvant eslever à considérer les choses hautes et excellentes, mais s’arrestant tousjours à la terre. Que l’appétit, s’il veut obtempérer à raison, et ne se laisse point subjuguer par le sens, a un mouvement naturel à chercher ce qui est bon et honneste : et ainsi peut tenir la droicte voye. Au contraire, s’il s’adonne en servitude au sens, il est par iceluy corrompu et dépravé pour se desborder en intempérance. Comme ainsi soit que selon leur opinion il y ait entre les facultez de l’âme intelligence et volonté, ils disent que l’entendement humain a en soy raison pour conduire l’homme à bien et heureusement vivre, moyennant qu’il se maintiene en sa noblesse, et donne lieu à la vertu qui luy est naturellement enracinée. Ce pendant ils disent bien qu’il y a un mouvement inférieur lequel est appelé Sens, par lequel il est diverty et distrait en erreur et tromperie, lequel néantmoins peut estre dompté par raison, et petit à petit anéanty. Ils constituent la volonté comme moyenne entre la raison et le sens, c’est asçavoir ayant liberté d’obtempérer à raison si bon luy semble, ou de s’adonner au sens.

2.2.3

Bien est vray que l’expérience les a contraints de confesser aucunesfois combien il est difficile à l’homme d’establir en soy-mesme le règne à la raison, d’autant que maintenant il est chatouillé des allèchemens de volupté, maintenant abusé par vaine espèce de bien, maintenant agité d’affections intempérées, lesquelles sont comme cordes (ainsi que dit Platon) pour le tirer et esbranler çà et là. Pour laquelle raison Cicéron dit que nous avons seulement des petites estincelles de bien, allumées de nature en nostre esprit, lesquelles sont esteintes aisément par fausses opinions et mauvaises mœurs[d]. D’avantage ils confessent que quand telles maladies ont une fois occupé nostre esprit, elles y régnent si fort qu’il n’est pas facile de les restreindre : et ne doutent point de les accomparer à des chevaux rebelles. Car comme un cheval rebelle, disent-ils, ayant jetté bas son conducteur regimbe sans mesure : ainsi l’âme ayant rejetté la raison, et s’estant adonnée à ses concupiscences, est du tout desbordée. Au reste, ils tienent cela pour résolu, que tant les vertus que les vices sont en nostre puissance. Car s’il n’estoit, disent-ils, en nostre élection de faire le bien ou le mal, il ne seroit point aussi de nous en abstenir[e]. Au contraire, s’il nous est libre de nous en abstenir, aussi est-il de le faire. Or est-il ainsi que nous faisons de libre élection tout ce que nous faisons, et nous abstenons librement de ce dont nous nous abstenons : il s’ensuit doncques qu’il est en nostre puissance de laisser le bien que nous faisons, et aussi le mal : et pareillement de faire ce que nous laissons. Et de faict aucuns d’eux sont venus jusques à ceste folie, de se vanter d’avoir bien la vie par le bénéfice de Dieu, mais d’avoir d’eux-mesmes de bien vivre[f]. Et voylà comme Cicéron a osé dire en la personne de Cotta, D’autant que chacun s’acquiert sa vertu, que nul sage et bien advisé n’en a jamais rendu grâces à Dieu. Car, dit-il, nous sommes louez pour la vertu, et nous glorifions en icelle. Ce qui ne se feroit point si elle estoit don de Dieu, et ne venoit de nous[g]. Item un petit après, L’opinion, dit-il, de tout le monde est qu’on doit demander à Dieu les biens temporels, mais que chacun doit chercher la sagesse en soy. Voylà doncques en somme la sentence des Philosophes, c’est que la raison qui est en l’entendement humain suffit à nous bien conduire et monstrer ce qui est bon de faire : que la volonté estant sous icelle est tentée et solicitée par le sens à mal faire, néantmoins entant qu’elle a libre élection, qu’elle ne peut estre empeschée de suivre la raison entièrement.

[d] De legibus, lib. I ; Quaestion. Tusc., lib. III.
[e] Arist., Ethic., lib. III, Cap. V.
[f] Sénèque.
[g] De natura deorum, lib. III.

2.2.4

Quant est des docteurs de l’Eglise chrestienne, combien qu’il n’y en ait eu nul d’entre eux qui n’ait recognu la raison estre fort abatue en l’homme par le péché, et la volonté estre sujette à beaucoup de concupiscences, néantmoins la plus part a plus suivy les Philosophes qu’il n’estoit mestier. Il me semble qu’il y a eu deux raisons qui ont meu les anciens Pères à ce faire. Premièrement ils craignoyent s’ils ostoyent à l’homme toute liberté de bien faire, que les Philosophes ne se mocquassent de leur doctrine. Secondement, que la chair, laquelle est assez prompte à nonchalance, ne prinst occasion de paresse, pour n’appliquer son estude à bien. Parquoy afin de ne rien enseigner qui fust contrevenant à l’opinion commune des hommes, ils ont voulu à demy accorder la doctrine de l’Escriture avec celle des Philosophes. Toutesfois il appert de leurs paroles qu’ils ont principalement regardé le second point, c’est de ne point refroidir les hommes en bonnes œuvres. Chrysostome dit en quelque passage, Dieu a mis le bien et le mal en nostre faculté, nous donnant libéral arbitre de choisir l’un ou l’autre : et ne nous tire point par contrainte, mais nous reçoit si nous allons volontairement à luy[h]. Item, Celuy qui est mauvais peut devenir bon, s’il veut : et celuy qui est bon se change et devient mauvais. Car Dieu nous a donné franc arbitre en nostre nature, et ne nous impose point nécessité, mais il nous ordonne les remèdes dont nous usions si bon nous semble[i]. Item, Comme nous ne pouvons rien bien faire sans estre aidez de la grâce de Dieu, aussi si nous n’apportons ce qui est de nous, sa grâce ne nous subviendra point. Or il avoit dit au paravant que tout ne gist point en l’aide de Dieu, mais que nous apportons de nostre part[j]. Et de faict ceste sentence lui est familière. Apportons ce qui est de nous, et Dieu suppléera le reste. A quoy convient ce que dit sainct Hiérome, que c’est à nous de commencer, et à Dieu de parfaire : que c’est nostre office d’offrir ce que nous pouvons, le sien d’accomplir ce que nous ne pouvons[k]. Nous voyons certes qu’en ces sentences ils ont attribué plus de vertu à l’homme qu’ils ne devoyent, pource qu’ils ne pensoyent point autrement resveiller nostre paresse, qu’en remonstrant qu’il ne tient qu’à nous que nous ne vivions bien. Nous verrons cy-après s’ils ont eu bonne raison de ce faire. Certes il apparoistra que leurs paroles que nous avons récitées sont fausses, pour en dire franchement ce qui en est. Combien que les docteurs grecs pardessus les autres, et entre eux singulièrement sainct Chrysostome, ayant passé mesure en magnifiant les forces humaines : toutesfois quasi tous les anciens Pères (excepté sainct Augustin) sont tant variables en ceste matière, ou parlent si douteusement ou obscurément, qu’on ne peut quasi prendre de leurs escrits aucune certaine résolution. Pourtant nous ne nous arresterons à référer particulièment l’opinion d’un chacun, mais seulement en passant nous toucherons ce que les uns et les autres en ont dit, selon que l’ordre le requerra. Les autres escrivains qui sont venus après, affectans chacun pour soy de monstrer quelque subtilité en défendant les vertus humaines, successivement sont tombez de mal en pis, jusques à ce qu’ils ont amené le monde en ceste opinion, de penser que l’homme ne fust corrompu sinon en la partie sensuelle, et que ce pendant il eust la raison entière, et pour la plus grand’part liberté en son vouloir. Pourtant ceste sentence de sainct Augustin n’a pas laissé de voler en la bouche d’un chacun, Que les dons naturels ont esté corrompus en l’homme, et les supernaturels (asçavoir ceux qui concernoyent la vie céleste) luy ont esté du tout ostez. Mais à grand’peine la centième partie a-elle gousté où cela tendoit. Quant à moy, si je vouloye clairement enseigner quelle est la corruption de nostre nature, je me contenteroye de ces mots. Mais il est bien requis de poiser attentivement quelle faculté l’homme a de reste, et ce qu’il vaut et peut estant souillé en toutes ses parties, et puis estant desnué plenement de tous dons supernaturels. Ceux doncques qui se vantoyent d’estre disciples de Jésus-Christ, ont par trop approché des Philosophes en cest article. Car le nom de franc arbitre est tousjours demeuré entre les Latins, comme si l’homme demeuroit encores en son entier. Les Grecs n’ont point eu honte d’usurper un mot plus arrogant, par lequel ils signifient que l’homme a puissance de soy-mesme. Puis doncques qu’ainsi est, que jusques au simple populaire tous sont abruvez de ceste opinion que nous avons tous franc arbitre, et que la plus part de ceux qui veulent estre veus bien sçavans n’entendent point jusques où ceste liberté s’estend, considérons en premier lieu ce que ce mot veut dire, puis nous despescherons par la pure doctrine de l’Escriture quelle faculté a l’homme à bien ou mal faire. Or combien que ce vocable soit souvent usurpé de tout le monde, néantmoins il y en a bien peu qui le définissent. Toutesfois il semble qu’Origène a mis une définition qui estoit receue de tout le monde pour son temps, quand il a dit que c’est une faculté de raison à discerner le bien et le mal : et de volonté à élire l’un ou l’autre[l]. De quoy sainct Augustin ne s’eslongne pas trop, disant que c’est une faculté de raison et volonté, par laquelle on élit le bien, quand la grâce de Dieu assiste : et le mal quand icelle désiste. Sainct Bernard voulant parler subtilement, a esté plus obscur, disant que c’est un consentement pour la liberté du vouloir, qui ne se peut perdre, et un jugement indéclinable de raison. La définition d’Anselme n’est guères plus claire, qui dit que c’est une puissance de garder droicture à cause d’elle-mesme. Pourtant le maistre des Sentences et les docteurs scholastiques ont plustost receu celle de sainct Augustin, pource qu’elle estoit plus facile, et n’excluoit point la grâce de Dieu, sans laquelle ils cognoissoyent bien que la volonté humaine n’a nul pouvoir[m]. Toutesfois ils ameinent quelque chose du leur, pensans mieux dire, ou pour le moins mieux expliquer le dire des autres. Premièrement ils accordent que le nom d’Arbitre, se doit rapporter à la raison, de laquelle l’office est de discerner entre le bien et le mal : que le titre de Libre ou Franc, lequel on adjouste avec, appartient proprement à la volonté, laquelle peut estre fleschie à une partie ou à l’autre. Comme doncques ainsi soit que la liberté conviene proprement à la volonté, Thomas d’Aquin pense que ceste définition seroit bonne, de dire que le franc arbitre est une vertu élective, laquelle estant moyenne entre intelligence et volonté, encline toutesfois plus à volonté[n]. Nous avons en quoy gist la force du libéral arbitre, asçavoir en la raison et volonté. Maintenant il reste de sçavoir combien les uns et les autres luy attribuent.

[h] En l’homélie de la Trahison de Judas.
[i] Homilie XVIII, Sur Gen.
[j] Homilie LII.
[k] Dialog. III contre les Pélagiens.
[l] Libro Peri Archôn.
[m] Sent. Lib II, dist. 24.
[n] Parte I, quaest. LXXXIII. art. 2. 3.

2.2.5

Communément on assujetit les choses externes qui n’appartienent de rien au royaume de Dieu, au conseil et eslection des hommes : la vraye justice, on la réserve à la grâce spirituelle de Dieu, et régénération de son Esprit. Ce que voulant signifier celuy qui a escrit le livre De la vocation des Gentils (qu’on attribue à sainct Ambroise) dit qu’il y a trois espèces de vouloir : la première il la nomme Sensitive : la seconde, Animale : la troisième, Spirituelle[o]. Quant aux deux premières, il les fait libres à l’homme : la troisième, il dit que c’est opération du sainct Esprit. Nous disputerons cy-après si ceste sentence est vraye. Ce que nous avons maintenant à faire, est de briefvement réciter les sentences des autres. De là vient que les escrivains, en traittant du libéral arbitre, n’ont point grand esgard à toutes œuvres externes appartenantes à la vie corporelle, mais regardent principalement à l’obéissance de la volonté de Dieu. Or je confesse bien que ceste seconde question est la principale : mais quant et quant je dy que l’autre n’est point à négliger, et espère bien de prouver mon opinion quand nous viendrons là. Outreplus il y a une autre distinction receue des escholes de théologie, en laquelle sont nombrées trois espèces de liberté. La première est, délivrance de nécessité : l’autre, de péché : la troisième, de misère[p]. De la première, ils disent qu’elle est tellement enracinée en l’homme de nature, qu’elle ne luy peut estre ostée : ils confessent que les deux autres sont perdues par le péché. Je reçoy volontiers ceste distinction, sinon qu’en icelle la nécessité est mal confondue avec contrainte. Or il apparoistra en temps et lieu que ce sont deux choses bien diverses.

[o] Lib. I, cap. II.
[p] Sent., lib. II, dist. 25.

2.2.6

Cecy accordé, c’est une chose résolue que l’homme n’a point libéral arbitre à bien faire, sinon qu’il soit aidé de la grâce de Dieu, et de grâce spéciale qui est donnée aux esleus tant seulement, par régénération : car je laisse là ces phrénétiques, qui babillent qu’elle est indifféremment exposée à tous. Toutesfois il n’appert point encores si l’homme est privé du tout de faculté de bien faire, ou bien s’il a encores quelque portion de résidu, mais petite et infirme, laquelle ne puisse rien sans la grâce de Dieu : toutesfois estant aidé d’icelle, besongne de son costé. Le maistre des Sentences, voulant décider ce point, dit qu’il y a double grâce nécessaire à l’homme pour le rendre idoine à bien faire. Il appelle l’une besongnante, laquelle fait que nous vueillions le bien avec efficace : l’autre coopérante, laquelle suit la bonne volonté pour luy aider[q]. En laquelle division cela me desplaist, que quand il attribue à la grâce de Dieu de nous faire désirer le bien avec efficace, il signifie que de nostre nature nous appelons aucunement le bien, jà soit que nostre désir n’ait point d’effect. Sainct Bernard parle quasi ainsi, disant que toute bonne volonté est œuvre de Dieu, néantmoins que l’homme de son propre mouvement peut appéter bonne volonté. Mais le maistre des Sentences a mal entendu sainct Augustin, lequel il a pensé ensuivre en mettant ceste distinction[r]. Il y a d’avantage au second membre une doute qui m’offense, veu qu’elle a engendré une opinion perverse. Car les Scholastiques ont pensé, d’autant qu’il dit que nous coopérons à la seconde grâce de Dieu, qu’il est en nostre pouvoir d’anéantir la première grâce, laquelle nous est offerte, en la rejettant : ou la confermer en y obéissant. Ce que tient mesmes celuy qui a escrit le livre De la vocation des Gentils[s] : Car il dit qu’il est libre à ceux qui ont jugement de raison, de s’eslongner de la grâce : tellement que cela leur est imputé à vertu, de ne s’en point départir, afin qu’ils ayent quelque mérite d’avoir fait ce qui pouvoit n’estre point fait, s’ils eussent voulu : combien qu’il ne se peut faire sans la grâce de Dieu coopérante. J’ay bien voulu noter en passant ces points, afin que le lecteur entende en quoy je discorde d’avec les docteurs scholastiques, qui ont tenu une doctrine plus entière que n’ont fait les Sophistes qui sont venus après, avec lesquels nous avons plus de différent : asçavoir entant qu’ils ont beaucoup décliné de la pureté de leurs prédécesseurs. Quoy qu’il en soit, par ceste division nous pourrons entendre qui les a meus de concéder à l’homme le libéral arbitre. Car finalement le maistre des Sentences prononce, que l’homme n’est point dit avoir le libéral arbitre, pource qu’il soit suffisant à penser ou faire le bien autant comme le mal[t], mais seulement pource qu’il n’est point sujet à contrainte, laquelle liberté n’est point empeschée, combien que nous soyons mauvais et serfs de péché, et que nous ne puissions autre chose que mal faire.

[q] Sent., lib. II, dist. 26.
[r] En son livre Du libéral arbitre.
[s] Lib. II, cap. IV.
[t] Sent. Lib. II, dist. 25.

2.2.7

Nous voyons doncques qu’ils confessent l’homme n’estre point dit avoir libéral arbitre, pource qu’il ait libre élection tant de bien comme de mal : mais pource qu’il fait ce qu’il fait de volonté, et non par contrainte laquelle sentence est bien vraye. Mais quelle mocquerie est-ce, d’orner une chose si petite d’un tiltre tant superbe ? Voilà une belle liberté, de dire que l’homme ne soit point contraint de servir à péché : mais que tellement il soit en servitude volontaire, que sa volonté soit tenue captive des liens de péché. Certes j’ay en horreur toutes contentions de paroles, desquelles l’Eglise est troublée en vain : mais je seroye d’advis qu’on évitast tous vocables esquels il y a quelque absurdité, et principalement là où il y a danger d’errer. Or quand on assigne libéral arbitre à l’homme, combien y en a-il qui ne conçoivent incontinent qu’il est maistre et de son jugement et de sa volonté, pour se pouvoir tourner de sa propre vertu et d’une part et d’autre ? Mais on pourra dire que ce danger sera osté, moyennant qu’on advertisse bien le peuple que signifie le mot de franc arbitre. Je dy au contraire que veut l’inclination naturelle qui est en nous à suivre fausseté et mensonge, nous prendrons plustost occasion de faillir en un seul mot, que nous ne serons instruits à la vérité par une longue glose qui y sera adjoustée. De laquelle chose nous avons plus certaine expérience en ce vocable qu’il ne seroit de besoin. Car après qu’il a esté une fois inventé, on l’a tellement receu, qu’on n’a tenu conte de l’exposition qui en a esté faite par les Anciens : et en a-on prins cause de s’eslever en fol orgueil pour se ruiner.

2.2.8

D’avantage si l’autorité des Pères nous meut, combien qu’ils ayent tousjours ce mot en la bouche, ce pendant néantmoins ils monstrent en quelle estime ils en ont l’usage : principalement sainct Augustin, lequel ne doute point de l’appeler Serf. Il est bien vray qu’il contredit en quelque lieu à ceux qui nient qu’il y ait libéral arbitre : mais il démonstre quant et quant à quoy il prétend, quand il dit ainsi : Seulement que nul n’entreprene de nier tellement le franc arbitre, qu’il vueille excuser le péché. Mais d’autre part il confesse que la volonté de l’homme n’est pas libre sans l’Esprit de Dieu, veu qu’elle est sujette à ses concupiscences, lesquelles la tienent vaincue et liée. Item, qu’après que la volonté a esté vaincue par le vice auquel elle est tombée, nostre nature a perdu sa liberté. Item, que l’homme en usant mal du franc arbitre, l’a perdu et s’est perdu soy-mesme. Item, que le franc arbitre est en captivité, et qu’il ne peut rien à bien faire. Item, qu’il ne sera point franc, jusques à ce que la grâce de Dieu l’ait affranchy. Item, que la justice de Dieu ne s’accomplit pas quand la Loy commande et que l’homme besongne comme de sa force : mais quand l’Esprit aide, et que la volonté de l’homme, non pas libre de soy, mais estant délivrée de Dieu, obéit. En un autre passage il rend la raison de tout cela, disant que l’homme avait bien receu en sa création, grande vertu du franc arbitre, mais qu’il l’a perdu par le péché. Parquoy en un autre lieu derechef, après avoir monstré que le franc arbitre est estably en la grâce de Dieu, il reprend asprement ceux qui se l’attribuent sans la grâce : Comment, dit-il, ces malheureux se sont-ils enorgueillis du franc arbitre, devant qu’estre affranchis : ou de leur force, s’ils sont desjà affranchis ? Ils ne considèrent point qu’en ce mot de franc arbitre est signifiée une liberté[u]. Or où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté 2Cor. 3.17. Si doncques ils sont serfs de péché, comment se vantent-ils d’avoir franc arbitre ? Car celuy qui est vaincu, est sujet à celuy qui l’a vaincu. S’ils sont desjà délivrez, pourquoy se vantent-ils comme de leur œuvre propre ? Sont-ils tellement libres, qu’ils ne vueillent point estre serviteurs de celuy qui dit, Sans moy, vous ne pouvez rien Jean 15.5 ? Que dirons-nous mesmes qu’en un autre lieu il semble qu’il se vueille mocquer de ce mot, en disant, qu’il y a bien libéral arbitre en l’homme, mais non pas à délivre, et qu’il est libre de justice et serf de péché. Laquelle sentence il répète et expose au premier livre à Boniface chap. II, quand il dit que l’homme n’est point à délivre de justice sinon par sa volonté propre : mais qu’il n’est pas à délivre de péché sinon par la grâce du Sauveur[v]. Celuy qui tesmoigne n’avoir autre opinion de la liberté de l’homme, sinon qu’il est esgaré de justice, ayant rejetté le joug d’icelle pour servir à péché, ne se mocque-il pas purement du tiltre qu’on luy baille, le nommant franc arbitre ? Pourtant si quelqu’un se permet user de ce mot en saine intelligence, je ne luy en feray pas grande controversie, mais pource que je voy qu’on n’en peut user sans grand danger, au contraire que ce seroit grand proufit à l’Eglise qu’il fust aboly, je ne le voudroye point usurper, et si quelqu’un m’en demandoit conseil, je luy diroye qu’il s’en abstinst.

[u] Contra Julianum, lib. I ; Homil. LII. In Joann. ; Epist. XLIV, Ad Anast. ; De perfecta justitia ; Enchirid., ad Laurent., cap. XXX ; Ad Bonif., lib. I, cap. III ; lib. III, cap. VII, VIII : Lib. De Verb. Apostol., serm. IIII ; Lib. De spirit. et lit., cap. III.
[v] De corr. et gratia, cap. XIII.

2.2.9

Il semblera advis à d’aucuns que je me suis fait un grand préjudice en confessant que tous les docteurs ecclésiastiques, excepté sainct Augustin, ont parlé si douteusement ou inconstamment de ceste matière, qu’on ne peut rien avoir de certain de leur doctrine. Car ils prendront cela comme si je les vouloye débouter, d’autant qu’ils me sont contraires : mais je n’ay autre chose regardé, sinon d’advertir simplement et en bonne foy les lecteurs pour leur proufit, de ce qui en est, afin qu’ils n’attendent d’avantage d’eux qu’ils y trouveront : c’est qu’ils demeureront tousjours en incertitude, veu que maintenant ayans despouillé l’homme de toute vertu, ils enseignent d’avoir son refuge à la seule grâce de Dieu : l’autre fois ils luy attribuent quelque faculté, ou pour le moins semblent advis luy attribuer. Toutesfois il ne m’est pas difficile de faire apparoistre par aucunes de leurs sentences, que quelque ambiguïté qu’il y ait en leurs paroles ils n’ont du tout rien estimé des forces humaines, ou pour le moins qu’ils en ont bien peu estimé, en donnant toute la louange des bonnes œuvres au sainct Esprit. Car que veut autre chose dire ceste sentence de sainct Cyprien, tant souvent alléguée de sainct Augustin, Il ne nous faut en rien glorifier, car il n’y a nul bien qui soit nostre ? Certes elle anéantit du tout l’homme, afin de luy apprendre de chercher tout en Dieu. Autant y en a-il en ce qu’Euchère ancien Evesque de Lion dit avec sainct Augustin, c’est que Christ est l’arbre de vie, auquel quiconque tendra la main, il vivra : Que l’arbre de cognoissance de bien et de mal, est le franc arbitre, de laquelle quiconque voudra gouster, mourra[w]. Item, ce que dit sainct Chrysostome, Que l’homme non-seulement de nature est pécheur, mais entièrement n’est que péché[x]. S’il n’y a rien de bien en nous, si l’homme depuis la teste jusques aux pieds n’est que péché, s’il n’est pas mesmes licite de tenter, que vaut le franc arbitre, comment sera-il licite de diviser entre Dieu et l’homme la louange des bonnes œuvres ? Je pourroye amener des autres Pères beaucoup de tesmoignages semblables, mais afin que nul ne puisse caviller que j’aye choisi seulement ce qui servoit à mon propos, et laissé derrière ce qui me pouvoit nuire, je m’abstien d’en faire plus long récit. Néantmoins j’ose affermer cela : combien qu’ils passent aucunes fois mesure, en exaltant le franc arbitre, qu’ils tendent tousjours à ce but, de destourner l’homme de la fiance de sa propre vertu, afin de l’enseigner que toute sa force gist en Dieu seul. Maintenant venons à considérer simplement et à la vérité quelle est la nature de l’homme.

[w] Lib. De Praedest. sanct. ; Item, Ad Bonif., lib. IV et alibi ; Lib. In Gen.
[x] Homil. I, In adventu.

2.2.10

Je suis contraint de répéter encores yci de rechef ce que j’ay touché au commencement de ce traitté, asçavoir que celuy a très-bien proufité en la cognoissance de soy-mesme, lequel par l’intelligence de sa calamité, povreté, nudité et ignominie est abatu et estonné. Car il n’y a nul danger que l’homme s’abbaisse trop fort, moyennant qu’il entende qu’il luy faut recouvrer en Dieu ce qui luy défaut en soy-mesme. Au contraire, il ne se peut attribuer un seul grain de bien outre mesure, qu’il ne se ruine de vaine confiance, qu’il ne soit coulpable de sacrilège en ce qu’il usurpe la gloire de Dieu. Et de vray toutesfois et quantes que ceste cupidité nous vient en l’entendement, d’appéter d’avoir quelque chose propre à nous, asçavoir, qui réside en nous plus qu’en Dieu, il nous faut entendre que ceste pensée ne nous est présentée d’autre conseillier que de celuy qui a induit nos premiers Pères à vouloir estre semblables à Dieu, sçachans le bien et le mal Gen. 3.15. Si c’est parole diabolique celle qui exalte l’homme en soy-mesme, il ne nous luy faut donner lieu sinon que nous vueillions prendre conseil de nostre ennemy. C’est bien une chose plaisante de penser avoir tant de vertu en nous, que nous soyons contens de nos personnes : mais il y a trop de sentences en l’Escriture, pour nous destourner de ceste vaine confiance : comme sont celles qui s’ensuivent, Maudit est celuy qui se confie en l’homme, et met sa vertu en la chair. Item, Dieu ne prend point de plaisir en la force du cheval, ny aux jambes de l’homme robuste, mais a son affection à ceux qui le craignent et recognoissent sa bonté. Item, C’est luy qui donne force au las, et restaure celuy auquel le courage défaut. Il lasse et abat ceux qui sont en fleur d’aage, il meine en décadence les forts, et fortifie ceux qui espèrent en luy Jér. 17.5 ; Ps. 147.10-11 ; Esaïe 40.29. Lesquelles tendent toutes à ce but, que nul ne se repose en la moindre opinion du monde de sa propre vertu, s’il veut avoir Dieu à son aide, lequel résiste aux orgueilleux, et donne grâce aux humbles. Après, que nous réduisions en mémoire toutes ces promesses, J’espandray des eaux sur la terre qui aura soif, et arrouseray de fleuves la terre seiche. Item, Vous tous qui avez soif, venez puiser de l’eau Jacq. 4.6 ; Esaïe 44.3 ; 55.1 : et les autres semblables. Lesquelles tesmoignent, que nul n’est admis à recevoir les bénédictions de Dieu, sinon celuy qui déchet et défaut parle sentiment de sa povreté. Et ne faut aussi oublier les autres : comme est celle qui s’ensuit d’Isaïe, Tu n’auras plus le soleil pour te luire de jour, ne la lune pour luire de nuict : mais ton Dieu te sera en lumière perpétuelle Esaïe 60.19. Certes le Seigneur n’oste point à ses serviteurs la clairté du soleil ou de la lune : mais d’autant qu’il veut apparoistre luy seul glorieux en eux, il destourne loin leur fiance des choses qui sont les plus excellentes à nostre opinion.

2.2.11

Pourtant ceste sentence de Chrysostome m’a tousjours fort pleu, où il dit que le fondement de nostre philosophie est humilité. Et encores plus celle de sainct Augustin, quand il dit, Comme Démosthène orateur Grec estant interrogué quel estoit le premier précepte d’éloquence, respondit que c’estoit de bien prononcer : estant interrogé du second, respondit autant, et autant du troisième : ainsi, dit-il, si tu m’interrogues des préceptes de la religion chrestienne, je te respondray que le premier, le second et le troisième est humilité[y]. Or il n’entend pas humilité, quand l’homme pensant avoir quelque vertu ne s’enorgueillit point pourtant : mais quand il se cognoist tel à la vérité, qu’il n’a nul refuge sinon en s’humiliant devant Dieu comme il le déclaire en un autre lieu, Que nul, dit-il, ne se flatte, chacun de soy-mesme est diable : tout le bien qu’il a, il l’a de Dieu. Car qu’est-ce que tu as de toy-mesme, sinon péché ? Si tu veux prendre ce qui est tien, pren le péché : car la justice est de Dieu. Item, Qu’est-ce que nous présumons tant de puissance de nostre nature ? elle est navrée, elle est abatue, elle est dissipée, elle est destruite, elle a mestier de vraye confession, et non point de fausse défense. Item, Quand chacun cognoist qu’il n’est rien en soy-mesme, et qu’il n’a nulle aide de soy, les armes sont rompues en luy[z]. Or il est nécessaire que toutes les armes d’impiété soyent brisées, rompues et bruslées, que tu demeures désarmé, n’ayant en toy nulle aide. D’autant que tu es plus débile en toy, Dieu te reçoit tant mieux. Pourtant en un autre lieu, asçavoir sur le Pseaume septantième, il nous défend de nous souvenir de nostre justice, afin que nous cognoissions celle de Dieu, disant, que la grâce de Dieu, n’est pas autrement en son entier, sinon que nous tenions tout d’icelle, entant que nous sommes de nous-mesmes mauvais. Ne débatons doncques point contre Dieu de nostre droict, comme si nous estions appovris d’autant que nous luy attribuons. Car comme nostre humilité est sa hautesse, aussi la confession de nostre humilité a tousjours sa miséricorde preste pour remède. Combien que je ne préten point que l’homme quitte de son droict à Dieu, sans estre convaincu, et qu’il destourne sa pensée, pour ne recognoistre sa vertu, si aucune il en avoit, afin de se réduire à humilité : mais je requier seulement que se démettant de toute folle amour de soy-mesme, et de hautesse et ambition, desquels affections il est par trop aveuglé, il se contemple au miroir de l’Escriture.

[y] Homil. de Perfect. Evang. ; ep. LVI, Ad Dioscorid.
[z] Homil. in Joan., XLIX ; Lib. De nat. et grat., cap. LII ; In Psalm. XLV.

2.2.12

Comme j’ay desjà dit, ceste sentence commune qu’on a tirée de sainct Augustin, me plaist bien : c’est que les dons naturels ont esté corrompus en l’homme par le péché, et que les supernaturels ont esté du tout abolis. Car par le second membre il faut entendre tant la clairté de foy, que l’intégrité et droicture appartenante à la vie céleste et à la félicité éternelle. Parquoy l’homme quittant le Royaume de Dieu, a esté privé des dons spirituels dont il estoit garny et remparé pour son salut. De là il s’ensuit qu’il est tellement banny du Royaume de Dieu, que toutes choses concernantes la vie bienheureuse de l’âme sont aussi esteintes en luy, jusques à ce qu’estant régénéré par la grâce du sainct Esprit, il les recouvre, asçavoir la foy, l’amour de Dieu, charité envers le prochain, affection de vivre sainctement et justement. Or d’autant que toutes ces choses nous sont rendues par Jésus-Christ, elles ne peuvent estre réputées de nostre nature : car elles procèdent d’ailleurs. Pourtant nous concluons qu’elles ont esté abolies en nous. Pareillement aussi l’intégrité de l’entendement, et la droicture du cœur nous ont esté ostées. Voylà quelle est la corruption des dons naturels. Car combien qu’il nous reste quelque portion d’intelligence et de jugement avec la volonté, toutesfois nous ne dirons pas que l’entendement soit sain et entier, estant si débile et enveloppé en beaucoup de ténèbres. Quant au vouloir, la malice et rébellion en est assez cognue. Puis doncques que la raison par laquelle l’homme discerne d’entre le bien et le mal, par laquelle il entend et juge, est un don naturel, elle n’a peu estre du tout esteinte, mais a esté en partie débilitée et en partie corrompue : tellement qu’il n’y apparoist que ruine desfigurée. Et c’est en ce sens que sainct Jehan dit, que la clairté luit en ténèbres, mais qu’elle n’est point comprinse des ténèbres Jean 1.5. Et par ces mots tous les deux sont clairement exprimez : c’est qu’en la nature de l’homme, quelque perverse et abastardie qu’elle soit, il y estincelle encore quelques flammettes, pour démonstrer qu’il est un animal raisonnable, et qu’il diffère d’avec les bestes brutes, entant qu’il est doué d’intelligence : et toutesfois que ceste clairté est estouffée par telle et si espesse obscurité d’ignorance, qu’elle ne peut sortir en effect. Semblablement la volonté, pource qu’elle est inséparable de la nature de l’homme, n’est point du tout périe : mais elle est tellement captive et comme garrotée sous meschantes convoitises, qu’elle ne peut rien appéter de bon. Ceste définition est plene et suffisante, mais encore a-elle mestier d’estre expliquée plus au long. Parquoy afin que l’ordre de nostre dispute procède selon la distinction que nous avons mise, en laquelle nous avons divisé l’âme humaine en intelligence et volonté, il nous faut premièrement examiner quelle force il y a en l’intelligence. De dire qu’elle soit tellement aveuglée qu’il ne luy reste aucune cognoissance en chose du monde, cela seroit répugnant non-seulement à la Parole de Dieu, mais aussi à l’expérience commune. Car nous voyons qu’en l’esprit humain il y a quelque désir de s’enquérir de la vérité, à laquelle il ne seroit point tant enclin, sinon qu’il en eust quelque goust premièrement. C’est doncques desjà quelque estincelle de clairté en l’esprit humain, qu’il a une amour naturelle à la vérité, le contemnement de laquelle és bestes brutes monstre qu’elles sont plenes de stupidité, et sans aucun sentiment de raison : combien que ce désir tel quel devant que se mettre en train défaut, pource qu’il déchoit en vanité. Car l’entendement humain, à cause de sa rudesse, ne peut tenir certaine voye pour chercher la vérité, mais extravague en divers erreurs : et comme un aveugle qui tastonne en ténèbres, se heurte çà et là, jusques à s’esgarer du tout. Ainsi en cherchant la vérité, il monstre combien il est malpropre et idoine à la chercher et trouver. Il y a une autre faute bien grosse, c’est qu’il ne discerne le plus souvent à quoy il se doit appliquer : ainsi il se tormente d’une folle curiosité, à chercher choses superflues et de nulle valeur. Quant est des choses nécessaires, ou il les méprise du tout, ou au lieu de les regarder, il les guigne comme en passant. Certes il n’advient quasi jamais qu’il y applique son estude à bon escient. De laquelle perversité, combien que tous les escrivains payens se complaignent, néantmoins on voit qu’ils s’y sont tous enveloppez. Pourtant Salomon en son Ecclésiaste, après avoir raconté toutes les choses esquelles les hommes se plaisent et pensent estre bien sages, en la fin il les prononce estre vaines et frivoles.

2.2.13

Toutesfois quand l’entendement humain s’efforce à quelque estude, il ne labeure pas tellement en vain, qu’il ne proufite aucunement : principalement, quand il s’addresse à ces choses inférieures. Et mesmes n’est pas tellement stupide, qu’il ne gouste quelque petit des choses supérieures, combien qu’il vaque négligemment à les chercher : mais il n’a point pareille faculté aux unes et aux autres. Car quand il se veut eslever par-dessus la vie présente, il est lors principalement convaincu de son imbécillité. Pourtant afin de mieux entendre jusques à quel degré il peut monter en chacune chose, il nous faut user d’une distinction qui sera telle : asçavoir que l’intelligence des choses terriennes est autre que des choses célestes. J’appelle choses terriennes, lesquelles ne touchent point jusques à Dieu et son Royaume, ny à la vraye justice et immortalité de la vie future : mais sont conjoinctes avec la vie présente, et quasi encloses sous les limites d’icelle. Les choses célestes, je les appelle la pure cognoissance de Dieu, la reigle et raison de vraye justice, et les mystères du Royaume céleste. Sous la première espèce sont contenues la doctrine politique, la manière de bien gouverner sa maison, les arts méchaniques, la Philosophie et toutes les disciplines qu’on appelle libérales. A la seconde se doit référer la cognoissance de Dieu et de sa volonté, et la reigle de conformer nostre vie à icelle. Quant au premier genre, il nous faut confesser ce qui s’ensuit : c’est qu’entant que l’homme est de nature compagnable, il est aussi enclin d’une affection naturelle à entretenir et conserver société. Pourtant nous voyons qu’il y a quelques cogitations générales d’une honnesteté et ordre civil, imprimées en l’entendement de tous hommes. De là vient qu’il ne s’en trouve nul qui ne recognoisse que toutes assemblées d’hommes se doivent reigler par quelques loix, et qui n’ait quelque principe d’icelles loix en son entendement. De là vient le consentement qu’ont eu tousjours tant les peuples que les hommes particuliers, à accepter loix, pource qu’il y en a quelque semence en tous qui procède de nature, sans maistre ou législateur. A cela ne répugnent point les dissentions et combats qui survienent incontinent : c’est que les uns voudroyent toutes loix estre cassées, toute honnesteté renversée, toute justice abolie, pour se gouverner selon leur cupidité : comme pour exemple, les larrons et brigans. Les autres (ce qui advient communément) pensent estre inique ce qu’un législateur ordonne pour bon et juste, et jugent estre bon ce qu’il défend comme mauvais. Car les premiers ne hayssent point les loix, pource qu’ils ignorent qu’elles soyent bonnes et sainctes : mais estans ravis et transportez de leur cupidité, comme d’une rage, combatent contre la raison : et ce qu’ils approuvent en leur entendement, ils le hayssent en leur cœur, auquel règne la mauvaistie. Les seconds, au différent qu’ils ont ne répugnent pas tellement ensemble, qu’ils n’ayent tous ceste première appréhension d’équité que nous avons dite. Car puis que leur contrariété gist en cela, quelles loix seroyent les meilleures, c’est signe qu’ils consentent en quelque somme d’équité. En quoy ainsi se monstre la débilité de l’entendement humain, lequel pensant suivre la droicte voye, cloche et chancelle. Néantmoins cela demeure tousjours ferme, qu’il y a en tous hommes quelque semence d’ordre politique : ce qui est un grand argument que nul n’est destitué de la lumière de raison quant au gouvernement de la vie présente.

2.2.14

Quant est des arts tant méchaniques que libéraux, entant que nous avons quelque dextérité à les apprendre, en cela il apparoist qu’il y a quelque vertu en cest endroit en l’entendement humain. Car combien qu’un chacun ne soit pas propre et idoine à les apprendre tous, toutesfois c’est un signe suffisant que l’entendement humain n’est pas destitué de vertu en cest endroit, veu qu’il ne s’en trouve quasi pas un lequel n’ait quelque promptitude à y proufiter. D’avantage, il n’y a pas seulement la vertu et facilité à les apprendre : mais nous voyons que chacun en son art le plus souvent invente quelque chose de nouveau, ou bien augmente et polit ce qu’il a apprins des autres. En quoy, combien que Platon se soit abusé, pensant que telle appréhension ne fust qu’une souvenance de ce que l’âme sçavoit devant qu’estre mise dedans le corps, toutesfois la raison nous contraint de confesser qu’il y a quelque principe de ces choses imprimé en l’entendement de l’homme. Ces exemples doncques nous monstrent qu’il y a quelque appréhension universelle de raison, imprimée naturellement en tous hommes, et toutesfois cela est tellement universel, qu’un chacun pour soy en son intelligence doit recognoistre une grâce spéciale de Dieu : à laquelle recognoissance luy nous esveille suffisamment, en créant des fols et povres simples, lesquels il représente comme en un miroir quelle excellence auroit l’âme de l’homme si elle n’estoit esclarcie de sa lumière, laquelle est tellement naturelle à tous, que c’est un bénéfice gratuit de sa largesse envers un chacun. L’invention des arts, la manière de les enseigner, l’ordre de doctrine, la cognoissance singulière et excellente d’icelles, pource que ce sont choses qui advienent à peu de gens, ne nous sont point pour argumens certains quelle ingéniosité ont les hommes de nature : toutesfois puis qu’elles sont communes aux bons et aux mauvais, nous les pouvons réputer entre les grâces naturelles.

2.2.15

Pourtant, quand nous voyons aux escrivains payens ceste admirable lumière de vérité ; laquelle apparoist en leurs livres, cela nous doit admonester que la nature de l’homme, combien qu’elle soit descheute de son intégrité, et fort corrompue, ne laisse point toutesfois d’estre ornée de beaucoup de dons de Dieu. Si nous recognoissons l’Esprit de Dieu comme une fontaine unique de vérité, nous ne contemnerons point la vérité par tout où elle apparoistra, sinon que nous vueillions faire injure à l’Esprit de Dieu : car les dons de l’Esprit ne se peuvent vilipender sans le contemnement et opprobre d’iceluy. Or maintenant pourrons nous nier que les anciens Jurisconsultes n’ayent eu grande clairté de prudence, en constituant un si bon ordre, et une police si équitable ? Dirons-nous que les Philosophes ayent esté aveugles, tant en considérant les secrets de nature si diligemment, qu’en les escrivant avec tel artifice ? Dirons-nous que ceux qui nous ont enseigné l’art de disputer, qui est la manière de parler avec raison, n’ayent eu nul entendement ? Dirons-nous que ceux qui ont inventé la médecine ont esté insensez ? Des autres disciplines, penserons nous que ce soyent folies ? Mais au contraire, nous ne pourrons lire les livres qui ont esté escrits de toutes ces matières sans nous esmerveiller. Or nous nous en esmerveillerons, pource que nous serons contraints d’y recognoistre la prudence qui y est. Et estimerons nous rien excellent ne louable, que nous ne recognoissons venir de Dieu ? Car autrement ce seroit une trop grande ingratitude en nous, laquelle n’a point esté aux Poëtes payens, qui ont confessé la Philosophie, les loix, la médecine et autres doctrines estre dons de Dieu. Puis doncques qu’ainsi est, que ces personnages, qui n’avoyent autre aide que de nature, ont esté si ingénieux en l’intelligence des choses mondaines et inférieures, tels exemples nous doivent instruire combien nostre Seigneur a laissé de grâces à la nature humaine, après qu’elle a esté despouilléedu souverain bien.

2.2.16

Si est-ce toutesfois qu’il ne faut point oublier que toutes telles grâces sont dons de l’Esprit de Dieu, lesquels il distribue à qui bon luy semble, pour le bien commun du genre humain. Car s’il a falu que science et artifice ayent esté donnez spécialement par l’Esprit de Dieu à ceux qui construisoyent le Tabernacle au désert Ex. 31.3 ; 35.30, ce n’est point de merveille si nous disons que la cognoissance des choses principales de la vie humaine, nous est communiquée par l’Esprit de Dieu. Si quelqu’un objecte, Qu’est-ce qu’a affaire l’Esprit de Dieu avec les iniques, qui sont du tout estranges de Dieu ? Je respon que cest argument n’est pas suffisant. Car ce qui est dit, que l’Esprit habite seulement aux hommes fidèles : cela s’entend de l’Esprit de sanctification, par lequel nous sommes consacrez à Dieu pour estre ses temples. Ce pendant toutesfois Dieu ne laisse point de remplir, mouvoir, vivifier par la vertu de ce mesme Esprit toutes créatures : et cela fait-il selon la propriété d’une chacune, telle qu’il luy a donnée en la création. Or si le Seigneur a voulu que les iniques et infidèles nous servent à entendre la Physique, Dialectique et autres disciplines, il nous faut user d’eux en cela, de peur que nostre négligence ne soit punie, si nous mesprisons les dons de Dieu là où ils nous sont offerts. Toutesfois, afin que nul ne pense l’homme estre fort heureux en ce que nous luy concédons une si grande vertu, de comprendre les choses inférieures et contenues en ce monde corruptible, il nous faut semblablement noter toute ceste faculté qu’il a d’entendre, et l’intelligence qui s’ensuit, estre chose frivole et de nulle importance devant Dieu, quand il n’y a point ferme fondement de vérité. Car ceste sentence que nous avons alléguée de sainct Augustin est très vraye, laquelle le maistre des Sentences et les Scholastiques ont esté contraints d’approuver : c’est que comme les grâces données à l’homme dés le commencement outre sa nature luy ont esté ostées après qu’il est trébusché en péché : aussi que les grâces naturelles qui luy sont demeurées, ont esté corrompues : non pas qu’elles se puissent contaminer entant qu’elles procèdent de Dieu, mais elles ont laissé d’estre pures à l’homme, après qu’il a esté pollu, tellement qu’on ne luy en doit attribuer aucune louange[a].

[a] Set., lib II, dist. 25.

2.2.17

Le tout revient là, qu’on apperçoit en tout le genre humain, que la raison est propre à nostre nature, pour nous discerner d’avec les bestes brutes : comme icelles diffèrent en leur degré des choses insensibles. Car quant à ce qu’aucuns naissent fols, et les autres stupides, tel défaut ne doit obscurcir la grâce générale de Dieu : plustost nous sommes advertis par tels spectacles qu’il nous faut attribuer ce que nous avons de résidu à une grande libéralité de Dieu : pource que s’il ne nous eust espargnez, la révolte d’Adam eust aboly tout ce qui nous estoit donné. Quant à ce que les uns sont plus subtils que les autres, ou bien qu’ils ont jugement singulier, et qu’aucuns ont l’esprit plus agile à inventer ou apprendre quelque art, en telle variété Dieu nous donne lustre à sa grâce, afin que nul n’attire à soy comme propre, ce qui est de la pure libéralité de celuy dont tout bien procède. Car dont vient cela que l’un est plus excellent que l’autre, sinon afin que la grâce spéciale de Dieu ait sa prééminence en la nature commune, quand il appert qu’en laissant une partie derrière, elle n’est obligée à aucun ? Qui plus est, Dieu inspire des mouvemens singuliers à chacun selon sa vocation, de laquelle chose nous avons plusieurs exemples au livre des Juges : où il est dit que l’Esprit de Dieu a revestu ceux qu’il ordonnoit pour gouverneurs du peuple Juges 6.34. Brief en tous actes d’importance il y a quelque mouvement particulier pour laquelle raison il est dit, que les hommes vaillans desquels Dieu avoit touché le cœur, ont suivy Saül. Et quand le message luy est apporté que Dieu le veut faire régner, Samuel luy prononce, L’Esprit de Dieu passera sur toy, et tu deviendras autre homme 1Sam. 10.6. Cela s’estend à tout le cours de son gouvernement : comme il est puis après récité de David, que l’Esprit de Dieu est passé sur luy dés le jour de son onction, pour continuer en après 1Sam. 16.13. Le semblable est encores exprimé puis après des incitations ou conduites spéciales : mesmes en Homère il est dit que les hommes ont raison et prudence, non-seulement selon que Jupiter en a distribué à un chacun, mais selon qu’il le conduit de jour à jour[b]. Et de faict, l’expérience monstre, quand ceux qui sont les plus habiles et rusez se trouvent tous les coups esbahis, que les entendemens humains sont en la main de Dieu, pour les addresser à chacune minute. A quoy respond ce que nous avons desjà allégué, qu’il oste le sens aux prudens, pour les faire errer à l’esgarée Ps. 107.40. Au reste, si ne laissons-nous pas de veoir en ceste diversité quelques marques de résidu de l’image de Dieu, pour distinguer en général le genre humain d’avec toutes autres créatures.

[b] Odyss., VI.

2.2.18

Maintenant il reste d’exposer que c’est que peut veoir la raison humaine, en cherchant le royaume de Dieu, et quelle capacité elle a de comprendre la sagesse spirituelle, laquelle gist en trois choses : asçavoir, de cognoistre Dieu, sa volonté paternelle envers nous, et sa faveur, en laquelle gist nostre salut, et comment il nous faut reigler nostre vie selon la reigle de la Loy. Quant aux deux premières, et principalement à la seconde, ceux qui ont le plus subtil entendement entre les hommes y sont plus aveuglez que les aveugles mesmes. Je ne nie pas que parcy par-là on ne voye aux livres des Philosophes, des sentences dites de Dieu, bien couchées : mais en icelles il y apparoist tousjours telle inconstance, qu’on voit bien qu’ils en ont eu seulement des imaginations confuses. Il est bien vray que Dieu leur a donné quelque petite saveur de sa Divinité, à ce qu’ils ne prétendissent ignorance pour excuser leur impiété : et les a poussez aucunement à dire des sentences, par lesquelles ils puissent estre convaincus : mais ils ont tellement veu ce qu’ils en voyent, que cela ne les a peu addresser à la vérité : tant s’en faut qu’ils y soyent parvenus. Nous pourrons expliquer cela par similitudes. En temps de tonnerre, si un homme est au milieu d’un champ en la nuict, par le moyen de l’esclair il verra bien loing à l’entour de soy, mais ce sera pour une minute de temps : ainsi cela ne luy servira de rien pour le conduire au droict chemin : car ceste clairté est si tost esvanouye, que devant qu’avoir peu jetter l’œil sur la voye, il est derechef opprimé de ténèbres, tant s’en faut qu’il soit conduit. D’avantage, ces petites gouttes de vérité que nous voyons esparses aux livres des Philosophes, par combien d’horribles mensonges sont-elles obscurcies ? Mais, comme j’ay dit au second article, leur ignorance est qu’ils n’ont jamais le moins du monde gousté aucune certitude de la bonne volonté de Dieu, sans laquelle l’entendement humain est remply de merveilleuse confusion. Parquoy la raison humaine ne peut jamais approcher, ne tendre, ne dresser son but à ceste vérité, d’entendre qui est le vray Dieu, et quel il veut estre envers nous.

2.2.19

Mais pource qu’estans enyvrez de fausse présomption, nous ne pouvons croire sinon avec grande difficulté, que nostre raison soit tant aveugle et stupide à entendre les choses de Dieu, il sera meilleur, comme il me semble, de le prouver tant par tesmoignage de l’Escriture, que par argumens. Ce que j’ay dit nous est bien monstré par sainct Jehan, quand il dit que dés le commencement la vie a esté en Dieu, et qu’icelle vie estoit la lumière des hommes : que ceste lumière luit en ténèbres, et n’est point receue des ténèbres Jean 1.4. Car par ces mots il enseigne bien que l’âme de l’homme est aucunement esclarcie de la lumière de Dieu, tellement qu’elle n’est jamais destituée de quelque flambe, ou pour le moins de quelque estincelle : mais semblablement il note que par ceste illumination elle ne peut comprendre Dieu. Pourquoy cela ? pource que tout son engin, quant à la cognoissance de Dieu, est pure obscurité. Car quand le sainct Esprit appelle les hommes Ténèbres, il les despouille de toute faculté d’intelligence spirituelle. Pourtant il afferme que les fidèles qui reçoivent Christ ne sont point naiz de sang, ne de volonté de chair, ne de volonté d’homme, mais de Dieu seulement Jean 1.13. Comme s’il disoit, que la chair n’est point capable d’une si haute sagesse, que de comprendre Dieu et ce qui est de Dieu, sinon qu’elle soit illuminée par le sainct Esprit. Comme Jésus-Christ testifioit à sainct Pierre, que c’estoit une révélation spéciale de Dieu son Père, qu’il l’avoit peu cognoistre Matth. 16.17.

2.2.20

Si nous avions pour résolu ce qui nous doit estre sans doute, c’est que tout ce que nostre Seigneur confère à ses esleus par l’Esprit de régénération, défaut à nostre nature, nous n’aurions nulle matière d’hésiter et douter en cest endroict. Car le peuple fidèle parle en ceste manière par la bouche du Prophète, Devers toy, Seigneur, est la fontaine de vie : et en ta lumière nous verrons clair Ps. 36.9. Et sainct Paul tesmoigne que nul ne peut bien parler de Christ, sinon par le sainct Esprit 1Cor. 12.3. Item, Jean-Baptiste voyant la rudesse de ses disciples, s’escrie que nul ne peut rien comprendre, sinon qu’il luy soit donné du ciel Jean 3.27. Or par ce mot de Don, qu’il entende une révélation spéciale, et non point une intelligence commune de nature, il appert bien en ce qu’il se complaind qu’il n’a rien proufité entre ses disciples par tant de prédications qu’il leur avoit faites de Christ : Je voy bien dit-il, que mes paroles, n’ont nulle vertu à instruire les hommes des choses divines, sinon que Dieu les instruise par son Esprit. Pareillement Moyse reprochant au peuple son oubliance, note quant et quant qu’il ne peut rien entendre au mystère de Dieu, sinon que la grâce luy soit donnée. Tes yeux, dit-il, ont veu des signes et miracles très-grans, et le Seigneur ne t’a point donné entendement pour comprendre n’aureilles pour ouyr, ny yeux pour veoir Deut. 29.2. Qu’est-ce qu’il exprimeroit d’avantage, s’il les appelloit busches à considérer les œuvres de Dieu ? Pour ceste raison le Seigneur par son Prophète promet aux Israélites pour une grâce singulière, qu’il leur donnera entendement par lequel ils le cognoistront Jér. 24.7 : signifiant que l’entendement de l’homme ne peut avoir d’avantage de prudence spirituelle, sinon entant qu’il est illuminé de luy. Cela mesmes nous est clairement confermé par la bouche de Jésus-Christ, quand il dit que nul ne peut venir à luy, sinon qu’il luy soit donné du Père Jean 6.44. N’est-il pas l’image vive du Père, en laquelle nous est représentée la clairté de la gloire d’iceluy Héb. 1.3 ? Il ne pouvait doncques mieux démonstrer quelle est nostre capacité à cognoistre Dieu, qu’en disant que nous n’avons point d’yeux à contempler son image, quand elle nous est monstrée si évidemment. N’est-il pas aussi luy-mesme descendu en terre pour manifester aux hommes la volonté de son père Jean.1.18 ? N’a-il pas fidèlement exécuté sa charge ? Nous ne pouvons pas dire du contraire. Mais sa prédication ne pouvoit de rien proufiter, sinon entant que le sainct Esprit luy donnoit intérieurement ouverture au cœur des hommes. Nul doncques ne vient à luy, qu’il n’ait esté enseigné du Père. Or le moyen de ceste instruction est, quand le sainct Esprit par une vertu singulière et merveilleuse, donne aureilles pour ouyr et esprit pour entendre. Pour confermer cela, nostre Seigneur Jésus allègue une sentence d’Isaïe, là où Dieu après avoir promis de restaurer son Eglise, dit que les fidèles qu’il assemblera en icelle seront disciples de Dieu Esaïe 54.7 ? S’il est là parlé d’une grâce spéciale que Dieu fait à ses esleus, il est à conclurre que ceste instruction qu’il promet donner, est autre que celle qu’il donne indifféremment aux bons et aux mauvais. Il faut doncques entendre que nul n’a entrée au Royaume de Dieu, sinon que son entendement soit renouvelé par l’illumination du sainct Esprit. Mais sainct Paul parle encores plus clairement que tous les autres : lequel déduisant ceste matière, après avoir prononcé que la sagesse de l’homme est plene de folie et vanité, fait une telle conclusion, que l’homme sensuel ne peut comprendre les choses qui sont de l’Esprit : que ce luy est folie, et qu’il n’y peut rien mordre 1Cor. 2.14. Oui est-ce qu’il appelle Homme sensuel ? asçavoir celuy qui se fonde sur la lumière de nature. Voylà doncques comment l’homme naturellement ne peut rien cognoistre des choses spirituelles. Si on demande la raison, ce n’est pas seulement pource qu’il n’en tient conte, mais que quand il s’efforcera le plus fort du monde, encores n’y peut-il nullement atteindre : pource qu’il les faut discerner spirituellement, dit sainct Paul. En quoy il signifie qu’estans cachées à l’intelligence humaine, elles sont esclarcies par la révélation de l’Esprit : tellement que toute la sagesse de Dieu n’est que folie à l’homme, jusques à ce qu’il soit illuminé par grâce. Or sainct Paul au paravant avoit eslevé par-dessus la veue, l’ouye et la capacité de nostre entendement, la cognoissance des choses que Dieu a préparées à ses serviteurs : et mesmes avoit testifié que la sapience humaine est comme un voile qui nous empesche de bien contempler Dieu. Que voulons-nous plus ? L’Apostre prononce que la sagesse de ce monde doit estre faite folie 1Cor. 1.20 : comme à la vérité Dieu l’a voulu faire : et nous luy attribuerons une grande subtilité, par laquelle elle puisse pénétrer à Dieu et à tous les secrets de son royaume ! Que ceste rage soit loin de nous.

2.2.21

Pourtant ce qu’il desnie yci à l’homme, il l’attribue à Dieu en un autre passage, priant à Dieu qu’il donne aux Ephésiens Esprit de sagesse et de révélation Eph. 1.15-17. Desjà par ces mots il signifie que toute sagesse et révélation est don de Dieu. Que s’ensuit-il puis après ? Qu’il donne des yeux illuminez à leurs entendemens. Certes s’ils ont mestier de nouvelle illumination, ils sont aveugles d’eux-mesmes. Il adjouste conséquemment, qu’il prie cela, afin qu’ils sçachent quelle est l’espérance de leur vocation. Par cela il démonstre que l’entendement humain n’est point capable d’une telle intelligence. Et ne faut point qu’un Pélagien babille yci, en disant que Dieu subvient à une telle stupidité ou rudesse, quand il guide l’entendement de l’homme par sa Parole, là où il ne pouvoit parvenir sans addresse. Car David avoit la Loy, en laquelle estoit comprins tout ce qu’on peut désirer de sagesse : toutesfois n’estant point content de cela, il prioit Dieu qu’il luy ouvrist les yeux, afin qu’il considérast les secrets de sa Loy Ps. 119.18. En quoy il signifie, que quand la Parole de Dieu luit sur les hommes, elle est comme le soleil esclairant la terre : mais que tout cela ne nous proufite de guères, jusques à ce que Dieu nous ait donné, ou bien ouvert les yeux pour veoir. Et pour ceste cause il est appelé Père des lumières Jacques 1.17 : d’autant que par tout où il ne reluit point par son Esprit, il n’y a que ténèbres. Qu’ainsi soit, voylà les Apostres qui avoyent esté deuement et suffisamment instruits du meilleur Maistre qui soit, toutesfois il leur promet de leur envoyer l’Esprit de vérité, pour les instruire en la doctrine qu’ils avoyent au paravant ouye Jean 14.26. Si en demandant quelque chose à Dieu, nous confessons qu’elle nous défaut : et si luy en nous promettant quelque bien, dénote que nous en sommes vuides et desnuez, il nous faut confesser sans difficulté que nous avons autant de faculté à entendre les mystères de Dieu, qu’il nous en donne en nous illuminant par sa grâce. Celuy qui présume d’avoir plus d’intelligence, est d’autant plus aveugle, qu’il ne recognoist pas son aveuglement.

2.2.22

Or il reste à parler du troisième membre, asçavoir de cognoistre la reigle de bien ordonner nostre vie : c’est-à-dire, de cognoistre la vraye justice des œuvres. En quoy il semble advis que l’entendement humain ait quelque subtilité d’avantage, qu’és choses dessus récitées. Car l’Apostre tesmoigne, que les gens lesquels n’ont point de loy, sont loy à eux-mesmes, et montrent les œuvres de la Loy estre escrites en leur cœur, en ce que leur conscience leur rend tesmoignage, et que leurs cogitations les accusent ou défendent devant le jugement de Dieu en ce qu’ils font Rom. 2.14. Or si les Gentils naturellement ont la justice de Dieu imprimée en leur esprit, nous ne les dirons pas du tout aveuglez, quant est de sçavoir comment il faut vivre. Et de faict c’est une chose vulgaire, que l’homme est suffisamment instruit à la droicte reigle de bien vivre par ceste loy naturelle dont parle l’Apostre. Toutesfois il nous faut considérer à quelle fin ceste cognoissance de loy a esté donnée aux hommes : et lors il apparoistra jusques où elle nous peut conduire pour tendre au but de raison et vérité. Cela nous peut estre notoire des paroles de sainct Paul, si nous considérons la procédure du passage. Il avoit dit un peu devant, que ceux qui ont péché sous la Loy, seront jugez par la Loy : et que ceux qui ont péché sans la Loy, périront sans la Loy. Pource que ce dernier point sembloit advis desraisonnable, asçavoir que les povres peuples ignorans, sans avoir aucune lumière de vérité, périssent : incontinent il adjouste que leur conscience leur peut servir de loy, pourtant qu’elle suffit pour les justement condamner. La fin doncques de la loy naturelle est de rendre l’homme inexcusable : pourtant nous la pourrons ainsi définir proprement, Que c’est un sentiment de la conscience, par lequel elle discerne entre le bien et le mal suffisamment, pour oster à l’homme couverture d’ignorance, entant qu’il est rédargué par son tesmoignage mesme. Il y a une telle inclination en l’homme de se flatter, qu’il appète tousjours volontiers, tant qu’il luy est possible de destourner son entendement de la cognoissance de son péché. Ce qui a meu Platon (comme il me semble) à dire que nous ne péchons sinon par ignorancew[a]. Cela eust esté bien dit à luy, si l’hypocrisie de l’homme pouvoit faire en couvrant ses vices, que la conscience ce pendant ne fust point poursuivie du jugement de Dieu : mais puis qu’ainsi est que le pécheur déclinant de la discrétion du bien et du mal qu’il a en son cœur, y est à chacune fois retiré par force, et ne peut tellement fermer les yeux, qu’il ne soit contraint, vueille-il ou non, de les ouvrir aucunesfois, c’est une chose fausse de dire qu’on pèche par ignorance.

[a] In Protagoras.

2.2.23

Thémistius doncques, qui est un autre philosophe, dit plus vray, enseignant que l’entendement de l’homme ne s’abuse guères souvent en considération générale, mais qu’il se trompe en considérant particulièrement ce qui concerne sa personne[b]. Exemples : Qu’on demande en général si homicide est mauvais, il n’y aura nul qui ne dise qu’ouy : néantmoins celuy qui machine la mort à son ennemy, en délibère comme, d’une bonne chose. Pareillement un adultère condamnera paillardise en général : ce pendant il se flattera en sa paillardise. Voylà doncques en quoy gist l’ignorance, c’est quand l’homme après avoir assis un bon jugement universel, enveloppant puis sa personne avec la chose, oublie la reigle qu’il suivoit auparavant, pendant qu’il n’avoit esgard à soy-mesme. De laquelle matière sainct Augustin traitte fort bien en l’exposition du premier verset du Pseaume cinquante-septième. Combien que le dire de Thémistius ne soit point universel : car aucunesfois la turpitude du maléfice presse de si près la conscience du pécheur, qu’il ne tombe point par ce qu’il se déçoive sous fausse imagination de bien, mais sciemment et volontairement il s’adonne au mal. De ceste affection procèdent les sentences que nous voyons és livres des Payens, Je voy le meilleur, et l’approuve : mais je ne laisse pas de suivre le pire : et autres semblables[c]. Pour oster tout scrupule de ceste question, il y a une bonne distinction en Aristote entre incontinence et intempérance : Là où incontinence règne, dit-il, l’intelligence particulière de bien et de mal est ostée à l’homme par sa concupiscence désordonnée, entant qu’il ne recognoist point en son péché le mal qu’il condamne généralement en tous autres : mais après que sa cupidité ne l’aveugle plus, la pénitence vient au lieu, qui luy fait cognoistre[d]. Intempérance est une maladie plus dangereuse : c’est quand l’homme voyant qu’il fait mal, ne désiste pas pourtant, mais poursuit tousjours obstinément son mauvais vouloir.

[b] Paraphr. in III De anima, cap. XLVI.
[c] Medea, apud Ovid.
[d] Eth., lib. VII, cap. III.

2.2.24

Or quand nous oyons qu’il y a un jugement universel en l’homme à discerner le bien et le mal, il ne nous faut estimer qu’il soit du tout sain et entier. Car si l’entendement des hommes a la discrétion de bien et de mal, seulement à ce qu’ils ne puissent prétendre excuse d’ignorance, il n’est jà nécessité que la vérité leur soit notoire en chacun point : mais il suffit qu’ils la cognoissent jusques-là, de ne pouvoir tergiverser sans estre convaincus du tesmoignage de leur conscience, et que desjà ils commencent à estre espovantez du throne de Dieu. Et de faict, si nous voulons examiner quelle intelligence de justice nous avons selon la Loy de Dieu, laquelle est un patron de parfaite justice, nous trouverons en combien de façons elle est aveugle. Certes elle ne cognoist nullement ce qui est le principal en la première table, comme de mettre nostre fiance en Dieu, et luy donner la louange de vertu et justice : d’invoquer son Nom et observer son Repos. Quel entendement humain par son sens naturel a jamais, je ne dy pas cognu, mais imaginé ou flairé que le vray honneur et service de Dieu gist en ces choses ? Car quand les iniques veulent honorer Dieu, combien qu’on les retire cent mille fois de leurs folles fantasies, toutesfois ils y retombent tousjours. Ils diront bien que les sacrifices ne plaisent point à Dieu, sinon que la pureté de cœur y soit conjoincte : et en cela ils tesmoignent qu’ils conçoivent je ne say quoy du service spirituel de Dieu, lequel néantmoins ils falsifient tantost après par leurs illusions. Pourrons-nous louer un entendement, lequel ne peut de soy-mesme comprendre n’escouter bonnes admonitions ? Or l’entendement humain a esté tel en cest endroit. Nous appercevons doncques qu’il est du tout stupide. Quant est des préceptes de la seconde Table, il y a quelque petit plus d’intelligence, d’autant qu’ils approchent plus à la vie humaine et civile : combien qu’il défaut mesmes aucunesfois en ceste partie. Il semble advis aux plus excellens esprits estre une chose absurde de tolérer une supériorité trop dure, quand on la peut repousser en quelque manière que ce soit. Et n’y peut avoir autre jugement en la raison humaine, sinon que c’est à faire à un cœur failly et abatu, de porter patiemment une telle supériorité : et que de la repousser c’est fait honnestement et virilement : mesmes entre les Philosophes la vengence n’est pas tenue pour vice. Au contraire, le Seigneur condamnant ceste trop grande magnanimité de cœur, commande aux siens la patience que les hommes condamnent et vitupèrent. D’avantage, nostre entendement est aussi si aveuglé en ce point de la Loy de Dieu, qu’il ne peut cognoistre le mal de sa concupiscence. Car l’homme sensuel ne peut estre mené à cela, de recognoistre sa maladie intérieure : et la clairté de sa nature est suffoquée devant qu’il puisse approcher de l’entrée de son abysme. Car quand les Philosophes parlent des mouvemens immodérez de nostre cœur, ils entendent de ceux qui apparoissent par signes visibles. Quant est des mauvais désirs qui incitent le cœur plus secrettement, ils les réputent pour néant.

2.2.25

Pourtant, comme Platon a yci-dessus esté à bon droict reprins en ce qu’il impute tous péchez à ignorance, ainsi il nous faut rejetter l’opinion de ceux qui pensent qu’en tous péchez il y ait une malice délibérée. Car nous expérimentons plus qu’il ne seroit mestier combien nous faillons souvent avec nostre bonne intention. Car nostre raison et intelligence est enveloppée en tant de manières de folles resveries pour nous abuser, et est sujette à tant d’erreurs, et s’achoppe à tant d’empeschemens, et si souvent tombe en perplexité, qu’elle est bien loing de nous guider certainement. Certes sainct Paul monstre combien elle est infirme pour nous conduire en toute nostre vie, quand il dit que de nous-mesmes nous ne sommes pas idoines de penser quelque chose comme de nous 2Cor. 3.5. Il ne parle point de la volonté ou affection, mais il nous oste aussi toute bonne pensée, c’est qu’il ne nous peut pas venir en l’entendement que c’est qui est bon de faire. Comment doncques, dira quelqu’un, toute nostre industrie, sagesse, cognoissance et solicitude est-elle tellement dépravée, que nous ne puissions rien penser ne méditer de bon devant Dieu ? Je confesse que cela nous semble bien dur, entant qu’il nous fasche grandement qu’on nous despouille de prudence et sagesse, laquelle nous pensons estre nostre principal ornement et le plus précieux : mais il nous semble advis très-équitable au sainct Esprit, lequel cognoist toutes les cogitations du monde estre vaines, et prononce clairement tout ce que peut forger le cœur humain estre du tout mauvais Ps. 94.11 ; Gen. 6.3 ; 8.21. Si tout ce que conçoit, agite, délibère et machine nostre entendement est tousjours mauvais, comment viendroit-il en pensée de délibérer chose qui plaise à Dieu, auquel il n’y a rien d’agréable que justice et saincteté ? Ainsi on peut veoir que la raison de nostre entendement de quelque costé qu’elle se tourne, est purement sujette à vanité. Ce que recognoissoit David en soy-mesme, quand il demandoit qu’entendement luy fust donné de Dieu, pour apprendre droictement ses préceptes Ps. 119.34. Car celuy qui désire nouvel entendement, signifie que le sien n’est pas suffisant. Et n’est pas seulement une fois qu’il parle ainsi, mais il réitère quasi dix fois ceste prière en un mesme Pseaume. Par laquelle répétition il dénote combien il est pressé de grande nécessité à requérir cela de Dieu. Et ce que David prie pour soy, sainct Paul le demande communément pour les Eglises : Nous ne cessons, dit-il, de requérir à Dieu qu’il vous remplisse de sa cognoissance en toute prudence et intelligence spirituelle, afin que vous cheminiez comme il appartient Phil. 1.4 ; 1Co. 1.9. Or toutesfois et quantes qu’il monstre que cela est un bénéfice de Dieu, c’est autant que s’il protestoit qu’il ne gist pas en la faculté humaine. Sainct Augustin a tellement cognu ce défaut de nostre raison à entendre les choses qui sont de Dieu, qu’il confesse la grâce du sainct Esprit pour nous illuminer n’estre pas moins nécessaire à nostre entendement, qu’est la clairté du soleil à nos yeux[e]. Mesmes ne se contentant point de cela, il adjouste que nous ouvrons bien nos yeux corporels pour recevoir la lumière, mais que les yeux de nostre entendement demeurent fermez, sinon que nostre Seigneur les ouvre. Outreplus, l’Escriture n’enseigne pas seulement que nos esprits soyent illuminez pour un jour, à ce que puis après ils voyent d’eux-mesmes. Car ce que j’ay n’aguères allégué de sainct Paul, appartient au train continuel des fidèles, et à l’accroissement de leur foy. Ce que David exprime clairement par ces mots, Je t’ay cherché de tout mon cœur, ne me laisse point esgarer de tes commandemens Ps. 119.10. Car comme ainsi soit qu’il fust régénéré, et qu’il eust proufité par-dessus les autres en la crainte de Dieu, si confesse-il qu’il a besoin d’addresse nouvelle à chacune minute, à ce qu’il ne décline point de la science qui luy a esté donnée. En un autre lieu il prie que le droict esprit qu’il avoit perdu par sa coulpe luy soit renouvelé Ps. 51.11-12 : pource que c’est le propre de Dieu de nous rendre ce qu’il nous oste pour un temps, comme de le nous donner au commencement.

[e] De peccat. merit, et remiss., lib. II, cap. V.

2.2.26

Il nous faut maintenant examiner la volonté, en laquelle gist la liberté, si aucune y en a en l’homme : car nous avons veu que l’élection appartient à icelle plus qu’à l’entendement. Pour le premier, afin qu’il ne semble que ce qui a esté dit des Philosophes et receu communément, serve pour approuver quelque droicture estre en la volonté humaine, c’est que toutes choses appètent naturellement le bien : il nous faut noter que la vertu du franc arbitre ne doit pas estre considérée en un tel appétit, qui procède plustost d’inclination de nature, que de certaine délibération. Car les théologiens scholastiques mesmes confessent qu’il n’y a nulle action du franc arbitre, sinon là où la raison regarde d’une part et d’autre. Par laquelle sentence ils entendent l’objet de l’appétit devoir estre tel, qu’il soit submis à chois, et la délibération devoir précéder pour donner lieu à eslire. Et de faict, si nous réputons quel est ce désir naturel de bien en l’homme, nous trouverons qu’il luy est commun avec les bestes brutes. Car elles désirent toutes leur proufit, et quand il y a quelque apparence de bien qui touche leur sens, elles le suivent. Or l’homme en cest appétit naturel ne discerne point par raison, selon l’excellence de sa nature immortelle, ce qu’il doit chercher, et ne le considère pas en vraye prudence : mais sans raison et sans conseil il suit le mouvement de sa nature comme une beste. Cela n’appartient doncques de rien au franc arbitre, asçavoir si l’homme est incité d’un sentiment naturel à appéter le bien : mais il faudroit qu’il le discernast par droicte raison : l’ayant cognu, qu’il l’esleust : et l’ayant esleu qu’il le poursuivist. Et afin d’oster toute difficulté, il nous faut noter qu’il y a deux points où on s’abuse en cest endroict. Car en ce dire commun, le nom d’Appétit n’est pas prins pour le propre mouvement de la volonté, mais pour une inclination naturelle. Secondement, le nom de Bien n’est pas prins pour justice et vertu, mais c’est que toutes créatures appètent d’estre à leur aise selon que leur nature porte. Et encores que l’homme appétast tant et plus d’obtenir ce qui luy est bon : il ne le suit point, et ne s’applique point à le chercher. Car combien qu’il n’y ait nul qui ne désire la félicité éternelle, toutesfois nul n’y aspire, jusques à ce qu’il y soit poussé par le sainct Esprit. Puis doncques qu’ainsi est que ce désir naturel n’a nulle importance pour prouver qu’il y ait liberté en l’homme, non plus que l’inclination qu’ont toutes créatures insensibles de tendre à la perfection de leur nature, ne sert de rien pour monstrer qu’il y ait quelque liberté : il nous faut maintenant considérer aux autres choses si la volonté de l’homme est tellement du tout corrompue et viciée, qu’elle ne puisse engendrer que mal : ou bien, s’il y en a quelque portion entière, dont procèdent quelques bons désirs.

2.2.27

Ceux qui attribuent à la première grâce de Dieu, que nous puissions vouloir avec efficace, semblent advis signifier par leurs paroles qu’il y a quelque faculté en l’âme pour aspirer volontairement au bien : mais qu’elle est si imbécille qu’elle ne peut venir jusques à une ferme affection, ou esmouvoir l’homme à s’efforcer. Et n’y a point de doute que les Scholastiques n’ayent communément suivy ceste opinion, comme elle leur estoit baillée d’Origène et aucuns des anciens, veu que quand ils considèrent l’homme en sa pure nature, ils le descrivent selon les paroles de sainct Paul : Je ne fay pas le bien que je veux, mais je fay le mal que je ne veux point : J’ay bien le vouloir, mais le parfaire me défaut Rom. 7.15, 19. Or en ceste manière ils pervertissent toute la dispute laquelle sainct Paul poursuit en ce passage-là. Car il traitte de la lutte chrestienne, laquelle il touche plus briefvement aux Galatiens : c’est que les fidèles sentent perpétuellement en eux un combat de l’esprit et de la chair Gal. 5.17. Or ils n’ont point l’esprit de nature, mais par la régénération. Qu’il parle de ceux qui sont régénérez, il appert de ce qu’ayant dit qu’il n’habitoit aucun bien en soy, il adjouste pour exposition, qu’il entend cela de sa chair : et pourtant il nie que ce soit luy qui face mal, mais que c’est le péché habitant en luy. Qu’est-ce que signifie cela, En moy, c’est-à-dire en ma chair ? Certes c’est autant comme s’il disoit, Il n’habite nul bien en moy de moy-mesme, veu qu’on ne sçauroit rien trouver de bon en ma chair Rom. 7.20. De là s’ensuit ceste manière d’excuse, Ce ne suis-je pas qui fay le mal, mais le péché habitant en moy : laquelle compète seulement aux fidèles, qui s’efforcent au bien quant à la principale partie de leur âme. D’avantage, la conclusion qui s’ensuit démonstre cela tout clairement. Je me délecte, dit-il en la Loy de Dieu, selon l’homme intérieur, mais je voy une autre loy en mes membres répugnante à la loy de mon entendement. Qui est-ce qui auroit un tel combat en soy, sinon celuy qui estant régénéré de l’Esprit de Dieu, porte tousjours des reliques de sa chair ? Pourtant sainct Augustin ayant prins quelquesfois ce passage, de la nature de l’homme, a depuis rétracté son exposition comme fausse et mal convenante[f]. Et de faict, si nous concédons cela, que l’homme ait le moindre mouvement du monde à bien, sans la grâce de Dieu, que respondrons-nous à l’Apostre, lequel nie que nous soyons idoines seulement à penser quelque chose de bien 2Cor. 3.5 ? Que respondrons-nous au Seigneur, lequel dénonce par Moyse, que tout ce que forge le cœur humain est entièrement pervers Gen. 8.21 ? Puis doncques qu’ils se sont abusez par mauvaise intelligence d’un passage, il ne nous faut jà arrester à leur fantasie. Plustost il nous faut recevoir ce que dit Christ, c’est que quiconque fait péché, est serf de péché Jean 8.34. Or nous sommes tous pécheurs de nature, il s’ensuit doncques que nous sommes sous le joug de péché. Or si tout l’homme est détenu en la servitude de péché, il est nécessaire que la volonté, laquelle est la principale partie d’iceluy, soit estreinte et enserrée de très fermes liens. Aussi le dire de sainct Paul, c’est que Dieu fait en nous le vouloir Phil. 2.13, ne consisteroit pas, s’il y avoit quelque volonté qui précédast la grâce du sainct Esprit : et ainsi que tout ce qu’aucuns ont babillé de nous préparer au bien, soit mis bas. Car combien que les fidèles demandent quelquesfois à Dieu que leurs cœurs soyent disposez pour obéir à sa Loy (comme David en plusieurs passages) toutesfois il est à noter que ce désir mesme de prier est de Dieu. Ce qu’on peut recueillir des mots de David : car en désirant que Dieu luy crée un cœur nouveau Ps. 51.10, il ne s’attribue pas le commencement de telle création. Parquoy recevons plustost le dire de sainct, Augustin, Dieu t’a prévenu en toutes choses, préviens quelquesfois son ire[g]. Et comment ? Confesse que tu as toutes ces choses de luy, que de luy est venu tout ce que tu as de bien, et que ton mal est de toy. Puis il conclud en un mot, Nous n’avons rien nostre que le péché.

[f] Ad Bonif., lib. I, cap. X, et in Retract.
[g] De verbis Apostol., sermone X.

 

Chapitre III
Que la nature de l’homme corrompue ne produit rien qui ne mérite condamnation.


2.3.1

Mais l’homme ne peut estre mieux cognu selon l’une et l’autre partie de l’âme, que quand nous luy aurons donné les tiltres dont il est orné en l’Escriture. Si tout l’homme nous est descrit en ces paroles du Seigneur, quand il dit que ce qui est nay de chair est chair Jean 3.6, comme il est facile de le prouver : il appert que c’est une fort misérable créature. Car toute affection de chair, tesmoin l’Apostre, est mort : veu que c’est inimitié à l’encontre de Dieu, entant qu’elle n’est point sujette, et ne se peut assujetir à la loy de Dieu Rom. 8.6-7. Si la chair est tant perverse, que de toute son affection elle exerce inimitié à l’encontre de Dieu, si elle ne peut avoir consentement avec la justice divine : en somme, si elle ne peut produire que matière de mort : maintenant présupposé qu’il n’y a en la nature de l’homme que chair, comment en pourrons-nous tirer quelque goutte de bien ? Mais ce vocable, dira quelqu’un, se réfère seulement à l’homme sensuel, et non pas à la partie supérieure de l’âme. Je respon, que cela se peut aisément réfuter par les paroles de Christ et de l’Apostre. L’argument du Seigneur est, qu’il faut que l’homme renaisse, pource qu’il est chair Jean 3.6-7. Il ne veut point qu’il renaisse selon le corps. Or l’âme ne sera pas dite renaistre, estant corrigée en quelque portion, ains si elle est du tout renouvelée. Ce qui est confermé par la comparaison qui est faite, tant là comme en sainct Paul. Car l’esprit est tellement comparé à la chair, qu’il n’y a rien laissé de moyen : pourtant tout ce qui n’est point spirituel en l’homme, selon ceste raison, est charnel. Or nous n’avons point une seule goutte de cest esprit, sinon par régénération. Tout ce doncques que nous avons de nature, est chair. Mais encores quand cela seroit autrement en doute, sainct Paul nous en baille la résolution, quand après avoir descrit le vieil homme, lequel il avoit dit estre corrompu par concupiscences errantes, il commande que nous soyons renouvelez en l’esprit de nostre âme Eph. 4.23. Chacun voit bien qu’il ne met pas les meschantes concupiscences en la partie sensitive seulement, mais en l’entendement mesmes : et que pour ceste cause il commande qu’il soit renouvelé. Et de faict, il avoit un petit au paravant mis une telle description de la nature humaine, qu’il faloit conclurre, selon icelle, que nous sommes corrompus et pervers en toutes nos parties. Car ce qu’il dit, que les gens cheminent en la vanité de leur sens, et sont aveugles quant à leur intelligence, et aliénez de la vie de Dieu pour leur ignorance et l’aveuglement de leur cœur, il n’y a nulle doute que cela ne compète à tous ceux que Dieu n’a point encores réformez à la droicture tant de sa sagesse que de sa justice Eph. 4.17-18. Ce qui est encores démonstré par la comparaison qu’il adjouste tantost après, quand il admoneste les fidèles, qu’ils n’ont pas ainsi apprins Christ. Car de ces mots nous pouvons conclurre, que la grâce de Jésus-Christ est le remède unique pour nous délivrer de cest aveuglement, et des maux qui s’en ensuivent. Et c’est ce qu’Isaïe avoit prophétisé du règne de Christ, disant que ce pendant que les ténèbres couvriroyent la terre, et y auroit obscurité sur les peuples, le Seigneur seroit en clairté perpétuelle à son Eglise Esaïe 60.2. Quand il tesmoigne que la clairté du Seigneur seulement luira en l’Eglise, hors d’icelle il ne reste que ténèbres et aveuglissement. Je ne réciteray point particulièrement tout ce qui est dit de la vanité de l’homme, tant de David que de tous les Prophètes. Mais c’est un grand mot que nous avons au Pseaume, que si l’homme estoit contrepoisé avec la vanité, il seroit trouvé plus vain qu’icelle mesme Ps. 62.10. C’est une grande condamnation contre son entendement, que toutes les cogitations qui en procèdent, sont mocquées comme sottes, frivoles, enragées et perverses.

2.3.2

Ce n’est point une moindre condamnation sur le cœur, quand il est dit estre plein de fraude et de perversité, plus que toutes choses Jér. 17.9. Mais pource que je m’estudie à estre brief, je seray content d’un lieu, lequel sera comme un miroir très-clair, pour nous faire contempler toute l’image de nostre nature. Car quand l’Apostre veut abatre l’arrogance du genre humain, il use de ces tesmoignages : Qu’il n’y a nul juste, nul bien entendu, nul qui cherche Dieu : que tous ont décliné, tous sont inutiles : qu’il n’y en a point qui face bien, pas jusques à un seul Rom. 3.10 : que leur gosier est comme un sépulchre ouvert, que leurs langues sont cauteleuses, que venin d’aspic est sous leurs lèvres, que leur bouche est plene de malédicence et amertume, que leurs pieds sont légers à espandre le sang, qu’en leurs voyes il n’y a que perdition et dissipation, que la crainte de Dieu n’est point devant leurs yeux Ps. 14.1 ; 53.1 ; 59.7. Il foudroye de ces paroles rigoureuses non pas sur certains hommes, mais sur toute la lignée d’Adam : et ne reprend point les mœurs corrompues de quelque aage, mais il accuse la corruption perpétuelle de nostre nature. Car c’est son intention en ce lieu-là, non pas de simplement reprendre les hommes afin qu’ils s’amendent de leur propre mouvement : mais plustost de les enseigner, qu’ils sont tous depuis le premier jusques au dernier enveloppez en telle calamité, de laquelle ils ne peuvent sortir, sinon que la miséricorde de Dieu les en délivre. Pource que cela ne se pouvoit prouver, qu’il n’apparust que nostre nature est tombée en ceste ruine, il allègue ces tesmoignages, où il est monstré que nostre nature est plus que perdue. Que cela doncques soit résolu, que les hommes ne sont pas tels que sainct Paul les descrit, seulement par coustume perverse, mais aussi d’une perversité naturelle : car autrement ne pourroit consister l’argument dont il use : c’est pour monstrer que nous n’avons nul salut sinon de la miséricorde de Dieu, veu que tout homme est en soy perdu et désespéré. Je ne me soucie point yci d’appliquer les tesmoignages au propos de sainct Paul : car je pren ces sentences comme si elles avoyent esté premièrement dites de luy, et non point alléguées des Prophètes. Premièrement il despouille l’homme de justice, c’est-à-dire d’intégrité et pureté : puis après d’intelligence, du défaut de laquelle s’ensuit après le signe, c’est que tous hommes se sont destournez de Dieu : lequel chercher, est le premier degré de sapience. S’ensuivent après les fruits d’infidélité, que tous ont décliné, et ont esté faits quasi comme pourris, tellement qu’il n’y en a pas un qui face bien. D’avantage, il met toutes les meschancetez dont ceux qui se sont desbordez en injustice souillent et infectent les parties de leurs corps. Finalement il tesmoigne que tous hommes sont sans crainte de Dieu, à la reigle de laquelle nous devions compasser toutes nos voyes. Si ce sont là les richesses héréditaires du genre humain, c’est en vain qu’on requiert quelque bien en nostre nature. Je confesse que toutes ces meschancetez n’apparoissent point en chacun homme, mais nul ne peut nier qu’un chacun n’en ait la semence enclose en soy. Or comme un corps, quand il a desjà la cause et matière de maladie conceue en soy, ne sera point nommé sain, combien que la maladie ne se soit encores monstrée, et qu’il n’y ait nul sentiment de douleur : aussi l’âme ne sera point réputée saine, ayant telles ordures en soy : combien que la similitude ne soit point du tout propre. Car quelque vice qu’il y ait au corps, si ne laisse-il point de retenir vigueur de vie : mais l’âme estant abysmée en ce gouffre d’iniquité, non-seulement est vicieuse, mais aussi vuide de tout bien.

2.3.3

Il se présente quasi une semblable question a celle qui a esté despeschée cy-dessus. Car en tous siècles il y en a eu quelques-uns, qui par la conduite de nature ont aspiré en toute leur vie à vertu : et mesmes quand on trouvera beaucoup à redire en leurs mœurs, si est-ce qu’en l’affection d’honnesteté qu’ils ont eue, ils ont monstré qu’il y avoit quelque pureté en leur nature. Combien que nous expliquerons plus amplement en quelle estime sont telles vertus devant Dieu, quand nous traitterons du mérite des œuvres, toutesfois il en faut dire à présent ce qui sera nécessaire pour la matière que nous avons en main. Ces exemples doncques nous admonestent que nous ne devons point réputer la nature de l’homme du tout vicieuse, veu que par l’inclination d’icelle aucuns non-seulement ont fait plusieurs actes excellens, mais se sont portez honnestement en tout le cours de leur vie : mais nous avons à considérer, qu’en la corruption universelle dont nous avons parlé, la grâce de Dieu a quelque lieu, non pas pour amender la perversité de la nature, mais pour la réprimer et restreindre au dedans. Car si Dieu permettoit à tous hommes de suivre leurs cupiditez à brides avallées, il n’y en auroit nul qui ne démonstrast par expérience que tous les vices dont sainct Paul condamne la nature humaine, seroyent en luy. Car qui sera celuy qui se pourra séparer du nombre des hommes ? ce qu’il faut faire, si quelqu’un se veut exempter de ce que dit sainct Paul de tous, asçavoir que leurs pieds sont légers à espandre le sang, leurs mains souillées de rapines et homicides, leurs gosiers semblables à sépulchres ouverts, langues cauteleuses, lèvres venimeuses, œuvres inutiles, iniques, pourries, mortelles : que leur cœur est sans Dieu, qu’ils n’ont au dedans que malice, que leurs yeux sont à faire embusches, leurs cœurs eslevez à outrage : en somme, toutes leurs parties apprestées à mal faire Rom. 3.10-17. Si une chacune âme est sujette à tous ces monstres de vices, comme l’Apostre prononce hardiment, nous voyons que c’est qui adviendroit, si le Seigneur laissoit la cupidité humaine vaguer selon son inclination. Il n’y a beste enragée qui soit transportée si désordonnément : il n’y a rivière si violente et si roide, de laquelle l’exondation soit tant impétueuse. Telles maladies sont purgées par le Seigneur en ses esleus, en la manière que nous exposerons : aux réprouvez elles sont seulement réprimées comme par une bride, à ce qu’elles ne se desbordent point, selon que Dieu cognoist estre expédient pour la conservation du monde universel. De là vient qu’aucuns par honte, aucuns par crainte des loix sont retenus, à ce qu’ils ne s’abandonnent à beaucoup de meschancetez : combien qu’en partie ils ne dissimulent pas leurs mauvaises concupiscences. Les autres, pource qu’ils pensent honneste manière de vivre leur estre proufitable, tellement quellement aspirent à icelle. Les autres outrepassent encores, et monstrent une excellence spéciale pour retenir le vulgaire en leur obéissance, par une espèce de majesté. En telle manière le Seigneur restreind par sa providence la perversité de nostre nature, à ce qu’elle ne se jette point hors des gons, mais il ne la purge pas au dedans.

2.3.4

Quelqu’un pourra dire que cela ne suffit pas à soudre la question. Car ou il faut que nous fassions Catilina semblable à Camillus, ou nous aurons un exemple en Camillus, que la nature, quand elle est bien menée, n’est pas du tout despourveue de bonté. Je confesse que les vertus qui ont esté en Camillus, ont esté dons de Dieu, et qu’elles pourroyent estre veues louables, si on les répute en elles-mesmes : mais comment seront-elles enseignes qu’il a eu en sa nature une preud’hommie ? Pour monstrer cela, ne faut-il pas revenir au cœur en faisant cest argument ? Que si un homme naturel a esté doué d’une telle intégrité de cœur, la faculté d’aspirer à bien ne défaut point à la nature humaine[h]. Et que sera-ce si le cœur a esté pervers et oblique, et qu’il n’ait rien moins cherché que droicture ? Or si nous concédons qu’il ait esté homme naturel, il n’y a nulle doute que son cœur a esté tel. Quelle puissance maintenant establirons-nous en la nature humaine, de s’appliquer à bien, sien la plus grande apparence d’intégrité qu’on y trouve, on voit qu’elle tend tousjours à corruption ? Pourtant comme on ne prisera point un homme pour vertueux, duquel les vices seront couverts sous ombre de vertu : ainsi nous n’attribuerons point à la volonté humaine faculté d’appéter le bien, du temps qu’elle sera fichée en sa perversité. Combien que ceste est la plus certaine et facile solution, de dire que telles vertus ne sont pas communes à la nature, mais sont grâces spéciales du Seigneur, lesquelles il distribue mesmes aux meschans, selon la manière et mesure que bon luy semble. Pour laquelle cause en nostre langage vulgaire nous ne doutons point de dire, que l’un est bien nay, et l’autre mal nay : l’un de bonne nature, et l’autre de mauvaise : et néantmoins nous ne laissons point d’enclorre l’un et l’autre sous la condition universelle de la corruption humaine : mais nous signifions quelle grâce Dieu a donnée particulièrement à l’un qu’il a déniée à l’autre. En voulant establir Saül Roy, il l’a quasi formé nouvel homme 1Sam. 10.6. Et voylà pourquoy Platon, suivant la fable d’Homère, dit que les enfans des Roys sont composez d’une masse précieuse, pour estre séparez du vulgaire : pource que Dieu voulant pourvoir au genre humain, doue de vertus singulières ceux qu’il eslève en dignité : comme certes de ceste boutique tous les preux et excellens qui sont renommez aux histoires sont sortis. Autant en faut-il dire de ceux qui demeurent en estat privé. Mais puis que selon que chacun estoit le plus excellent, aussi a-il esté poussé de son ambition, par laquelle macule toutes vertus sont souillées et perdent toute grâce devant Dieu, tout ce qui apparoist digne de louange aux gens profanes doit estre tenu comme rien. D’avantage, quand il n’y a nulle affection de glorifier Dieu, le principal de toute droicture défaut. Or il est certain que tous ceux qui ne sont point régénérez sont vuides et despourveus d’un tel bien. Et ce n’est pas en vain qu’il est dit par Isaïe, que l’esprit de crainte de Dieu reposera sur Jésus-Christ Esaïe 11.3 : en quoy il est signifié, que tous ceux qui sont estrangers de luy, sont aussi destituez de ceste crainte, laquelle est le chef de sagesse Ps. 111.10. Quant aux vertus qui trompent d’une vaine, apparence, elles seront bien louées en l’estat politique, et du commun bruit des hommes : mais au siège judicial de Dieu elles ne vaudront pas un festu pour acquérir justice.

[h] August., Contra Julianum, lib. IV.

2.3.5

La volonté doncques, selon qu’elle est liée et tenue captive en servitude de péché, ne se peut aucunement remuer à bien, tant s’en faut qu’elle s’y applique. Car un tel mouvement est le commencement de nostre conversion à Dieu, laquelle est du tout attribuée à la grâce du sainct Esprit par l’Escriture : comme Jérémie prie le Seigneur qu’il le convertisse, s’il veut qu’il soit converty Jér. 31.18. Pour laquelle raison le Prophète au mesme chapitre, descrivant la rédemption spirituelle des fidèles, dit qu’ils ont esté rachetez de la main d’un plus fort : dénotant par cela combien le pécheur est lié estroitement, pour le temps qu’estant délaissé de Dieu il demeure sous le joug du diable, néantmoins la volonté demeure tousjours à l’homme, laquelle de sa pure affection est encline à péché, voire pour s’y haster. Car quand l’homme est tombé en ceste nécessité, il n’a point esté despouillé de sa volonté, mais de saine volonté. Et pourtant sainct Bernard ne parle point mal en disant que le vouloir est en tous hommes : mais que vouloir le bien est d’amendement : vouloir le mal, est de nostre défaut : ainsi que simplement vouloir, est de l’homme : vouloir le mal, est de la nature corrompue : vouloir le bien, est de grâce. Or ce que je dy, la volonté estre despouillée de liberté, et nécessairement estre tirée au mal, c’est merveille si quelqu’un trouve ceste manière de parler estrange, laquelle n’a nulle absurdité, et a esté usitée des anciens Docteurs. Aucuns s’offensent de ce qu’ils ne peuvent distinguer entre nécessité et contrainte : mais si quelqu’un les interrogue, asçavoir si Dieu n’est pas nécessairement bon, et si le diable n’est pas nécessairement mauvais, que respondront-ils ? Il est certain que la bonté de Dieu est tellement conjoincte avec sa divinité, qu’il ne luy est pas moins nécessaire d’estre bon, que d’estre Dieu. Et le diable par sa cheute s’est tellement aliéné de toute communication de bien, qu’il ne peut autre chose que mal faire. Or si quelque blasphémateur murmure que Dieu ne mérite pas grande louange pour sa bonté, veu qu’il est contraint à icelle garder : la response ne sera-elle pas facile ? C’est que cela advient de sa bonté intime qu’il ne peut mal faire, et non pas de contrainte violente. Si cela doncques n’empesche point la volonté de Dieu, d’estre libre en bien faisant, qu’il est nécessaire qu’il face bien : si le diable ne laisse point de pécher volontairement combien qu’il ne puisse sinon mal faire, qui est-ce qui arguera le péché n’estre point volontaire en l’homme, pource qu’il est sujet à nécessité de péché ? Comme ainsi soit que sainct Augustin enseigne par tout ceste nécessité, il n’a pas laissé de l’acertener, mesmes à l’heure que Cælestius calomnioit ceste doctrine pour la rendre odieuse. Il use doncques de ces paroles : Qu’il est advenu par la liberté de l’homme, qu’il soit tombé en péché : maintenant que la corruption qui s’en est ensuivie a fait de liberté nécessité[i]. Et toutesfois et quantes qu’il entre en ce propos, sans difficulté il déclaire qu’il y a en nous une servitude nécessaire à pécher. Il nous faut doncques observer ceste distinction : C’est que l’homme, après avoir esté corrompu par sa cheute, pèche volontairement, et non pas maugré son cœur, ne par contrainte : qu’il pèche, dy-je, par une affection très encline, et non pas estant contraint de violence : qu’il pèche du mouvement de sa propre cupidité, et non pas estant contraint d’ailleurs : et néantmoins que sa nature est si perverse, qu’il ne peut estre esmeu, poussé, ou mené sinon au mal[j]. Si cela est vray, il est notoire qu’il est sujet à nécessité de pécher. Sainct Bernard, s’accordant à la doctrine de sainct Augustin, parle ainsi : L’homme seul est libre entre les animaux, et toutesfois le péché estant survenu, il souffre assez quelque effort, mais de volonté, non point de nature : en sorte qu’il n’est point privé de la liberté qu’il a de naissance : car ce qui est volontaire, est aussi libre. Et un petit après, La volonté estant changée en mal par le péché, de je ne say quelle façon estrange et perverse se fait une nécessité : laquelle estant volontaire, ne peut excuser la volonté : et la volonté aussi alléchée ne peut exclurre la nécessité : car ceste nécessité est comme volontaire. En après il dit que nous sommes opprimez d’un joug : toutesfois non pas autre que de servitude volontaire : et pourtant qu’au regard de la servitude nous sommes misérables, au regard de la volonté nous sommes inexcusables, veu qu’estant franche, elle s’est faite serve de péché. Finalement il conclud : L’âme doncques sous ceste nécessité volontaire et d’une liberté pernicieuse est détenue serve, et demeure libre d’une façon estrange et bien mauvaise : serve pour la nécessité, libre pour la volonté. Et ce qui est encores plus merveilleux et plus misérable, elle est coulpable pource qu’elle est libre, et est serve pource que c’est par sa coulpe : et ainsi elle est serve d’autant qu’elle est libre[k]. On voit par ces tesmoignages que je ne mets rien de nouveau en avant : mais récite ce que jadis sainct Augustin nous a laissé par escrit du consentement commun des saincts docteurs, et ce qui est demeuré presque mille ans après aux cloistres des moines. Or le maistre des Sentences, pour n’avoir seu distinguer entre Contrainte et Nécessité a ouvert la porte à cest erreur, qui a esté une peste mortelle à l’Eglise, d’estimer que l’homme pouvoit éviter le péché, pource qu’il pèche franchement.

[i] Lib. De perfect. just.
[j] De natura et grat., et alibi.
[k] Sermo super Cant. LXXXI.

2.3.6

Il est expédient de regarder à l’opposite quel est le remède de grâce, par lequel nostre perversité est corrigée et guairie. Car comme ainsi soit que le Seigneur en nous aidant nous eslargisse ce qui nous défaut : quand il apparoistra quelle est son œuvre en nous, il sera aussi aisé d’entendre quelle est nostre povreté. Quand l’Apostre dit aux Philippiens, qu’il a bonne confiance que celuy qui a commencé une bonne œuvre en eux, l’achèvera jusques au jour de Jésus-Christ Phil. 1.6 : il n’y a nulle doute que par ce commencement de bonne œuvre il signifie l’origine de leur conversion, c’est quand leur volonté a esté tournée à Dieu. Parquoy le Seigneur commence en nous son œuvre, inspirant en nos cœurs l’amour, le désir et estude de bien et de justice : ou pour parler plus proprement, enclinant, formant, et addressant nos cœurs à justice : mais il parachève son œuvre, en nous confermant à persévérance. Et afin que personne ne caville que le bien est commencé en nous de Dieu, d’autant que nostre volonté, laquelle seroit de soy trop infirme, est aidée de luy : le sainct Esprit déclaire en un autre lieu que vaut nostre volonté estant abandonnée à soy-mesme : Je vous donneray, dit-il, un nouveau cœur, je créeray un esprit nouveau en vous : j’osteray le cœur de pierre qui est en vous, et vous en donneray un de chair : je mettray mon esprit en vous, et vous feray cheminer en mes commandemens Ezéch. 36.26. Qui est-ce maintenant qui dira que seulement l’infirmité de la volonté humaine est confermée, afin d’aspirer vertueusement à eslire le bien, quand nous voyons qu’il faut qu’elle soit du tout reformée et renouvelée ? Si la pierre est si molle qu’en la maniant on la puisse fleschir en telle forme qu’on voudra, je ne nie point que le cœur de l’homme n’ait quelque facilité et inclination pour obéir à Dieu, moyennant que son infirmité soit confermée. Mais si nostre Seigneur par ceste similitude a voulu monstrer qu’il est impossible de rien tirer de bien de nostre cœur, s’il n’est fait tout autre, ne partissons point entre luy et nous la louange laquelle il s’attribue à luy seul. Si doncques quand le Seigneur nous convertit. à bien, c’est comme si on transmuoit une pierre en chair, il est certain que tout ce qui est de nostre propre volonté est aboly, et tout ce qui succède est de Dieu. Je dy que la volonté est abolie, non pas entant qu’elle est volonté : car en la conversion de l’homme, ce qui est de la première nature demeure. Je dy aussi qu’elle est créée nouvelle : non pas pour commencer d’estre volonté, mais pour estre convertie de mauvaise en bonne. Je dy que tout cela se fait entièrement de Dieu, pource que tesmoin l’Apostre, nous ne sommes pas idoines à concevoir une seule bonne pensée 2Cor. 3.5. A quoy respond ce qu’il dit ailleurs, que non-seulement Dieu aide et subvient à nostre volonté débile, ou corrige la malice d’icelle, mais qu’il crée et met en nous le vouloir Phil. 2.13. Dont il est aisé à recueillir ce que j’ay dit, que tout ce qui est de bien au cœur humain, est œuvre de pure grâce. En ce sens aussi il prononce ailleurs, que c’est Dieu qui fait toutes choses en tous 1Cor. 12.6. Car il ne dispute point là du gouvernement universel du monde, mais il maintient que la louange de tous les biens qui se trouvent aux fidèles doit estre réservée à Dieu seul, En disant, Toutes choses : il fait Dieu autheur de la vie spirituelle depuis un bout jusques à l’autre. Ce qu’il avoit au paravant exprimé sous autres mots, c’est que les fidèles sont de Dieu en Jésus-Christ : où il propose une création nouvelle, par laquelle ce qui est de la nature commune est aboly. Mesmes il fait une comparaison de Jésus-Christ à l’opposite d’Adam, laquelle en un autre lieu il déduit plus clairement : asçavoir que nous sommes l’ouvrage de Dieu, estans créez en Jésus-Christ à bonnes œuvres, qu’il a apprestées afin que nous cheminions en icelles Ephés. 2.10. Car il veut prouver par ceste raison que nostre salut est gratuit, d’autant que la ressource de tous biens est en la seconde création, laquelle nous obtenons en Jésus-Christ. Or s’il y avoit la moindre faculté du monde en nous, il y auroit aussi quelque portion de mérite : mais afin de nous espuiser du tout, il argue que nous n’avons peu rien mériter, d’autant que nous sommes créez en Jésus-Christ pour faire bonnes œuvres, lesquelles Dieu a préparées. En quoy il signifie derechef, que depuis le premier mouvement jusques à la dernière persévérance, le bien que nous faisons est de Dieu en toutes ses parties. Par mesme raison le Prophète, après avoir dit au Pseaume, que nous sommes l’ouvrage de Dieu : afin que nul n’entreprinst de faire partage, adjouste, quant et quant, Il nous a faits, ce ne sommes-nous pas qui nous ayons faits Ps. 100.3. Qu’il parle de la régénération, laquelle est le commencement de la vie spirituelle, il appert par le fil du texte : car il s’ensuit tantost après, que nous sommes son peuple et le troupeau de sa pasture. Or nous voyons qu’il ne s’est pas contenté d’avoir simplement attribué à Dieu la louange de nostre salut, mais qu’il nous exclud de toute compaignie : comme s’il disoit, Pour estre troupeau de Dieu, les hommes n’ont de quoy se glorifier jusques à une seule goutte : pource que le tout est de Dieu.

2.3.7

Mais il y en aura possible qui concéderont bien, que la volonté de l’homme est convertie à justice et à droicture par la seule vertu de Dieu, et que de soy-mesme elle en est destournée : néantmoins qu’estant préparée elle besongne pour sa part : comme sainct Augustin escrit que la grâce précède toute bonne œuvre : et qu’en bien faisant la volonté est conduite par la grâce, et ne la conduit pas : suit, et ne précède pas[l]. Laquelle sentence ne contenant rien en soy de mal a esté mal destournée à un sens pervers par le maistre des Sentences. Or je dy que tant aux mots du Prophète, lesquels j’ay alléguez, qu’aux autres lieux semblables, il y a deux choses à noter : c’est que le Seigneur corrige, ou plustost abolit nostre volonté perverse, puis après nous en donne de soy-mesme une bonne. Entant doncques que nostre volonté est prévenue de la grâce, je permets qu’elle soit nommée comme chambrière : mais en ce qu’estant reformée elle est œuvre de Dieu, cela ne doit point estre attribué à l’homme, que par sa volonté il obtempère à la grâce prévenante. Parquoy ce n’a pas esté bien parlé à sainct Chrysostome, de dire que la grâce ne peut rien sans la volonté, comme la volonté ne peut rien sans la grâce[m] : comme si la volonté mesme n’estoit point engendrée et formée de la grâce, comme nous avons veu par sainct Paul. Touchant de sainct Augustin, ce n’a pas esté son intention de donner à la volonté de l’homme une partie de la louange des bonnes œuvres, quand il l’a nommée chambrière de la grâce : mais il pensoit seulement à réfuter la meschante doctrine de Pélagius, lequel mettoit la première cause de salut es mérites de l’homme. Pourtant ce qui estoit convenable à ce propos-là, il démonstre que la grâce précède tous mérites : laissant l’autre question derrière, quel est son effect perpétuel en nous, laquelle il traitte très-bien ailleurs. Car quand il dit par plusieurs fois, que le Seigneur prévient celuy lequel ne veut point, afin qu’il vueille : et assiste à celuy qui veut, afin qu’il ne vueille en vain : il le fait entièrement autheur de tous biens : Combien qu’il y ait plusieurs sentences (en ses escrits) si claires touchant cela, qu’elles n’ont point mestier d’autre expositeur. Les hommes, dit-il, mettent peine de trouver en nostre volonté quelque bien qui soit nostre, et non point de Dieu : mais je ne say comment ils l’y pourront trouver[n]. Item au premier livre contre Pélagius et Cœlestius, exposant ceste sentence de nostre Seigneur Jésus, Quiconque a ouy du Père, vient à moy Jean 6.45 : La volonté de l’homme, dit-il, est tellement aidée, non-seulement à ce qu’elle sache ce qu’il faut faire, mais l’ayant seu, qu’elle le face. Et pourtant quand le Seigneur enseigne, non point par la lettre de la Loy, mais par la grâce de son Esprit, il enseigne en sorte que non-seulement un chacun voye ce qu’il aura apprins en le cognoissant, mais que de vouloir il appète, et que d’œuvre il parface.

[l] Epist. CVI, Ad Boni.
[m] En un sermon de l’Invention de sainte Croix.
[n] De la rémission des péchez, livre II, chap. XVIII.

2.3.8

Et pource que nous sommes maintenant au principal point de la matière, rédigeons la chose sommairement, et approuvons nostre sentence par tesmoignages de l’Escriture : puis après, afin que personne ne calomnie que nous renversons l’Escriture, monstrons que la vérité que nous tenons a esté aussi enseignée par ce sainct personnage, je dy sainct Augustin. Car je ne pense pas qu’il soit expédient de produire tous les tesmoignages l’un après l’autre, qui se peuvent amener de l’Escriture pour confermer nostre sentence, moyennant que nous choisissions ceux qui pourront faire ouverture pour entendre les autres. D’autre part je pense qu’il ne sera point mauvais de monstrer évidemment quelle convenance j’ay avec ce sainct homme, auquel l’Eglise à bon droict porte révérence. Certes que l’origine du bien ne soit point d’ailleurs que de Dieu seul, il appert par raison certaine et facile : car la volonté ne se trouvera pas encline à bien sinon aux esleus. Or la cause de l’élection doit, estre cherchée hors des hommes : dont il s’ensuit que nul n’a droicte volonté de soy-mesme, et qu’elle luy procède de la mesme faveur gratuite dont nous sommes esleus devant la création du monde. Il y a une autre raison quasi semblable. Car puis que le commencement de bien vouloir et bien faire est de la foy, il faut sçavoir dont vient la foy mesme. Or puis que l’Escriture prononce par tout haut et clair que c’est un don gratuit, il s’ensuit assez que c’est par pure grâce que nous commençons à vouloir le bien : nous, dy-je, qui sommes de tout nostre cœur naturellement adonnez à mal. Le Seigneur doncques, quand il met ces deux choses en la conversion de son peuple, qu’il luy ostera son cœur de pierre, et luy en donnera un de chair : tesmoigne apertement qu’il faut que tout ce qui est de nous soit aboly, pour nous amener à bien, et que tout ce qui est substitué au lieu, procède de sa grâce. Et ne dit pas cela seulement en un lieu : car nous avons aussi en Jérémie, Je leur donneray un cœur et une voye, afin qu’ils me craignent toute leur vie. Et un peu après, Je mettray la crainte de mon Nom en leurs cœurs, à ce qu’ils ne se destournent point de moy Jér. 32.39. Item en Ezéchiel, Je donneray un mesme cœur à tous, et créeray un nouvel esprit en leurs entrailles. Je leur osteray leur cœur de pierre, et leur donneray un cœur de chair Ezéch. 11.19 ; 36.25. Il ne nous pourroit mieux oster la louange de tout ce qui est bon et droict en nostre volonté pour le s’attribuer, que quand il appelle nostre conversion, une création de nouvel esprit et de nouveau cœur. Car il s’ensuit tousjours, qu’il ne peut rien procéder de bon de nostre volonté, jusques à ce qu’elle soit réformée : et après que la réformation, entant qu’elle est bonne, est de Dieu, non pas de nous.

2.3.9

Et ainsi nous voyons que les saincts ont prié : comme quand Salomon disoit : Que le Seigneur encline nos cœurs à soy, afin que nous le craignions, et gardions ses commandemens 1Rois 8.58 : il monstre la contumace de nostre cœur, en ce que naturellement il le confesse estre rebelle contre Dieu et sa Loy, sinon qu’il soit fleschy au contraire. Autant en est-il dit au Pseaume, Dieu, encline mon cœur en tes statuts Ps. 119.36. Car il faut tousjours noter l’opposition qui se fait entre la perversité qui nous pousse à mal et rébellion contre Dieu, et le changement par lequel nous sommes réduits à son service. Or quand David, sentant que pour un temps il avoit esté privé et destitué de la conduite de la grâce de Dieu, requiert au Seigneur qu’il crée en luy un nouveau cœur, et qu’il renouvelle un droict esprit en ses entrailles Ps. 51.10-12 : ne recognoist-il point que toutes les parties de son cœur sont plenes d’immondicité et de souilleure, et que son esprit est enveloppé en perversité ? D’avantage, en appelant la pureté qu’il désire, créature de Dieu, il luy attribue toute la vertu d’icelle. Si quelqu’un réplique que ceste prière est un signe d’une affection bonne et saincte : la solution est facile, asçavoir combien que David fust desjà en partie ramené au bon chemin, toutesfois qu’il compare l’horrible ruine en laquelle il estoit trébusché, et laquelle il avoit sentie, avec son estat premier. Ainsi prenant en soy la personne d’un homme estant aliéné de Dieu, il ne requiert point sans cause que tout ce que Dieu donne à ses esleus en les régénérant, soit accomply en luy. Et par conséquent estant semblable à un mort, il désire d’estre créé de nouveau, afin d’estre fait d’esclave de Satan, organe du sainct Esprit. C’est une chose merveilleuse que de nostre orgueil. Dieu ne requiert rien plus estroitement, sinon que nous observions son Sabbath, asçavoir en nous reposant de toutes nos œuvres : et il n’a rien qu’on tire de nous avec plus grande difficulté que cela, c’est qu’en quittant toutes nos œuvres, nous donnions lieu aux siennes. Si ceste rage ne nous empeschoit : le Seigneur Jésus a donné assez ample tesmoignage à ses grâces, à ce qu’elles ne soyent obscurcies. Je suis, dit-il, la vigne, vous estes les ceps, et mon Père est le vigneron Jean 15.1. Comme le cep ne peut porter fruit de soy, sinon qu’il demeure en la vigne : ainsi vous, si vous ne demeurez en moy : car sans moy vous ne pouvez rien faire. Si nous ne fructifions de nous, non plus que fait un cep arraché de terre, et privé de toute humeur il ne faut plus maintenant s’enquérir combien nostre nature est propre à bien faire. Et aussi ceste conclusion n’est point douteuse, que sans luy nous ne pouvons rien faire. Il ne dit pas que nous soyons tellement infirmes que nous ne pouvons suffire : mais en nous réduisant du tout à néant, il exclud toute fantasie de la moindre puissance du monde. Si estans entez en Christ, nous fructifions comme un cep de vigne, lequel prend sa vigueur tant de l’humeur de la terre, comme de la rosée du ciel, et de la chaleur du soleil, il me semble qu’il ne nous reste aucune portion en toutes bonnes œuvres, si nous voulons conserver à Dieu son honneur entièrement. C’est en vain qu’on prétend ceste subtilité, qu’il y a quelque humeur enclose au cep, qui est pour le faire produire fruit : et pourtant qu’il ne prend pas tout de la terre, ou de la première racine, mais qu’il apporte quelque chose du sien. Car Jésus-Christ n’entend autre chose, sinon que nous sommes du bois sec et stérile, et de nulle valeur, si tost que nous sommes séparez de luy : pource qu’il ne se trouvera à part en nous aucune faculté de bien faire : comme il dit ailleurs, que tout arbre que son Père n’a planté sera arraché. Pourtant l’Apostre luy en donne toute louange. C’est Dieu, dit-il, qui fait en nous et le vouloir et le parfaire Matth. 15.13 ; Phil. 2.13. La première partie des bonnes œuvres est la volonté : l’autre est de s’efforcera l’exécuter, et le pouvoir faire. Dieu est autheur et de l’un et de l’autre. Il s’ensuit doncques que si l’homme s’attribue aucune chose, ou en la volonté, ou en l’exécution, qu’il desrobe autant à Dieu. S’il estoit dit que Dieu baille secours à nostre volonté infirme, il nous seroit laissé quelque chose : mais quand il est dit qu’il fait la volonté, en cela il est monstré que tout ce qui est de bon est d’ailleurs que de nous. Et pource que la bonne volonté mesme par la pesanteur de nostre chair est retardée et opprimée, il dit conséquemment que pour surmonter toute difficulté, nostre Seigneur nous donne la constance et vertu d’exécuter. Et de faict, ce qu’il enseigne ailleurs ne peut autrement estre vray : c’est qu’il n’y a qu’un seul Dieu, qui fait toutes choses en tous 1Cor. 12.6 : où nous avons monstré cy-dessus que tout le cours de la vie spirituelle est comprins. Pour laquelle raison David, après avoir prié Dieu qu’il luy manifeste ses voyes, afin qu’il chemine en sa vérité, adjouste incontinent, Uny mon cœur pour craindre ton nom Ps. 86.11. Par lequel mot il signifie, que ceux mesmes qui sont bien affectionnez sont sujets à tant de desbauchemens pour estre distraits, qu’ils s’esvanouiroyent bien tost ou s’escouleroyent comme eau, s’ils n’estoyent fortifiez en constance. Suivant cela, en un autre passage ayant prié Dieu de vouloir guider ses pas, il adjouste que la force aussi luy soit donnée pour guerroyer : Que l’iniquité (dit-il) ne domine point en moy Ps. 119.133. En ceste manière doncques Dieu commence et parfait la bonne œuvre en nous : c’est que par sa grâce la volonté est incitée à aimer le bien, enclinée à le désirer, et esmeue à le chercher et s’y adonner : d’avantage, que ceste amour, désir et effort ne défaillent point, mais durent jusques à leur effect : finalement que l’homme poursuit le bien, et y persévère jusques à la fin.

2.3.10

Or il esmeut nostre volonté, non pas comme on a longtemps imaginé et enseigné, tellement qu’il soit après en nostre élection d’obtempérer à son mouvement, ou résister : mais il la meut avec telle efficace, qu’il faut qu’elle suive. Pourtant ce qu’on lit souvent en Chrysostome ne doit point estre receu : C’est que Dieu n’attire sinon ceux qui veulent estre attirez. En quoy il signifie que Dieu en nous tendant la main, attend s’il nous semblera bon de nous aider de son secours. Nous concédons bien que du temps que l’homme estoit encore entier, sa condition estoit telle, qu’il se pouvoit encliner d’une part et d’autre : mais puis qu’Adam a déclairé par son exemple combien est povre et misérable le franc arbitre, sinon que Dieu vueille en nous et puisse tout, quel proufit aurons-nous quand il nous despartira sa grâce en telle manière ? Mais comme ainsi soit qu’il espande sur nous la plénitude de sa grâce, nous luy en ostons la louange par nostre ingratitude. Car l’Apostre n’enseigne pas seulement que la grâce de bien vouloir nous est offerte, si nous l’acceptons : mais que Dieu fait et forme en nous le vouloir : qui n’est autre chose à dire, sinon que Dieu par son Esprit dresse, fleschit, modère nostre cœur, et qu’il y règne comme en sa possession. Et par Ezéchiel non-seulement il promet de donner un cœur nouveau à ses esleus, afin qu’ils puissent cheminer en ses préceptes, mais afin qu’ils y cheminent de faict Ezéch. 11.19 ; 36.27. Et ne se peut autrement entendre ceste sentence de Christ, Quiconque a esté instruit de mon Père, vient à moy Jean 6.45 : sinon que par icelle on entende que la grâce de Dieu est de soy-mesme vertueuse pour accomplir et mettre en effect son œuvre, comme sainct Augustin le maintient[o] : laquelle grâce Dieu ne despart point à un chacun, comme porte le proverbe commun, qu’elle n’est desniée à personne qui fait ce qui est en soy. Bien faut-il enseigner que la bonté de Dieu est exposée à tous ceux qui la cherchent, sans aucune exception. Mais comme ainsi soit que nul ne commence à la chercher devant qu’il ait esté inspiré du ciel, il ne faloit en cest endroict mesme aucunement diminuer de la grâce de Dieu. Certes ce privilège appartient aux esleus seulement, qu’estans régénérez par l’Esprit de Dieu, ils soyent de luy conduits et gouvernez. Parquoy sainct Augustin ne se moque pas moins de ceux qui se vantent que c’est à eux en partie d’appéter le bien, qu’il reprend les autres qui pensent que la grâce est donnée pesle-mesle à tous, veu qu’elle est tesmoignage de l’élection gratuite de Dieu[p]. La nature, dit-il, est commune à tous, non pas la grâce. Et dit que ceux qui estendent ainsi généralement à tous ce que Dieu ne donne que de son bon plaisir, ont une subtilité luisante et fragile comme un verre. Item, Comment es-tu venu à Christ ? C’est en croyant, Or crain que si tu te vantes d’avoir toy-mesme trouvé la voye juste, tu ne périsses et sois exterminé d’icelle. Si tu dis que tu es venu de ton franc arbitre et propre volonté, de quoy t’enfles-tu ? Veux-tu cognoistre que cela aussi t’a esté donné ? escoute celuy qui nous appelle, Nul ne vient à moy si mon Père ne l’y attire Jean 6.44. Et de faict, il est facile de conclurre par les mots de sainct Jehan, que les cœurs des fidèles sont gouvernez d’enhaut, avec tel effect qu’ils suivent d’une affection, laquelle n’est point pour fleschir çà et là, mais est arrestée à obéir. Celuy, dit-il, qui est de Dieu ne peut pécher : pource que la semence de Dieu demeure en luy 1Jean 3.9. Nous voyons que ce mouvement sans vertu, lequel imaginent les Sophistes, est exclus. J’enten ce qu’ils disent, que Dieu offre seulement sa grâce, à telle condition que chacun la refuse ou accepte selon que bon luy semble. Telle resverie, dy-je, qui n’est ne chair ne poisson, est exclue, quand il est dit que Dieu nous fait tellement persévérer, que nous sommes hors de danger de décliner.

[o] Lib. De praedestin. sanctorum.
[p] De verbis Apost., sermone XI.

2.3.11

Il ne faloit non plus douter de la persévérance, qu’elle ne deust estre estimée don gratuit de Dieu : mais il y a une fausse opinion au contraire enracinée au cœur des hommes, qu’elle est dispensée à un chacun selon son mérite : c’est-à-dire, comme il se monstre n’estre point ingrat à la première grâce. Mais pource qu’une telle opinion est venue de ce qu’on imaginait, qu’il fust en nostre pouvoir de refuser ou accepter la grâce de Dieu quand elle nous est présentée, il est facile de la réfuter, veu que ceste raison a esté monstrée fausse : combien qu’il y a yci double erreur. Car outre ce qu’ils disent qu’en bien usant de la première grâce de Dieu, nous méritons que par autres grâces suivantes il rémunère nostre bon usage, ils adjoustent aussi que ce n’est point la grâce de Dieu seule qui besongne en nous, mais seulement qu’elle coopère. Quant au premier, il faut avoir ceste résolution, que le Seigneur Dieu en multipliant ses grâces en ses serviteurs, et leur en conférant tous les jours de nouvelles, d’autant que l’œuvre qu’il a desjà commencée en eux luy est agréable, il trouve en eux matière et occasion de les enrichir et augmenter en telle sorte. Et à cela se doivent rapporter les sentences suivantes, A celuy qui aura, il luy sera donné. Item, puis que tu t’es monstré serviteur fidèle en petites choses, je te constitueray en plus grande charge Matth. 25.21, 23, 29 ; Luc.19.1. Mais il nous faut yci donner garde de deux vices : c’est qu’on n’attribue point à l’homme en telle sorte le bon usage de la grâce de Dieu, comme si par son industrie il la rendoit valable. Puis après, qu’on ne die point que les grâces qui sont conférées à l’homme fidèle, soyent tellement pour rémunérer ce qu’il a bien usé de la première grâce, comme si tout ne luy provenoit point de la bonté gratuite de Dieu. Je confesse doncques que les fidèles doivent attendre ceste bénédiction, que d’autant qu’ils auront mieux usé des grâces de Dieu, d’autres nouvelles et plus grandes leur seront journellement adjoustées. Mais je dy d’autre part, que ce bon usage est de Dieu, et que ceste rémunération procède de sa bénévolence gratuite. Les Scholastiques ont en la bouche ceste. distinction vulgaire de la grâce opérante et coopérante : mais ils en abusent pour tout pervertir. Sainct Augustin en a bien usé, mais c’a esté avec une bonne déclaration, pour adoucir ce qui pouvoit estre rude : c’est que Dieu parfait en coopérant, ce qu’il a commencé en opérant : c’est-à-dire, qu’il applique ce qu’il nous a desjà donné, pour besongner avec ce qu’il y adjouste : et que c’est une mesme grâce, mais qu’elle prend son nom selon la diverse manière de son effect. Dont il s’ensuit qu’il ne partit point entre Dieu et nous, comme s’il y avoit quelque concurrence mutuelle entre le mouvement de Dieu et un autre que nous eussions à part : mais que c’est seulement pour monstrer comment la grâce augmente. A quoy appartient ce que nous avons desjà allégué, que la bonne volonté précède beaucoup de dons de Dieu, mais qu’elle est du nombre. Dont il s’ensuit qu’on ne luy peut rien attribuer de propre. Ce que sainct Paul nommément a déclairé. Car après qu’il a dit que c’est Dieu qui fait en nous le vouloir et le parfaire Phil. 2.13, incontinent il adjouste qu’il fait l’un et l’autre selon sa bonne volonté : par ce mot signifiant sa bénignité gratuite. Quant à ce qu’ils disent, qu’après avoir donné lieu à la première grâce, nous coopérons avec Dieu : je respon, S’ils entendent qu’après avoir esté réduits par la vertu de Dieu en obéissance de justice, nous suivons volontairement la conduite de sa grâce, je leur confesse. Car il est très-certain que là où règne la grâce de Dieu, il y a une telle promptitude d’obtempérer. Mais dont est-ce que cela vient, sinon d’autant que l’Esprit de Dieu estant conforme à soy-mesme, nourrit et conferme en nous l’affection d’obéissance, laquelle il a engendrée dés le commencement ? Au contraire, s’ils veulent dire que l’homme a cela de sa propre vertu, qu’il coopère avec la grâce de Dieu : je dy que c’est un erreur pestilent.

2.3.12

Ils abusent faussement à ce propos du dire de l’Apostre, J’ay plus travaillé que tous les autres : non pas moy, mais la grâce de Dieu avec moy 1Cor. 15.10, Pource, disent- ils, qu’il eust semblé que c’estoit trop arrogamment parlé, de se préférer à tous les autres, il modère cela, rendant la louange à la grâce de Dieu : en telle sorte néantmoins qu’il se dit compagnon de Dieu en ouvrant. C’est merveilles quand tant de personnages qui n’estoyent point autrement mauvais, ont achoppé à ce festu. Car sainct Paul ne dit point que la grâce de Dieu ait besongné avec soy, pour se faire compagnon d’icelle : mais plustost il luy attribue toute la louange de l’œuvre : Ce ne suis-je point, dit-il, qui ay travaillé, mais la grâce de Dieu, laquelle m’assistoit. Toute la faute est venue, qu’ils s’arrestent à la translation commune, laquelle est douteuse : mais le texte grec de sainct Paul est si clair, qu’on n’en peut douter. Car si on veut translater à la vérité ce qu’il dit, il ne signifie pas que la grâce de Dieu fust coopérante avec luy : mais qu’en luy assistant, elle faisoit le tout. Ce que sainct Augustin déclaire plenement et en briefves paroles, quand il dit que la bonne volonté qui est en l’homme précède beaucoup de grâces de Dieu, mais non pas toutes : car elle est du conte Ps. 69.13 ; 23.6. Il adjouste conséquemment la raison : Pource qu’il est escrit, dit-il, La miséricorde de Dieu nous prévient et nous suit : asçavoir d’autant qu’il prévient celuy qui ne veut point, à ce qu’il vueille : et suit celuy qui veut, à ce qu’il ne vueille point en vain. A quoy s’accorde sainct Bernard, introduisant l’Eglise avec ces mots, Dieu, tire-moy aucunement par force et maugré que j’en aye, pour me faire volontaire : tire-moy estant paresseuse, afin de me rendre agile à courir[q].

[q] Serm. II In Cant.

2.3.13

Oyons maintenant sainct Augustin parler, afin que les Pélagiens de nostre temps, c’est-à-dire les Sophistes de Sorbonne, ne nous reprochent comme ils ont de coustume, que tous les docteurs anciens nous sont contraires. En quoy ils ensuivent leur père Pélagius : lequel a molesté sainct Augustin d’une mesme calomnie. Or il poursuit ceste matière au long au livre qu’il a intitulé, De correction et grâce Chap. II : dont je réciteray en brief aucuns passages, usant de ses propres mots. Il dit que la grâce de persister en bien a esté donnée à Adam, s’il en eust voulu user : qu’elle nous est donnée, afin que nous vueillons, et qu’en voulant, nous surmontions les concupiscences. Ainsi, qu’Adam a eu le pouvoir, s’il eust voulu : mais qu’il n’a point eu le vouloir, afin qu’il peust : qu’à nous, tant le vouloir que le pouvoir nous est donné. Que la première liberté a esté de pouvoir s’abstenir de pécher : que celle que nous avons maintenant est beaucoup plus grande, c’est de ne pouvoir pécher. Les Sorbonistes exposent cela de la perfection qui sera en la vie future : mais c’est une mocquerie, veu que sainct Augustin se déclaire puis après, en disant que la volonté des fidèles est tellement conduite par le sainct Esprit, qu’ils peuvent bien faire, à cause qu’ils veulent : et qu’ils le veulent, à cause que Dieu crée en eux le vouloir 2Cor. 12.9. Car si en si grande infirmité, dit-il, (en laquelle toutesfois pour obvier à orgueil et le réprimer, il faut que la vertu de Dieu se parface) leur volonté leur estoit laissée, qu’ils peussent bien faire par l’aide de Dieu, si bon leur sembloit, et que Dieu ne leur donnast point la volonté, entre tant de tentations, leur volonté laquelle est infirme, succomberoit, ainsi ils ne pourroyent persévérer. Dieu a doncques survenu à l’infirmité de la volonté humaine, la dirigeant sans qu’elle peust fleschir çà ne là, et la gouvernant sans qu’elle se peust destourner. Car en telle sorte, combien qu’elle soit infirme, elle ne peut faillir. Tantost après il traitte comme il est nécessaire que nos cœurs suivent le mouvement de Dieu, quand il les tire : disant que Dieu tire bien les hommes selon leur volonté, et non par contrainte : mais que la volonté est celle qu’il a formée en eux. Nous avons maintenant le point que nous débatons principalement, approuvé parla bouche de sainct Augustin : c’est que la grâce n’est point seulement présentée de Dieu, pour estre rejettée ou acceptée, selon qu’il semble bon à un chacun : mais que c’est icelle grâce seule, laquelle induit nos cœurs à suivre son mouvement, et y produit tant le chois que la volonté : tellement que toutes bonnes œuvres qui s’ensuivent après, sont fruits d’icelle : et n’est point receue d’homme vivant, sinon d’autant qu’elle a formé son cœur en obéissance. A ceste cause le mesme docteur dit en un autre lieu, qu’il n’y a que la grâce de Dieu qui face toute bonne œuvre en nous.

2.3.14

Touchant ce qu’il dit quelque part que la volonté n’est point destruite par la grâce, mais de mauvaise changée en bonne : et après avoir esté faite bonne, qu’elle est aidée[r] : en cela seulement il signifie que l’homme n’est point tiré de Dieu comme une pierre, sans aucun mouvement de son cœur, comme par une force de dehors : mais qu’il est tellement touché qu’il obéit de son bon gré. D’avantage, que la grâce soit spécialement donnée aux esleus, et de don gratuit, il le dit escrivant à Boniface, en ceste manière, Nous savons que la grâce de Dieu n’est point donnée à tous hommes : et que quand elle est donnée à aucun, ce n’est point selon les mérites, ne des œuvres ne de la volonté, mais selon la bonté gratuite de Dieu : quand elle est desniée, que cela se fait par le juste jugement de Dieu[s]. Et en ceste mesme Epistre il condamne fort et ferme l’opinion de ceux qui estiment la grâce seconde estre rétribuée aux mérites des hommes : d’autant qu’en ne rejettant point la première, ils se sont monstrez dignes d’icelle. Car il veut que Pélagius confesse la grâce nous estre nécessaire à une chacune œuvre, et qu’elle n’est point rendue à nos mérites, afin qu’elle soit recognue pure grâce. Mais on ne peut plus sommairement despescher ceste question, que par ce qu’il en dit en son livre De correction et grâce, au huitième chapitre : où premièrement il enseigne, que la volonté humaine n’obtient point grâce par sa liberté, mais obtient liberté par la grâce de Dieu. Secondement que par icelle grâce elle est conformée au bien, afin de l’aimer et y persévérer. Tiercement, qu’elle est fortifiée d’une vertu invincible, pour résister au mal. Quartement, que estant gouvernée d’icelle, jamais elle ne défaut : estant délaissée, incontinent elle trébusche. Item que par la miséricorde gratuite de Dieu, la volonté est convertie à bien : estant convertie, y persévère. Item, que quand la volonté de l’homme est conduite à bien, et après y avoir esté addressée, qu’elle y est confermée, que cela vient de la seule volonté de Dieu, et non d’aucun mérite. En ceste manière il ne reste à l’homme autre libéral arbitre, que tel qu’il descrit en un autre lieu : c’est qu’il ne se peut convertir à Dieu, ne persister en Dieu, sinon de sa grâce : et que tout ce qu’il peut, c’est d’icelle[t].

[r] Epist. CV.
[s] Epist. CVI.
[t] Epist. XLVI.

 

Chapitre IV
Comment c’est que Dieu besongne aux cœurs des hommes.

2.4.1

Je pense que nous avons suffisamment prouvé comment l’homme est tellement tenu captif sous le joug de péché, qu’il ne peut de sa propre nature ne désirer le bien en sa volonté, ne s’y appliquer. D’avantage nous avons mis la distinction entre Contrainte et Nécessité : dont il appert que quand l’homme pèche nécessairement, il ne laisse point de pécher de sa volonté. Mais pource que quand on le met en la servitude du diable, il semble qu’il soit mené au plaisir d’iceluy plustost que du sien : il reste de despescher en quelle sorte cela se fait. Après il faut soudre la question dont on doute communément : C’est, si on doit attribuer quelque chose à Dieu és œuvres mauvaises, esquelles l’Escriture signifie que s a vertu y besongne aucunement. Quant au premier, sainct Augustin accomparage en quelque lieu la volonté de l’homme à un cheval, qui se gouverne par le plaisir de celuy qui est monté dessus. Il accomparage d’autre part Dieu et le diable à des chevaucheurs, disant que si Dieu a occupé le lieu en la volonté de l’homme, comme un bon chevaucheur et bien entendu, il la conduit de bonne mesure, il l’incite quand elle est trop tardifve : il la retient si elle est trop aspre : si elle s’escarmouche trop fort, il la réprime : il corrige sa rébellion, et l’ameine en droicte voye. Au contraire, si le diable a gaigné la place, comme un mauvais chevaucheur et estourdy, il l’esgare à travers champs, il la fait tomber dedans des fosses, il la fait trébuscher et revirer par les vallées : il l’accoustume à rébellion et désobéissance. De ceste similitude nous nous contenterons pour le présent, puis que nous n’en avons pas de meilleure. Ce qui est doncques dit, que la volonté de l’homme naturel est sujette, à la seigneurie du diable, pour en estre menée : cela ne signifie point qu’elle soit contrainte par force et maugré qu’elle en ait à obtempérer, comme on contraindroit un serf à faire son office combien qu’il ne le vousist point : mais nous entendons qu’estant abusée des tromperies du diable, il est nécessaire qu’elle se submette à obtempérer à ce que bon luy semble, combien qu’elle le face sans contrainte. Car ceux ausquels nostre Seigneur ne fait point la grâce de les gouverner par son Esprit, sont abandonnez à Satan pour estre menez de luy. Pour ceste cause, dit sainct Paul, que le dieu de ce monde (qui est le diable) a aveuglé l’entendement des infidèles, à ce qu’ils n’apperçoivent point la lumière de l’Evangile. Et en un autre lieu il dit, qu’il règne en tous iniques et désobéissans 2Cor. 4.4 ; Ephés. 2.2. L’aveuglissement doncques des meschans, et tous les maléfices qui s’en ensuivent, sont nommez œuvres du diable : et toutesfois il n’en faut point chercher la cause hors de leur volonté, de laquelle procède la racine de mal, et en laquelle est le fondement du règne du diable, c’est-à-dire le Péché.

2.4.2

Quant est de l’action de Dieu, elle est bien autre en iceux. Mais pour la bien entendre, nous prendrons l’injure que tirent les Chaldéens à Job : c’est qu’ayans tué ses bergers, ils luy ravirent tout son bestial Job 1.17. Nous voyons desjà à l’œil les autheurs de ceste meschanceté. Car quand nous voyons des voleurs, qui ont commis quelque meurtre ou larrecin, nous ne doutons point de leur imputer la faute et de les condamner. Or est-il ainsi que l’histoire récite que cela provenoit du diable. Nous voyons doncques qu’il y a besongne de son costé. D’autre part Job recognoist que c’est œuvre de Dieu, disant que Dieu l’a despouillé du bien qui luy avoit esté osté parles Chaldéens. Comment pourrons-nous dire qu’une mesme œuvre ait esté faite de Dieu, du diable et des hommes, que nous n’excusions le diable entant qu’il semble conjoinct avec Dieu : ou bien que nous ne disions Dieu estre autheur du mal ? Facilement, si nous considérons premièrement la fin, puis après la manière d’opérer. Le conseil de Dieu estoit d’exercer son serviteur en patience, par adversité : Satan s’efforçoit de le mettre en désespoir : les Chaldéens taschoyent de s’enrichir du bien d’autruy par rapine. Une telle différence de conseil distingue bien entre l’œuvre de l’un et de l’autre. En la manière de faire, il n’y a pas moins de dissimilitude. Le Seigneur abandonne son serviteur Job à Satan pour l’affliger : d’autre part il luy baille les Chaldéens, qu’il avoit ordonnez pour estre ministres de ce faire, et luy commet de les pousser et mener. Satan stimule par ses aiguillons venimeux, à commettre ceste iniquité, les cœurs des Chaldéens : qui autrement estoyent mauvais. Les Chaldéens, s’abandonnans à mal faire, contaminent leurs âmes et leurs corps. C’est doncques proprement parlé, de dire que Satan besongne és réprouvez, esquels il exerce son règne, c’est-à-dire le règne de perversité. On peut bien aussi dire que Dieu aucunement y besongne, d’autant que Satan, lequel est instrument de son ire, selon son vouloir et ordonnance les pousse ça et là pour exécuter ses jugemens. Je ne parle point yci du mouvement universel de Dieu, duquel comme toutes créatures sont soustenues, aussi elles en prenent leur vertu pour faire ce qu’elles font. Je parle de son action particulière, laquelle se monstre en chacune œuvre. Parquoy nous voyons qu’il n’est pas inconvénient qu’une mesme œuvre soit attribuée à Dieu, et au diable, et à l’homme. Mais la diversité qui est en l’intention et au moyen fait que la justice de Dieu par tout apparoist irrépréhensible : et que la malice du diable et de l’homme se monstre avec sa confusion.

2.4.3

Les anciens Docteurs craignent aucunesfois de confesser la vérité en cest endroict, pource qu’ils ont peur de donner occasion aux mauvais de mesdire, ou parler irrévéremment des œuvres de Dieu. Laquelle sobriété j’approuve tellement, que je ne pense point toutesfois qu’il y ait aucun danger de tenir simplement ce que nous en monstre l’Escriture. Sainct Augustin mesme a aucunesfois ce scrupule : comme quand il dit, que l’aveuglement et endurcissement des mauvais ne se rapporte point à l’opération de Dieu, mais à la prescience[u]. Or ceste subtilité ne peut convenir avec tant de façons de parler de l’Escriture, lesquelles monstrent cuidemment qu’il y a autre chose que la prescience de Dieu. Et sainct Augustin mesme au cinquième livre contre Julian, se rétractant de l’autre sentence, maintient fort et ferme que les péchez ne se font pas seulement par la permission ou souffrance de Dieu, mais aussi par sa puissance, afin de punir les autres péchez. Semblablement ce qu’aucuns ameinent, Que Dieu permet le mal, mais ne l’envoye point : ne peut subsister tant est foible. Souvent il est dit que Dieu aveugle et endurcit les mauvais, qu’il tourne et fleschit et pousse leurs cœurs, comme nous avons cy-dessus déclairé plus à plein. Ce n’est point expliquer telles formes de parler, que de recourir à la prescience ou permission. Pourtant nous respondons que cela se fait doublement. Car comme ainsi soit que la lumière de Dieu ostée il ne reste sinon obscurité et aveuglement en nous : son Esprit osté, nos cœurs soyent endurcis comme pierre : sa conduite cessant, nous ne puissions que nous esgarer à travers champs : à bonne cause il est dit qu’il aveugle, endurcit et pousse ceux ausquels il oste la faculté de veoir, obéir et faire bien. La seconde manière, qui approche plus à la propriété des mots, c’est que Dieu, pour exécuter ses jugemens par le diable, qui est ministre de son ire, tourne où bon luy semble le conseil des mauvais, et meut leur volonté et conferme leur effort. Voylà pourquoy Moyse, après avoir récité que Sehon Roy des Amorrhéens s’estoit mis en armes pour empescher le passage du peuple, d’autant que Dieu avoit endurcy son esprit, et conferme son cœur à cela, adjouste incontinent la fin du conseil de Dieu, que c’estoit pour le livrer entre les mains des Juifs Deut. 2.20. Parquoy telle obstination a esté pour le préparer à sa ruine, à laquelle Dieu l’avoit destiné.

[u] Lib. Praedest. et grat.

2.4.4

Selon la première raison se doit entendre ce qui est dit en Job, Il oste la langue à ceux qui parlent bien : et le conseil aux anciens et sages. Il oste le cœur à ceux qui président en la terre, et les fait errer hors de la voye. Item en Isaïe, Pourquoy, Seigneur, nous as-tu osté le sens ? pourquoy nous as-tu endurcy le cœur, à ce que nous ne te craignissions point Job 12.20 ; Esaïe 63.17 ? Car toutes ces sentences sont plus pour signifier que c’est que Dieu fait des hommes, en les abandonnant et délaissant, que pour monstrer comment il besongne en eux. Mais il y a d’autres tesmoignages qui passent outre : comme quand il est parlé de l’endurcissement de Pharaon : J’endurciray, dit le Seigneur, le cœur de Pharaon, afin qu’il ne vous escoute point et qu’il ne délivre le peuple. Puis après il dit qu’il luy a confermé et corroboré son cœur Ex. 4.21 ; 7.3 ; 10.1. Faut-il entendre qu’il luy a endurcy, en ne luy amolissant point ? Cela est bien vray. Mais il a fait d’avantage : c’est qu’il a livré son cœur à Satan pour le confermer en obstination. Pourtant il avoit dit cy-dessus, Je tiendray son cœur. Pareillement quand le peuple d’Israël sort d’Egypte les habitans du pays où ils entrent, vienent au-devant de mauvais courage : d’où dirons-nous qu’ils sont incitez Ex. 3.19 ; Deut. 2.30 ? Certes Moyse disoit que ç’avoit esté le Seigneur, qui avoit confermé leurs cœurs. Le prophète récitant la mesme histoire, dit que le Seigneur avoit tourné leur cœur en la haine de son peuple Ps. 105.25. On ne pourroit maintenant dire qu’ils ont failly seulement à cause qu’ils estoyent desnuez du conseil de Dieu. Car s’ils sont confermez et conduits à cela, le Seigneur aucunement les y encline et meine. D’avantage toutes les fois qu’il luy a pleu chastier les transgressions de son peuple, comment a-il exécuté son jugement par les meschans ? Certes en telle sorte qu’on voit bien que la vertu et efficace de l’œuvre procédoit de luy, et qu’iceux estoyent seulement ses ministres. Pourtant aucunesfois il menace qu’en sifflant il fera venir les peuples infidèles pour destruire Israël : aucunesfois les accomparageant à un rets, aucunesfois à un marteau. Mais principalement il a démonstré combien il n’estoit point oisif en eux, en accomparageant Sennachérib, homme meschant et pervers, à une cognée : disant qu’il le conduisoit et poussoit de sa main, pour couper selon son bon plaisir Esaïe 5.26 ; 7.18 ; Ezéch. 12.13 ; 17.20 ; Jér.50.23 ; Esaïe 10.15. Sainct Augustin en quelque lieu met une distinction qui n’est point mauvaise : c’est que ce que. les iniques pèchent, cela vient de leur propre : qu’en péchant ils font une chose ou autre, cela est de la vertu de Dieu, lequel divise les ténèbres comme bon luy semble[v] ?

[v] De praed. sanctor.

2.4.5

Or que le ministère de Satan entreviene à inciter les mauvais, quand Dieu par sa Providence les veut fleschir çà ou là, il apparoistra assez par un passage. Car il est souventesfois dit que le mauvais esprit de Dieu a invadé ou laissé Saül 1Sam. 16.14 ; 18.10 ; 19.9. Il n’est pas licite de référer cela au sainct Esprit. Pourtant nous voyons que l’esprit immonde est nommé Esprit de Dieu, entant qu’il respond au plaisir et pouvoir de Dieu : et est instrument de sa volonté, plustost qu’autheur de soy-mesme. Il faut aussi adjouster ce qui est dit par sainct Paul : c’est que Dieu envoyé efficace d’erreur et d’illusion, afin que ceux qui n’ont point voulu obéir à la vérité, croyent à mensonge 2Thess. 2.10. Néantmoins, comme il a esté dit, il y a toujours grande distance entre ce que Dieu fait ou ce que fait le diable ou les meschans en une mesme œuvre. Dieu fait servir à sa justice les mauvais instrumens qu’il a en sa main, et qu’il peut fleschir partout où bon luy semble. Le diable et les iniques, comme ils sont mauvais, produisent et enfantent par œuvre la meschanceté qu’ils ont conceue en leur esprit pervers. Le reste qui appartient à défendre la majesté de Dieu contre toutes calomnies, et réfuter les subterfuges dont usent les blasphémateurs en cest endroict, a esté exposé desjà par cy-devant, quand nous avons traitté de la Providence de Dieu. Car icy j’ay voulu seulement monstrer en brief comment le diable règne en un meschant homme, et comment Dieu besongne tant en l’un comme en l’autre.

2.4.6

Quand est des actions, lesquelles de soy ne sont ne bonnes ne mauvaises, et appartienent plustost à la vie terrienne que spirituelle, il n’a pas esté encores déclairé quelle est la liberté de l’homme en icelles. Aucuns ont dit que nous avons en icelles élection libre. Ce qu’ils ont fait, comme je pense, plus pource qu’ils ne vouloyent débatre une chose qu’ils ne pensoyent pas estre de grande importance, que pour asseurer cela comme certain. Quant à moy, comme je confesse que ceux qui recognoissent leurs forces estre nulles pour se justifier, entendent ce qui est nécessaire à salut, toutesfois je pense que cela n’est pas à oublier, d’entendre que c’est une grâce spéciale de Dieu, quand il nous vient en l’entendement d’eslire ce qui nous est proufitable, et de le désirer : et aussi d’autre part, quand nostre esprit et nostre cœur fuyent ce qui nous est nuisible. Et de faict, la providence de Dieu s’estend jusques-là, non-seulement de faire advenir ce qu’il cognoist estre expédient, mais aussi d’encliner la volonté des hommes à un mesme but. Bien est vray que si nous réputons la conduite des choses externes selon nostre sens, nous jugerons qu’elles sont en l’arbitre et puissance de l’homme : mais si nous escoutons tant de tesmoignages qui dénoncent que nostre Seigneur mesme en cest endroict gouverne les cœurs des hommes, nous soumettrons la puissance humaine au mouvement spécial de Dieu. Qui est-ce qui a esmeu les cœurs des Egyptiens à ce qu’ils prestassent au peuple d’Israël les plus précieux vaisseaux qu’ils eussent Ex. 11.3 ? Jamais d’eux mesmes n’eussent esté induits à cela. Il s’ensuit doncques que leurs cœurs estoyent plus menez de Dieu, que de leur propre mouvement ou inclination. Et aussi le Patriarche Jacob, s’il n’eust esté persuadé que Dieu met diverses affections aux hommes, selon que bon luy semble, n’eust pas dit de son fils Joseph (lequel il estimoit estre quelque Egyptien profane), Que Dieu vous donne de trouver miséricorde envers cest homme-là Gen. 43.14. Comme aussi toute l’Eglise confesse au Pseaume, que Dieu luy a fait mercy, en adoucissant à humanité les cœurs des peuples autrement cruels Ps. 106.46. A l’opposite quand Saül a esté enflambé pour esmouvoir guerre, la cause est exprimée, que l’Esprit de Dieu l’a poussé à cela. Qui est-ce qui destourna le cœur d’Absalom, pour faire qu’il ne receust point le conseil d’Achitophel, qui avoit accoustumé d’estre receu comme Evangile ? Qui est-ce qui induit Roboam pour le faire obéir au conseil des jeunes gens ? Qui est-ce qui espovanta à la venue des enfans d’Israël tant de peuples, qui estoyent hardis tant et plus, et bien aguerris ? Ceste pauvre paillarde Rahab confessoit cela estre advenu de Dieu. Derechef, qui est-ce qui a abatu de frayeur les cœurs des peuples d’Israël, sinon celuy qui menace en la Loy de donner des cœurs espovantez 1Sam. 11.6 ; 2Sam. 17.14 ; 1Rois 12.10 ; Jos. 2.9 ; Lév. 26.36 ; Deut. 28.65 ?

2.4.7

Quelqu’un répliquera que ces exemples sont particuliers, dont on ne doit pas faire une reigle commune : mais je dy qu’ils suffisent pour prouver ce que je préten, c’est que Dieu toutesfois et quantes qu’il veut donner voye à sa providence, mesmes és choses externes, fleschit et tourne la volonté des hommes à son plaisir : et que leur élection à choisir n’est pas tellement libre, que Dieu ne domine par-dessus. Vueillons ou non, l’expérience journelle nous contraindra d’estimer que nostre cœur est plustost conduit par le mouvement de Dieu, que par son élection et liberté : veu que souvent la raison et entendement nous défaut en choses qui ne sont point trop difficiles à cognoistre, et perdons courage en choses qui sont aisées à faire : au contraire, en choses très-obscures et douteuses nous délibérons sans difficulté, et sçavons comment nous en devons sortir : en choses de grande conséquence et de grand danger, le courage nous y demeure ferme et sans crainte. D’où procède cela, sinon que Dieu besongne tant d’une part que d’autre : Et de faict, j’entend en ceste manière ce que dit Salomon, Le Seigneur fait que l’aureille oye : et que l’œil voye. Car il ne me semble point advis que là il parle de la création, mais de la grâce spéciale que Dieu fait aux hommes de jour en jour. D’avantage, quand il dit que le Seigneur tient le cœur des rois en sa main, comme un ruisseau d’eau, et qu’il les fait couler quelque part que bon luy semble Prov. 20.12 ; 21.1 : il n’y a point de doute qu’il ne comprene tous hommes sous une espèce. Car s’il y a homme duquel la volonté soit exemptée de toute sujétion, ce privilége-là appartient au Roy par-dessus tous, duquel la volonté gouverne les autres. Si doncques la volonté du Roy est conduite par la main de Dieu, la nostre ne sera point exemptée de ceste condition. De quoy il y a une belle sentence en sainct Augustin[a], L’Escriture, dit-il, si on la regarde diligemment, monstre que non-seulement les bonnes volontez des hommes, lesquelles Dieu a créées en leur cœur : et les ayant créées, les conduit à bonnes œuvres et à la vie éternelle, sont en la puissance de Dieu : mais aussi toutes celles qui appartienent à la vie présente : et tellement y sont, qu’il les encline selon son plaisir çà ou là : ou pour proufiter à leurs prochains, ou pour leur nuire, quand il veut faire quelques chastimens : et tout cela fait-il par son jugement occulte, et néantmoins juste.

[a] Au livre De la Grâce et du Franc arbitre, à Valent, chap. II.

2.4.8

Or il faut yci que les lecteurs se souvienent, qu’il ne faut pas estimer la faculté du libéral arbitre de l’homme par l’événement des choses, comme font aucuns ignorans. Car il leur semble bien advis qu’ils peuvent prouver la volonté des hommes estre en servitude, d’autant que les choses ne vienent point au souhait des plus grans Princes du monde, et que le plus souvent ils ne peuvent venir à bout de leurs entreprises. Or la puissance et liberté dont il est question maintenant, doit estre considérée en l’homme, et non pas estimée, par les choses de dehors. Car quand on dispute du libéral arbitre, on ne débat point s’il est loisible à l’homme d’accomplir et exécuter ce qu’il a délibéré, sans que rien le puisse empescher : mais on demande si en toutes choses il a libre élection en son jugement, pour discerner le bien et le mal, et approuver l’un et rejetter l’autre : ou pareillement s’il a libre affection en sa volonté, pour appéter, chercher et suivre le bien, hayr et éviter le mal. Car si cela pouvoit estre en l’homme, il ne seroit pas moins libre estant enfermé en une prison, que dominant par toute la terre.

 

Chapitre V
Combien les objections qu’on ameine pour défendre le franc arbitre sont de nulle valeur.

2.5.1

Nous aurions assez parlé de la servitude de l’âme humaine, n’estoit que ceux qui taschent de la séduire d’une fausse opinion de liberté, ont leurs raisons au contraire pour impugner nostre sentence. Premièrement, ils amassent quelques absurditez pour la rendre odieuse, comme si elle répugnoit au sens commun des hommes : puis ils usent de tesmoignages de l’Escriture, pour la convaincre. Selon cest ordre nous leur respondrons. Ils arguent doncques ainsi, Que si le péché est de nécessité, ce n’est plus péché : s’il est volontaire, qu’il se peut éviter. C’estoit le baston qu’avoit Pélagius pour combatre sainct Augustin, et toutesfois nous ne voulons point pour cela que leur raison n’ait point d’audience, jusques à ce que nous l’aurons réfutée. Je nie doncques que le péché laisse d’estre imputé pour péché, d’autant, qu’il est nécessaire. Je nie d’autre part qu’il s’ensuive qu’on puisse éviter le péché, s’il est volontaire. Car si quelqu’un veut s’aider de ceste couverture, pour plaider contre Dieu, comme si c’estoit un bon subterfuge, de dire qu’il n’a peu autrement faire, il aura incontinent sa response preste, asçavoir celle que nous avons desjà amenée : que si les hommes estans asservis à péché, ne peuvent vouloir que mal, cela ne vient point de leur création première, mais de la corruption qui est survenue. Car dont vient la débilité dont les malins se couvriroyent volontiers, sinon qu’Adam de son bon gré s’est assujety à la tyrannie du diable ? Voylà doncques dont vient la perversité laquelle nous tient tous serrez en ses liens : c’est que le premier homme s’est révolté de son Créateur. Si tous sont à bon droict tenus coulpables de telle rébellion, qu’ils ne pensent point s’excuser sous ombre de nécessité, en laquelle on voit cause très-évidente de leur damnation. Ce que j’ay exposé par cy-devant : et ay amené l’exemple des diables, par lequel il appert que ceux qui pèchent par nécessité ne laissent pas de pécher volontairement : comme à l’opposite, combien que les saincts Anges ayent une volonté indéclinable du bien, si ne laisse-elle pas d’estre volonté. Ce que sainct Bernard a prudemment considéré, en disant que nous sommes d’autant plus misérables, pource que la nécessité est volontaire : laquelle néantmoins nous tient estreints sous son joug, en sorte que nous sommes serfs de péché[b]. L’autre partie de leur argument n’est pas valable, entant qu’ils prétendent que tout ce qui se fait volontairement, soit fait en plene liberté. Car cy-dessus nous avons prouvé que plusieurs choses se font volontairement, desquelles l’élection n’est pas libre.

[b] Serm. LXXXI, In Cantic.

2.5.2

Ils disent après, que si les vices et vertus ne procèdent de libre élection, il n’est point convenable que l’homme soit rémunéré ou puny. Combien que cest argument soit prins d’Aristote, toutesfois je confesse que sainct Chrysostome et sainct Hiérosme en usent quelque part[c]. Combien que Hiérosme ne dissimule pas qu’il a esté aussi bien familier aux Pélagiens, desquels il récite les paroles qui s’ensuivent : Que si la grâce de Dieu besongne en nous, icelle sera rémunérée, et non pas nous, qui ne travaillons point. Quant est des punitions que Dieu fait des maléfices, je respon qu’elles nous sont justement deues, puis que la coulpe de péché réside en nous. Car il ne chaut si nous péchons d’un jugement libre ou servile, moyennant que ce soit de cupidité volontaire : principalement veu que l’homme est convaincu d’estre pécheur, entant qu’il est sous la servitude de péché. Quant est du loyer de bien faire, quelle absurdité est-ce, si nous confessons qu’il nous soit donné plus par la bénignité de Dieu, que rendu pour nos mérites ? Combien de fois est répétée ceste sentence en sainct Augustin, Que Dieu ne couronne point nos mérites en nous, mais ses dons ? et que le loyer qui nous vient n’est pas ainsi appelé, pource qu’il soit deu à nos mérites, mais pource qu’il est rétribué aux grâces qui nous avoyent esté au paravant conférées ? C’est bien regardé à eux, d’entendre que les mérites n’ont plus de lieu, sinon que les bonnes œuvres procèdent de la propre vertu de l’homme. Mais de trouver cela tant estrange, c’est une mocquerie. Car sainct Augustin ne doute point d’enseigner pour un article certain, ce qu’ils trouvent tant hors de raison : comme quand il dit, Quels sont les mérites de tous hommes ? Quand Jésus-Christ vient, non point avec un loyer, qui fust deu, mais avec sa grâce gratuite, il les trouve tous pécheurs, luy seul franc de pêchez, et en affranchissant les autres[d]. Item, Si ce qui t’est deu t’est rendu, tu dois estre puny : mais qu’est-ce qui se fait ? Dieu ne te rend point la peine qui t’estoit deue, mais il te donne la grâce qui ne l’appartenoit point. Si tu te veux exclurre de la grâce de Dieu, vante-toy de tes mérites[e]. Item, Tu n’es rien de toy : les péchez sont tiens, les mérites sont à Dieu. Tu dois estre puny : et quand Dieu te rendra le loyer de vie, il couronnera ses dons, non pas tes mérites[f]. A ce mesme propos il enseigne ailleurs que la grâce ne vient point de mérite, mais le mérite vient de la grâce. Et tantost après il conclud que Dieu précède tous mérites par ses dons, afin que ses autres mérites suivent : et que du tout il donne gratuitement ce qu’il donne, pource qu’il ne trouve nulle cause de sauveur[g. Mais c’est chose superflue d’en faire plus long récit, veu que ses livres sont pleins de telles sentences. Toutesfois encore l’Apostre les délivrera de ceste folle fantasie, s’ils veulent escouter de quel principe il déduit nostre béatitude, et la gloire éternelle que nous attendons. Ceux que Dieu a ésleus, dit-il, il les a appelez : ceux qu’il a appelez, il les a justifiez : ceux qu’il a justifiez, il les a glorifiez. Pourquoy doncques sont couronnez les fidèles Rom. 8.30 ; 2Tim. 4.8 ? Certes selon l’Apostre, d’autant que par la miséricorde du Seigneur, et non par leur industrie, ils ont esté esleus, appelez et justifiez. Pourtant, que ceste folle crainte soit ostée, qu’il n’y aura plus nul mérite si le franc arbitre n’est soustenu. Car c’est une mocquerie de fuyr ce à quoy l’Escriture nous meine. Si tu as receu toutes choses, dit sainct Paul, pourquoy te glorifies-tu comme si tu ne les avois point receues 1Cor. 4.7 ? Nous voyons qu’il oste toute vertu au libéral arbitre, afin de destruire tous mérites : néantmoins selon que Dieu est riche et libéral à bien faire, et que sa libéralité ne s’espuise jamais, il rémunère les grâces qu’il nous a conférées, comme si c’estoyent vertus venantes de nous : pource qu’en nous les donnant, il les a faites nostres.

[c] In Epist. ad Ctesiphon., et Dial. I.
[d] In Psalms XXXI.
[e] In Psalms LXX.
[f] Epist. LII.
[g] De verbis Apostol., Sermo XV.

2.5.3

Ils allèguent conséquemment une objection, laquelle semble estre prinse de sainct Chrysostome : Que s’il n’estoit en nostre faculté d’eslire le bien et le mal, il faudroit que tous hommes fussent bons, ou tous meschans : veu qu’ils ont une mesme nature[h]. A quoy s’accorde le dire de celuy qui a escrit le livre intitulé De la vocation des Gentils, qu’on attribue à sainct Ambroise : C’est que nul jamais ne déclineroit de la foy, sinon que la grâce de Dieu laissast la volonté de l’homme muable[i]. En quoy je m’esmerveille comment si grans personnages se sont abusez. Car comment Chrysostome n’a-il réputé que c’est l’élection de Dieu, laquelle discerne ainsi entre les hommes ? Certes nous ne devons avoir honte de confesser ce que sainct Paul afferme tant certainement, que tous sont pervers et adonnez à malice Rom. 3.10 : mais nous adjoustons quant et quant avec luy, que la miséricorde de Dieu subvient à aucuns, afin que tous ne demeurent point en perversité. Comme ainsi soit doncques que naturellement nous soyons atteints d’une mesme maladie, il n’y en a de garantis sinon ceux ausquels il plaist à Dieu de remédier. Les autres, que par son juste jugement il abandonne, demeurent en leur pourriture jusques à ce qu’ils soyent consumez : et ne procède d’ailleurs, que les uns poursuivent jusques à la fin, les autres défaillent au milieu du chemin. Car de faict, la persévérance est un don de Dieu, lequel il n’eslargit pas à tous indifféremment, mais à qui bon luy semble : Si on demande la raison de ceste différence, pourquoy les uns persévèrent constamment, et les autres sont ainsi muables : il ne s’en trouvera point d’autre, sinon que les premiers sont maintenus par la vertu de Dieu, à ce qu’ils ne périssent point : les seconds n’ont point une mesme force, d’autant qu’il veut monstrer en eux exemple de l’inconstance humaine.

[h] Hom. XXII, In Gen.
[i] Lib. II, cap IV.

2.5.4

Ils arguent aussi, que toutes exhortations sont frustratoires, qu’il n’y a nulle utilité en admonitions, que les répréhensions sont ridicules, s’il n’est en la puissance du pécheur d’y obtempérer. Pource qu’on objectoit jadis ces choses à sainct Augustin, il fut contraint de publier le livre intitulé De correction et grâce : auquel combien qu’il responde amplement à tout, néantmoins il réduit la question à ceste somme : homme, recognoy en ce qui est commandé, que c’est que tu dois faire : en ce que tu es reprins de ne l’avoir fait, cognoy que la vertu te défaut par ton vice : en priant Dieu, cognoy dont il te faut recevoir ce qui t’est mestier. Le livre qu’il a intitulé De l’esprit et de la lettre, revient quasi à une mesme fin : c’est que Dieu n’a point mesuré ses commandemens selon les forces humaines : mais après avoir commandé ce qui estoit juste, il donne gratuitement à ses esleus la faculté de le pouvoir accomplir : de quoy il n’est jà mestier de beaucoup débatre. Premièrement nous ne sommes point seuls à soustenir ceste cause, mais Christ et tous ses Apostres. Pourtant, que nos adversaires regardent comment ils viendront au-dessus, entreprenans ce combat contre telles parties. Combien que Christ ait déclairé que sans luy nous ne pouvons rien Jean 15.5 : néantmoins il ne laisse pour cela de reprendre ceux qui font mal hors luy, et ne laisse d’exhorter un chacun à bonnes œuvres. Combien sainct Paul reprend-il asprement les Corinthiens, pource qu’ils ne vivoyent point charitablement 1Cor. 3.3 : toutesfois après il prie Dieu de les rendre charitables. Il testifie aux Romains que la justice n’est point au vouloir ny en la course de l’homme mais en la miséricorde de Dieu Rom. 9.16 : toutesfois il ne laisse pas après de les admonester, exhorter et corriger. Que n’advertissent-ils doncques le Seigneur de ne perdre sa peine, en requérant des hommes sans propos ce que luy seul leur peut donner, en les reprenant de ce qu’ils commettent par le seul défaut de sa grâce ? Que ne remonstrent-ils à sainct Paul, qu’il doit pardonner à ceux qui n’ont point en leurs mains de vouloir le bien ou l’accomplir, sinon par la miséricorde de Dieu, laquelle leur défaut quand ils faillent ? Mais toutes ces folies n’ont point de lieu, veu que la doctrine de Dieu est fondée en trop bonne raison, mais qu’elle soit bien considérée. Il est bien vray que sainct Paul monstre que la doctrine, et exhortation, et objurgation ne proufitent guères de soy à changer le cœur de l’homme, quand il dit que celuy qui plante n’est rien, et celuy qui arrouse n’est rien : mais que toute l’efficace gist au Seigneur, qui donne accroissement 1Cor. 3.7. Nous voyons aussi comment Moyse ratifie estroitement les préceptes de la Loy : comment les Prophètes insistent ardemment, et menacent les transgresseurs : toutesfois pour cela ils ne laissent point de confesser que les hommes commencent d’estre bien entendus, quand le cœur leur est donné pour entendre : que c’est le propre de Dieu de circoncir les cœurs, et les convertir de pierre en chair : que c’est luy qui escrit sa Loy en nos entrailles : brief, que c’est luy qui en renouvelant nos âmes, donne efficace à sa doctrine.

2.5.5

De quoy doncques servent les exhortations, dira quelqu’un ? Je respon que si elles sont mesprisées d’un cœur obstiné, elles luy seront en tesmoignage pour le convaincre, quand ce viendra au jugement de Dieu. Et mesmes la mauvaise conscience en est touchée et pressée en la vie présente. Car combien qu’elle s’en mocque, elle ne les peut pas réprouver. Si on objecte, Que fera doncques le pauvre pécheur, veu que la promptitude de cœur, laquelle estoit requise pour obéir, luy est desniée ? Je respon à cela, Comment pourra-il tergiverser, veu qu’il ne peut imputer la dureté de son cœur, sinon à soy-mesme ? Parquoy les meschans, combien qu’ils désireroyent d’avoir en jeu et risée les préceptes et advertissemens de Dieu, s’il leur estoit possible, sont confondus, veulent-ils ou non, par la vertu d’iceux. Mais la principale utilité doit estre considérée és fidèles : ausquels jà soit que le Seigneur face tout par son Esprit, toutesfois il use de l’instrument de sa Parole, pour accomplir son œuvre en eux, et en use avec efficace. Quand doncques cela sera résolu, comme il doit estre, que toute la vertu des justes est située en la grâce de Dieu, selon le dire du Prophète, Je leur donneray un cœur nouveau pour cheminer en mes commandemens Ezéch. 11.19-20 : si quelqu’un demande pourquoy on les admoneste de leur devoir, et pourquoy on ne les laisse à la conduite du sainct Esprit : pourquoy on les pousse par exhortation, veu qu’ils ne se peuvent haster d’avantage que l’Esprit les incite : pourquoy on les corrige quand ils ont failly, veu qu’ils sont nécessairement trébuschez par l’infirmité de leur chair : nous avons à respondre, Homme, qui es-tu qui veux imposer loy à Dieu ? S’il nous veut préparer par exhortation à recevoir la grâce d’obéir à son exhortation, qu’est-ce que tu as à reprendre ou mordre en cest ordre et manière ? Si les exhortations ne proufitoyent d’autre chose entre les fidèles, sinon pour les rédarguer de péché, encores ne devroyent-elles estre réputées inutiles. Or maintenant, puis qu’elles proufitent grandement à enflamber le cœur en amour de justice : au contraire, à haine et desplaisir de péché, entant que le sainct Esprit besongne au dedans, quand il use de cest instrument extérieur au salut de l’homme, qui osera les rejetter comme superflues ? Si quelqu’un désire une response plus claire, je luy donneray la solution en brief : c’est que Dieu besongne doublement en nous, au dedans par son Esprit, au dehors par sa Parole. Que par son Esprit en illuminant les entendemens, formant les cœurs en amour de justice et innocence, il régénère l’homme en nouvelle créature : par sa Parole il esmeut et incite l’homme à désirer et chercher ceste rénovation. En l’un et en l’autre il démonstre la vertu de sa main, selon l’ordre de sa dispensation. Quand il addresse icelle mesme Parole aux iniques et réprouvez, combien qu’elle ne leur tourne à correction, néantmoins il la fait valoir à autre usage : c’est afin qu’ils soyent à présent pressez en leurs consciences, et au jour du jugement soyent d’autant plus inexcusables. Suivant ceste raison nostre Seigneur Jésus, combien qu’il prononce que nul ne peut venir à luy sinon que le Père l’y attire Jean 6.44-45 : et que les esleus y vienent après avoir entendu et apprins du Père : ne laisse pas toutesfois de faire l’office de docteur, mais invite par sa voix ceux qui ont besoin d’estre enseignez par le sainct Esprit, pour proufiter en ce qu’ils oyent. Quant aux réprouvez, sainct Paul déclaire que la doctrine n’est pas inutile, entant qu’elle leur est odeur de mort à mort : et ce pendant est odeur souefve devant Dieu 2Cor. 2.16.

2.5.6

Ils mettent grand’peine a recueillir force tesmoignages de l’Escriture, afin que s’ils ne peuvent vaincre par en avoir de meilleurs et plus propres que nous, que pour le moins ils nous puissent accabler de la multitude. Mais c’est comme si un capitaine assembloit force gens qui ne fussent nullement duits à la guerre pour espovanter son ennemy. Devant que les mettre en œuvre, ils feroyent grand’monstre : mais s’il faloit venir en bataille, et joindre contre son ennemy, on les feroit fuir du premier coup. Ainsi il nous sera facile de renverser toutes leurs objections, qui n’ont qu’apparence d’ostentation vaine. Et pource que tous les passages qu’ils allèguent se peuvent réduire en certains ordres ou rangs : quand nous les aurons ainsi rangez sous une response nous satisferons à plusieurs : par ainsi il ne sera point nécessaire de les soudre l’un après l’autre. Ils font un grand bouclier des préceptes de Dieu, lesquels ils pensent estre tellement proportionnez à nostre force, que tout ce qui y est requis nous le puissions faire. Ils en assemblent doncques un grand nombre, et par cela mesurent les forces humaines. Car ils arguent ainsi : Ou Dieu se mocque de nous, quand il nous commande saincteté, piété, obéissance, chasteté, dilection, et mansuétude : et quand il nous défend immondicité, idolâtrie, impudicité, ire, rapine, orgueil et choses semblables : ou il ne requiert sinon ce qui est en nostre puissance. Or tous les préceptes qu’ils amassent ensemble, se peuvent distinguer en trois espèces : les uns commandent que l’homme se convertisse à Dieu : les autres simplement recommandent l’observation de la Loy : les autres commandent de persévérer en la grâce de Dieu desjà receue. Traittons premièrement de tous en général, puis nous descendrons aux espèces. Je confesse qu’il y a long temps que c’est une chose vulgaire de mesurer les facultez de l’homme par ce que Dieu commande, et que cela a quelque couleur de raison : néantmoins je dy qu’il procède d’une grande ignorance. Car ceux qui veulent monstrer que ce seroit chose fort absurde, si l’observation des commandemens estoit impossible à l’homme, usent d’un argument trop infirme : c’est qu’autrement la Loy seroit donnée en vain. Voire, comme si sainct Paul n’avoit jamais parlé d’icelle. Car je vous prie, que veulent dire les sentences qu’il nous en baille ? Que la Loy a esté donnée pour augmenter les transgressions : que par la Loy vient la cognoissance de péché : que la Loy engendre péché : qu’elle est survenue pour multiplier le péché Gal. 3.19 ; Rom. 3.20 ; 7.7. Est-ce à dire qu’il falust qu’elle eust une correspondance avec nos forces, pour n’estre point donnée en vain ? Plustost sainct Paul monstre en tous ces passages, que Dieu nous a commandé ce qui estoit par-dessus nostre vertu, pour nous convaincre de nostre impuissance. Certes selon la définition que luy-mesme baille de la Loy, le but et l’accomplissement d’icelle est charité : de laquelle il prie Dieu remplir les cœurs des Thessaloniciens 1Tim. 1.5 ; 1Thess. 3.12. En quoy il signifie que la Loy batroit nos aureilles en vain et sans fruit, sinon que Dieu inspirast en nos cœurs ce qu’elle enseigne.

2.5.7

Certes si l’Escriture n’enseignoit autre chose, sinon que la Loy est reigle de vie, à laquelle nos œuvres doivent estre compassées : j’accorderoye incontinent sans difficulté à leur opinion : mais puis qu’elle, nous explique diligemment plusieurs et diverses utilitez d’icelle, nous devons plustost nous arrester à ceste interprétation, qu’à nos fantasies. Entant qu’il appartient à ceste question : si tost que la Loy nous a ordonné ce que nous avons à faire, elle enseigne quant et quant que la faculté d’obéir procède de la grâce de Dieu. Pourtant elle nous enseigne de la demander par prières. Si nous n’y voyons que simples commandemens, et nulle promesse, il nous faudroit esprouver nos forces, veoir si elles seroyent suffisantes pour cela faire : mais puis qu’avec les commandemens sont conjoinctes les promesses, lesquelles déclairent non-seulement que nous avons mestier d’avoir l’aide de Dieu pour nostre support, mais qu’en sa grâce gist toute nostre vertu, elles démonstrent assez que non-seulement nous ne sommes pas suffisans, mais du tout inhabiles à observer la Loy. Pourtant qu’on ne s’arreste plus à ceste proportion de nos forces avec les commandemens de Dieu, comme s’il eust compassé à nostre imbécillité et petitesse la reigle de justice qu’il vouloit donner : mais plustost que par les promesses nous réputions combien nous sommes mal prests, veu qu’en tout et par tout nous avons si grand besoin de sa grâce. Mais à qui persuadera-on, disent-ils, que Dieu ait addressé sa Loy à des troncs ou des pierres ? Je dy que nul ne veut persuader cela : car les meschans ne sont point pierres ou troncs, quand estans enseignez par la Loy, que leurs concupiscences contrarient à Dieu, ils se rendent coulpables en leurs consciences propres : ne pareillement les fidèles, quand estans advertis de leur foiblesse, ont recours à la grâce de Dieu. A quoy appartienent ces sentences de sainct Augustin, Que Dieu commande ce que nous ne pouvons faire, afin que nous sçachions ce que nous devons demander de luy. Item ; L’utilité des préceptes est grande, si le libéral arbitre est tellement estimé, que la grâce de Dieu en soit plus honorée[j]. Item, La foy impètre ce que la Loy impère. Et de faict, c’est pour cela que la Loy commande, afin que la foy impètre ce que la Loy a commandé. Mesmes Dieu requiert la foy de nous, et ne trouve point ce qu’il requiert, sinon qu’il l’y ait mis pour l’y trouver. Item, que Dieu donne ce qu’il commande, et qu’il commande ce qu’il voudra[k].

[j] In Enchir. ad Laur., de grat. et libero arbitr., c. XVI.
[k] Hom. XXIX. In Joan. ; Epist. XXIV.

2.5.8

Cela apparoistra mieux en considérant les trois espèces de commandemens dont nous avons parlé. Le Seigneur requiert souvent, tant en la Loy comme aux Prophètes, qu’on se convertisse à luy : mais le Prophète respond d’un autre costé : Converty-moi Seigneur, et je seray converty. Depuis que tu m’as converty, j’ay fait pénitence Joël 2.12 ; Jér. 31.18, etc. Il nous commande aussi de circoncir nos cœurs : mais il dénonce par Moyse que ceste circoncision est faite de sa main. Il requiert plusieurs fois des hommes nouveau cœur : mais il tesmoigne que c’est luy seul qui le renouvelle Deut. 10.16 ; 30.6 ; Ezéch. 36.26. Or comme dit sainct Augustin, ce que Dieu promet nous ne le faisons point par nature, ne par nostre franc arbitre, mais luy le fait par sa grâce. Et c’est la cinquième reigle qu’il note entre les reigles de la doctrine chrestienne, Qu’on doit observer en l’Escriture, de bien distinguer entre la Loy et les promesses, entre les commandemens et la grâce[l]. Que diront maintenant ceux qui allèguent les préceptes de Dieu pour magnifier la puissance de l’homme, et esteindre la grâce de Dieu, par laquelle seule nous voyons que les préceptes sont accomplis ? La seconde manière des préceptes que nous avons dite, est simple : asçavoir d’honorer Dieu, servir et adhérer à sa volonté, observer ses mandemens, suivre sa doctrine. Mais il y a des tesmoignages infinis, que tout ce que nous pouvons avoir de justice, saincteté, piété, pureté, est don gratuit venant de luy. Quant au troisième genre, nous en avons exemple en l’exhortation de sainct Paul et Barnabas, qu’ils faisoyent aux fidèles, de persévérer en la grâce de Dieu Actes 13.43. Mais en un autre lieu sainct Paul monstre dont procède ceste vertu : Soyez, dit-il, fermes, mes frères, par la vertu du Seigneur. Il défend d’autre part de contrister l’Esprit de Dieu, duquel nous sommes scellez en attendant nostre rédemption Ephés. 6.10 ; 4.30. Mais ce qu’il commande là, en un autre lieu il le demande par prière au Seigneur, d’autant qu’il n’est pas en la faculté des hommes : suppliant le Seigneur de rendre les Thessaloniciens dignes de sa vocation et accomplir en eux ce qu’il avoit déterminé par sa bonté, et mener à fin l’œuvre de la foy 2Thess. 1.11. Semblablement en la seconde des Corinthiens, traittant des aumosnes, il loue par plusieurs fois leur bonne volonté : mais tantost après il rend grâces à Dieu de ce qu’il a mis au cœur de Tite, de prendre la charge de les exhorter 2Cor. 8.11, 16. Si Tite n’a peu mesmes ouvrir la bouche pour inciter les autres, sinon d’autant que Dieu luy a suggéré : comment les auditeurs seront-ils induits à bien faire, sinon que Dieu touche leurs cœurs ?

[l] Lib. De doctrina christiana, III.

2.5.9

Les plus fins et malicieux cavillent ces tesmoignages, pource que cela n’empesche pas, comme ils disent, que nous ne conjoingnions nos forces avec la grâce de Dieu : et qu’ainsi il aide nostre infirmité. Ils ameinent aucuns lieux des Prophètes, où il semble que Dieu partisse la vertu de nostre conversion entre luy et nous : comme cestuy-cy, Convertissez-vous à moy, et je me convertiray à vous Zach. 1.3. Nous avons cy-dessus monstré quelle aide nous avons de Dieu, et n’est jà besoin de le réitérer en cest endroict, veu qu’il n’est yci question que de monstrer que c’est en vain que nos adversaires mettent en l’homme la faculté d’accomplir la Loy, à cause que Dieu nous commande l’obéissance d’icelle : veu qu’il appert que la grâce de Dieu est nécessaire pour accomplir ce qu’il commande, et qu’elle nous est promise à ceste fin. Car de là il appert que pour le moins nous sommes redevables de plus que nous ne pouvons faire. Et ils ne peuvent eschapper par quelque tergiversation que ce soit, de ceste sentence de Jérémie, que l’alliance de Dieu faite avec le peuple ancien a esté de nulle vigueur, et est décheute, pource qu’elle gisoit seulement en la lettre : et qu’elle ne peut estre ferme, sinon quand l’Esprit est adjousté à la doctrine pour nous y faire obéir Jér. 31.32. Quant est de ceste sentence, Convertissez-vous à moy, et je me convertiray à vous : elle ne proufite de rien pour confermer leur erreur. Car par la conversion de Dieu, il ne faut pas entendre la grâce dont il renouvelle nos cœurs à saincte vie, mais celle dont il testifie son bon vouloir et dilection envers nous, en nous faisant prospérer : comme il est dit qu’il s’eslongne de nous quand il nous afflige. Pource doncques que le peuple d’Israël, ayant esté longuement en misère et calamité, se complaignoit que Dieu estoit destourné de luy : il respond que sa faveur et libéralité ne leur défaudra point, s’ils se retournent à droicture de vie, et à luy-mesme, qui est la reigle de toute justice. C’est doncques dépraver ce lieu que de le tirer à ceste sentence, comme si par cela l’efficace de nostre conversion estoit partie entre Dieu et nous. Nous avons passé légèrement ceste question, à cause qu’il la faudra encore déduire au traitté de la Loy.

2.5.10

Le second ordre de leurs argumens ne diffère pas beaucoup du premier. Ils allèguent les promesses, esquelles il semble que Dieu fasse paction avec nostre volonté : comme sont celles qui s’ensuivent : Cherchez droicture, et non point malice : et vous vivrez. Item, Si vous voulez m’escouter, je vous donneray affluence de bien : mais si vous ne le voulez faire, je vous feray périr par le glaive. Item, Si tu ostes tes abominations de devant ma face, tu ne seras point deschassé : si tu escoutes la voix du Seigneur ton Dieu, pour faire et garder tous ses préceptes, il te fera le plus excellent peuple de la terre, et autres semblables Amos 5.14 ; Esaïe 1.19-20 ; Jér. 4.1 ; Deut. 28.1 ; Lév. 26.3. Ils pensent doncques que Dieu se mocqueroit de nous, en remettant à nostre volonté ces choses, si elles n’estoyent plenement en nostre pouvoir. Et de faict, ceste raison a grande apparence humainement. Car on peut déduire que ce seroit une cruauté à Dieu, de faire semblant qu’il ne tiene qu’à nous que nous ne soyons en sa grâce, pour recevoir tous biens de luy : et ce pendant que nous n’ayons nul pouvoir en cela, que ce seroit une chose ridicule, de nous présenter tellement ses bénéfices, que nous n’en puissions avoir aucune jouissance. Brief, on peut alléguer que les promesses de Dieu n’ont nulle certitude, si elles dépendent d’une impossibilité pour n’estre jamais accomplies. Quant est de telles promesses lesquelles ont une condition impossible, adjoincte, nous en parlerons ailleurs : tellement qu’il apparoistra, combien que l’accomplissement en soit impossible, que néantmoins il n’y a nulle absurdité. Quant est de la question présente, je nie que le Seigneur soit cruel ou inhumain envers nous, quand il nous exhorte à mériter ses grâces et bénéfices, combien qu’il nous cognoisse impuissans à ce faire. Car comme ainsi soit que les promesses soyent offertes aux fidèles et aux meschans, elles ont leur utilité tant envers les uns que les autres. Car comme le Seigneur par ces préceptes poind et resveille les consciences des iniques, afin qu’ils ne se flattent point en leurs péchez par nonchalance de son jugement : ainsi aux promesses il les fait tesmoins combien ils sont indignes de sa bénignité. Qui est-ce qui niera cela estre convenable, que Dieu face bien à ceux qui l’honorent, et qu’il se venge rigoureusement des contempteurs de sa majesté ? Nostre Seigneur doncques fait droictement en proposant ceste condition aux iniques, qui sont détenus captifs sous le joug de péché, que quand ils se retireront de leur mauvaise vie, il leur envoyera tous biens : et n’y eust-il que ceste raison, afin qu’ils entendent que c’est à bon droict qu’ils sont exclus des biens deus aux serviteurs de Dieu. D’autre part, puis qu’il veut stimuler ses fidèles en toutes sortes à implorer sa grâce, ce ne doit pas estre chose fort estrange s’il en fait autant en ses promesses, comme nous avons n’aguères monstré qu’il en fait en ses commandemens. Quand il nous enseigne par ses préceptes, de sa volonté, il nous admoneste de nostre misère, nous donnant à cognoistre combien nous répugnons à tout bien : ensemble il nous pousse à invoquer son Esprit, peur estre dirigez en droicte voye. Mais pource que nostre paresse n’est pas assez esmeue par ces préceptes, il adjouste ses promesses, par la douceur desquelles il nous induit à aimer ce qu’il nous commande. Or d’autant que nous aimons plus la justice, d’autant sommes-nous plus fervens à chercher la grâce de Dieu. Voylà comment, par ces protestations que nous avons dites, Dieu ne nous attribue point la faculté de faire ce qu’il dit, et néantmoins ne se mocque point de nostre foiblesse : veu qu’en cela il fait le proufit de ses serviteurs, et rend les iniques plus damnables.

2.5.11

Le troisième ordre a quelque affinité avec les précédens. Car ils produisent les passages esquels Dieu reproche au peuple d’Israël qu’il n’a tenu qu’à luy qu’il ne se soit entretenu en bon estat. Comme quand il dit, Amalec et les Chananéens sont devant vous, par le glaive desquels vous périrez, entant que vous n’avez point voulu acquiescer au Seigneur. Item, Pource que je vous ay appelez et n’avez point respondu, je vous destruiray comme j’ay fait Silo. Item, Ce peuple n’a point escouté la voix de son Dieu, et n’a point receu sa doctrine, pourtant il a esté rejetté. Item, A cause que vous avez endurcy vostre cœur, et n’avez point voulu obéir au Seigneur, tous ces maux vous sont advenus Nomb. 14.43 ; Jér. 7.13, 23 ; 32.23. Comment, disent-ils, toutes ces reproches conviendroyent-elles à ceux qui pourroyent incontinent respondre, Nous ne demandions que prospérer, nous craignions la calamité : ce que nous n’avons point obtempéré au Seigneur, et n’avons point escouté sa voix pour éviter le mal, et avoir meilleur traittement, cela s’est fait d’autant qu’il ne nous estoit pas libre, à nous qui sommes détenus en captivité dépêché. C’est doncques à tort que Dieu nous reproche le mal que nous endurons : lequel il n’estoit pas en nostre pouvoir d’éviter. Pour respondre à cela, laissant ceste couverture de nécessité, laquelle est frivole et de nulle importance, je demande s’ils se peuvent excuser qu’ils n’ayent fait faute. Car s’ils sont convaincus d’avoir failly, ce n’est pas sans cause que Dieu dit, qu’il a tenu à leur perversité qu’il ne les a entretenus en bonne fortune. Qu’ils me respondent doncques, s’ils peuvent nier que la cause de leur obstination n’ait esté leur volonté perverse. S’ils trouvent la source du mal en eux, qu’est-ce qu’ils taschent de chercher des causes d’iceluy ailleurs, pour faire à croire qu’ils ne sont point autheurs de leur ruine ? S’il est doncques vray que les pécheurs par leur propre vice sont privez des bénéfices de Dieu, et reçoivent punition de sa main, c’est à bon droict que ces reproches leur sont objectées par sa bouche, afin que s’ils persistent en leur mal, ils apprenent d’accuser leur iniquité comme cause de leur misère, plustost que vitupérer Dieu comme trop rigoureux. S’ils ne sont point du tout endurcis, et se peuvent rendre dociles, qu’ils conçoivent desplaisir et haine de leurs péchez, à cause desquels ils se voyent misérables : ainsi se réduisent en bonne voye, et confessent estre véritable ce que Dieu remonstre en les reprenant. Car il apparoist par l’oraison de Daniel Daniel. 9.1, que telles remonstrances ont proufité à ceste fin envers les fidèles. Quant à la première utilité, nous en voyons l’exemple aux Juifs, ausquels Jérémie par le commandement de Dieu remonstre la cause de leurs misères : combien qu’il ne peust advenir que ce qui avoit esté prédit de Dieu, c’est asçavoir qu’il leur diroit ces paroles, et ne l’escouteroyent point : qu’il les appelleroit, et ne luy respondroyent point Jér. 7.27. Mais quel propos, dira quelqu’un, y a-il de parler aux sourds ? c’est afin que maugré qu’ils en ayent ils entendent ce qu’on leur dit estre vray, que c’est un sacrilège abominable d’imputer à Dieu la cause de leurs calamitez, laquelle réside en eux. Par ces trois solutions un chacun se pourra facilement despescher de tesmoignages infinis qu’assemblent les ennemis de la grâce de Dieu, tant des préceptes que des promesses légales, et des reproches que fait Dieu aux pécheurs, voulans establir un libéral arbitre en l’homme, lequel ne s’y peut trouver. Le Pseaume récite, pour faire honte aux Juifs, qu’ils sont une nation perverse, laquelle ne range point son cœur Ps. 78.8. En un autre passage le Prophète exhorte les hommes de son temps, de ne point endurcir leurs cœurs Ps. 95.8. Dont cela est bien dit, voire d’autant que toute la coulpe de rébellion gist en la perversité des hommes. Mais c’est sottement arguer, de dire que le cœur de l’homme, lequel est préparé de Dieu, se plie de soy-mesme ça et là. Le Prophète dit derechef, J’ay encline ou adonné mon cœur à garder tes commandemens Ps. 119.112 : voire d’autant qu’il s’estoit adonné à Dieu d’un courage franc et alaigre : mais si ne se vante-il point d’estre autheur d’une telle affection, laquelle au mesme Pseaume il confesse estre don de Dieu. Nous avons doncques à retenir l’advertissement de sainct Paul : c’est qu’il commande aux fidèles de faire leur salut avec crainte et tremblement, d’autant que c’est Dieu qui fait en eux et le vouloir et le parfaire Phil. 2.12. Il leur assigne bien l’office de mettre la main à l’œuvre, à ce qu’ils ne se plaisent point en leur nonchalance : mais en adjoustant que ce soit avec crainte et solicitude, il les humilie, et leur réduit en mémoire que ce qu’il leur commande de faire est l’œuvre propre de Dieu. Et par ce moyen il exprime que les fidèles besongnent passivement, s’il est licite d’ainsi parler : c’est qu’ils s’esvertuent d’autant qu’ils sont poussez, et que la faculté leur est donnée du ciel. Parquoy sainct Pierre, en nous exhortant d’adjouster vertu en foy 2Pi. 1.5, ne nous attribue point une portion de faire comme à part et de nous-mesmes rien qui soit, mais seulement il resveille la paresse de nostre chair, par laquelle souvent la foy est estouffée. A quoy respond le dire de sainct Paul, N’esteignez point l’Esprit 1Thess. 5.19. Car la paresse s’insinue continuellement pour nous desbaucher, si elle n’est corrigée. Si quelqu’un encores réplique, qu’il est doncques au pouvoir des fidèles de nourrir la clairté qui leur est donnée, cela peut estre aisément rebouté : pource que ceste diligence que sainct Paul requiert ne vient d’ailleurs que de Dieu. Car aussi il nous est souvent commandé de nous purger de toutes souilleures 2Cor. 7.1 : toutesfois le sainct Esprit se réserve ceste louange de nous consacrer en pureté. Brief, il appert assez par les mots de sainct Jehan, que ce qui appartient à Dieu seul nous est donné par forme d’ottroy : Quiconque, dit-il, est de Dieu, se garde 1Jean 5.18. Les prescheurs du franc arbitre prenent ce mot à la volée, comme si nous estions sauvez partie de la vertu de Dieu, partie de la nostre : comme si se garder et maintenir ne venoit point du ciel. Dont Jésus-Christ prie le Père qu’il nous garde de mal, ou du malin Jean 17.15. Et nous sçavons que les fidèles en bataillant contre Satan ne sont victorieux par autres armes, que celles dont Dieu les fournit. Parquoy sainct Pierre ayant commandé de purifier les âmes en l’obéissance de vérité, adjouste incontinent par manière de correction, En vertu de l’Esprit 1Pierre 1.22. Pour conclurre, sainct Jehan monstre en brief comment toutes forces humaines ne sont que vent ou fumée au combat spirituel, en disant que ceux qui sont engendrez de Dieu ne peuvent pécher, d’autant que la semence de Dieu demeure en eux 1Jean 3.9. Et il adjouste en l’autre passage la raison : c’est que nostre foy est la victoire pour vaincre le monde 1Jean 5.4.

2.5.12

Ils allèguent toutesfois un tesmoignage de la Loy de Moyse, qui semble advis fort répugner à nostre solution. Car après avoir publié la Loy, il protesta devant le peuple ce qui s’ensuit, Le commandement que je te baille aujourd’huy, n’est point caché, et n’est pas loin de toy, ny eslevé par-dessus le ciel : mais il est près de toy, en ta bouche et en ton cœur, à ce que tu le faces Deut. 30.11-14. Si cela estoit dit des simples commandemens, je confesse que nous aurions grande difficulté à y respondre. Car combien qu’on pourroit alléguer que cela est dit de la facilité d’entendre les commandemens, et non pas de les faire : néantmoins encores y auroit-il quelque scrupule. Mais nous avons un bon expositeur, qui nous en oste toute doute : c’est sainct Paul, lequel afferme que Moyse a yci parlé de la doctrine de l’Evangile Rom. 10.8. S’il y avoit quelque opiniastre qui répliquast que sainct Paul a destourné ce passage de son sens naturel, pour le tirer à l’Evangile : combien qu’on ne devroit point souffrir une si meschante parole, toutesfois nous avons de quoy défendre l’exposition de l’Apostre. Car si Moyse parloit seulement des préceptes, il décevoit le peuple d’une vaine confiance. Car qu’eussent-ils peu faire que se ruiner, s’ils eussent voulu observer la Loy de leur propre vertu, comme facile ? Où est-ce que sera ceste facilité, veu que nostre nature succombe en cest endroict, et n’y a celuy qui ne trébusche voulant marcher ? C’est doncques chose très certaine que Moyse par ces paroles a comprins l’alliance de miséricorde, qu’il avoit publiée avec la Loy. Car mesmes un peu au paravant il avoit tesmoigné qu’il faut que nos cœurs soyent circoncis de Dieu, à ce que nous l’aimions Deut. 30.6. Parquoy il ne met point ceste facilité dont il parle, en la vertu de l’homme : mais en l’aide et secours du sainct Esprit, lequel fait puissamment son œuvre en nostre infirmité. Combien qu’il ne faut pas encore entendre ce lieu simplement des préceptes, mais plustost des promesses évangéliques, lesquelles tant s’en faut qu’elles mettent en nous le pouvoir d’acquérir justice, que plus tost elles monstrent que nous n’en avons du tout point. Sainct Paul réputant cela, asçavoir que le salut nous est présenté en l’Evangile, non pas sous ceste condition tant dure et difficile, et mesmes du tout impossible, dont use la Loy, c’est asçavoir si nous accomplissons tous les commandemens : mais sous condition facile et aisée : applique le présent tesmoignage pour confermer combien la miséricorde de Dieu nous est libéralement mise entre les mains. Pourtant ce tesmoignage ne sert de rien pour establir une liberté en la volonté de l’homme.

2.5.13

Ils ont coustume d’objecter aucuns autres passages, ausquels il est monstré que Dieu retire quelquesfois sa grâce des hommes, pour considérer de quel costé ils se tourneront : comme quand il est dit en Osée, Je me retireray à part, jusques à tant qu’ils délibèrent en leurs cœurs de me suivre Osée 5.15. Ce seroit, disent-ils, une chose ridicule, que le Seigneur considérast asçavoir si les hommes suivront sa voye : n’estoit que leurs cœurs fussent capables d’encliner à l’un ou à l’autre, par leur propre vertu. Comme si cela n’estoit point accoustumé à Dieu, de dire par ses Prophètes qu’il rejettera son peuple et l’abandonnera, jusques à ce qu’il s’amende. Et de faict, regardons qu’ils veulent inférer de cela. Car s’ils disent que le peuple estant délaissé de Dieu, peut de soy-mesme se convertir, toute l’Escriture leur contredit. S’ils confessent que la grâce de Dieu soit nécessaire à la conversion de l’homme, ces passages ne leur servent de rien pour batailler contre nous. Mais ils diront qu’ils la confessent tellement nécessaire, que ce pendant la vertu de l’homme y peut quelque chose. D’où est-ce qu’ils le prenent ? Certes ce n’est point de ce lieu, ne de semblables : car ce sont deux choses bien diverses, que Dieu eslongne sa grâce de l’homme pour considérer ce qu’il fera estant délaissé : et qu’il subviene à son infirmité, pour confermer ses forces débiles. Mais ils demanderont, Que signifient doncques telles formes de parler ? Je respon qu’elles valent autant comme si Dieu disoit, Puis que je ne proufite de rien envers ce peuple rebelle, ne par admonitions, ne par exhortations, ne par répréhensions, je me retireray pour un peu, et en me taisant souffriray qu’il soit affligé : ainsi je verray si par longue calamité il se souviendra de moy, pour me chercher. Or quand il est dit que Dieu se reculera, c’est-à-dire qu’il retirera sa Parole. Quand il est dit qu’il considérera ce que feront les hommes en son absence : c’est-à-dire, que sans se manifester il les affligera pour quelque temps. Il fait l’un et l’autre pour nous plus humilier. Car il nous romproit plustost cent mille fois par ses chastimens et punitions, qu’il ne nous corrigeroit, sinon qu’il nous rendist dociles par son Esprit. Puis qu’ainsi est, c’est mal inféré de dire que l’homme ait quelque vertu de se convertir à Dieu, entant qu’il est dit que Dieu estant offensé de nostre dureté et obstination, retire sa Parole de nous (en laquelle il nous communique sa présence) et considère ce que nous pourrons faire de nous. Car il ne fait tout cela, sinon pour nous donner à cognoistre que nous ne sommes et ne pouvons rien de nous-mesmes.

2.5.14

Ils prenent aussi argument de la manière commune de parler dont non-seulement usent les hommes, mais aussi l’Escriture : c’est que les bonnes œuvres sont appelées nostres, et qu’il est dit que nous faisons le bien comme le mal. Or si les péchez nous sont imputez à bon droict, comme venans de nous, par mesme raison les bonnes œuvres nous doivent estre attribuées. Car ce ne seroit point parler par raison, de dire que nous faisons les choses ausquelles Dieu nous meut comme pierres, entant que nous ne le pouvons faire de nostre propre mouvement. Pourtant ils concluent que combien que la grâce de Dieu ait la principale vertu, néantmoins telles locutions signifient que nous avons quelque vertu naturelle à bien faire. S’il n’y avoit que la première objection, asçavoir que les bonnes œuvres sont appelées Nostres : je respondroye d’autre costé, que nous appelons le pain quotidien Nostre, lequel nous demandons nous estre donné de Dieu. Qu’est-ce doncques qu’on pourra prétendre de ce mot, sinon que ce qui ne nous estoit nullement deu est fait nostre par la libéralité infinie de Dieu ? Il faudroit doncques qu’il reprinssent nostre Seigneur en ceste forme de parler, ou qu’ils n’estimassent point chose fort estrange que les bonnes œuvres soyent appelées Nostres, esquelles nous n’avons rien, sinon par la largesse de Dieu. Mais la seconde objection est un peu plus forte : c’est asçavoir, que l’Escriture afferme souvent que les fidèles servent Dieu, gardent sa justice, obéissent à sa Loy, et appliquent leur estude à bien faire. Comme ainsi soit que cela soit le propre office de l’entendement et volonté humaine, comment conviendroit-il que cela fust attribué semblablement à l’Esprit de Dieu et à nous, s’il n’y avoit quelque conjonction de nostre puissance avec la grâce de Dieu ? Il nous sera facile de nous despestrer de tous ces argumens, si nous réputons droictement en quelle manière c’est que Dieu besongne en ses serviteurs. Premièrement, la similitude dont ils nous veulent grever, ne vient point yci à propos. Car qui est celuy si insensé, qui estime l’homme estre poussé de Dieu, comme nous jetions une pierre ? Certes cela ne s’ensuit point de nostre doctrine. Nous disons que c’est une faculté naturelle de l’homme, d’approuver, rejetter, vouloir, ne point vouloir, s’efforcer, résister : asçavoir d’approuver vanité, rejetter le vray bien, vouloir le mal, ne vouloir point le bien, s’efforcer à péché, résister à droicture. Qu’est-ce que fait le Seigneur en cela ? S’il veut user de la perversité de l’homme, comme d’un instrument de son ire, il la tourne et dresse où bon luy semble, afin d’exécuter ses œuvres justes et bonnes, par mauvaise main. Quand nous verrons doncques un meschant homme ainsi servir à Dieu, quand il veut complaire à sa meschanceté, le ferons-nous semblable à une pierre, laquelle est agitée par une impétuosité de dehors, sans aucun sien mouvement, ne sentiment, ne volonté ? Nous voyons combien il y a de distance. Que dirons-nous des bons, desquels il est principalement yci question ? Quand le Seigneur veut dresser en eux son règne, il refrène et modère leur volonté à ce qu’elle ne soit point ravie par concupiscence désordonnée, selon que son inclination naturelle autrement porte. D’autre part, il la fléchit, forme, dirige, et conduit à la reigle de sa justice, afin de luy faire appéter saincteté et innocence. Finalement il la conferme et fortifie par la vertu de son Esprit, à ce qu’elle ne vacille ou déchée. Suyvant laquelle raison sainct Augustin respond à telles gens, Tu me diras, Nous sommes doncques menez d’ailleurs, et ne faisons rien par nostre conduite. Tous les deux sont vrais, que tu es mené, et que tu te meines : et lors tu te conduis bien, si tu te conduis par celuy qui est bon. L’Esprit de Dieu qui besongne en toy, est celuy qui aide ceux qui besongnent. Ce nom d’Adjuteur monstre que toy aussi fais quelque chose. Voylà ses mots. Or au premier membre il signifie que l’opération de l’homme n’est point ostée par la conduite et mouvement du sainct Esprit, pource que la volonté qui est duite pour aspirer au bien, est de nature. Quant à ce qu’il adjouste, que par le mot d’Aide on peut recueillir que nous faisons aussi quelque chose : il ne le faut point tellement prendre, comme s’il nous attribuoit je ne say quoy séparément et sans la grâce de Dieu : mais afin de ne point flatter nostre nonchalance, il accorde tellement l’opération de Dieu avec la nostre, que le vouloir soit de nature : vouloir bien, soit de grâce. Pourtant il avoit dit un peu au paravant, Sans que Dieu nous aide non-seulement nous ne pourrons vaincre, mais non pas mesmes combatre.

2.5.15

Par cela il apparoist que la grâce de Dieu, selon que ce nom est prins quand on traitte de la régénération, est comme une conduite et bride de son Esprit pour dresser et modérer la volonté de l’homme. Or il ne la peut modérer, sans la corriger, réformer et renouveler. Pour laquelle cause nous disons que le commencement de nostre régénération est, que ce qui est de nous soit aboly. Pareillement il ne la peut corriger sans la mouvoir, pousser, conduire et entretenir. Pourtant nous disons, que toutes les bonnes actions qui en procèdent, sont entièrement de luy. Ce pendant nous ne nions pas estre très-véritable ce que dit sainct Augustin, Que nostre volonté n’est pas destruite par la grâce de Dieu, mais plustost réparée. Car l’un convient très-bien avec l’autre, de dire que la volonté de l’homme est réparée, quand après avoir corrigé la perversité d’icelle, elle est dirigée à la reigle de justice : et de dire qu’en ce faisant il y a une nouvelle volonté créée en l’homme, veu que la volonté naturelle est si corrompue et pervertie, qu’il faut qu’elle soit du tout renouvelée. Maintenant il n’y a rien qui empesche qu’on ne puisse dire, que nous faisons les œuvres lesquelles l’Esprit de Dieu fait en nous, encores que nostre volonté n’apporte rien du sien, et qui puisse estre séparé de la grâce. Pourtant qu’il nous souviene de ce que nous avons cy-dessus allégué de sainct Augustin : c’est que plusieurs travaillent en vain pour trouver en la volonté de l’homme quelque bien qui luy soit propre : pource que tout meslinge que les hommes pensent adjouster à la grâce de Dieu pour eslever le franc arbitre, n’est qu’autant de corruption : comme si quelqu’un destrempoit du bon vin d’eau boueuse et amère. Or combien que toutes bonnes affections procèdent du pur mouvement du sainct Esprit, toutesfois pource que le vouloir est naturellement planté en l’homme, ce n’est pas sans cause qu’il est dit que nous faisons les choses desquelles Dieu à bon droict se réserve la louange. Premièrement, d’autant que tout ce que Dieu fait en nous, il veut qu’il soit nostre, moyennant que nous entendions qu’il n’est point de nous : puis aussi, d’autant que nous avons de nostre nature l’entendement, volonté et poursuite, lesquelles il dirige en bien, pour en faire sortir quelque chose de bon.

2.5.16

Les autres argumens qu’ils empruntent ça et là, ne pourront pas beaucoup troubler les gens de moyen entendement, moyennant qu’ils ayent bien recordé les solutions cy-dessus mises. Ils allèguent ce qui est escrit en Genèse, Son appétit sera par-dessous toy, et tu domineras sur iceluy Gen. 4.16 : ce qu’ils interprètent estre dit du péché, comme si Dieu promettoit à Caïn, que le péché ne pourroit point dominer en son cœur, s’il vouloit travailler à le vaincre. Au contraire, nous disons que cela doit estre plustost dit d’Abel. Car en ce passage l’intention de Dieu est de rédarguer l’envie que Caïn avoit conçue contre son frère : ce qu’il fait par double raison. La première est, qu’il se trompoit, en pensant acquérir excellence par-dessus son frère devant Dieu, lequel n’a rien en honneur que justice et intégrité. La seconde, qu’il estoit trop ingrat envers le bénéfice qu’il avoit receu de Dieu, entant qu’il ne pouvoit porter son frère, qu’il estoit son inférieur, et dont il avoit le gouvernement. Mais encores, afin qu’il ne semble advis que nous choisissions ceste interprétation, pource que l’autre nous soit contraire, concédons-leur que Dieu parle du péché. Si ainsi est, ou Dieu luy promet qu’il sera supérieur, ou il luy commande de l’estre. S’il luy commande, nous avons desjà monstré que de cela ils ne peuvent rien prouver pour fonder le franc arbitre. Si c’est promesse, où en est l’accomplissement, veu que Caïn a esté vaincu du péché, auquel il devoit dominer ? Ils diront possible qu’il y a une condition tacite enclose sous la promesse, comme si Dieu eust dit, Si tu combats, tu remporteras la victoire. Mais qui pourra tolérer telles tergiversations ? Car si on expose cela du péché, il n’y a nulle doute que c’est une exhortation que Dieu luy fait, en laquelle il n’est pas monstré quelle est la faculté de l’homme, mais quel est son devoir, encores qu’il ne le puisse faire. Combien que la sentence et la Grammaire requièrent que Caïn soit comparé avec son frère Abel, en ce qu’estant premier nay, il n’eust point esté abbaissé ou amoindry sous son inférieur, sinon que luy-mesme eust fait sa condition pire par sa propre coulpe.

2.5.17

Ils s’aident aussi du tesmoignage de l’Apostre, quand il dit que le salut n’est point en la main de celuy qui veut, ne de celuy qui court, mais en la miséricorde de Dieu Rom. 9.15. Car de cela ils infèrent, qu’il y a quelque partie débile de soy en la volonté et en la course de l’homme, et que la miséricorde de Dieu supplée le reste pour donner plein effet. Mais s’ils considéroient avec raison ce que traitte l’Apostre en ce passage-là, ils n’abuseroyent point tant inconsidérément de son propos. Je say bien qu’ils peuvent alléguer Origène et sainct Hiérosme, pour défenseur de leur exposition. Je pourroye aussi au contraire les rembarrer de l’autorité de, sainct Augustin[m] : mais il ne nous faut soucier que c’est qu’iceux en ont pensé, moyennant que nous entendions ce qu’a voulu dire sainct Paul : asçavoir que celuy seul obtiendra salut auquel Dieu aura fait miséricorde : que ruine et confusion sont apprestées à tous ceux qu’il n’aura esleus. Il avoit monstré la condition des réprouvez, sous l’exemple de Pharaon. Il avoit prouvé l’élection gratuite des fidèles par le tesmoignage de Moyse, où il est dit, J’auray pitié de celuy lequel j’aurai receu à miséricorde. Il conclud doncques, que cela ne gist point au vueillant ny au courant, mais en Dieu qui fait miséricorde. Si on argue de ces paroles, qu’il y a quelque volonté en l’homme, et quelque vertu, comme si sainct Paul disoit, que la seule volonté et industrie humaine ne suffit point de soy : c’est mal et sottement argué. Il faut doncques rejetter ceste subtilité laquelle n’a nulle raison. Car quel propos y a-il de dire, Le salut n’est pas en la main du vueillant ne du courant, il y a doncques quelque volonté et quelque course ? La sentence de sainct Paul est plus simple : c’est qu’il n’y a ne volonté ne course qui nous meine à salut, mais que la seule miséricorde règne en cest endroit. Car il ne parle pas yci autrement qu’en un autre passage, où il dit que la bonté de Dieu et dilection envers les hommes est apparue, non pas selon les œuvres de justice que nous ayons faites, mais selon sa miséricorde infinie Tite 3.4. Si je vouloye arguer de cela, que nous ayons fait quelques bonnes œuvres, entant que sainct Paul nie que nous ayons obtenu la grâce de Dieu par les œuvres de justice que nous ayons faites, eux-mesmes se mocqueroyent de moy. Néantmoins leur argument est semblable. Parquoy qu’ils pensent bien à ce qu’ils disent, et ils ne se fonderont point en raison tant frivole. Et de faict, la raison sur laquelle se fonde sainct Augustin est très-ferme[n] : asçavoir que s’il estoit dit que ce n’est ne du vueillant ne du courant, pource que la volonté et la course seule ne suffit pas : qu’on pourroit renverser l’argument au rebours, que ce n’est pas de la miséricorde, veu que par ce moyen elle ne besongneroit pas seule. Or chacun voit combien ceste sentence seroit desraisonnable. Parquoy sainct Augustin conclud que cela a esté dit de sainct Paul, d’autant qu’il n’y a nulle bonne volonté en l’homme, si elle n’est préparée de Dieu : non pas que nous ne devions vouloir et courir, mais pource que Dieu fait l’un et l’autre en nous. L’allégation qu’ameinent aucuns n’est pas moins sotte : c’est que sainct Paul appelle les hommes coopérateurs de Dieu 1Cor. 3.9. Car il est tout notoire que cela n’appartient qu’aux docteurs de l’Eglise, desquels Dieu se sert, et applique en œuvre pour l’édifice spirituel, qui est l’ouvrage de luy seul. Et ainsi les ministres ne sont point appelez ses compagnons, comme s’ils avoyent quelque vertu d’eux-mesmes : mais pource que Dieu besongne par leur moyen, après les avoir rendus idoines à cela.

[m] In Epist. ad Romanos, lib. VIII ; Hieron., Dial. in Pelag.
[n] Epist. CVII, Ad Vitalem.

2.5.18

Ils produisent en après le tesmoignage de l’Ecclésiastique : lequel autheur on cognoist n’avoir pas certaine authorité. Mais encores que nous ne le refusions pas (ce que nous pourrions faire à bon droict) de quoy leur peut-il aider à leur cause ? Il dit que l’homme après avoir esté créé, a esté laissé à sa volonté, et que Dieu luy a donné des commandements, lesquels s’il gardoit, il seroit gardé par eux : que la vie et la mort, le bien et le mal a esté mis devant l’homme, afin qu’il choisist lequel bon luy sembleroit Ecclésiastique 5.1. Ainsi : soit que l’homme en sa création ait eu la faculté d’eslire la vie ou la mort : mais que sera-ce, si nous respondons qu’il l’a perdue ? Certes je ne veux point contredire à Salomon, lequel afferme que l’homme a esté créé du commencement bon, et qu’il a forgé des mauvaises inventions de soy-mesme Ecc. 7.29. Or puis que l’homme, en dégénérant et se desvoyant de Dieu, s’est perdu soy-mesme avec tous ses biens : tout ce qui est dit de sa première création, ne se doit pas tirer à sa nature vicieuse et corrompue. Parquoy je respon, non-seulement à eux, mais aussi à l’Ecclésiastique, quiconque il soit, en ceste manière, Si tu veux enseigner l’homme de chercher en soy faculté d’acquérir salut, ton authorité ne m’est pas en telle estime, qu’elle puisse préjudicier à la Parole de Dieu, laquelle contrarie évidemment. Si tu veux réprimer seulement les blasphèmes de la chair, laquelle en transférant ses vices à Dieu, tasche de s’excuser, et à ceste cause tu monstres comment l’homme a receu de Dieu une bonne nature, et qu’il a esté cause de sa ruine, je t’accorde volontiers cela, moyennant que nous convenions ensemble en ce point, que maintenant il est despouillé des ornemens et grâces qu’il avoit receues de Dieu premièrement : et ainsi confessions ensemblement qu’il a maintenant besoin de médecin, non pas d’advocat.

2.5.19

Mais nos adversaires n’ont rien plus souvent en la bouche que la parabole de Christ, où il est parlé de l’homme, lequel fut laissé au chemin demy-mort par les brigans Luc 10.30. Je say bien que c’est une doctrine commune, de dire que sous la personne de cest homme, est représentée la calamité du genre humain. De cela ils prenent un argument tel, L’homme n’a pas esté tellement occis par le péché et le diable, qu’il ne luy reste encores quelque portion de vie, d’autant qu’il n’est dit qu’à demy mort. Car où seroit, disent-ils, ceste demy-vie, sinon qu’il luy restast quelque portion de droicte intelligence et volonté ? Premièrement, si je ne veux point admettre leur allégorie, que feront-ils ? Car il n’y a nulle doute qu’elle n’ait esté excogitée par les Pères anciens outre le sens litéral et naturel du passage. Les allégories ne doivent estre receues, sinon d’autant qu’elles sont fondées en l’Escriture : tant s’en faut qu’elles puissent approuver aucune doctrine. D’avantage, les raisons ne nous défaillent point, par lesquelles nous pouvons réfuter ce qu’ils disent. Car la Parole de Dieu ne laisse point une demy-vie à l’homme : mais dit qu’il est du tout mort, quant à la vie bienheureuse. Quand sainct Paul parle de nostre rédemption, il ne dit point que nous ayons esté guéris d’une demy-mort : mais que nous avons esté ressuscitez de la mort. Il n’appelle point à recevoir la grâce de Christ, ceux qui sont à demy vivans : mais ceux qui sont morts et ensevelis. A quoy est conforme ce que dit le Seigneur, que l’heure est venue, que les morts doivent ressusciter à sa voix Ephés. 2.5 ; Jean 5.25. N’auroyent-ils point de honte de mettre en avant je ne say quelle allégorie légère, contre tant de tesmoignages si clairs ? Mais encores que leur allégorie soit valable, qu’en peuvent-ils conclurre à l’encontre de nous ? L’homme, diront-ils, est à demy vivant : il s’ensuit doncques qu’il luy reste quelque portion de vie. Je confesse certes qu’il a son âme capable d’intelligence, combien qu’elle ne puisse pénétrer jusques à la sapience céleste de Dieu : il a quelque jugement de bien et de mal : il a quelque sentiment pour cognoistre qu’il y a un Dieu, combien qu’il n’en ait point droicte cognoissance : mais où est-ce que toutes ces choses revienent ? Certes elles ne peuvent faire que ce que dit sainct Augustin ne soit véritable, c’est que les dons gratuits, qui appartienent à salut, ont esté ostez à l’homme après sa cheute : que les dons naturels, qui ne le peuvent conduire à salut, ont esté corrompus et pollus. Pourtant, que ceste sentence, laquelle ne peut estre aucunement esbranlée, nous demeure ferme et certaine : asçavoir que l’entendement de l’homme est tellement du tout aliéné de la justice de Dieu, qu’il ne peut rien imaginer, concevoir ne comprendre, sinon toute meschanceté, iniquité et corruption. Semblablement que son cœur est tant envenimé de péché, qu’il ne peut, produire que toute perversité. Et s’il advient qu’il en sorte quelque chose qui ait apparence de bien, néantmoins que l’entendement demeure tousjours enveloppé en hypocrisie et vanité, le cœur adonné à toute malice.

 

Chapitre VI
Qu'il faut que l’homme estant perdu en soy, cherche sa rédemption en Jésus-Christ.

2.6.1

Puis que tout le genre humain est péri en Adam, toute nostre dignité et noblesse dont nous avons parlé, tellement ne nous proufiteroit rien, que plustost elle nous tourneroit en une ignominie, sinon que Dieu nous apparust rédempteur, comme il fait en la personne de son Fils unique : veu qu’il ne recognoist ni advoue pour son œuvre les hommes vicieux et abastardis. Parquoy depuis que nous sommes décheus de vie à mort, tout ce que nous pouvons cognoistre de Dieu, entant qu’il est nostre Créateur, nous seroit inutile, si la foy n’estoit conjoincte, nous proposant Dieu pour Père et Sauveur en Jésus-Christ. C’estoit bien l’ordre naturel, que le bastiment du monde nous fust une eschole pour estre enseignez à piété, et par ce moyen nous conduire à la vie éternelle, et à la félicité parfaite à laquelle nous sommes créez : mais depuis la cheute et révolte d’Adam, quelque part que nous tournions les yeux, il ne nous apparoist haut ne bas que malédiction : laquelle estant espandue sur toutes créatures, et tenant le ciel et la terre comme enveloppez, doit bien accabler nos âmes d’horrible désespoir. Car combien que Dieu desploye encores en plusieurs sortes sa faveur paternelle, toutesfois par le regard du monde nous ne pouvons pas nous asseurer qu’il nous soit Père : pource que la conscience nous tient convaincus au dedans, et nous fait sentir qu’à cause du péché nous méritons d’estre rejettez de luy, et n’estre point tenus pour ses enfans. Il y a aussi la brutalité et ingratitude : pource que nos esprits, selon qu’ils sont aveuglez, ne regardent point à ce qui est vray : et selon que nous avons tous les sens pervertis, nous fraudons injustement Dieu de sa gloire. Parquoy il faut venir à ce que dit sainct Paul d’autant que le monde n’a point sagement cognu Dieu en la sagesse d’iceluy, qu’il a falu que les croyans fussent sauvez par la folie de la prédication 1Cor. 1.21. Il appelle la sagesse de Dieu, ce théâtre du ciel et de la terre tant riche et excellent, et garni de miracles infinis, pour nous faire cognoistre Dieu par son regard avec jugement et prudence : mais pource que nous y proufitons si mal, il nous rappelle à la foy de Jésus-Christ, laquelle ayant apparence de folie, est en desdain aux incrédules. Combien doncques que la prédication de la croix ne plaise point à l’esprit humain, tant y a que si nous désirons de retourner à nostre Créateur, duquel nous sommes aliénez, afin que derechef il recommence de nous estre Père, il nous faut embrasser ceste folie avec toute humilité. Et de faict, depuis la ruine d’Adam, nulle cognoissance de Dieu n’a peu proufiter à salut sans médiateur : car Jésus-Christ en disant que c’est la vie éternelle de cognoistre son Père pour seul vray Dieu, et luy qui est envoyé, pour Christ Jean 17.3 : il n’applique pas le propos à son temps seulement, mais l’estend à tous aages, Dont la bestise d’aucuns est tant plus vilene, lesquels ouvrent la porte de paradis à tous incrédules et gens profanes, sans la grâce de Jésus-Christ : lequel toutesfois l’Escriture enseigne estre la seule porte pour nous faire entrer à salut. Si quelqu’un vouloit restreindre la sentence de Jésus-Christ, que je vien d’amener, au temps que l’Evangile a esté publié, la réfutation est toute preste : pource que ceste raison a esté commune à tous siècles et nations, que ceux qui sont aliénez de Dieu ne luy peuvent plaire devant qu’estre réconciliez, et sont prononcez maudits et enfans d’ire. Il y a aussi la response de nostre Seigneur Jésus à la Samaritaine, Vous ne sçavez ce que vous adorez : nous sçavons ce que nous adorons, d’autant que le salut est des Juifs Jean 4.22. Par lesquelles paroles il condamne toutes espèces de religions que tenoyent les Payens, d’erreur et de fausseté : et assigne la raison, Pource que le Rédempteur avoit esté promis sous la Loy au seul peuple esleu. Dont il s’ensuit que nul service n’a jamais esté agréable à Dieu, sinon qu’il regardast en Jésus-Christ. Et voylà dont sainct Paul afferme que tous les Payens ont esté sans Dieu, et exclus de l’espérance de vie Eph. 2.12. Outreplus, veu que sainct Jehan enseigne que la vie a esté dés le commencement en Christ, et que tout le monde a esté retranché d’icelle, il est nécessaire de retourner à ceste source. Parquoy Jésus-Christ se nomme vie, entant qu’il est propiciateur pour appaiser son Père envers nous. D’autre part l’héritage des cieux n’appartient qu’aux enfans de Dieu. Or ce n’est pas raison que ceux qui ne sont point incorporez au Fils unique soyent tenus d’un tel rang : comme sainct Jehan testifie que ceux qui croyent en Jésus-Christ ont ce tiltre et privilège, d’estre faits enfans de Dieu. Mais pource que mon intention n’est pas de traitter maintenant entièrement de la foy, c’est assez d’en avoir touché ce mot comme en passant.

2.6.2

Quoy qu’il en soit, Dieu ne s’est jamais monstré propice aux Pères anciens, et ne leur a donné nulle espérance de grâce, sans leur proposer un médiateur. Je laisse à parler des sacrifices de la Loy, par lesquels les fidèles ont esté ouvertement enseignez, qu’ils ne devoyent chercher salut, sinon en la satisfaction qui a esté accomplie en Jésus-Christ : seulement je dy en somme, que la félicité que Dieu a promise de tout temps à son Eglise a esté fondée en la personne de Jésus-Christ. Car combien que Dieu ait comprins toute la race d’Abraham en son alliance, toutesfois sainct Paul a bonne raison de conclurre, que ceste semence en laquelle toutes gens devoyent estre bénites, à parler proprement, est Christ Gal. 3.16 : veu que nous sçavons que plusieurs ont esté engendrez d’Abraham selon la chair, lesquels ne sont point réputez de sa lignée. Car encores que nous laissions Ismaël et beaucoup d’autres, dont est-il advenu que des deux fils jumeaux d’Isaac, asçavoir Esaü et Jacob, du temps qu’ils estoyent encores unis au ventre de la mère, l’un a esté rejette, et l’autre esleu. Mesmes dont est-il advenu que l’aisné ait esté rebouté, et que le second ait tenu son lieu ? Finalement, dont est-il advenu que la plus grand’part du peuple ait esté retranchée comme bastarde ? Il est donc notoire que la race d’Abraham prend son tiltre du chef, et que le salut promis n’a point d’arrest jusques à ce qu’on viene à Christ, duquel l’office est de recueillir ce qui estoit dissipé : dont il s’ensuit que la première adoption du peuple esleu dépendoit de la grâce du Médiateur. Or combien que ceci ne soit pas du tout si clairement exprimé en Moyse : toutesfois il est certain qu’il a esté cognu en général de tous fidèles. Car devant qu’il y eust Roy créé au peuple, desjà Anne la mère de Samuel parlant de la félicité de l’Eglise, dit en son cantique : Le Seigneur donnera force à son Roy, et exaltera la corne de son Christ 1Sam. 2.10. Par lesquelles paroles elle entend que Dieu bénira son Eglise. A quoy aussi s’accorde la prophétie donnée à Eli, qui est mise un peu après : asçavoir, Le Sacrificateur que j’establiray cheminera devant mon Christ 1Sam. 2.35. Et n’y a doute que le Père céleste n’ait voulu pourtraire une image vive de Jésus-Christ en la personne de David et de ses successeurs. Parquoy, luy voulant exhorter les fidèles à la crainte de Dieu, commande qu’on baise le Fils pour luy faire hommage. A quoy respond ceste sentence de l’Evangile, Qui n’honore point le Fils, n’honore point le Père Ps. 2.12 ; Jean 5.23. Parquoy combien que par la révolte des dix lignées le règne de David ait esté fort abatu, toutesfois l’alliance que Dieu avoit faite avec luy et ses successeurs est tousjours demeurée : comme il en a parlé par ses Prophètes : Je ne raseray point du tout ce royaume à cause de David mon serviteur, et de Jérusalem que j’ay esleue : mais il demeurera une lignée à ton fils 1Rois 11.12, 34. Ce propos est réitéré et deux et trois fois : et notamment ce mot est adjousté, J’affligeray la semence de David, mais non pas à tousjours. Quelque temps après il est dit que Dieu avoit laissé une lampe en Jérusalem pour l’amour de David son serviteur, afin de luy susciter semence, et de garder Jérusalem 1Rois 15.4. Mesmes comme les choses tendoyent à ruine et extrême confusion, derechef, il fut dit que Dieu n’avoit point voulu espardre la lignée de Juda à cause de David son serviteur, auquel il avoit promis de donner une lampe, et à ses enfans à perpétuité. La somme de ce propos revient là, que Dieu a esleu David seul pour faire reposer en luy sa faveur et amour : comme il est dit en l’autre passage, il a rebouté le tabernacle de Silo et de Joseph, et n’a pas esleu la lignée d’Ephraïm, mais celle de Juda, et la montagne de Sion qu’il a aimée. Il a esleu son serviteur David, pour paistre son peuple et son héritage d’Israël Ps. 78.60, 67, 70-71. Brief, Dieu a tellement voulu maintenir son Eglise, que l’estat, bonheur, et salut d’icelle dépendoit de ce chef. Et pourtant David s’escrie, L’Eternel est la force de son peuple, et la vertu du salut de son Christ Ps. 28.8. Puis il adjousté une prière : Sauve ton peuple, et béni ton héritage : signifiant par ces mots, que tout le bien de l’Eglise est uni d’un lien inséparable avec la supériorité et empire de Jésus-Christ. Suyvant ceste raison il dit aussi ailleurs, Dieu, sauve ! que le Roy nous exauce au jour que nous prierons Ps. 20.9. Car il enseigne clairement que les fidèles n’ont jamais eu leur recours à l’aide de Dieu en autre fiance, que pource qu’ils estoyent cachez sous la protection du Roy. Ce que nous pouvons recueillir par l’autre Pseaume : Dieu, sauve : bénit soit celuy qui vient au nom de l’Eternel Ps. 118.25-26 ; où on voit que les fidèles se sont addressez à Jésus-Christ, pour espérer d’estre garantis sous la main de Dieu. Auquel but regarde aussi l’autre prière, où toute l’Eglise implore la miséricorde de Dieu : O Dieu, que ta main soit sur l’homme de ta dextre, sur le fils de l’homme que tu as approprié à ton service Ps. 80.17. Car combien que l’autheur du Pseaume se lamente de la dissipation de tout le peuple, il en demande toutesfois la restauration par le moyen du seul chef. Et quand Jérémie, après que le peuple a esté transporté en pays estrange, la terre gastée et saccagée, pleure et gémit sur la calamité de l’Eglise : sur tout il fait mention de la désolation du règne, pource qu’en icelle l’espérance des fidèles estoit comme coupée : Le Christ, dit-il, qui estoit l’esprit de nostre bouche, a esté prins à cause de nos péchez, voire celuy auquel nous disions, Nous vivrons sous ton ombre entre les peuples Lament. 4.20. Par ceci il est assez liquide, pource que Dieu ne peut estre propice au genre humain sans quelque médiateur, qu’il a tousjours mis au devant sous la Loy Jésus-Christ, afin que les Pères y addressassent leur foy.

2.6.3

Or quand il promet quelque soulagement aux afflictions, sur tout quand il est parlé de la délivrance de l’Eglise, il fait dresser la bannière de fiance et d’espoir en Jésus-Christ. Dieu est sorti, dit Habacuc, pour le salut de son peuple, voire en salut avec son Christ Hab. 3.13. Brief, quand il est fait mention aux Prophètes de la restauration de l’Eglise, le peuple est rappelé à la promesse faite à David, quant à la perpétuité du siège royal. Et ce n’est point merveille, veu qu’autrement il n’y eust eu nulle fermeté en l’alliance sur laquelle ils estoyent appuyez. A quoy se rapporte ceste sentence notable d’Isaïe. Car en voyant que ce qu’il annonçoit du secours que Dieu vouloit donner présentement à la ville de Jérusalem, estoit rejetté par le Roy incrédule Achab, sautant par manière de dire, d’un propos à l’autre, il vient au Messias : Voyci, la Vierge concevra et enfantera un Fils Esaïe 7.14 signifiant par mots couvers, combien que le roy et le peuple rejettoyent par leur malice la promesse qui leur estoit offerte, et quasi de propos délibéré s’efforçoyent à renverser la vérité de Dieu, que toutesfois l’alliance ne seroit point anéantie, que le Rédempteur ne veinst en son temps. Parquoy les Prophètes voulans asseurer le peuple qu’il trouveroit Dieu appaisé et favorable, ont tousjours observé ce style, de mettre en avant le règne de David, duquel devoit provenir la rédemption et le salut éternel : comme quand Isaïe dit, J’establiray mon alliance avec vous, les miséricordes infallibles de David Esaïe 55.3. Voyci je lay donné tesmoin aux peuples. Voire, d’autant que. les fidèles voyans les choses si confuses et désespérées, ne pouvoyent espérer que Dieu leur fust propice ou enclin à merci, sans qu’un tel tesmoin leur fust produit. Semblablement Jérémie pour remettre sus ceux qui estoyent désespérez, Voyci, dit-il, les jours vienent, je susciteray à David un germe juste, et lors Juda et Israël habiteront seurement Jér. 23.5-6. Et Ezéchiel de son costé, Je susciteray sur mes brebis un Pasteur, asçavoir mon serviteur David. Moy l’Eternel je leur seray pour Dieu, et mon serviteur David pour pasteur. J’establiray avec eux alliance de paix Ezéch. 34.23, 25. Item en un autre passage, après avoir traitté du renouvellement qui estoit incroyable, Mon serviteur David, dit-il, sera leur Roy, et sera luy seul Pasteur sur tous : et ratifieray alliance permanente de paix avec eux Ezéch. 37.25-26. Je choisi d’une grande quantité de tesmoignages quelque petit nombre, pource que seulement je veux advenir les lecteurs, que l’espoir des fidèles n’a jamais reposé ailleurs qu’en Jésus-Christ. Tous les autres Prophètes parlent aussi un mesme langage : comme il est dit en Osée, Les fils de Juda et les fils d’Israël seront rassemblez en un, et ordonneront un chef sur eux. Ce qui est encores mieux exprimé après, Les fils d’Israël retourneront et chercheront l’Eternel leur Dieu, et David leur Roy Osée 1.11 ; 3.5. Pareillement Michée, traittant du retour du peuple, déclaire notamment que le Roy passera devant eux, et l’Eternel sera leur chef Mich. 2.13. Parquoy Amos voulant promettre le restablissement de l’Eglise : Je susciteray, dit-il, le pavillon de David, lequel est décheu : je muniray toutes ses brèches, et répareray ses ruines Amos 9.11. En quoy il monstre qu’il n’y avoit autre signe de salut, sinon que la gloire et majesté royale fust derechef redressée en la maison de David : ce qui a esté accompli en Christ. C’est pourquoy Zacharie, d’autant que son temps estoit plus prochain de la manifestation de Christ, s’escrie plus ouvertement, Esjouy-toy, fille de Sion, esgaye-toy, fille de Jérusalem, voyci ton Roy vient à toy juste et sauveur Zach. 9.9. Comme desjà nous avons allégué un lieu semblable du Pseaume, l’Eternel est la force du salut de son Christ : Dieu, sauve Ps. 28.8 ! Car par ces mots il est monstré que le salut s’estend du chef à tout le corps.

2.6.4

Or Dieu a voulu que les Juifs fussent imbus de telles Prophéties, afin de les accoustumer à dresser les yeux à Jésus-Christ, toutesfois et quantes qu’ils avoyent à demander d’estre délivrez. Et de faict, combien qu’ils se soyent abastardis vilenement, jamais la mémoire de ce principe général n’a peu estre abolie : c’est que Dieu, selon qu’il avoit promis à David, seroit rédempteur de son Eglise par la main de Jésus-Christ : et que par ce moyen l’alliance gratuite, par laquelle Dieu avoit adopté ses esleus, seroit ferme. De là est advenu qu’à l’entrée de Jésus-Christ en Jérusalem un peu devant sa mort, ce Cantique résonnoit comme chose commune en la bouche des petis enfans : Hosianna au fils de David Matth. 21.9. Car il n’y a nulle doute que cela n’ait esté tiré de ce qui estoit receu entre tout le peuple, et qu’ils ne le chantassent journellement : asçavoir qu’il ne leur restoit autre gage de la miséricorde de Dieu, qu’en l’advénement du Rédempteur. Pour ceste raison Christ commande à ses disciples de croire en luy, pour distinctement et parfaitement croire en Dieu Jean 14.1. Car combien qu’à parler proprement, la foy monte là-haut au Père par Jésus-Christ, toutesfois il signifie qu’estant mesmes appuyée en Dieu, elle s’esvanouit petit à petit, sinon qu’il interveinst au milieu pour la retenir en plene fermeté. Au reste, !a majesté de Dieu est trop haute, pour dire que les hommes mortels y puissent parvenir, veu qu’ils ne font que ramper sur la terre comme petis vers. Parquoy je reçoy ce dire commun, que Dieu est l’object de la foy, par tel qu’on y adjouste correction : pource que ce n’est pas en vain que Jésus-Christ est nommé l’image de Dieu invisible Col. 1.13 : mais par ce tiltre nous sommes advertis que si le Père ne se présente à nous par le moyen du Fils, il ne peut-estre cognu à salut. Or combien que les Scribes eussent brouillé et obscurci par leurs fausses gloses tout ce que les Prophètes avoyent enseigné du Rédempteur, toutesfois Jésus-Christ a prins cest article pour résolu et receu du commun consentement : c’est qu’il n’y avoit autre remède en la confusion où estoyent tombez les Juifs, ni autre moyen de délivrer l’Eglise, sinon que le Rédempteur promis veinst en avant. On n’a pas entendu entre le peuple si bien qu’il eust esté requis, ce que sainct Paul enseigne : asçavoir que Jésus-Christ est la fin de la Loy Rom. 10.4 : mais il appert clairement par la Loy et les Prophètes combien ceste sentence est vraye et certaine. Je ne dispute pas encores de la foy par le menu, pource que le lieu sera plus opportun ailleurs : seulement que cela soit conclu entre nous comme ainsi soit que le premier degré à piété soit de cognoistre que Dieu nous est Père, pour nous maintenir, gouverner et nourrir, jusques à ce qu’il nous recueille en son héritage éternel : que de là s’ensuit sans doute ce que nous avons ci-dessus déclairé : asçavoir que la vraye cognoissance de Dieu ne peut subsister sans Jésus-Christ. Et par ainsi que dés le commencement du monde il a esté mis en avant aux esleus, afin qu’ils eussent les yeux arrestez en luy, et que leur fiance s’y reposast. C’est en ce sens qu’escrit Irénée, que le Père estant infini en soy, s’est rendu fini en son Fils, d’autant qu’il s’est confermé à nostre petitesse, afin de ne point engloutir nos sens par l’infinité de sa gloire. Ce qu’aucuns fantastiques ne réputans point, ont tiré ceste sentence fort utile, pour colorer leur resverie infernale, comme si une portion tant seulement de déité estoit coulée de la perfection du Père sur le Fils. Or ce bon Docteur n’entend autre chose, sinon que Dieu est comprins en Jésus-Christ, et non autre part. Ceste sentence a tousjours esté vraye. Celuy qui n’a point le Fils n’a point le Père 1Jean 2.23. Car combien que plusieurs se soyent glorifiez d’adorer le souverain Créateur du ciel et de la terre, toutesfois pource qu’ils n’avoyent nul médiateur, il a esté impossible qu’ils goustassent à bon escient la miséricorde de Dieu, pour estre droictement persuadez qu’il leur fust Père. Pourtant doncques qu’ils ne tenoyent point le chef, c’est-à-dire Christ, il n’y a eu en eux qu’une cognoissance ombrageuse de Dieu, et qui n’a eu nul arrest. Dont aussi il est advenu, qu’estans trébuschez en superstitions lourdes et énormes, ils ont descouvert leur ignorance : comme aujourd’huy les Turcs, combien qu’ils se vantent à plene bouche que le souverain Créateur est leur Dieu, néantmoins ils supposent une idole en son lieu, d’autant qu’ils réprouvent Jésus-Christ.

 

Chapitre VII
Que la Loy a esté donnée, non pas pour arrester le peuple ancien à soy, mais pour nourrir l’espérance de salut qu’il devoit avoir en Jésus-Christ, jusques a ce qu’il veinst.

2.7.1

De tout le discours que nous avons fait, il est facile à recueillir que la Loy n’a pas esté donnée environ quatre cens ans après la mort d’Abraham, pour eslongner de Jésus-Christ le peuple esleu : mais plustost pour tenir les esprits en suspens jusques à l’advénement d’iceluy et les inciter à un désir ardent de telle venue : les confermer aussi en attente, afin qu’ils ne défaillissent pour la longueur du terme. Or par ce mot de Loy je n’enten pas seulement les dix préceptes, lesquels nous monstrent la reigle de vivre justement et sainctement, mais la forme de religion telle que Dieu a publiée par la main de Moyse. Car Moyse n’a pas esté donné pour Législateur, afin d’abolir la bénédiction promise à la race d’Abraham : plustost nous voyons que çà et là il rappelle les Juifs à ceste alliance gratuite que Dieu avoit establie avec leurs Pères, et de laquelle ils estoyent héritiers : comme s’il eust esté envoyé pour la renouveler. Ce qui a esté amplement manifesté par les cérémonies. Car il n’y auroit rien plus sot ou frivole, que d’offrir de la gresse et fumée puante des entrailles des bestes pour se réconcilier avec Dieu, ou avoir son refuge à quelque aspersion de sang ou d’eau, pour nettoyer les souilleures de l’âme. Brief si tout le service qui a esté sous la Loy est considéré en soy, comme s’il ne contenoit nulles ombres ne figures qui eussent leur vérité correspondante, il semblera que ce soit un jeu de petis enfans. Parquoy ce n’est pas sans cause que tant au sermon dernier de sainct Estiene qu’en l’Epistre aux Hébrieux, ce passage où Dieu commanda à Moyse de faire le tabernacle avec ses dépendances selon le patron qui luy avoit esté monstré en la montagne, est si diligemment noté Actes 7.44 ; Héb. 8.5 ; Exode 25.40. Car si le tout n’eust eu son but spirituel, les Juifs y eussent aussi bien perdu leur peine, comme les Payens en leurs badinages. Les gaudisseurs et gens profanes, qui n’ont jamais appliqué leur estude à droicte piété, se faschent d’un tel amas de cérémonies qu’on voit en la Loy : et non-seulement s’esmerveillent comme Dieu a voulu donner tant de peine au peuple ancien, le chargeant de tant de fardeaux : mais se mocquent de tant de façons de faire, comme des menus fatras et jeux de petis enfans : voire pource qu’ils ne regardent pas à la fin, de laquelle quand les figures de la Loy sont séparées, on les peut bien juger vaines et inutiles. Mais ce patron duquel il est parlé, monstre bien que Dieu n’a pas ordonné les sacrifices pour occuper en choses terrestres ceux qui le voudroyent servir, mais plustost pour eslever leurs esprits plus haut. Ce qu’on peut vérifier par sa nature : car comme il est Esprit, aussi ne prend-il plaisir qu’à service spirituel. Ce que plusieurs sentences des Prophètes tesmoignent, quand ils rédarguent les Juifs de leur bestise, en ce qu’ils pensoyent que les sacrifices tels quels fussent aucunement prisez de Dieu. Leur intention n’estoit point de rien déroguer à la Loy : mais estans droicts et vrais expositeurs d’icelle, ils ont ramené le vulgaire des Juifs au but duquel ils s’estoyent destournez. Desjà nous avons à recueillir, puis que la grâce de Dieu a esté offerte aux Juifs, que la Loy n’a pas esté vuide de Christ. Car Moyse leur a proposé ceste fin de leur adoption : c’est qu’ils fussent pour royaume sacerdotal à Dieu Ex. 19.6, ce qu’ils ne pouvoyent obtenir, s’il n’y eust eu une réconciliation plus digne et précieuse que par le sang des bestes brutes. Car quelle raison ne propos y auroit-il, que les fils d’Adam, lesquels par contagion héréditaire naissent tous esclaves de péché, fussent soudain eslevez en dignité royale, et par ce moyen faits participans de la gloire de Dieu, sinon qu’un si haut bien et si excellent leur parveinst d’ailleurs ? Comment aussi le droict de sacrificature leur pouvoit-il appartenir, ou avoir lieu entre eux, veu qu’ils estoyent abominables à Dieu par les macules de leurs vices, sinon qu’ils eussent esté consacrez en cest office par la saincteté du chef ? Parquoy sainct Pierre en tournant les mots de Moyse, a usé d’une grâce et dextérité qui est bien à noter : c’est qu’en signifiant que la plénitude de grâce que les Juifs ont goustée sous la Loy, a esté desployée en Jésus-Christ : il dit, Vous estes le lignage esleu, et la sacrificature royale 1Pi. 2.9 ? Car ce changement de mots tend à ce qu’on cognoisse que ceux ausquels Jésus-Christ est apparu par l’Evangile, ont receu plus de biens que leurs Pères : d’autant qu’ils sont tous ornez et revestus d’honneur sacerdotal et royal, afin d’avoir liberté de se présenter devant Dieu franchement par le moyen de leur Médiateur.

2.7.2

Il est yci à noter en passant, que le royaume qui a esté dressé en la maison de David, estoit une partie de la charge et commission qui avoit esté donnée à Moyse, et de la doctrine de laquelle il avoit esté ministre. Dont il s’ensuit que tant en la lignée de Lévi qu’aux successeurs de David, Jésus-Christ a esté proposé devant les yeux des Juifs, comme en un double miroir : pource que (comme j’ay n’aguères dit) ils ne pouvoyent estre autrement sacrificateurs devant Dieu, veu qu’ils estoyent serfs de péché et de mort, et pollus en leur corruption. On peut aussi maintenant veoir combien est vray ce que dit sainct Paul, que les Juifs ont esté retenus sous la Loy Gal. 3.24, comme sous la garde d’un maistre d’eschole, jusqu’à ce que la semence, en faveur de laquelle la grâce avoit esté donnée, veinst. Car d’autant que Jésus-Christ ne leur estoit point encores familièrement monstré, ils ont esté semblables pour ce temps-là à des enfans, et leur rudesse et infirmité ne pouvoit porter plene science des choses célestes. Or comment ils ont esté conduits à Jésus-Christ par les cérémonies, il a esté desjà exposé, et on le peut encores mieux comprendre par beaucoup de tesmoignages des Prophètes. Car combien qu’ils fussent obligez à offrir journellement nouveaux sacrifices pour appaiser Dieu, toutesfois Isaïe leur monstre que tous péchez seroyent effacez pour un coup par un sacrifice unique et perpétuel. Ce qu’aussi Daniel conferme Esaïe 53.5 ; Daniel.9.26-27. Les Sacrificateurs estans choisis de la lignée de Lévi, entroyent au sanctuaire : mais ce pendant il estoit dit au Pseaume, que Dieu en avoit esleu un seul, voire establi avec serment solennel et immuable, pour estre Sacrificateur selon l’estat de Melchisédec Ps. 110.4. L’onction de l’huile visible avoit lors son cours : mais Daniel, selon qu’il avoit eu par vision, prononce qu’il y en aura bien une autre. Je n’insisteray pas plus longuement sur cecy, d’autant que l’autheur de l’Epistre aux Hébrieux, depuis le quatrième chapitre, jusques à l’onzième déduit au long et au large et monstre clairement que toutes les cérémonies de la Loy sont de nulle valeur et nul proufit, jusques à ce qu’on viene à Jésus-Christ. Quant aux dix commandemens, ceste sentence de sainct Paul leur compète aussi bien : asçavoir que Jésus-Christ est la fin de la Loy, en salut à tous croyans. Item, Que Jésus-Christ est l’âme ou l’esprit qui vivifie la letre, laquelle en soy autrement seroit mortelle Rom. 10.4 ; 2Cor. 3.6. Car au premier passage il signifie que c’est en vain que nous sommes enseignez quelle est la vraye justice, jusques à ce que Jésus-Christ la nous donne tant par imputation gratuite, qu’en nous régénérant par son Esprit. Pourtant à bon droict il nomme Jésus-Christ l’accomplissement ou la fin de la Loy : pource qu’il ne proufiteroit rien de sçavoir ce que Dieu requiert de nous, sinon que Jésus-Christ nous secourust, en nous allégeant du joug et fardeau insupportable, sous lequel nous travaillons et sommes accablez. En un autre lieu il dit que la Loy a esté mise pour les transgressions, voire afin d’humilier les hommes en les ayant convaincus de leur damnation Gal. 3.19. Or pource que telle est la vraye préparation et unique pour venir à Christ, tout ce qu’il dit en divers mots, s’accorde très-bien ensemble. Mais pource qu’il a eu à débatre contre des séducteurs, qui enseignoyent qu’on se pouvoit justifier, et mériter salut par les œuvres de la Loy, pour abatre leur erreur il a esté quelquesfois contraint de prendre la Loy plus estroitement, comme si elle commandoit simplement de bien vivre, jà soit que l’alliance d’adoption ne s’en doyve point séparer, quand on parle de tout ce qu’elle contient.

2.7.3

Or il est expédient de veoir en brief comment nous sommes rendus tant plus inexcusables, après avoir esté enseignez par la Loy morale, pour nous soliciter à demander pardon. Or s’il est vray que la perfection de justice soit monstrée en la Loy, il s’ensuit pareillement que l’observation entière de la Loy est entière justice devant Dieu, par laquelle l’homme puisse estre réputé juste devant son throne céleste. Pourtant Moyse ayant publié la Loy, ne fait point de doute d’appeler en tesmoin le ciel et la terre, qu’il a proposé au peuple d’Israël la vie et la mort, le bien et le mal Deut. 30.19. Et ne pouvons contredire, que l’obéissance entière de la Loy ne soit rémunérée de la vie éternelle, comme le Seigneur l’a promis. Toutesfois il nous faut d’autre part considérer, asçavoir si nous accomplissons telle obéissance, de laquelle nous puissions concevoir quelque confiance de salut. Car de quoy sert-il d’entendre qu’en obéissant à la Loy on peut attendre le loyer de la vie éternelle, si quant et quant nous ne cognoissons que par ce moyen nous pouvons parvenir à salut ? Or en cest endroict se démonstre l’imbécillité de la Loy : car d’autant que ceste obéissance n’est trouvée en nul de nous, par cela estans exclus des promesses de vie, nous tombons en malédiction éternelle. Je ne dy pas seulement ce qui se fait, mais ce qui est nécessaire qu’il adviene. Car comme ainsi soit que la doctrine de la Loy surmonte de beaucoup la faculté des hommes, nous pouvons bien de loing regarder les promesses qui y sont données : mais nous n’en pouvons recevoir aucun fruit. Pourtant il ne nous en revient rien, sinon que par cela nous voyons d’autant mieux nostre misère : entant que toute espérance de salut nous est ostée, et la mort révélée. D’autre costé se présentent les horribles menaces qui y sont mises : lesquelles ne pressent pas aucuns de nous, mais tous généralement. Elles nous pressent, dy-je, et nous poursuyvent d’une rigueur inexorable, tellement que nous voyons une certaine malédiction en la Loy.

2.7.4

Pourtant, si nous ne regardons que la Loy, nous ne pouvons autre chose que perdre du tout courage, estre confus, et nous désespérer : veu qu’en icelle nous sommes tous maudits et condamnez, et n’y a celuy de nous qui ne soit forclos de la béatitude promise à ceux qui l’observent. Quelqu’un demandera si Dieu se délecte à nous tromper. Car il semble bien advis que c’est une mocquerie, de monstrer quelque espérance de félicité à l’homme, l’appeler et exhorter à icelle, promettre qu’elle luy est appareillée, et cependant que l’accès soit fermé. Je respon, que combien que les promesses de la Loy, d’autant qu’elles sont conditionnelles, ne doyvent point estre accomplies sinon à ceux qui auront accompli toute justice (ce qui ne se trouve entre les hommes,) toutesfois qu’elles n’ont point esté données en vain. Car après que nous avons entendu qu’elles n’ont point de lieu ni efficace envers nous, sinon que Dieu par sa bonté gratuite nous reçoyve sans aucun esgard de nos œuvres : après aussi que nous avons receu par foy icelle bonté, laquelle il nous présente par son Evangile, ces mesmes promesses avec leur condition ne sont point vaines. Car lors le Seigneur nous donne gratuitement toutes choses, en telle sorte que sa libéralité vient jusques à ce comble, de ne rejetter pas nostre obéissance imparfaite : mais en nous remettant et pardonnant ce qui y défaut, l’accepter pour bonne et entière, et par conséquent nous faire recevoir le fruit des promesses légales, comme si leur condition estoit accomplie. Mais d’autant que ceste question sera plus plenement traittée, quand nous parlerons de la justification de la foy, je ne la veux point maintenant poursuyvre plus outre.

2.7.5

Ce que nous avons dit l’observation de la Loy estre impossible, il nous le faut briefvement expliquer et confermer. Car il semble advis que ce soit une sentence fort absurde, tellement que sainct Hiérosme n’a point fait doute de la condamner pour meschante. Touchant de la raison qui l’a meu à ce faire, je ne m’en soucie : il nous doit suffire d’entendre la vérité. Je ne feray point yci grandes distinctions des manières de possibilité. J’appelle Impossible, ce qui n’a jamais esté veu, et est ordonné par la sentence de Dieu que jamais ne sera. Quand nous regarderons depuis le commencement du monde, je dy qu’il n’y a eu nul de tous les saincts, lequel estant en ceste prison de corps mortel ait eu une dilection si parfaite, jusques à aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de toute sa vertu. Je dy d’avantage, qu’il n’y en a eu nul qui n’ait esté entaché de quelque concupiscence. Qui contredira à cela ? Je voy bien quels saincts imagine la superstition : c’est asçavoir d’une telle pureté qu’à grand’peine les Anges du ciel soyent semblables : mais cela répugne tant à l’Escriture qu’à l’expérience. Je dy encores plus, qu’il n’y en aura jamais qui viene jusques à un tel but de perfection, jusques à ce qu’il soit délivré de son corps. Ce qui est prouvé de plusieurs évidens tesmoignages de l’Escriture. Salomon disoit en dédiant le Temple, qu’il n’y a homme sur la terre qui ne pèche. David dit que nul des vivans ne sera justifié devant Dieu 1Rois 8.46 ; Ps. 143.2. Ceste sentence est souvent répétée au livre de Job. Sainct Paul l’afferme plus clairement que tous les autres : La chair, dit-il, convoite contre l’esprit, et l’esprit contre la chair. Et ne prend autre raison pour prouver que tous ceux qui sont sous la Loy sont maudits, sinon pource qu’il est escrit que tous ceux qui ne demeureront point en l’obéissance des commandemens, seront maudits Gal. 5.17 ; 3.10 ; Deut. 27.26. En quoy il signifie, ou plustost met comme une chose résolue que nul n’y peut demeurer. Or tout ce qui est prédit en l’Escriture, il le faut avoir pour éternel, et mesmes pour nécessaire. Les Pélagiens molestoyent sainct Augustin de ceste subtilité : c’est qu’on fait injure à Dieu, s’il commande plus outre que ce que les fidèles ne peuvent faire par sa grâce. Luy, pour éviter leur calomnie, confessoit que le Seigneur pourroit bien s’il vouloit exalter un homme mortel en perfection angélique : mais que jamais ne l’avoit fait, et ne le feroit point à l’advenir, pource qu’il a dit du contraire[a]. Je ne contredy point à ceste sentence : mais j’adjouste qu’il n’y a nul propos de disputer de la puissance de Dieu contre sa vérité. Et pourtant je dy que ceste sentence ne se peut caviller, si quelqu’un dit estre impossible que les choses advienent, desquelles nostre Seigneur a dénoncé qu’elles n’adviendront point. Mais encores si on dispute du mot, Jésus-Christ estant interrogué de ses disciples qui pourroit estre sauvé : respond que cela est impossible aux hommes, mais à Dieu que toutes choses sont possibles Matth. 19.25. Sainct Augustin monstre par bonnes raisons, que jamais nous ne rendons en la vie présente l’amour à Dieu que nous luy devons : L’amour, dit-il, procède tellement de la cognoissance que nul ne peut parfaitement aimer Dieu, qu’il n’ait cognu premièrement sa bonté[b]. Or ce pendant que nous sommes en ce pèlerinage terrien, nous ne la voyons sinon obscurément, et comme en un miroir : il s’ensuit doncques que l’amour que nous luy portons est imparfait. Ainsi, que nous ayons cela pour certain, que l’accomplissement de la Loy nous est impossible, ce pendant que nous conversons en ce monde : comme il sera démonstré ailleurs par sainct Paul Rom. 8.3.

[a] Lib. De natur. et grat.
[b] Lib. De spiritu et litera, in fine, et sæpe alias.

2.7.6

Mais afin que le tout s’entende plus clairement, recueillons en un sommaire l’office et usage de la Loy qu’on appelle morale : duquel selon que je puis juger, il y a trois parties. La première est qu’en démonstrant la justice de Dieu, c’est-à-dire celle qui luy est agréable, elle admoneste un chacun de son injustice, et l’en rend certain, jusques à l’en convaincre et condamner. Car il est besoin que l’homme, lequel est autrement aveuglé et enyvré en l’amour de soy-mesme, soit contraint à cognoistre et confesser tant son imbécillité que son impureté : veu que si sa vanité, n’est rédarguée à l’œil, il est enflé d’une folle outrecuidance de ses forces, et ne peut estre induit à recognoistre la foiblesse et petitesse d’icelles, quand il les mesure à sa fantasie. Mais quand il les esprouve à exécuter la Loy de Dieu, par la difficulté qu’il y trouve il a occasion d’abatre son orgueil. Car quelque grande opinion qu’il en ait conceue au paravant, il sent lors combien elles sont grevées d’un si pesant fardeau, jusques à chanceler, vaciller, déchoir, et finalement du tout défaillir. Ainsi l’homme estant instruit de la doctrine de la Loy, est retiré de son outrecuidance dont il est plein de sa nature. Il a aussi besoin d’estre purgé de l’autre vice d’arrogance, dont nous avons parlé. Car ce pendant qu’il s’arreste à son jugement, il forge au lieu de vraye justice une hypocrisie, en laquelle se complaisant il s’enorgueillit contre la grâce de Dieu, sous ombre de je ne sçay quelles observations inventées de sa teste : mais quand il est contraint d’examiner sa vie selon la balance de la Loy de Dieu, laissant sa fantasie qu’il avoit conceue de ceste fausse justice, il voit qu’il est eslongné à merveilles de la vraye saincteté, et au contraire, qu’il est plein de vices, desquels il se pensoit estre pur au paravant. Car les concupiscences sont si cachées et entortillées, que facilement elles trompent la veue de l’homme. Et n’est point sans cause que l’Apostre dit qu’il n’a sceu que c’estoit de concupiscence, sinon que la Loy luy dist, Tu ne convoiteras point Rom. 7.7. Car si elle n’est descouverte par la Loy, et tirée hors de ses cachettes, elle meurtrit le malheureux homme, sans qu’il en sente rien.

2.7.7

Pourtant la Loy est comme un miroir, auquel nous contemplons premièrement nostre foiblesse, en après l’iniquité qui procède d’icelle, finalement la malédiction qui est faite, des deux, comme nous appercevons en un miroir les taches de nostre visage. Car celuy auquel défaut toute faculté à justement vivre, ne peut autre chose faire, que demeurer en la boue de péché. Après le péché s’ensuit malédiction. Parquoy d’autant que la Loy nous convainc de plus grande transgression, d’autant elle nous monstre plus damnables, et dignes de plus grand’peine. C’est ce qu’entend l’Apostre, quand il dit, que par la Loy vient la cognoissance du péché Rom. 3.20. Car il note là le premier office d’icelle, lequel se monstre aux pécheurs qui ne sont point régénérez. A un mesme sens revienent aussi ces sentences : Que la Loy est survenue afin d’augmenter le péché : et pourtant qu’elle est administration de mort, laquelle produit l’ire de Dieu, et nous occit Rom. 5.20 ; 2Cor. 3.7. Car il n’y a nulle doute que d’autant plus que la conscience est touchée de près de l’appréhension de son péché, l’iniquité croist quant et quant : veu qu’avec la transgression lors est conjoincte la rébellion à l’encontre du Législateur Rom. 4.15. Il reste doncques qu’elle arme la vengence de Dieu en la ruine du pécheur : d’autant qu’elle ne peut sinon accuser, condamner et perdre. Et comme dit sainct Augustin, Si l’Esprit de grâce est osté, la Loy ne proufite d’autre chose que d’accuser et occir[c]. Or en disant cela, on ne fait nulle injure à la Loy, et ne dérogue-on rien à son excellence. Certes si nostre volonté estoit du tout fondée et reiglée en l’obéissance d’icelle, il nous suffiroit de cognoistre sa doctrine pour nostre salut. Mais comme ainsi soit que nostre nature, comme elle est corrompue et charnelle, soit directement répugnante à la Loy spirituelle de Dieu, et ne se puisse corriger par la discipline d’icelle : il s’ensuit que la Loy, qui avoit esté donnée à salut, si elle eust esté bien receue, nous tourne en occasion de péché et de mort. Car puis que nous sommes tous convaincus d’estre transgresseurs d’icelle, d’autant plus qu’elle nous révèle la justice de Dieu, d’autre costé elle descouvre nostre iniquité : d’autant plus qu’elle nous certifie du loyer préparé à la justice, elle nous asseure pareillement de la confusion préparée aux iniques. Parquoy tant s’en faut qu’en ces propos nous facions quelque injure à la Loy, que nous ne sçaurions mieux recommander la bonté de Dieu. Car par cela il appert que nostre seule perversité nous empesche d’obtenir la béatitude éternelle, laquelle nous estoit présentée en la Loy. Par cela nous avons matière de prendre plus grande saveur à la grâce de Dieu, laquelle nous subvient au défaut de la Loy : et à aimer d’avantage sa miséricorde, par laquelle ceste grâce nous est conférée, entant que nous voyons qu’il ne se lasse jamais en nous bienfaisant, et adjoustant tousjours bénéfice sur bénéfice.

[c] De corrept. et gratia ; Vide Ambros., De Jac., cap. I, et Vita beata, cap. VI.

2.7.8

Or ce que nostre iniquité et condamnation est convaincue et signée par le tesmoignage de la Loy : cela ne se fait point afin que nous tombions en désespoir, et qu’ayans du tout perdu courage, nous abandonnions en ruine : car cela n’adviendra point, si nous en faisons bien nostre proufit. Bien est vray que les meschans se desconfortent en ceste façon : mais cela advient de l’obstination de leur cœur. Mais il faut que les enfans de Dieu vienent à autre fin, c’est d’entendre ce que dit sainct Paul, lequel confesse bien que nous sommes tous condamnez par la Loy, afin que toute bouche soit fermée, et que tout le monde soit rendu redevab’e à Dieu Rom. 3.19 : mais ce pendant en un autre lieu il enseigne que Dieu a tous enclos sous incrédulité : non pas pour perdre, ou mesmes pour laisser périr, mais afin de faire miséricorde à tous Rom. 9.31 : asçavoir afin que se démettans de toute vaine estime de leur vertu, ils recognoissent qu’ils ne sont soustenus sinon de la main. D’avantage, qu’estans du tout vuides et desnuez, ils recourent à sa miséricorde, se reposans entièrement en icelle, se cachans sous l’ombre d’icelle, la prenans seule pour justice et mérite, comme elle est exposée en Jésus-Christ à tous ceux qui la cherchent, désirent et attendent par vraye foy. Car le Seigneur n’apparoist point aux préceptes de la Loy rémunérateur sinon de parfaite justice, de laquelle nous sommes tous despourveus : au contraire se monstre sévère exécuteur des peines deues à nos fautes : mais en Christ sa face nous reluit plene de grâce et de douceur, combien que nous soyons povres pécheurs et indignes.

2.7.9

Quant est de l’instruction que nous devons prendre en la Loy, pour nous faire implorer l’aide de Dieu, sainct Augustin en parle souvent : comme quand il dit, La Loy commande, afin que nous estans efforcez de faire ses commandemens, et succombans par nostre infirmité, nous apprenions d’implorer l’aide de Dieu[d]. Item, L’utilité de la Loy est de convaincre l’homme de son infirmité, et le contraindre de requérir la médecine de grâce, laquelle est en Christ[e]. Item, La Loy commande : la grâce donne, force de bien faire[f]. Item, Dieu commande ce que nous ne pouvons faire, afin que nous sçachions ce que nous luy devons demander[g]. Item, La Loy a esté donnée pour nous rendre coulpables : afin qu’estans coulpables nous craignions, et qu’en craignant nous demandions pardon, et ne présumions point de nos forces[h]. Item, La Loy a esté donnée afin de nous faire petis, au lieu que nous estions grands : afin de nous monstrer que nous n’avons point la force de nous-mesmes d’acquérir justice, afin qu’estans ainsi povres, et indigens, nous recourions à la grâce de Dieu[i]. Puis après il adjouste une prière, Fay ainsi Seigneur, commande-nous ce que nous pouvons accomplir, ou plustost, commande-nous ce que nous ne pouvons accomplir sans ta grâce : afin que quand les hommes ne pourront accomplir par leurs forces ce que tu dis, toute bouche soit fermée, et que nul ne s’estime grand : que tous soyent petis, et que tout le monde soit rendu coulpable devant Dieu[j]. Mais c’est chose superflue à moy, d’assembler des tesmoignages de sainct Augustin sur ceste matière, veu qu’il en a escrit un livre propre, lequel il a intitulé, De l’esprit et de la lettre. Touchant du second proufit, il ne le déclaire pas si expressément : possible à cause qu’il pensoit que l’un se pourroit entendre par l’autre, ou bien qu’il n’en estoit pas si résolu, ou bien qu’il ne s’en pouvoit pas despescher comme il eust voulu. Or combien que l’utilité dont nous avons parlé, convient proprement aux enfans de Dieu, toutesfois elle est commune aux réprouvez. Car combien qu’ils ne vienent pas jusques à ce point, comme font les fidèles, d’estre confus selon la chair, pour recevoir vigueur spirituelle en l’esprit, mais défaillent du tout en estonnement et désespoir, néantmoins cela est bon pour manifester l’équité du jugement de Dieu, que leurs consciences soyent agitées de tel tourment. Car tant qu’il leur est possible ils taschent tousjours de tergiverser contre le jugement de Dieu. Maintenant combien que le jugement de Dieu ne soit point manifesté, néantmoins par le tesmoignage de la Loy et de leur conscience ils sont tellement abatus, qu’ils démonstrent ce qu’ils ont mérité.

[d] Epist LXXXIX.
[e] Epist CC.
[f] Epist. XCV.
[g] Lib. De corrept. et gratia.
[h] In Psalm. LXX
[i] In Psalm. CXVIII
[j] Au sermon XXVII.

2.7.10

Le second office de la Loy est, à ce que ceux qui ne se soucient de bien faire que par contrainte, en oyant les terribles menaces qui y sont contenues, pour le moins par crainte de punition, soyent retirez de leur meschanceté. Or ils en sont retirez, non pas que leur cœur soit intérieurement esmeu ou touché, mais seulement ils sont estreins comme d’une bride, pour ne point exécuter leurs mauvaises cupiditez, lesquelles autrement ils accompliroyent en licence desbordée. Par cela ils ne sont de rien plus justes ne meilleurs devant Dieu. Car combien qu’ils soyent retenus par crainte ou par honte, tellement qu’ils n’osent pas exécuter ce qu’ils ont conceu en leur cœur, et ne jettent hors la rage de leur intempérance, néantmoins ils n’ont point le cœur rangé à la crainte et obéissance de Dieu : mais plustost d’autant plus qu’ils se retienent, ils sont d’autant plus enflambez et eschauffez en leur concupiscence, estans prests de commettre toute vilenie et turpitude, sinon que l’horreur de la Loy les restreinst. Et non-seulement le cœur demeure tousjours mauvais, mais aussi ils hayssent mortellement la Loy de Dieu : et d’autant que Dieu en est autheur, ils l’ont en exécration : tellement que s’il leur estoit possible ils l’aboliroyent volontiers : veu qu’ils ne le peuvent endurer commandant ce qui est bon et sainct et droict, et se vengeant des contempteurs de sa majesté. Ceste affection se monstre plus apertement en d’aucuns, aux autres elle est plus cachée, néantmoins elle est en tous ceux qui ne sont point régénérez : c’est qu’ils sont induits à se submettre tellement quellement à la Loy, non pas d’un franc vouloir, mais par contrainte, et avec grande résistance : et n’y a autre chose qui les y astreigne, sinon qu’ils craignent la rigueur de Dieu. Néantmoins ceste justice contrainte et forcée est nécessaire à la communauté des hommes, à la tranquillité de laquelle nostre Seigneur pourvoit, quand il empesche que toutes choses ne soyent renversées en confusion : ce qui seroit, si tout estoit permis à un chacun. D’avantage ; il n’est point inutile aux enfans de Dieu, d’estre régis par ceste doctrine puérile, du temps qu’ils n’ont point encores l’Esprit de Dieu, mais s’esgayent en l’intempérance de leur chair, comme aucunesfois il advient que nostre Seigneur ne se révèle point du premier coup à ses fidèles, mais les laisse cheminer quelque temps en ignorance, devant que les appeler. Car lors estans restreins de toute dissolution par ceste terreur servile, combien qu’ils ne proufitent pas beaucoup présentement, veu que leur cœur n’est encores dompté ne subjugué : néantmoins ils s’accoustument ainsi petit à petit à porter le joug de nostre Seigneur, afin que quand il les aura appelez, ils ne soyent du tout rudes à se submettre à ses commandement, comme à une chose nouvelle et incognue. Il est vraysemblable que l’Apostre a voulu toucher cest office de la Loy, en disant qu’elle n’est point donnée pour les justes, mais pour les injustes et rebelles, infidèles et pécheurs, meschans et pollus, meurtriers de leurs parens, homicides, paillards, larrons, menteurs et parjures, et entachez de tels vices qui contrevienent à saine doctrine 1Tim. 1.9-10. Car il monstre en cela, que la Loy est comme une bride pour refréner les concupiscences de la chair, lesquelles autrement se desborderoyent sans mesure.

2.7.11

On peut appliquer à tous les deux ce qu’il dit en un autre passage : c’est que la Loy a esté pédagogue aux Juifs, pour les mènera Christ Gal. 3.24. Car il y a deux genres d’hommes, lesquels elle meine à Christ par son instruction puérile. Les premiers sont ceux desquels nous avons parlé au paravant, qui estans trop pleins de la fiance de leur propre vertu ou justice, ne sont point capables de recevoir la grâce de Christ, s’ils ne sont premièrement rendus vuides. La Loy doncques leur monstrant leur misère, les range à humilité : et par ce moyen les prépare à désirer ce dont ils ne pensoyent point avoir faute. Les seconds sont ceux qui ont mestier de bride pour estre restreins, afin de ne vaguer point selon les concupiscences de leur chair. Car là où l’Esprit de Dieu ne gouverne point encores, les concupiscences quelquesfois sont si énormes et exorbitantes, que l’âme est en danger d’estre comme ensevelie par icelles en un mespris et contemnement de Dieu. Et de faict, il en adviendroit ainsi, n’estoit que Dieu y pourvoit parce moyen, retenant par la bride de sa Loy ceux ausquels la chair domine encores. Pourtant, quand il ne régénère point du premier coup un homme lequel il a esleu pour l’appeler à salut, il l’entretient jusqu’au temps de sa Visitation, par le moyen de sa Loy, sous une crainte, non point pure et droicte, comme elle doit estre en ses enfans : laquelle toutesfois est utile pour ce temps-là à celuy qui doit estre amené de longue main à plus parfaite doctrine. Nous avons tant d’expériences de cela, qu’il n’est jà mestier d’en alléguer quelque exemple. Car tous ceux qui ont demeuré quelque temps en ignorance de Dieu, confesseront qu’ils ont esté ainsi entretenus en une crainte de Dieu telle quelle, jusqu’à ce qu’ils fussent régénérez par son Esprit, pour commencer à l’aimer de bon courage et affection.

2.7.12

Le troisième usage de la Loy, qui est le principal et proprement appartient à la fin pour laquelle elle a esté donnée, a lieu entre les fidèles, au cœur desquels l’Esprit de Dieu a desjà son règne et sa vigueur. Car combien qu’ils ayent la Loy escrite en leurs cœurs du doigt de Dieu : c’est-à-dire, combien qu’ils ayent ceste affection par la conduite du sainct Esprit, qu’ils désirent d’obtempérer à Dieu, toutesfois ils proufitent encores doublement en la Loy : car ce leur est un très-bon instrument ; pour leur faire mieux et plus certainement de jour en jour entendre quelle est la volonté de Dieu, à laquelle ils aspirent, et les confermer en la cognoissance d’icelle. Comme un serviteur, combien qu’il soit délibéré en son cœur de servir bien à son maistre, et luy complaire bien du tout, toutesfois il a besoin de cognoistre familièrement et bien considérer ses mœurs et conditions, afin de s’y accommoder. Et ne se doit personne de nous exempter de ceste nécessité. Car nul n’est encores parvenu à telle sagesse, qu’il ne puisse par la doctrine quotidienne de la Loy s’advancer de jour en jour, et proufiter en plus claire intelligence de la volonté de Dieu. D’avantage, pource que nous n’avons pas seulement mestier de doctrine, mais aussi d’exhortation, le serviteur de Dieu prendra ceste utilité de la Loy, que par fréquente méditation d’icelle il sera incité en l’obéissance de Dieu, et en icelle confermé, et retiré de ses fautes. Car il faut qu’en ceste manière les saincts se solicitent eux-mesmes, à cause que quelque promptitude qu’ils ayent de s’appliquer à bien faire, néantmoins ils sont tousjours retardez de la paresse et pesanteur de leur chair, tellement qu’ils ne font jamais plenement leur devoir. A ceste chair la Loy est comme un fouet, pour la chasser à l’œuvre : comme un asne lequel ne veut tirer avant, si on ne frappe assiduellement dessus. Ou pour parler plus clairement, puis que l’homme spirituel n’est point encores délivré du fardeau de sa chair, la Loy luy sera un aiguillon perpétuel, pour ne le laisser point endormir ny appesantir. En cest usage regardoit David, quand il célébroit la Loy de Dieu de si grandes louanges : comme quand il dit, La Loy de Dieu est immaculée, convertissant les âmes : les commandemens de Dieu sont droicts, resjouissans les cœurs Ps. 19.8, etc. Item, Ta Parole est une lampe à mes pieds, et clairté pour dresser mes voyes : et tout ce qui s’ensuit au mesme Pseaume Ps. 119.105. Et ne répugne rien cela aux sentences de sainct Paul ci-dessus alléguées : où il est monstré, non pas quelle utilité apporte la Loy à l’homme fidèle et desjà régénéré : mais ce qu’elle peut de soy-mesme apporter à l’homme. Au contraire, le Prophète monstre avec quel proufit nostre Seigneur instruit ses serviteurs en la doctrine de sa Loy, quand il leur inspire intérieurement le courage de la suyvre. Et ne prend pas seulement les préceptes, mais il adjouste la promesse de grâce, laquelle ne doit point estre séparée quant aux fidèles, et laquelle fait que ce qui seroit amer s’adoucit pour avoir bonne saveur. Car si la Loy seulement en exigeant nostre devoir et menaçant, solicitoit nos âmes de crainte et frayeur, il n’y auroit rien moins aimable : surtout David démonstre qu’en icelle il a cognu et appréhendé le Médiateur, sans lequel il n’y auroit nulle douceur ne plaisir.

2.7.13

Aucuns ignorans ne pouvans discerner ceste différence, rejettent témérairement Moyse en général et sans exception, et veulent que les deux tables de la Loy soyent là laissées, pource qu’ils ne pensent point que ce soit chose convenable aux Chrestiens, de s’arrester à une doctrine laquelle contient en soy administration de mort. Ceste opinion doit estre loin de nous, veu que Moyse a très bien déclairé que la Loy, combien qu’en l’homme pécheur ne puisse qu’engendrer mort, toutesfois apporte bien une autre utilité et proufit aux fidèles. Car estant prochain de la mort, il fait ceste protestation devant le peuple, Retenez bien en vostre mémoire et vostre cœur les paroles que je vous testifie aujourd’huy : afin de les enseigner à vos enfans, et les instruire à garder et faire toutes les choses qui sont escrites en ce livre. Car ce n’est point en vain qu’elles vous sont commandées : mais afin que vous viviez en icelles Deut. 32.46-47. Et de faict, si nul ne peut nier qu’en la Loy il n’y ait comme une image entière de parfaite justice, ou il faudra dire que nous ne devons avoir nulle reigle de bien vivre, ou qu’il nous faut tenir à icelle. Car il n’y a point plusieurs reigles de bien vivre : mais une seule, qui est perpétuelle et immuable. Pourtant ce que dit David, que l’homme juste médite jour et nuit en la Loy Ps. 1.2, ne doit estre rapporté à un siècle : mais convient à tous aages, jusques en la fin du monde. Et ne faut point que cela nous estonne, qu’elle requiert une plus parfaite saincteté que nous ne pouvons avoir ce pendant que nous sommes en la prison de nostre corps, tellement que pour cela nous quittions sa doctrine. Car quand nous sommes sous la grâce de Dieu, elle n’exerce point sa rigueur pour nous presser jusqu’au bout, tellement que ce ne soit point satisfait sinon que nous accomplissions tout ce qu’elle dit : mais en nous exhortant à la perfection où elle nous appelle, elle nous monstre le but auquel il nous est utile et convenable toute nostre vie de tendre, pour faire nostre devoir : et si nous ne laissons point d’y tendre, c’est assez. Car toute ceste vie est comme une course, de laquelle quand nous viendrons à la fin, le Seigneur nous fera ce bien, que nous parviendrons à ce but lequel nous poursuyvons maintenant : combien que nous en soyons encores loing.

2.7.14

Maintenant doncques à cause que la Loy sert d’exhortation aux fidèles non pas pour lier leurs consciences en malédiction, mais pour les resveiller de paresse en les solicitant, et chastier leur imperfection, aucuns voulans signifier ceste délivrance de la malédiction d’icelle, disent que la Loy est abroguée et cassée aux fidèles (je parle tousjours de la Loy morale) non pas qu’elle leur doyve tousjours commander ce qui est bon et sainct : mais d’autant qu’elle ne leur est plus ce qu’elle estoit auparavant : c’est-à-dire qu’elle ne confond point leurs consciences d’un estonnement de mort. Et de faict, sainct Paul démonstre bien clairement une telle abrogation de la Loy. D’avantage, il appert qu’elle a esté preschée de Jésus-Christ, veu qu’il se défend de ne vouloir point destruire ne dissiper la Loy Matth. 5.17 : ce qu’il n’eust fait sinon qu’on l’en eust accusé. Or ceste opinion ne fust point venue en avant sans aucune couleur : pourtant il est vray-semblable qu’elle estoit procédée d’une fausse exposition de sa doctrine : comme tous erreurs quasi prenent leur occasion de vérité. Or afin que nous ne tombions en cest inconvénient, il nous faut diligemment distinguer ce qui est abrogué en la Loy, et ce qui y demeure encores ferme. Quand le Seigneur Jésus dit qu’il n’est point venu pour abolir la Loy, mais pour l’accomplir : et qu’il n’en passera une seule lettre jusques à tant que le ciel et la terre faudront, que tout ce qui y est escrit ne se face, en cela il démonstre que par son advénement la révérence et obéissance de la Loy n’est en rien diminuée. Et ce à bonne cause : veu qu’il est venu pour donner remède aux transgressions d’icelle. La doctrine doncques de la Loy n’est en rien violée par Jésus-Christ, qu’elle ne nous dresse à toute bonne œuvre, en nous enseignant, admonestant, reprenant et chastiant.

2.7.15

Touchant ce que sainct Paul dit de la malédiction, cela n’appartient point à l’office d’instruire : mais d’estreindre et captiver les consciences. Car la Loy, quant à sa nature, non-seulement enseigne, mais requiert estroitement ce qu’elle commande. Si on ne le fait, et mesmes si on n’en vient à bout jusqu’au dernier point, elle jette incontinent la sentence horrible de malédiction. Par ceste raison l’Apostre dit que tous ceux qui sont sous la Loy sont maudits, d’autant qu’il est escrit, Maudits seront tous ceux qui n’accompliront tout ce qui est commandé Gal. 3.10 ; Deut. 27.26. Conséquemment il dit que tous ceux-là sont sous la Loy, qui n’establissent point leur justice en la rémission des péchez : laquelle nous délivre de la rigueur de la Loy. Il nous faut doncques sortir de ses liens si nous ne voulons misérablement périr en captivité. Mais de quels liens ? De ceste rigoureuse exaction, de laquelle elle nous poursuit sans rien remettre, et sans laisser une seule faute impunie. Pour nous racheter de ceste malheureuse condition, Christ a esté fait maudit pour nous : comme il est escrit, Maudit sera celuy qui pendra au bois. Au chapitre suyvant sainct Paul dit que Jésus-Christ a esté assujeti à la Loy, pour racheter ceux qui estoyent en la servitude d’icelle : mais il adjouste quant et quant, afin que nous jouissions du privilège d’adoption pour estre enfans de Dieu Gal. 3.13 ; 4.4 ; Deut. 21.23. Qu’est-ce à dire cela ? c’est que nous ne fussions point tousjours enserrez en captivité, laquelle teinst nos consciences liées en angoisse de mort. Néantmoins cela demeure tousjours cependant, que l’authorité de la Loy n’est en rien enfreinte, que nous ne la devions tousjours recevoir en mesme honneur et révérence.

2.7.16

La raison est diverse quant aux cérémonies, lesquelles n’ont point esté abolies quant à leur effect, mais quant à leur usage. Or ce que Jésus-Christ les a fait cesser à sa venue, ne dérogue rien à leur saincteté, mais plustost la magnifie et rend plus précieuse. Car comme ce n’eust esté qu’une bastelerie anciennement, ou un amuse-fol (comme l’on dit) si la vertu de la mort et résurrection de Jésus-Christ n’y eust esté monstrée : aussi d’autre costé si elles n’eussent prins fin, on ne sçauroit aujourd’huy discerner pourquoy elles ont esté instituées. Suyvant ceste raison sainct Paul voulant monstrer que l’observation d’icelles non-seulement est superflue, mais aussi nuisible, dit que ç’ont esté ombres, desquelles le corps nous apparoist en Jésus-Christ Coloss. 2.17. Nous voyons doncques qu’en l’abolition d’icelles la vérité nous reluit mieux que s’il y avoit encores un voile tendu, et que Jésus-Christ, lequel s’est monstré de près, y fust figuré comme de loin. Et voylà pourquoy à la mort de Jésus-Christ le voile du temple s’est rompu en deux parties et est tombé bas Matth. 27.51, pource que l’image vive et expresse des biens célestes estoit manifestée, ayant en soy la perfection de ce que les cérémonies anciennes n’avoyent que les premières traces et obscures, comme en parle l’autheur de l’Epistre aux Hébrieux Héb. 10.1. A quoy appartient le dire de Christ, que la Loy et les Prophètes ont esté jusques à Jean, et que de là le Royaume de Dieu a commencé d’estre annoncé Luc 16.16 : non pas que les saincts Pères ayent esté privez et desnuez de la prédication qui contient en soy l’espérance de salut mais pource qu’ils ont apperceu seulement de loing et en ombrage, ce que nous voyons aujourd’huy en plene clairté. Sainct Jehan Baptiste rend la raison pourquoy il a falu que l’Eglise de Dieu commençast par tels rudimens pour monter plus haut : c’est que la Loy a esté donnée par Moyse, la grâce et vérité a esté faite par Jésus-Christ Jean 1.17. Car combien que l’anéantissement et pardon des péchez fust promis aux sacrifices anciens, et que le coffre de l’alliance leur fust un certain gage de la faveur paternelle de Dieu, cela n’estoit qu’un ombre s’il n’eust esté fondé en Jésus-Christ, auquel seul on trouve ferme stabilité et permanente. Quoy qu’il en soit, cela nous doit demeurer arresté, combien que les cérémonies de la Loy ayent prins fin pour n’estre plus en usage, que cela est pour mieux faire cognoistre quelle a esté leur utilité jusques à l’advénement de Jésus-Christ : lequel en abatant l’observation, a ratifié par sa mort, leur vertu et effect.

2.7.17

La raison que note sainct Paul a un peu plus de difficulté : Du temps, dit-il, que vous estiez morts en vos péchez, et au prépuce de vostre chair, Dieu vous a vivifiez avec Christ : vous pardonnant toutes vos fautes, effaçant l’obligé des décrets, qui estoit à l’encontre de vous, et vous estoit contraire, en le fichant à la croix Coloss. 2.13-14, etc. Car il semble advis qu’il vueille estendre plus outre l’abrogation de la Loy, tellement que ses décrets ne nous appartienent plus de rien : car ceux qui prenent cela simplement de la Loy morale, errent : de laquelle néantmoins ils exposent que la sévérité trop rigoureuse a esté abolie, non pas la doctrine. Les autres considérans de plus près les paroles de sainct Paul, voyent bien que cela proprement compète à la Loy cérémoniale : et monstrent que sainct Paul a accoustumé d’user de ce mot de Décrets, quand il en parle, car aux Ephésiens il dit ainsi : Jésus-Christ est nostre paix, lequel nous a conjoincts ensemble, abolissant la Loy des ordonnances, laquelle gist en décrets Ephés. 2.14, etc. Il n’y a nulle doute que ce propos ne se doyve entendre des cérémonies : car il dit que ceste Loy estoit comme une muraille pour séparer les Juifs d’avec les Gentils. Je confesse doncques que la première exposition à bon droict est reprinse des seconds : toutesfois il me semble qu’eux-mesmes n’expliquent pas encores du tout bien la sentence de l’Apostre : car je n’approuve poinct qu’on confonde ces deux passages, comme si l’un estoit tout semblable à l’autre. Quant est de celuy qui est en l’Epistre aux Ephésiens, le sens est tel : sainct Paul les voulant acertener comme ils estoyent receus en la communion du peuple d’Israël, leur dit que l’empeschement qui estoit auparavant pour les diviser, a esté osté, c’estoyent les cérémonies : car les lavemens et sacrifices par lesquels les Juifs se sanctifioyent à Dieu, les séparoyent d’avec les Gentils. Mais en l’Epistre aux Colossiens, il n’y a celuy qui ne voye qu’il touche un plus haut mystère. Il est là question des observations mosaïques, ausquelles les séducteurs vouloyent contraindre le peuple chrestien. Comme doncques en l’Epistre aux Galatiens, ayant ceste mesme dispute à démener, il la tire plus loing et la réduit à sa source : ainsi fait-il en cest endroict. Car si on ne considère autre chose aux cérémonies, sinon la nécessité de s’en acquitter : pourquoy les appelle-il un obligé ? et un obligé contraire à nous ? Et à quel propos eust-il quasi constitué toute la somme de nostre salut en ce qu’il fust cassé et mis à néant ? Parquoy on voit clairement qu’il nous faut yci regarder autre chose que l’extériorité des cérémonies. Or je me confie d’avoir trouvé la vraye intelligence, si on me confesse estre vraye ce qu’escrit en quelque lieu très véritablement sainct Augustin, ou plustost ce qu’il a tiré des paroles toutes évidentes de l’Apostre, c’est qu’aux cérémonies judaïques il y avoit plustost confession des péchez, que purgation[k]. Car qu’est-ce qu’ils faisoyent en sacrifiant, sinon qu’ils se confessoyent estre coulpables de mort, veu qu’ils substituoyent en leur lieu la beste pour estre tuée ? Par leurs lavemens qu’est-ce qu’ils faisoyent, sinon se confesser immondes et contaminez. Parquoy ils confessoyent la dette de leur impureté et de leurs offenses. Mais en ceste protestation le payement n’en estoit point fait. Pour laquelle cause l’Apostre dit que la rédemption des offenses a esté faite par la mort de Christ, lesquelles demeuroyent sous l’ancien Testament, et n’estoyent point abolies Héb. 9.15. C’est donc à bon droict que sainct Paul appelle les cérémonies, des cédulles contraires à ceux qui en usoyent, veu que par icelles ils testifioyent et signoyent leur condamnation. A cela ne contrevient rien que les anciens Pères ont esté participans d’une mesme grâce avec nous : car ils ont obtenu cela par Christ, non point par les cérémonies, lesquelles sainct Paul en ce passage sépare de Christ, d’autant qu’elles obscurcissoyent lors sa gloire, après que l’Evangile avoit esté révélé. Nous avons que les cérémonies, si elles sont considérées en elles-mesmes, sont à bonnes raisons nommées cédulles contraires au salut des hommes, veu que ce sont comme instrumens authentiques pour obliger les consciences à confesser leurs dettes. Pourtant veu que les séducteurs vouloyent astreindre l’Eglise chrestienne à les observer, sainct Paul à bon droict regardant l’origine première, admoneste les Colossiens en quel danger ils trébuscheroyent, s’ils se laissoyent subjuguer en telle sorte. Car par un mesme moyen la grâce de Christ leur estoit ravie : d’autant que par la purgation qu’il a faite en sa mort, pour une fois il a aboli toutes ces observations externes, par lesquelles les hommes se confessoyent redevables à Dieu, et n’estoyent point acquittez de leurs dettes.

[k] Hébreux ch. 7, 8, 10.

 

Chapitre VIII
L’exposition de la Loy morale.

2.8.1

Je pense qu’il ne viendra point mal à propos d’entrelacer yci les dix commandemens de la Loy, avec une briefve exposition d’iceux, dont ce que j’ay touché sera mieux liquide : asçavoir que le service que Dieu a une fois establi, demeure tousjours en sa vigueur. Et puis le second article, dont il a esté aussi fait mention, sera confermé : asçavoir que les Juifs n’ont pas esté seulement enseignez quelle estoit la vraye façon de servir à Dieu : mais aussi en se voyant défaillir en l’observation de ce qui leur estoit commandé, ont esté abatus de frayeur, pensans à quel juge ils avoyent affaire : et ainsi ont esté comme traînez par force au Médiateur. Or ci-dessus en exposant la somme de ce qui est requis pour vrayement cognoistre Dieu, nous avons monstré que nous ne le pouvons concevoir en sa grandeur, que sa majesté ne nous saisisse pour nous rendre obligez à le servir. En la cognoissance de nous-mesmes, nous avons dit que le principal point estoit, qu’estans vuides de toute fantasie de nostre propre vertu, estans despouillez de toute fiance de nostre justice : au contraire abatus de la considération de nostre povreté, nous apprenions parfaite humilité, pour nous abaisser et démettre de toute gloire. L’un et l’autre nous est monstré en la Loy de Dieu : où le Seigneur s’estant attribué premièrement la puissance de commander, nous enseigne de porter révérence à sa divinité, démonstrant en quoy gist et est située icelle révérence. Puis après, ayant ordonné la reigle de justice, nous rédargue tant de nostre faiblesse comme d’injustice : d’autant qu’à la reigle d’icelle nostre nature, selon qu’elle est corrompue et perverse, est entièrement contraire et répugnante : et qu’à la perfection d’icelle nostre faculté, selon qu’elle est débile et inutile à bien faire, ne peut respondre. Or tout ce qu’il nous faut apprendre des deux Tables, nous est aucunement enseigné par la loy intérieure, laquelle nous avons ci-dessus dit estre escrite et quasi imprimée au cœur d’un chacun. Car nostre conscience ne nous laisse point dormir un somme perpétuel sans aucun sentiment, qu’elle ne nous rende tesmoignage au dedans, et admoneste de ce que nous devons à Dieu : qu’elle ne nous monstre la différence du bien et du mal : ainsi, qu’elle ne nous accuse quand nous ne faisons nostre devoir. Toutesfois l’homme est tellement embrouillé en obscureté d’ignorance, qu’à grand’peine peut-il par ceste loy naturelle un bien petit gouster quel service est plaisant à Dieu : pour le moins il est bien loin de la droicte cognoissance d’iceluy. D’avantage, il est tant enflé de fierté et ambition, tant aveuglé de l’amour de soy-mesme, qu’il ne peut encores se regarder, et quasi descendre en soy, pour apprendre de s’abbaisser et confesser sa misère. Pourtant selon qu’il estoit nécessaire à la grosseur de nostre esprit et à nostre arrogance, le Seigneur nous a baillé sa Loy escrite, pour nous rendre plus certain tesmoignage de ce qui estoit trop obscur en la loy naturelle : et en chassant la nonchalance, toucher plus vivement nostre esprit et mémoire.

2.8.2

Maintenant il est aisé d’entendre que c’est qu’il faut apprendre de la Loy : c’est asçavoir que Dieu, comme il est nostre Créateur, ainsi à bon droict tient envers nous le lieu de Seigneur et Père : et qu’à ceste cause nous luy devons rendre gloire, révérence, amour et crainte. Par ainsi, que nous ne sommes pas libres poursuivre la cupidité de nostre esprit, par tout où elle nous incitera : mais que du tout dépendons de nostre Dieu, et devons nous arrester seulement en cela qu’il luy plaira. D’avantage, que justice et droicture luy sont plaisantes : au contraire, iniquité abominable. Parquoy si nous ne voulons d’une perverse ingratitude nous destourner de nostre Créateur, il nous faut toute nostre vie aimer justice, et appliquer nostre estude à icelle. Car si lors tant seulement nous luy rendons la révérence qu’il faut, quand nous préférons sa volonté à la nostre : il s’ensuit qu’on ne luy peut porter autre honneur légitime, qu’en observant justice, saincteté et pureté. Et n’est loisible à l’homme de s’excuser, en tant qu’il n’a point la puissance, et comme un povre debteur, n’est pas suffisant de payer. Car il n’est pas convenable de mesurer la gloire de Dieu selon nostre faculté, veu que quels que nous soyons, il est tousjours semblable à soy-mesme : ami de justice, ennemi d’iniquité : et quelque chose qu’il nous demande, veu qu’il ne peut rien demander que justement, nous sommes par naturelle obligation tenus d’obéir. Ce que nous ne le pouvons faire, c’est de nostre vice. Car si nous sommes détenus comme liez de nostre cupidité, en laquelle règne péché, pour n’estre libres à obéir à nostre Père, il ne nous faut pour nostre défense alléguer ceste nécessité, de laquelle le mal est au dedans de nous, et nous est à imputer.

2.8.3

Quand nous aurons proufité par la doctrine de la Loy jusques-là, alors icelle mesme nous conduisant il faut descendre en nous : dont nous rapporterons deux choses. Premièrement, en comparageant la justice de la Loy avec nostre vie, qu’il y a beaucoup à dire que ne satisfaisons à la volonté de Dieu : et pourtant que nous sommes indignes de retenir nostre lieu et ordre entre ses créatures, tant s’en faut que méritions d’estre réputez ses enfans. Puis en considérant nos forces, que non-seulement ne les réputions suffisantes à l’accomplissement de la Loy, mais du tout nulles. De là nécessairement s’ensuit une desfiance de nostre propre vertu : puis une angoisse et tremblement d’esprit. Car la conscience ne peut soustenir le fais de péché, qu’incontinent le jugement de Dieu ne viene en avant : et le jugement de Dieu ne se peut sentir, qu’il n’apporte une horreur de mort. Semblablement, la conscience estant convaincue par expérience de sa foiblesse ne peut qu’elle ne tombe en désespoir de ses forces. L’une et l’autre affection engendre déjection et humilité. Ainsi advient en la fin, que l’homme estonné du sentiment de la mort éternelle, laquelle il se voit prochaine pour les mérites de son injustice, se convertit à la seule miséricorde de Dieu, comme à un port unique de salut : et que sentant qu’il n’est pas en sa puissance de payer ce qu’il doit à la Loy, désespérant de soy, il respire pour attendre et demander aide ailleurs.

2.8.4

Mais le Soigneur non content d’avoir monstré en quelle révérence nous devons avoir sa justice, afin aussi d’adonner nos cœurs à l’amour d’icelle, et à une haine d’iniquité, il adjoint des promesses et menaces. Car pource que l’œil de nostre entendement voit si trouble, qu’il ne se peut esmouvoir de la seule beauté et honnesteté de vertu, ce Père plein de clémence, selon sa bénignité, nous a voulu attirer à l’aimer et désirer par la douceur du loyer qu’il nous propose. Il nous dénonce doncques qu’il veut rémunérer la vertu, et que celuy qui obéira à ses commandemens, ne travaillera en vain. Au contraire, il fait asçavoir qu’injustice non-seulement luy est exécrable, mais aussi qu’elle ne pourra eschapper qu’elle ne soit punie, pource qu’il a déterminé de venger le contemnement de sa majesté. Et pour en toutes sortes nous inciter, il promet tant les bénédictions de la vie présente, que l’éternelle béatitude à ceux qui garderont ses commandemens : et d’autre costé ne menace pas moins les transgresseurs de calamitez corporelles, que du torment de la mort éternelle. Car ceste promesse, asçavoir, qui fera ces choses, vivra en icelles : et aussi la menace correspondante : L’âme qui aura péché mourra de mort Lév. 18.5 ; Ezéch. 18.4, 20 : sans aucune doute appartient à la mort ou immortalité future, qui jamais ne finira. Combien que par tout où il est fait mention de la bénévolence ou ire du Seigneur : sous la première est contenue éternité de vie : sous la seconde, perdition éternelle. Or en la Loy est récité un grand rolle de bénédictions et malédictions présentes Lev. 26.4 ; Deut. 28.1. Es peines qu’il dénonce, il apparoist combien il est d’une grande pureté, veu qu’il ne peut souffrir iniquité. D’autre part, aux promesses i est démonstré combien ii aime justice, veu qu’il ne la veut point laisser sans rémunération : Pareillement y est démonstré une merveilleuse bénignité. Car veu que nous et tout ce qui est nostre sommes obligez à sa majesté, à bon droict tout ce qu’il requiert de nous, il le demande comme ce qui luy est deu. Or le payement d’une telle dette n’est pas digne de rémunération aucune. Parquoy il quitte de son droict, quand il nous propose quelque loyer pour nostre obéissance, laquelle nous ne luy rendons pas de nostre bon gré comme une chose qui ne luy seroit point deue. Or que c’est que nous peuvent proufiter les promesses d’icelles mesmes il a esté desjà dit en partie et en partie il apparoistra encores mieux en son lieu. Il suffit pour le présent que nous entendions et réputions qu’aux promesses de la Loy il y a une singulière recommandation de justice : afin qu’on voye plus certainement combien l’observation d’icelle plaist à Dieu. D’autre part, que les peines sont mises en plus grande exécration d’injustice : afin que le pécheur ne s’enyvre en la douceur de son péché, jusques à oublier que le jugement du Législateur luy est appareillé.

2.8.5

Or ce que le Seigneur, voulant donner la reigle de parfaite justice, a réduit toutes les parties d’icelle à sa volonté, en cela il est démonstré qu’il n’a rien plus agréable qu’obéissance. Ce qu’il faut d’autant plus diligemment noter, pource que la hardiesse et intempérance de l’entendement humain est trop enclinée à inventer nouveaux honneurs et services pour luy rendre, afin d’acquérir sa grâce Car ceste affectation folle de religion desreiglée, pource qu’elle est naturellement enracinée en nostre esprit, s’est tousjours monstrée, et se monstre encores de présent en tout le genre humain : c’est que les hommes appètent tousjours de forger quelque manière d’acquérir justice sans la Parole de Dieu. Dont il advient qu’entre les bonnes œuvres, que communément on estime, les commandemens de la Loy tienent le plus bas lieu ? cependant une multitude infinie de préceptes humains occupent le premier rang et la plus grande place. Mais qu’est-ce que Moyse a plus voulu refréner que ceste cupidité, quand après la publication de la Loy il parle ainsi au peuple ? Note et escoute ce que je te commande, à ce que tu prospères toy et tes enfans après toy, quand tu auras fait ce qui est bon et plaisant devant ton Dieu : Fay seulement ce que je le commande, sans y adjouster ne diminuer Deut. 12.28. Et auparavant, après avoir protesté que ceste estoit la sagesse et intelligence du peuple d’Israël, devant toutes les nations de la terre, d’avoir receu du Seigneur les jugemens, justices et cérémonies : il leur dit quant et quant, Garde-toy et ton âme songneusement : n’oublie point les paroles que tes yeux ont veues, et que jamais elles ne tombent de ton cœur Deut. 4.9. Certes pource que Dieu prévoyait que les Israélites ne se tiendroyent point après avoir receu la Loy, qu’ils ne désirassent d’inventer nouvelles manières de le servir, sinon qu’il leur teinst la bride roide, il prononce qu’en sa parole est contenue toute perfection de justice : ce qui les devoit très-bien retenir. Et néantmoins ils n’ont point désisté de ceste audace qui leur avoit esté tant défendue. Et nous, quoy ? certes nous sommes bridez de ceste mesme parole. Car il n’y a doute que cela n’ait tousjours lieu, que le Seigneur a voulu attribuer à sa Loy une parfaite doctrine de justice. Et toutesfois non contens d’icelle, nous travaillons à merveilles à controuver et forger des bonnes œuvres les unes sur les autres. Le meilleur qui soit pour corriger ce vice, est d’avoir ceste cogitation plantée en nostre cœur, que la Loy nous a esté baillée du Seigneur, pour nous enseigner parfaite justice : et qu’en icelle n’est point enseignée autre justice, sinon de nous reigler et conformer à la volonté divine : et ainsi que c’est pour néant que nous imaginons nouvelles formes d’œuvres pour acquérir la grâce de Dieu, duquel le droict service consiste seulement en obéissance : et que plustost au contraire, l’estude des bonnes œuvres qui sont hors la Loy de Dieu, est une pollution intolérable de la divine et vraye justice. Et sainct Augustin dit bien vray, quand il appelle l’obéissance qu’on rend à Dieu, mère et gardienne de toutes vertus : quelquesfois aussi, La source et racine de tout bien[l].

[l] De civitate Dei, lib. IV, cap. XII, de bono conjugali, contra adversarios Legis et Prophetarum.

2.8.6

Mais quand la Loy du Seigneur nous aura esté expliquée, alors ce que j’ay cy-dessus enseigné de l’office d’icelle, sera confermé. Or avant qu’entrer à traitter particulièrement un chacun article, il est bon de premièrement cognoistre ce qui appartient à la cognoissance universelle d’icelle. Pour le premier, que cela soit arresté, que la vie de l’homme doit estre reiglée par la Loy non-seulement à une honnesteté extérieure, mais aussi à la justice intérieure et spirituelle. Laquelle chose combien qu’elle ne se puisse nier, néantmoins est considérée de bien peu. Cela se fait, pource qu’on ne regarde point le Législateur, de la nature duquel celle de la Loy doit estre estimée. Si quelque Roy défendoit par édict, de paillarder, de meurtrir et de desrober : je confesse que celuy qui auroit seulement conceu en son cœur quelque cupidité de paillarder, ou desrober, ou meurtrir, sans venir jusques à l’œuvre, et sans s’efforcer d’y venir, ne sera point tenu de la peine laquelle sera constituée. Car pource que la providence du législateur mortel ne s’estend que jusques à l’honnesteté externe, ses ordomances ne sont point violées, sinon que le mal viene en effect. Mais Dieu, devait l’œil duquel rien n’est caché, et lequel ne s’arreste point tant à l’apparence extérieure de bien, qu’à la pureté de cœur, en défendant paillardise, homicide et larrecin, défend toute concupiscence charnelle, haine, convoytise du bien d’autruy, tromperie, et tout ce qui est semblable. Car entant qu’il est Législateur spirituel, il ne parle pas moins à l’âme qu’au corps. Or ire et haine est meurtre, quant à l’âme : convoitise, est larrecin : amour désordonnée, est paillardise. Mais quelqu’un pourra dire qu’aussi bien les loix humaines regardent le conseil et la volonté des hommes, et non pas les événements fortuits, Je le confesse : mais cela s’entend des volontez lesquelles vienent en avant. Car elles considèrent à quelle intention une chacune œuvre a esté faite : mais elles ne sondent point les cogiations secrettes. Pourtant celuy qui se sera abstenu de transgresser extérieurenent, aura satisfait aux loix politiques : au contraire, pource que la Loy de Dieu est donnée à nos âmes, si nous la voulons bien observer, il faut que nos âmes soyent principalement réprimées. Or la pluspart des hommes, mesmes quand ils veulent dissimuler d’estre contempteurs d’icelle, conforment aucunement leurs yeux, leurs pieds et leurs mains, et les autres parties de leurs corps, à observer ce qu’elle commande : cependant leur cœur demeure tout aliéné de l’obéissance d’icelle. Ainsi, ils se pensent bien acquitter, s’ils ont caché devant les hommes ce qui apparoist devant Dieu. Ils oyent, Tu ne meurtriras point, Tu ne paillarderas point, Tu ne desroberas point. Pourtant ils ne desgainent point leur espée pour meurtrir, ils ne se meslent point avec les paillardes, ils ne jettent point la main sur les biens d’autruy. Tout cela est bon. Mais leur cœur est plein de meurtre, et brusle de concupiscence charnelle : ils ne peuvent regarder le bien de leur prochain que de travers, le dévorant par convoitise. En cela ce qui estoit le principal de la Loy leur défaut. Dont vient, je vous prie, une telle stupidité, sinon que laissons derrière le Législateur, ils plient et conforment la justice à leur entendement ? A l’encontre de ceste opinion sainct Paul crie fort et ferme, disant que la Loy est spirituelle Rom. 7.14. En quoy il signifie que non-seulement elle requiert obéissance de l’âme, de l’entendement et volonté, mais une pureté angélique, laquelle estant purgée de toute macule charnelle, ne sente autre chose qu’esprit.

2.8.7

En disant que le sens de la Loy est tel, nous n’apportons point une nouvelle exposition de nous mesmes : mais nous suyvons Christ, qui en est très-bon expositeur. Car pource que les Pharisiens avoyent semé entre le peuple une opinion perverse, asçavoir que celuy qui ne commettroit rien par œuvre externe contre la Loy, estoit bon observateur d’icelle : il rédargue cest erreur, asçavoir qu’un regard impudique sur une femme, est paillardise : et que tous ceux qui hayssent leur frère, sont homicides Matth. 5.21-22, 28, 44. Car il fait coulpables de jugement tous ceux qui auront conceu seulement quelque ire en leur cœur : coulpables devant le Consistoire, tous ceux qui en murmurant monstrent quelque offense de courage : et coulpables de géhenne du feu, tous ceux qui par injure auront apertement déclairé leur malveillance. Ceux qui n’entendoyent point cela, ont imaginé que Christ estoit un second Moyse, qui avoit apporté la Loy évangélique, pour suppléer le défaut de la Loy mosaïque. Dont est procédée ceste sentence comme vulgaire, Que la perfection de la Loy évangélique est beaucoup plus grande qu’elle n’estoit en l’ancienne Loy : qui est un erreur très-pervers. Car quand nous réduirons cy-après en somme les préceptes de Moyse, il apparoistra par ses paroles mesmes combien on fait grande injure à la Loy de Dieu, en disant cela. D’avantage, de ceste opinion ils s’ensuyvroit que la saincteté des Pères anciens ne différeroit guères d’une hypocrisie. Finalement, ce seroit pour nous destourner de la reigle unique et perpétuelle de justice, que Dieu a lors baillée. Or l’erreur est facile à réfuter, pource que telles manières de gens ont pensé que Christ adjoustast à la Loy, ou tant seulement qu’il la restituoit en son entier, asçavoir en la purgeant de mensonges, et du levain des Pharisiens, dont elle avoit esté obscurcie et souillée.

2.8.8

Il nous faut secondement observer, que les préceptes de Dieu contienent quelque chose plus que nous n’y voyons exprimé par paroles. Ce qu’il faut néantmoins tellement modérer, que nous ne leur donnions point tel sens que bon nous semblera, les tournant ça et là à nostre plaisir. Car il y en a d’aucuns, qui par telle licence font que l’authorité de la Loy est vilipendée, comme si elle estoit incertaine, ou bien qu’on désespère d’en avoir saine intelligence. Il faut doncques, s’il est possible, trouver quelque voye laquelle nous conduise seurement et sans doute à la volonté de Dieu : c’est-à-dire, il faut regarder combien l’exposition se doit estendre outre les paroles : tellement qu’il apparoisse que ce ne soit point une addition adjoustée à la Loy de Dieu, des gloses humaines, mais que ce soit le pur sens naturel du Législateur, fidèlement déclairé. Certes en tous les préceptes il est si notoire qu’une partie est mise pour le tout, que celuy qui en voudroit restreindre l’intelligence selon les paroles, seroit digne d’estre mocqué. Il est doncques notoire que l’exposition de la Loy, la plus sobre qu’on la puisse faire, passe outre les paroles, mais il est obscur jusques où, sinon qu’on définisse quelque mesure. Or je pense que ceste-cy sera très-bonne, si on addresse sa pensée à la raison pour laquelle le précepte a esté donné : asçavoir qu’en un chacun précepte on considère à quelle fin il nous a esté donné de Dieu. Exemple : Tout précepte est pour commander, ou pour défendre. Nous aurons la vraye intelligence de l’un et de l’autre, en regardant la raison ou la fin où il tend. Comme la fin du cinquième précepte est, qu’il faut rendre honneur à ceux ausquels Dieu l’a voulu attribuer : ceste sera donc la somme, qu’il plaist à Dieu que nous honorions ceux ausquels il a donné quelque prééminence : et que contemnement et contumace à l’encontre d’iceux, luy est en abomination. La raison du premier précepte est que Dieu seul soit honoré : la somme doncques sera, que la vraye piété est agréable à Dieu, c’est-à-dire l’honneur que nous rendons à sa majesté : au contraire, qu’impiété luy est abominable. Ainsi faut-il regarder en tous préceptes de quoy il est traitté. Après, il faut chercher la fin, jusques à ce que nous trouvions que c’est que le Législateur veut testifier luy estre plaisant ou desplaisant : puis de ce qui est dit au précepte, il nous faut former un argument au contraire, en ceste manière : Si cela plaist à Dieu, le contraire lui desplaist. Si cela luy desplaist, le contraire luy plaist. S’il commande cela, il défend le contraire. S’il défend cela, il commande le contraire.

2.8.9

Ce qui est maintenant obscur en le touchant briefvement, sera plus familièrement esclarci par l’expérience, quand nous exposerons les préceptes. Pourtant il suffira de l’avoir touché, sinon qu’il nous faut confermer le dernier que nous avons dit, qui autrement ne seroit point entendu, ou sembleroit advis desraisonnable. Ce que nous avons dit, que là où le bien est commandé, le mal qui est contraire est défendu, n’a jà mestier de probation : car il n’y a personne qui ne le concède. Pareillement, le jugement commun recevra volontiers, que quand on défend le mal on commande le bien qui est au contraire. Car c’est chose vulgaire, que quand on condamne les vices, on recommande les vertus. Mais nous demandons quelque chose d’avantage, que les hommes n’entendent communément en confessant cela. Car par la vertu contraire au vice, ils entendent seulement s’abstenir de vice : mais nous passons outre, asçavoir en exposant que c’est faire le contraire du mal. Ce qui s’entendra mieux par exemple. Car en ce précepte, Tu ne tueras point : le sens commun des hommes ne considère autre chose, sinon qu’il se faut abstenir de tout outrage et de toute cupidité de nuire : mais je dy qu’il y faut entendre plus, asçavoir que nous aidions à conserver la vie de nostre prochain, par tous moyens qu’il nous sera possible. Et afin qu’il ne semble que je parle sans raison, je veux approuver mon dire. Le Seigneur nous défend de blesser et outrager nostre prochain, pource qu’il veut que sa vie nous soit chère et précieuse : il requiert doncques semblablement les offices de charité, par lesquels elle peut estre conservée. Ainsi, on peut appercevoir comment la fin du précepte nous enseigne ce qui nous y est commandé ou défendu de faire.

2.8.10

Si on demande la raison pourquoy le Seigneur a voulu seulement à demy signifier son vouloir, plus que l’exprimer clairement, pour response à cela on peut alléguer plusieurs raisons : mais il y en a une qui me contente par-dessus toutes : c’est, pource que la chair s’efforce tousjours de colorer, ou de cacher par vaines couvertures la turpitude de son péché, sinon qu’on la puisse toucher au doigt, il a voulu proposer pour exemple ce qui estoit le plus vilein et desordonné en chacun genre de péché : afin que l’ouye mesmes en eust horreur, pour nous faire détester le péché de plus grand courage. Cela nous trompe souvent en estimant les vices, que nous les exténuons s’ils sont quelque peu couvers. Le Seigneur doncques nous relire de ceste tromperie, nous accoustumant à réduire une chacune faute à un genre, dont nous puissions mieux cognoistre en quelle abomination elle nous doit estre. Exemple : Il ne nous semble point advis que ce soit un mal fort exécrable que haine ou ire, quand on les nomme de leurs noms : mais quand le Seigneur les défend sous le nom d’homicide, nous voyons mieux en quelle abomination il les a veu qu’il leur donne le nom d’un si horrible crime. Par ainsi estans advertis par le jugement de Dieu, nous apprenons de mieux réputer la grandeur des fautes, lesquelles au paravant nous sembloyent légères.

2.8.11

Tiercement, nous avons à considérer que c’est que veut dire la division de la Loy en deux Tables, desquelles il n’est point fait si souvent mention en l’Escriture sans propos : comme tout homme de bon esprit peut juger. Or la raison est si facile à entendre, qu’il n’est jà mestier d’en faire nulle doute. Car le Seigneur voulant enseigner toute justice en sa Loy, l’a tellement distinguée, qu’il a assigné la première aux offices dont nous luy sommes redevables, pour honorer sa majesté : la seconde, à ce que nous devons à nostre prochain, selon charité. Certes le premier fondement de justice est l’honneur de Dieu : lequel renversé, toutes les autres parties sont dissipées, comme les pièces d’un édifice ruiné. Car quelle justice sera-ce, de ne nuire point à nostre prochain par larrecins et rapines, si ce pendant par sacrilége nous ravissons à la majesté de Dieu sa gloire ? Item, de ne point maculer nostre corps par paillardise, si nous polluons le nom de Dieu par blasphèmes ? Item, de ne point meurtrir les hommes, si nous taschons d’esteindre la mémoire de Dieu ? Ce seroit donc en vain que nous prétendrions justice sans religion : tout ainsi comme si quelqu’un vouloit faire une belle monstre d’un corps sans teste. Combien qu’à dire vray, religion non-seulement est le chef de justice et vertu, mais est quasi l’âme, pour luy donner vigueur. Car jamais les hommes ne garderont entre eux équité et dilection, sans la crainte de Dieu. Nous appelons doncques le service de Dieu, Principe et fondement de justice : veu que celuy osté, tout ce que peuvent méditer les hommes pour vivre en droicture, continence et tempérance, est vain et frivole devant Dieu. Pareillement, nous l’appelons La source et esprit de justice : pource que les hommes en craignant Dieu, comme Juge du bien et du mal, apprenent de cela à vivre purement et droictement. Pourtant le Seigneur en la première Table nous instruit à piété et religion, pour honorer sa majesté : en la seconde, il ordonne comment à cause de la crainte que nous luy portons, il nous faut gouverner ensemble. Pour laquelle raison nostre Seigneur Jésus, comme récitent les Evangélistes, a réduit toute la Loy sommairement en deux articles : asçavoir, que nous aimions Dieu de tout nostre cœur, de toute nostre âme, et de toutes nos forces, et que nous aimions nostre prochain comme nous-mesmes Matth. 22.37 ; Luc 10.27. Nous voyons comment des deux parties esquelles il comprend toute la Loy, il en addresse l’une à Dieu, et l’autre aux hommes.

2.8.12

Toutesfois combien que la Loy soit entièrement contenue en deux points, si est-ce que nostre Seigneur, pour oster toute matière d’excuse, a voulu plus amplement et facilement déclairer en dix préceptes, tant ce qui appartient à la crainte, amour et honneur de sa divinité, comme à la charité, laquelle il nous commande d’avoir à nostre prochain pour l’amour de soy. Pourtant, ce n’est pas estude inutile, que de chercher quelle est la division des préceptes, moyennant qu’il nous souviene que c’est une chose en laquelle chacun peut avoir son jugement libre : et pourtant que nous n’esmouvions point contention contre celuy qui n’accordera point à nostre sentence. Cecy dy-je, afin que personne ne s’esmerveille de la distinction que je suyvray, comme si elle estoit nouvellement forgée. Quant au nombre des préceptes, il n’y a nulle doute, d’autant que le Seigneur en a osté toute controverse par sa Parole. La dispute est seulement à la manière de les diviser. Ceux qui les divisent tellement, qu’il y ait en la première Table trois préceptes, et sept en la seconde, effacent le précepte des images du nombre des autres, ou bien le mettent sous le premier : comme ainsi soit que le Seigneur l’ait mis comme un commandement spécial. D’avantage, ils divisent inconsidérément en deux parties le dixième précepte : qui est de ne point convoiter les biens de nostre prochain. Il y a une autre raison pour les réfuter : que leur division a esté incognue en l’Eglise primitive, comme nous verrons tantost après. Les autres mettent bien comme nous, quatre articles en la première Table : mais ils pensent que le premier soit une simple promesse sans commandement. Or de ma part, pource que je ne puis prendre les dix paroles dont Moyse fait mention autrement que pour dix préceptes, sinon que je soye convaincu du contraire par raison évidente : d’avantage, pource qu’il me semble que nous les pouvons distinctement par ordre marquer au doigt, leur laissant la liberté d’en penser comme ils voudront, je suyvray ce qui me semble le plus probable, c’est que la sentence dont ils font le premier précepte, tient comme un lieu de Proème sur toute la Loy : puis après que les dix préceptes s’ensuyvent : quatre en la première Table, et six en la seconde, selon l’ordre que nous les coucherons. Ceste division est mise d’Origène sans difficulté, comme receue communément de son temps[m]. Sainct Augustin aussi l’approuve escrivant à Boniface. Il est bien vray qu’en un autre lieu la première division luy plaist mieux : mais c’est pour une raison trop légère : asçavoir, pource que si on mettoit seulement trois préceptes en la première Table, cela représenteroit la Trinité : combien qu’en ce lieu-là mesme il ne dissimule pas que la nostre luy plaist plus quant au reste[n]. Nous avons aussi un autre ancien Père, qui accorde à nostre opinion, celuy qui a escrit les Commentaires imparfaits sur sainct Matthieu. Josèphe attribue à chacune Table cinq préceptes : laquelle distinction estoit commune en son temps, comme on peut conjecturer. Mais outre ce que la raison contredit à cela, veu que la différence entre l’honneur de Dieu et la charité du prochain y est confondue, l’authorité de Jésus-Christ bataille au contraire Matth. 19.19 : lequel met le précepte d’honorer père et mère, au catalogue de la seconde Table. Maintenant escoutons Dieu mesme parler.

[m] Orig., In Exod., lib. III.
[n] Quaest. vet. Test., lib. II.

2.8.13
le premier commandement.

Je suis l’Eternel ton Dieu, qui t’ay retiré de la terre d’Egypte, de la maison de servitude. Tu n’auras point de dieux estranges devant ma face.

Il ne peut chaloir, si nous prenons la première sentence comme partie du premier précepte, ou si nous la mettons séparément, moyennant que nous entendions que c’est comme un Proème sur toute la Loy. Premièrement, quand on fait quelques loix il faut donner ordre qu’elles ne s’abolissent par mespris ou contemnement. Pour ceste cause le Seigneur au commencement remédie à ce danger, en pourvoyant que la majesté de sa Loy ne soit contemnée : ce qu’il fait, la fondant sur trois raisons. Car il s’attribue le droict et puissance de commander : en quoy il astreint son peuple esleu à la nécessité d’obéir. Puis après il promet sa grâce, pour attirer ses fidèles par douceur à suyvre sa volonté. Finalement il réduit en mémoire le bien qu’il a fait aux Juifs, pour les rédarguer d’ingratitude, s’ils ne respondent à sa libéralité qu’il leur a monstrée. Sous ce nom d’Eternel, est signifié son Empire et Seigneurie légitime qu’il a sur nous. Car si toutes choses vienent de luy, et consistent en luy, c’est raison qu’elles soyent référées à luy, comme dit sainct Paul Rom. 11.36. Par ce mot doncques il nous est monstré qu’il nous faut submettre au joug du Seigneur : veu que ce seroit un monstre, de nous retirer du gouvernement de celuy hors lequel nous ne pouvons estre.

2.8.14

Après qu’il a enseigné le droict qu’il a de commander, et que toute obéissance luy est deue, afin qu’il ne semble qu’il vueille contraindre seulement par nécessité, il ameine aussi par douceur, se déclairant estre le Dieu de son Eglise. Car en ceste locution il y a une correspondance mutuelle, laquelle est exprimée en ceste promesse où il dit, Je seray leur Dieu, et ils me seront pour peuple. De laquelle Jésus-Christ prouve qu’Abraham, Isaac et Jacob ont obtenu salut et vie éternelle, pource que Dieu leur avoit promis qu’il seroit leur Dieu Jér. 31.33 ; Matth. 22.32. Pourtant ce mot vaut autant comme s’il disoit, Je vous ay esleus pour mon peuple : non-seulement pour vous bien faire en la vie présente, mais pour vous conduire à l’éternelle béatitude de mon Royaume. Or à quelle fin tend ceste grâce, il est dit en plusieurs passages. Car quand nostre Seigneur nous appelle en la compagnie de son peuple, il nous eslit, ainsi que dit Moyse, pour nous sanctifier à sa gloire, et afin que nous gardions ses commandemens Deut. 7.6 ; 14.2 ; 26.18. Dont vient ceste. exhortation que fait le Seigneur à son peuple, Soyez saincts, car je suis sainct. Or de ces deux est déduite la remonstrance que fait Dieu par son Prophète, Le fils honore le père, et le serviteur son maistre. Si je suis vostre maistre, où est la crainte Lév. 19.2 ; Malach. 1.6 ? Si je suis vostre père, ou est l’amour ?

2.8.15

Conséquemment il récite le bien qu’il a fait à ses serviteurs : ce qui les doit d’autant plus esmouvoir, qu’ingratitude est un crime plus détestable que tous autres. Or il remonstroit lors au peuple d’Israël le bénéfice qu’il leur avoit fait, lequel estoit si grand et admirable, que c’estoit bien raison qu’il fust en éternelle mémoire. D’avantage, la mention en estoit convenable, du temps que la Loy devoit estre publiée. Car le Seigneur signifie que pour ceste cause il les a délivrez, afin qu’ils le recognoissent autheur de leur liberté, luy rendans honneur et obéissance. Semblablement quand il nous veut entretenir en son service, il a accoustumé de s’orner de certains tiltres, par lesquels il se discerne d’avec les idoles des Payens. Car comme j’ay dit au paravant, nous sommes si enclins à vanité, et avec cela si audacieux, qu’incontinent qu’on nous parle de Dieu, nostre entendement ne se peut tenir qu’il ne décline à quelque folle fantasie. Le Seigneur doncques pour remédier à ce mal, orne sa divinité de certains tiltres, et par ce moyen nous enclost comme dedans des bornes : afin que nous n’extravaguions ne çà ne là, et que nous ne forgions témérairement quelque dieu nouveau en le délaissant, luy qui est le Dieu vivant. Pourtant les Prophètes, en le voulant proprement descrire et démonstrer, mettent tousjours en avant les marques, et enseignes, par lesquelles il s’estoit manifesté au peuple d’Israël. Car quand il est nommé le Dieu d’Abraham, ou d’Israël : et quand il est assis en son temple de Jérusalem au milieu des Chérubins Exode 3.6 ; Amos 1.2 ; Hab. 2.20 ; Ps. 80.1 ; 99.1 ; Esaïe 37.16 : telles formes de parler ne sont pas mises pour l’attacher à un lieu, ou à un peuple : mais pour arrester la pensée, des fidèles à ce Dieu seul, lequel s’estoit tellement représenté par son alliance qu’il avoit faite avec son peuple d’Israël, qu’il n’estoit point licite de destourner son esprit autre part pour le chercher. Toutesfois que cela nous demeure conclu, qu’il est notamment parlé de la rédemption, afin que les Juifs s’adonnassent plus alaigrement à servir Dieu, puis que les ayant acquis il les tenoit à juste tiltre en sa sujétion. Mais afin qu’il ne nous semble que cela ne nous appartient de rien, il nous faut réputer que la servitude d’Egypte, où a esté le peuple d’Israël, estoit une figure de la captivité spirituelle en laquelle nous sommes tous détenus, jusques à ce que le Seigneur nous délivrant par sa main forte, nous transfère au règne de liberté. Tout ainsi doncques qu’anciennement voulant remettre son Eglise sus en Israël, il a délivré ce peuple-là de la cruelle seigneurie de Pharaon, dont il estoit opprimé : en telle manière il retire aujourd’huy tous ceux desquels il se monstre estre Dieu, de la malheureuse servitude du diable, laquelle a esté figurée par la captivité corporelle d’Israël. Pourtant, il n’y a nulle créature dont le cœur ne doyve estre enflambé à escouter ceste Loy, entant qu’elle procède du souverain Seigneur : duquel comme toutes choses ont leur origine, aussi c’est raison que leur fin s’y rapporte. D’avantage, il n’y a nul qui ne doyve estre singulièrement incité à recevoir ce Législateur, pour les commandemens duquel observer il se cognoist estre esleu : et de la grâce duquel il attend non seulement tous biens temporels, mais aussi la gloire de la vie immortelle. Finalement ceci nous doit bien aussi esmouvoir à obtempérer à nostre Dieu quand nous entendons que par sa miséricorde et vertu nous avons esté délivrez du gouffre d’enfer.

2.8.16

Après avoir fondé et establi l’authorité de sa Loy, il donne le premier précepte, Que nous n’ayons point de dieux estranges devant sa face. La fin duquel est, que Dieu veut avoir seul prééminence, et veut entièrement jouir de son droict entre son peuple. Pour ce faire il veut que toute impiété et superstition, par laquelle la gloire de sa divinité est amoindrie ou obscurcie, soit loin de nous : et par mesme raison il veut estre honoré de nous par une vraye affection de piété. Ce qu’emporte quasi la simplicité des paroles. Car nous ne le pouvons pas avoir pour nostre Dieu, sans luy attribuer les choses qui luy sont propres. Pourtant, en ce qu’il nous défend d’avoir des dieux estranges : en cela il signifie que nous ne transférions ailleurs ce qui luy appartient. Or combien que les choses que nous devons à Dieu soyent innumérables, toutesfois elles se peuvent bien rapporter à quatre points, asçavoir adoration, qui tire avec soy le service spirituel de la conscience comme un accessoire : fiance, invocation, et action de grâces. J’appelle adoration, la révérence que luy fait la créature, se submettant à sa grandeur. Pourtant ce n’est pas sans cause que je mets comme une partie d’icelle, l’honneur que nous luy portons, nous assujetissans à sa Loy : car c’est un hommage spirituel qui se rend à luy comme souverain Roy, et ayant toute supériorité sur nos âmes. Fiance, l’asseurance de cœur que nous avons en luy par le bien cognoistre : quand luy attribuant toute sagesse, justice, bonté, vertu, vérité, nous estimons que nostre béatitude est de communiquer avec luy. Invocation, est le recours que nostre âme a à luy, comme à son espoir unique, quand elle est pressée de quelque nécessité. Action de grâces, est la recognoissance par laquelle la louange de tous biens luy est rendue. Comme Dieu ne peut souffrir qu’on transfère rien de cela ailleurs, aussi il veut que le tout luy soit rendu entièrement. Car il ne suffiroit point de nous abstenir de tout dieu estrange, sinon que nous nous reposions en luy : comme il y en a aucuns meschans, lesquels pensent estre leur plus court d’avoir en mocquerie toutes religions. Au contraire, si nous voulons bien observer ce commandement, il faut que la vraye religion précède en nous, par laquelle nos âmes soyent attirées pour s’appliquer du tout à Dieu : et l’ayant cognu, soyent induites à honorer sa majesté, à mettre leur fiance en luy, à requérir son aide, à recognoistre toutes ses grâces, et magnifier toutes ses œuvres : finalement, tendre à luy comme à leur but unique. Après, que nous nous donnions garde de toute mauvaise superstition, à ce que nos âmes ne soyent transportées çà et là à divers dieux. Or si en nous tenant à un seul Dieu, nous prenons nostre contentement en luy, réduisons aussi en mémoire ce qui a esté dit, qu’il nous faut chasser tous dieux controuvez. et qu’il n’est licite de couper par pièces le service que le vray Dieu se réserve : pource qu’il faut que sa gloire luy demeure, et que tout ce qui luy est propre réside en luy. Ce qu’il adjouste, Qu’on n’ait point d’autres dieux devant sa face : est pour aggraver tant plus le crime. Car ce n’est point peu de chose, que nous mettions en son lieu les idoles que nous aurons forgées, comme pour le despiter, et le provoquer à jalousie : tout ainsi que si une femme impudique, pour navrer, d’avantage le cœur de son mari, devant ses yeux faisoit chère à son paillard. Or comme ainsi soit que Dieu par la présence de sa grâce et vertu qu’il monstroit, ait donné ample certitude qu’il regardoit son peuple esleu, pour le mieux divertir et retirer de tous erreurs, il prononce qu’il n’y peut avoir idolâtrie ne superstition de laquelle il ne soit tesmoin, puis qu’il habite au milieu de ceux qu’il a prins en sa garde. Car l’impiété se desborde en plus grande hardiesse, pource qu’elle pense tromper Dieu en se cachant sous ses subterfuges : mais le Seigneur au contraire dénonce que tout ce que nous machinons et méditons luy est notoire. Pourtant si nous voulons approuver nostre religion à Dieu, que nostre conscience soit pure de toutes mauvaises cogitations, et qu’elle ne reçoyve nulle pensée de décliner à superstition et idolâtrie. Car le Seigneur ne requiert point seulement que sa gloire soit conservée par confession externe, mais devant sa face, à laquelle il n’y a rien qui ne soit visible et manifeste.

2.8.17
le second commandement.

Tu ne te feras point image taillée, ne semblance aucune des choses qui sont en haut au ciel, ne ça bas en la terre, ni és eaux : dessous la terre. Tu ne les adoreras, ni honoreras.

Comme il s’est déclairé au prochain commandement estre le seul Dieu outre lequel il n’en faut point avoir ny imaginer d’autre : ainsi il démonstre plus clairement quel il est, et comment il doit estre honoré, afin que nous ne forgions nulle pensée charnelle de luy. La fin du précepte est, que Dieu ne veut point le droict honneur que nous luy devons estre profané par observations superstitieuses. Pourtant en somme, il nous veut révoquer et retirer de toutes façons charnelles de faire, lesquelles nostre entendement controuve après qu’il a conceu Dieu selon sa rudesse : et conséquemment il nous réduit au droict service qui luy est deu, asçavoir spirituel, et tel qu’il l’a institué. Or il marque le vice qui estoit le plus notable en cest endroict, c’est l’idolâtrie externe. Toutesfois le commandement a deux parties : la première réprime nostre témérité, à ce que ne présumions d’assujetir à nostre sens Dieu, qui est incompréhensible, ou de le représenter par aucune image : la seconde partie défend d’adorer aucunes images, par manière de religion. Or il touche en brief les espèces d’idolâtries que les Payens avoyent. En disant, les choses qui sont au ciel : il signifie le soleil, la lune et toutes les estoilles : possible aussi, les oiseaux. Comme de faict au chapitre IV du Deutéronome exprimant son intention, il nomme tout cela. A quoy je ne me fusse point arresté, n’estoit pour corriger l’abus d’aucuns ignorans, qui interprètent ce passage des Anges. Pourtant je ne touche point à l’exposition des mots qui s’ensuyvent après, veu qu’ils sont assez patens. Et desjà au premier livre nous avons assez évidemment enseigné, que toutes les formes visibles de Dieu que l’homme controuve, répugnent du tout à la nature d’iceluy : par ainsi, si tost qu’on met en avant quelque idole, que la vraye religion est corrompue et abastardie.

2.8.18

La menace qu’il adjouste doit valoir à corriger nostre stupidité : c’est quand il dit, Qu’il est l’Eternel nostre Dieu[a], Dieu jaloux visitant l’iniquité des pères sur les enfans en la tierce et quarte génération à ceux qui hayssent son Nom : et faisant miséricorde en mille générations à ceux qui l’aiment et gardent ses commandemens. Ce qui est autant comme s’il disoit, qu’il est luy seul auquel il nous faut arrester. Et pour nous induire à cela, il nous monstre sa puissance, laquelle il ne peut souffrir estre mesprisée ou amoindrie. Il est vray que le nom EL, est yci mis, qui signifie Dieu : mais pource qu’il est ainsi appelé à cause de sa force, pour mieux exprimer le sens j’ay usé du mot de Fort, ou bien l’ay entrelacé en second lieu. Puis il se nomme Jaloux, pour signifier qu’il ne peut endurer compagnon. Tiercement il dénonce qu’il vengera sa majesté et sa gloire, si quelqu’un la transfère aux créatures ou aux idoles : et que ce ne sera point une simple vengence qui passe de léger, mais qu’elle s’estendra sur les enfant, neveux et arrière-neveux, lesquels ensuyvront l’impiété de leurs prédécesseurs : comme d’autre part il promet sa miséricorde et libéralité en mille générations à ceux qui l’aimeront et garderont sa Loy. Ce n’est pas chose nouvelle au Seigneur, de prendre la personne d’un mari envers nous : car la conjonction par laquelle il nous conjoinct à soy en nous recevant au sein de l’Eglise, est comme un mariage spirituel, lequel requiert mutuelle loyauté. Pourtant comme en tout et par tout il fait l’office d’un fidèle mari, aussi de nostre part il demande que nous luy gardions amour et chasteté de mariage : c’est-à-dire, que nos âmes ne soyent point abandonnées au diable et aux concupiscences de la chair : qui est une espèce de paillardise. Pour laquelle cause quand il reprend les Juifs de leur infidélité, il se complaind qu’ils ont par leurs adultères violé la loy de mariage Jér. 3.1 ; Os. 2.1. Parquoy comme un bon mari, d’autant qu’il est plus fidèle et loyal, est d’autant plus courroucé s’il voit sa femme décliner à quelque paillard ; en telle sorte le Seigneur, lequel nous a espousez en vérité, tesmoigne qu’il a une jalousie merveilleuse toutesfois et quantes qu’en mesprisant la chasteté de son mariage, nous nous contaminons de mauvaises concupiscences : et principalement quand nous transférons ailleurs sa gloire, laquelle sur toutes choses luy doit estre conservée en son entier : ou bien que nous la polluons de quelque superstition. Car en ce faisant, non-seulement nous rompons la foy que nous luy avons donnée en mariage, mais aussi nous polluons nostre âme par paillardise.

[a] Ou, Fort : car ce nom de Dieu en la langue hebraïque vient d’un mot qui signifie Force.

2.8.19

Il faut veoir que c’est qu’il entend en la menace, quand il dit qu’il visitera l’iniquité des pères sur les enfans en la tierce et quatrième génération. Car outre ce que cela ne conviendroit point à l’équité de la justice divine, de punir l’innocent pour la faute d’autruy : le Seigneur mesme dénonce, qu’il ne souffrira que le fils porte l’iniquité du père Ezéch. 18.20. Et néantmoins ceste sentence est souvent répétée, que les péchez des pères seront punis en leurs enfans. Car Moyse parle souvent en ceste sorte. Seigneur, Seigneur, qui rétribues le loyer à l’iniquité des pères sur les enfans Nomb. 14.18. Pareillement Jérémie, Seigneur, qui fais miséricorde en mille générations, et rejettes l’iniquité des pères au sein des enfans Jér. 32.18. Aucuns ne se pouvans despescher de ceste difficulté, entendent cela des peines temporelles, lesquelles il n’est pas inconvénient que les enfans souffrent pour leurs pères, veu que souvent elles sont salutaires. Ce qui est bien vray : car Isaïe dénonçoit au roi Ezéchias, qu’à cause du péché par luy commis, le Royaume seroit osté à ses enfans : et seroyent transportez en pays estrange Esaïe 39.7. Pareillement, les familles de Pharaon et Abimélech ont esté affligées à cause de l’injure qu’avoyent faite les maistres à Abraham : et plusieurs autres exemples semblables Gen. 12.17 ; 20.3. Mais si par cela on veut soudre ceste question, c’est un subterfuge plustost qu’une vraye exposition de ce lieu. Car le Seigneur dénonce yci une vengence si griefve, qu’elle ne se peut restreindre à la vie présente. Il faut donc ainsi prendre ceste sentence, que la malédiction de Dieu non-seulement tombe sur la teste de l’inique, mais est espandue sur tout son lignage. Quand cela est, que peut-on attendre, sinon que le père estant délaissé de l’Esprit de Dieu, vive meschamment ? Le fils estant aussi abandonné de Dieu pour le péché de son père, suyve un mesme train de perdition ? Le neveu et les autres successeurs, estans exécrable lignée de meschans gens, aillent après en mesme ruine ?

2.8.20

Premièrement voyons si telles vengences répugnent à la justice de Dieu. Or puis que toute la nature des hommes est damnable, il est certain que la ruine est appareillée à tous ceux ausquels le Seigneur ne communique point sa grâce ; et néantmoins ils périssent par leur propre iniquité, et non point par quelque haine inique de Dieu : et ne se peuvent plaindre de ce que Dieu ne les aide point de sa grâce en salut comme les autres. Quand doncques ceste punition advient aux meschans pour leurs péchez, que leurs maisons par longues années sont privées de la grâce de Dieu : qui pourra vitupérer Dieu pour cela ? Mais le Seigneur, dira quelqu’un, prononce au contraire, que l’enfant ne souffrira point la peine pour le péché de son père Ezéch. 18.20. Il nous faut noter ce qui est là traitté. Les Israélites ayans esté longuement affligez de diverses calamitez, avoyent un proverbe commun, Que leurs pères avoyent mangé du verjus, et que les dens des enfans en estoyent agacées. En quoy ils signifioyent que leurs parens avoyent commis les fautes pour lesquelles ils enduroyent tant de maux sans les avoir méritez : et ce par une ire de Dieu trop rigoureuse, plustost que par une juste sévérité. Le Prophète leur dénonce qu’il n’est pas ainsi, mais qu’ils endurent pour leurs propres fautes : et qu’il ne convient pas à la justice de Dieu, que l’enfant juste et innocent soit puny pour les fautes de son père, ce qui n’est pas aussi dit en ce passage. Car si la Visitation dont il est yci parlé, est lors accomplie quand le Seigneur retire de la maison des iniques sa grâce, la lumière de sa vérité et toutes autres aides de salut : en ce que les enfans estans abandonnez de Dieu en aveuglement, suyvent le train de leurs prédécesseurs, en cela ils soustienent la malédiction de Dieu pour les forfaits de leurs pères : ce qu’après il les punit tant par calamitez temporelles, que par la mort éternelle, cela n’est point pour les péchez d’autruy, mais pour les leurs.

2.8.21

D’autre costé est donnée une promesse, que Dieu estendra sa miséricorde en mille générations sur ceux qui l’aimeront : laquelle est souventesfois mise en l’Escriture : et est insérée en l’alliance solennelle que Dieu fait avec son Eglise, Je seray ton Dieu, et le Dieu de ta lignée après toy Gen. 17.7. Ce qu’a regardé Salomon, disant qu’après la mort des justes leurs enfans seront bienheureux Prov. 20.7 : non-seulement à cause de la bonne nourriture, et instruction, laquelle de sa part aide beaucoup à la félicité d’un homme, mais aussi pour ceste bénédiction que Dieu a promise à ses serviteurs, que sa grâce résidera éternellement en leurs familles. Ce qui apporte une singulière consolation aux fidèles, et doit bien estonner les iniques. Car si la mémoire tant de justice comme d’iniquité a telle vigueur envers Dieu après la mort de l’homme, que la bénédiction de la première, et la malédiction de la seconde s’estende jusques à la postérité : par plus forte raison celuy qui aura bien vescu, sera bénit de Dieu sans fin, et celuy qui aura mal vescu, maudit. Or à cela ne contrevient point, que de la race des meschans aucunesfois il en sort de bons : et au contraire, de la race des fidèles, qu’il en sort de meschans : car le Législateur céleste n’a pas voulu yci establir une reigle perpétuelle, laquelle déroguast à son élection. Et de faict il suffit, tant pour consoler le juste que pour espovanter le pécheur, que ceste dénonciation n’est pas vaine ne frivole, combien qu’elle n’ait pas tousjours lieu. Car comme les peines temporelles que Dieu envoyé à d’aucuns, sont tesmoignages de son ire contre les péchez, et signes du jugement futur qui viendra sur tous pécheurs, combien qu’il en demeure beaucoup impunis en la vie présente : ainsi le Seigneur en donnant un exemple de ceste bénédiction, c’est de poursuyvre sa grâce et bonté sur les enfans des fidèles à cause de leurs pères, il donne tesmoignage, comment sa miséricorde demeure ferme éternellement sur ses serviteurs. Au contraire, quand il poursuit une fois l’iniquité du père jusques au fils, il monstre quelle rigueur de jugement est apprestée aux iniques pour leurs propres péchez : ce qu’il a principalement regardé en ceste sentence. D’avantage, il nous a voulu comme en passant signifier la grandeur de sa miséricorde, l’estendant en mille générations : comme ainsi soit qu’il n’eust assigné que quatre générations à sa vengence.

2.8.22
le troisième commandement.

Tu ne prendras point le nom de l’Eternel ton Dieu en vain.

La fin du précepte est que le Seigneur veut la majesté de son nom nous estre saincte et sacrée. La somme doncques sera, qu’icelle ne soit point profanée de nous par mespris ou irrévérence à laquelle défense respond le précepte affirmatif, d’autre part qu’elle nous soit en recommandation, et honneur singulier. Et pourtant il faut que tant de cœur comme de bouche nous soyons instruits à ne penser et ne parler, rien de Dieu ou de ses mystères, sinon révéremment et avec grande sobriété : et qu’en estimant ses œuvres, nous ne concevions rien qui ne soit à son honneur. Il faut diligemment observer ces trois points : c’est que tout ce que nostre esprit conçoit de Dieu, ou qu’en parle nostre langue, soit convenable à son excellence et à la saincteté de son nom, et tende à exalter sa grandeur. Secondement, que nous n’abusions point de sa saincte Parole témérairement et que nous ne renversions point ses mystères pour servir à nostre avarice, ou à ambition, ou à nos folies : mais comme la dignité de son nom est imprimée en sa Parole et ses mystères, que nous les ayons tousjours en honneur et en estime. Finalement, que nous ne mesdisions ne détractions de ses œuvres, comme aucuns meschans ont coustume d’en parler par contumélie : mais à tout ce que nous recognoissons fait de luy, que nous donnions la louange de sagesse, justice et vertu. Voylà que c’est sanctifier le nom de Dieu. Quand il en est autrement fait, il est meschamment pollué, pource qu’on le tire hors de son usage légitime, auquel il estoit consacré : et quand il n’y aurait autre mal, il est amoindri de sa dignité, et est rendu contemptible. Or si c’est si mal fait d’usurper trop légèrement le nom de Dieu par témérité, ce sera beaucoup plus grand péché, de le tirer en usage du tout meschant, comme de le faire servir à sorcellerie, nécromancie, conjurations illicites, et telles manières de faire. Toutesfois il est yci parlé en spécial du jurement, duquel l’abus du nom de Dieu est sur toutes choses détestable," ce qui est fait pour nous engendrer une plus grande horreur de toutes autres espèces d’en abuser. Or qu’yci Dieu ait regardé à l’honneur et service que nous luy devons, et à la révérence que son nom mérite, plustost que de nous exhorter à jurer loyalement les uns aux autres pour ne frauder personne : il appert parce que tantost après à la seconde Table, il condamnera les parjures et faux tesmoignages, par lesquels les hommes font tort l’un à l’autre. Et ainsi ce seroit une répétition superflue, s’il estoit yci traitté du devoir de charité. La distinction pareillement requiert cela (car selon qu’il a esté dit) ce n’est pas en vain que Dieu a distribué sa Loy en deux Tables, dont il s’ensuit qu’en ce passage il maintient son droict, et veut que la saincteté de son nom luy soit gardée, comme elle en est digne, et ne monstre pas encores ce que les hommes doyvent les uns aux autres en matière de serment.

2.8.23

Premièrement il faut entendre que c’est que jurement. Jurement est une attestation de Dieu, pour confermer la vérité de nostre parole. Car les blasphèmes manifestes, qui se font comme pour despiter Dieu, ne sont pas dignes qu’on les appelle Juremens. Or il est monstré en plusieurs passages de l’Escriture, que telle attestation, quand elle est deuement faite, est une espèce, de glorifier Dieu. Comme quand Isaïe dit que les Assyriens et Egyptiens seront receus en l’Eglise de Dieu, Ils parleront, dit il, la langue de Canaan, et jureront au nom du Seigneur Esaïe 19.18 : c’est-à-dire, qu’en jurant par le nom du Seigneur ils déclaireront qu’ils le tienent pour leur Dieu. Item, quand il parle comment le royaume de Dieu sera multiplié, Quiconque, dit il, demandera prospérité, il la demandera en Dieu : et quiconque jurera, jurera par le vray Dieu Esaïe 65.16. Item Jérémie, Si les Docteurs enseignent mon peuple de jurer en mon nom, comme ils l’ont enseigné de jurer par Baal, je les feray prospérer en ma maison Jér. 12.16. Et est à bon droict qu’en invoquant le nom de Dieu en tesmoignage, il est dit que nous testifions nostre religion envers luy. Car en telle sorte nous le confessons estre la vérité éternelle et immuable, veu que nous l’appelons non-seulement comme tesmoin idoine de vérité, mais comme celuy auquel seul appartient de la maintenir, et faire venir en lumière les choses cachées : d’avantage, comme celuy qui cognoist seul les cœurs. Car quand les tesmoignages humains nous défaillent, nous prenons Dieu pour tesmoin : et mesmes quand il est question d’affermer ce qui est caché dedans la conscience. Pourtant le Seigneur se courrouce amèrement contre ceux qui jurent par les dieux estranges : et prend une telle manière de jurement comme un signe de renoncement de son nom : comme quand il dit, Tes enfans m’ont abandonné, et jurent par ceux qui ne sont point dieux Jér. 5.7. D’avantage, il dénote par la grandeur de la peine, combien ce péché est exécrable : quand il dit qu’il destruira tous ceux qui jurent au nom de Dieu, et au nom de leur Idole Soph. 1.5.

2.8.24

Or puisque nous entendons que le Seigneur veut l’honneur de sou nom estre exalté en nos sermens, nous avons d’autant plus à nous garder qu’au lieu de l’honorer il n’y soit mesprisé ou amoindri. C’est une contumélie trop grande, quand on se parjure par son nom : et pourtant cela est appelé en la Loy, Profanation Lév. 19.12. Car que restera-il à Dieu, s’il est despouillé de sa vérité ? il ne sera plus Dieu. Or on l’en despouille, en le faisant tesmoin et approbateur de fausseté. Pourtant Jéhosua voulant contraindre Acham de confesser vérité, luy dit, Mon enfant, donne gloire au Dieu d’Israël Jos. 7.19. En quoy il dénote que Dieu est griefvement déshonoré, si on se parjure en son nom ; ce qui n’est point de merveille, car en ce faisant il ne tient point à nous qu’il ne soit diffamé de mensonge. Et de faict, par une semblable adjuration que font les Pharisiens en l’évangile sainct Jehan, il appert qu’on usoit de ceste forme de parler communément entre les Juifs, quand on vouloit ouyr quelqu’un par serment Jean 9.24. Aussi les formules de l’Escriture nous enseignent quelle crainte nous devons avoir de mal jurer : comme quand il est dit, Le Seigneur est vivant, Le Seigneur m’envoye tel mal et tel. Item, Que Dieu en soit tesmoin sur mon âme 1Sam. 14.44 ; 2Rois 6.31 ; 2Cor. 1.23. Lesquelles dénotent que nous ne pouvons appeler Dieu pour tesmoin de nos paroles, qu’il ne venge le parjure si nous jurons faussement.

2.8.25

Quand nous prenons le nom de Dieu en serment véritable, mais superflu : combien qu’il ne soit pas profané du tout, toutesfois il est rendu contemptible et abaissé de son honneur. C’est donc la seconde espèce de serment, par laquelle il est prins en vain. Pourtant il ne suffit pas de nous abstenir de parjure, mais il faut aussi qu’il nous souviene que le serment n’a pas esté institué pour le plaisir désordonné des hommes, mais pour la nécessité, et qu’autrement il n’est permis. Doncques s’ensuit que ceux qui le tirent à chose de nulle importance, outrepassent le bon usage et licite. Or on ne peut prétendre autre nécessité, sinon qu’en servant à la religion, ou à charité. En quoy on pèche aujourd’huy trop désordonnément : et ce d’autant plus que par trop grande accoustumance cela est estimé pour néant, combien qu’il ne soit point de petit poids au jugement de Dieu. Car indifféremment on abuse du nom de Dieu en propos de folie et vanité : et pense ou que ce n’est point mal fait, pource que les hommes par leur licence sont venus quasi en possession de ce faire. Néantmoins le mandement de Dieu demeure tousjours : la menace qui y est adjoustée demeure inviolable, et aura une fois son effect : par laquelle une vengence particulière est dénoncée sur tous ceux qui auront pris le nom de Dieu en vain. Il y a une mauvaise faute d’autre costé, que les hommes en leur jurement prenent le nom des saints pour le nom de Dieu, jurans par sainct Jacques, ou sainct Antoine ; ce qui est une impiété évidente, veu que la gloire de Dieu leur est ainsi transférée. Car ce n’est point sans cause que Dieu nommément a commandé qu’on jurast par son Nom, et par mandement spécial nous a défendu de jurer par dieux estranges Deut. 6.13 ; 10.20 ; Ex. 23.13. Et c’est ce que l’Apostre dit en escrivant que les hommes en leurs sermens appellent Dieu comme leur supérieur : mais que Dieu jure par soy-mesme, à cause qu’il n’a nul plus grand que luy Héb. 6.13.

2.8.26

Les Anabaptistes non contens de ceste modération, condamnent sans exception tous juremens, d’autant que la défense de Christ est générale, où il dit, Je vous défen de ne jurer du tout : mais que vostre parole soit, Ouy, ouy, non, non : ce qui est outre est du mauvais Matth. 5.34-37. Mais en ce faisant, ils font injure à Christ, le faisant adversaire de son Père, comme s’il estoit venu en terre pour anéantir ses commandemens. Car le Dieu éternel, en sa Loy non-seulement permet le jurement comme chose licite (ce qui devroit bien suffire) mais commande d’en user en nécessité Ex. 22.11. Or Christ tesmoigne qu’il est un avec son Père : qu’il n’apporte rien que son Père n’ait commandé : que sa doctrine n’est point de luy-mesme Jean 7.16 etc. Qu’est-ce donc qu’ils diront ? Feront-ils Dieu répugnant à soy, pour défendre et condamner ce qu’il a une fois approuvé en le commandant ? Pourtant leur sentence ne peut estre receue. Mais pource qu’il y a quelque difficulté aux paroles de Christ, il nous les faut regarder de plus près, desquelles certes nous n’aurons point l’intelligence, sinon que nous considérions son but, et addressions nostre pensée à ce qu’il prétend en ce passage-là. Or est-il ainsi qu’il ne veut point amplifier ne restreindre la Loy, mais seulement la réduire en son sens naturel, lequel avoit esté grandement corrompu par les fausses gloses des Scribes et Pharisiens. Si nous tenons cela, nous ne penserons point que Christ ait voulu condamner tous sermens universellement, mais seulement ceux qui transgressent la reigle de la Loy. Il appert de ses paroles, que le peuple ne se gardoit pour lors sinon de se parjurer : comme ainsi soit que la Loy ne défende point seulement les parjures, mais les juremens superflus. Parquoy le Seigneur Jésus, vray expositeur de la Loy, admoneste que non-seulement c’est mal fait de se parjurer, mais aussi de jurer Matth. 5.34. Comment jurer ? Asçavoir en vain ; mais les sermens que la Loy approuve, il les laisse libres et en leur entier. Mais ils s’arrestent à ceste diction, Du tout : laquelle toutesfois ne se rapporte point au verbe qui est là mis, asçavoir Jurer : mais aux formes de juremens qui s’ensuyvent après. Car c’estoit là une partie de l’erreur, qu’en jurant par le ciel et par la terre, ils ne pensoyent pas attoucher le nom de Dieu. Le Seigneur doncques ayant corrigé la principale transgression, leur oste après tous subterfuges : afin qu’ils ne pensent pas estre eschappez, si en supprimant le nom de Dieu ils jurent par le ciel et par la terre. Car il est besoin de noter encores yci en passant, combien que le nom de Dieu ne soit point exprimé, toutesfois qu’on jure bien par iceluy en formes obliques : comme si on jure par le soleil qui nous esclaire, par le pain qu’on mange, par le baptesme, ou autres bénéfices de Dieu qui nous sont comme gages de sa bonté. Et de faict Christ en ce passage ne défend pas de jurer par le ciel et la terre et Jérusalem, pour corriger la superstition, comme aucuns s’y abusent : mais plustost rabat l’excuse et vaine sophisterie de ceux qui estimoyent pour néant d’avoir tousjours en la bouche des sermens desguisez et tortus : comme s’ils espargnoyent le nom de Dieu, lequel néantmoins est imprimé en tous les biens dont il nous fait jouir. Il y a une autre raison, quand quelque homme mortel ou desjà trespassé ou mesmes un Ange est substitué au lieu de Dieu ; comme les Payens par leurs flatteries se sont accoustumez à jurer par la vie ou bonne fortune de leur Roy : car alors en déifiant les hommes, on obscurcit d’autant la gloire d’un seul Dieu, ou mesmes on la diminue. Mais quand on n’a autre but ny intention, que de confermer son dire par le nom sacré de Dieu, combien que cela se face obliquement, sa majesté est blessée en tous sermens légers et volages. Jésus-Christ en défendant de jurer du tout, oste ceste masque ou vaine couverture dont les hommes se cuident justifier. Sainct Jacques en récitant les paroles de son maistre, tend à une mesme fin, pource qu’en tout temps ceste licence d’abuser témérairement du nom de Dieu, a esté trop vulgaire : combien qu’elle emporte une meschante profanation Jacq. 5.12. Car si ce mot, Du tout, se rapportoit à la substance, comme s’il n’estoit nullement permis de jurer, et que sans exception il fust défendu, de quoy serviroit ce qui est tantost après adjousté par forme de déclaration, c’est qu’on ne prene point les noms du ciel ne de la terre ? etc. Car il appert que c’est pour fermer toutes eschappatoires par lesquelles les Juifs se pensoyent sauver.

2.8.27

Pourtant ce ne peut estre chose douteuse à gens de sain entendement, que le Seigneur ne réprouve en ce passage autres sermens sinon ceux qui estoyent défendus par la Loy. Car luy-mesme, qui a représenté en toute sa vie la perfection qu’il a commandée, n’a point eu horreur de jurer quand la chose le requéroit : et ses disciples, que nous ne doutons point avoir gardé sa reigle, ont suyvi un mesme exemple. Qui oseroit dire que sainct Paul eust voulu jurer, si le jurement eust esté du tout défendu ? Or quand la matière le requiert, il jure sans aucun scrupule, adjoustant mesmes aucunesfois imprécation. Toutesfois la question n’est pas encores solue, pource qu’aucuns pensent qu’il n’y a que les sermens publiques qui soyent exceptez : comme sont ceux que le Magistrat requiert de nous, ou que le peuple fait à ses supérieurs, ou bien les supérieurs au peuple, les gendarmes à leurs Capitaines, et les Princes entre eux en faisant quelque alliance. Auquel nombre ils comprenent (et à bon droict) tous les sermens qui sont en sainct Paul : veu que les apostres en leur office n’ont point esté hommes particuliers, mais officiers publiques de Dieu. Et de faict, je ne nie pas que les sermens publiques ne soyent les plus seurs, d’autant qu’ils sont approuvez de plus fermes tesmoignages de l’Escriture. il est commandé au Magistrat de contraindre un tesmoin à jurer en chose douteuse : et le tesmoin est tenu d’en respondre. Pareillement l’Apostre dit que les controverses humaines sont décidées par ce remède Héb. 6.16. Pourtant l’un et l’autre a bonne approbation de ce qu’il fait. Et de faict on peut observer que les Payens anciennement avoyent en grande religion les sermens publiques et solennels : au contraire, qu’ils n’estimoyent pas beaucoup ceux qu’ils faisoyent en leur privé, comme si Dieu n’en eust tenu conte. Néantmoins de condamner les sermens particuliers, qui se font sobrement és choses nécessaires avec révérence, c’est une chose trop périlleuse, veu qu’ils sont fondez sur bonne raison et exemples de l’Escriture. Car s’il est licite à personnes privées d’invoquer Dieu pour Juge sur leurs propos : par plus forte raison il leur sera permis de l’invoquer pour tesmoin. Exemple : Ton prochain t’accusera de quelque desloyauté : tu lascheras par charité de te purger : il n’acceptera aucune raison en payement. Si ta renommée vient en danger pour l’obstination qu’il a en sa mauvaise fantasie : sans offense tu pourras appeler au jugement de Dieu, afin qu’il déclaire ton innocence. Si nous regardons les paroles, ce n’est pas si grande chose d’appeler Dieu en tesmoin, que pour Juge. Je ne voy point doncques pourquoy nous devions réprouver une forme de serment, où Dieu soit appelé en tesmoignage. Et pour vérifier cela, nous avons plusieurs exemples. Si quand Abraham et Isaac ont fait serment à Abimélec, on allègue que ce soyent sermens publiques : pour le moins Jacob et Laban estoyent personnes privées, et néantmoins ont confermé leur alliance par jurement. Booz estoit homme privé, qui a ratifié par serment le mariage promis à Ruth. Pareillement Abdias, homme juste et craignant Dieu (comme dit l’Escriture) lequel testifie par jurement ce qu’il veut persuader à Elie Gen. 21.24 ; 26.31 ; 31.53 ; Ruth 3.13 ; 1Rois 18.10. Je ne voy point doncques meilleure reigle, sinon que nous modérions nos sermens en telle sorte qu’ils ne soyent point téméraires, légèrement faits, ny en matière frivole, ni en affection désordonnée : mais qu’ils servent à la nécessité, asçavoir quand il est question de maintenir la gloire de Dieu, ou conserver charité envers les hommes ; à quoy tend le commandement.

2.8.28
le quatrième commandement.

Qu’il te souviene de sanctifier le jour du repos. Tu besongneras six jours, et feras toutes tes œuvres. Le septième est le repos du Seigneur ton Dieu. Tu ne feras aucune tienne œuvre, ne toy, ne ton fils, ne ta fille, ne ton serviteur, ne ta chambrière, ne ton bestial, ne l’estranger qui est entre tes portes. Car en six jours, etc.

La fin du précepte est, qu’estans morts à nos propres affections et œuvres, nous méditions le royaume de Dieu : et qu’à ceste méditation nous nous exercions par les moyens qu’il a ordonnez ; néantmoins pource qu’il a une considération particulière et distincte des autres, il requiert une exposition un peu diverse. Les anciens Docteurs ont coustume de le nommer Ombratile, pource qu’il contient observation externe du jour, laquelle a esté abolie à l’advénement de Christ, comme les autres figures, ce qui est bien véritable : mais ils ne touchent la chose qu’à demi. Pourtant il faut prendre l’exposition de plus haut, et considérer trois causes, lesquelles sont contenues sous ce commandement. Car le Législateur céleste, sous le repos du septième jour, a voulu figurer au peuple d’Israël le repos spirituel : c’est que les fidèles se doyvent reposer de leurs propres œuvres, afin de laisser besongner Dieu en eux. Secondement, il a voulu qu’il y eust un jour arresté, auquel ils conveinssent pour ouyr la Loy, et user de ses cérémonies ; au moins lequel ils dédiassent spécialement à considérer ses œuvres : afin d’estre incitez par cela à le mieux honorer. Tiercement, il a voulu donner un jour de repos aux serviteurs et gens de travail, qui sont sous la puissance d’autruy : afin d’avoir quelque relasche de leur labeur.

2.8.29

Toutesfois il nous est monstré en plusieurs passages, que ceste figure du repos spirituel a eu le principal lieu en ce précepte. Car Dieu n’a jamais requis plus estroitement l’obéissance d’aucun précepte, que de cestuy-ci. Quand il veut dénoter en ses Prophètes toute la religion estre destruite, il se complaind que son Sabbath a esté pollué et violé, ou qu’il n’a pas esté bien gardé ne sanctifié : comme si en délaissant ce point, il ne restoit plus rien en quoy il peust estre honoré. D’autre part, il magnifie grandement l’observation d’iceluy : pour laquelle cause les fidèles estimoyent par-dessus tout, le bien qu’il leur avoit fait en leur révélant le Sabbath Nomb. 15.35 ; Ezéch. 20.12 ; 22.8 ; 23.38 ; Jér. 17.21-22, 27 ; Esaïe 56.2. Car ainsi parlent les Lévites en Néhémiah : Tu as monstré à nos Pères ton sainct Sabbath, tes commandemens et cérémonies, et leur as donné la Loy par la main de Moyse No. 9.14. Nous voyons comment ils l’ont en singulière estime par-dessus tous les autres préceptes : ce qui nous peut monstrer la dignité et excellence du Sabbath, laquelle est aussi clairement exposée par Moyse et Ezéchiel. Car nous lisons ainsi en Exode, Observez mon Sabbath : pource que c’est un signe entre moy et vous en toutes vos générations, pour vous donner à cognoistre que je suis le Dieu qui vous sanctifie ; gardez donc mon Sabbath : car il vous doit estre sainct. Que les enfans d’Israël le gardent et le célèbrent en leurs aages : car c’est une alliance perpétuelle, et un signe à toute éternité Ex. 31.13 ; 35.1-3. Cela est encore plus amplement dit d’Ezéchiel : toutesfois la somme de ses paroles revient là, que c’estoit un signe dont Israël devoit cognoistre que Dieu est sanctificateur Ezéch. 20.12. Or si nostre sanctification consiste au renoncement de nostre propre volonté, de là desjà apparoist la similitude entre le signe externe et la chose intérieure. Il nous faut du tout reposer, afin que Dieu besongne en nous : il nous faut céder de nostre volonté, résigner nostre cœur, renoncer et quitter toutes les cupiditez de nostre chair : brief, il nous faut cesser de tout ce qui procède de nostre entendement, afin qu’ayans Dieu besongnant en nous, nous acquiescions en luy : comme aussi l’Apostre nous enseigne Héb. 3.13 ; 4.9.

2.8.30

Cela estoit représenté en Israël par le repos du septième jour. Et afin qu’il y eust plus grande religion à ce faire, nostre Seigneur a confermé cest ordre par son exemple : car c’est une chose qui ne doit point esmouvoir petitement l’homme, Quand on l’enseigne de suyvre son Créateur. Si quelqu’un requiert une signification secrète au nombre de Sept : il est vraisemblable, puis que ce nom en l’Escriture signifie perfection, qu’il a esté esleu en cest endroit pour dénoter perpétuité. A quoy se rapporte ce que nous voyons en Moyse. Car après avoir dit que le Seigneur s’est reposé au septième jour, il n’en met plus d’autres après pour luy déterminer sa fin. On pourroit aussi amener quant à cela une autre conjecture probable : c’est que le Seigneur par ce nombre a voulu signifier que le Sabbath des fidèles ne sera jamais parfaitement accompli jusques au dernier jour. Car nous le commençons yci, et le poursuivons journellement : mais pource que nous avons encore bataille assiduelle contre nostre chair, il ne sera point achevé jusques a ce que la sentence d’Isaïe soit vérifiée, quand il dit qu’au royaume de Dieu il y a un Sabbath continué éternellement : asçavoir quand Dieu sera tout en tous Esaïe 66.23 ; 1Cor. 15.28. Il pourroit donc sembler advis, que par le septième jour le Seigneur ait voulu figurer à son peuple la perfection du Sabbath qui sera au dernier jour, afin de le faire aspirer à icelle perfection, d’une estude continuelle durant ceste vie.

2.8.31

Si ceste exposition semble trop subtile, et pourtant que quelqu’un ne la vueille recevoir, je n’empesche pas qu’on ne se contente d’une plus simple : c’est que le Seigneur a ordonné un jour par lequel le peuple fust exercité sous la pédagogie de la Loy à méditer le repos spirituel, qui est sans fin. Qu’il a assigné le septième jour, ou bien jugeant qu’il suffisoit, ou bien pour mieux inciter le peuple à observer ceste cérémonie, luy proposant son exemple : ou plustost pour luy monstrer que le Sabbath ne tendoit à autre fin, sinon pour le rendre conforme à son Créateur. Car il n’en peut guères chaloir, moyennant que la signification du mystère demeure : c’est que le peuple fust instruit de se démettre de ses œuvres. A laquelle contemplation les Prophètes réduisoyent assiduellement les Juifs, afin qu’ils ne pensassent s’acquitter en s’abstenant d’œuvres manuelles. Outre les passages que nous avons alléguez, il est dit en Isaïe, Si tu te retires au Sabbath pour ne point faire ta volonté en mon sainct jour, et célèbres un Sabbath sainct et délicat au Seigneur de gloire, et le glorifies en ne faisant point tes œuvres, et ta propre volonté n’est point trouvée : lors tu prospéreras en Dieu Esaïe 58.13. Or il n’y a doute que ce qui estoit cérémonial en ce précepte, n’ait esté aboli par l’advénement de Christ. Car il est la vérité, qui fait par sa présence esvanouir toutes les figures : il est le corps, au regard duquel les ombres sont laissées. Il est, dy-je. le vray accomplissement du Sabbath. Car estans ensevelis avec luy par le Baptesme, nous sommes entez en la compagnie de sa mort : afin qu’estans faits participans de sa résurrection, nous cheminions en nouveauté de vie Rom. 6.4. Pourtant dit l’Apostre que le Sabbath a esté ombre de ce qui devoit advenir, et que le corps en est en Christ Col. 2.16-17 : c’est-à-dire, la vraye substance et solide de la vérité, laquelle il explique bien en ce lieu-là. Or icelle n’est point contente d’un jour, mais requiert tout le cours de nostre vie, jusques à ce qu’estans du tout morts à nous-mesmes, nous soyons remplis de la vérité de Dieu. Dont il s’ensuit que toute observation superstitieuse des jours doit estre loin des Chrestiens.

2.8.32

Néantmoins d’autant que les deux dernières causes ne se doyvent point mettre entre les ombres anciennes, mais convienent également à tous siècles : combien que le Sabbath soit abrogé, cela ne laisse point d’avoir lieu entre nous, que nous ayons certains jours pour nous assembler à ouyr les prédications, à faire les oraisons publiques, et célébrer les Sacremens : secondement pour donner quelque relasche aux serviteurs et gens méchaniques. Il n’y a nulle doute que le Seigneur n’ait regardé l’un et l’autre en commandant le Sabbath. Quant au premier, il est assez approuvé par l’usage mesme des Juifs. Le second a esté noté par Moyse au Deutéronome, en ces paroles. Afin que ton serviteur et ta chambrière se reposent comme toy, qu’il te souviene que tu as esté serviteur en Egypte. Item en Exode, Afin que ton bœuf et ton asne, et ta mesgnie se repose Ex. 33.12. Qui pourra nier que ces deux choses ne nous convienent aussi bien qu’aux Juifs ? Les assemblées ecclésiastiques nous sont commandées par la Parole de Dieu : et l’expérience mesme nous monstre quelle nécessité nous en avons. Or s’il n’y a jours ordonnez, quand se pourra on assembler ? L’Apostre enseigne que toutes choses se doyvent faire décentement et par ordre entre nous 1Cor. 14.40. Or tant s’en faut que l’honnesteté et l’ordre se puisse garder sans ceste police de jours, que si elle n’estoit, nous verrions incontinents merveilleux troubles et confusions en l’Eglise. Or s’il y a une mesme nécessité entre nous, que celle à laquelle le Seigneur a voulu remédier en ordonnant le Sabbath aux Juifs, que nul n’allègue ceste loy ne nous appartenir de rien : car il est certain que nostre bon Père n’a pas moins voulu pourvoir à nostre nécessité, qu’à celle des Juifs. Mais que ne nous assemblons-nous tous les jours, dira quelqu’un, pour oster ceste différence. Je le désireroye bien : et de faict, la sagesse spirituelle de Dieu seroit bien digne d’avoir quelque heure au jour, qui luy fust destinée. Mais si cela ne se peut obtenir de l’infirmité de plusieurs, qu’on s’assemble journellement, et la charité ne permet point de les contraindre plus outre : pourquoy ne suyvons-nous la raison laquelle nous a esté monstrée de Dieu ?

2.8.33

Il nous faut estre un peu plus long ; en cest endroit, pource qu’aucuns entendemens légers se tempestent aujourd’huy à cause du Dimanche. Car ils se plaignent que le peuple chrestien est entretenu en un Judaïsme, veu qu’il retient encores quelque observation des jours. A cela je respon que sans Judaïsme nous observons le Dimanche, veu qu’il y a grande différence entre nous et les Juifs : car nous ne l’observons point d’une religion estroite, comme d’une cérémonie en laquelle nous pensions estre comprins un mystère spirituel : mais nous en usons comme d’un remède nécessaire pour garder bon ordre en l’Eglise. Mais sainct Paul, disent-ils, nie que les Chrestiens doyvent estre jugez en l’observation des jours, veu que c’est un ombre des choses futures : et pour ceste cause craind d’avoir travaillé en vain entre les Galatiens. d’autant qu’ils observoyent encores les jours. Et aux Romains il afferme que c’est superstition, si quelqu’un discerne entre jour et jour Col. 2.16 ; Gal. 4.10-11 ; Rom.14.5 ? Mais qui est l’homme d’entendement rassis qui ne voye bien de quelle observation parle l’Apostre ? Car ils ne regardoyent point à ceste fin que nous disons, d’observer la police et ordre en l’Eglise : mais entretenant les festes comme ombres des choses spirituelles, ils obscurcissoyent d’autant la gloire de Christ et la clairté de l’Evangile : ils ne s’abstenoyent point d’œuvres manuelles, pource qu’elles les empeschassent de vaquer à méditer la Parole de Dieu : mais par une folle dévotion, d’autant qu’ils imaginoyent en se reposant faire service à Dieu. C’est donc contre ceste perverse discrétion de jours que crie sainct Paul et non pas contre l’ordonnance légitime qui est mise pour entretenir la paix en la compagnie des Chrestiens. Car les Eglises qu’il avoit édifiées, gardoyent le Sabbath en cest usage : ce qu’il monstre en assignant ce jour-là aux Corinthiens pour apporter leurs aumosnes en l’Eglise 1Cor. 16.2. Si nous craignons la superstition, elle estoit plus à craindre aux festes judaïques qu’elle n’est maintenant au Dimanche. Car comme il estoit expédient pour abatre la superstition, on a délaissé le jour observé des Juifs : et comme il estoit nécessaire pour garder ordre, police et paix en l’Eglise, on en a mis un autre au lieu.

2.8.34

Combien que les anciens n’ont point choisi le jour du Dimanche pour le substituer au Sabbath, sans quelque considération. Car puis que la fin et accomplissement de ce vray repos, qui estoit figuré par l’ancien Sabbath, est accompli en la résurrection de nostre Seigneur, les Chrestiens sont admonestez par ce mesme jour qui a apporté fin aux ombres, de ne s’arrester point à la cérémonie qui n’estoit qu’ombre. Je ne m’arreste point au nombre Septième, pour assujetir l’Eglise en quelque servitude : car je ne condamneroye point les Eglises qui auroyent d’autres jours solennels pour s’assembler, moyennant qu’il n’y ait nulle superstition : comme il n’y en a nulle quand on regarde seulement à entretenir la discipline et bon ordre. Que la somme donc du précepte soit telle : Comme la vérité estoit démontrée aux Juifs sous figure, ainsi sans figure elle nous est déclairée : c’est que nous méditions en toute nostre vie un perpétuel repos de nos œuvres, à ce que Dieu besongne en nous par son Esprit. Secondement que nous appliquions chacun son esprit, tant qu’il sera possible, à penser aux œuvres de Dieu pour le magnifier, et que nous observions l’ordre légitime de l’Eglise à ouyr la Parole, célébrer les Sacremens, et faire les prières solennelles. Tiercement, que nous ne grevions point par trop ceux qui sont en nostre sujétion[b]. Ainsi seront renversez les mensonges des faux docteurs, qui ont abruvé au temps passé le povre populaire d’opinion judaïque, ne discernans entre le Dimanche et le Sabbath autrement, sinon que le septième jour estoit abrogué qu’on gardoit pour lors, mais qu’il en faloit néantmoins garder un. Or cela n’est autre chose à dire, qu’avoir changé le jour en despit des Juifs, et néantmoins demeurer en la superstition que sainct Paul condamne : c’est, d’avoir quelque signification secrète, ainsi qu’elle estoit sous le vieil Testament. Et de faict nous voyons ce qu’a proufité leur doctrine : car ceux qui la suyvent, surmontent les Juifs en opinion charnelle du Sabbath, tellement que les répréhensions que nous avons en Isaïe leur conviendroyent mieux qu’à ceux que le Prophète reprenoit de son temps Esaïe 1.13 ; 58.13. Au reste, nous avons à retenir principalement la doctrine générale : c’est qu’afin que la religion ne déchée ou se refroidisse entre nous, nous soyons diligens de fréquenter les sainctes assemblées, et appliquions en usage toutes les aides qui sont proufitables à nourrir le service de Dieu.

[b] Voyez sur ceci l’Histoire Tripart., au livre IX, chap. XXXVIII.

2.8.35
le cinquième commandement.

Honore ton père et ta mère, afin que tes jours soyent prolongez sur la terre, laquelle le Seigneur ton Dieu te donnera.

La fin est, pource que Dieu veut que l’ordre qu’il a constitué soit entretenu, qu’il nous faut observer les degrez de prééminence comme il les a mis. Pourtant la somme sera, que nous portions révérence à ceux que le Seigneur nous a ordonnez pour supérieurs : et que nous leur rendions honneur et obéissance, avec recognoissance du bien qu’ils nous ont fait. De cela s’ensuit la défense, que nous ne déroguions à leur dignité, ne par contemnement, ne par contumace, ne par ingratitude. Car le nom d’Honneur s’estend ainsi amplement en l’Escriture : comme quand l’Apostre dit que les Prestres qui président bien, sont dignes de double honneur 1Tim. 5.17 : non-seulement il parle de la révérence qui leur est deue, mais aussi de la rémunération que mérite leur labeur. Or pource que ce commandement lequel nous assujetit à nos supérieurs, est fort contraire à la perversité de nostre nature, laquelle comme elle crève d’ambition et d’orgueil, ne se submet pas volontiers : à ceste cause la supériorité laquelle estoit la moins odieuse et plus amiable de toutes, nous a esté proposée pour exemple : pource qu’elle pouvoit mieux fleschir et amolir nos cœurs a se submettre en obéissance. Parquoy le Seigneur, petit à petit par la sujétion qui est la plus douce et la plus facile à porter, nous accoustume à toutes sujétions, pource qu’il y a une mesme raison en toutes. Car quand il donne prééminence à quelqu’un, entant que mestier est pour la conserver il luy communique son Nom. Les tiltres de Père, de Dieu et de Seigneur luy sont tellement propres, que quand il en est fait mention, il faut que nostre cœur soit touché de la recognoissance de sa majesté. Pourtant quand il en fait les hommes participans, il leur donne comme quelque estincelle de sa clairté, afin de les annoblir et les rendre honorables selon leur degré. Parquoy en celuy qui est nommé père, il faut recognoitre quelque honneur divin, veu qu’il ne porte point le tiltre de Dieu sans cause. Pareillement celuy qui est Prince ou Seigneur, communique aucunement à l’honneur de Dieu.

2.8.36

Parquoy il ne faut douter que le Seigneur ne constitue yci une reigle universelle : c’est que selon que nous recognoissons un chacun nous estre ordonné de luy pour supérieur, que nous luy portions honneur, révérence et amour : et que nous luy facions les services qu’il nous sera possible. et ne faut point regarder si nos supérieurs sont dignes de cest honneur ou non : car quels qu’ils soyent, ils ne sont point venus sans la volonté de Dieu en ce degré, à cause duquel nostre Seigneur nous commande les honorer. Toutesfois nommément il nous commande de révérer nos parens qui nous ont engendrez en ceste vie, ce que nature mesme nous doit enseigner. Car tous ceux qui violent l’authorité paternelle, ou par mespris, ou par rébellion, sont monstres et non pas hommes. Pourtant nostre Seigneur commande de mettre à mort tous ceux qui sont désobéissants à père et à mère : et ce à bonne cause. Car puisqu’ils ne recognoissent point ceux par le moyen desquels ils sont venus en ceste vie, ils sont certes indignes de vivre. Or il appert par plusieurs passages de la Loy, ce que nous avons dit estre vray : ascavoir que l’honneur dont il est yci parlé a trois parties : Révérence, Obéissance et Amour procédant de la recognoissance des bienfaits. La première est commandée de Dieu, quand il commande de mettre à mort celuy qui aura détracté de père et de mère : car en cela il punit tout contemnement et mespris. La seconde, en ce qu’il a ordonné que l’enfant rebelle et désobéissant fust aussi mis à mort. La troisième est approuvée en ce que dit Jésus-Christ au chapitre XV de sainct Matthieu, que c’est du commandement de Dieu, de servir et bien faire à nos parens Ex. 21.17 ; Lév. 20.9 ; Prov. 20.20 ; Deut. 21.18 ; Matth. 15.4. Toutesfois et quantes que sainct Paul fait mention de ce précepte, il nous exhorte à obéissance : ce qui appartient à la seconde partie.

2.8.37

La promesse est quant et quant adjoustée pour plus grande recommandation, afin de nous admonester combien ceste sujétion est agréable à Dieu, car sainct Paul nous incite par cest aiguillon, quand il dit que ce précepte est le premier avec promesse Col.3.20 ; Eph.6.1-2 : car la promesse que nous avons eue ci-dessus en la première Table, n’estoit pas spéciale à un précepte seulement, mais s’estendoit à toute la Loy. Quant est de l’intelligence de ceste-ci, elle est telle : c’est que le Seigneur parloit proprement aux Israélites, de la terre qu’il leur avoit promise en héritage. Si donc la possession de ceste terre estoit une arre de la bonté de Dieu et sa largesse, il ne nous faut esmerveiller s’il leur a voulu testifier sa grâce en leur promettant longue vie par laquelle ils pouvoyent plus longuement jouyr de son bénéfice. C’est donc comme s’il disoit, Honore père et mère, afin qu’en vivant longuement tu puisses jouir plus long temps de la terre laquelle te sera pour tesmoignage de ma grâce. Au reste, pource que toute la terre est bénite aux fidèles, à bon droict nous mettons la vie présente entre les bénédictions de Dieu. Parquoy, entant que la longue vie nous est argument de la bénévolence de Dieu sur nous, ceste promesse aussi nous appartient : car la longue vie ne nous est point promise, comme elle n’a point esté promise aux Juifs, pource qu’elle contient en soy béatitude : mais pource que c’est aux justes une enseigne de la bonté de Dieu. S’il advient doncques que quelque enfant bien obéissant à ses parens trespasse en sa jeunesse (comme souvent il advient) Dieu ne laisse pas de demeurer constant en sa promesse : mesmes ne l’accomplit pas moins que s’il donnoit cent arpens de terre à quelqu’un auquel il en auroit promis deux arpens. Le tout gist en cela, que la longue vie nous est yci promise entant qu’elle est bénédiction : d’avantage qu’elle est bénédiction de Dieu, entant qu’elle nous testifie sa grâce, laquelle il déclaire à ses serviteurs cent mille fois plus en la mort.

2.8.38

Au contraire, quand le Seigneur promet sa bénédiction en la vie présente à ceux qui se seront rendus obéissans à pères et mères, semblablement il signifie que sa malédiction adviendra à tous ceux qui auront esté désobéissans : et afin que son jugement soit exécuté, il ordonne en sa Loy qu’on en face justice : et s’ils eschappent de la main des hommes en quelque manière que ce soit, il en fera la vengence. Car nous voyons de ceste manière de gens, combien il en meurt ou en guerres, ou en noises, ou en autre façon : tellement qu’on apperçoit que Dieu y besongne, les faisant mourir malheureusement. Et si aucuns y en a qui eschappent jusques à la vieillesse, veu qu’estans privez en ceste vie de la bénédiction de Dieu, ils ne font que languir, et pour l’advenir sont réservez à plus grand’peine, il s’en faut beaucoup qu’ils soyent participans de ceste promesse. Pour faire fin, il faut briefvement noter qu’il ne nous est point commandé d’obéir à nos parens sinon en Dieu Eph. 6.1 : ce qui n’est point obscur par le fondement que nous avons mis : car ils président sur nous entant que Dieu les a esleus, leur communiquant quelque portion de son honneur. Pourtant la sujétion qui leur est rendue, doit estre comme un degré pour nous conduire à la révérence de luy, qui est le souverain Père : parquoy s’ils nous veulent faire transgresser sa Loy, ce n’est pas raison que nous les ayons pour pères, mais nous doyvent estre lors pour estrangers qui nous veulent destourner de l’obéissance de nostre vray Père. Il faut avoir un mesme jugement de nos princes, seigneurs et supérieurs : car ce seroit une chose trop desraisonnable, que leur prééminence valust quelque chose pour abbaisser la hautesse de Dieu, veu qu’elle en dépend : et la doit plustost augmenter, qu’amoindrir : conformer, que violer.

2.8.39
le sixième commandement.

Tu n’occiras point.

La fin est, d’autant que Dieu a conjoinct en unité tout le genre humain, que le salut et la conservation de tous doit estre en recommandation à un chacun. Parquoy en somme, toute violence et injure et nuisance, par laquelle le corps de nostre prochain est blessé, nous est interdite. De là nous faut venir au commandement : c’est que si nous pouvons quelque chose pour conserver la vie de nostre prochain, il nous y faut fidèlement employer tant en procurant les choses qui y appartienent, qu’en obviant à tout ce qui y est contraire : pareillement s’ils sont en quelque danger ou perplexité, de leur aider et subvenir. Or s’il nous souvient que Dieu est le Législateur qui parle en cest endroict, il faut penser qu’il donne ceste reigle à nostre âme : car ce seroit chose ridicule que celuy qui contemple les pensées du cœur, et s’arreste principalement à icelles, n’instruisist à vraye justice que nostre corps : parquoy l’homicide du cœur est yci défendu, et ; nous est commandée l’affection intérieure de conserver la vie de nostre prochain. Car combien que la main enfante l’homicide, toutesfois le cœur le conçoit, quand il est entaché d’ire et de haine Regarde si tu te peux courroucer à ton frère, que tu n’appètes de luy nuire. : si tu ne le peux courroucer, aussi ne le peux-tu hayr que tu n’ayes ce mesme désir, veu que haine n’est qu’ire enracinée, combien que tu dissimules et tasches par couvertures obliques d’eschapper, il est certain que haine et ire ne peuvent estre sans cupidité de mal faire. Si tu veux encores tergiverser, desjà il a esté prononcé par le sainct Esprit, que tout homme qui hait son frère en son cœur, est homicide. Il est prononcé par la bouche de Christ, que celuy qui hait son frère, est coulpable de jugement : qui monstre signe de courroux, est coulpable d’estre condamné par tout le Consistoire : quiconques luy dit injure, est coulpable de la géhenne du feu 1Jean 3.15 ; Matth. 5.22.

2.8.40

L’Escriture note deux raisons, sur lesquelles est fondé ce précepte : c’est que l’homme est image de Dieu : puis aussi est nostre chair. Pourtant si nous ne voulons violer l’image de Dieu, nous ne devons faire aucune offense à nostre prochain : et si nous ne voulons renoncer toute humanité, nous le devons entretenir comme nostre propre chair. L’exhortation qui se peut tirer pour cela du bénéfice de la rédemption de Christ, sera traittée ailleurs : mais le Seigneur a voulu que nous considérions naturellement ces deux choses jà dites en l’homme, lesquelles nous induisent, à luy bien faire : c’est qu’en un chacun nous révérions son image, laquelle y est imprimée : et aimions nostre propre chair. Parquoy celuy qui s’est abstenu d’effusion de sang, n’est pas pourtant innocent du crime d’homicide. Car quiconque ou commet par œuvre, ou s’efforce et estudie, ou conçoit en son cœur aucune chose contraire au bien de son prochain, est tenu de Dieu pour homicide. D’autre part, sinon que nous nous employons selon nostre faculté et l’occasion qui nous sera donnée, à bien faire à nostre prochain, par telle cruauté nous transgressons ce précepte. Or si le Seigneur se soucie tant du salut corporel d’un chacun, de cela nous pouvons entendre combien il nous oblige à procurer le salut des âmes, lesquelles sont sans comparaison plus précieuses devant luy.

2.8.41
le septième commandement.

Tu ne paillarderas point.

La fin est, pource que Dieu aime pureté et chasteté, que toute immondicité doit estre loin de nous. La somme donc sera, que nous ne soyons entachez d’aucune souilleure, ou intempérance de la chair. A quoy respond le précepte affirmatif : c’est que nostre vie en toutes ses parties soit reiglée à chasteté et continence. Or il défend nommément paillardise, à laquelle tend toute incontinence : afin que par la turpitude et déshonnesteté qui est en paillardise plus apparente et plus énorme, entant qu’elle déshonore nostre corps, il nous rende toute incontinence abominable : pource que l’homme a esté créé à ceste condition de ne vivre point solitaire, mais avoir une semblable à soy : d’avantage, que par la malédiction du péché il a esté encore plus assujéti à ceste nécessité : d’autant qu’il estoit expédient, le Seigneur nous a donné remède en cest endroict, en instituant le mariage : lequel après l’avoir ordonné de son authorité, l’a sanctifié de sa bénédiction. Dont il appert que toute compagnie d’homme et de femme hors mariage est maudite devant luy : et que la compagnie de mariage nous est donnée pour remède de nostre nécessité, afin que nous ne laschions la bride à nostre concupiscence. Ne nous flattons point doncques, quand nous oyons que l’homme ne peut cohabiter avec la femme hors mariage, sans la malédiction de Dieu.

2.8.42

Or comme ainsi soit que nous ayons doublement mestier de ce remède : asçavoir tant pour la condition de nostre première nature, que pour le vice qui y est survenu, et que de cela nul ne soit excepté, sinon celuy à qui Dieu a fait parculièrement grâce qu’un chacun regarde bien ce qui luy est donné. Je confesse bien que virginité est une vertu qui n’est pas à mespriser : mais d’autant qu’elle n’est pas donnée à chacun, et aux autres elle n’est donnée que pour un temps, ceux qui sont tourmentez d’incontinence, et ne la peuvent surmonter, doyvent recourir au remède de mariage, afin de garder chasteté selon le degré de leur vocation. Car si ceux qui n’ont point receu un tel don (j’enten de continence) ne subvienent à leur fragilité par le remède qui leur est offert et permis de Dieu, ils résistent à Dieu et à son ordonnance. Et ne faut que quelqu’un objecte yci ce qu’ont accoustumé plusieurs de faire, que par l’aide de Dieu il pourra toutes choses : car ceste aide n’est point donnée sinon à ceux qui cheminent en leurs voyes, c’est-à-dire en leur vocation : de laquelle se destournent tous ceux qui en délaissant les moyens que Dieu leur baille, veulent par folle témérité surmonter leur nécessité Ps. 91.1, 11, 14. Le Seigneur prononce que continence est un don singulier, lequel n’est point donné indifféreremment à tout le corps de son Eglise, mais à bien peu de ses membres. Car il nous propose un certain genre d’hommes, lequel s’est chastré pour le royaume des cieux : c’est-à-dire pour vaquer plus librement à servira la gloire de Dieu Matth. 19.12. Et afin que nul ne pensast que cela fust en nostre vertu, il avoit auparavant dit que. tous n’en sont point capables, mais tant seulement ceux ausquels il est donné du ciel. Dont il conclud que celuy qui en pourra user, en use. Sainct Paul enseigne le mesme plus clairement, quand il dit qu’un chacun a receu sa propre grâce de Dieu, l’un en une sorte, l’autre en l’autre 1Cor. 7.7.

2.8.43

Puis doncques que nous sommes si expressément advertis qu’il n’est pas en la puissance d’un chacun de garder chasteté hors mariage, mesmes qu’on y eust dévotion, et qu’on s’efforçast de le faire : puis au si qu’il nous est dénoncé que c’est une grâce spéciale de Dieu, laquelle il ne donne qu’à certaines personnes, afin de les avoir plus promptes et plus à délivre à son service : ne combattons-nous point contre Dieu et contre la nature qu’il a instituée, si nous n’accommodons nostre façon de vivre à la mesure de nostre faculté ? Dieu défend paillardise en ce commandement : il requiert doncques de nous pureté et chasteté. Or le seul moyen de la garder est, qu’un chacun regarde sa povreté : que nul ne mesprise le mariage comme inutile et superflu : que nul ne désire de s’en passer, sinon qu’il se puisse abstenir de femme : que nul ne regarde en cest endroict, ou son repos, ou sa tranquillité charnelle, mais qu’il cherche seulement d’estre mieux disposé à servira Dieu, estant despesché de tout lien qui l’en puisse distraire. D’avantage, pource que plusieurs n’ont le don de continence : sinon pour un temps, comme nous avons dit, que celuy qui l’a, s’abstiene de se marier cependant, qu’il s’en peut passer, et non plus. Si la force luy défaut pour dompter et vaincre la concupiscence de sa chair, qu’il entende par cela que Dieu luy impose nécessité de se marier : ce que démonstre l’Apostre, quand il commande qu’un chacun pour éviter paillardise ait sa femme, et qu’une chacune femme ait son mari. Item, que celuy qui ne se peut contenir, se marie en Dieu 1Cor. 7.2, 9. Premièrement il signifie par cela, que la pluspart des hommes est sujette au vice d’incontinence : secondement, il n’en excepte nul de ceux qui y sont sujets, qu’il ne commande à tous de recourir à ce remède unique qu’il propose pour obvier à impudicité. Parquoy, quiconque ne se contient, s’il mesprise de remédier à son infirmité par ce moyen, il pèche : mesmes en ce qu’il n’obtempère point à ce commandement de l’Apostre. Et ne faut pas que celuy qui se contient de paillarder actuellement, se flatte comme s’il n’estoit point coulpable d’impudicité, si son cœur brusle de mauvaise concupiscence. Car sainct Paul définit que la vraye chasteté contient pureté de l’âme, avec l’honnesteté du corps : Celle, dit-il, qui est hors mariage, pense à Dieu comment elle sera saincte de corps et d’esprit 1Cor. 7.34. Et pourtant, quand il adjouste la raison pour confermer ceste sentence, que celuy qui ne se peut contenir se doit marier : il ne dit pas seulement qu’il est meilleur de prendre une femme, que de souiller son corps avec une paillarde : mais qu’il est meilleur de se marier, que de brusler.

2.8.44

Maintenant si les gens mariez recognoissent que leur compagnie est bénite de Dieu, cela les doit admonester de ne la point contaminer par intempérance dissolue. Car combien que l’honnesteté du mariage couvre la honte d’incontinence, ce n’est pas à dire que c’en doyve estre une incitation. Pourtant ils ne doyvent pas penser que toutes choses leur soyent licites, mais un chacun se doit tenir sobrement avec sa femme, et la femme mutuellement avec son mari : se gouvernans tellement qu’ils ne facent rien contraire à la saincteté du mariage. Car ainsi doit estre reiglée, et à telle modestie se doit réduire l’ordonnance de Dieu : et non pas se desborder en dissolution. Sainct Ambroise reprenant ceux qui abusent du mariage en intempérance lascive, use d’un mot assez dur, mais non pas sans propos : c’est, qu’il appelle ceux qui ne gardent nulle modestie ne honte, Paillars de leurs femmes[c]. Finalement, il nous faut regarder quel Législateur c’est qui condamne paillardise : c’est asçavoir celuy qui nous possède entièrement. Et pourtant, à bon droict requiert de nous intégrité, tant au corps qu’en l’âme et en l’esprit. Quand doncques il défend de paillarder, il défend aussi, ou par habillemens immodestes, ou par gestes et contenances impudiques, ou par vilenes paroles tendre à induire les autres à mal. Car un Philosophe nommé Archélaiüs ne dit point sans raison à un jeune homme trop délicatement vestu, que c’estoit tout un en quelle partie du corps il monstrast son impudicité : cela, dy-je, a raison devant Dieu, lequel a en abomination toute ordure, en quelque partie qu’elle soit, ou de l’âme, ou du corps. Et afin que nul ne doute de cela, considérons que Dieu nous commande yci chasteté : s’il l’a commandée, il condamne tout ce qui y contrarie. Parquoy si nous voulons obéir à ce commandement, il ne faut point que le cœur brusle intérieurement de mauvaise concupiscence, ou que le regard soit impudique, ou que la face soit ornée comme pour macquerelages, ou que la langue par vilenes paroles attire à paillardise, ou que la bouche par intempérance en donne matière : car tous ces vices sont comme macules par lesquelles chasteté et continence est entachée, et sa pureté est souillée.

[c] Sainct Ambroise, au livre De la Philosophie, lequel sainct Augustin allègue au 2e livre Contre Julian.

2.8.45
le huitième commandement.

Tu ne desroberas point.

La fin est, pource que toute injustice est desplaisante à Dieu, que nous rendions à un chacun ce qui luy appartient. La somme doncques sera, qu’il nous défend de tascher à attirer à nous les biens d’autruy : et pourtant nous commande de nous employer fidèlement à conserver le sien à un chacun. Car il nous faut estimer que ce qu’un chacun possède, ne luy est point advenu par cas fortuit, mais par la distribution de celuy qui est le souverain Maistre et Seigneur de tout : et à ceste raison qu’on ne peut frauder personne de ses richesses, que la dispensation de Dieu ne soit violée. Or il y a plusieurs espèces de larrecin : l’une gist en violence, quand par force et quasi par une manière de briganderie, on vole et pille le bien d’autruy : l’autre gist en fraude et malice, quand cauteleusement on appovrit son prochain, en le trompant et décevant : l’autre en une astuce encores plus couverte, quand sous couleur de droict on prive quelqu’un de ses biens : l’autre en flatterie, quand par belles paroles on attire à soy, ou sous tiltre de donation ou autrement, ce qui devoit appartenir à un autre. Mais pour ne point trop nous arrester à raconter les genres divers, il nous faut briefvement noter que tous moyens dont nous usons pour nous enrichir au dommage d’autruy : quand ils déclinent de la sincérité chrestienne, laquelle doit estre gardée en dilection, et se desvoyent a quelque obliquité d’astuce ou de toute autre nuisance, doyvent estre tenus pour larrecins. Car combien que ceux qui y procèdent en telle façon, souventesfois gaignent leur cause devant le Juge, néantmoins Dieu ne les a pour autres que larrons, car il voit les embusches que font de loin les fines gens pour attraper les simples en leurs rets, il voit la rigueur des exactions que font les plus grans aux plus petis, pour les fouller : il voit combien sont venimeuses les flateries dont usent ceux qui veulent emmieller quelqu’un pour le tromper : lesquelles choses ne vienent point à la cognoissance des hommes. D’avantage, la transgression de ce précepte ne gist pas seulement en cela, quand on fait tort à quelqu’un en son argent, en marchandise ou possession : mais aussi en quelque droict que ce soit ; car nous fraudons nostre prochain de son bien, si nous luy desnions les offices ausquels nous luy sommes tenus. Parquoy si un receveur, ou métayer, ou fermier, au lieu de veiller sur le bien de son maistre vit en oisiveté, sans se soucier de procurer le bien de celuy qui le nourrit : s’il dissipe mal ce qui luy est commis, ou en abuse en superfluité : si un serviteur se mocque de son maistre, s’il divulgue ses secrets, s’il machine rien contre son bien ou sa renommée, ou sa vie : si d’autre part le maistre traitte inhumainement sa famille, c’est larrecin devant Dieu. Car celuy qui ne s’acquitte point envers les autres du devoir que porte sa vocation, retient ce qui appartient à autruy.

2.8.46

Nous obéirons doncques au commandement, si estans contens de nostre condition nous ne taschons à faire gain, sinon qu’honneste et légitime : si nous n’appétons point de nous enrichir, en faisant tort à nostre prochain : si nous ne machinons point de le destruire pour attirer à nous son bien : si nous ne mettons point nostre estude à assembler richesses du sang ou de la sueur d’autruy : si nous n’attirons point de çà et de là, à tort et à travers tout ce qu’il est possible pour remplir nostre avarice, ou despendre en superfluité ; mais au contraire si nous avons tousjours ce but d’aider à un chacun tant que nous pouvons de nostre conseil et de nostre substance à conserver le sien, et s’il advient que nous ayons à faire avec meschans gens et trompeurs, que nous soyons prests plustost de quitter du nostre, que de combatre avec eux par mesme malice : et non-seulement cela, mais quand nous verrons aucuns en povreté, nous communiquions à leur indigence, et soulagions leur nécessité par nostre abondance. Finalement qu’un chacun regarde en quoy il est obligé du devoir de son office envers les autres, afin de s’acquitter loyaument. Par ceste raison, que le peuple porte honneur à ses supérieurs, se submettant à eux de bon cœur, obéissant à leurs loix et commandemens, ne refusant rien qu’il puisse faire sans offenser Dieu : d’autre part, que les supérieurs ayent soin et solicitude de gouverner leur peuple, de conserver la paix par tout, défendre les bons, chastier les mauvais, et gouverner comme ayans à rendre conte de leur office à Dieu souverain Juge. Que les Ministres ecclésiastiques administrent fidèlement la parole de Dieu, ne corrompans point la doctrine de salut, mais conservans la pureté d’icelle. Et que non-seulement ils instruisent le peuple en bonne doctrine, mais aussi en exemple de vie. Brief, qu’ils président comme bons Pasteurs sur les brebis : d’autre part, que le peuple les reçoyve pour messagers et Apostres de Dieu, leur rendant l’honneur que nostre Seigneur leur attribue, et leur donnant à vivre. Que les parens s’employent à nourrir, instruire et gouverner leurs enfans, comme leur estans commis de Dieu, ne les traittans point trop rigoureusement pour leur faire perdre courage, mais les entretienent en douceur et bénignité convenable à leur personne : comme il a esté dit, que mutuellement les enfans leur doyvent révérence et sujétion. Item, Que les jeunes portent honneur aux vieilles gens, comme nostre Seigneur a voulu cest aage-là estre honorable : et aussi que les anciens taschent de dresser les jeunes par leur prudence, ne les traittans point par trop grande rigueur, mais usans d’une gravité tempérée avec douceur et facilité. Que les serviteurs se rendent serviables à leurs maistres, et diligens à leur complaire et non point seulement à l’œil, mais aussi de cœur, comme servans à Dieu. Que les maistres aussi ne se rendent point trop difficiles et intraittables à leurs serviteurs, les opprimans de trop grande rigueur, ou les traittans contumélieusement : mais plustost qu’ils les recognoissent pour frères et leurs compagnons au service de Dieu, afin de les entretenir humainement. Qu’en ceste manière doncques un chacun répute ce qu’il doit à ses prochains, en son ordre et degré, et leur rende ce qu’il leur doit. D’avantage il faut que tousjours nostre mémoire soit dressée au Législateur, afin qu’il nous souviene que ceste reigle n’est pas moins ordonnée à l’âme qu’au corps : à ce qu’un chacun applique sa volonté à conserver et avancer le bien et utilité de tous hommes.

2.8.47
le neufième commandement.

Tu ne seras point faux tesmoin contre ton prochain.

La fin est : Pource que Dieu, qui est vérité, a mensonge en exécration, qu’il nous faut garder vérité sans feintise, la somme doncques sera, que nous ne blessions la renommée de personne par calomnies ou faux rapports, ou que nous ne le grevions en sa substance par mensonges et faussetez. Brief, que nous ne facions tort à personne, ni en mesdisant, ni en nous mocquant. A ceste défense respond le précepte affirmatif, que nous aidions à un chacun fidèlement à maintenir la vérité, soit pour conserver son bien ou sa renommée. Il appert que nostre Seigneur a voulu exposer le sens de ce précepte au vingt et troisième chapitre d’Exode, disant, Tu ne maintiendras parole de mensonge : et ne te conjoindras à porter faux tesmoignage pour le mensonge. Item, Tu fuiras tous mensonges Ex. 23.1. Et en un autre lieu non-seulement il nous défend d’estre rapporteurs, détracteurs et mesdisans, mais aussi de décevoir nostre frère : car il parle de l’un et de l’autre nommément Lév. 19.16. Certes il n’y a doute que comme ci-dessus il a voulu corriger cruauté, impudicité et avarice : aussi qu’il veut yci réprimer fausseté, laquelle est comprinse en ces deux parties que nous avons dites. Car ou en mesdisant nous blessons la renommée de nostre prochain, ou par mensonges et paroles obliques nous empeschons son proufit. Or il ne peut chaloir si on entend yci tesmoignage solennel qui se rend en jugement, ou qui gist en paroles privées. Car il faut tousjours là revenir, que d’un chacun genre de vices nostre Seigneur nous propose une espèce pour exemple, à laquelle il faut rapporter toutes les autres : d’avantage, qu’il choisit celle en laquelle il apparoist plus de turpitude. Combien qu’il faut estendre ce commandement plus au large, asçavoir à toutes calomnies et détractions qui nuisent à nos prochains, pource que jamais les faux tesmoignages en justice ne sont sans parjure. Or la défense a esté faite des parjures au troisième commandement de la première Table, entant que le nom de Dieu y est profané. Maintenant nous voyons que pour bien observer ce précepte, il faut que nous facions servir nostre bouche à nostre prochain en vérité, tant pour luy conserver son estime que son proufit. L’équité est bien évidente : car si bonne renommée est plus précieuse que thrésor quelconque, on ne fait point moindre tort à l’homme en luy ostant sa bonne estime, qu’en le despouillant de sa substance ; d’autre part, on fait aucunesfois plus de dommage au prochain par mensonge que par larrecin.

2.8.48

Néantmoins c’est merveille comment on ne se soucie point d’offenser en cest endroict : car il y en a bien peu qui ne soyent entachez bien fort de ce vice, comme tout le monde est enclin à esplucher et descouvrir les vices d’autruy. Et ne faut penser que ce soit excuse valable, si nous ne mentons point ; car celui qui défend de diffamer le prochain en mentant, veut que son estime soit conservée entant qu’il se peut faire avec vérité. Car combien qu’il ne défende sinon de la blesser par mensonge, toutesfois en cela il signifie qu’il l’a en recommandation. Or il nous doit bien suffire, quand nous voyons que nostre Seigneur prend ceste solicitude, que nostre prochain ne soit point diffamé. Parquoy toute détraction est yci condamnée sans doute. Par détraction nous entendons, non point répréhension qui se fait pour corriger l’homme : non point accusation judiciaire, qui se fait pour remédier aux vices : non point correction publique, qui se fait de quelqu’un pour donner crainte aux autres : non point advertissement qu’on fait de la meschanceté d’un homme, à ceux ausquels il est expédient de la cognoistre, afin de n’en estre point abusez : mais injure odieuse, laquelle se fait de mauvais vouloir ou de cupidité de mesdire. D’avantage, ce précepte s’estend jusques-là, que nous n’affections point une plaisanterie d’honnesteté, et une grâce de brocarder et mordre en riant les uns et les autres, comme font aucuns, qui se baignent quand ils peuvent faire vergongne à quelqu’un : car par telle intempérance souventesfois quelque marque demeure sur l’homme qu’on a ainsi noté. Maintenant si nous considérons le Législateur, lequel ne doit pas moins dominer sur les aureilles et sur les cœurs, que sur les langues : nous cognoistrons qu’yci la cupidité d’ouyr les détracteurs, et la promptitude de leur prester l’aureille et de croire légèrement à leur mauvais rapports, n’est pas moins défendue que de détracter, car ce seroit une mocquerie, de dire que Dieu hait le vice de mesdisance en la langue, et qu’il ne réprouvast point la malignité du cœur. Pourtant si nous portons vraye crainte et amour de Dieu, mettons peine tant qu’il est possible et expédient, et entant que la charité requiert, de ne point adonner ne les aureilles, ne la langue à blasme, détraction ou brocardise, de ne donner point facilement lieu en nostre cœur à mauvaises suspicions : mais prenans en bonne part les faits et dits de tout le monde, conservons en toute manière l’honneur à un chacun.

2.8.49
le dixième commandement.

Tu ne convoiteras point la maison de ton prochain : et ne désireras point sa femme, ne son serviteur, ne sa chambrière, ne son bœuf, ne son asne, ne nulle des choses qui sont à luy.

La fin est : Pource que Dieu veut que toute nostre âme soit remplie et possédée d’affection de charité, qu’il faut jetter hors de nostre cœur toute cupidité contraire. La somme doncques sera, qu’il ne nous viene aucune pensée en l’entendement pour esmouvoir nostre cœur à concupiscence, laquelle emporte nuisance ou détriment à nostre prochain. A quoy respond d’autre part le précepte affirmatif : c’est que quelque chose que nous concevions, délibérions, ou appétions, ou poursuyvions, que cela soit conjoinct avec le bien et utilité de nostre prochain. Mais il y a yci une grande difficulté. Car si ce que nous avons dit par cy-devant, est vray, que nostre Seigneur en défendant la paillardise et larrecin, par cela défendoit impudicité, et tout vouloir de nuire, tromper et desrober, il sembleroit advis estre superflu de maintenant interdire séparément la concupiscence des biens d’autruy. Toutesfois nous pourrons soudre ceste question, en considérant quelle différence il y a entre Conseil et Concupiscence : car nous appelons Conseil, un propos délibéré de la volonté quand le cœur de l’homme est vaincu et subjugué par la tentation : Concupiscence peut estre sans telle délibération ou consentement, quand le cœur est seulement chatouillé et picqué de commettre quelque meschanceté. Parquoy comme cy-dessus le Seigneur a voulu que les volontez, entreprinses et œuvres de l’homme fussent modérées selon la reigle de charité : ainsi maintenant il veut que les pensées de l’entendement y soyent aussi rapportées, à ce qu’il n’y en ait nulle qui incite au contraire, Comme au paravant il a défendu que le cœur ne fust induit à ire, haine, paillardise, rapine, mensonge : ainsi à présent il défend qu’il n’y soit provoqué ou esmeu.

2.8.50

Et n’est pas sans cause qu’il requiert une si grande droicture. Car qui est-ce qui niera que ce ne soit raison que toutes les vertus de l’âme soyent appliquées à charité ? Et si aucune en est destournée, qui est-ce qui niera qu’elle ne soit vicieuse ? Or dont vient cela que quelque cupidité dommageuse à ton prochain entre en ton entendement, sinon d’autant qu’en ne tenant conte des autres tu cherches seulement ton proufit ? Car si tout ton cœur estoit occupé de charité, nulle telle imagination n’y auroit entrée. Il faut doncques dire qu’il est vuide de charité, entant qu’il reçoit telles concupiscences. Quelqu’un objectera, qu’il n’est pas toutesfois convenable que les fantasies qui voltigent au cerveau, et après s’esvanouissent, soyent condamnées pour concupiscences lesquelles ont leur siège dedans le cœur. Je respon qu’il est yci question des fantasies lesquelles non-seulement passent au travers du cerveau, mais aussi poignent le cœur de concupiscence : veu que jamais nous ne concevons en la pensée quelque désir ou souhait, que le cœur n’en soit touché ou enflambé. Nostre Seigneur doncques commande une merveilleuse ardeur de charité, laquelle il ne veut estre empeschée de la moindre concupiscence du monde. Il requiert un cœur merveilleusement bien reiglé, lequel il ne veut estre aucunement picqué d’un seul aiguillon contre la loy de charité. Sainct Augustin m’a fait ouverture à entendre ce précepte, afin qu’il ne semble à quelqu’un que je soye seul en mon opinion. Or combien que l’intention de Dieu ait esté de défendre toute mauvaise cupidité, néantmoins il a mis pour exemple les objects qui ont accoustumé le plus souvent de nous attirer et décevoir : en quoy faisant il ne permet rien à la cupidité de l’homme quand il la retire des choses esquelles elle est principalement enclinée. Nous avons maintenant la seconde Table de la Loy, laquelle nous admoneste amplement de ce que nous devons aux hommes pour l’amour de Dieu, sur lequel est fondée la charité. Parquoy on auroit beau inculquer les choses qui sont enseignées en ceste seconde Table, sinon que telle doctrine fust premièrement appuyée sur la crainte et révérence de Dieu, comme sur son fondement. Ceux qui partissent ce commandement en deux, deschirent ce que Dieu avoit uni, comme tous Docteurs de sain jugement le pourront veoir, encores que je m’en taise. Et ne doit chaloir que ce verbe, Tu ne convoiteras point, est réitéré pour la seconde fois : car Dieu après avoir nommé la maison, raconte les parties d’icelle, commençant à la femme : dont il appert qu’il y a une liaison comme de choses conjoinctes, et pourtant qu’il faut lire tout d’une traitte, comme les Hébrieux n’ont point mal advisé. Dieu doncques commande en somme, que non-seulement on s’abstiene de frauder et mal faire, et qu’on laisse à chacun ce qu’il possède, sauf et entier, mais aussi qu’on ne soit touché de nulle convoitise qui solicite les cœurs à porter nuysance à autruy.

2.8.51

Il ne sera pas maintenant difficile à juger quel est le but de la Loy, asçavoir une justice parfaite, à ce que la vie de l’homme soit conformée à la pureté de Dieu, comme à un patron. Car nostre Seigneur a tellement dépeint sa nature en la Loy, que si quelqu’un accomplissoit ce qui y est commandé, il représenteroit en sa vie l’image de Dieu. Pourtant Moyse voulant sommairement réduire en mémoire au peuple d’Israël ses commandemens : Et qu’est-ce Israël, disoit-il, que te commande ton Dieu, sinon que tu le craignes et chemines en ses voyes ? que tu l’aimes, et que tu le serves de tout tout ton cœur, en toute ton âme, et gardes ses commandemens Deut. 10.12 ? Et ne cessoit de leur répéter cela, toutesfois et quantes qu’il vouloit remonstrer la fin de la Loy. Voylà doncques à quoy regarde la doctrine de la Loy : c’est de conjoindre l’homme par saincteté de vie à son Dieu, et comme Moyse dit en un autre lieu, le faire adhérer avec luy. Or l’accomplissement de ceste saincteté gist en ces deux articles : que nous aimions le Seigneur Dieu de tout nostre cœur, de toute nostre âme, et de toutes nos forces : en après nostre prochain comme nous-mesmes Deut. 6.5 ; 11.13 ; Matth. 22.37. Le premier doncques est, que nostre âme soit entièrement remplie de la charité de Dieu : de là après s’ensuyvra la dilection de nostre prochain. C’est ce qu’entend l’Apostre quand il dit que la fin des commandemens est charité, de conscience pure et foy non feinte 1Tim. 1.5. Nous voyons comment la bonne conscience et la foy, c’est-à-dire en un mot, la piété et crainte de Dieu, est mise au-dessus comme au chef : et de là après est déduite la charité. Ce seroit doncques folie de penser que la Loy n’enseignast sinon quelques petis rudimens de justice, pour introduire seulement les hommes à un commencement, et non pas pour les conduire en parfaite voye, veu que nous ne sçaurions désirer une plus grande perfection, que celle qui est comprinse en la sentence de Moyse, et celle de sainct Paul. Car où voudra tendre celuy qui ne sera point content de l’instruction, par laquelle l’homme est dressé et formé à la crainte de Dieu, au service spirituel de sa majesté, à l’obéissance des commandemens, à la droicture de Dieu et de sa voye ? finalement à pureté de conscience, syncérité de foy et dilection ? Par laquelle raison est confermée l’exposition que nous avons mise, en réduisant aux commandemens de la Loy tout ce qui est requis à piété et charité, car ceux qui s’arrestent à je ne sçay quels élémens, comme si elle n’enseignoit qu’à demi la volonté de Dieu, ne tienent point bien la fin d’icelle, comme dit l’Apostre.

2.8.52

Toutesfois pource que Christ et ses Apostres aucunesfois en récitant la somme de la Loy, ne font nulle mention de la première Table, il faut que nous touchions un mot de cela, à cause que plusieurs s’y abusent, référans les paroles à toute la Loy, lesquelles sont dites de la moitié. Christ en sainct Matthieu dit que le principal de la Loy, gist en miséricorde, jugement et foy Matth. 23.23. Par ce mot de Foy, il n’y a doute qu’il ne signifie Vérité, contraire à feintise et tromperie ; néantmoins pour estendre ceste sentence à la Loy universelle, aucuns prenent le mot de Foy pour religion, ce qui est frivole : car Christ parle là des œuvres par lesquelles l’homme doit faire apparoistre sa justice. Si nous observons ceste raison, il ne nous sera point de merveille pourquoy en un autre lieu, estant interrogué quels sont les commandemens qu’il faut observer pour entrer en la vie éternelle, il respond que ce sont ceux qui s’ensuyvent, Tu ne tueras point, Tu ne paillarderas point, Tu ne desroberas point, Tu ne diras point faux tesmoignage, Tu honoreras père et mère, Tu aimeras ton prochain comme toy-mesme Matth. 19.18 : car l’observation de la première Table estoit située ou en l’affection intérieure du cœur, ou en cérémonies. L’affection du cœur n’apparoissoit point : les hypocrites observoyent les cérémonies plus diligemment que tous autres. Ce sont doncques les œuvres de charité qui rendent plus certain tesmoignage de la justice. Or cela est si fréquent en tous les Prophètes, que celuy qui est moyennement exercé en leur doctrine le doit tenir pour familier ; car quand ils exhortent les pécheurs à repentance, en laissant à part la première Table, et n’en faisant nulle mention, ils insistent sur la droicture, loyauté, compassion et équité. Or en ce faisant ils n’oublient pas la crainte de Dieu : mais plustost par les signes qu’ils mettent, ils requièrent une vive approbation d’icelle. C’est bien une chose notoire qu’en traittant de l’observation de la Loy, ils s’arrestent à la seconde Table, pource qu’en icelle on cognoist beaucoup mieux quelle affection chacun a de suyvre intégrité. Et n’est jà besoin d’amasser yci les passages lesquels se présentent assez d’eux-mesmes par tout.

2.8.53

Mais quelqu’un demandera s’il y a plus grande importance pour obtenir justice de vivre bien et loyaument entre les hommes, que de craindre Dieu et l’honorer par piété. A cela je respond que non : mais pource que nul ne peut facilement garder charité du tout, que premièrement il ne craigne Dieu, les œuvres de charité font approbation mesmes de la piété de l’homme. D’avantage, comme ainsi soit que Dieu ne puisse recevoir aucun bienfait de nous (comme il dit par son Prophète Ps. 16.2) il ne requiert point que nous nous employions à luy faire du bien : mais il nous exerce en bonnes œuvres envers nostre prochain. Parquoy ce n’est point sans cause que sainct Paul constitue toute la perfection du fidèle en charité Eph. 3.18 ; Col. 3.14. Et en un autre passage il rappelle l’accomplissement de la Loy, disant que celuy qui aime son prochain a accompli la Loy : puis après dit qu’elle est entièrement comprinse sous ce mot, Tu aimeras ton prochain comme toy-mesme, car il n’enseigne rien d’avantage que ce que dit le Seigneur en ceste sentence, Tout ce que vous voulez que vous facent les hommes, faites-leur : car en cela gist la Loy et les Prophètes Rom. 13.8 ; Gal. 5.14 ; Matth. 7.2. Il est certain que tant la Loy que les Prophètes donnent le premier lieu à la foy, et à la révérence du nom de Dieu, puis après recommandent la dilection envers le prochain : mais le Seigneur entend que là il nous est seulement commandé d’observer droicture et équité envers les hommes pour testifier la crainte qu’on luy doit, si elle est en nous.

2.8.54

Arrestons-nous donc à ce point, que lors nostre vie sera bien ordonnée à la volonté de Dieu et au commandement de la Loy, si elle est proufitable en toute manière à nos frères : au contraire, en toute la Loy on ne lit point une seule syllabe qui donne reigle à l’homme de ce qu’il doyve faire ou laisser pour son proufit. et certes puis que les hommes de leur naturel sont trop plus enclins à s’aimer qu’il ne seroit de mestier, il ne faloit jà leur donner commandement pour les enflamber à ceste amour, qui de soy-mesme excédoit mesure. Dont il est évident que non point l’amour de nous-mesmes, mais de Dieu et de nostre prochain, est l’observation des commandemens, et pourtant que cestuy-là vit très-bien, qui le moins qu’il luy est possible vit à soy-mesme : d’autrepart, que nul ne vit plus désordonnément, que celuy qui vit à soy, et ne pense qu’à son proufit[a]. Mesmes le Seigneur, afin de mieux exprimer quelle affection d’amour nous devons à nostre prochain, nous renvoye à l’amour de nous-mesmes, et nous la propose pour reigle et patron : ce qui est diligemment à considérer. Car il ne faut point prendre ceste similitude comme aucuns Sophistes, qui ont pensé qu’il commandoit à chacun de s’aimer en premier lieu, puis après son prochain : mais plustost il a voulu transférer aux autres l’amour que nous attirons à nous. Parquoy l’Apostre dit que charité ne cherche point son proufit particulier 1Cor. 13.5 ; et la raison qu’ils allèguent ne vaut pas un festu : c’est que la reigle précède la chose qui est compassée à icelle. Or il est ainsi, disent-ils, que nostre Seigneur compasse la charité de nostre prochain à l’amour de nous-mesmes. Je respon que nostre Seigneur ne constitue point ceste amour de nous-mesmes, comme une reigle à laquelle soit réduite la dilection de nostre prochain, comme inférieure : mais au lieu que de nostre perversité naturelle nostre amour reposoit en nous, il monstre qu’il faut qu’elle s’espande ailleurs, afin que nous ne soyons point moins prests à bien faire aux autres qu’à nous-mesmes.

[a] Voyez sainct Augustin, De la Doctrine chrestienne, livre I, chap. XXIII et autres suyvants.

2.8.55

Outreplus, puis que sous le nom de prochain, Jésus-Christ en la parabole du Samaritain a monstré que le plus estrange du monde y est contenu Luc 10.36 : il ne nous faut restreindre le précepte de dilection à ceux qui ont quelque alliance ou affinité avec nous. Je ne nie point que d’autant qu’un chacun nous est plus conjoinct, nous ne luy devions aider plus familièrement : car la reigle d’humanité porte cela, que d’autant que nous sommes conjoincts de plus prochains liens, ou de parentage, ou d’amitié, ou de voisinage, que nous ayons d’autant plus affaire les uns aux autres : et cela sans offenser Dieu, duquel la Providence nous meine à ainsi faire : mais je dy cependant qu’il nous faut embrasser en affection de charité tous hommes généralement, sans en excepter un, sans faire différence entre le Grec et le Barbare, sans regarder s’ils en sont dignes ou indignes, s’ils sont amis ou ennemis : car il les faut considérer en Dieu, non pas en eux-mesmes, duquel regard quand nous nous destournons, ce n’est point merveille si nous tombons en plusieurs erreurs. Pourtant si nous voulons tenir la droicte voye de dilection, il ne nous faut point jetter l’œil sur les hommes, desquels la considération nous contraindroit souvent à les hayr plus qu’à les aimer : mais il nous faut regarder Dieu, lequel nous commande d’estendre l’amour que nous luy portons envers tous hommes, tellement que nous ayons tousjours ce fondement, Quel que soit l’homme, il nous le faut toutesfois aimer, si nous aimons Dieu.

2.8.56

Parquoy c’a esté une ignorance ou malice pernicieuse, que les docteurs scholastiques, des commandemens que nostre Seigneur a baillez tant aux Juifs qu’aux Chrestiens, touchant de ne point appéter vengence et d’aimer nos ennemis, en ont fait des simples conseils, ausquels ils disent qu’il est libre d’obtempérer, ou ne point obtempérer : et ont dit qu’il n’y avoit que les moines qui fussent sujets à les tenir nécessairement : ausquels ils ont attribué une justice plus parfaite qu’aux Chrestiens, à cause qu’ils s’obligeoyent de garder les conseils évangéliques, comme ils les appellent. Ils allèguent la raison pourquoy ils ne les reçoyvent point pour préceptes, c’est à cause qu’ils sont trop griefs et difficiles, mesmes aux Chrestiens qui sont sous la Loy de grâce. Mais est-ce ainsi qu’ils osent abolir la Loy de Dieu éternelle, touchant d’aimer le prochain ? Pourra-on trouver une telle différence en toute l’Escriture, et non plustost le contraire : asçavoir plusieurs commandemens qui nous enjoignent estroitement d’aimer nos ennemis ? Car qu’est-ce que veut dire cela, que nous devons repaistre nostre ennemi quand il aura faim ? que nous devons redresser en la voye son bœuf et son asne quand ils seront esgarez ? et que nous les devons relever s’ils sont tombez sous quelques fardeaux Prov. 25.21 ; Ex. 23.4 ? Ferons-nous bien aux bestes de nos ennemis en leur faveur, en ne portant nulle amour à iceux ? Quoy ? n’est-ce pas une parole éternelle de Dieu, qu’à luy seul appartient la vengence, et qu’il rendra à un chacun ce qui luy appartient ? Ce qui est dit plus expressément en un autre lieu, Tu ne chercheras point vengence, et ne te souviendras point des injures que t’auront fait tes prochains Deut. 32.35 ; Lév. 19.18. Ou qu’ils effacent ces articles de la Loy, ou qu’ils confessent qu’il a voulu estre Législateur en commandant cela, et non point un Conseiller, comme ils songent.

2.8.57

D’avantage, que veulent dire ces paroles, qu’ils ont dépravées par une sotte glose ? Aimez vos ennemis, dit nostre Seigneur : faites bien à ceux qui vous hayssent : priez pour ceux qui vous persécutent : dites bien de ceux qui vous détractent, afin que vous soyez enfans de vostre Père qui est au ciel Matth. 5.44. Qui est-ce qui ne pourra conclurre avec Chrysostome, que d’une cause si nécessaire il appert que ce ne sont point exhortations, mais préceptes[b]. Qu’est-ce qu’il nous reste plus, si nostre Seigneur nous efface du nombre de ses enfans ? Selon l’opinion de ces Rabbins, il n’y aura que les Moines qui soyent enfans de Dieu, qui osent invoquer Dieu pour leur Père. Que deviendra cependant l’Eglise ? Par ceste raison elle sera renvoyée avec les Payens et Publicains. Car nostre Seigneur dit conséquemment, Si vous aimez seulement vos amis, quelle grâce en attendez-vous ? les Payens et Publicains en font bien autant Matth. 5.46-47. Nous serons donc bien arrivez, d’avoir le tiltre de Chrestiens, et que l’héritage céleste nous soit osté. Sainct Augustin aussi use d’un argument qui n’est pas moins ferme : Quand le Seigneur, dit-il, défend de paillarder, il ne défend pas moins d’attoucher la femme de nostre ennemi que de nostre ami. Quand il condamne le larrecin, il ne permet non plus de desrober le bien de nostre ennemi que de nostre ami[c]. Or ces deux commandemens, de ne point desrober ne paillarder, sont réduits par sainct Paul à la reigle de dilection : mesmes il dit qu’ils sont contenus sous ceste sentence, Tu aimeras ton prochain comme toy-mesme Rom. 13.2. Pourtant il faut dire que sainct Paul soit mauvais expositeur de la Loy : ou de ces mots nous pouvons conclurre nécessairement, que Dieu nous commande d’aimer nos ennemis aussi bien que nos amis. Voylà que dit sainct Augustin. Pourtant telle manière de gens se monstrent bien estre enfans de Satan, quand ils rejettent ainsi hardiment le joug qui est commun à tous enfans de Dieu. Et de faict, je ne sçay si je me doy plus esmerveiller de leur bestise ou impudence, en ce qu’ils ont publié ceste doctrine : car il n’y a nul des anciens qui ne prononce sans doute, comme d’une chose résolue, que ce sont tous préceptes. Mesmes on voit bien que du temps de sainct Grégoire on n’en doutoit point : veu que sans en faire difficulté, il les conte pour préceptes. Mais voyons combien ils arguent follement : Ce seroit, disent-ils, un fardeau trop grief aux Chrestiens, comme s’il se pouvoit rien imaginer plus grief, que d’aimer Dieu de tout nostre cœur, de toute nostre âme, et de toutes nos forces. Au pris de ce commandement il n’y a rien qui ne soit facile, soit qu’il fale aimer nostre ennemi, soit qu’il fale nous démettre de toute cupidité de vengence. Certes tout ce qui en est en la Loy, jusques au moindre point, est haut, et difficile à nostre imbécillité : il n’y a que Dieu seul par lequel nous cheminions vertueusement : qu’il donne de faire ce qu’il commande, et qu’il commande ce qu’il voudra. Ce qu’ils allèguent, que les Chrestiens sont sous la Loy de grâce, cela n’est point à dire qu’ils doyvent cheminer désordonnément comme à bride avallée : mais c’est qu’ils sont insérez en Christ, par la grâce duquel ils sont libres de la malédiction de la Loy, et par l’Esprit duquel ils ont la Loy escrite en leurs cœurs. Sainct Paul appelle ceste grâce, Loy, improprement, voulant retenir la similitude qu’il avoit prinse, accomparant l’une avec l’autre : ces folastres, sans propos prenent un grand mystère en ce mot de Loy.

[b] Lib. De compunctione cordis.
[c] Lib. De doctrina christiana, cap. XXX.

2.8.58

Il y a autant de propos à ce qu’ils ont dit du péché véniel : appelans Péché véniel, tant l’impiété cachée contre Dieu, laquelle contrevient à la première table de la Loy, comme la transgression évidente du dernier commandement. Car ceste est leur définition, que péché véniel est cupidité mauvaise sans consentement délibéré, laquelle ne repose point long temps dedans le cœur. Or je dy au contraire, que nulle mauvaise cupidité ne peut entrer dedans le cœur, sinon en défaut de ce qui est requis en la Loy. Il nous est défendu d’avoir des dieux estranges. Quand l’âme tentée de desfiance regarde çà et là et vacille, quand elle est esmeue de chercher sa béatitude ailleurs qu’en Dieu, d’où vienent ces mouvemens, quelque légers qu’ils soyent, sinon qu’il y a quelque chose vuide en l’âme pour recevoir telles tentations ? Et afin qu’il ne fale point longuement argumenter, il nous est commandé d’aimer Dieu de tout nostre cœur et de toute nostre âme et de toute nostre pensée. Parquoy si toutes les forces et parties de l’âme ne sont appliquées à l’amour de Dieu, nous déclinons de l’obéissance de la Loy. Car quand les tentations qui sont ennemies et contraires au règne de Dieu, ont quelque vigueur à nous esbranler, ou mettre le moindre empeschement du monde en nostre pensée, à ce que Dieu ne soit entièrement obéy, et sa volonté observée sans aucun contredit, c’est signe que son règne n’est pas bien confermé en nostre conscience. Or nous avons monstré que le dernier commandement se réfère proprement à cela. Y a-il doncques quelque mauvais désir qui nous ait picqué le cœur ? Desjà nous sommes tenus coulpables de concupiscence, et par conséquent transgressées de la Loy : car le Seigneur non-seulement a défendu de délibérer et machiner ce qui est au détriment du prochain, mais aussi d’estre stimulé ou enflambé d’aucune concupiscence. Or où il y a transgression de la Loy, là est apprestée malédiction de Dieu. Il ne faut point doncques que nous exemptions de condamnation de mort les moindres concupiscences qui puissent estre. Quand il est question d’estimer les péchez, dit sainct Augustin, n’apportons point de fausses balances pour poiser ce que nous voulons, et selon que bon nous semble à nostre fantasie, en disant, Cela est pesant, Cela est léger : mais apportons la balance des Escritures, comme des thrésors du Seigneur : et pesons en icelle pour sçavoir ce qui est le plus pesant ou le plus léger : ou plustost ne pesons point, mais tenons-nous au poids que Dieu en aura fait[d]. Et qu’est-ce qu’en dit l’Escriture ? Certes sainct Paul en nommant le péché Gage de mort Rom. 6.23, monstre bien que ceste sotte distinction luy a esté incognue. Et de faict, puisque desjà nous ne sommes que trop enclins à hypocrisie, il n’estoit jà mestier d’attiser le feu, ou bien nous faire croupir en nos ordures en amadouant nostre paresse.

[d] De Bapt., contr. Donatist., lib. II, cap. VI.

2.8.59

Je voudroye que telles gens réputassent que c’est que veut dire ceste parole de Christ, que celuy qui aura transgressé l’un des plus petis commandemens, et aura ainsi enseigné les hommes ne sera en nulle estime au royaume des cieux Matth. 5.19. Ne sont-ils pas de ce nombre-là, quand ils osent tellement exténuer la transgression de la Loy, comme si elle n’estoit pas digne de mort ? Mais ils devoyent considérer non pas seulement ce qui est commandé, mais qui est celuy qui commande : car il n’y a si petite transgression, en laquelle on ne dérogue à son authorité. Est-ce peu de chose, à leur opinion, que la majesté de Dieu soit violée en quelque endroict ? D’avantage, si le Seigneur a déclairé en la Loy sa volonté, tout ce qui contrevient à la Loy lui desplaist. Et pensent-ils que l’ire de Dieu soit si foible et désarmée, que la vengence ne s’en ensuyve incontinent ? Et de faict il l’a assez déclairé, s’ils se pouvoyent ranger à escouter sa voix, plustost que par leurs subtilitez frivoles obscurcir sa vérité : L’âme, dit-il, laquelle aura péché, mourra de mort Ezéch. 18.20. Item ce que j’ay n’aguères allégué de sainct Paul, Le Loyer de péché c’est mort Rom. 6.23. Ceux-ci confessans concupiscence estre péché, pource qu’ils ne le peuvent nier, maintienent toutesfois que ce n’est point péché mortel. Puis qu’ils ont si longuement tenu bon en leur folie, pour le moins qu’ils s’amendent maintenant : que s’ils veulent tousjours persévérer en leurs resveries, que les enfans de Dieu les laissent là, et recognoissent que tout péché est mortel : veu que c’est rébellion contre la volonté de Dieu, laquelle nécessairement provoque son ire : veu que c’est transgression de la Loy, sur laquelle est dénoncée la mort éternelle sans exception aucune. Touchant des péchés que commettent les saincts et fidèles, ils sont bien véniels : mais c’est de la miséricorde de Dieu, et non point de leur nature.

 

Chapitre IX
Que combien que Christ ait esté cognu des Juifs sous la Loy, toutesfois il n’a point esté plenement révélé que par l’Evangile.

2.9.1

Puis que Dieu anciennement n’a pas institué les sacrifices et purgations, pour donner un tesmoignage frustratoire aux Juifs qu’il leur estoit Père, mesmes qu’il ne les a pas en vain dédiez à soy pour peuple esleu : il n’y a doute qu’il ne se soit donné à cognoistre à eux en la mesme image en laquelle il nous apparoist aujourd’huy avec plene clairté. Parquoy Malachie après avoir exhorté les Juifs d’estre attentifs à la Loy de Moyse, et à la suyvre constamment (pource que tantost après sa mort il devoit advenir une interruption au cours des Prophéties), il dit que s’ils ne défaillent point, le Soleil de justice leur sera envoyé et se lèvera bien tost Mal. 4.2. En quoy il signifie que l’usage de la Loy estoit de les entretenir en l’attente de Christ, duquel la venue estoit prochaine : ce pendant qu’il faloit espérer plus de clairté de luy. Pour ceste raison sainct Pierre dit que les Prophètes ont cherché songneusement, et se sont enquis du salut qui nous est aujourd’huy manifesté en l’Evangile : et qu’il leur a esté révélé que ce n’estoit pas tant pour eux et pour leur siècle, que pour nous qu’ils travailloyent, en administrant les secrets qui nous sont aujourd’huy annoncez par l’Evangile 1Pierre 1.10-12. Non pas que leur doctrine ait esté inutile au peuple ancien, ou bien qu’elle ne leur ait rien proufité à eux-mesmes : mais pource qu’ils n’ont pas jouy du thrésor lequel Dieu nous a envoyé par leur main. Car aujourd’huy la grâce de laquelle ils ont esté tesmoins nous est mise tout privément devant les yeux : et au lieu qu’ils en ont eu un petit goust, nous l’avons en beaucoup plus grande abondance. Pourtant combien que Christ dise qu’il a tesmoignage de Moyse, il ne laisse pas de magnifier la mesure de grâce en laquelle nous surmontons les Juifs Jean 5.46, car en parlant à ses disciples, Bien heureux, dit-il, sont les yeux qui voyent ce que vous voyez, et les aureilles bien heureuses qui oyent ce que vous oyez, Plusieurs Roys et Prophètes l’ont désiré et ne l’ont point obtenu Matt. 13.16 ; Luc 10.23. Ce n’est pas une petite louange de la révélation qui nous est donnée en l’Evangile, en ce que Dieu nous a préférez aux saincts Pères, lesquels ont esté si excellens en saincteté et toutes vertus. Et à ceste sentence ne répugne pas l’autre passage, où il est dit qu’Abraham a veu le jour de Christ, et s’en est esjouy Jean 8.56. Car combien que le regard de ce qui estoit encores lointain ait esté d’autant plus obscur, toutesfois rien ne luy a défailli pour avoir certitude à bien espérer, dont est procédée ceste joye laquelle a tousjours accompagné ce sainct patriarche jusques à la mort. Ceste sentence aussi de Jehan Baptiste, asçavoir que nul n’a jamais veu Dieu, mais que le Fils qui est au sein du Père nous l’a raconté Jean 1.18, n’exclud point ceux qui estoyent trespassez au paravant de l’intelligence et clairté laquelle nous reluit en la personne de Jésus-Christ : mais en accomparant leur condition à la nostre, nous monstre que les mystères lesquels ils ont spéculez de loin en ombres obscures, nous sont manifestez à veue d’œil : comme l’autheur de l’Epistre aux Hébrieux l’explique très-bien, c’est asçavoir disant que Dieu a parlé jadis en plusieurs sortes et diverses manières par ses Prophètes : mais finalement en ces derniers temps par son Fils Héb. 1.1. Combien doncques que ce Fils unique, lequel nous est aujourd’huy la splendeur de la gloire et vive pourtraiture de l’hypostase du Père, ait esté cognu anciennement des Juifs qui estoyent son peuple, comme nous avons ailleurs allégué de sainct Paul qu’il a esté le conducteur du peuple en la rédemption d’Egypte : toutesfois ce que dit le mesme Apostre est aussi bien vray, c’est que Dieu, qui a commandé que la clairté sortist des ténèbres, nous esclaire par l’Evangile en nos cœurs, afin de nous faire contempler sa gloire en la face de Jésus-Christ 2Cor. 4.6. Car quand il est apparu en ceste siene image, il s’est fait aucunement visible, au pris de ce qu’il s’estoit monstré comme de loing et en obscureté. Et d’autant plus est vilene et détestable l’ingratitude de ceux qui demeurent comme aveugles en plein midi. Et pourtant sainct Paul dit que leurs entendemens sont obténébrez de Satan, pour ne point appercevoir la gloire de Christ laquelle luit en l’Evangile, sans qu’il y ait voile interposé pour empescher qu’elle ne soit toute patente.

2.9.2

Or je pren l’Evangile pour ceste claire manifestation de Jésus-Christ, qui a esté délayée jusques à sa venue. Je confesse bien, entant que l’Evangile est nommé par sainct Paul Doctrine de foy 1Tim. 4.6, que toutes les promesses contenues en la Loy, de la rémission des péchez, par laquelle les hommes sont réconciliez à Dieu, en sont estimées parties. Car sainct Paul oppose le mot de Foy à tous les tormens, frayeurs et angoisses dont une povre âme est oppressée, ce pendant qu’elle cherche salut en ses œuvres : dont il s’ensuit qu’en prenant généralement le nom d’Evangile, tous les tesmoignages que Dieu a jamais donnez de sa miséricorde et de sa faveur paternelle y sont comprins : mais je dy qu’il est appliqué par dignité spéciale à la publication de grâce, telle que nous l’avons en Jésus-Christ. Ce qui non-seulement est receu par usage commun, mais est fondé en l’authorité de Jésus Christ et de ses Apostres. Pour laquelle raison ceci luy est attribué comme propre, d’avoir presché l’Evangile du royaume de Dieu Matth. 4.17 ; 9.35. Et sainct Marc use de ceste préface, S’ensuit l’Evangile de Jésus-Christ Marc 1.1 : combien qu’il n’est jà besoin d’amasser passages pour prouver une chose si notoire. Jésus-Christ doncques à son advénement a produit et clairement mis en avant la vie et immortalité par l’Evangile 2Tim. 1.10. Ce sont les mots de sainct Paul : ausquels il n’entend pas que les Pères ayent esté plongez en ténèbres de mort, jusques à ce que le Fils de Dieu eust vestu nostre chair : mais il réserve ce privilège d’honneur à l’Evangile, que c’est une ambassade nouvelle et non accoustumée, par laquelle Dieu accomplit ce qu’il avoit promis, et nous représente évidemment la vérité de ses promesses. Car combien que les fidèles ayent tousjours expérimenté l’autre dire de sainct Paul estre véritable, c’est que toutes les promesses de Dieu sont Ouy et Amen en Jésus-Christ 2Cor. 1.20, d’autant qu’elles ont esté scellées en leurs cœurs : toutesfois pource qu’il a accompli toutes les parties de nostre salut en sa chair, c’est à bon droict qu’une telle monstre de la chose présente a son tiltre nouveau et singulier selon sa dignité. A quoy tend la sentence de Christ, quand il dit, Vous verrez d’oresenavant les cieux ouverts, et les Anges de Dieu montans et descendans sur le Fils de l’homme Jean 1.51. Car combien qu’il regarde à la vision qui fut donnée au sainct patriarche Jacob, de l’eschelle sur laquelle Dieu estoit assis, si est-ce qu’il veut magnifier par ceste marque combien sa venue est précieuse et désirable, c’est qu’elle nous a ouvert le royaume des cieux pour nous y faire entrer privément.

2.9.3

Toutesfois qu’on se garde bien de la resverie diabolique de Servet, lequel voulant exalter la grandeur de la grâce de Christ, ou bien faisant semblant d’y tendre, abolit du tout les promesses, comme si elles avoyent prins fin avec les figures. Il prétend ceste couverture, que par l’Evangile l’accomplissement des promesses nous est apporté, comme s’il n’y avoit nulle distinction entre Jésus-Christ et nous. J’ai n’aguères adverti que Christ n’a rien obmis ne laissé derrière de tout ce qui estoit requis à la somme de nostre salut : mais c’est trop sottement argué, de dire que nous jouissons desjà des biens qu’il nous a acquis : comme si ce que dit sainct Paul estoit faux, que nostre salut est caché sous espérance Rom. 8.24. Je confesse bien qu’en croyant en Jésus-Christ nous passons de mort à vie : mais il nous faut aussi de nostre costé retenir la sentence de sainct Jehan : combien que nous sçachions que nous sommes enfans de Dieu, toutesfois qu’il n’est pas encores apparu, jusques à ce que nous soyons faits semblables à luy, asçavoir, quand nous le verrons face à face tel qu’il est. Combien doncques que Jésus-Christ nous présente en l’Evangile une vraye et droicte plénitude de tous biens spirituels, toutesfois la jouissance en est encore cachée sous la garde et comme sous le cachet d’espoir, jusques à ce qu’estans desvestus de nostre chair corruptible, nous soyons transfigurez en la gloire de celuy qui nous précède en ordre. Cependant le sainct Esprit nous commande de nous reposer sur les promesses : l’authorité duquel doit bien rabatre tous les abboys de ce chien mastin. Car comme ledit sainct Paul, la crainte de Dieu a les promesses tant de la vie présente que de la vie à venir : pour laquelle raison il se glorifia d’estre Apostre de Christ selon la promesse de vie qui est en luy 1Tim. 4.8 ; 2Tim. 1.1. Et ailleurs il remonstre que nous avons les mesmes promesses qui anciennement ont esté données aux saincts Pères 2Cor. 7.1. Brief, il constitue la somme de nostre salut en ceci, c’est que nous sommes scellez de l’Esprit de promesse : comme de faict nous ne possédons point Jésus-Christ, sinon en tant que nous le recevons et embrassons, estans revestus des promesses de l’Evangile. De là se fait qu’il habite en nos cœurs, et néantmoins nous sommes eslongnez de luy comme pèlerins, d’autant que nous cheminons en foy et non pas par veue 2Cor. 5.7. Et ces deux articles s’accordent bien : c’est que nous possédons en Jésus-Christ tout ce qui appartient à la perfection de la vie céleste, et néantmoins que la foy est une vision des choses qui ne se voyent point Héb.11.1. Seulement il est à noter que la diversité de la Loy et de l’Evangile gist en la nature ou qualité des promesses, pource que l’Evangile nous monstre au doigt ce qui a esté anciennement figuré sous ombres obscures.

2.9.4

Par mesme moyen est aussi convaincu l’erreur de ceux qui en opposant la Loy à l’Evangile, n’ont autre regard qu’à la diversité qui est entre les mérites des œuvres et la bonté gratuite de Dieu par laquelle nous sommes justifiez. Je confesse bien que telle comparaison ne doit point estre rejettée, pource que sainct Paul souvent par le nom de la Loy entend la reigle de bien vivre que Dieu nous a baillée, et par laquelle il requiert et exige ce que nous luy devons, ne nous donnant nul espoir de salut, si nous ne luy obéissons en tout et par tout : et au contraire, nous menaçant de malédiction, si nous défaillons tant peu que ce soit. Il suit ce style voulant enseigner que nous ne plaisons à Dieu que de sa pure bonté, en tant qu’il nous répute justes nous pardonnant nos fautes, pource qu’autrement l’observation de la Loy, à laquelle le loyer est promis, ne se trouveroit en homme vivant. Parquoy sainct Paul use d’une façon de parler bien propre, faisant la justice de la Loy et de l’Evangile contraires l’une à l’autre. Mais l’Evangile n’est point tellement succédé à toute la Loy, qu’il ait apporté une façon plenement diverse de nous sauver : mais plustost pour asseurer et ratifier ce qui estoit là promis, et conjoindre le corps avec les ombres. Car Jésus-Christ en disant que la Loy et les Prophètes ont esté jusques à Jehan Matth. 11.12 ; Luc 16.16, n’entend pas que les Pères soyent demeurez plongez en la malédiction, laquelle tous ceux qui sont serfs de la Loy ne peuvent eschapper : mais qu’ils ont esté entretenus sous les rudimens, et ne sont point montez jusques à une instruction si haute comme elle est comprinse en l’Evangile. Parquoy sainct Paul appelant l’Evangile, La puissance de Dieu en salut à tous croyans, adjouste qu’il a tesmoignage de la Loy et des Prophètes Rom. 1.16. Et en la fin de la mesme Epistre, combien qu’il dise que c’est la publication du secret qui avoit esté caché de tout temps : pour mieux liquider son sens, il adjouste que ce mystère a esté manifesté par les Escritures des Prophètes. Dont nous avons à recueillir, quand il est fait mention de toute la Loy, que l’Evangile ne diffère d’icelle sinon au regard de la manifestation plus grande. Au reste, d’autant que Jésus-Christ nous a desployé une affluence inestimable de grâce, non sans cause il est dit qu’à sa venue le royaume céleste de Dieu a esté dressé en terre.

2.9.5

Or Jean-Baptiste a esté interposé entre la Loy et l’Evangile, ayant comme une charge moyenne et prochaine de l’une et de l’autre. Car combien qu’en nommant Jésus-Christ l’Agneau de Dieu et sacrifice pour effacer les péchez et nettoyer toutes macules, il ait comprins la somme de l’Evangile, toutesfois pource qu’il n’a point expliqué ceste gloire et vertu incomparable qui s’est monstrée en la résurrection de Christ, voylà pourquoy il est fait inférieur aux Apostres. Car c’est ce qu’emportent les mots de Jésus-Christ, combien qu’entre tous ceux qui sont nais de femme Jehan-Baptiste soit le plus grand, que toutesfois celuy qui est moindre au royaume des cieux, est plus excellent que luy Matth. 11.11. Car il n’est point là question de priser les personnes : mais après avoir préféré Jehan à tous les prophètes, il exalte l’Evangile en degré souverain, et le nomme à sa façon commune, Royaume des cieux. Quant à ce que Jehan respondit aux messagers des Scribes, qu’il n’estoit seulement qu’une voix Jean.1.23, comme se mettant au-dessous des prophètes : ce n’estoit point par humilité feinte, mais il entendoit que Dieu ne luy avoit point commis quelque message particulier, mais seulement qu’il faisoit office de héraut, pour faire place au grand Roy, et préparer le peuple à le recevoir : selon qu’il avoit esté prédit par Malachie, Voyci, j’envoye Elie mon Prophète devant que le grand jour du Seigneur et terrible viene Mal. 4.5. Et de faict, en tout le cours de sa prédication il n’a fait autre chose que d’apprester des disciples à Christ, comme il prouve par Isaïe que ceste charge luy a esté commise d’enhaut. C’est aussi en ce sens qu’il a esté nommé par Jésus-Christ, Une lampe ardente et luisante Jean 5.35 : pource que la plene clairté du jour n’estoit point encores venue. Toutesfois cela n’empesche qu’il ne soit nombre et tenu entre les prescheurs de l’Evangile : comme de faict il a usé du mesme Baptesme lequel depuis a esté commis aux Apostres. Mais ce qu’il a commencé n’a pas esté accomply jusques à ce que le Fils de Dieu estant levé en la majesté de son empire, a donné un cours plus libre, et plus grand advancement à ses Apostres.

 

Chapitre X
De la similitude du Vieil et Nouveau Testament.

2.10.1

Il peut desjà estre notoire par ce que nous avons déduit, que tous ceux que Dieu a voulu adopter dés le commencement du monde en la compagnie de son peuple, ont esté par mesme raison alliez avec luy, estant conjoincts d’un mesme lien de doctrine que celle que nous avons : mais pource qu’il est bien requis que cest article soit confermé, j’adjousteray comme par forme d’accessoire, comment c’est que les Pères ont esté participans d’un mesme héritage avec nous, et ont espéré un salut commun par la grâce d’un mesme Médiateur. Et toutesfois qu’en telle société leur condition a esté diverse. Or combien que les tesmoignages que nous avons cueillis de la Loy et des Prophètes suffisent à prouver qu’il n’y a jamais eu au peuple de Dieu autre reigle de piété et de religion que celle que nous tenons, toutesfois pource que souvent il est parlé és Docteurs anciens de la diversité du Vieil et du Nouveau Testament d’une façon rude et aspre, et qui pourroit engendrer scrupule à ceux qui ne sont pas trop aigus, il m’a semblé advis bon de faire un traitté particulier pour mieux discuter ceste matière. D’avantage, ce qui autrement estoit très-utile, nous est nécessaire à cause de l’importunité tant de ce monstre Servet, que d’aucuns Anabaptistes, lesquels n’ont autre estime du peuple d’Israël que comme d’un troupeau de pourceaux : veu qu’ils pensent que nostre Seigneur l’ait voulu seulement engraisser en terre comme en une auge, sans espérance aucune de l’immortalité céleste. Pourtant afin de retirer tous fidèles de cest erreur pestilent, pareillement de délivrer les simples personnes de toutes difficultez lesquelles vienent en l’entendement, quand il est fait mention de quelque diversité entre le Vieil et Nouveau Testament, regardons briefvement que c’est qu’ont de semblable ou divers l’alliance que le Seigneur a faite devant l’advénement de Christ, avec le peuple d’Israël, et celle qu’il a faite avec nous après l’avoir manifesté en chair.

2.10.2

Or l’un et l’autre se peuvent despescher en un mot : c’est que l’alliance faite avec les Pères anciens, en sa substance et vérité est si semblable à la nostre, qu’on la peut dire une mesme avec icelle. Seulement elle diffère en l’ordre d’estre dispensée. Mais pource que d’une telle briefveté nul ne pourroit concevoir certaine intelligence, il faut poursuyvre cela plus amplement si nous voulons proufiter quelque chose. En expliquant la similitude, ou plustost l’unité d’icelles, il seroit superflu de traitter derechef au long toutes les parties que nous avons desjà despeschées : et de mesler ce qu’il faudra déduire ailleurs, il ne viendroit pas à propos. Il nous faudra donc yci arrester en trois articles. Premièrement, que le Seigneur n’a point proposé aux Juifs une félicité ou opulence terrienne, comme un but auquel ils deussent aspirer : mais qu’il les a adoptez en espérance d’immortalité, et leur a révélé et testifié ceste adoption, tant par visions qu’en sa Loy et en ses prophètes. Secondement, que l’alliance par laquelle ils ont esté conjoincts avec Dieu n’a pas esté fondée sur leurs mérites, mais sur la seule miséricorde d’iceluy. Tiercement, qu’ils ont eu et cognu Christ pour Médiateur, par lequel ils estoyent conjoincts à Dieu, et estoyent faits participans de ses promesses. Le second, pource qu’il n’a pas encores esté assez esclarci, sera plus amplement démonstré en son lieu. Car nous prouverons par beaucoup de certains tesmoignages des Prophètes, que tout ce que le Seigneur a fait ou promis jamais de bien à son peuple, est provenu de sa pure bonté et clémence. Le troisième, nous l’avons aussi démonstré çà et là assez facilement : mesmes nous avons aucunement touché le premier en passant.

2.10.3

Mais pource que cestuy-ci appartient de plus près à la cause présente et qu’il y en a plus de débat et de controversies, il nous faut mettre plus grande diligence à l’expliquer : néantmoins il nous y faut arrester en telle sorte, que s’il y a quelque chose qui défaille encores à la droite exposition des autres, nous les despeschions briefvement selon que l’opportunité le portera. L’Apostre certes nous oste toute doute des trois, quand il dit que le Seigneur avoit long temps au paravant promis l’Evangile de Jésus-Christ par les Prophètes en ses sainctes Escritures, lequel il a publié maintenant au temps qu’il avoit déterminé. Item que la justice de foy, laquelle est enseignée en l’Evangile, a esté testifiée en la Loy et par les Prophètes Rom. 1.2 ; 3.21. Certes, l’Evangile ne retient point les cœurs des hommes en une joye de la vie présente, mais les eslève à l’espérance d’immortalité : et ne les attache point aux délices terriennes, mais démonstrant l’espérance laquelle leur est préparée au ciel, les transporte enhaut. Car à cela nous meine la définition qu’il en met en un autre lieu : Depuis, dit-il, que vous avez creu à l’Evangile, vous avez esté marquez du sainct Esprit, lequel est arre de nostre héritage, etc. Item, Nous avons entendu de vostre foy en Christ, et de vostre charité envers les fidèles, à cause de l’espérance que vous avez au ciel, laquelle vous a esté annoncée par la doctrine de l’Evangile. Item, Le Seigneur nous a appelez par son Evangile en participation de la gloire de nostre Seigneur Jésus-Christ Eph. 1.13 ; Col. 1.4. De là vient aussi qu’il est appelé Doctrine de salut, Puissance de Dieu pour sauver tous croyans, et Royaume des cieux Eph. 1.13 ; Rom. 1.16. Or, si la doctrine de l’Evangile est spirituelle, et nous donne entrée en la vie incorruptible, ne pensons pas que ceux ausquels l’Evangile a esté promis et presché, se soyent amusez comme bestes brutes à prendre leurs voluptés corporelles, ne se soucians de leurs âmes. Et ne faut point que quelqu’un caville yci que les promesses lesquelles Dieu avoit anciennement données de l’Evangile par ses Prophètes, ont esté destinées au peuple du Nouveau Testament. Car l’Apostre, un peu après avoir mis ceste sentence, que l’Evangile a esté promis en la Loy, adjouste pareillement, que tout ce que la Loy contient s’addresse proprement à ceux qui sont sous la Loy Rom. 3.19. Je confesse bien que c’est à autre propos : mais il n’estoit pas tant oublieux, qu’en disant que tout ce que la Loy enseigne appartient aux Juifs, il ne pensast à ce qu’il avoit dit au paravant, touchant de l’Evangile promis en la Loy. Il démonstre donc clairement en ce passage, que le Vieil Testament regardoit principalement à la vie future : veu qu’il dit que les promesses de l’Evangile y sont comprinses.

2.10.4

Par une mesme raison il s’ensuit qu’il consistoit en la miséricorde gratuite de Dieu, et avoit sa fermeté en Christ. Car la prédication évangélique ne chante autre chose, sinon que les povres pécheurs sont justifiez par la clémence paternelle de Dieu, sans l’avoir mérité. Et toute la somme d’icelle est comprinse en Jésus-Christ. Qui osera donc priver les Juifs de Christ, ausquels nous oyons l’alliance de l’Evangile avoir esté faite, de laquelle le fondement unique est Christ ? Qui est-ce qui les osera estranger de l’espérance de salut gratuit, veu que nous oyons que la doctrine de foy leur a esté administrée, laquelle nous apporte justice gratuite ? Et afin de ne faire long débat d’une chose trop claire, nous avons pour cela une sentence notable du Seigneur Jésus : Abraham, dit-il, a esté esmeu d’un grand désir de veoir mon jour : il l’a veu, et s’en est resjouy Jean 8.56. Ce qui est là dit d’Abraham, l’Apostre monstre avoir esté universel en tout le peuple fidèle, quand il dit que Christ a esté hier et aujourd’huy, et sera éternellement Héb. 13.8. Car il ne parle pas seulement de la divinité éternelle de Christ, mais de la cognoissance de sa vertu : laquelle a esté toujours manifestée aux fidèles. Pourtant la vierge Marie et Zacharie en leurs Cantiques, appellent le salut qui est révélé en Christ, un accomplissement des promesses, lesquelles Dieu avoit faites à Abraham et aux Patriarches Luc 1.54-55, 72-73. Si Dieu en manifestant son Christ s’est acquitté de son serment ancien, on ne peut dire que la fin du Vieil Testament n’ait esté en Christ, et en la vie éternelle.

2.10.5

D’avantage, l’Apostre non-seulement fait le peuple d’Israël pareil et égual à nous en la grâce de l’alliance, mais aussi en la signification des Sacremens. Car voulant espovanter les Corinthiens par leur exemple, à ce qu’ils ne tombassent en mesmes crimes que Dieu avoit griefvement punis en iceux, il use de ceste préface : que nous n’avons point aucune prérogative ou dignité, laquelle nous puisse délivrer de la vengence de Dieu, qui est venue sur eux 1Cor. 10.1, 6, 11. Qu’ainsi soit, non-seulement nostre Seigneur leur a fait les mesmes bénéfices qu’il nous fait, mais aussi a illustré sa grâce entre eux par mesmes signes et Sacremens : comme s’il disoit, Il vous semble que vous estes hors de danger, pource que le Baptesme dont vous avez esté marquez et la Cène du Seigneur ont des promesses singulières : cependant, en mesprisant la bonté de Dieu, vous vivez dissoluement : mais il vous faut penser que les Juifs n’ont pas esté despourveus des mesmes Sacremens, contre lesquels le Seigneur n’a pas laissé pour cela d’exercer la rigueur de son jugement. Ils ont esté baptisez au passage de la mer Rouge, et en la nuée qui les défendoit de l’ardeur du soleil. Ceux qui répugnent à ceste doctrine, disent que c’a esté Baptesme charnel, correspondant au nostre spirituel selon quelque similitude : mais si cela leur est concédé, l’argument de l’Apostre ne procédera point, lequel a voulu oster aux Chrestiens ceste vaine fiance, de penser qu’ils fussent plus excellens que les Juifs, à cause du Baptesme. Et mesmes ce qui s’ensuit incontinent après, ne se peut nullement caviller : c’est qu’ils ont mangé la mesme viande spirituelle, et beu le mesme bruvage spirituel qui nous est donné : exposant que c’est Jésus- Christ.

2.10.6

Mais ils objectent encores pour abatre l’authorité de sainct Paul, le dict de Christ, Vos pères ont mangé la manne au désert, et sont morts : quiconque mangera ma chair, ne mourra point éternellement Jean 6.19-51 : Mais l’un s’accorde facilement avec l’autre. Le Seigneur Jésus, pource qu’il addressoit sa parole à des auditeurs qui cherchoyent seulement de repaistre leurs ventres, ne se soucians guères de la vraye nourriture des âmes, accommode aucunement son oraison à leur capacité : et principalement il fait ceste comparaison de la manne avec son corps selon leur sens. Ils requéroyent que pour avoir authorité, il approuvast sa vertu par quelque miracle tel que Moyse avoit fait au désert, quand il avoit fait plouvoir du ciel la manne. Or en la manne ils n’appréhendoyent rien, sinon un remède pour subvenir à leur indigence corporelle, de laquelle le peuple estoit pressé au désert. Ils ne montoyent point si haut, que de considérer le mystère que touche sainct Paul. Christ donc, pour démonstrer combien ils doivent attendre un plus grand et excellent bénéfice de soy, que celuy qu’ils pensoyent leurs pères avoir receu de Moyse, fait ceste comparaison : Si c’a esté un si digne miracle, à vostre opinion, que le Seigneur a envoyé à son peuple de la viande céleste par la main de Moyse, à ce qu’il ne périst point de faim, mais fust substenté pour quelque temps : de cela cognoissez combien plus précieuse est la viande laquelle apporte immortalité. Nous voyons pourquoy c’est que le Seigneur a laissé derrière ce qui estoit le principal en la manne, en prenant seulement la moindre utilité d icelle : c’est que les Juifs, comme par reproche luy avoyent objecté Moyse, lequel avoit secouru le peuple d’Israël en sa nécessité, le repaissant miraculeusement de manne. Il respond qu’il est dispensateur d’une grâce bien plus précieuse : au pris de laquelle ce que Moyse avoit fait au peuple d’Israël n’estoit quasi rien, combien qu’ils l’estimassent tant. Sainct Paul considérant que le Seigneur, quand il avoit fait plouvoir la manne du ciel, n’avoit pas seulement voulu envoyer viande corporelle à son peuple, mais luy avoit aussi voulu donner un mystère spirituel, pour figurer la vie éternelle qu’il devoit attendre de Christ, traitte cest argument comme il estoit digne d’estre bien expliqué. Pourtant nous pouvons conclurre sans doute, que les mesmes promesses de vie éternelle, qui nous sont aujourd’huy présentées, non-seulement ont esté communiquées aux Juifs, mais aussi leur ont esté seellées et confermées par sacremens vrayement spirituels. Laquelle matière est amplement déduite par sainct Augustin contre Fauste Manichéen.

2.10.7

Toutesfois si les lecteurs aiment mieux ouyr un récit des tesmoignages de la Loy et des Prophètes, ausquels ils voyent que l’alliance spirituelle dont nous sommes aujourd’huy possesseurs, a esté aussi bien commune aux Pères, selon qu’il nous est déclairé par Christ et ses Apostres, je tascheray de satisfaire à ceci : voire d’autant plus volontiers, afin que les contredisans soyent tant plus convaincus, et ne puissent tergiverser ci-après. Je commenceray par un argument qui sera estimé débile, et quasi ridicule entre les Anabaptistes, mais sera d’assez grande importance envers toutes gens de raison et de jugement. Je pren donc ceci pour résolu, qu’il y a une telle vigueur en la Parole de Dieu, qu’elle suffit à vivifier les âmes de tous ceux qui y participent. Car ce dire de sainct Pierre a tousjours esté vray, que c’est une semence incorruptible, laquelle demeure à jamais : comme aussi il le conferme par les mots d’Isaïe 1Pi. 1.23 ; Esaïe 40.6. Or puisque Dieu a jadis conjoinct avec soy les Juifs par ce lien sacré et indissoluble, il n’y a doute qu’il ne les ait séparez et mis à part, pour les faire espérer en la vie éternelle. Car en disant qu’ils ont receu et embrassé la Parole pour estre unis de plus près avec Dieu : je n’enten pas ceste espèce générale de communiquer avec luy, laquelle s’espand au ciel et en la terre, et en toutes créatures. Car combien qu’il vivifie toutes choses par son inspiration, asçavoir chacune selon la propriété de sa nature, toutesfois il ne les délivre de la nécessité de corruption ; mais celle, dont je parle est spéciale, par laquelle les âmes des fidèles sont illuminées en la cognoissance de Dieu, et aucunement conjoinctes à luy. Comme ainsi soit donc qu’Abraham, Isaac, Noé, Abel, Adam, et les autres Pères, ayent adhéré à Dieu par une telle illumination de sa Parole, je di qu’il n’y a nulle doute qu’elle ne leur ait esté une entrée au royaume éternel de Dieu ; car c’estoit une vraye participation de Dieu, laquelle ne peut estre sans la grâce de la vie éternelle.

2.10.8

Si cela semble advis aucunement obscur, venons au formulaire mesme de l’alliance, lequel non-seulement contentera tous esprits paisibles, mais aussi rédarguera suffisamment l’ignorance de ceux qui s’efforcent de contredire. Le Seigneur a fait tousjours ceste paction avec ses serviteurs : Je vous seray pour Dieu, et vous me serez pour peuple Lév. 26.12. Sous ces paroles les Prophètes mesmes exposoyent vie et salut et la somme de toute béatitude estre comprise. Car ce n’est point sans cause que David souvent prononce le peuple estre bien heureux, lequel a le Seigneur pour son Dieu : et la gent bienheureuse, laquelle il a eslevée pour son héritage Ps. 144.15 ; 33.12 ; ce qui ne s’entend point d’une félicité terrienne : mais pource qu’il rachète de mort, conserve à jamais et entretient en sa miséricorde tous ceux qu’il a receus en la compagnie de son peuple. Comme aussi il est dit par les autres Prophètes, Tu es nostre Dieu, nous ne mourrons point. Item, Le Seigneur est nostre Roy et Législateur, il nous sauvera. Item, Tu es bien heureux, Israël, d’autant que tu as salut en Dieu Hab. 1.12 ; Esaïe 33.22 ; Deut. 33.29. Mais afin de ne nous travailler beaucoup en choses superflues, ceste remonstrance que nous fait l’Escriture çà et là nous doit seule contenter : c’est que rien ne nous défaut pour avoir affluence de tout bien et certitude de salut, moyennant que le Seigneur nous soit pour Dieu. Et cela à bon droict : car si sa face incontinent qu’elle reluit, est une très-certaine asseurance de salut, comment se pourroit-il déclairer à l’homme pour son Dieu, qu’il ne luy ouvrist quant et quant les thrésors de salut ? Car il est nostre Dieu à telle condition qu’il habite au milieu de nous, comme il testifioit par Moyse Lév. 26.12. Or on ne peut obtenir une telle présence, sans posséder pareillement la vie. Et quand il ne leur eust esté exprimé d’avantage, ils avoyent assez claires promesses de la vie spirituelle en ces paroles, Je suis vostre Dieu Ex. 6.7 : car il ne dénonçoit pas seulement qu’il seroit Dieu à leurs corps, mais principalement à leurs âmes. Or les âmes, si elles ne sont conjoinctes avec Dieu par justice, estans estrangères de luy elles demeurent en mort : d’autre part, qu’elles ayent sa conjonction, et elle leur apportera la vie permanente.

2.10.9

Il y a encores plus, c’est que non-seulement il se disoit estre leur Dieu : mais promettoit de l’estre tousjours, afin que leur espérance n’acquiesçant point és choses présentes, s’estendist à perpétuité. Or que ceste locution du temps futur ait eu telle intelligence, il appert par plusieurs sentences des fidèles, où ils se consolent, s’asseurans que Dieu ne leur faudra jamais. D’avantage, il y avoit un autre second membre en l’alliance, lequel les confermoit encores plus amplement en cela, que la bénédiction de Dieu leur seroit prolongée outre les limites de la vie terrienne. C’est qu’il estoit dit, Je seray le Dieu de ta lignée après toy Gen. 17.7. Car si le Seigneur vouloit déclarer sa bénévolence envers eux, en bien faisant à leurs successeurs, il faloit par plus forte raison, que sa faveur se démonstrast sur eux-mesmes. Car Dieu n’est pas semblable aux hommes, lesquels transfèrent l’amour qu’ils ont portée aux trespassez, à leurs enfans, pource qu’ils n’ont plus la faculté de leur bien faire après la mort. Mais Dieu, duquel la libéralité n’est point empeschée par la mort, n’oste point le fruit de sa miséricorde à ceux à cause desquels il la monstre à leurs successeurs en mille générations Ex. 20.6. Pourtant il a voulu par cela monstrer l’affluence infinie de sa bonté, laquelle ses serviteurs devoyent mesmes sentir après leur mort, quand il la descrit telle, qu’elle s’espandroit sur toute la famille, mesmes après leur trespas. Et le Seigneur a scellé la vérité de ceste promesse, et quasi en a monstré l’accomplissement en s’appelant le Dieu d’Abraham, d’Isaac et Jacob, long temps après leur mort Ex. 3.6 ; Matth. 22.32 ; Luc 20.38. Car ceste appellation n’eust-elle pas esté ridicule, s’ils estoyent péris. Car c’eust esté autant comme s’il eust dit, Je suis le Dieu de ceux qui ne sont point. Pourtant les Evangélistes racontent que les Sadduciens furent convaincus de Christ par ce seul argument, tellement qu’ils ne peurent nier que Moyse n’eust testifié la résurrection des morts en ce passage. Et de faict, ils avoyent aussi apprins de Moyse, que tous les Saincts sont en la main de Dieu Deut. 33.3 : dont il leur estoit aisé de conclurre, qu’ils ne sont point esteints par mort, puis que celuy qui a la vie et la mort en sa puissance, les a receus en sa garde et protection.

2.10.10

Maintenant regardons ce qui est le principal de ceste controversie : Asçavoir si les fidèles de l’ancien Testament n’ont pas tellement esté instruits de Dieu, qu’ils se recognoissent avoir une vie meilleure ailleurs qu’en terre, pour la méditer en mesprisant ceste vie corruptible. Premièrement, la manière de vivre qu’il leur a baillée n’estoit qu’un exercice assiduel, par lequel il les admonestoit qu’ils estoyent les plus misérables du monde, s’ils eussent eu leur félicité en terre. Adam, qui autrement estoit plus que malheureux par la seule recordation de sa félicité perdue, a grande difficulté à s’entretenir povrement en travaillant tant qu’il peut Gen. 3.17-19. Et afin de n’estre persécuté de ceste seule, malédiction de Dieu, il reçoit une destresse merveilleuse de ce dont il devoit avoir quelque soulagement. De deux enfans qu’il a, l’un est meschamment meurtri par la main de l’autre Gen. 4.8. Cain luy demeure, lequel à bon droict il doit avoir en horreur et abomination. Abel, estant ainsi cruellement meurtri en la fleur de son aage, nous est exemple de la calamité humaine. Noé consume une grande partie de sa vie à bastir l’arche avec grande fascherie et moleste Gen. 6.22, ce pendant que tout le monde se resjouit en délices et plaisirs. Ce qu’il évite la mort, cela luy tourne à plus grande destresse que s’il eust eu à mourir cent fois. Car outre ce que l’arche luy est comme un sépulchre de dix mois, y a-il chose plus ennuyeuse que d’estre là tenu si long temps plongé en la fiente et ordure des bestes, en un lieu sans air ? Après avoir eschappé tant de difficultez, il tombe en matière de nouvelle tristesse. Il se voit mocqué de son propre fils Gen. 9.24 : et est contraint de maudire de sa propre bouche, celuy que Dieu luy avoit réservé du déluge pour un grand bénéfice.

2.10.11

Abraham certes nous doit estre luy seul comme un million, si nous considérons bien sa foy, laquelle aussi nous est mise en avant pour une très-bonne reigle de croire Gen. 12.4 : tellement qu’il nous faut estre réputez de sa lignée pour estre enfans de Dieu. Or il n’y a rien plus répugnant à raison, que de rejetter du rang des fidèles celuy qui est père de tous : tellement qu’on ne luy laisse point le dernier anglet entre tous. Or on ne le peut oster du nombre, mesmes de ce degré tant honorable où Dieu l’a colloqué, que toute l’Eglise ne soit abolie. Maintenant quant à sa condition, si tost qu’il est appelé de Dieu, il est tiré hors de son pays, arrière de ses parens et amis, et est privé des choses les plus désirables de ce monde : comme si Dieu de propos délibéré l’eust voulu despouiller de toute joye terrienne. Incontinent qu’il est entré en la terre où il luy estoit commandé d’habiter, il en est chassé par famine. Il se retire pour avoir secours en un pays où, s’il veut sauver sa vie, il est contraint d’abandonner sa femme, ce qui luy estoit plus grief que beaucoup de morts Gen. 12.11-15. Est-il retourné au lieu de son habitacle ? il en est derechef chassé par famine. Quelle félicité est-ce d’habiter en une terre où il luy faloit si souvent avoir indigence, et mesmes où il luy faloit mourir de faim s’il ne s’en fust fuy ? Il est rédigé en une mesme nécessité de quitter sa femme au pays d’Abimélec Gen. 20.2. Après avoir vagué ça et là plusieurs années en incertitude, il est contraint par noises et débats de ses serviteurs de mettre hors de sa maison son nepveu, lequel il tenoit pour son enfant. Il n’y a doute que ceste séparation ne luy fust autant comme si on luy eust couppé ou arraché l’un de ses membres. Peu de temps après il entend que les ennemis l’emmènent captif. Quelque part qu’il aille il trouve une cruelle barbarie en tous ses voisins, lesquels ne luy souffrent point de boire de l’eau des puits qu’il a fouis ; car s’il n’en eust esté inquiété, il n’en eust point racheté l’usage. Estant venu en sa dernière vieillesse, il se voit destitué d’enfant, qui est la chose plus dure qu’ait cest aage-là. En la fin il engendre Ismaël outre son espérance : mais encores la nativité luy en couste bien cher ; car il est vexé des opprobres de sa femme Sara, comme si en nourrissant l’orgueil de sa chambrière, il estoit cause du trouble qui estoit en sa maison. En ses derniers jours Isaac luy est donné : mais avec telle récompense, que son fils aisné soit deschassé et jette comme un povre chien au milieu d’une forest. Après qu’Isaac luy est demeuré seul, auquel doit estre tout le soulas de sa vieillesse, il luy est fait commandement de le tuer. Sçauroit-on imaginer chose plus malheureuse, que de dire qu’un père soit bourreau de son enfant ? S’il fust mort par maladie, qui n’eust estimé ce povre vieillard malheureux, en ce qu’il luy eust esté donné pour si peu de temps, comme par mocquerie, afin de luy doubler la douleur qu’il avoit de se veoir destitué de lignée ? S’il eust esté tué d’un estranger, la calamité eust esté augmentée d’autant ; mais cela surmonte toute misère, de dire qu’il soit meurtri de la main de son père. Brief, en toute sa vie il a tellement esté tormenté et affligé, que si quelqu’un vouloit représenter comme en une peinture un exemple de vie misérable, il ne trouveroit rien plus propre. Si quelqu’un objecte que pour le moins il n’a pas esté du tout misérable, entant qu’il est eschappé de tant de dangers, et a surmonté tant de tempestes : je respon que nous n’appellerons pas une vie bien heureuse, laquelle par difficultez infinies viendra à longue vieillesse : mais en laquelle l’homme est entretenu paisiblement en bonne fortune.

2.10.12

Venons à Isaac, lequel n’a pas tant enduré de calamitez, mais toutesfois à grand’peine a-il eu le moindre goust du monde de quelque plaisir ou liesse. Et d’autre part a expérimenté les troubles, lesquels ne souffrent pas l’homme estre bien heureux en la terre. La famine le chasse de la terre de Canaan, comme son père. Sa femme luy est arrachée de son sein. Ses voisins le tormentent et molestent par tout où il va, en plusieurs sortes : tellement qu’il est contraint de combatre pour l’eau. Les femmes de son fils Esaü luy font beaucoup d’ennuy en la maison. Il est merveilleusement affligé par le discord de ses enfans : et ne peut remédier à un si grand mal, sinon en bannissant celuy qu’il avoit bénit. Quant à Jacob, il est comme un patron et figure de la plus grande malheureté qu’on sçauroit dire Gen. 26.35. Ce pendant qu’il est en la maison tout le temps de son enfance, il est tormenté d’inquiétude, à cause des menaces de son frère, ausquelles il est en la fin contraint de céder, estant fugitif de ses parens et de son pays. Outre l’angoisse que luy apportoit le bannissement, il est rudement traitté de son oncle Laban. Il ne suffit pas qu’il soit sept ans en servitude dure et inhumaine, sinon qu’en la fin il soit trompé, en ce qu’on luy baille une autre femme que celle qu’il demandoit Gen. 29.20. Il luy faut doncques pour l’avoir, rentrer en servitude nouvelle, en laquelle il soit bruslé de jour de la chaleur du soleil, de nuict morfondu et gelé : endurer pluye, vent et tempeste, sans dormir ne sans reposer, comme luy-mesme en fait la complainte. Et estant vingt ans en si povre estat, encores faut-il qu’il soit affligé journellement des injures que luy fait son beau-père Gen. 31.7. En sa maison il n’est non plus tranquille, entant qu’elle est dissipée par les haines, noises et envies de ses femmes. Quand Dieu luy commande de se retirer au pays, il faut qu’il espie de partir en telle sorte, que son partement est comme une fuite ignominieuse. Et encores ne peut-il pas ainsi éviter l’iniquité de son beau-père : qu’il ne soit de luy persécuté, et atteint au milieu du chemin ; et pource que Dieu ne permettoit point qu’il luy adveinst pis, il est vexé de beaucoup d’opprobres et contumélies, par celuy duquel il avoit bonne matière de se plaindre. Il entre incontinent après en une plus grande destresse : car en approchant de son frère, il a autant de morts devant les yeux, qu’on en peut attendre d’un cruel ennemi Gen. 32.20. Il a doncques le cœur horriblement tormenté, et comme deschiré d’angoisse, ce pendant qu’il attend sa venue. Quand il le voit, il se jette à ses pieds comme demi-mort, jusques à ce qu’il le sente plus doux qu’il n’eust osé espérer Gen. 33.3. En la première entrée de son pays il perd sa femme Rachel en travail d’enfant, laquelle il aimoit uniquement Gen. 35.16. Après on luy rapporte que l’enfant qu’il avoit eu d’elle, lequel il aimoit par-dessus tous, est dévoré de quelque beste sauvage. De laquelle mort son cœur est si amèrement navré, qu’après avoir bien pleuré, il refuse toute consolation, et délibère de mourir en ceste tristesse, n’ayant autre plaisir que de suyvre son enfant au sépulchre. D’avantage, quelle tristesse, fascherie et destresse pensons-nous que ce luy soit, quand il voit sa fille ravie et déflorée Gen. 34.2 ? Et d’avantage, que ses fils pour en faire la vengence, saccagent une ville ? En quoy non-seulement ils le rendent odieux à tous les habitans, mais le mettent en danger de mort. L’horrible crime de Ruben survient après, lequel luy devoit causer merveilleuse angoisse Gen. 35.22. Car comme ainsi soit qu’une des plus grandes misères que puisse avoir l’homme, est que sa femme soit violée : que dirons-nous quand une telle meschanceté est commise par son propre fils ? Peu de temps après, sa famille est encores contaminée par un autre inceste Gen. 38.18 : tellement que tant de déshonneurs pouvoyent rompre un cœur le plus ferme et le plus patient du monde. Sur sa dernière vieillesse, voulant subvenir à l’indigence de luy et de sa famille, il envoyé quérir du bled en pays estrange par ses enfans. L’un demeure en prison, lequel il pense estre en danger de mort : pour le racheter, il est contraint d’envoyer Benjamin, auquel il prenoit tout son plaisir Gen. 42.38. Qui penseroit qu’en telle multitude de malheuretez, il ait une seule minute de temps, pour respirer à son aise ? C’est ce qu’il tesmoigne à Pharaon, disant que les jours de sa vie ont esté courts et misérables Gen.47.9. Celuy qui afferme d’avoir esté en misères continuelles, ne concède pas d’avoir senti une telle prospérité que Dieu luy avoit promise. Parquoy, ou Jacob estoit ingrat et mescognoissant envers Dieu, ou il protestoit véritablement d’avoir esté misérable sur la terre. Si son dire estoit vray, il s’ensuit qu’il n’a pas eu son espérance fichée és choses terriennes.

2.10.13

Si tous ces saincts Pères ont attendu de Dieu une vie bien-heureuse (ce qui est indubitable) ils ont certes cognu et attendu une autre béatitude que de la vie terrienne. Ce que l’Apostre démonstre très-bien : Abraham, dit-il, est demeuré en foy en la terre promise, comme estrangère, habitant en cahuettes avec Isaac et Jacob, qui estoyent participans d’un mesme héritage. Car ils attendoyent une cité bien fondée, de laquelle Dieu est le maistre ouvrier. Ils sont tous morts en ceste foy, sans avoir receu les promesses : mais les regardans de loin, et sçachans et confessans qu’ils estoyent estrangers sur la terre ; en quoy ils signifient qu’ils cherchent un autre pays. Or s’ils eussent esté touchez de désir de leur pays naturel qu’ils avoyent abandonné, ils y pouvoyent retourner : mais ils en espéroyent un meilleur, asçavoir au ciel. Pourtant Dieu n’a point honte de se nommer leur Dieu, pource qu’il leur a préparé une habitation Héb. 11.9-16. Et de faict ils eussent esté plus stupides que troncs de bois, en poursuivant si constamment les promesses, desquelles ils n’avoyent nulle apparence en la terre, n’eust esté qu’ils attendoyent l’accomplissement ailleurs. Ce n’est pas sans cause aussi que l’Apostre insiste principalement en cela, qu’ils se sont nommez pèlerins et estrangers en ce monde, comme mesmes Moyse récite Gen. 47.9. Car s’ils sont estrangers en la terre de Canaan, où est la promesse de Dieu, par laquelle ils en sont constituez héritiers ? Cela doncques démonstre que ce que Dieu leur avoit promis regardoit plus loin que la terre. Pourtant ils n’ont pas acquis un pied de possession au pays de Canaan, sinon pour leurs sépulchres Actes 7.5. En quoy ils testifioyent que leur espérance n’estoit pas de jouyr de la promesse, sinon après la mort. C’est aussi la cause pourquoy Jacob a tant estimé d’y estre enseveli : tellement qu’il adjura par serment son fils Joseph, d’y faire porter son corps. Ceste mesme raison suyvoit Joseph, commandant que ses cendres y fussent portées, environ trois cens ans après sa mort Nomb. 23.10.

2.10.14

En somme il apparoist manifestement, qu’en toutes leurs œuvres ils ont tousjours regardé ceste béatitude de la vie future. Car à quel propos Jacob eust-il avec si grande peine et danger appelé la primogéniture, laquelle ne luy apportoit nul bien, et le chassoit hors de la maison de son père, s’il n’eust regardé à une bénédiction plus haute ? Et mesmes il a déclairé avoir eu ceste affection, quand il crie en jettant les derniers souspirs, J’attendray ton salut, Seigneur Gen. 49.18. Puis qu’il sçavoit qu’il s’en alloit rendre l’âme : quel salut eust-il attendu, s’il n’eust veu en la mort un commencement de nouvelle vie ? Et qu’est-ce que nous débatons des enfans de Dieu : veu que celuy mesmes qui s’efforçoit d’impugner la vérité, a eu un mesme sentiment et goust d’intelligence ? Car qu’est-ce que vouloit Balaam, en désirant que son âme mourust de la mort des justes, et que sa fin fust semblable à leur fin Nomb. 23.10, sinon qu’il sentoit en son cœur ce que David a escrit depuis : asçavoir, que la mort des Saincts est précieuse devant la face du Seigneur, et la mort des iniques malheureuse Ps. 116.15 ; 34.22 ? Si le dernier but des hommes estoit en la mort, on ne pourroit noter en icelle aucune différence entre le juste et le meschant. Il les faut donc distinguer par la condition qui est préparée à l’un et à l’autre au siècle futur.

2.10.15

Nous ne sommes encores passez outre Moyse : lequel les resveurs, contre lesquels nous parlons, pensent n’avoir eu autre office, sinon d’induire le peuple d’Israël à craindre et honorer Dieu, en luy promenant possessions fertiles et abondance de victuailles. Néantmoins si on ne veut de propos délibéré esteindre la lumière qui se présente, nous avons desjà révélation toute évidente de l’alliance spirituelle. Si nous descendons aux Prophètes, là nous aurons une plene clairté, pour contempler la vie éternelle et le royaume de Christ. Premièrement David, lequel pource qu’il a esté devant les autres, parle des mystères célestes plus obscurément qu’ils ne font : néantmoins en quelle perspicuité et certitude rapporte-il toute sa doctrine à ce but ? Quant à ce qu’il a estimé de l’habitation terrienne, il le démonstre par ceste sentence, Je suis yci pèlerin et estranger, comme tous mes pères. Tout homme vivant est vanité : un chacun passe comme ombre, et maintenant quelle est mon attente ? Seigneur, mon espérance s’addresse à toy Ps. 39.13, 7-8. Certes celui qui après avoir confessé qu’il n’a rien de ferme ne permanent en ce monde, retient toutesfois fermeté d’espérance en Dieu, contemple sa félicité ailleurs qu’en ce monde. Parquoy luy-mesme a accoustumé de rappeler les fidèles à ceste contemplation, toutesfois et quantes qu’il les veut consoler. Car en un autre passage, après avoir monstré combien ceste vie est briefve et fragile, il adjouste, Mais la miséricorde du Seigneur est à tousjours à ceux qui le craignent Ps. 103.17. A quoy est semblable ce qu’il dit autre part, Tu as dés le commencement fondé la terre, Seigneur, et les cieux sont les œuvres de tes mains. Ils périront, et tu demeures : ils vieilliront comme une robbe, et tu les changeras : mais tu demeures tousjours en un estat, et tes ans ne défaudront point. Les fils de tes serviteurs habiteront, et leur postérité sera establie devant ta face Ps. 102.25-28. Si pour l’abolissement du ciel et de la terre les fidèles ne laissent point d’estre establis devant Dieu, il s’ensuit que leur salut est conjoinct avec son éternité. Et de faict, ceste espérance ne peut consister, si elle n’est fondée sur la promesse laquelle est exposée en Isaïe : Les cieux, dit le Seigneur, se dissiperont comme fumée, et la terre s’usera comme un habillement, et les habitans d’icelle aussi périront : mais mon salut sera à tousjours, et ma justice ne défaudra point Esaïe 51.6. Auquel lieu la perpétuité est attribuée à salut et justice : non pas d’autant que ces choses résident en Dieu, mais entant qu’il les communique aux hommes.

2.10.16

Et de faict, on ne peut autrement prendre les choses qu’il dit çà et là de la félicité des fidèles, sinon qu’on les réduise à la manifestation de la gloire céleste. Comme quand il dit, Le Seigneur garde les âmes de ses Saincts, il les délivrera de la main du pécheur. La lumière est levée au juste, et joye à ceux qui sont droicts de cœur. La justice des bons demeure éternellement, leur force sera exaltée en gloire : le désir des pécheurs périra. Item, Les justes rendront louanges à ton Nom, les innocens habiteront avec toy. Item, Le juste sera en mémoire perpétuelle. Item, Le Seigneur rachètera les âmes de ses serviteurs Ps. 97.10 ; 140.13 ; 112.6 ; 34.22. Or le Seigneur non-seulement permet que ses serviteurs soyent tormentez des iniques, mais les laisse souventesfois dissiper et destruire. Il laisse les bons languir en ténèbres et malheureté, cependant que les iniques reluisent comme estoilles du ciel : et ne monstre pas telle clairté de son visage à ses fidèles, qu’il les laisse jouyr de longue joye. Pourtant David mesme ne dissimule pas, que si nous tenons les yeux fichez en l’estat présent de ce monde, ce nous sera une griefve tentation pour nous esbranler, comme s’il n’y avoit nul loyer d’innocence envers Dieu. Tellement l’impiété le plus souvent prospère et florit, ce pendant que la compagnie des bons est oppressée d’ignominie, povreté, contemnement, et autres espèces de calamitez ! Il s’en est bien peu falu, dit-il, que mon pied n’ait glissé, et que mes pas ne soyent déclinez, voyant la fortune des gens despourveus de sens, et la prospérité des meschans. Puis après avoir fait un récit de cela, il conclud, Je regardoye si je pourroye considérer ces choses : mais ce n’est que perplexité en mon esprit, jusques a ce que j’entre au Sanctuaire du Seigneur, et que je cognoisse leur fin Ps. 73.2-3, 17.

2.10.17

Apprenons doncques de ceste seule confession de David, que les saincts Pères sous l’Ancien Testament n’ont pas ignoré combien Dieu accomplit peu souvent, ou du tout n’accomplit jamais en ce monde les choses qu’il promet à ses serviteurs. Et que pour ceste cause ils ont eslevé leurs cœurs au Sanctuaire de Dieu, où ils trouvoyent caché ce qui ne leur apparoissoit point en ceste vie corruptible. Ce Sanctuaire estoit le jugement dernier que nous espérons, lequel ils estoyent contens d’entendre par foy, combien qu’ils ne l’apperceussent point à l’œil. De laquelle fiance estans munis, quelque chose qu’il adveinst en ce monde, ils ne doutoyent point que le temps viendroit une fois, auquel les promesses de Dieu seroyent accomplies, comme bien démonstrent ces sentences, je contempleray ta face en justice, je seray rassasié de ton regard. Item, Je seray comme une olive verde en la maison du Seigneur. Item, Le juste florira comme la palme, il verdoyera comme un cèdre du Liban. Ceux qui seront plantez en la maison du Seigneur floriront en son portail : ils fructifieront, ils verdoyeront en leur vieillesse, et seront vigoureux Ps. 17.15 ; 52.8-9 ; 92.12-14. Or un peu au paravant il avoit dit, Seigneur, combien tes pensées sont profondes ! quand les iniques florissent, ils germent comme l’herbe pour périr à jamais Ps. 92.6-8. Où sera ceste vigueur et beauté des fidèles, sinon quand l’apparence de ce monde sera renversée par la manifestation du royaume de Dieu ? Pourtant quand ils jettoyent les yeux sur ceste éternité, en contemnant l’amertume des calamitez présentes qu’ils voyoyent estre transitoires, ils glorifioyent hardiment en ces paroles, Tu ne permettras point, Seigneur, que le juste périsse éternellement : mais tu plongeras l’inique au puits de ruine Ps. 55.22-23. Où est en ce monde le puits de ruine, qui engloutisse les iniques : en la félicité desquels en un autre lieu cela est notamment mis, qu’ils meurent délicatement sans languir long temps Job 21.23 ? Où est une telle fermeté des saincts, lesquels David mesme dit souvent en se complaignant, non-seulement estre esbranlez, mais du tout oppressez et abatus ? Il faut donc qu’il se meist devant les yeux, non pas ce que porte l’incertitude de ce monde, lequel est comme une mer agitée de diverses tempestes : mais ce que le Seigneur fera quand il sera assis en jugement pour ordonner l’estat permanent du ciel et de la terre, comme il descrit très-bien en un autre lieu : Les fols, dit-il, s’appuyent sur leur abondance, et s’enorgueillissent pour leurs grandes richesses : et toutesfois nul, quelque grand qu’il soit, ne pourra délivrer son frère de mort, ne payer le prix de sa rédemption à Dieu Ps. 49.7-8. Et combien qu’ils voyent les sages et les fols mourir, et laisser leur richesse aux autres, ils imaginent qu’ils auront yci leur demeure perpétuelle, et taschent d’acquérir bruit et renom en terre : mais l’homme ne demeurera point en honneur, il sera semblable aux bestes qui périssent. Ceste cogitation qu’ils ont est une grande folie, néantmoins elle a beaucoup d’imitateurs. Ils seront rangez en enfer comme un troupeau de brebis, la mort dominera sur eux. A l’aube du jour les justes auront la seigneurie sur eux : leur excellence périra, le sépulchre sera leur habitacle. Premièrement, en ce qu’il se mocque des fols, d’autant qu’ils se reposent et acquiescent en leurs plaisirs mondains qui sont transitoires, il démonstre que les sages ont à chercher une autre félicité : mais encores déclare-il plus évidemment le mystère de la résurrection, quand il establit le règne des fidèles, prédisant la ruine et désolation des iniques. Car qu’est-ce que nous entendrons par L’aube du jour, dont il parle, sinon une révélation de nouvelle vie, après la fin de ceste présente. ?

2.10.18

De là aussi venoit ceste cogitation, de laquelle les fidèles en ce temps-là avoyent coustume de se consoler et conformer à patience, quand ils disoyent que l’ire de Dieu ne dure qu’une minute de temps, mais que sa miséricorde dure à vie Ps. 30.5. Comment pouvoyent-ils terminer leurs afflictions à une minute de temps, veu qu’ils estoyent affligez toute leur vie ? Où est-ce qu’ils voyoyent une si longue durée de la bonté de Dieu, laquelle à grand’peine ils avoyent loisir de gouster ? Certes s’ils se fussent amusez à la terre, ils n’y eussent rien trouvé de cela : mais quand ils eslevoyent leurs yeux au ciel, ils cognoissoyent que ce n’est qu’une bouffée de vent, que les saincts ont à endurer tribulation, et que les grâces qu’ils doyvent recevoir sont éternelles : d’autre part, ils prévoyoyent que la ruine des iniques n’auroit nulle fin, combien qu’ils se pensassent bienheureux, comme par songe. Dont venoyent ces sentences qui leur estoyent familières, que la mémoire du juste sera en bénédiction, la mémoire des iniques périra Prov. 10.7 ? Item, La mort des saincts est précieuse devant la face du Seigneur : la mort du pécheur très-mauvaise Ps. 116.15 ; 34.22 ? Item, Le Seigneur gardera les pas de ses saincts, les iniques seront abatus en ténèbres 1Sam. 2.9 ? Car toutes telles paroles démonstrent que les Pères de l’Ancien Testament ont bien cognu, quelque malheureté qu’eussent à endurer les fidèles en ce monde, toutesfois que leur fin seroit vie et salut : d’autre part, que la félicité des iniques est une voye belle et plaisante, laquelle meine en ruine. Pour laquelle chose ils appeloyent la mort des incrédules, Ruine des incirconcis Ezéch. 28.10 ; 31.18 : voulans dénoter que l’espérance de résurrection leur estoit ostée. Pourtant David n’a peu excogiter une plus griefve malédiction sur ses ennemis, qu’en priant qu’Ils fussent effacez du livre de vie, et ne fussent point escrits avec les justes Ps. 69.28 ?

2.10.19

Mais encores ceste sentence de Job est notable par-dessus les autres : Je sçay, dit-il, que mon Rédempteur vit, et qu’au dernier jour je ressusciteray de la terre, et verray mon Rédempteur en ce corps : ceste espérance est cachée en mon sein Job. 19.25. Ceux qui veulent monstrer leur subtilité, cavillent que cela ne se doit pas entendre de la dernière résurrection : mais du temps auquel Job espéroit le Seigneur luy devoir estre plus doux et amiable. Laquelle chose quand nous leur concéderons en partie, toutesfois si aurons-nous tousjours cela, vueillent-ils ou non, que Job ne pouvoit parvenir à une si haute espérance, s’il se fust reposé en la terre. Il nous faut doncques confesser qu’il eslevoit les yeux en l’immortalité future, puis qu’il attendoit son Rédempteur, estant comme au sépulchre. Car la mort est une désesperation extrême à ceux qui ne pensent que de la vie présente : et toutesfois elle ne luy a peu oster son espoir. Quand il me tueroit, disoit-il, si ne laisseray-je d’espérer en luy Job 13.15 ! Si quelque opiniastre murmure que ces sentences ont esté de peu de gens, et que par cela on ne peut prouver que la doctrine ait esté communément telle entre les Juifs : je luy respondray incontinent, que petit nombre de gens par telles sentences n’a pas voulu monstrer quelque sagesse occulte, laquelle ne peussent comprendre que les excellens esprits : car ceux qui ont ainsi parlé estoyent constituez docteurs du peuple par le sainct Esprit : pourtant selon leur office, ils ont oublié ouvertement la doctrine qui devoit estre tenue de tout le peuple. Quand nous oyons doncques les oracles du sainct Esprit si évidens, par lesquels il a testifié anciennement la vie spirituelle en l’Eglise des Juifs, et en a donné espérance indubitable, ce seroit une obstination trop exorbitante, de ne laisser à ce peuple-là qu’une alliance charnelle, où il ne soit fait mention que de la terre et félicité mondaine.

2.10.20

Si je descen aux Prophètes qui sont depuis venus, j’auray encores matière plus ample et facile de bien démener ceste cause. Car si la victoire ne nous a pas esté trop difficile en David, Job et Samuel, elle nous sera là beaucoup plus aisée, veu mesmes que le Seigneur a tenu cest ordre de faire en dispensant l’alliance de sa miséricorde, que d’autant que le jour de la plene révélation approchoit, il a voulu de plus en plus augmenter la clairté de sa doctrine. Parquoy quand la première promesse fut au commencement donnée à Adam, lors il y eut seulement comme des petites estincelles allumées. Depuis petit à petit la lumière est creue et augmentée de jour en jour, jusques à ce que le Seigneur Jésus-Christ, qui est le Soleil de justice, faisant esvanouir toutes nuées, a plenement illuminé le monde. Il ne faut pas doncques craindre, si nous nous voulons aider des tesmoignages des Prophètes pour approuver nostre cause, qu’ils nous défaillent. Mais pource que je voy ceste matière si ample, qu’il nous y faudroit arrester plus que ne porte ce que j’ay entreprins de faire (car il y auroit pour remplir un gros volume) : d’avantage, pource que je pense avoir fait ouverture cy-dessus à tous lecteurs de moyen entendement, en telle sorte qu’ils pourront d’eux-mesmes comprendre ce qui en est, je me garderay d’estre prolixe, sans qu’il en soit grand mestier. Seulement je les admonesteray qu’ils se souvienent d’user de la clef que je leur ay baillée pour se faire ouverture : c’est que toutesfois et quantes que les Prophètes font mémoire de la béatitude des fidèles (de laquelle à grand’peine il apparoist une petite ombre en ce monde) qu’ils revienent à ceste, distinction : asçavoir que les Prophètes pour mieux démonstrer la bonté de Dieu, l’ont figurée par bénéfices terriens, comme par quelques images : mais que ce pendant ils ont voulu par ceste peincture eslever les cœurs par-dessus terre et les élémens de ce monde et ce siècle corruptible, et les induire à méditer la félicité de la vie spirituelle.

2.10.21

Nous serons contens d’en avoir un exemple. Pource que le peuple d’Israël ayant esté transporté en Babylone. estimoit son bannissement et la désolation où il estoit, semblable à une mort : on ne luy pouvoit faire à croire que ce ne fust fable et mensonge tout ce que luy promettoit Ezéchiel de sa restitution : car il pensoit que ce fust autant comme qui eust dit des corps tous pourris devoir ressusciter. Le Seigneur pour monstrer que ceste difficulté mesme ne l’empescheroit pas qu’il n’accomplist sa grâce en eux, monstre par vision au Prophète un champ plein d’os : ausquels il rend esprit et vigueur en une minute de temps, par la seule vertu de sa parole Ezéch. 37.4. Ceste vision servoit bien à corriger l’incrédulité du peuple : néantmoins ce pendant elle l’admonestoit combien la puissance de Dieu s’estendoit outre la réduction qu’il luy promettoit, veu qu’à son seul commandement il luy estoit si facile de réduire en vie des ossemens dispersez çà et là. Pourtant nous avons à comparer ceste sentence avec une autre semblable qui est en Isaïe : où il est dit que les morts vivront, et ressusciteront avec leurs corps. Puis ceste exhortation leur est addressée, Esveillez-vous, et levez-vous, entre vous qui habitez en la poudre : car vostre rousée est comme la rousée d’un champ verd : et la terre des Géans sera désolée. Va mon peuple, entre en tes tabernacles, ferme tes huis sur toy. Cache-toy pour un petit de temps jusques à ce que la fureur soit passée : car voyci, le Seigneur sortira pour visiter l’iniquité des habitans de la terre : et la terre révélera le sang qu’elle a receu, et ne cachera point plus longuement les morts qu’on y a ensevelis Esaïe 26.19-21.

2.10.22

Combien que je ne vueille pas dire qu’il fale rapporter tous les autres passages à ceste reigle. Car il y en a d’aucuns qui sans aucune figure ou obscurité, démonstrent l’immortalité future, laquelle est préparée aux fidèles au royaume de Dieu : comme nous en avons desjà récité, et y en a plusieurs autres : mais principalement deux, dont l’un est en Isaïe, où il est dit, Comme je feray consister devant ma face les cieux nouveaux, et la terre nouvelle que j’ay créée : ainsi sera vostre semence permanente : et un mois suyvra l’autre, et un sabbath suyvra continuellement l’autre sabbath. Toute chair viendra pour adorer devant ma face, dit le Seigneur : et on verra les corps des transgresseurs qui m’ont contemné et mis en opprobre. Leur ver ne mourra jamais, et leur feu ne s’esteindra point Esaïe 66.22-24. L’autre est en Daniel : En ce temps-là, dit-il, se lèvera Dan. 12.1-2. Michel Archange, lequel est député pour garder les enfans de Dieu : et viendra un temps de destresse, tel qu’il n’y en a jamais eu depuis que le monde est créé. Lors sera sauvé tout le peuple qui sera trouvé escrit au livre : et ceux qui reposent en la terre se lèveront, les uns en vie éternelle, les autres en opprobre éternel Matth. 8.2.

2.10.23

Des deux autres points, Asçavoir que les Pères anciens ont eu Christ pour gage et asseurance des promesses que Dieu leur avoit faites, et qu’ils ont remis en luy toute la fiance de leur bénédiction : je ne mettray pas beaucoup de peine à les prouver, pource qu’ils sont faciles à entendre, et qu’on n’en fait pas tant de controversie. Nous conclurrons donc, que le Vieil Testament, ou l’alliance que Dieu a faite au peuple d’Israël, n’a pas esté seulement contenue en choses terriennes : mais aussi a comprins certaines promesses de la vie spirituelle et éternelle, de laquelle l’espérance devoit estre imprimée au cœur de tous ceux qui s’allioyent vrayement à ce Testament. Ceste résolution ne peut estre renversée par aucunes machines du diable. Pourtant, que ceste opinion enragée et pernicieuse soit loin de nous : Asçavoir que Dieu n’a rien proposé aux Juifs, ou qu’ils n’ont attendu autre chose de sa main, sinon de repaistre leurs ventres, vivre en délices charnelles, estre abondans en richesses, estre exaltez en honneur, avoir grande lignée, et autres telles choses que désirent les hommes mondains. Car Jésus-Christ ne promet aujourd’huy d’autre royaume des cieux à ses fidèles, sinon auquel ils reposeront avec Abraham, Isaac et Jacob Matth. 8.11. Sainct Pierre remonstroit aux Juifs de son temps, qu’ils estoyent héritiers de la grâce évangélique, pource qu’ils estoyent successeurs des Prophètes, estans comprins en l’alliance que Dieu avoit faite anciennement avec Israël Actes 3.25. Et afin que cela ne fust pas seulement testifié de paroles, le Seigneur l’a aussi bien approuvé de faict. Car en la mesme heure qu’il ressuscita, il fit plusieurs des saincts participans de sa résurrection, lesquels ont veit en Jérusalem Matth. 27.52. En quoy il donna une certaine arre, que tout ce qu’il avoit fait ou souffert pour acquérir salut au genre humain, n’appartenoit pas moins aux fidèles de l’Ancien Testament, qu’à nous. Et de faict, ils avoyent un mesme Esprit que nous avons, par lequel Dieu régénère les siens en vie éternelle. Puis que nous voyons que l’Esprit de Dieu, lequel est comme une semence d’immortalité en nous, et pour ce est appelé arre de nostre héritage, a habité en eux Ephés. 1.14 : comment leur oserions-nous oster l’héritage de vie ? Pourtant un homme prudent ne se pourra assez esmerveiller, comment il s’est fait que les Sadduciens soyent anciennement tombez en si grande stupidité, que de nier la résurrection et immortalité des âmes, veu que l’un et l’autre est si clairement démonstré en l’Escriture Actes 23.6-8. L’ignorance brutale que nous voyons aujourd’huy en tout le peuple des Juifs, en ce qu’ils attendent follement un royaume terrien de Christ, ne nous devroit pas moins esmerveiller, n’estoit qu’il a esté prédit que telle punition leur adviendroit pour avoir mesprisé Jésus-Christ et son Evangile. Car c’estoit bien raison que Dieu les frappast d’un tel aveuglement, veu qu’en éteignant la lumière qui leur estoit présentée, ils ont préféré les ténèbres. Ils lisent doncques Moyse, et sont assiduellement à méditer ce qu’il a escrit : mais ils ont le voile qui les empesche de contempler la lumière de son visage. Lequel voile leur demeurera tousjours, jusques à ce qu’ils apprenent de le réduire à Christ : duquel ils le destournent maintenant tant qu’il leur est possible 2Cor. 3.14-15.

 

Chapitre XI
De la différence entre les deux Testamens.

2.11.1

Quoy donc ? dira quelqu’un : ne restera-il nulle différence entre le Vieil et Nouveau Testament ? Et que dirons-nous à tant de passages de l’Escriture, qui les opposent ensemble comme choses fort diverses ? Je respon, que je reçoy volontiers toutes les différences que nous trouverons couchées en l’Escriture : mais à telle condition qu’elles ne déroguent rien à l’unité que nous avons desjà mise, comme il sera aisé de veoir quand nous les aurons traittées par ordre. Or entant que j’ay peu observer en considérant diligemment l’Escriture, il y en a quatre ausquelles si quelqu’un veut adjouster la cinquième, je ne contrediray point. Je me fay fort de monstrer qu’elles appartienent toutes, et se doyvent référer à la manière diverse que Dieu a tenue en dispensant sa doctrine, plustost qu’à la substance. Ainsi, il n’y aura nul empeschement que les promesses du Vieil et Nouveau Testament ne demeurent semblables : et que Christ ne soit tenu pour fondement unique des uns et des autres. La première différence donc sera telle : Combien que Dieu ait voulu tousjours que son peuple eslevast son entendement en l’héritage céleste, et y eust son cœur arresté, toutesfois pour le mieux entretenir en espérance des choses invisibles, il les luy faisoit contempler sous ses bénéfices terriens, et quasi luy en donnoit quelque goust. Maintenant ayant plus clairement révélé la grâce de la vie future par l’Evangile, il guide et conduit nos entendemens tout droict à la méditation d’icelle, sans nous exerciter aux choses inférieures, comme il faisoit les Israélites. Ceux qui ne considèrent point ce conseil de Dieu, pensent que le peuple ancien n’ait jamais monté plus haut, que d’attendre ce qui appartenoit à l’aise du corps. Ils voyent que la terre de Canaan est tant souvent nommée, comme le souverain loyer pour rémunérer ceux qui observeroyent la Loy de Dieu : d’autre part ils voyent que Dieu ne fait point de plus griefves menaces aux Juifs, que de les exterminer de la terre qu’il leur avoit donnée, et les espandre en nations estranges. Ils voyent finalement que les bénédictions et malédictions que récite Moyse revienent quasi toutes à ce but : de là ils concluent sans aucune doute, que Dieu avoit ségrégé les Juifs des autres peuples, non pas pour leur proufit, mais pour le nostre, afin que l’Eglise chrestienne eust une image extérieure, en laquelle elle peust contempler les choses spirituelles, Mais comme ainsi soit que l’Escriture démonstre que Dieu par toutes les promesses terriennes qu’il leur faisoit, les a voulu conduire comme par la main en l’espérance de ses grâces célestes : de ne considérer point ce moyen, c’est une trop grande rudesse, voire mesmes bestise. Voylà donc le point que nous avons à débatre contre ceste manière de gens : c’est qu’ils disent que la terre de Canaan ayant esté estimée du peuple d’Israël pour sa béatitude souveraine, nous figure nostre héritage céleste. Nous maintenons au contraire, qu’en ceste possession terrienne dont il jouissoit, il a contemplé l’héritage futur qui luy estoit préparé au ciel.

2.11.2

Cela sera mieux esclarci par la similitude que met sainct Paul en l’Epistre aux Galates. Il compare le peuple des Juifs à un héritier qui est encores petit enfant, lequel n’estant point capable de se gouverner, est sous la main de son tuteur, ou de son pédagogue Gal. 4.1. Il est bien vray qu’il traitte là principalement des cérémonies : mais cela n’empesche pas que nous n’appliquions ceste sentence à nostre propos. Nous voyons doncques qu’un mesme héritage leur a esté assigné comme à nous : mais qu’ils n’ont pas esté capables d’en jouir plenement. Il y a eu une mesme Eglise entre eux, que la nostre : mais elle estoit encores comme en aage puérile. Pourtant le Seigneur les a entretenus en ceste pédagogie : c’est de ne leur donner point clairement les promesses spirituelles, mais de leur en présenter plustost quelque image et figure sous les promesses terriennes. Voulant doncques recevoir Abraham, Isaac et Jacob, et toute leur race en l’espérance de l’immortalité, il leur promettoit la terre de Canaan en héritage : non pas afin que leur affection s’arrestast là, mais plustost afin que par le regard d’icelle, ils se confermassent en certain espoir du vray héritage qui ne leur apparoissoit point encore, et afin qu’ils ne s’abusassent point, il leur adjoustoit aussi une promesse plus haute, laquelle leur testifioit que ce n’estoit pas là le souverain et principal bien qu’il leur vouloit faire. Ainsi Abraham en recevant ceste promesse de posséder la terre de Canaan, ne s’amuse point à ce qu’il voit, mais est eslevé en haut par la promesse conjoincte, entant qu’il luy est dit, Abraham, je suis ton protecteur, et ton loyer très-ample Gen. 15.1. Nous voyons que la fin de son loyer luy est située en Dieu, afin qu’il n’attende point un loyer transitoire de ce monde, mais incorruptible au ciel. Nous voyons que la possession de la terre de Canaan luy est promise, non à autre condition, sinon afin qu’elle luy soit une marque de la bénévolence de Dieu, et figure de l’héritage céleste. Et de faict, il appert par les sentences des fidèles, qu’ils ont eu un tel sentiment. En telle manière David estoit incité des bénédictions temporelles de Dieu, à méditer sa grâce souveraine, quand il disoit, Mon cœur et mon corps languissent du désir de te veoir, Seigneur. Le Seigneur est mon héritage à jamais. Item, Le Seigneur est ma portion héréditaire, et tout mon bien. Item, J’ay crié au Seigneur, disant, Tu es mon espoir et mon héritage en la terre des vivans Ps. 84.2 ; 73.26 ; 16.5 ; 142.5. Certes tous ceux qui osent ainsi parler, monstrent qu’ils outrepassent ce monde et toutes choses présentes. Néantmoins les Prophètes le plus souvent, descrivent la béatitude du siècle futur sous l’image et figure qu’ils en avoyent receue de Dieu. Selon laquelle forme il nous faut entendre ces sentences, où il est dit, Que les justes posséderont la terre en héritage, et les iniques en seront exterminez. Jérusalem abondera en richesses, et Sion en affluence de tous biens Ps. 37.9 ; Job. 18.17 ; Prov. 2.21-22. Nous entendons bien que cela ne compète point à ceste vie mortelle, qui est comme un pèlerinage, et ne convenoit pas à la cité terrestre de Jérusalem : mais il convient au vray païs des fidèles, et à la cité céleste, en laquelle Dieu a préparé bénédiction et vie à tousjours Ps. 132.13-15.

2.11.3

C’est la raison pourquoy les Saincts au Vieil Testament ont plus estimé ceste vie mortelle que nous ne devons aujourd’huy faire. Car combien qu’ils cognussent très-bien qu’ils ne se devoyent point arrester à icelle, comme à leur dernier but : néantmoins pource qu’ils réputoyent d’autre part que Dieu leur figuroit en icelle sa grâce, pour les confermer en espoir selon leur petitesse, ils y avoyent plus grande affection que s’ils l’eussent considérée en elle-mesme. Or comme le Seigneur en testifiant sa bénévolence envers les fidèles par des bénéfices terriens, leur figuroit la béatitude spirituelle à laquelle ils devoyent tendre, aussi d’autre part, les peines corporelles qu’il envoyoit sur les malfaiteurs, estoyent enseignes de son jugement futur sur les réprouvez. Parquoy comme les bénéfices de Dieu estoyent lors plus manifestes en choses temporelles, aussi estoyent les vengences. Les ignorans ne considérans point ceste similitude et convenance entre les peines et rémunérations qui ont esté de ce temps-là, s’esmerveillent comment il y a une telle variété en Dieu : c’est puis qu’il a esté si prompt et subit anciennement à se venger rigoureusement des hommes, incontinent qu’ils l’avoyent offensé : comment à présent, comme ayant modéré sa colère, il punit plus doucement et peu souvent. Et peu s’en faut que pour cela ils n’imaginent divers Dieux du Vieil et Nouveau Testament : ce qui mesmes est advenu aux Manichéens. Mais il nous sera aisé de nous délivrer de tous ces scrupules, si nous pensons à la dispensation de Dieu, que nous avons notée : asçavoir que pour le temps auquel il bailloit son alliance au peuple d’Israël aucunement enveloppée, il a voulu signifier et figurer d’une part la béatitude éternelle, qu’il leur promettoit sous ces bénéfices terriens : et de l’autre l’horrible damnation que devoyent attendre les iniques sous peines corporelles.

2.11.4

La seconde différence du Vieil et Nouveau Testament gist aux figures. C’est que le Vieil Testament, du temps que la vérité estoit encores absente, la représentoit par images, et a eu l’ombre au lieu du corps. Le Nouveau contient la vérité présente et la substance : et à icelle se doyvent réduire quasi tous les passages, ausquels le Vieil Testament est opposé au Nouveau par comparaison : combien qu’il n’y ait point de passages où cela soit plus amplement traitté qu’en l’Epistre aux Hébrieux. L’Apostre dispute là contre ceux qui pensoyent toute la religion estre ruinée, si on abolissoit les cérémonies de Moyse. Pour réfuter cest erreur, il prend en premier lieu ce qui avoit esté dit par le Prophète touchant la sacrificature de Jésus-Christ. Car puis que le Père l’a constitué Sacrificateur éternel, il est certain que la sacrificature Lévitique est ostée, en laquelle les uns succédoyent aux autres. Or que ceste prestrise nouvelle soit plus excellente que l’autre, il le prouve, entant qu’elle est establie par serment. Il adjouste puis après, que quand la prestrise a esté ainsi transférée, il y a eu translation d’alliance. D’avantage, il remonstre que cela aussi estoit nécessaire, veu qu’il y avoit telle imbécillité en la Loy, qu’elle ne pouvoit mener à perfection Héb. 7.18-19. Conséquemment il poursuit quelle estoit ceste imbécillité, c’est pource qu’elle avoit des justices extérieures, lesquelles ne pouvoyent rendre leurs observateurs parfaits selon la conscience : veu que le sang des bestes brutes ne peut pas effacer les péchez, ny acquérir vraye saincteté Héb. 9.9. Il conclud doncques qu’il y a eu en la Loy une ombre des biens futurs, non pas une vive présence, laquelle nous est donnée en l’Evangile Héb. 10.1. Nous avons yci à considérer en quel endroit c’est qu’il confère l’alliance légale avec l’alliance évangélique : l’office de Moyse avec celuy de Christ. Car si ceste comparaison se rapportoit à la substance des promesses, il y auroit une grande répugnance entre les deux Testamens : mais puis que nous voyons que l’Apostre tend ailleurs, il nous faut suyvre son intention pour bien trouver la vérité. Mettons doncques au milieu l’alliance de Dieu, laquelle il a une fois faite pour avoir sa durée à tousjours. L’accomplissement auquel elle est ratifiée et confermée, c’est Jésus-Christ : cependant qu’il le faloit attendre, le Seigneur a ordonné par Moyse des cérémonies lesquelles en fussent signes et représentations. Cela doncques estoit en controversie : asçavoir s’il faloit que les cérémonies commandées en la Loy cessassent pour donner lieu à Jésus-Christ. Or combien qu’elles ne fussent qu’accidens ou accessoires du Vieil Testament : toutesfois pource qu’elles estoyent instrumens par lesquels Dieu entretenoit son peuple en la doctrine d’iceluy, elles en portent le nom : comme l’Escriture a coustume d’attribuer aux Sacremens le nom des choses qu’ils représentent. Parquoy en somme le Vieil Testament est yci nommé la manière solennelle dont le Testament du Seigneur estoit confermé aux Juifs, laquelle estoit comprinse en sacrifices et autres cérémonies. Pource qu’en icelles il n’y a rien de ferme ne solide, si on ne passe outre, l’Apostre maintient qu’elles devoyent avoir fin et estre abroguées pour céder à Jésus-Christ, lequel est pleige et Médiateur d’une meilleure alliance Héb. 7.22 : par lequel éternelle sanctification a une fois esté acquise aux esleus, et les transgressons abolies, lesquelles demeuroyent en l’Ancien Testament. Ou bien si quelqu’un aime mieux, nous mettrons ceste définition, que le Vieil Testament a esté la doctrine que Dieu a baillée, au peuple judaïque, enveloppée d’observation de cérémonies, lesquelles n’avoyent point d’efficace ne de fermeté ; à ceste cause qu’il a esté temporel, pource qu’il estoit comme en suspens jusques à ce qu’il fust appuyé sur son accomplissement, et confermé en sa substance : mais que lors il a esté fait nouveau et éternel, quand il a esté consacré et establi au sang de Christ. Pour laquelle cause Christ appelle le calice qu’il donnoit à ses disciples en la Cène, Calice du Nouveau Testament Matth. 26.28 : pour dénoter que quand l’alliance de Dieu est scellée en son sang, lors la vérité en est accomplie : et ainsi est faite alliance nouvelle et éternelle.

2.11.5

De là il appert en quel sens sainct Paul dit, que les Juifs ont esté conduits à Christ par la doctrine puérile de la Loy, devant que luy fust manifesté en chair Gal. 3.24. Il confesse bien qu’ils ont esté enfans et héritiers de Dieu : mais pource qu’ils estoyent comme ’en enfance, il dit qu’ils ont esté sous la charge d’un pédagogue Gal. 4.1. Car c’estoit une chose bien convenable, que devant que le Soleil de justice fust levé, il n’y eust pas si grande clairté de révélation, ne si claire intelligence. Le Seigneur donc leur a tellement dispensé la lumière de sa Parole, qu’ils ne la voyoyent encores que de loin et en obscureté. Pourtant sainct Paul voulant noter une telle petitesse d’intelligence, a usé du mot d’Enfance, disant que le Seigneur les a voulu instruire en cest aage-là par cérémonies, comme par rudimens ou élémens convenans à l’aage puérile, jusques à ce que Christ fust manifesté pour accroistre la cognoissance des siens, les confermant en telle sorte qu’ils ne fussent plus en enfance. C’est la distinction que Jésus-Christ a mise, en disant que la Loy et les Prophètes ont esté jusques à Jehan-Baptiste Matth. 11.13 : que depuis, le royaume de Dieu a esté publié. Qu’est-ce que Moyse et les Prophètes ont enseigné en leur temps ? Ils ont donné quelque goust et saveur de la sagesse qui devoit estre une fois révélée : et l’ont monstrée de loin : mais quand Jésus-Christ peut estre monstre au doigt, le règne de Dieu lors est ouvert ; car en luy sont cachez tous les thrésors de sagesse et doctrine Col. 2.3, pour monter quasi jusques au plus haut du ciel.

2.11.6

Or à cela ne contrevient point, qu’à grand’peine en trouveroit-on un en l’Eglise chrestienne qui soit digne d’estre accomparé à Abraham en fermeté de foy. Item, que les Prophètes ont eu une si grande intelligence, qu’elle suffit encores de présent à illuminer le monde. Car nous ne regardons pas yci quelles grâces nostre Seigneur a conférées à d’aucuns, mais quel ordre il a tenu pour lors : lequel apparoist mesmes en la doctrine des Prophètes, combien qu’ils ayent eu un singulier privilège par-dessus les autres. Car leur prédication est obscure, comme de chose lointaine, et est enclose en figures. D’avantage quelques révélations qu’ils eussent receues, toutesfois pource qu’il leur estoit nécessaire de se submettre à la pédagogie commune de tout le peuple, ils estoyent comprins au nombre des enfans, aussi bien que les autres. Finalement il n’y a jamais eu de ce temps-là si claire intelligence, laquelle ne sentist aucunement l’obscureté du temps. C’est la cause pourquoy Jésus-Christ disoit, Plusieurs Rois et Prophètes ont désiré de veoir les choses que vous voyez, et ne les ont point veues : d’ouyr les choses que vous oyez, et ne les ont point ouyes. Et pourtant bienheureux sont vos yeux de les veoir, et vos aureilles de les ouyr Matth. 13.17 ; Luc 10.24. Et de faict, c’estoit bien raison que la présence de Jésus-Christ eust ce privilège d’apporter plus ample intelligence des mystères célestes au monde, qu’il n’y avoit eu auparavant, à quoy tend ce que nous avons allégué ci-dessus de la première Epistre de sainct Pierre : c’est qu’il leur a esté notifié que leur labeur estoit principalement utile à nostre temps 1Pi. 1.6, 10-12.

2.11.7

Venons maintenant à la troisième différence, laquelle est prinse de Jérémie, duquel les paroles sont : Voyci les jours viendront, dit le Seigneur, que je feray une alliance nouvelle avec la maison d’Israël et de Juda : non pas selon celle que j’ay faite avec vos Pères, au jour que je les prins par la main pour les retirer de la terre d’Egypte : car ils l’ont cassée et anéantie combien qu’ils fussent en ma seigneurie : mais l’alliance que je feray avec la maison d’Israël sera telle : J’escriray ma Loy en leurs entrailles, et l’engraveray en leur cœur, et leur seray propice à remettre leurs offenses. Lors un chacun n’enseignera point son prochain : car tous me cognoistront depuis le plus grand jusques au plus petit Jér. 31.31-34. De ce passage, sainct Paul a prins occasion de faire la comparaison qu’il fait entre la Loy et l’Evangile, en appelant la Loy, Doctrine litérale, prédication de mort et de damnation, escrite en tables de pierre : l’Evangile, Doctrine spirituelle de vie et de justice, engravée aux cœurs 2Cor. 3.6-7. D’avantage que la Loy doit estre abolie, et que l’Evangile sera toujours permanent. Veu que l’intention de sainct Paul a esté d’exposer le sens du Prophète, il nous suffira de considérer les paroles de l’un, pour les entendre tous deux : combien qu’ils diffèrent aucunement ensemble. Car l’Apostre parle plus odieusement de la Loy que le Prophète. Ce qu’il fait, non pas regardant simplement la nature d’icelle : mais pource qu’il y avoit d’aucuns brouillons qui par un zèle désordonné qu’ils avoyent aux cérémonies, s’efforçoyent d’obscurcir la clairté de l’Évangile, il est contraint d’en disputer selon leur erreur et folle affection. Il nous faut doncques noter cela de particulier en sainct Paul. Quant est de la convenance qu’il a avec Jérémie, pource que l’un et l’autre opposoit le Vieil Testament au Nouveau, ils ne considèrent rien tous deux en la Loy, sinon ce qui est du propre d’icelle. Exemple : La Loy contient çà et là promesses de la miséricorde de Dieu : mais pource qu’elles sont prinses d’ailleurs, elles ne vienent point en conte, quand il est question de la nature de la Loy, seulement ils luy attribuent de commander les choses qui sont bonnes et justes, défendre toute meschanceté, promettre rémunération aux observateurs de justice, menacer les pécheurs de la vengence de Dieu sans qu’elle puisse changer ou corriger la perversité qui est naturellement en tous hommes.

2.11.8

Maintenant exposons membre à membre la comparaison que met l’Apostre : Le Vieil Testament, selon son dict, est litéral, pource qu’il a esté publié sans l’efficace du sainct Esprit : Le Nouveau est spirituel pource que le Seigneur l’a engravé au cœur des siens. Pourtant la seconde opposition qu’il fait est pour déclairer la première : c’est que le Vieil Testament est mortel, d’autant qu’il ne peut sinon envelopper en malédiction tout le genre humain : le Nouveau est instrument de vie, pource qu’en nous délivrant de malédiction, il nous remet en la grâce de Dieu. A une mesme fin tend ce qu’il dit après, que le premier est ministère de damnation : pource qu’il monstre tous les enfans d’Adam estre coulpables d’iniquité : le second est ministère de justice, pource qu’il nous révèle la miséricorde de Dieu, en laquelle nous sommes justifiez. Le dernier membre se doit rapporter aux cérémonies : car pource qu’elles estoyent images des choses absentes, il a falu qu’elles se soyent esvanouyes avec le temps : pource que l’Evangile contient le corps, sa fermeté dure à tousjours. Jérémie appelle bien aussi la Loy morale une alliance infirme et fragile : mais c’est pour autre raison, asçavoir pource que par l’ingratitude du peuple elle a esté incontinent rompue et cassée : mais pource que ceste violation vient d’un vice de dehors, il ne se doit point proprement attribuer à la Loy. Aussi pource que les cérémonies par leur propre infirmité ont esté abroguées à l’advénement de Christ, elles contienent en soy la cause de leur abrogation. Or ceste différence qui est mise de la letre et de l’Esprit, ne se doit pas entendre comme si le Seigneur eust anciennement baillé sa Loy aux Juifs sans fruit ni utilité, ne convertissant personne à soy : mais cela est dit par comparaison, pour plus magnifier l’affluence de grâce, de laquelle il a pleu au mesme Législateur, comme s’il se fust revestu d’une nouvelle personne, orner la prédication de l’Evangile pour honorer le règne de son Christ. Car si nous réputons la multitude laquelle il a recueillie de diverses nations par la prédication de son Evangile, en la régénérant par son Esprit, nous trouverons que le nombre de ceux qui ont receu la doctrine de la Loy en vraye affection de cœur, estoit si petit au pris, qu’il n’y a point de comparaison ; combien qu’à la vérité si on regarde le peuple d’Israël sans considérer l’Eglise chrestienne, il y a eu lors beaucoup de vrais fidèles.

2.11.9

La quatrième différence dépend et sort de la tierce : car l’Escriture appelle le Vieil Testament, Alliance de servitude, pource qu’il engendre crainte et terreur aux cœurs des hommes : le Nouveau, de liberté, pource qu’il les conferme en seureté et fiance. En ceste manière parle sainct Paul en l’Epistre aux Romains, disant, Vous n’avez point receu derechef l’Esprit de servitude en crainte : mais l’Esprit d’adoption par lequel nous crions Abba, Père Rom. 8.1. C’est aussi ce que veut signifier l’autheur de l’épistre aux Hébrieux quand il dit que les fidèles ne sont point venus maintenant à la montagne visible de Sinaï, où on ne voye que feu, tonnerres, tempestes, esclairs : comme le peuple d’Israël n’y voyoit rien qui ne luy causast horreur et estonnement, en telle sorte que Moyse mesmes en estoit espovanté : et que Dieu ne parle point à eux d’une voix terrible, comme il faisoit lors : mais qu’ils sont venus en la montagne céleste de Sion, et en Jérusalem cité de Dieu vivant, pour estre en la compagnie des Anges Héb. 12.18-22, etc. Ceste sentence, laquelle est briefvement touchée au lieu que nous avons allégué de l’Epistre aux Romains, est plus amplement exposée en l’Epistre aux Galatiens, où sainct Paul fait une allégorie des deux enfans d’Abraham en ceste manière : c’est que Hagar chambrière est figure de la montagne de Sinaï, où le peuple d’Israël a receu la Loy : Sara maistresse, est figure de Jérusalem, dont procède l’Evangile. Comme la lignée d’Hagar est serve et ne peut venir à l’héritage : au contraire la lignée de Sara est libre, et doit venir à hériter, ainsi que la Loy ne peut engendrer en nous que servitude, qu’il n’y a que l’Evangile qui nous régénère en liberté Gal. 4.22. La somme revient là, que le Vieil Testament a esté pour estonner les consciences, et que par le Nouveau joye et liesse leur est donnée : que le premier a tenu les consciences estreintes et enserrées au joug de servitude, le second les délivre et affranchit en liberté. Si on objecte les Pères de l’Ancien Testament, en alléguant que puis qu’ils ont eu un mesme Esprit de foy que nous, il s’ensuit qu’ils ont esté participans d’une mesme liberté et joye : à cela nous respondons qu’ils n’ont eu ne l’un ne l’autre par le bénéfice de la Loy, mais plustost se voyans estre par icelle tenus captifs en servitude et trouble de conscience, ils ont eu leur recours en l’Evangile. Dont il appert que c’a esté un fruit particulier du Nouveau Testament, qu’ils ont esté exempts de ceste misère. D’avantage, nous nierons qu’ils ayent eu si grande liberté ou asseurance, qu’ils n’ayent gousté aucunement la crainte et servitude que la Loi causoit. Car combien qu’ils jouyssent du privilège qu’ils avoyent obtenu par l’Evangile, si estoyent-ils sujets communément avec les autres à toutes les observations, charges et liens qui estoyent pour lors. Puis doncques qu’ainsi est qu’ils estoyent contraints d’observer les cérémonies lesquelles estoyent comme enseignes de la pédagogie, que sainct Paul dit estre semblable à servitude, pareillement scédules par lesquelles ils se confessoyent estre coulpables devant Dieu, sans s’acquitter de leurs debtes : c’est à bon droict qu’au pris de nous ils sont dits avoir esté sous le Testament de servitude, quand on regarde l’ordre et manière de faire que tenoit lors le Seigneur envers le peuple d’Israël.

2.11.10

Les trois comparaisons dernières sont de la Loy et de l’Evangile. Parquoy en icelles, sous le nom du Vieil Testament il nous faut entendre la Loy, comme par le Nouveau Testament est signifié l’Evangile. La première que nous avons mise s’estendoit plus loin : car elle comprenoit en soy aussi bien l’estat des Pères anciens qui a esté devant la Loy. Or ce que sainct Augustin nie, que les promesses de ce temps-là soyent comprinses sous l’Ancien Testament[a] son opinion est en cela bonne. Et n’a voulu autre chose dire, que ce que nous enseignons. Car il regardoit à ces sentences que nous avons alléguées de Jérémie et de sainct Paul, ausquelles le Vieil Testament est opposé à la doctrine de grâce et de miséricorde. C’est aussi très-bien parlé à luy, quand il adjouste que tous les fidèles qui ont esté régénérez de Dieu dès le commencement du monde, et ont suyvi sa volonté en foy et en charité, appartienent au nouveau Testament : et qu’ils ont eu leur espérance fichée, non pas en biens charnels, terriens et temporels : mais spirituels, célestes et éternels. Singulièrement qu’ils ont creu au Médiateur, par lequel ils ne doutoyent pas que le sainct Esprit ne leur fust donné pour bien vivre, et qu’ils n’obteinssent pardon toutesfois et quantes qu’ils auroyent péché. C’est ce que j’ay voulu prétendre : asçavoir que tous les saincts, lesquels nous lisons en l’Escriture avoir esté esleus de Dieu depuis le commencement du monde, ont esté participans avec nous des mesmes bénédictions qui nous sont données en salut éternel. Il y a seulement ceste différence entre la division que j’ay mise et celle de sainct Augustin : que j’ay voulu distinguer entre la clairté de l’Evangile, et l’obscureté qui avoit esté auparavant, suyvant ceste sentence de Christ, où il dit que la Loy et les Prophètes ont esté jusqu’à Jehan-Baptiste et que de là le Royaume de Dieu a commencé à estre presché Matth. 11.13. Luy s’est contenté de distinguer entre l’infirmité de la Loy et la fermeté de l’Evangile. Il nous faut aussi noter cela des anciens Pères, qu’ils ont tellement vescu sous l’Ancien Testament, qu’ils ne s’y sont point arrestez, mais ont tousjours aspiré au Nouveau : et mesmes y ont participé en vraye affection de cœur. Car tous ceux qui se contentons des ombres extérieures, n’ont point eslevé leur entendement à Christ, sont condamnez d’aveuglement et de malédiction par l’Apostre. Et de faict, quel aveuglement plus grand pourroit-on imaginer, que d’espérer purgation de ses péchez de la mort d’une beste brute ? ou chercher le lavement de son âme en l’aspersion corporelle d’eau ? que de vouloir appaiser Dieu en cérémonies qui sont de nulle importance, comme s’il s’y délectoit beaucoup ? encores que nous nous taisions de beaucoup d’autres choses semblables. Or tous ceux qui sans regarder Christ, s’amusent en observations extérieures de la Loy, tombent en telle absurdité.

[a] Ad Bonifac., lib. III, cap. IV.

2.11.11

La cinquième différence que nous avons dit pouvoir estre adjoustée, gist en ce que jusques à l’advénement de Christ, Dieu avoit ségrégé un peuple, auquel il avoit commis l’alliance de sa grâce. Quand le Dieu tout-puissant distribuoit les peuples, dit Moyse, quand il divisoit les enfans d’Adam, son peuple luy est escheu en partage : Jacob a esté son héritage Deut. 32.8-9. En un autre lieu il parle ainsi au peuple, Voyci le ciel et la terre, et toutes choses qui y sont contenues appartienent à ton Dieu. Et néantmoins il s’est conjoinct avec tes Pères, et les a aimez, pour eslire leur semence après eux d’entre tous les autres peuples Deut. 10.14-15. Nostre Seigneur doncques a fait cest honneur à ce peuple-là seul, de se donner à cognoistre-à luy, comme s’il luy eust plus appartenu que les autres. Il luy a commis son alliance : il a manifesté la présence de sa divinité au milieu de luy, et l’a exalté en tous autres privilèges. Mais laissons là les autres bénéfices qu’il luy a faits : contentons-nous doncques de celuy dont il est question, c’est qu’en luy communiquant sa Parole, il s’est conjoinct à luy pour estre appelé et estimé son Dieu. Ce pendant il laissoit cheminer toutes les autres nations en vanité et erreur Actes 14.16, comme si elles n’avoyent nulle accointance avec luy, et ne leur donnoit point le remède par lequel il leur pouvoit subvenir : asçavoir la prédication de sa Parole. Parquoy Israël lors estoit nommé le fils délicat de Dieu : tous les autres estoyent tenus pour estrangers. Il estoit dit estre cognu de Dieu, et receu en sa sauvegarde et tutelle : les autres estre délaissez en leurs ténèbres. Il estoit dit estre sanctifié à Dieu : les autres profanes. Il estoit dit avoir esté honoré par la présence de Dieu : les autres en estre exclus. Mais quand la plénitude du temps est venue, laquelle avoit esté ordonnée pour réparer toutes choses : quand, dy-je, le Médiateur de Dieu et des hommes a esté manifesté ayant rompu la paroy qui avoit long temps tenu la miséricorde de Dieu enclose en un peuple Gal. 4.4 ; Eph. 2.14 : il a fait que la paix a esté annoncée à ceux qui estoyent loing, aussi bien qu’à ceux qui estoyent près : afin qu’estans tous ensemble réconciliez à Dieu, ils fussent unis en un corps. Pourtant il n’y a plus de considération de Juif ne de Grec, de Circoncision ne de Prépuce : mais Christ est tout en tous, auquel tous peuples de la terre ont esté donnez en héritage, et les fins du monde en seigneurie : afin que sans distinction il domine depuis une mer jusques à l’autre, depuis Orient jusques en Occident Gal. 6.15 ; Ps. 2.8 ; 72.8.

2.11.12

Pourtant la vocation des Gentils est encores une marque notable, par laquelle est démonstrée l’excellence du Nouveau Testament par-dessus le Vieil. Elle avoit bien esté prédite et testifiée anciennement par plusieurs Prophéties : mais c’estoit en telle sorte que l’accomplissement en estoit remis à la venue du Messias. Mesmes Jésus-Christ au commencement de sa prédication n’a pas voulu faire ouverture aux Gentils : mais a différé leur vocation jusques à ce que s’estant acquitté de tout ce qui appartenoit à nostre rédemption, et ayant passé le temps de son humilité il eust receu du Père un Nom qui est par-dessus tous noms : afin que tout genouil se fleschist devant luy Phil. 2.9. C’est la cause pourquoy il disoit à la Cananée, qu’il n’estoit point venu sinon pour les brebis perdues de la maison d’Israël, et que lors qu’il envoya premier ses Apostres, il leur défendit de passer ces limites : N’allez point vers les Gentils, et n’entrez point aux villes des Samaritains : mais allez plustost aux brebis perdues de la maison d’Israël Matth. 15.24 ; 10.5 ; car la saison que nous avons dite n’estoit pas encores venue. Qui plus est, combien que la vocation des Gentils eust esté démonstrée par tant de tesmoignages, toutesfois quand il a falu commencer, elle sembloit si nouvelle et estrange aux Apostres, qu’ils la craignoyent comme un prodige. Certes ils s’y sont employez avec grande difficulté ; et n’est point de merveille : car il ne sembloit advis que ce fust chose raisonnable, que Dieu qui avoit de si long temps ségrégé Israël des autres nations, subitement, comme ayant changé de propos, ostast une telle distinction. Cela avoit bien esté prédit par les Prophètes : mais ils ne pouvoyent pas estre si attentifs à escouter les Prophéties, que la nouveauté ne les esmeust bien fort. Les exemples que Dieu avoit au paravant donnez pour monstrer ce qu’il devoit faire : n’estoyent point suffisans pour les délivrer des scrupules. Car il avoit appelé bien peu de Gentils à son Eglise : et d’avantage en les appelant il les avoit incorporez par la Circoncision au peuple d’Israël, à ce qu’ils fussent comme de la famille d’Abraham. Or par la vocation publique des Gentils, qui a esté faite par l’ascension de Jésus-Christ, non-seulement ils ont esté eslevez en mesme degré d’honneur que les Juifs, mais qui plus est, ils ont esté substituez en leur lieu. Il y a encores outreplus, que jamais les estrangers que Dieu avoit incorporez, n’avoyent esté égalez aux Juifs. Et pourtant sainct Paul ne magnifie pas tant sans cause ce mystère, lequel il dit avoir esté caché en tous aages, et mesmes estre admirable aux Anges Col. 1.26.

2.11.13

Je pense avoir deuement et fidèlement comprins en ces quatre ou cinq membres toute la différence du Vieil et Nouveau Testament, autant qu’il en estoit mestier pour en donner une doctrine simple et pure. Mais pource que d’aucuns allèguent pour une grande absurdité, la diversité qui est entre le gouvernement de l’Eglise chrestienne et celuy de l’Eglise d’Israël : Item, la diverse façon d’enseigner, et le changement des cérémonies : il leur faut donner quelque response devant que passer outre ; ce qui se peut faire briefvement, d’autant que leurs objections ne sont pas si fortes ne si urgentes, qu’il fale mettre grand’peine à les réfuter. Ce n’est pas, disent-ils, une chose convenable, que Dieu, qui doit estre tousjours semblable à soy-mesme, ait ainsi changé de propos, que ce qu’il avoit une fois commandé, il l’ait réprouvé puis après. Je respon que Dieu ne doit point estre estimé muable en ce qu’il a accommodé diverses façons à divers temps, selon qu’il cognoissoit estre expédient. Si un laboureur ordonne à ses serviteurs autres ouvrages en hyver qu’en esté, nous ne l’arguerons pas toutesfois par cela d’inconstance : et ne dirons pas qu’il se desvoye de la droicte voye d’agriculture, laquelle, dépend de l’ordre perpétuel de nature. Semblablement si un homme instruit, gouverne et traitte ses enfans autrement en leur jeunesse qu’en leur enfance : puis qu’il change encores de façon quand ils seront venus en aage d’homme, nous ne dirons pas pourtant qu’il soit léger ou variable. Pourquoy doncques noterons-nous Dieu d’inconstance, de ce qu’il a distingué la diversité des temps par certaines marques, lesquelles il cognoissoit estre convenables et propres ? La similitude seconde nous doit bien contenter. Sainct Paul fait les Juifs semblables à petis enfans : les Chrestiens à jeunes gens Gal. 4.1-2. Quel inconvénient ou désordre y a-il en ce régime que Dieu a exercé les Juifs en rudimens propres à leur temps, comme à temps d’enfance, et que maintenant il nous instruit en une doctrine plus haute, et comme plus virile ? Ainsi la constance de Dieu se démonstre en cela, qu’il a ordonné une mesme doctrine à tous siècles. Le service qu’il a requis dés le commencement, il continue encores maintenant à le requérir. Touchant de ce qu’il a changé la forme et manière extérieure, en cela il ne s’est point démonstré sujet à mutation : mais il s’est bien voulu accommoder jusques-là à la capacité des hommes, laquelle est muable.

2.11.14

Mais ils répliquent encores : D’où vient ceste diversité, sinon que Dieu a voulu qu’elle fust telle ? Ne pouvoit-il pas bien tant au paravant l’advénement de Christ qu’après, révéler la vie éternelle en paroles claires et sans aucune figure ? Ne pouvoit-il pas instruire les siens en Sacremens évidens ? Ne pouvoit-il pas eslargir son sainct Esprit en telle abondance ? Ne pouvoit-il pas espandre sa grâce par tout le monde ? Or tout cela est autant comme s’ils plaidoyent contre Dieu, de ce qu’il a créé le monde si tard, comme ainsi soit qu’il l’eust peu faire dés le commencement : aussi de ce qu’il a mis différence entre les saisons de l’année, comme entre l’hyver et l’esté : Item, entre le jour et la nuict. Quant à nous, faisons ce que doyvent faire tous vrais fidèles, c’est de ne douter que tout ce que Dieu a fait, ne soit bien fait et sagement : encores que nous ne sçachions pas la cause pourquoy. Car ce seroit une trop folle arrogance à nous de ne point concéder à Dieu, qu’il sçache les raisons de ses œuvres, lesquelles nous soyent cachées. Mais c’est merveilles, disent-ils, que Dieu rejette maintenant les sacrifices des bestes et toute la pompe de la prestrise lévitique, qu’il a autresfois eus à plaisir. Voire, comme si Dieu se délectoit de ces choses extérieures et caduques, ou comme si jamais il s’y fust arresté. Nous avons desjà dit qu’il n’a rien fait de tout cela à cause de soy-mesme : mais qu’il a ordonné le tout pour le salut des hommes. Si un médecin usoit de quelque remède pour guairir un jeune homme, et puis que l’ayant à panser en sa vieillesse il usast d’une autre façon, dirions-nous pourtant qu’il réprouvast la forme qu’il avoit desjà tenue, ou qu’elle luy despleust ? Au contraire, il respondra qu’il a tousjours une mesme reigle, mais qu’il a regard à l’aage. Ainsi il a esté expédient que Jésus-Christ estant encores absent fust figuré par divers signes pour annoncer sa venue, que ne sont pas ceux qui nous représentent maintenant qu’il est venu. Touchant de la vocation de Dieu et de sa grâce qui a esté espandue plus amplement qu’elle n’avoit esté au paravant, et que l’alliance de salut a esté faite avec tout le monde, laquelle n’estoit donnée qu’au peuple d’Israël : je vous prie, qui est-ce qui contredira que ce ne soit raison que Dieu dispense librement ses grâces, et selon son bon plaisir ? qu’il puisse illuminer les peuples qu’il voudra ? qu’il face prescher sa Parole où bon luy semblera ? qu’il en face sortir tel fruit, et si grand et si petit qu’il voudra ? que quand il luy plaist il se puisse donner à cognoistre au monde par sa miséricorde, et retirer sa cognoissance qu’il avoit donnée, à cause de l’ingratitude des hommes ? Nous voyons doncques que ce sont trop vilenes calomnies, que toutes les objections dont les infidèles usent pour troubler les simples, afin de mettre en doute la justice de Dieu, ou la vérité de l’Escriture.

 

Chapitre XII
Qu’il a falu que Jésus-Christ, pour faire office de Médiateur, fust fait homme.

2.12.1

Or il estoit tant et plus requis que cestuy qui devoit estre nostre Médiateur, fust vray Dieu et homme. Si on demande dont ceste nécessité est venue, elle n’a pas esté simple et absolue (comme on parle) : mais la cause en a esté fondée sous le décret éternel de Dieu, dont le salut des hommes dépendoit. Or ce Père de toute clémence et bonté a ordonné ce qu’il nous cognoissoit estre le plus utile. Car puis que nos iniquitez ayans jetté une nuée entre luy et nous, pour empescher que nous ne veinssions à luy, nous avoyent du tout aliénez du royaume des cieux : nul ne pouvoit estre moyen pour nous réconcilier qu’il ne luy fust familier. Et qui est-ce qui en fust approché ? se fust-il trouvé quelqu’un des enfans d’Adam ? mais tous avec leur père avoyent ceste haute majesté en horreur. Quelqu’un des Anges y eust-il suffi ? mais tous aussi bien avoyent besoin d’un chef, par la liaison duquel ils fussent affermis pour adhérer à Dieu à jamais. Il ne restoit doncques nul remède, que tout ne fust désespéré, sinon que la majesté mesme de Dieu descendist à nous, puis qu’il n’estoit pas en nostre pouvoir de monter à icelle. Parquoy il a falu que le Fils de Dieu nous fust fait Immanuel : c’est-à-dire, Dieu avec nous : voire à telle condition que sa divinité et la nature des hommes fussent unies ensemble : autrement il n’y eust point eu de voisinage assez prochain, ne d’affinité assez ferme pour nous faire espérer que Dieu habitast avec nous. Car nos ordures et sa pureté faisoyent un trop grand divorce. Encores que l’homme fust demeuré en son intégrité, si est-ce que sa condition estoit trop basse pour parvenir à Dieu : combien moins s’est-il peu eslever en tel degré, après s’estre plongé par sa ruine mortelle en la mort et aux enfers ? après s’estre souillé de tant de macules, voire empunaisi en sa corruption, et abysmé en tout malheur ? Pourtant ce n’est point sans cause que sainct Paul voulant proposer Jésus-Christ pour Médiateur, notamment l’appelle Homme : Il y a, dit-il, un Médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ qui est homme 1Tim. 2.5. Il le pouvoit bien nommer Dieu, ou bien omettre le nom d’homme comme celuy de Dieu : mais pource que le sainct Esprit parlant par sa bouche cognoissoit nostre infirmité, il a usé de ce remède pour venir au-devant : c’est de mettre le Fils de Dieu de nostre rang, afin de nous rendre familiers à luy. Afin doncques que nul ne se tormentast où il faudroit chercher ce Médiateur, ou par quelle voye on le pourroit trouver, en l’appelant Homme, il advertit qu’il nous est prochain, voire qu’il nous attouche de si près que rien plus, estant nostre chair. Brief, il signifie ce qui est expliqué ailleurs plus au long : c’est asçavoir que nous n’avons point un Sacrificateur, qui ne puisse avoir compassion de nos infirmitez, veu qu’il a esté du tout tenté à la manière des hommes, excepté qu’il n’a eu nulle macule de péché Héb. 4.15.

2.12.2

Cecy sera encores mieux entendu, si nous réputons de quelle importance a esté l’office du Médiateur : asçavoir de nous restituer tellement en la grâce de Dieu, que nous soyons faits ses enfans, et héritiers de son royaume : au lieu qu’estans lignée maudite d’Adam, nous estions héritiers de la géhenne d’enfer. Qui eust peu faire cela, si le Fils de Dieu mesme n’eust esté fait homme, et qu’il prinst tellement du nostre, qu’il communiquast ce qui estoit sien, voire faisant nostre par grâce ce qui estoit sien de nature ? Ayans doncques ceste arre, que le Fils naturel de Dieu a prins un corps commun avec nous, et a esté fait chair de nostre chair, et os de nos os, nous avons certaine confiance que nous sommes enfans de Dieu son Père, veu que luy n’a point desdaigné de prendre ce qui nous estoit propre, pour estre fait un avec nous, et nous faire compagnons avec soy de ce qui luy estoit propre : et par ce moyen d’estre pareillement avec nous Fils de Dieu et Fils d’homme. De là vient ceste saincte fraternité, de laquelle il nous enseigne disant, Je monte à mon Père et à vostre Père, mon Dieu et vostre Dieu Jean 20.17. Voylà comment nous sommes asseurez de l’héritage céleste : c’est que le Fils unique de Dieu, auquel l’héritage universel appartient, nous a adoptez pour ses frères, et par conséquent faits héritiers avec luy Rom. 8.17. D’avantage, il estoit tant et plus utile, que celuy qui devoit estre nostre Rédempteur, fust vray Dieu et homme, pource qu’il faloit qu’il engloutist la mort : et qui en fust venu à bout, sinon la vie ? C’estoit à luy de vaincre le péché : et qui est-ce qui le pouvoit faire sinon la justice ? C’estoit à luy de destruire les puissances du monde et de l’air : et qui eust peu acquérir telle victoire, sinon celuy qui est la vertu surmontant toute hautesse ? Or où gist la vie, la justice, et l’empire du ciel, sinon en Dieu ? C’est luy doncques, qui selon sa clémence infinie s’est fait nostre en la personne de son Fils unique, en nous voulant racheter.

2.12.3

L’autre partie de nostre réconciliation avec Dieu, estoit que l’homme qui s’estoit ruiné et perdu par sa désobéissance, apportast à l’opposite pour remède une obéissance, laquelle satisfist au jugement de Dieu, en payant ce qui estoit deu pour son péché. Ainsi nostre Seigneur Jésus est apparu ayant vestu la personne d’Adam, et prins son nom pour se mettre en son lieu, afin d’obéir au Père, et présenter au juste jugement d’iceluy son corps pour pris de satisfaction, et souffrir la peine que nous avions méritée, en la chair en laquelle la faute avoit esté commise. En somme, d’autant que Dieu seul ne pouvoit sentir la mort, et l’homme ne la pouvoit vaincre, il a conjoinct la nature humaine avec la siene, pour assujetir l’infirmité de la première à la mort, et ainsi nous purger et acquitter de nos forfaits : et pour nous acquérir victoire en vertu de la seconde, en soustenant les combats de la mort pour nous. Parquoy ceux qui despouillent Jésus-Christ ou de sa divinité, ou de son humanité, diminuent bien sa majesté et gloire, et obscurcissent sa bonté et grâce : mais d’autre part ils ne font pas moins d’injure aux hommes, desquels ils renversent la foy, laquelle ne peut consister, qu’estant appuyée sur ce fondement. Il y a aussi d’avantage, qu’il a falu que les fidèles attendissent pour leur Rédempteur ce fils d’Abraham, et de David, que Dieu leur avoit promis en sa Loy, et aux Prophètes. Dont les âmes fidèles recueillent un autre fruit : c’est que par le discours de l’origine estans conduits jusques à David et à Abraham, elles cognoissent mieux et plus certainement que nostre Seigneur Jésus est ce Christ, qui avoit esté tant renommé et célébré entre les Prophètes. Mais surtout il nous convient retenir ce que j’ay dit n’aguères, que le Fils de Dieu nous a donné un bon gage de la société que nous avons avec luy par la nature qu’il a commune avec nous : et qu’estant vestu de nostre chair, il a desconfit la mort avec le péché, afin que la victoire et le triomphe fust nostre, et qu’il a offert en sacrifice ceste chair qu’il avoit prinse de nous, afin qu’ayant purgé les péchez, il effaçast nostre condamnation, et appaisast l’ire de Dieu son Père.

2.12.4

Celuy qui sera attentif à considérer ces choses selon qu’elles en sont dignes, mesprisera aisément les spéculations extravagantes, lesquelles transportent beaucoup d’esprits volages et trop convoiteux de nouveauté. Telle est la question qu’aucuns esmeuvent : c’est, Encores que le genre humain n’eust point eu besoin d’estre racheté, que Jésus- Christ n’eust point laissé d’estre fait homme. Je confesse bien qu’en l’estat premier de la création, et en l’intégrité de nature desjà il estoit ordonné chef sur les hommes et les Anges : pour laquelle raison sainct Paul l’appelle Premier-nay entre toutes créatures Col. 1.15. Mais puis que l’Escriture prononce haut et clair qu’il a esté vestu de nostre chair, pour estre fait Rédempteur, c’est une témérité trop grande d’imaginer autre cause ou autre fin. C’est chose toute notoire pourquoy il a esté promis, dés le commencement : asçavoir pour restaurer le monde qui estoit cheut en ruine, et secourir aux hommes qui estoyent perdus. Et pourtant son image a esté proposée sous la Loy aux sacrifices, afin que les fidèles espérassent que Dieu leur seroit propice, estant réconcilié par la purgation des péchez. Certes puis qu’en tous siècles, mesmes devant que la Loy fust publiée, jamais le Médiateur n’a esté promis qu’avec sang, nous avons à recueillir de là, qu’il estoit destiné par le conseil éternel de Dieu à nettoyer les macules des hommes, d’autant que c’est un signe de réparation d’offense, qu’espandre le sang. Et les Prophètes n’ont pas autrement parlé de luy, qu’en promettant qu’il viendroit pour réconcilier Dieu et les hommes. Ce qui nous suffira de prouver pour ceste heure, par ce tesmoignage d’Isaïe, qui est solennel entre les autres : où il est dit, qu’il sera frappé de la main de Dieu pour les crimes du peuple : que le chastiement de nostre paix sera sur luy : qu’il sera Sacrificateur pour s’offrir en hostie : qu’il nous guairira par ses playes : que tous ont erré et se sont esgarez comme brebis errantes : et qu’il a pleu à Dieu de l’affliger, afin qu’il portast les iniquitez de tous Esaïe 53.4-6. Quand nous oyons que Jésus-Christ est proprement ordonné par décret inviolable du ciel pour secourir aux povres pécheurs, concluons que tous ceux qui passent ces bornes, laschent par trop la bride à leur folle curiosité. Luy aussi estant apparu au monde, a déclairé que la cause de son advénement estoit de nous recueillir de mort à vie, nous ayant appointez avec Dieu. Les Apostres ont testifié le mesme. Voylà pourquoy sainct Jehan devant que de dire que la Parole a esté faite chair Jean 1.14, parle de la révolte et cheute de l’homme. Mais il n’y a rien meilleur que d’ouyr Jésus-Christ luy-mesme traittant de son office, comme quand il dit, Dieu a tant aimé le monde, qu’il n’a point espargné son Fils unique mais l’a livré à la mort, afin que tous ceux qui croiront en luy, ne périssent point, mais ayent la vie éternelle Jean 3.16. Item, L’heure est venue que les morts orront la voix du Fils de Dieu : et ceux qui l’auront ouye, vivront Jean 5.25. Item, Je suis la résurrection et la vie : qui croit en moy, estant mort vivra Jean 11.25. Item, Le Fils de l’homme est venu pour sauver ce qui estoit péri Matt. 18.11. Item, Ceux qui sont sains, n’ont que faire de médecin Matt. 9.12. Ce ne seroit jamais fait, si je vouloye recueillir tous les passages servans à ce propos. Certes les Apostres d’un commun accord nous ameinent tous à ce principe. Et de faict, s’il n’estoit venu pour nous réconcilier à Dieu, sa dignité sacerdotale tomberoit bas, veu que le Sacrificateur est interposé entre Dieu et les hommes, pour obtenir pardon des péchez Héb. 5.1. Il ne seroit point nostre justice, veu qu’il a esté fait hostie pour nous, afin que Dieu ne nous impute point nos fautes 2Cor. 5.19 : brief, il seroit desnué de tous les tiltres dont l’Escriture l’honore. Le dire de sainct Paul aussi seroit renversé, que Dieu a envoyé son Fils, pour faire ce qui estoit impossible à la Loy : c’est, qu’en similitude de chair pécheresse il portast nos péchez Rom. 8.3. Ce qu’il dit aussi en un autre passage n’auroit point de lieu : c’est que la grande bonté de Dieu et amour envers les hommes a esté cognue, quand il nous a donné son Fils pour Rédempteur. En somme l’Escriture n’assigne autre fin pour laquelle Jésus-Christ ait voulu prendre nostre chair, et ait esté envoyé du Père sinon afin d’estre fait sacrifice d’appointement Tite 2.14. Il a esté ainsi escrit, et a falu que Christ souffrist, et qu’on preschast repentance en son Nom Luc 24.26, dit-il en sainct Luc : et sainct Jehan de mesme, Le père m’aime, d’autant que je mets ma vie pour mes brebis, Le Père le m’a ainsi commandé. Item, Comme Moyse a eslevé le serpent au désert, ainsi faut-il que le Fils de l’homme soit exalté. Item, Père, sauve-moy de ceste heure : mais pour ceste cause y suis-je venu. Père, glorifie ton Fils Jean 10.17 ; 3.14 ; 12.27-28. Or en ces passages il marque notamment pour quelle fin il a prins chair humaine : c’est d’estre fait sacrifice et satisfaction pour abolir les péchez. Par mesme raison Zacharie dit en son cantique, qu’il est venu suyvant la promesse donnée aux Pères, pour esclairer ceux qui estoyent assis en ténèbres de mort Luc 1.79. Qu’il nous souviene que toutes ces choses sont preschées du Fils de Dieu, auquel sainct Paul dit que tous thrésors de sagesse et intelligence sont cachez : et outre lequel il se glorifie ne rien sçavoir Col. 2.3 ; 2Cor. 2.2.

2.12.5

Si quelqu’un réplique que tout cela n’empesche point que Jésus-Christ, qui a racheté ceux qui estoyent damnez n’ait peu aussi testifier son amour envers ceux qui fussent demeurez sains et entiers en vestant leur nature : la response est briefve, puis que le sainct Esprit prononce que par le conseil éternel de Dieu ces deux choses ont esté conjoinctes ensemble, qu’il fust fait nostre Rédempteur et participant de nostre nature, qu’il n’est licite de nous enquérir plus outre : Car si quelqu’un ne se contentant point du décret immuable de Dieu, est chatouillé de convoitise d’en sçavoir plus outre, il monstre par cela qu’il ne se contente non plus de Jésus-Christ, en ce qu’il nous a esté donné pour pris de rédemption. Mesmes sainct Paul ne récite pas seulement pourquoy il nous a esté envoyé : mais en traittant de ce haut mystère de la prédestination, il bride en cest endroict tous fols appétis, et toute outrecuidance de l’esprit humain, en disant que le Père nous a esleus devant la création du monde, pour nous adopter au nombre de ses enfans, selon le propos de sa volonté, et qu’il nous a eus agréables au nom de son Fils bien-aimé, auquel nous avons rédemption par son sang Ephés. 1.4-7. Certes il ne présuppose point yci la cheute d’Adam comme ayant précédé en temps, mais il monstre ce que Dieu a déterminé devant tous siècles, en voulant remédier à la misère du genre humain. Si quelqu’un derechef objecte qu’un tel conseil de Dieu est provenu de la ruine de l’homme, laquelle il prévoyoit, ce m’est bien assez que tous ceux qui se donnent congé de chercher en Christ, ou appètent de sçavoir de luy plus que Dieu n’en a prédestiné en son conseil secret, s’avancent et se desbordent d’une audace trop énorme à forger un nouveau Christ. Et c’est à non droict que sainct Paul, après avoir parlé du vray office de Jésus-Christ, prie qu’il donne Esprit d’intelligence aux siens pour leur faire comprendre quelle est la longueur, hautesse, largeur et profondeur : asçavoir la charité de Christ, laquelle est par-dessus toute science Ephés. 3.16-19 : comme si de propos délibéré il barroit nos esprits entre des treillis, pour les empescher de décliner tant peu que ce soit çà ne là quand il est fait mention de Christ : mais les exhorter à se tenir, à la grâce de réconciliation qu’il nous a apportée. Et puis que le mesme Apostre testifie ailleurs que c’est une parole fidèle et arrestée, que Jésus-Christ est venu pour sauver les pécheurs 1Tim. 1.15, je m’y repose volontiers. Puis aussi qu’il enseigne que la grâce laquelle nous est manifestée en l’Evangile nous a esté donnée en Jésus-Christ devant tous temps et siècles 2Tim. 1.9, je conclu qu’il nous convient demeurer constamment en icelle jusques à la fin. Osiander sans raison renverse ceste modestie ; car combien que ceste question eust esté esmeue jadis de quelques-uns, il s’y est tellement escarmouché, qu’il en a malheureusement troublé l’Eglise. Il argue de présomption ceux qui disent, que si Adam ne fust trébusché, le Fils de Dieu ne fust point apparu en chair : pource qu’il n’y a point certain tesmoignage de l’Escriture qui réprouve une telle fantasie. Voire, comme si sainct Paul n’eust point bridé ceste perverse curiosité, quand après avoir parlé de la rédemption acquise par Jésus-Christ, incontinent il commande de fuir toutes folles questions Tite. 3.8-9. La rage d’aucuns s’est desbordée jusques-là, qu’estans poussez d’un appétit pervers d’estre réputez pour gens aigus, ils ont disputé si le Fils de Dieu pouvoit prendre la nature d’un asne. Si Osiander veut excuser ceste question (laquelle toutes gens craignans Dieu à bon droict ont en horreur comme un monstre détestable) et la veut excuser sous ceste couverture, qu’elle n’est point condamnée notamment : je respon que sainct Paul, n’estimant rien digne d’estre cognu outre Jésus-Christ crucifié 1Cor. 2.2, n’auroit garde de recevoir un asne pour autheur de salut. Parquoy, d’autant qu’ailleurs il enseigne que Jésus-Christ a esté par le conseil éternel du Père ordonné chef pour recueillir toutes choses Ephés. 1.22 : par mesme raison jamais ne recognoistra un Christ, qui n’ait eu charge ni office de racheter.

2.12.6

Le principe duquel il fait ses triomphes est du tout, frivole : c’est que l’homme a esté créé à l’image de Dieu, d’autant qu’il a esté formé au patron de Christ, afin de le représenter en la nature humaine, de laquelle desjà le Père avoit décrété le revestir. Osiander conclud de là, qu’encores que jamais Adam ne fust tombé et décheu de sa première origine, le Christ n’eust pas toutesfois laissé d’estre homme. Toutes gens de sain jugement cognoissent d’eux-mesmes combien cela est froid et contraint, et tiré par les cheveux, comme l’on dit. Cependant cest homme farci d’orgueil cuide avoir cognu le premier que c’est que l’image de Dieu, asçavoir que la gloire de Dieu reluisoit en Adam, non-seulement es dons excellens, desquels il estoit orné, mais aussi que Dieu habitoit essenciellement en luy. Or combien que je luy accorde qu’Adam ait porté l’image de Dieu, entant qu’il estoit conjoinct avec luy (qui est la vraye et souveraine perfection de dignité) toutesfois je dy que l’image de Dieu ne se doit chercher sinon aux marques d’excellence, dont Adam a esté anobli par-dessus tous animaux. Tous confessent bien d’un accord que Jésus-Christ estoit desjà lors l’image de Dieu : et par ainsi que tout ce qui a esté imprimé d’excellence en Adam, est procédé de ceste source qu’il approchoit de la gloire de son Créateur par le moyen du Fils unique. Pourtant l’homme a esté créé à l’image de celuy qui l’a formé Gen. 1.27, et par conséquent a esté comme un miroir auquel la gloire de Dieu resplendissoit : et a esté eslevé en tel degré d’honneur par la grâce du Fils unique. Mais il convient adjouster quant et quant, que ce Fils a esté chef en commun tant aux Anges qu’aux hommes : tellement que la dignité donnée à l’homme appartenoit aussi bien aux Anges. Car quand nous oyons que l’Escriture les nomme fils de Dieu, il ne seroit pas convenable de nier qu’ils n’ayent des marques imprimées pour représenter leur Père. Or si Dieu a voulu démonstrer sa gloire tant aux Anges qu’aux hommes, et a voulu qu’elle fust évidente en toutes les deux natures, Osiander badine trop sottement, laissant les Anges derrière, comme s’ils ne portoyent point la figure de Jésus-Christ : car ils ne jouiroyent pas continuellement de sa présence et de son regard, s’ils ne luy estoyent semblables. Et de faict saint Paul n’enseigne que les hommes soyent autrement renouvelez à l’image de Dieu, que pour estre compagnons des Anges, afin d’adhérer les uns aux autres sous un mesme chef. Brief, si nous adjoustons foy à Jésus-Christ, nostre dernière félicité sera, après estre recueillis au ciel, d’estre conformes aux Anges. Que si on permet à Osiander de dire que le premier et principal patron de l’image de Dieu a esté en ceste nature humaine que devoit prendre Jésus-Christ, on pourra aussi conclurre à l’opposite, qu’il devoit aussi bien prendre la forme des Anges, puis que l’image de Dieu leur appartient.

2.12.7

Il ne faut point doncques qu’Osiander craigne, comme il prétend, que Dieu soit trouvé menteur, si desjà il n’eust eu en son Esprit le décret immuable de faire son Fils homme. Car encores que l’estat de l’homme n’eust pas esté ruiné, il n’eust pas laissé d’estre semblable à Dieu avec les Anges : et toutesfois il n’eust pas esté nécessaire que le Fils de Dieu deveinst homme ou Ange. C’est aussi en vain qu’il craind ceste absurdité, s’il n’eust point esté déterminé par le conseil immuable de Dieu devant qu’Adam fust créé, que Jésus-Christ deust naistre homme, non pas comme Rédempteur, mais comme le premier des hommes, que son honneur en cela ne soit amoindri, veu qu’il ne seroit nay que par accident pour restaurer le genre humain qui estoit perdu : et ainsi qu’il auroit esté créé à l’image d’Adam. Car pour quoy aura-il en horreur ce que l’Escriture enseigne tant ouvertement, c’est qu’il a esté fait du tout semblable à nous, excepté péché Héb. 4.15 ? Dont sainct Luc ne fait nulle difficulté de le nommer en la généalogie qu’il récite, Fils d’Adam Luc 3.38. Je voudroye bien aussi sçavoir pourquoy il est appelé le second Adam en sainct Paul 1Cor. 15.45, sinon d’autant que le Père céleste l’a assujeti à la condition des hommes pour retirer les successeurs d’Adam de la ruine où ils estoyent plongez. Car si le conseil de Dieu, de luy donner forme humaine avoit précédé en ordre la création, il devroit estre appelé le premier Adam. Il ne couste rien à Osiander d’affermer en tant que Jésus-Christ estoit prédestiné en l’Esprit de Dieu d’estre fait homme, que tous ont esté formez en ce patron. Sainct Paul au contraire, nommant Jésus-Christ, Second Adam, met au milieu de l’origine première et de la restitution que nous obtenons par Christ, la ruine et confusion qui est entrevenue, fondant la venue de Jésus-Christ sur la nécessité de nous réduire en nostre estat. Dont il s’ensuit que c’a esté la cause de faire prendre chair humaine au Fils de Dieu. Osiander argue aussi mal et sottement, en disant que si Adam eust persisté en son intégrité, il eust esté image de soy-mesme, et non pas de Jésus-Christ. Car combien que le Fils de Dieu n’eust jamais prins chair, l’image de Dieu n’eust pas laissé de reluire en nos corps et en nos âmes : et comme par les rayons d’icelle il eust tousjours apparu que Jésus-Christ estoit vrayement chef, ayant la primauté entre les hommes. Par ce moyen sa subtilité frivole est solue : c’est que les Anges eussent esté privez de ce chef, si Dieu n’eust déterminé en soy de faire son Fils homme, mesmes sans que le péché d’Adam l’eust requis. Car il prend trop inconsidérément ce que nul de sens rassis ne luy ottroyera : asçavoir que Jésus-Christ n’ait point de prééminence sur les Anges sinon d’autant qu’il est homme : veu qu’au contraire il est facile de tirer des paroles de sainct Paul, qu’entant qu’il est la Parole éternelle de Dieu, il est aussi premier-nay de toutes créatures Col. 1.15 : non pas qu’il ait esté créé ne qu’il doive estre nombre entre les créatures, mais pource que l’estat du monde, en ceste beauté qu’il a eue tant excellente, n’a pas eu d’autre principe. Or entant qu’il a esté fait homme, il est appelé premier-nay des morts Col. 1.18. L’Apostre comprend l’un et l’autre en brief, et le nous donne à considérer, quand il dit que toutes choses ont esté créées par le Fils, afin qu’il dominast sur les Anges : et qu’il a esté fait homme, afin de venir faire office de Rédempteur. C’est une pareille sottise à Osiander, de dire que les hommes n’eussent point eu Jésus-Christ pour Roy, s’il n’eust esté homme ? Voire, comme s’il n’y eust eu nul Règne ni Empire de Dieu, quand le Fils unique, combien qu’il ne fust point vestu de chair humaine, ayant recueilli les hommes et les Anges sous soy, eust présidé sur eux en sa gloire. Mais il se trompe tousjours ou plustost s’ensorcelle en ceste resverie : c’est que l’Eglise eust esté sans teste, si Jésus-Christ ne fust apparu en chair. Voire, comme s’il n’eust peu avoir sa prééminence sur les hommes pour les gouverner par sa vertu divine, et leur donner vigueur par la force secrète de son Esprit : voire les nourrir comme son corps, tout ainsi qu’il s’est fait sentir chef aux Anges, jusques à ce qu’il les amenast à la jouissance d’une mesme vie que les Anges ont. Osiander estime que ses badinages que j’ay réfutez jusques yci, sont comme oracles infaillibles, selon qu’il a accoustumé, estant enyvré de ses spéculations, de faire ses triomphes d’un rien : mais en la fin il se vante d’avoir un argument insoluble et ferme par-dessus tous les autres, asçavoir la prophétie d’Adam, lequel ayant veu Eve sa femme dit, Voyci maintenant os de mes os, et chair de ma chair Gen. 2.23. Mais d’où prouvera-il que c’est une prophétie ? Il respondra possible, que Jésus-Christ en sainct Matthieu attribue ceste sentence à Dieu. Voire, comme si tout ce que Dieu prononce par les hommes contenoit quelque prophétie pour l’advenir. Par ce moyen il faudroit qu’en chacun précepte de la Loy il y eust prophétie, veu que tous ont esté donnez de Dieu. Mais il y auroit bien pis, si nous voulions croire ce fantastique : car Jésus-Christ eust esté un expositeur terrestre, s’amusant au sens litéral, veu qu’il ne traitte point de l’union mystique qu’il a avec son Eglise, mais allègue le passage pour monstrer quelle foy et loyauté doit le mari à sa femme, puis que Dieu a prononcé que l’homme et la femme ne seroyent qu’un : et par ce moyen il monstre qu’il n’est licite à nul d’attenter de rompre par divorce ce lien indissoluble. Si Osiander mesprise ceste simplicité, qu’il reprene Jésus-Christ, de ce qu’il n’a point abruvé ses disciples de ceste belle allégorie que luy nous met en avant : et par ainsi n’a pas interprété assez subtilement le dire de son Père. Ce qu’il ameine de sainct Paul ne sert de rien à sa fantasie. Car sainct Paul après avoir dit que nous sommes chair de la chair de Christ, s’escrie que c’est un grand mystère Ephés. 5.32. Et ainsi il ne veut point réciter en quel sens Adam a proféré ceste sentence : mais sous la similitude du mariage il nous veut induire à considérer ceste conjonction sacrée, laquelle nous fait estre un avec Jésus-Christ : mesmes les mots expriment cela. Car l’Apostre en protestant qu’il parle de Christ et de l’Eglise, met une espèce de correction, pour discerner le mariage d’avec l’union spirituelle de Jésus-Christ avec son Eglise, et ainsi tout le babil d’Osiander s’esvanouit de soy-mesme. Parquoy il ne sera point nécessaire de remuer plus tel bagage, veu que la vanité en est assez descouverte par ceste briefve réfutation. Quoy qu’il en soit, ceste sobriété suffira à contenter les enfans de Dieu : c’est que quand la plénitude des temps est venue, Dieu a envoyé son Fils nay de femme, assujeti à la Loy, afin de racheter ceux qui estoyent sous la Loy Gal. 4.4.

 

Chapitre XIII
Que Jésus-Christ a prins vraye substance de chair humaine.

2.13.1

Je pense qu’il seroit superflu de traitter derechef plus au long de la divinité de Jésus-Christ, puis qu’elle a esté desjà assez prouvée par bons et certains tesmoignages de l’Escriture. Il reste doncques de veoir comment ayant vestu nostre chair, il a accompli l’office de Médiateur. Or jadis les Manichéens et Marcionites ont tasché d’anéantir la vérité de sa nature humaine. Car les seconds imaginoyent qu’il avoit prins un fantosme au lieu d’un corps : les premiers imaginoyent que son corps estoit céleste. Mais l’Escriture résiste en plusieurs passages à tels erreurs. Car la bénédiction n’a pas esté promise ou en une semence céleste, ou en une masque d’homme, mais en la semence d’Abraham et de Jacob Gen. 12.2 ; 17.2-8 ; 26.4. Et le throne éternel n’est point promis à un homme forgé en l’air, mais au fils de David, et au fruit de son ventre. Dont Jésus-Christ estant manifesté en chair, est nommé fils de David et d’Abraham Mat. 1.1 : non pas seulement pour avoir esté porté au ventre de la vierge Marie, et qu’il n’eust pas esté procréé de sa semence : mais pource que selon l’interprétation de sainct Paul, il a esté fait de la semence de David selon la chair : comme en un autre passage il dit qu’il est descendu des Juifs selon la chair. Parquoy le Seigneur mesme ne se contentant point du nom d’homme, s’appelle souventesfois Fils d’homme, voulant plus clairement exprimer qu’il est homme vrayement engendré de lignée humaine. Veu que le sainct Esprit a tant de fois et par tant d’organes, et en telle diligence et simplicité exposé une chose laquelle n’estoit point trop obscure de soy, qui est-ce qui eust pensé que jamais homme mortel eust esté si impudent, de répliquer à l’encontre ? Et toutesfois il s’offre encore d’autres tesmoignages, si on désire d’en avoir plus grande quantité : comme quand sainct Paul dit que Dieu a envoyé son Fils fait de femme : et quand il est récité par-cy par-là, qu’il a eu faim et soif, et froid, et a esté sujet aux autres infirmitez de nostre nature Gal. 4.4. Mais d’un nombre infini qu’on pourroit amasser, il nous est utile de choisir principalement ceux qui peuvent servir à édifier nos âmes en foy et en vraye fiance de salut. Comme quand il est dit qu’il n’a jamais fait cest honneur aux Anges de prendre leur nature, mais qu’il a prins la nostre, afin de destruire en la chair et au sang celuy qui obtenoit l’empire de mort Héb. 2.16. Item, que par telle communication nous sommes réputez ses frères. Item qu’il a falu qu’il fust semblable à ses frères, pour estre fidèle Intercesseur, enclin à miséricorde Héb. 2.11-12, 17. Item, que nous n’avons point un Sacrificateur sans compassion et pitié de nos infirmitez, veu qu’il en a esté tenté : et semblables passages Héb. 4.15. A quoy aussi se rapporte ce que nous avons touché cy-dessus, qu’il estoit requis que les péchez du monde fussent effacez en nostre chair, comme sainct Paul l’afferme clairement Rom. 8.3. D’avantage, tout ce qui a esté donné à Jésus-Christ par son Père, nous appartient : d’autant qu’il est le chef, duquel tout le corps estant lié par ses jointures, prend son accroissement Ephés. 4.16. Mesmes ce qui est dit, que l’Esprit luy a esté donné sans mesure, afin que nous puisions tous de sa plénitude Jean 1.16, ne conviendroit pas sinon qu’il eust esté vray homme : d’autant qu’il n’y auroit rien plus contraire à raison, que de dire que Dieu ait esté enrichi en son essence de quelque don nouveau. Pour laquelle raison aussi il dit, qu’il s’est sanctifié soy-mesme pour nous Jean 17.19.

2.13.2

Ils ont bien allégué, quelques passages pour confirmation de leur erreur, mais ils les ont trop lourdement dépravez : et ne profiteront rien, quoy qu’ils s’efforcent, en voulant eschapper de ce que nous avons allégué. Marcion a pensé que le corps de Jésus-Christ n’estoit qu’un fantosme, pource qu’il est dit qu’il a esté fait en similitude de l’homme, et qu’il a esté réputé comme homme en figure Phil. 2.7 : mais il a très mal regardé à ce que sainct Paul traitte là. Car il n’enseigne pas quel corps Jésus-Christ a prins : mais que comme ainsi soit qu’à bon droict il peust démonstrer la gloire de sa divinité, il est apparu en forme et condition d’homme mesprisé et de nulle valeur. C’est, di-je, l’intention de l’Apostre, de nous exhorter à humilité par l’exemple de Jésus-Christ, veu qu’estant Dieu immortel, il se pouvoit déclairer tel du premier coup : toutesfois qu’il a quitté de son droict, et s’est anéanty de son bon gré, prenant semblance et condition d’un chef, et s’estant abaissé en telle petitesse il a souffert que sa divinité fust cachée pour un temps sous le voile de sa chair. Il ne déduit pas doncques quel a esté Jésus-Christ en sa substance, mais comment et en quelle sorte il s’est porté. Mesmes par le fil du texte il est aisé à recueillir que Jésus-Christ s’est anéanty en la vraye nature humaine. Car que veulent dire, ces mots, qu’il a esté trouvé comme homme en figure, sinon que pour un temps sa gloire divine n’a point relui, mais seulement la forme humaine en condition vile et basse ? Autrement aussi ce que dit sainct Pierre ne conviendrait point : c’est qu’il est mort en chair et vivifié en Esprit 1Pi. 3.18, sinon qu’il eust esté infirme en la nature humaine. Ce que sainct Paul explique plus clairement, disant qu’il a souffert selon l’infirmité de la chair 2Cor. 13.4. Et de là provient ceste hautesse, laquelle sainct Paul notamment exprime que Jésus-Christ a obtenu après s’estre anéanty. Car il ne pouvoit estre exalté, sinon entant qu’il est homme composé de corps et d’âme. Manichée luy a forgé un corps en l’air, d’autant qu’il est nommé le second Adam céleste, estant venu du ciel 1Cor. 15.47 : mais l’Apostre n’introduit point là une substance céleste de la chair de Jésus-Christ, mais sa vertu spirituelle laquelle il espand sur nous afin de nous vivifier. Or nous avons desjà veu que sainct Pierre et sainct Paul la séparent de la chair ; mesmes par ce passage la doctrine que nous tenons avec tous Chrestiens, quant à la chair de Jésus-Christ, est très-bien establie. Car s’il n’avoit une mesme nature de corps avec nous, tous les argumens que sainct Paul ameine et déduit, tomberoyent bas : asçavoir, que si Christ est ressuscité, nous ressusciterons : si nous ne ressuscitons point, que Jésus-Christ n’est point ressuscité 1Cor. 15.14. Quelques cavillations que les Manichéens s’efforcent de chercher, ils ne se despestreront jamais de ces raisons-là. C’est une eschappatoire frivole de ce qu’ils babillent, que Jésus-Christ est nommé Fils de l’homme, à cause qu’il a esté promis aux hommes : Car c’est chose notoire que ceste façon de parler est prinse de la langue hébraïque, en laquelle Fils de l’homme vaut autant comme vray homme, comme par toute l’Escriture les hommes sont nommez fils d’Adam. Et pour ne point chercher preuve de loin, un passage nous suffira. Les Apostres approprient à Jésus-Christ ce qui est dit au Pseaume huitième, Qu’est-ce que de l’homme, que tu as souvenance de luy ? ou le fils de l’homme, que tu le visites ? Par ceste façon de parler la vraye humanité de Jésus-Christ est exprimée, car combien qu’il n’ait pas esté engendré de père mortel à la façon commune, toutesfois son origine est d’Adam. Et de faict, sans cela ce que nous avons desjà allégué ne consisteroit point, qu’il a esté fait participant de chair et de sang pour assembler les enfants de Dieu en un Héb. 2.14. Car par ces mots il nous démonstre qu’il est compagnon de nostre nature. Il y a un mesme sens en ce que l’Apostre adjouste, que l’autheur de saincteté et ceux qui sont sanctifiez sont d’un. Car que cela se doyve rapporter à la mesme nature que le Fils de Dieu a commune avec nous, il appert par ce qu’il adjouste incontinent : asçavoir qu’il n’a point de honte de nous appeler Frères Héb. 2.12. Car si au paravant il eust dit que les fidèles sont de Dieu, Jésus-Christ n’auroit nulle occasion d’avoir honte en nous acceptant : mais pource que selon sa grâce infinie il s’accompagne avec nous, qui sommes bas et contemptibles, voilà pourquoy il est dit qu’il n’en a point honte. C’est en vain que les adversaires répliquent que par ce moyen les incrédules seroyent frères de Jésus-Christ : veu que nous sçavons que les enfans de Dieu ne sont point nais de chair et de sang, mais du sainct Esprit par foy. Pourtant la seule chair ne fait point une conjonction fraternelle. Or combien que l’Apostre face cest honneur aux fidèles tant seulement, d’estre d’une substance avec Jésus-Christ, il ne s’ensuit pas que les incrédules n’ayent une mesme origine de chair, comme quand nous disons que Jésus-Christ a esté fait homme pour nous faire enfans de Dieu, cela ne s’estend pas à tout chacun : car la foy doit entrevenir au milieu, pour nous enter spirituellement au corps de Jésus-Christ. Ils se monstrent aussi bien bestes, en arguant que Jésus-Christ, puis qu’il est appelé premier-nay entre ses frères Rom. 8.29 devoit donc estre le fils aisné d’Adam, et devoit naistre dés le commencement du monde, pour avoir telle primogéniture. Car ce nom ne se rapporte point à l’aage, mais à la dignité et éminence de vertu que Jésus-Christ a par-dessus tous. Quant à ce qu’ils disent que Jésus-Christ a prins la nature des hommes, non pas des Anges, pource qu’il a receu à soy en amitié le genre humain Héb. 2.16 : ceste échappatoire ne leur sert de rien. Car l’Apostre, pour amplifier l’honneur que Jésus-Christ nous a fait, nous compare avec les Anges, lesquels ont esté inférieurs à nous en cest endroit. Mesmes si on poise droictement le tesmoignage de Moyse, où il dit que la semence de la femme brisera la teste du serpent Gen. 3.15, il suffit pour décider toute ceste dispute : car il n’est pas là question seulement de Jésus-Christ, mais de tout le genre humain. Pource que la victoire acquise par Jésus-Christ nous appartient, Dieu prononce en général que ceux qui seront descendus du lignage de la femme, seront victorieux par-dessus le Diable. Dont il s’ensuit que Jésus-Christ a esté engendré de la race humaine, veu qu’un tel bien est fondé en luy. Car l’intention de Dieu estoit de consoler Eve à laquelle il parloit, de peur qu’elle ne fust accablée de tristesse et désespoir.

2.13.3

Ces brouillons aussi monstrent leur sottise autant que leur impudence, enveloppans en allégories ces mots tant clairs, que Jésus-Christ est la lignée d’Abraham, et le fruit du ventre de David. Car si ce nom de semence eust esté mis en tel sens, sainct Paul ne l’eust pas dissimulé, quand il prononce clairement et sans figure, qu’il n’y a point plusieurs rédempteurs de la lignée d’Abraham, mais Jésus-Christ seul Gal. 3.16. Autant vaut ce qu’ils prétendent qu’il n’est appelé Fils de David, sinon pource qu’il luy avoit esté promis, et a esté manifesté en son temps. Car sainct Paul après l’avoir nommé Fils de David, adjoustant ce mot, Selon la chair Rom. 1.3, spécifie sans doute la nature d’homme. Pareillement au chapitre 9, après avoir dit qu’il est Dieu bénit éternellement, il met à part qu’il est descendu des Juifs selon la chair. D’avantage s’il n’estoit vrayement engendré de la race de David, que signifieroit ceste façon de parler, qu’il est le fruit de son ventre ? et qu’emporteroit ceste promesse, Il descendra successeur de tes reins, qui demeurera ferme en ton throne Ps. 132.18 ? Ils brouillent aussi par vaine sophisterie le récit que fait sainct Matthieu de la généalogie de Jésus-Christ. Car combien qu’il ne raconte point le père et les ancestres de Marie, mais de Joseph, toutesfois pource qu’il traitte d’une chose pour lors assez cognue de grans et petis, ce luy est assez de monstrer que Joseph estoit sorti de la lignée de David : veu mesmes qu’on sçavoit que Marie estoit de la mesme famille. Sainct Luc poursuit plus outre : c’est que le salut apporté par Jésus-Christ est commun à tout le genre humain, d’autant qu’il est engendré d’Adam père commun de tous. Je confesse que de la généalogie, comme elle est couchée, on ne pourroit pas conclurre que Jésus-Christ fust fils de David, sinon d’autant qu’il est nay de Marie : mais les nouveaux Marcionites se monstrent bestes, et par trop orgueilleux tout ensemble, quand pour colorer leur erreur, asçavoir que Jésus-Christ s’est fait un corps de rien, ils disent que les femmes sont sans semence : en quoy ils renversent tous les élémens de nature. Or pource que ceste dispute n’est point théologique, mais plustost de Philosophie et de Médecine, je m’en déporte : non pas qu’il soit difficile de les rembarrer, veu que les raisons qu’ils ameinent peuvent estre aisément abatues en trois mots : mais pource que je ne me veux point divertir de l’instruction que j’ay proposé de donner en ce livre. Ainsi pour nous tenir à l’Escriture, quant à ce que ces brouillons allèguent qu’Aaron et Joïadah ont prins femmes de la lignée de Juda : et pourtant si les femmes avoyent semence pour engendrer, que lors la discrétion des lignées eust esté confuse : je respon que la semence virile, quant à l’ordre politique, a ceste prérogative et dignité, que l’enfant prend son nom du père : mais que cela n’empesche point que la femme n’engendre aussi de son costé. Et ceste solution s’estend à toutes les généalogies que récite l’Escriture. Souvent elle fait mention des hommes : est-ce à dire que les femmes ne soyent rien ? Or les petis enfans peuvent juger qu’elles sont comprinses sous les hommes. Tour ceste raison il est dit quelquesfois, que les femmes enfantent à leurs maris : pource que le nom de la famille demeure tousjours vers les masles. Au reste, comme Dieu a donné ce privilège aux hommes pour la dignité de leur sexe, que selon la condition des pères les enfans soyent tenus pour nobles ou vileins, à l’opposite les loix civiles ordonnent que l’enfant, quant à la servitude, suyve la condition de la mère, comme un fruit provenant d’elle : dont il s’ensuit que ce qu’elles portent est procréé en partie de leur semence. Et aussi c’est un langage receu de tous temps et entre tous peuples, que les mères soyent appelées génitrices. A quoy aussi s’accorde la Loy de Dieu, laquelle sans raison défendroit le mariage de l’oncle avec la fille de sa sœur, veu qu’il n’y auroit autrement nulle consanguinité. Il seroit aussi licite à un homme de prendre à femme sa sœur, fille seulement de sa mère : veu qu’elle ne luy seroit point parente. Je confesse bien que les femmes, quant à la génération, sont comme instrumens passifs : mais je di que ce qui est prononcé des hommes, leur est aussi bien attribué, car il n’est pas dit que Jésus Christ soit fait par la femme, mais de la femme Gal. 4.4. Aucuns de ces hérétiques sont si vileins, que d’interroguer si c’est chose décente, que Jésus-Christ ait esté procréé d’une semence qui est sujette au mal qui advient aux femmes : en quoy on voit qu’ils ont perdu toute honte. Je respon simplement en un mot, qu’ils seront contraints de confesser, quoy qu’il en soit, que Jésus-Christ a esté nourri au sang de la Vierge, à quelque povreté qu’il fust sujet. Ainsi la question qu’ils esmeuvent leur est contraire. On peut donc droictement et à bonne raison conclurre des paroles de sainct Matthieu, puis que Jésus-Christ est engendré de Marie, qu’il est créé et formé de sa semence : comme quand il est dit que Booz est engendré de Rahab, une semblable génération est signifiée Matt. 1.5, 16. Et de faict sainct Matthieu n’entend pas de faire seulement de la Vierge un canal, par lequel Jésus-Christ soit passé : mais il discerne cest ordre admirable et incompréhensible d’engendrer, de celuy qui est vulgaire en nature, en ce que Jésus-Christ par le moyen d’une Vierge a esté engendré de la race de David. Car il est dit que Jésus-Christ a esté engendré de sa mère en mesme sens et selon une mesme raison qu’il est dit qu’Isaac a esté engendré d’Abraham, Salomon de David, et Joseph de Jacob. Car l’évangéliste déduit tellement le fil de son texte, qu’en voulant prouver que Jésus-Christ a eu son origine de David, il se contente de ceste raison, qu’il a esté engendré de Marie. Dont il s’ensuit qu’il prenoit ce point pour résolu, que Marie estoit parente de Joseph, et par conséquent de la race de David.

2.13.4

Les absurdités qu’ils mettent en avant contre nous, sont plenes de calomnies puériles. Ils estiment que ce seroit grand opprobre à Jésus-Christ d’estre sorti de la race des hommes, pource qu’il ne pourroit pas estre exempté de la loy commune, laquelle enclost sans exception toute la lignée d’Adam sous péché. Mais la comparaison que fait sainct Paul soud très-bien ceste difficulté : c’est que comme par un homme le péché est entré au monde, et par le péché la mort : aussi par la justice d’un homme la grâce a abondé Rom. 5.12. A quoy respond l’autre passage, Que le premier Adam a esté terrestre de terre, et en âme vivante 1Cor. 15.47 : le second a esté céleste du ciel, et en Esprit vivifiant. Parquoy le mesme Apostre disant que Jésus-Christ a esté envoyé en similitude de chair pécheresse pour satisfaire à la Loy, le sépare notamment du rang commun, à ce qu’estant vray homme il soit sans vice ne macule Rom. 8.3. Ils se monstrent aussi fort badins, en arguant que si Jésus-Christ est pur de toute corruption, en ce qu’il a esté engendré par l’opération miraculeuse du sainct Esprit, de la semence de la Vierge, qu’il s’ensuyvroit que la semence des femmes n’est pas impure, mais seulement celle des hommes. Car nous ne disons pas que Jésus-Christ est exempt de toute tache et contagion originelle, pource qu’il a esté engendré de sa mère sans compagnie d’homme : mais pource qu’il a esté sanctifié du sainct Esprit, afin que sa génération fust entière et sans macule, comme devant la cheute d’Adam. Brief, cela nous demeure tousjours arresté, que toutesfois et quantes que l’Escriture nous parle de la pureté de Jésus-Christ, cela se rapporte à sa nature humaine : pource qu’il seroit superflu de dire que Dieu est parfait et sans macule. La sanctification aussi de laquelle il parle en sainct Jehan, n’a point de lieu en sa divinité. Ce qu’ils répliquent, que nous faisons donc double semence d’Adam, si Jésus-Christ, qui en est descendu, n’a eu en soi nulle contagion, est de nulle valeur. Car la génération de l’homme n’est pas immonde ne vicieuse de soy, mais la corruption y est survenue d’accident par la cheute et ruine. Parquoy il ne se faut esbahir si Jésus-Christ, par lequel l’intégrité devoit estre restituée, a esté séparé du rang commun pour n’estre point enveloppé en la condamnation. Ils usent aussi d’une gaudisserie, en laquelle ils monstrent qu’ils n’ont ne crainte de Dieu ny honnesteté : c’est que si le Fils de Dieu a vestu nostre chair, il auroit esté enserré en une bien petite loge. Car combien qu’il ait uni son essence infinie avec nostre nature, toutesfois c’a esté sans closture ne prison ; car il est descendu miraculeusement du ciel, en telle sorte qu’il y est demeuré : et aussi il a esté miraculeusement porté au ventre de la Vierge, et a conversé au monde, et a esté crucifié, tellement que ce pendant selon sa divinité il a tousjours rempli le monde comme au paravant.

 

Chapitre XIV
Comment les deux natures font une seule personne au Médiateur.

2.14.1

Or ce qui est dit que la Parole a esté faite chair Jean 1.14, ne se doit tellement entendre, comme si elle avoit esté convertie en chair, ou confusément meslée : mais d’autant qu’elle a prins du ventre de la Vierge corps humain, pour un temple auquel elle habitast. Et celuy qui estoit Fils de Dieu, a esté fait fils d’homme, non point par confusion de substance, mais par unité de personne : c’est-à-dire, qu’il a tellement conjoinct et uni sa divinité avec l’humanité qu’il a prinse, qu’une chacune des deux natures a retenu sa propriété : et néantmoins Jésus-Christ n’a point deux personnes distinctes, mais une seule. Si on peut trouver quelque chose semblable à un si haut mystère, la similitude de l’homme y semble propre, lequel nous voyons estre composé de deux natures : desquelles toutesfois l’une n’est tellement meslée avec l’autre, qu’elle ne retiene sa propriété. Car l’âme n’est pas corps, et le corps n’est pas âme. Parquoy on dit de l’âme particulièrement ce qui ne peut convenir au corps : et pareillement du corps, ce qui ne peut convenir à l’âme : de l’homme total, ce qui ne peut compéter à l’une des parties, ne à l’autre à part soy. Finalement, les choses qui sont particulièrement à l’âme, sont transférées au corps, et du corps à l’âme mutuellement. Ce pendant la personne qui est composée de ces deux substances, est un homme seul et non plusieurs. Telle manière de parler signifie qu’il y a une nature en l’homme, composée de deux conjoinctes, et néantmoins qu’entre ces deux il y a différence. L’Escriture parle selon ceste forme de Jésus-Christ : car aucunesfois elle luy attribue ce qui ne se peut rapporter qu’à l’humanité, aucunesfois ce qui compète particulièrement à la Divinité, aucunesfois ce qui est convenable à toutes les deux natures conjoinctes, et non pas à une seule. Et mesmes exprime si diligemment ceste union des deux natures, qui est en Jésus-Christ, qu’elle communique à l’une ce qui appartient à l’autre : laquelle forme de parler a esté nommée par les anciens Docteurs, Communication des propriétez.

2.14.2

Ces choses pourroyent estre tenues pour mal seures, si nous n’avions en main des passages de l’Escriture tant et plus, pour prouver que rien de ce que nous avons dit n’a esté forgé des hommes. Ce que Jésus-Christ disoit de soy, qu’il estoit devant Abraham Jean 8.38, ne peut convenir à son humanité. Je say bien de quelle sophisterie les esprits erronés dépravent ceste sentence : c’est qu’il a esté devant tous siècles, pource que desjà il estoit prédestiné Rédempteur au conseil de son Père, et cognu tel entre les fidèles. Mais puis qu’ouvertement il distingue son essence éternelle du temps de sa manifestation en chair, et que notamment il se veut monstrer plus excellent qu’Abraham par son ancienneté, il n’y a nulle doute qu’il ne prene à soy ce qui est propre à la divinité. Ce que sainct Paul l’appelle premier-nay de toutes créatures Col. 1.15, disant qu’il a esté devant toutes choses, et que toutes choses consistent par luy : ce que luy-mesme prononce, qu’il a eu sa gloire avec le Père devant que le monde fust créé, et que dés le commencement il besongne tousjours avec le Père Jean 17.5 ; 5.17 : cela n’appartiendroit point à la nature humaine. Parquoy il convient attribuer le tout en particulier à la divinité. Ce qu’il est nommé serviteur du Père Esaïe 42.1 ; ce que sainct Luc récite, qu’il est creu en aage et sagesse envers Dieu et envers les hommes : ce que luy-mesme proteste de ne point chercher sa gloire, de ne sçavoir quand sera le dernier jour, qu’il ne parle point de soy, qu’il ne fait point sa volonté : ce que sainct Jehan dit, qu’on l’a veu et touché, cela est de la nature humaine seulement Luc 2.52 ; Jean 8.50 ; Marc 13.32 ; Jean 14.10 ; 6.38 ; Luc 24.39. Car entant qu’il est Dieu, il ne peut augmenter ne diminuer, et fait toutes choses pour l’amour de soy-mesme, rien ne luy est caché, il ordonne et dispose tout comme il luy plaist, il est invisible et ne se peut manier : et toutesfois il n’attribue point toutes ces choses simplement à sa nature humaine, mais il les prend à soy comme convenantes à la personne du Médiateur. La communication des propriétez se prouve par ce que dit sainct Paul, que Dieu s’est acquis l’Eglise par son sang. Item, que le Seigneur de gloire a esté crucifié. Mesmes ce que nous venons d’alléguer de sainct Jehan, que la Parole de vie a esté touchée ; car Dieu n’a point de sang et ne peut souffrir, ny estre touché des mains Actes 20.28 ; 1Cor. 2.16 ; 1Jean 1.1. Mais d’autant que Jésus-Christ, qui estoit vray Dieu et vray homme, a esté crucifié et a espandu son sang pour nous : ce qui a esté fait en sa nature humaine est improprement appliqué à la divinité, combien que ce ne soit pas sans raison. Il y a un pareil exemple en sainct Jehan ; quand il dit que Dieu a exposé sa vie pour nous 1Jean 3.16 ; car chacun voit que ce qui est propre à l’humanité, est communiqué avec l’autre nature. Derechef, quand Jésus-Christ conversant encores au monde, disoit que nul n’estoit monté au ciel, sinon le Fils de l’homme qui estoit au ciel Jean 3.13 : il est notoire que selon l’homme et en la chair qu’il avoit vestue, il n’estoit pas au ciel : mais d’autant que luy-mesme estoit Dieu et homme, au regard de l’union des deux natures, il attribuoit à l’une ce qui estoit à l’autre.

2.14.3

Mais les passages qui comprenent les deux natures ensemble, sont les plus clairs et faciles pour monstrer quelle est la vraye substance de Jésus-Christ. Et de tels l’Evangile sainct Jehan en est plein. Car ce que nous lisons là, asçavoir qu’il a eu authorité du Père de remettre les péchez, de ressusciter ceux qu’il veut, de donner justice, saincteté et salut, d’estre establi Juge sur les vivans et sur les morts, et qu’il soit honoré comme le Père. Finalement ce qu’il se dit estre la clairté du monde, bon pasteur, le seul huis et la vraye vigne Jean 1.29 ; 5.21-23 ; 8.12 ; 9.5 ; 10.9, 11 ; 15.1, n’est point spécial ny à la déité, ny à l’humanité d’autant que le Fils de Dieu a esté orné de ces privilèges estant manifesté en chair, lesquels combien qu’il obteinst avec le Père devant la création du monde, toutesfois ce n’estoit pas en telle manière : et lesquels ne pouvoyent compéter à un homme, qui n’eust esté qu’homme seulement. Il convient prendre en ce sens ce que dit sainct Paul ailleurs : asçavoir que Jésus-Christ, ayant accompli office de Juge, au dernier jour rendra l’Empire à Dieu son Père 1Cor. 15.24. Or il est certain que le règne du Fils de Dieu, qui n’a point eu de commencement, n’aura aussi nulle fin. Mais comme il a esté humilié en chair, et qu’en prenant figure de serf il s’est anéanty, et s’estant démis de sa majesté en apparence, s’est assujeti à Dieu son Père pour luy obéir, et après avoir achevé le cours de sa sujétion il a esté couronné de gloire et honneur, et exalté en dignité souveraine, à ce que tout genouil se ploye devant luy Phil. 2.8 ; Héb. 2.7 ; Phil. 2.10 : aussi pareillement il assujetira au Père et ce haut nom d’Empire, et la couronne de gloire, et tout ce qui luy a esté donné en la personne du Médiateur, afin que Dieu soit tout en toutes choses 1Cor. 15.28. Car pour quoy luy a esté donnée telle puissance, sinon afin que le Père gouverne par sa main ? Et c’est en ce sens qu’il est dit. qu’il est assis à la dextre du Père : ce qui est temporel, jusques à ce que nous jouissions du regard présent de la Divinité. Et en cecy ne se peut excuser l’erreur des Anciens, de ce qu’ils n’ont point considéré assez près la personne du Médiateur, en lisant ces passages de sainct Jehan : et par ce moyen en ont obscurci le vray sens et naturel, et se sont enveloppez en beaucoup de filets. Tenons doncques ceste maxime comme une clef de droicte intelligence : c’est que tout ce qui concerne l’office de Médiateur, n’est pas simplement dit de la nature humaine, ne de la nature divine. Jésus-Christ doncques, entant qu’il nous conjoinct au Père selon nostre petitesse et infirmité, régnera jusques à ce qu’il soit apparu pour juger le monde : mais après que nous serons faits participans de la gloire céleste, pour contempler Dieu tel qu’il est, lors s’estant acquitté d’office de Médiateur, il ne sera plus ambassadeur de Dieu son Père, et se contentera de la gloire qu’il avoit devant la création du monde. Et de faict, le nom de Seigneur ne s’attribue particulièrement à Jésus-Christ pour autre regard, sinon d’autant qu’il fait un degré moyen entre Dieu et nous. Ce que sainct Paul a entendu disant, Il y a un Dieu duquel sont toutes choses, et un Seigneur par lequel sont toutes choses 1Cor. 8.6. Voire, d’autant que cest empire temporel que nous avons dit, luy a esté ordonné jusques à ce que sa majesté divine nous soit cognue face à face : à laquelle tant s’en faut que rien soit diminué quand il rendra l’empire à son Père, qu’elle aura sa prééminence tant plus haut. Car alors Dieu ne sera plus chef de Christ, entant que la déité de Christ reluyra de soy-mesme tout à plein, laquelle est encores cachée comme sous un voile.

2.14.4

Ceste observation servira grandement à soudre beaucoup de scrupules, moyennant que les lecteurs en sçachent faire prudemment leur proufit. Les rudes, et mesmes aucuns qui ne sont pas despourveus de sçavoir, se tormentent à merveille en ces formes de parler, lesquelles ils voyent estre attribuées à Christ, combien qu’elles ne soyent propres ni à sa divinité, ni à son humanité. Et c’est pource qu’ils ne considèrent pas qu’elles convienent à sa personne, en laquelle il a esté manifesté Dieu et homme, et à son office de Médiateur. Et de faict on peut veoir comment toutes les choses susdites s’accordent bien ensemble, moyennant que nous vueillions considérer un tel mystère avec révérence deue à sa grandeur. Mais il n’y a rien que les esprits furieux et phrénétiques ne troublent. Ils prenent ce qui est approprié à l’humanité de Jésus-Christ, pour destruire sa Divinité : et ce qui est de sa Divinité, pour destruire son humanité, et ce qui est dit de toutes les deux natures ensemble pour renverser l’une et l’autre. Or qu’est-ce là autre chose, sinon vouloir débatre que Christ n’est pas homme, d’autant qu’il est Dieu : et qu’il n’est pas Dieu, d’autant qu’il est homme : et qu’il n’est ne Dieu ny homme, d’autant qu’il contient toutes les deux natures en soy[a] ? Nous concluons donc que Christ, en tant qu’il est Dieu et homme composé de deux natures unies et non point confuses, est nostre Seigneur et vray Fils de Dieu, mesmes selon l’humanité : combien que ce ne soit point à raison de l’humanité. Car il nous faut avoir en horreur l’hérésie de Nestorius, lequel divisant plustost que distinguant les natures de Jésus-Christ, imaginoit ainsi un Christ double. Au contraire nous voyons comment l’Escriture nous chante haut et clair, que celuy qui doit naistre de la vierge Marie sera nommé Fils de Dieu Luc.1.32 et qu’icelle vierge est mère de nostre Seigneur. Il nous faut semblablement garder de la folie enragée d’Eutyches, lequel en voulant monstrer l’unité des personnes en Jésus-Christ destruisoit toutes ses deux natures. Car nous avons allégué desjà tant de tesmoignages, où la nature divine est distinguée de l’humaine : et y en a tant par toute l’Escriture qu’ils peuvent fermer la bouche mesmes aux plus contentieux. Et tantost j’en amèneray quelques-uns qui seront pour abatre cest erreur. Pour ceste heure un seul nous suffira : c’est que Jésus-Christ n’eust point appelé son corps Temple Jean 2.12, sinon que sa divinité y eust habité, comme l’âme a son domicile au corps. Parquoy comme à bon droict Nestorius fut condamné au concile d’Ephèse : aussi depuis Eutyches méritoit la sentence et condamnation qu’il receut, tant au concile de Constantinoble qu’en celui de Chalcédoine : d’autant qu’il n’est non plus licite de confondre les deux natures en Jésus-Christ, que de les séparer, mais les faut distinguer en les unissant.

[a] August., In Enchir. ad Laurent., cap. XXXVI.

2.14.5

Or de nostre temps mesme il s’est eslevé un monstre, qui n’est point moins pernicieux que ces hérétiques anciens, asçavoir Michel Servet, lequel a voulu supposer au lieu du Fils de Dieu je ne sçay quel fantosme, composé de l’essence de Dieu, de son Esprit, de chair, et de trois élémens non créez. En premier lieu il nie que Jésus-Christ soit autrement ni pour autre raison Fils de Dieu, sinon d’autant qu’il a esté engendré au ventre de la Vierge par le sainct Esprit. Or son astuce tend là, qu’en renversant la distinction des deux natures, Jésus-Christ soit comme une masse ou un meslinge composé d’une portion de Dieu, et d’une portion de l’homme : et toutesfois ne soit réputé ne Dieu ny homme. Car la somme de ses discours est telle, que devant que Jésus-Christ fust manifesté en chair, il n’y avoit en Dieu que des ombrages et figures, dont la vérité et l’effect n’a point commencé vrayement d’estre, jusques à ce que la Parole a commencé d’estre Fils de Dieu, selon qu’elle estoit prédestinée à tel honneur. Or nous confessons bien que le Médiateur, qui est nay de la vierge Marie, est, à parler proprement, le Fils de Dieu. Et de faict, sans cela Jésus-Christ, en tant qu’il est homme, ne seroit point miroir de la grâce inestimable de Dieu, en ce que telle dignité luy a esté donnée d’estre Fils unique de Dieu. Cependant toutesfois la doctrine de l’Eglise demeure ferme : c’est qu’il doit estre recognu Fils de Dieu : pource qu’estant devant tous siècles la Parole engendrée du Père, il a prins nostre nature, l’unissant à sa divinité. Les Anciens ont nommé ceci, Union hypostatique, entendans par ce mot que les deux natures ont esté conjoinctes en une personne. Ceste forme de parler fut trouvée et mise en usage, pour abolir la resverie de Nestorius : lequel imaginoit que le Fils de Dieu avoit tellement habité en chair, qu’il n’estoit point pourtant homme. Servet nous calomnie que nous faisons deux Fils de Dieu, en disant que la Parole éternelle, devant que prendre chair estoit desjà Fils de Dieu. Voire, comme si nous disions autre chose que ce que l’Escriture porte : asçavoir que celuy qui estoit Fils de Dieu a esté manifesté en chair. Car combien qu’il fust Dieu devant qu’estre fait homme, ce n’est point à dire qu’il ait commencé d’estre un nouveau Dieu. Il n’y a non plus d’absurdité en ce que nous disons que le Fils de Dieu est apparu en chair : auquel toutesfois ce tiltre convenoit au paravant, au regard de la génération éternelle. Ce que le propos de l’Ange à la vierge Marie signifie : Ce qui naistra de toy Sainct, sera appelé Fils de Dieu ; comme s’il disoit que le nom de Fils qui avoit esté obscur sous la Loy, d’oresenavant seroit renommé et publié. A quoy s’accorde le dire de sainct Paul, c’est qu’estans maintenant Fils de Dieu, nous pouvons crier en plene liberté et avec fiance, Abba, Père Rom. 8.15. Je demande si les saincts Pères jadis n’ont point esté réputez au rang des enfans de Dieu. Or il est certain qu’estans fondez là-dessus, ils ont invoqué Dieu pour leur père, mais pource que le Fils unique de Dieu estant manifesté au monde, ceste paternité céleste a esté plus évidemment cognue, saint Paul assigne ce privilège au règne de Jésus-Christ. Il nous faut toutesfois constamment tenir cest article, que Dieu n’a jamais esté Père des hommes ni des Anges, qu’au regard de son Fils unique : principalement des hommes, lesquels il hait justement à cause de leur iniquité ; et ainsi, que nous sommes enfans par adoption, pource que Jésus-Christ l’est de nature. Si Servet réplique, que telle grâce provenoit de ce que Dieu avoit prédestiné en son conseil d’avoir un Fils qui seroit chef de tous les autres : je respon qu’il n’est point yci question des figures, comme la purgation des péchez a esté représentée au sang des bestes brutes : mais comme ainsi soit que les Pères sous la Loy ne peussent estre enfans de Dieu de faict, si leur adoption n’eust esté fondée au chef, de luy ravir ce qui a esté commun à ses membres, il n’y auroit nul propos. Je passeray encores plus outre : Puis que l’Escriture appelle les Anges enfans de Dieu, desquels telle dignité ne dépendoit point de la rédemption à venir, si faut-il néantmoins bien que Jésus-Christ précède en ordre, veu que c’est lui qui les conjoinct à son Père. Je répéteray derechef ce propos en brief, conjoignant les hommes avec les Anges : Puis que tous les deux dés la première origine du monde ont esté créez à ceste condition, que Dieu leur fust Père en commun, suyvant ce que dit sainct Paul, que Jésus-Christ a tousjours esté chef, et premier-nay de toutes créatures Col. 1.15, pour avoir primauté en tout : j’estime que de là on peut très bien conclurre, que le Fils de Dieu a esté aussi bien devant la création du monde.

2.14.6

Que si l’honneur et qualité du Fils a prins son commencement du temps qu’il est apparu en chair, il s’ensuyvra qu’il est Fils au regard de sa nature humaine. Servet et tels phrénétiques veulent que Jésus-Christ ne soit pas Fils de Dieu, sinon d’autant qu’il est apparu en chair, pource que hors la nature humaine il ne peut estre tenu pour tel. Qu’il me responde maintenant, s’il est Fils selon les deux natures également. Il en gazouille bien ainsi : mais sainct Paul nous enseigne d’une façon toute autre. Nous confessons bien que Jésus-Christ en son humanité est Fils de Dieu, non pas comme les fidèles par adoption seulement et de grâce, mais vray et naturel : et par conséquent unique, afin d’estre discerné par ceste marque d’avec tous les autres. Car Dieu nous fait cest honneur, à nous qui sommes régénérez en vie nouvelle, de nous tenir pour ses enfans : mais il réserve à Jésus-Christ le nom de vray Fils et unique. Et comment seroit-il unique en tel nombre de frères, sinon d’autant que nous avons receu de pur don ce qu’il possède de nature ? Nous estendons bien cest honneur et dignité à toute la personne du Médiateur : c’est que celuy qui est nay de la Vierge, et s’est offert pour nous en la croix, soit proprement Fils de Dieu, toutesfois au regard et pour raison de sa déité : comme sainct Paul enseigne, en disant qu’il a esté choisi pour servir à l’Evangile, lequel Dieu avoit promis touchant son Fils, qui luy a esté engendré de la semence de David selon la chair, et déclairé Fils de Dieu en vertu Rom. 1.1-4. Pourquoy en le nommant distinctement Fils de David selon la chair, diroit-il d’autre costé qu’il a esté déclairé Fils de Dieu, s’il ne vouloit signifier que ceste dignité dépend d’ailleurs que de la nature humaine ? Car en pareil sens qu’il dit ailleurs, que Jésus-Christ a souffert selon l’infirmité de la chair, et est ressuscité en vertu de l’Esprit 1Cor. 13.4, il met yci la diversité entre les deux natures. Certes il faut que ces fantastiques, vueillent-ils ou non, confessent que comme Jésus- Christ a prins de sa mère la nature pour laquelle il est nommé Fils de David, aussi qu’il a de son Père la nature qui luy fait obtenir degré de Fils, voire laquelle est autre et diverse que son humanité. L’Escriture luy attribue double tiltre, l’appelant maintenant Fils de Dieu, maintenant Fils d’homme. Quant au second, il n’y a nulle difficulté qu’il ne soit appelé Fils d’homme selon l’usage commun de la langue hébraïque, pource qu’il est descendu de la race d’Adam. Je conclu à l’opposite, qu’il est aussi appelé Fils de Dieu, pour raison de sa divinité et essence éternelle : pource qu’il n’est point moins convenable que le nom de Fils de Dieu se rapporte à la nature divine, que le nom de Fils d’homme à l’humaine. En somme, au lieu que j’ay allégué, sainct Paul n’entend pas autrement, que Jésus-Christ estant engendré de la semence, de David selon la chair a esté déclairé Fils de Dieu, qu’en un autre passage il dit, combien qu’il soit descendu des Juifs selon la chair, qu’il est Dieu bénit éternellement Rom. 9.5. Si en tous les deux lieux la distinction des deux natures est notée, à quel tiltre Servet et ses complices nieront-ils que Jésus-Christ, qui est fils de l’homme selon la chair, ne soit Fils de Dieu au regard de sa nature divine ?

2.14.7

Ils s’escarmouchent fort en alléguant ces passages pour maintenir leur erreur : c’est que Dieu n’a point espargné son propre Fils. Item, que Dieu a commandé à l’Ange, que ce qui seroit nay de la Vierge fust nommé Fils du Souverain Rom. 8.32 ; Luc 1.32. Mais afin qu’ils ne s’enorgueillissent point en une objection si vaine, qu’ils considèrent un peu avec moy avec quelle fermeté ils arguent. S’ils veulent conclurre qu’à cause que Jésus-Christ estant conceu est nommé Fils de Dieu, qu’il a commencé de l’estre depuis sa conception : il s’ensuyvra que la Parole, qui est Dieu, aura eu commencement de son estre depuis qu’elle a esté manifestée en chair, veu que sainct Jehan dit qu’il annonce de la Parole, laquelle ses mains ont touchée 1Jean 1.1. D’avantage, s’ils veulent suyvre telle façon d’arguer, comment seront-ils contraints d’exposer ce dire du Prophète, Toy Bethléhem terre de Judée, qui es petite entre les capitaineries de Juda, de toy me naistra le Gouverneur qui présidera sur mon peuple Israël : et son issue dés le commencement, dés les jours éternels Mich. 5.2 ? Or ce que Servet pense faire valoir contre nous s’esvanouit en l’air. Car j’ay desjà testifié que nous ne favorisons point à Nestorius, lequel s’est forgé un double Christ : mais disons que Jésus-Christ nous a faits avec soy Fils de Dieu, en vertu de la conjonction fraternelle qu’il a avec nous pource qu’en la chair qu’il a prinse de nous, il est vrayement Fils unique de Dieu. Et sainct Augustin advertit prudemment, que c’est un miroir notable de la grâce singulière de Dieu, de ce que Jésus-Christ, entant qu’il est homme, est parvenu en tel honneur, lequel il ne pouvoit mériter. Jésus-Christ donc a esté orné de ceste excellence selon la chair, mesmes dés le ventre de la mère, d’estre Fils de Dieu : mais ce pendant si ne faut-il pas en l’unité de sa personne imaginer un meslinge confus, lequel ravisse à la déité ce qui luy est propre. Au reste, il n’y a non plus d’absurdité que la Parole éternelle de Dieu ait esté tousjours son Fils, et que depuis qu’elle a esté manifestée en chair, elle soit aussi appelée son Fils en diverse sorte, et pour divers regard, qu’il y a en ce que Jésus-Christ luy-mesme selon diverse raison est appelé maintenant Fils de Dieu, maintenant fils de l’homme. Il y a une autre calomnie de Servet, laquelle toutesfois ne nous presse nullement : c’est qu’en l’Escriture le nom de Fils n’est jamais attribué à la Parole jusques à la venue du Rédempteur, si ce n’est sous figure. Car à cela je respon, combien que la déclaration en ait esté plus obscure sous la Loy, toutesfois puisque nous avons clairement prouvé qu’il ne seroit pas Dieu éternel, sinon d’autant qu’il est ceste Parole engendrée éternellement du Père, et mesmes en la personne de Médiateur qu’il a prinse, que ce nom ne luy conviendroit pas sinon pource qu’il est Dieu manifesté en chair : item plus, que Dieu ne pouvoit estre nommé Père du commencement, comme il a esté, s’il n’y eust eu dés lors une correspondance mutuelle au Fils unique, duquel provient tout parentage ou paternité au ciel et en la terre Eph. 3.14-15 : la conclusion est infallible, que sous la Loy et les Prophètes Jésus-Christ n’a pas laissé d’estre Fils de Dieu, combien que ce nom ne fust pas tant commun ne solennel en l’Eglise. S’il faloit combatre seulement du mot, Salomon preschant la hautesse infinie de Dieu, dit que tant luy que son Fils est incompréhensible : car voyci ses paroles, Di-moy son nom si tu peux, ou le nom de son Fils Prov. 30.4. Je sçay bien que ce tesmoignage ne sera point estimé de grand poids envers les opiniastres : et aussi je ne m’y appuyé pas du tout, sinon d’autant qu’il sert à monstrer que ceux qui nient que Jésus-Christ ait esté Fils de Dieu, que depuis avoir vestu nostre chair, ne font que caviller malicieusement. Il est aussi à noter que les plus anciens Docteurs ont tousjours d’un mesme accord et d’une mesme bouche ainsi enseigné : tellement que c’est une impudence aussi détestable que ridicule, en ce que les hérétiques modernes font bouclier d’Irénée et Tertullien : veu que tous les deux confessent que Jésus-Christ, qui est finalement apparu visible, estoit au paravant Fils invisible de Dieu.

2.14.8

Or combien que Servet ait amassé beaucoup d’horribles blasphèmes, lesquels possible aucuns de ses disciples n’advoueroyent point : toutesfois quiconque ne recognoist point Jésus-Christ Fils de Dieu sinon en chair, si on le presse il descouvrira son impiété : asçavoir, que Jésus-Christ ne luy est Fils de Dieu pour autre raison, que d’autant qu’il a esté conceu du sainct Esprit : comme les Manichéens ont jadis babillé que l’âme d’Adam estoit un surgeon de l’essence de Dieu, parce qu’il est escrit, que Dieu luy a inspiré âme vivante Gen. 2.7. Car ces brouillons s’attachent tellement au nom de Fils, qu’ils ne laissent nulle différence entre les deux natures : mais gergonnent confusément que Jésus-Christ en son humanité est Fils de Dieu, pource que selon icelle il est engendré de Dieu Pro. 8.24. Et ainsi la génération éternelle dont il est parlé ailleurs sera abolie : et quand on parlera du Médiateur, la nature divine ne viendra point en conte, ou bien on supposera un fantosme au lieu de Jésus-Christ homme. De réfuter yci tant de lourdes et énormes illusions, dont Servet s’est enyvré avec plusieurs autres, il seroit utile, afin d’advertir les lecteurs par tel exemple de se contenir en sobriété et modestie : mais il me semble estre superflu, pource que je m’en suis acquitté en un livre à part. Le sommaire revient là, que le Fils de Dieu a esté du commencement une idée ou figure, et que dés lors il a esté prédestiné à estre homme, lequel aussi devoit estre l’image essencielle de Dieu. Au lieu de la Parole qui a tousjours esté vray Dieu selon sainct Jehan, ce misérable ne recognoist qu’une splendeur visible. Et voylà comme il interprète la génération de Christ : c’est qu’il y a eu une volonté engendrée, en Dieu d’avoir un Fils, laquelle est venue en effect quand il a esté formé. Ce pendant il mesle et confond l’Esprit avec la Parole. Car il dit que Dieu a dispensé la Parole invisible et l’Esprit sur la chair et l’âme. Brief, il met au lieu de génération telles figures que bon luy a semblé d’imaginer. Et là-dessus il conclud qu’il y a eu un Fils en ombrage, lequel a esté engendré par la Parole : à laquelle il attribue l’office de semence. Or qui espluchera de près ses fantasies, il s’ensuyvra que les pourceaux et les chiens sont aussi bien fils de Dieu : d’autant qu’ils sont créez de la semence originelle de sa Parole. Et combien que ce brouillon compose Jésus-Christ de trois élémens non créez, pour dire qu’il est engendré de l’essence de Dieu, toutesfois il le constitue tellement premier-nay entre les créatures, qu’il y a une mesme divinité essentielle aux pierres selon leur degré. Or afin qu’il ne semble qu’il vueille despouiller Jésus-Christ de sa divinité, il dit que sa chair est de la propre essence de Dieu, et que la Parole a esté faite chair, d’autant que la chair a esté convertie en l’essence de Dieu. Ainsi, ne pouvant comprendre Jésus-Christ estre Fils de Dieu, sinon que sa chair soit venue d’essence divine, et qu’elle soit derechef convertie en déité : il met à néant la seconde personne qui est en Dieu : et nous ravit le Fils de David, lequel a esté promis Rédempteur. Car il réitère souvent ceste sentence : que le Fils de Dieu a esté engendré en prescience ou prédestination, et que finalement il a esté forgé homme de la matière laquelle reluisoit en Dieu en trois élémens, et laquelle finalement est apparue en la première clairté du monde, en la nuée et colomne de feu. Il seroit trop long à raconter combien il se contredit vilenement à chacun coup : mais tous lecteurs chrestiens pourront juger de cest advertissement, que ce chien mastin avoit proposé d’esteindre toute espérance de salut par ses illusions. Car si la chair estoit la Divinité mesme, elle ne seroit plus temple d’icelle : et aussi nous ne pouvons avoir Rédempteur, sinon qu’il soit engendré vrayement selon la chair, pour estre vray homme. Servet fait perversement faisant bouclier des mots de sainct Jehan, que la Parole a esté faite d’air. Car comme l’erreur de Nestorius est là réprouvé, aussi d’autre part l’hérésie d’Eutyches laquelle Servet a renouvelée, n’y a ne support ne couleur : veu que sainct Jehan n’a eu autre intention, que d’establir une seule unité de personnes en deux natures.

 

Chapitre XV
Que pour sçavoir à quelle fin Jésus-Christ nous a esté envoyé du Père, et ce qu’il nous a apporté, il faut principalement considérer trois choses en luy : l’office de Prophète, le royaume et la sacrificature.

2.15.1

Il y a un dire notable, de sainct Augustin : c’est combien que les hérétiques preschent le nom de Jésus-Christ, toutesfois qu’il ne leur est pas pour fondement commun avec les fidèles, mais qu’il demeure propre à l’Eglise[b] : pource que si on considère diligemment ce qui appartient à Jésus-Christ, on ne le trouvera entre les hérétiques sinon en tiltre, mais l’effect et la vertu n’y sera point. Comme aujourd’huy, combien que les Papistes résonnent à plene bouche, qu’ils tienent le Fils de Dieu pour Rédempteur du monde, toutesfois d’autant qu’après avoir proféré ce mot, ils le despouillent de sa vertu et dignité, ce que dit sainct Paul leur est vrayement approprié, qu’ils ne tienent point le chef Col. 2.19. Parquoy afin que la foy trouve en Jésus-Christ ferme matière de salut pour se reposer seurement, il nous convient arrester à ce principe : c’est que l’office et charge qui luy a esté donnée du Père quand il est venu au monde, consiste en trois parties. Car il a esté donné pour Prophète, Roy, et Sacrificateur. Combien qu’il ne nous proufiteroit guères de sçavoir ces noms, si nous ne cognoissions aussi quelle en est la fin et l’usage. Et de faict, on les prononce aussi en la Papauté : mais froidement et sans fruit, pource qu’on ne sçait à quoy ils tendent, ne ce qu’un chacun vaut. Nous avons dit ci-dessus combien que Dieu ait continué anciennement d’envoyer des Prophètes aux Juifs, les uns sur les autres sans intermission, et que par ce moyen il les ait jamais destituez de la doctrine qu’il cognoissoit leur estre utile à salut, toutesfois que les fidèles ont tousjours eu ceste persuasion enracinée en leurs cœurs, qu’il faloit espérer plene clairté d’intelligence à l’advénement du Messias. Mesmes cela estoit divulgué par bruit commun jusques aux Samaritains, qui jamais n’avoyent esté enseignez en la vraye religion ; comme il appert par ce que la femme samaritaine respondit à nostre Seigneur Jésus, Quand le Messias sera venu, il nous enseignera toutes choses Jean 4.25. Or les Juifs ne s’estoyent point forgé à la volée telle opinion, mais ils croyoyent ce qui leur avoit esté promis par certaines prophéties. Ce passage d’Isaïe entre les autres est mémorable. Voyci, je l’ay establi pour tesmoin aux peuples, je l’ay donné Gouverneur et Maistre aux nations. A quoy s’accorde ce qu’auparavant il l’avoit nommé Ange et ambassadeur du haut conseil de Dieu Esaïe 55.4 ; 9.5. Suyvant ceste raison l’Apostre voulant magnifier la perfection de doctrine qui est contenue en l’Evangile, après avoir dit que Dieu a parlé plusieurs fois anciennement, et sous diverses figures par ses Prophètes : il adjouste que finalement il a parlé à nous par son Fils bien-aimé Heb. 1.1. Or pource que les Prophètes avoyent tous cest office de tenir l’Eglise en suspens, et toutesfois luy donner sur quoy s’appuyer jusques à la venue du Médiateur, les fidèles estans dispersez çà et là se complaignent d’estre privez de ce bénéfice ordinaire : Nous ne voyons point nos signes, disent-ils : il n’y a point de Prophète entre nous : il n’y a plus de Voyant Ps. 74.9. Or quand le temps a esté déterminé à Daniel de la venue de Jésus-Christ, il luy est aussi ordonné de cacheter la vision et la Prophétie Dan. 9.24 : non pas seulement pour rendre la Prophétie qui est là contenue plus authentique, mais afin que les fidèles soyent plus patiens, quand ils se verront pour un temps desnuez de Prophètes, sçachans que la plénitude et conclusion finale de toutes révélations est prochaine.

[b] Enchirid. ad Laurent.

2.15.2

Or il est à noter que le nom de Christ s’estend à ces trois offices. Car nous sçavons que sous la Loy, tant les Prophètes que les sacrificateurs et les Rois ont esté oincts d’huile, que Dieu avoit dédié à cest usage. Dont aussi ce nom de Messias, qui vaut autant comme Christ, ou Oinct, a esté imposé au Médiateur promis. Combien que je confesse que du commencement il a esté en usage au regard du royaume (ce qu’aussi j’ay déclairé ci-dessus) tant y a que l’onction sacerdotale et prophétique retienent leur degré, et ne doyvent pas estre laissées en arrière. Quant à la prophétique, il en est fait mention expresse en Isaïe, où Jésus-Christ parle ainsi, L’Esprit du Seigneur Dieu est sur moy, pourtant il m’en a oinct pour prescher aux humbles, apporter médecine aux affligez, prescher la délivrance aux captifs, publier l’année du bon plaisir de Dieu Esaïe 61.1, etc. Par cela nous voyons qu’il a esté oinct du sainct Esprit, pour estre héraut et tesmoin de la grâce de son Père, et non pas d’une façon vulgaire : car il est discerné d’avec les autres docteurs desquels l’office estoit semblable. Il convient aussi noter derechef qu’il n’a pas receu l’onction seulement pour soy, afin d’enseigner de sa bouche : mais pour tout son corps, afin qu’en la prédication ordinaire de l’Evangile la vertu du sainct Esprit resplendisse. Ce pendant que cela nous demeure conclu, que par la perfection de doctrine qu’il a apportée, il a mis fin à toutes prophéties : tellement que tous ceux qui veulent rien adjouster, déroguent à son authorité. Car ceste voix qui a résonné du ciel, Voyci mon Fils bien-aimé, escoutez-le Matt. 3.17, l’a eslevé d’un privilège singulier par-dessus tous autres, à ce que nul ne parle que sous luy. Au reste, ceste onction a esté espandue du chef sur les membres, comme il avoit esté prédit par Joël, Vos fils prophétiseront, et vos filles verront visions Joël 2.28. Quant à ce que sainct Paul dit que Jésus-Christ nous a esté donné pour sagesse : et en un autre passage, que tous thrésors de sagesse et de sçavoir sont cachez en luy 1Cor. 1.30 ; Col. 2.3, le sens est un peu divers de l’argument que nous traittons : asçavoir qu’il n’y a rien utile à cognoistre que luy, et que tous ceux qui le comprenent par foy tel qu’il est, ont l’accomplissement infini des biens célestes. Pour laquelle raison sainct Paul aussi dit ailleurs, Je ne prise point de rien sçavoir, sinon Jésus-Christ, voire crucifié 1Cor. 2.2. Car aussi il n’est point licite d’outrepasser la simplicité de l’Evangile : mesmes ceste dignité prophétique, de laquelle nous disons que Jésus-Christ a esté orné, tend là, que nous sçachions, que toutes les parties de sagesse parfaite sont contenues en la somme de doctrine qu’il a enseignée.

2.15.3

Je vien au Règne, duquel nous parlerions en vain et sans fruit, si les lecteurs n’estoyent au paravant advertis qu’il est de nature spirituelle : pource que de là on peut recueillir quel est son usage, et de quoy il nous proufite : brief, toute sa vertu et éternité. Or combien que l’Ange aussi en Daniel approprie l’éternité à la personne de Jésus-Christ, l’Ange aussi en sainct Luc à juste tiltre l’estend au salut du peuple Dan. 2.44 ; Luc 1.33. Ce pendant sçachons que l’éternité mesme de l’Eglise est double, ou qu’il la faut considérer en deux sortes : la première s’estend à tout le corps de l’Eglise, l’autre est spéciale à chacun membre. Ce qui est dit au Pseaume se rapporte à la première : asçavoir, J’ay juré par ma saincteté à David, et ne luy mentiray point, que sa semence demeurera à jamais, que son throne sera comme le soleil devant moy, et qu’il sera establi éternellement comme la lune, laquelle me sera tesmoin fidèle au ciel Ps. 89.27-37. Car il n’y a doute que là Dieu ne promette qu’il sera protecteur et gouverneur de son Eglise, par la main de son Fils. Et de faict la vérité de ceste prophétie ne sera trouvée qu’en Jésus-Christ, veu que tantost après la mort de Salomon, la majesté du royaume d’Israël fut abatue pour la plus grande partie, et transférée à un homme privé, avec grande ignominie et opprobre de la famille de David : et depuis a esté diminuée de plus en plus, jusques à ce qu’elle ait défailli du tout avec confusion honteuse. La sentence d’Isaïe convient avec le propos que nous avons allégué du Pseaume, Qui est-ce qui racontera son aage Esaïe 53.8 ? Car en disant que Jésus-Christ ressuscitera après sa mort pour avoir vie de longue durée, il conjoinct ses membres avec luy. Ainsi toutesfois et quantes que nous oyons que Jésus-Christ a une puissance permanente, estimons que c’est la forteresse pour maintenir la perpétuité de l’Eglise : afin qu’entre les révolutions si confuses dont elle est continuellement agitée, les tempestes et tourbillons espovantables qui la menacent de perdition, elle demeure sauve. Et voylà comment David se mocque hardiment de l’audace des ennemis, qui s’efforcent de rompre le joug de Dieu et de son Christ : et dit que c’est en vain que les Rois et les peuples s’escarmouchent, pource que celuy qui habite es cieux, est assez fort pour rompre toutes leurs impétuositez Ps. 2.1-5. Par ces mots il exhorte les fidèles à prendre courage, quand ils verront l’Eglise estre opprimée : pource qu’elle a un Roy qui la gardera. Pareillement quand le Père dit à son Fils, Sieds-toi à ma dextre, jusques à ce que je face ton marchepied de tes ennemis Ps. 110.1 : il déclaire que combien qu’il y ait beaucoup d’ennemis puissans et robustes qui conspirent pour abysmer l’Eglise, toutesfois qu’ils n’auront pas la force d’anéantir le décret immuable de Dieu : par lequel il a estably son Fils Roy éternel. Dont il s’ensuit qu’il est impossible que le diable avec tout l’appareil et équipage du monde, efface jamais l’Eglise, laquelle est fondée sur le throne éternel de Christ. Quant à l’usage particulier de chacun fidèle, ceste mesme éternité les doit eslever en l’espérance de l’immortalité qui leur est promise. Car nous voyons que tout ce qui est terrien et du monde est temporel, et mesmes caduque. Et pourtant Christ afin de fonder nostre espérance sur les cieux, prononce que son Royaume n’est pas de ce monde Jean 18.35. Brief, quand chacun de nous oit dire que le règne de Christ est spirituel, estant esveillé de ce mot, il se doit transporter à l’espérance d’une meilleure vie, et se tenir asseuré que ce qu’il est maintenant sous la protection de Jésus-Christ, c’est pour en recevoir le fruit entier au siècle à venir.

2.15.4

Ce que nous avons dit, que la nature et utilité du règne de Jésus-Christ ne se peut autrement comprendre de nous, que quand nous le cognoissons estre spirituel, se vérifie assez par ce que nostre condition est misérable tout le cours de la vie présente, où il nous faut batailler sous la croix. Que nous proufiteroit-il doncques d’estre assemblez sous l’Empire du Roy céleste, si le fruit de ceste grâce ne s’estendoit plus loin que l’estat de la vie terrienne ? Il nous convient doncques sçavoir, que tout ce qui nous est promis de félicité en Jésus-Christ n’est point attaché aux commoditez externes, pour nous faire vivre joyeusement et en repos, nous faire florir en richesses, nous esgayer à nostre aise et sans souci, et jouir des délices que la chair a accoustumé d’appéter : mais plustost que le tout doit se rapporter à la vie céleste. Toutesfois comme au monde l’estat prospère d’un peuple sera estimé, partie quand il aura provision de tous biens à souhait, et sera paisible au dedans : partie quand il sera bien muni de force pour se défendre au dehors contre ses ennemis : aussi Jésus-Christ garnit et pourvoit les siens de toutes choses nécessaires au salut de leurs âmes, et les arme et équippe pour avoir vertu inexpugnable contre tous assaux des ennemis spirituels. Dont nous sommes enseignez qu’il règne pour nous plus que pour luy, voire au dedans et au dehors : c’est qu’estans enrichis de dons spirituels, desquels naturellement nous sommes vuides, et en ayans receu telle mesure que Dieu cognoist estre expédiente, nous sentions par telles prémices que nous sommes vrayement conjoincts à Dieu pour parvenir à une félicité entière. Secondement, qu’estans soustenus par la vertu de l’Esprit, ne doutions point que nous ne demeurions tousjours victorieux contre le diable, le monde et tout genre de nuisance. A quoy tend la response de Jésus-Christ aux Pharisiens : C’est que le Royaume de Dieu ne devoit pas venir avec marques notables, pource qu’il est en nous Luc 17.20-21. Car il est vray-semblable que les Pharisiens ayans entendu que Jésus-Christ se portoit pour Roy et se faisoit autheur de la souveraine bénédiction de Dieu, l’interroguoyent par mocquerie, demandans qu’il en produisist les enseignes. Or Jésus-Christ voulant prévenir ceux qui autrement sont trop enclins à la terre, leur commande d’entrer en leur conscience : pource que le règne de Dieu est justice, paix et joye au sainct Esprit Rom. 14.17. Par cela nous sommes briefvement enseignez de quoy nous proufite le règne de Christ. Car puisqu’il n’est ne terrien ne charnel, pour estre sujet à corruption, mais spirituel : il nous attire là-haut et introduit à la vie permanente, afin que nous passions doucement et en patience le cours de ceste vie, sous beaucoup de misères, faim, froid, mespris, opprobres, toutes fascheries et ennuis, nous contentans de ce bien seul, d’avoir un Roy qui ne nous défaudra jamais qui ne nous subviene en nos nécessitez, jusques à ce qu’ayans achevé le terme de guerroyer, nous soyons appelez au triomphe. Car il tient une telle façon à régner qu’il nous communique tout ce qu’il a receu du Père. Or puis qu’il nous arme et munit de sa puissance, qu’il nous empare de sa beauté et magnificence, qu’il nous enrichit de ses biens : de là nous avons très ample matière de nous glorifier, mesmes nous sommes fortifiez en fiance, pour guerroyer sans crainte contre le diable, le péché et la mort. Et puis que nous sommes revestus de sa justice, il y a bien occasion de surmonter vaillamment tous les opprobres du monde : et comme il nous remplit tant libéralement de ses dons, luy produire de nostre costé fruits qui servent à sa gloire.

2.15.5

Parquoy son onction royale ne nous est pas mise en avant, comme estant faite d’huile ou d’onguens aromatiques : mais il est appelé le Christ de Dieu, pource que l’Esprit de sagesse, intelligence, conseil, force et crainte de Dieu est reposé sur luy Esaïe 11.2. C’est ceste huile de joye, de laquelle il est prononcé au Pseaume, Il a esté oinct abondamment par-dessus ses compagnons Ps. 45.7. Car s’il n’y avoit telle fécondité et excellence en luy, nous serions tous povres affamez. Et de faict, comme nous avons dit, ce n’est pas pour soy qu’il a esté enrichi, mais pour eslargir de son abondance à ceux qui sont secs et altérez. Car comme il est dit que le Père n’a point donné Esprit par mesure à son Fils, aussi la raison est exprimée ailleurs, c’est afin que nous recevions tous de sa plénitude, et grâce pour grâce Jean 3.34 ; 1.16. De ceste fontaine nous découle la grande largesse dont sainct Paul fait mention, par laquelle la grâce est diversement distribuée aux fidèles selon la mesure de donation de Christ Eph. 4.7. Par ces passages est encores mieux confermé ce que j’ay dit : asçavoir que le Royaume de Christ gist en Esprit, non pas en délices ou pompes terriennes. Et par conséquent si nous désirons y avoir part, qu’il nous faut renoncer au monde. Il y a eu un sacrement visible de ceste onction au Baptesme de Jésus-Christ, quand l’Esprit est reposé sur luy en forme de colombe Jean 1.32. Or que l’Esprit avec ses dons soit signifié par le mot d’Onction, il n’est pas nouveau, et ne le doit-on trouver hors de raison, veu que nous n’avons substance d’ailleurs pour estre végétez : sur tout, quant à la vie céleste, il n’y a pas une seule goutte de vigueur en nous, sinon ce qui nous est distillé par le sainct Esprit, lequel a esleu son siège en Jésus-Christ, afin que de luy sourdissent tous biens célestes pour nous en rassasier largement, desquels autrement nous sommes si vuides et indigens que rien plus. Parquoy d’autant que les fidèles sont maintenus par la vertu de leur Roy pour demeurer invincibles, et sont enrichis de ses biens spirituels, ils ne sont point nommez Chrestiens sans cause. Au reste, la sentence de sainct Paul que nous avons touchée cy-dessus, asçavoir que Jésus-Christ rendra le Royaume à Dieu son Père, et qu’il luy sera assujeti 1Cor. 15.24-28, ne dérogue rien à ce que nous avons dit : pource qu’il n’entend autre chose, sinon que quand nostre gloire sera accomplie, il n’y aura pas une telle façon de gouverner qu’il y a aujourd’huy, car le Père a donné toute puissance à son Fils, afin de nous conduire sous sa main, nourrir et sustenter, nous garder sous sa protection, nous subvenir à tout besoin. Parquoy ce pendant que nous sommes comme eslongnez de Dieu estans pèlerins au monde, Jésus-Christ est entre deux pour nous mener petit à petit à une plene conjonction. Et de faict, ce qu’il est assis à la dextre du Père, vaut autant à dire comme s’il estoit nommé son Lieutenant, lequel a vers soy toute authorité : car Dieu veut régner sur nous par tel moyen, qu’en la personne de son Fils il soit Roy et protecteur de son Eglise. Comme aussi sainct Paul l’expose, qu’il a esté levé à la dextre du Père, pour estre chef de l’Eglise, laquelle est son corps Eph. 1.22-23. Ce qu’il dit ailleurs tend à une mesme fin : asçavoir, qu’il luy a esté donné un nom souverain par-dessus tout nom, à ce qu’au nom de Jésus tout genouil se ploye, et que toute langue confesse qu’il est en la gloire de Dieu le Père Phil. 2.11. Mesmes par ces mots il nous monstre l’ordre du règne de Christ, tel qu’il est nécessaire pour nostre infirmité présente. Ainsi le mesme Apostre argue très-bien, que Dieu au dernier jour sera par soy chef unique de l’Eglise : pource que Jésus-Christ aura lors plenement exécuté et achevé la charge qui luy est commise, de conserver son Eglise et l’amener à salut. Pour ceste raison (comme nous avons dit) l’Escriture l’appelle souventesfois Seigneur : pource que le Père céleste l’a constitué sur nous, à telle condition qu’il veut exercer par luy son empire. Car combien qu’il y ait plusieurs seigneuries au monde, toutesfois nous n’avons qu’un seul Dieu le Père, duquel sont toutes choses, et nous en luy : et un seul Seigneur Christ, par lequel sont toutes choses, et nous par luy 1Cor. 8.5-6. Dont on peut aussi conclurre que Jésus-Christ est le mesme Dieu qui a prononcé par la bouche d’Isaïe, qu’il est Roy et Législateur de l’Eglise Esaïe 33.22. Car combien qu’il proteste partout, que ce qu’il a de puissance est don et bénéfice de son Père, par cela il ne signifie autre chose, sinon qu’il règne en majesté et vertu divine : comme pour ceste cause il a vestu la personne du Médiateur, afin d’approcher de nous privément, en descendant du sein et de la gloire incompréhensible de son Père. En quoy il nous a tant plus obligez à nous ranger d’un commun accord à son obéissance, et mesmes luy offrir nos services d’une franche promptitude de courage. Car comme il prend l’office de Roy et Pasteur envers les débonnaires, qui se rendent dociles et traittables de leur bon gré : aussi à l’opposite il est dit qu’il porte un sceptre de fer, pour briser et menuiser comme pots de terre, tous les hautains et rebelles Ps. 2.9. Nous oyons aussi en l’autre Pseaume, qu’il sera Juge des peuples pour remplir la terre de corps morts, et fonder aux pieds toute hautesse qui se dressera contre luy Ps. 110.6. On voit bien desjà quelques exemples de ceci : mais le plein effect en apparoistra au dernier jour : mesmes ce sera le dernier acte du règne de Jésus-Christ.

2.15.6

Quant à la Sacrificature, nous avons à noter en brief que la fin et l’usage d’icelle est, que Jésus-Christ nous acquière faveur, et nous rende agréables à Dieu par sa saincteté, entant qu’il est Médiateur pur de toute macule. Mais pource que la malédiction depuis le péché d’Adam a justement préoccupé l’entrée du ciel, et que Dieu, entant qu’il est Juge, nous est contraire : il est requis que le Sacrificateur, pour nous faire ouverture de grâce, et appaiser l’ire de Dieu, interviene avec satisfaction ; dont il a falu que Jésus-Christ, pour s’acquitter de cest office, veinst en avant avec sacrifice. Car mesmes sous la Loy il n’estoit pas licite au Sacrificateur d’entrer au sanctuaire qu’avec présent de sang, à ce que les fidèles cognussent combien que le Sacrificateur fust establi pour intercéder et obtenir pardon, toutesfois que Dieu ne pouvoit estre appaisé que les péchez ne fussent purgez. Ce qui est déduit par l’Apostre bien au long en l’Epistre aux Hébrieux, depuis le septième chapitre quasi jusques en la fin du dixième. La somme toutesfois revient là, que la dignité sacerdotale n’appartient qu’à Jésus-Christ, d’autant que par le sacrifice de sa mort il a effacé l’obligation qui nous rendoit criminels devant Dieu, et a satisfait pour nos péchez. Or quelle importance il y a en cela, nous en devons estre advertis par le jurement solennel que Dieu a proféré, disant qu’il ne s’en repentira pas, Tu es Sacrificateur éternel selon l’ordre de Melchisédech Ps. 110.4 ; car il n’y a doute que Dieu n’ait voulu ratifier ce qu’il cognoissoit estre le principal appuy de nostre salut. Et de faict, comme il a esté dit, nous n’avons nul accès à Dieu, ny nos prières, sinon estant sanctifiez par le Sacrificateur : duquel l’office est de purger nos souilleures et nous impétrer grâce, de laquelle autrement nous sommes reboutez par l’immondicité et pollution de nos vices. Ainsi nous voyons qu’il convient commencer par la mort de Jésus-Christ, pour sentir l’efficace et le proufit de sa sacrificature : dont il s’ensuit qu’il est Intercesseur à jamais, et qu’à sa requeste et en faveur de luy nous sommes agréables à Dieu. Laquelle doctrine non-seulement engendre certaine fiance de prier Dieu, mais aussi rend nos consciences paisibles et asseurées, puis que Dieu nous appelle à soy tant humainement, et nous certifie que tout ce qui est consacré par le Médiateur luy est plaisant. Or comme ainsi soit qu’en la Loy Dieu ait voulu qu’on luy offrist hosties de bestes brutes, il y a eu une façon nouvelle et diverse en Jésus-Christ : c’est que luy estant Sacrificateur fust aussi l’oblation, pource qu’il ne se pouvoit trouver autre satisfaction suffisante pour abolir la coulpe de nos péchez, et ne se pouvoit aussi trouver homme digne pour offrir à Dieu son Fils unique. D’avantage, Jésus-Christ porte le nom de Sacrificateur, et en a l’effect, non-seulement pour nous rendre le Père favorable et propice, entant que par sa mort il l’a réconcilié pour tout jamais : mais aussi pour nous faire ses compagnons en tel honneur. Car combien que nous soyons pollus en nous, estans faits Sacrificateurs en luy Apo. 1.6, nous avons liberté de nous offrir à Dieu avec tout ce qu’il nous a donné, et d’entrer franchement au sanctuaire des cieux, sçachans que les sacrifices de prières et louanges provenans de nous, seront agréables et de bonne odeur en sa présence. Mesmes le dire de Jésus-Christ, que nous avons allégué auparavant, s’estend jusques yci : asçavoir qu’il s’est sanctifié à cause de nous Jean 17.19 : pource qu’estans arrousez de sa saincteté, entant qu’il nous a dédiez a Dieu son Père, combien que nous soyons autrement puans et infects, toutesfois nous ne laissons pas de plaire comme purs et nets, mesmes comme saincts et sacrez. Et voila pourquoy la promesse a esté faite à Daniel, de l’onction du sanctuaire à la venue du Rédempteur Dan. 9.24. Or il faut noter la comparaison opposite entre ceste onction nouvelle et celle qui estoit pour lors en ombrage : comme si l’Ange disoit que les figures s’en alloyent cesser, et qu’en la personne de Jésus-Christ la Sacrificature auroit sa vérité patente. Et d’autant plus a esté détestable l’invention de ceux qui ne se contentons point de la sacrificature de Jésus-Christ, ont bien osé s’ingérer de l’offrir : ce qui se fait tous les jours en la Papauté, où la Messe est tenue pour oblation qui purge les péchez.

 

Chapitre XVI
Comment Jésus-Christ s’est acquitté de l’office de Médiateur, pour nous acquérir salut : où il est traitté de sa mort, résurrection et ascension.

2.16.1

Ce que nous avons dit jusques yci de nostre Seigneur Jésus, se doit rapporter à ce but, qu’estans damnez, morts et perdus en nous-mesmes, nous cherchions absolution, vie et salut en luy : comme nous sommes enseignez par ceste sentence notable de sainct Pierre, qu’il n’y a autre nom sous le ciel donné aux hommes, auquel ils puissent estre sauvez Actes 4.12. Et de faict, ce n’a pas esté de cas fortuit ou à l’appétit des hommes, que le nom de Jésus luy a esté imposé : mais il a esté apporté du ciel par l’Ange estant envoyé héraut du décret éternel et inviolable, voire en adjoustant la raison, qu’il estoit envoyé pour sauver le peuple, le rachetant de ses péchez Matt. 21.1 ; Luc 1.31. En quoy ce que nous avons dit ailleurs est a noter : c’est que l’office de Rédempteur luy a esté enjoinct pour nous estre aussi Sauveur. Ce pendant la rédemption ne seroit qu’à demi, si elle ne nous conduisoit de jour en jour continuellement jusques au bout de nostre salut. Parquoy nous ne pouvons pas décliner tant peu que ce soit de Jésus-Christ, que nostre salut ne s’esvanouisse, puis qu’il réside entièrement en luy : tellement que tous ceux qui ne s’y reposent et n’y prenent leur contentement, se privent de toute grâce. Parquoy l’advertissement de sainct Bernard est bien digne qu’on y pense : c’est que le nom de Jésus n’est pas seulement clairté : mais aussi viande : pareillement huile de confiture, sans laquelle toute viande est seiche : que c’est le sel pour donner goust et saveur à toute doctrine, qui autrement seroit fade. Brief, que c’est miel en la bouche, mélodie aux oreilles, liesse au cœur, médecine à l’âme : et que tout ce qu’on peut disputer n’est que fadaise, si ce nom n’y résonne[c] : mais il est requis de bien considérer comment il nous a acquis salut, afin que non-seulement nous soyons persuadez qu’il en est autheur, mais aussi qu’ayans embrassé tout ce qui appartient à bien et fermement appuyer nostre foy, nous rejettions toutes choses qui nous pourroyent distraire ça et là : car comme ainsi soit que nul ne puisse descendre en soy, et sonder à bon escient quel il est, qu’il ne sente que Dieu luy est contraire et ennemy, et que par conséquent il n’ait besoin de chercher le moyen et façon de l’appaiser : (ce qui ne se peut faire sans satisfaction) il est question d’estre yci bien arresté en certitude plene et indubitable. Car l’ire de Dieu tient tousjours les pécheurs saisis, jusques à ce qu’ils soyent absous : pource que luy estant juste Juge, ne peut souffrir que sa Loy soit violée, qu’il n’en face punition, et qu’il ne se venge du mespris de sa majesté.

[c] Bernard., In Cantic. serm. XV.

2.16.2

Toutesfois devant que passer outre, nous avons à regarder comment cecy s’accorde, que Dieu lequel nous a prévenus de sa miséricorde, nous ait esté ennemy jusques à ce qu’il nous a esté réconcilié par Jésus-Christ. Car comment, nous eust-il donné en son Fils unique un gage si singulier de son amour, sinon que desjà au paravant il nous eust porté faveur gratuite ? D’autant doncques qu’il y a yci quelque apparence de contrariété, je vuideray le scrupule qui y peut estre. Le sainct Esprit use ordinairement en l’Escriture de ceste forme de parler, que Dieu a esté ennemy aux hommes, jusques à ce qu’ils ont esté remis en grâce par la mort de Christ : qu’ils ont esté maudits jusques à ce que par son sacrifice leur iniquité a esté effacée. Item, qu’ils ont esté séparez de Dieu, jusques à ce qu’ils ont esté rejoincts à luy au corps de Christ Rom. 5.10 ; Gal. 3.10, 13 ; Col. 1.21-22. Or telles manières de parler sont accommodées à nostre sens, afin de nous faire tant mieux entendre combien est malheureuse la condition de l’homme, hors de Christ. Car s’il n’estoit clairement exprimé, que l’ire et la vengence de Dieu, et la mort éternelle estoyent sur nous : nous n’entendrions pas suffisamment et comme il faut, combien nous estions povres et malheureux sans la miséricorde de Dieu, et n’estimerions point le bénéfice qu’il nous a eslargi selon sa dignité, en nous délivrant. Exemple : Quand on diroit à quelqu’un ainsi : Si Dieu t’eust hay du temps que tu estois pécheur, et qu’il t’eust rejette comme tu le méritois, il te faloit attendre une damnation horrible : mais d’autant que par sa miséricorde gratuite il t’a retenu en son amitié, et n’a pas souffert que tu fusses aliéné de luy, il t’a par ce moyen délivré d’un tel danger. Celuy à qui on diroit cela en seroit aucunement touché, et sentiroit en partie combien il seroit tenu à la bonté de Dieu : mais d’autre part, quand on luy parleroit comme fait l’Escriture, en luy disant qu’il estoit aliéné de Dieu par le péché, qu’il estoit héritier de la mort éternelle, sujet à malédiction, exclu de tout espoir de salut, banny de toute grâce de Dieu, serf de Satan, captif et prisonnier sous le joug de péché, destiné à une horrible ruine et confusion : mais que Jésus-Christ est intervenu, et qu’en recevant sur soy la peine qui estoit apprestée â tous pécheurs par le juste jugement de Dieu, il a effacé et aboly par son sang les vices qui estoyent cause de l’inimitié entre Dieu et les hommes, et que par ce payement Dieu a esté satisfait, et son ire appaisée : que cela est le fondement sur lequel est appuyée l’amour que Dieu nous porte, que c’est le lien pour nous entretenir en sa bénévolence et en sa grâce : cela ne sera-il point pour l’esmouvoir plus au vif, d’autant qu’en ces mots est exprimée beaucoup mieux la calamité dont Dieu nous a retirez ? En somme, d’autant que nostre esprit ne peut recevoir avec trop grand désir, le salut qui nous est offert en la miséricorde de Dieu, ny avec telle révérence et recognoissance qu’il appartient, sinon que premièrement il ait esté espovanté d’une frayeur de l’ire de Dieu et de la mort éternelle : la saincte Escriture nous donne ceste instruction, de cognoistre Dieu aucunement courroucé contre nous quand nous n’avons pas Jésus-Christ, et sa main estre armée pour nous abysmer : au contraire, de n’avoir aucun sentiment de sa bénévolence et bonté paternelle sinon en Jésus-Christ.

2.16.3

Or combien que Dieu en usant d’un tel style, s’accommode à la capacité de nostre rudesse, toutesfois si est-ce la vérité : car luy qui est la justice souveraine, ne peut aimer l’iniquité laquelle il voit en nous tous : nous avons donc matière en nous pour estre hays de Dieu. Pourtant au regard de nostre nature corrompue, et puis de nostre meschante vie, nous sommes tous en la haine de Dieu, coulpables de son jugement, et nais en damnation : mais pource que Dieu ne veut point perdre en nous ce qui est sien, il y trouve encores par sa bénignité quelque chose à aimer : car jà soit que nous soyons pécheurs par nostre faute, néantmoins nous demeurons tousjours ses créatures : combien que nous ayons acquis la mort, toutesfois il nous avoit créez à la vie. Par ainsi il est esmeu par la pure et gratuite dilection qu’il nous porte, à nous recevoir en grâce. Or s’il y a un différent perpétuel, et qui ne se peut appointer entre la justice et l’iniquité : cependant que nous demeurons pécheurs, il ne nous peut point recevoir du tout. Pourtant afin qu’en abolissant toute inimitié, il nous réconcilie entièrement à soy 1Jean 4.19 : en mettant au-devant la satisfaction qui a esté faite en la mort de Jésus-Christ, il abolit tout le mal qui est en nous, afin que nous apparoissions justes devant sa face, au lieu qu’auparavant nous estions impurs et souillez. Il est donc bien vray que Dieu le Père prévient par sa dilection la réconciliation qu’il fait avec nous en Jésus-Christ : ou plustost entant qu’il nous a aimez auparavant, il nous réconcilie après à soy 1Jean 4.19. Mais d’autant que jusques à ce que Jésus-Christ nous subviene par sa mort, l’iniquité demeure en nous, laquelle mérite l’indignation de Dieu, et est maudite et damnée devant luy : nous n’avons point plene et ferme conjonction avec luy, sinon quand Jésus-Christ nous y conjoinct. Et de faict, si nous voulons avoir asseurance que Dieu nous aime et nous est propice, il nous convient jetter les yeux sur Jésus-Christ, et nous arrester en luy : comme de vray c’est par luy seul que nous obtenons que nos péchez ne nous soyent point imputez, desquels l’imputation emporte l’ire de Dieu.

2.16.4

Pour ceste cause sainct Paul dit, que la dilection de laquelle Dieu nous a aimez devant la création du monde, a tousjours esté fondée en Christ Jean 3.16 ; Rom. 5.10. Ceste doctrine est claire et conforme à l’Escriture, et est propre pour accorder ces passages, où il est dit que Dieu nous a monstré sa dilection en ce qu’il a exposé son Fils unique à la mort : et néantmoins qu’il nous estoit ennemi, devant que Jésus-Christ en mourant eust faict l’appointement. Toutesfois afin que ceux qui désirent tousjours l’approbation de l’Eglise ancienne, en soyent encore plus certains, j’allégueray un passage de sainct Augustin, auquel il déduit très-bien cela : La dilection de Dieu, dit-il, est incompréhensible et immuable : car il n’a point commencé à nous aimer depuis que nous sommes réconciliez avec luy par la mort de son Fils : mais devant la création du monde il nous a aimez, afin que nous fussions ses enfans avec son Fils unique, devant que nous fussions du tout rien[d]. Touchant ce que nous avons esté réconciliez par le sang de Christ, il ne le nous faut pas prendre comme si Jésus-Christ avoit fait l’appointement entre Dieu et nous, afin que Dieu commençast à nous aimer, comme s’il nous eust hays au paravant : mais nous avons esté réconciliez à celuy qui nous aimoit desjà, lequel toutesfois avoit inimitié avec nous, à cause de nos iniquitez. Que l’Apostre soit tesmoin si je dy vérité, ou non : Dieu, dit-il, approuve sa dilection envers nous, en ce que Jésus-Christ est mort pour nous, du temps que nous estions encores pécheurs ; il nous portoit amour desjà du temps que nous avions inimitié avec luy en mal vivant Rom. 5.8. Pourtant d’une façon admirable et divine il nous aimoit et hayssoit tout ensemble. Il nous hayssoit, d’autant que nous n’estions point tels qu’il nous avoit faits : mais d’autant que l’iniquité n’avoit pas du tout destruit son œuvre en nous, il hayssoit en chacun de nous ce que nous avions fait, et aimoit ce qu’il avoit fait. Voylà les paroles de sainct Augustin.

[d] Tractat, in Evang. Joan., CX.

2.16.5

Maintenant si on demande comment Jésus-Christ, ayant aboli les péchez, a osté le divorce qui estoit entre Dieu et nous : et nous acquérant justice, nous l’a rendu ami et favorable : on peut respondre en général, qu’il a fait et accompli cela par tout le cours de son obéissance : ce qui se prouve par le tesmoignage de sainct Paul. Comme par la transgression d’un homme plusieurs ont esté rendus pécheurs : aussi par l’obéissance du second, plusieurs ont esté rendus justes Rom.5.19. Et de faict, en un autre lieu il estend à toute la vie de Jésus-Christ la grâce d’absolution, qui nous exempte de la malédiction de la Loy : Quand le temps de plénitude est venu, dit-il, Dieu a envoyé son Fils fait de femme, assujeti à la Loy, afin de racheter ceux qui estoyent sous la Loy Gal. 4.4. Parquoy luy aussi en son Baptesme a prononcé, que par tel acte il accomplissoit une partie de justice, pource qu’il faisoit ce qui luy avoit esté commandé du Père Matt. 3.15 : brief, depuis qu’il a vestu la forme d’un serf, il a commencé à payer le pris de nostre délivrance, afin de nous racheter. Toutesfois l’Escriture, pour mieux déterminer du moyen de nostre salut, spécifie notamment que nostre salut gist en la mort de Jésus-Christ : et luy prononce qu’il donne son âme en rédemption pour plusieurs. Et selon le tesmoignage de sainct Paul, il est mort pour nos péchez. Dont Jehan-Baptiste preschoit, qu’il est venu pour oster les péchez du monde, d’autant qu’il est l’Agneau de Dieu Matt. 20.28 ; Rom. 4.25 ; Jean 1.19. Sainct Paul en un autre passage, dit que nous sommes gratuitement justifiez par la rédemption qui est en Christ : pource qu’il nous a esté donné pour réconciliateur en son sang. Item, que nous sommes justifiez en son sang, et réconciliez par sa mort. Item, que celuy qui ne sçavoit que c’estoit de péché, a esté fait péché pour nous, afin que nous fussions justice de Dieu en luy Rom. 3.23-24 ; Rom. 5.10 ; 2Cor. 5.21. Je ne poursuyvray point le tout, pource qu’il y auroit un rolle infini : et il en faudra alléguer d’autres en leur ordre. Parquoy il y a un bon ordre gardé au sommaire de la foy, qu’on appelle le Symbole des Apostres, quand après avoir fait mention de la naissance de Jésus-Christ, incontinent il est parlé de sa mort et résurrection, pour monstrer que c’est là que consiste et se doit arrester la fiance de nostre salut. Toutesfois le résidu de son obéissance qu’il a monstrée en toute sa vie, n’est point exclud : comme aussi sainct Paul la comprend depuis le commencement jusques en la fin, disant qu’il s’est anéanty prenant la forme de serviteur, et se rendant obéissant au Père jusques à la mort, voire jusques à la mort de la croix Phil. 2.7-8. Et de faict, pour faire valoir la mort de Jésus-Christ à nostre salut, la sujétion volontaire tient le premier degré pource que le sacrifice n’eust rien proufité à justice, s’il n’eust esté offert d’une franche affection. Parquoy le Seigneur Jésus, après avoir déclairé qu’il mettoit son âme pour ses brebis, adjouste notamment que nul ne la luy ostera, mais qu’il la quittera luy-mesme Jean 10.15, 18. En ce sens Isaïe dit, qu’il a esté comme un mouton devant celuy qui le tond, ne sonnant mot Esaïe 53.7. L’histoire de l’Evangile aussi récite qu’il est venu au-devant des gendarmes pour se présenter, et que devant Pilate se déportant de toute défense il s’est appresté à recevoir condamnation Jean 18.4 ; Matt. 27.11 : non pas qu’il n’ait senti en soy de grans combats et répugnances : car il avoit prins nos infirmitez, et a falu que la sujétion qu’il rendoit à son Père fust esprouvée en choses dures et aspres, et desquelles il se fust volontiers exempté. Et ç’a esté un tesmoignage plus grand de l’amour incomparable qu’il nous portoit, quand il a soustenu de si horribles assaux contre les tormens de la mort : et toutesfois estant ainsi angoissé n’a point eu d’esgard à soy, afin de procurer nostre bien. Quoy qu’il en soit, ce point nous doit estre résolu, que Dieu ne pouvoit estre deuement appaisé, sinon d’autant que Christ renonçant à toutes ses propres affections, s’est submis à la volonté d’iceluy, et du tout adonné à la suyvre. A quoy l’Apostre applique très-bien le tesmoignage du Pseaume : Il est escrit de moy au volume de la Loy, que je face ta volonté : Je le veux mon Dieu, et ta Loy est au milieu de mon cœur : lors j’ay dit, Voicy, je vien Héb. 10.5 ; Ps. 40.7-8. Au reste pource que les consciences craintives et estonnées du jugement de Dieu, ne trouvent repos sinon qu’il y ait sacrifice et lavement pour effacer les péchez : c’est à bon droict que nous sommes là guidez, et que la matière de salut nous est proposée et mise devant les yeux en la mort de Jésus-Christ. Or pource que la malédiction nous estoit apprestée, et nous tenoit comme saisis ce pendant que nous estions tenus coupables devant le siège judicial de Dieu : la condamnation de Jésus-Christ nous est mise à l’opposite, faite par Ponce Pilate gouverneur de Judée : afin que nous sçachions que la peine à laquelle nous estions obligez, a esté mise sur l’innocent, pour nous en délivrer. Nous ne pouvions eschapper de l’horrible jugement de Dieu : Jésus-Christ pour nous en retirer a souffert d’estre condamné devant un homme mortel, voire meschant et profane. Car ce nom de gouverneur n’est pas exprimé seulement pour la certitude de l’histoire : mais afin de nous mieux apprendre ce qui est dit en Isaïe, que le chastiment de nostre paix a esté mis sur le Fils de Dieu, et que nous sommes guairis par ses playes Esaïe 53.5. Car il ne suffisoit point pour abolir nostre damnation que Jésus-Christ endurast une mort telle quelle : mais pour satisfaire à nostre rédemption, il a falu eslire un genre de mort, par lequel il prinst à soy ce que nous avions mérité : et nous ayant acquittez de ce que nous devions, nous délivrast. Si les brigans luy eussent couppé la gorge, ou qu’il eust esté lapidé et meurtri par sédition, il n’y eust point eu pour satisfaire à Dieu : mais quand il est amené au tribunal comme criminel, et qu’on tient quelque formalité de justice contre luy, l’arguant de tesmoignages, qu’il est condamné de la bouche propre du juge : on le voit là condamné au lieu des pécheurs, pour souffrir en leur nom. Et faut yci considérer deux choses, lesquelles avoyent esté prédites des Prophètes, et apportent une singulière consolation a nostre foy. Car quand nous oyons que Christ a esté mené du consistoire à la mort, et pendu entre des brigans : en cela nous avons l’accomplissement de la Prophétie, laquelle est alléguée par l’Evangéliste, qu’il a esté mis au rang des malfaiteurs Esaïe 53.11 ; Marc.15.23. Pourquoy cela ? c’estoit afin de s’acquitter de la peine que devoyent les pécheurs, et se mettre en leur lieu : comme à la vérité il ne souffroit point la mort pour la justice, mais pour le péché. Au contraire, quand nous oyons qu’il a esté absous de la bouche mesme de laquelle il estoit condamné (car Pilate a esté contraint par plusieurs fois de rendre publiquement tesmoignage à son innocence) ce qui a esté dit par un autre Prophète nous doit venir en mémoire : c’est qu’il a payé ce qu’il n’avoit point ravi Ps. 69.4. Ainsi nous contemplerons la personne d’un pécheur et malfaiteur représentée en Jésus-Christ : et ce pendant nous cognoistrons par son innocence, et qu’il a esté chargé du péché des autres, et non point du sien. Il a donc souffert sous Ponce Pilate, estant condamné par sentence juridique du gouverneur du pays comme malfaiteur : et néantmoins n’estant pas tellement condamné, qu’il n’ait esté prononcé juste, entant qu’il disoit qu’il ne trouvoit aucune cause en luy Jean 18.38. Et voylà où gist nostre absolution : c’est que tout ce qui nous pouvoit estre imputé pour nous faire nostre procès criminel devant Dieu, a esté transporté sur Jésus-Christ, tellement qu’il a réparé toutes nos fautes Esaïe 53.5, 11. Et ceste récompense nous doit bien venir en mémoire toutesfois et quantes que nous sommes inquiétez de doutes et frayeurs, afin que nous ne pensions pas que la vengence de Dieu, laquelle Jésus-Christ a portée, nous doyve plus presser.

2.16.6

D’avantage, le genre de mort n’est pas sans mystère. La croix estoit maudite, non-seulement par humaine opinion, mais par le décret de la Loy de Dieu Deut. 21.22-23. Quand doncques Christ est attaché à icelle, il se rend sujet à malédiction. Et faloit qu’il fust ainsi fait : c’est que la malédiction qui nous estoit deue et apprestée pour nos iniquitez, fust transférée en luy, afin que nous en fussions délivrez : ce qui avoit esté au paravant figuré en la Loy. Car les hosties qu’on offroit pour les péchez, estoyent appelées du nom mesme de Péché. Par lequel nom le sainct Esprit a voulu signifier qu’elles recevoyent toute la malédiction deue au péché. Ce qui a esté doncques par figure représenté aux sacrifices anciens de Moyse, a esté à la vérité accompli en Jésus-Christ, qui est la substance et le patron des figures. Pourtant afin de s’acquitter de nostre rédemption, il a mis son âme en sacrifice satisfactoire pour le péché, comme dit le Prophète : afin que toute l’exécration qui nous estoit deue comme à pécheurs, estant rejettée sur luy, ne nous fust plus imputée. L’Apostre déclaire plus apertement cela, quand il dit que celuy qui n’avoit jamais cognu péché, a esté fait du Père, péché pour nous : afin qu’en luy nous obtinssions justice devant Dieu 2Cor. 5.21. Car le Fils de Dieu estant pur et net de tout vice, a prins et vestu la confusion et ignominie de nos iniquitez : et d’autre part nous a couverts de sa pureté. Ce qui est aussi démonstré en un autre passage de sainct Paul, où il est dit que le péché a esté condamné de péché, en la chair de Jésus-Christ. Car le Père céleste a aboli la force du péché, quand la malédiction d’iceluy a esté transférée en la chair de Jésus-Christ Rom. 8.3. Ainsi il est signifié par ce mot, que Christ en mourant a esté offert au Père pour satisfaction : afin que l’appointement estant fait par luy, nous ne soyons plus tenus sous l’horreur du jugement de Dieu. Il appert maintenant que veut dire ceste sentence du Prophète, que toutes nos iniquitez ont esté posées sur luy Esaïe 53.6 : c’est asçavoir, que voulant effacer les macules d’icelles, il les a premièrement receues en sa personne, afin qu’elles luy fussent imputées. La croix doncques a esté une enseigne de cela : en laquelle Jésus-Christ estant attaché, nous a délivrez de l’exécration de la Loy, (comme dit l’Apostre) entant qu’il a esté fait exécration pour nous, (car il est escrit, Maudit celuy qui pend au bois Gal. 3.13 ; Deut.27.26) et ainsi la bénédiction promise à Abraham, a esté espandue sur tous peuples. A quoy aussi sainct Pierre a regardé, en disant que Jésus-Christ a soustenu le fardeau de nos péchez au bois 1Pi. 2.25 : pource qu’en ceste marque visible nous comprenons mieux qu’il a esté chargé de la malédiction que nous avions méritée. Néantmoins il ne faut pas entendre qu’il ait tellement receu nostre malédiction, qu’il en ait esté couvert et accablé : mais au contraire, en la recevant il l’a déprimée, rompue et dissipée. Pourtant la foy en la damnation de Christ appréhende absolution : et en sa malédiction appréhende bénédiction. Pourtant ce n’est pas sans cause que sainct Paul magnifie tant le triomphe que Jésus-Christ nous a acquis en la croix, comme si elle eust esté alors convertie en un chariot royal ou de triomphe, ayant esté plene d’ignominie et opprobre : car il dit que l’obligation qui nous estoit contraire a esté là attachée et que les principautez de l’air ont esté despouillées, et que les diables en signe qu’ils estoyent vaincus ont esté mis en monstre Col. 2.14-15. Et cela ne doit estre trouvé estrange : car Jésus-Christ estant desfiguré selon le monde, n’a pas laissé (tesmoin l’autre Apostre) de s’offrir par l’Esprit éternel Héb. 9.14 : dont vient un tel changement. Mais afin que ces choses prenant ferme racine en nos cœurs, et qu’elles y demeurent bien fichées, que tousjours le sacrifice et lavement nous vienent au-devant. Car nous ne pourrions pas nous confier droictement que Jésus-Christ eust esté nostre pris et rançon, rédempteur et propiciatoire, s’il n’avoit esté sacrifié. Et c’est pourquoy l’Escriture en monstrant la façon de nous racheter, fait tant souvent mention de sang : combien que le sang de Jésus-Christ estant espandu n’a pas seulement servi de récompense pour nous appointer avec Dieu, mais nous a esté pour lavement à purger toutes nos ordures.

2.16.7

Il s’ensuit au Symbole, Qu’il a esté mort et enseveli : où derechef on peut appercevoir comment depuis un bout jusques à l’autre il s’est submis à rendre le devoir pour nous, pour payer le pris de nostre rédemption. La mort nous tenoit liez sous son joug : il s’est livré en sa puissance, pour nous en retirer. Ce qu’entend l’Apostre, quand il dit qu’il a gousté la mort pour tous. Car en mourant il a fait que nous ne mourions point : ou bien, ce qui vaut autant à dire, par sa mort il nous a acquis la vie Héb. 2.9, 15. Or il a eu cela divers de nous, qu’il s’est permis à la mort, comme pour estre englouti d’icelle : non point toutesfois pour estre du tout dévoré mais plustost pour la dévorer, afin qu’elle n’eust plus de puissance sur nous comme elle avoit. Il a permis d’estre comme subjugué par icelle, non point pour en estre opprimé et abatu : mais plustost pour renverser son règne, lequel elle exerçoit par-dessus nous. Finalement il est mort, afin qu’en mourant il destruisist celuy qui a la seigneurie de la mort, c’est-à-dire le diable : et délivrast ceux qui tout le temps de leur vie pour crainte de la mort estoyent en servitude. Voylà le premier fruit que sa mort nous apporte : l’autre, c’est que par sa vertu elle mortifie nos membres terriens, à ce que d’oresenavant ils ne facent plus leurs opérations : et tue le vieil homme qui est en nous, afin qu’il n’ait plus sa vigueur, et ne fructifie de soy-mesme. A laquelle fin tend aussi la sépulture de Jésus-Christ : asçavoir, qu’ayans la société d’icelle, nous soyons ensevelis à péché. Car quand l’Apostre dit que nous sommes entez en la similitude de la mort de Christ, que nous sommes ensevelis avec luy en la mort de péché, que par sa croix le monde nous est crucifié, et nous au monde, que nous sommes morts avec luy Rom. 6.5 ; Gal.2.19 ; 6.14 ; Col. 3.3 : non-seulement il nous exhorte à imiter l’exemple de la mort, mais il démonstre qu’une telle efficace est en icelle, laquelle doit apparoir en tous Chrestiens, s’ils ne veulent rendre la mort de leur Rédempteur inutile et infructueuse. Pourtant il y a double grâce qui nous est proposée en la mort et sépulture de Jésus-Christ, asçavoir la délivrance de la mort, et la mortification de nostre chair.

2.16.8

La descente aux enfers ne se doit point oublier en cest endroict, veu qu’elle emporte beaucoup à l’effect de nostre salut. Car combien qu’il semble par les escrits des Anciens, que cest article n’ait pas esté du tout en usage commun par les Eglises, si est-il nécessaire de luy donner son rang pour bien expliquer la doctrine que nous traittons, veu qu’il contient un mystère grandement utile, et qui n’est point à mespriser. Dont on peut conjecturer qu’il a esté tantost après le temps des Apostres adjousté : mais que petit à petit il est venu en usage. Quoy qu’il soit, cela est indubitable qu’il a esté prins de ce que doyvent tenir et sentir tous vrais fidèles. Car il n’y a nul des Pères anciens qui ne face mémoire de la descente de Jésus-Christ aux enfers : combien que ce soit en divers sens. Or ce n’est pas chose de grande conséquence, de sçavoir par qui et en quel temps ceste sentence a esté insérée au Symbole : plustost il nous faut regarder d’avoir yci une plene et entière somme de nostre foy, en laquelle il ne défaille rien, et en laquelle il n’y ait rien proposé qui ne soit prins de la Parole de Dieu. Si toutesfois quelques-uns sont empeschez par leur chagrin de ne la point admettre au Symbole, si verra-on par ce que nous avons tantost à dire, qu’en l’obmettant on retranche beaucoup du fruit de la mort et passion de Jésus-Christ. L’exposition est diverse : car il y en a aucuns qui ne pensent pas qu’il soit yci rien dit de nouveau, mais seulement qu’en diverses paroles est répété ce qui avoit esté dit au paravant de la sépulture : veu que souvent le nom d’enfer est prins pour sépulchre. Touchant ce qu’ils prétendent de la signification du mot, je leur confesse estre vray qu’au lieu de sépulchre souvent on trouvera le nom d’enfer estre prins : mais il y a deux raisons lesquelles contrevienent à leur opinion, qui me semblent estre suffisantes pour la convaincre. Car c’eust esté une chose de grand loisir, après avoir clairement et par paroles familières démonstré une chose laquelle n’a nulle difficulté en soy, de la répéter par paroles beaucoup plus obscures. Car quand on conjoinct deux locutions pour signifier une mesme chose, il convient que la seconde soit comme déclaration de la première. Or quelle déclaration sera-ce là, si nous voulons exposer que c’est à dire la sépulture de Jésus-Christ, de dire qu’il est descendu aux enfers ? D’avantage, il n’est vraysemblable qu’en ce sommaire, où les principaux articles de nostre foy sont briefvement et en peu de paroles comprins, l’Eglise ancienne ait voulu mettre une chose ainsi superflue et sans propos, laquelle n’eust point eu de lieu en beaucoup plus long traitté. Et je ne doute pas que ceux qui examineront la chose de près, n’accordent avec moy.

2.16.9

Les autres l’interprètent diversement : c’est que Christ est descendu aux âmes des Pères qui estoyent jà au paravant décédez, pour leur apporter le message de leur rédemption, et les retirer de la chartre où elles estoyent tenues enserrées. Pour colorer leur fantasie, ils tirent par les cheveux quelques tesmoignages : comme du Pseaume, qu’il a brisé les portes d’airain, les verroux de fer. Item de Zacharie, qu’il a retiré les prisonniers du puits où il n’y avoit point d’eau Psaume 107.16 ; Zach. 9.11. Or le Pseaume raconte les délivrances de ceux qui en voyageant sont tenus captifs en pais estrange. Zacharie accompare le bannissement du peuple à un abysme sec et profond, pource qu’il estoit comme enseveli en Babylone. Comme s’il disoit, que le salut de toute l’Eglise sera comme une sortie du profond d’enfer. Je ne sçay comment il s’est fait qu’on a pensé que ce fust quelque caverne sous terre à laquelle on a attribué le nom de limbe. Mais ceste fable, combien qu’elle ait des autheurs renommez, et qu’aujourd’huy encores plusieurs la défendent comme article de foy, n’est rien que fable. Car d’enclorre les âmes des trespassez en une prison, c’est chose puérile. D’avantage, quel besoin estoit-il que Jésus-Christ descendist là pour les en arracher ? Je confesse volontiers que Jésus-Christ les a esclairez en la vertu de son Esprit, afin qu’ils cognussent que la grâce qu’ils avoyent seulement goustée en espoir, estoit manifestée au monde. Et n’est pas impertinent d’applicquer à ce propos la sentence de sainct Pierre, où il dit que Jésus-Christ est venu, et a presché aux esprits qui estoyent non pas (à mon advis) en une prison 1Pierre 3.19, mais comme faisans le guet en une tour. Car le fil du texte nous meine là aussi, que les fidèles qui estoyent morts devant ce temps-là, estoyent compagnons avec nous d’une mesme grâce : veu que l’intention de l’Apostre est d’amplifier la vertu de la mort de Jésus-Christ, en ce qu’elle est parvenue jusques aux morts, quand les âmes fidèles ont jouy comme à veue d’oeil, de la Visitation qu’elles avoyent attendue en grand souci et perplexité : au contraire, qu’il a esté notifié aux réprouvez qu’ils estoyent exclus de toute espérance. Or ce que sainct Pierre ne parle pas distinctement des uns et des autres, il ne le faut pas tellement prendre comme s’il les mestoit ensemble et indifféremment : mais il a voulu seulement monstrer, que tous ont senti et cognu combien la mort de Jésus-Christ estoit vertueuse.

2.16.10

Mais laissant à part le Symbole, nous avons à chercher une interprétation plus certaine de la descente de Jésus-Christ aux enfers : laquelle se présente en la Parole de Dieu, non-seulement bonne et saincte, mais aussi plene de singulière consolation. Il n’y avoit rien de fait si Jésus-Christ n’eust souffert que la mort corporelle : mais il estoit besoin qu’il portast la rigueur de la vengence de Dieu en son âme, pour s’opposer à son ire, et satisfaire à son jugement. Dont il a esté requis qu’il combatist contre les forces d’enfer, et qu’il luttast comme main à main contre l’horreur de la mort éternelle. Nous avons ci-dessus récité du prophète, que la correction de nostre paix a esté mise sur luy : qu’il a esté batu pour nos péchez, affligé pour nos iniquitez Esaïe 53.5. En quoy il signifie qu’il a esté pleige et respondant, qu’il s’est constitué debteur principal et comme coulpable, pour souffrir toutes les punitions qui nous estoyent apprestées, afin de nous en acquitter. Il y a une exception, c’est qu’il ne pouvoit estre détenu des douleurs de mort Actes 2.24. Parquoy il ne se faut esmerveiller s’il est dit qu’il est descendu aux enfers, veu qu’il a enduré la mort de laquelle Dieu punit les malfaiteurs en son ire. La réplique que font aucuns est trop frivole et ridicule : c’est que par ce moyen l’ordre seroit perverti, qu’il n’est point convenable d’adjouster après la sépulture, ce qui va devant. Car après avoir exposé ce que Jésus-Christ a souffert à la veue des hommes, le lieu est bien opportun de mettre conséquemment ce jugement invisible et incompréhensible, lequel il a soustenu devant Dieu, afin que nous seachions que non-seulement son corps a esté livré pour le pris de nostre rédemption : mais qu’il y a eu un autre pris plus digne et plus excellent, d’avoir enduré les tormens espovantables que doyvent sentir les damnez et perdus.

2.16.11

C’est en ce sens que sainct Pierre dit que Jésus-Christ en ressuscitant a esté délivré des douleurs de mort, desquelles il estoit impossible qu’il fust détenu ou surmonté Actes 2.24. Il ne nomme pas simplement la mort, mais il exprime que le Fils de Dieu a esté saisi des tristesses et angoisses que l’ire et la malédiction de Dieu engendre, comme elle est source et commencement de la mort. Car ce n’eust pas esté grande chose, qu’il se fust offert à endurer la mort sans aucune destresse ne perplexité, mais comme en se jouant. Le vray tesmoignage de sa miséricorde infinie a esté, de ne point fuir la mort, laquelle il avoit en horreur extrême. Il n’y a doute aussi, que l’Apostre en l’Epistre aux Hébrieux n’enseigne le mesme, en disant que Jésus-Christ a esté exaucé de sa crainte Héb. 5.7. Les autres translatent révérence ou piété : mais la grammaire et la matière qui est là traittée monstrent que c’est mal à propos. Jésus-Christ doncques ayant prié avec larmes et hauts cris, a esté exaucé de sa crainte : non pas pour estre exempté de la mort, mais pour n’y estre point englouti comme pécheur, pource qu’il soustenoit là nostre personne. Et de faict, on ne peut imaginer abysme plus espovantable, que de se sentir estre délaissé et abandonné de Dieu, n’en recevoir aide quand on l’invoque, et n’attendre autre chose sinon qu’il ait conspiré à nous perdre et destruire. Or nous voyons Jésus-Christ en estre venu jusques-là : tellement qu’il a esté contraint, tant l’angoisse le pressoit, de crier : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoy m’as-tu laissé Matt. 27.46 ; Ps. 22.1 ? Car ce qu’aucuns exposent, qu’il a dit cela plustost selon l’opinion des autres que de sa propre affection, n’est point vray-semblable : veu qu’on apperçoit clairement que ceste parole venoit d’une profonde amertume de cœur. Toutesfois par cela nous ne voulons inférer, que Dieu ait jamais esté ou adversaire ou courroucé à son Christ. Car comment se courrouceroit le Père à son Fils bienaimé, auquel il dit qu’il a prins tout son plaisir Matt. 3.17. Ou, comment Christ appaiseroit-il le Père envers les hommes par son intercession, s’il l’avoit courroucé contre soy ? Mais nous disons qu’il a soustenu la pesanteur de la vengence de Dieu, entant qu’il a esté frappé et affligé de sa main, et a expérimenté tous les signes que Dieu monstre aux pécheurs, en se courrouçant contre eux et les punissant. Pourtant sainct Hilaire dit, que par ceste descente nous avons obtenu ce bien, que la mort soit maintenant abolie. Et en d’autres passages il ne va point loin de nostre propos, comme quand il dit, que la croix, la mort et les enfers sont nostre vie. Item, Le Fils de Dieu est aux enfers : mais l’homme est exalté au ciel. Mais quel besoin est-il d’alléguer tesmoignages d’un homme privé, veu que l’Apostre afferme le semblable, disant que ce fruit nous revient de la victoire de nostre Seigneur Jésus, que nous sommes délivrez de la servitude à laquelle nous estions sujets pour la crainte de la mort ? Il a falu doncques que Jésus-Christ vainquist toutes les frayeurs qui naturellement solicitent et tormentent tous hommes mortels : ce qui ne se pouvoit faire qu’en combatant. Or que la tristesse de Jésus-Christ n’avoit point esté vulgaire, ou conceue à la volée, il apperra tantost. En somme, Jésus-Christ combatant contre la puissance du diable, contre l’horreur de la mort, contre les douleurs d’enfer, en a obtenu victoire, et en a triomphé : afin que nous ne craignions plus en la mort les choses que nostre Prince a abolies et anéanties.

2.16.12

Certains brouillons dressent les cornes contre ceste doctrine : et combien que ce soyent gens ignorans : si est-ce qu’ils sont plustost poussez de malice que de bestise, comme ils ne cherchent que d’abbayer. Ils disent doncques que je fay grande injure à Jésus-Christ, pource qu’il n’est point convenable qu’il ait craint pour le salut de son âme. Puis ils se desbordent plus outre en leur calomnie : c’est que j’attribue au Fils de Dieu désespoir, contraire à la foy. Premièrement, quant à la crainte et estonnement de Jésus-Christ, que les Evangélistes preschent si clairement, ces canailles sont trop hardis d’en esmouvoir question. Car devant que le temps de la mort veinst, il est dit qu’il a esté troublé en esprit et affligé d’angoisse : quand c’est venu à joindre, qu’il a commencé d’estre plus fort espovanté. Si quelqu’un dit que c’a esté feintise, l’eschappatoire est trop vilene. Nous avons doncques, comme dit sainct Ambroise, à confesser franchement la tristesse de Jésus-Christ, si nous n’avons honte de sa croix. Et de faict, si son âme n’eust esté participante du chastiment qu’il a porté, il eust esté seulement Rédempteur des corps. Ainsi, il a combatu pour relever ceux qui estans jettez par terre ne pouvoyent pas se relever. Or tant s’en faut que cecy amoindrisse en rien sa gloire céleste, que nous avons à y contempler sa bonté : laquelle y reluit d’une façon admirable, en ce qu’il n’a point desdaigné de recevoir nos infirmitez sur soy. Et voylà dont a tiré l’Apostre l’argument de consolation qu’il nous donne en destresses et douleurs, c’est que nostre Médiateur a expérimenté nos faiblesses, afin d’en avoir compassion, et estre tant plus enclin à y subvenir Heb. 4.15. Les contredisans allèguent qu’on fait tort à Jésus-Christ en luy attribuant une passion vicieuse. Voire, comme s’ils estoyent plus sages que l’Esprit de Dieu, qui accorde les deux ensemble : c’est que Jésus-Christ a esté tenté en tout et par tout comme nous, et toutesfois sans péché. Nous ne devons doncques trouver l’infirmité de Jésus-Christ estrange, à laquelle il s’est assujeti : non pas estant contraint par violence ou nécessité, mais estant induit de sa miséricorde et de la pure amour qu’il nous a portée. Or tout ce qu’il a souffert de son bon gré pour nous, ne diminue rien de sa vertu. Ces mesdisans ne recognoissent point que telle foiblesse de Jésus- Christ a esté pure de toute macule et vice, pource qu’elle s’est tenue entre les bornes de l’obéissance de Dieu. Car pource qu’on ne peut appercevoir une droicte modération en nostre nature ainsi corrompue qu’elle est, veu que toutes passions y sont troublées et excessives en leur impétuosité, ils mesurent le Fils de Dieu à ceste aulne commune. Or il y a grande diversité : car luy estant entier et sans aucune tache d’imperfection, il a eu ses affections tellement modérées, qu’on n’y sçauroit trouver nul excès. Il a doncques peu estre semblable à nous en douleur, crainte et estonnement, et toutesfois différer en ceste marque. Estans convaincus, ils se tournent à une autre cavillation : Combien que Jésus-Christ ait craint la mort, toutesfois qu’il n’a pas redouté la malédiction et l’ire de Dieu, de laquelle il se sentoit asseuré. Mais je prie les lecteurs de considérer combien il seroit honorable à Christ d’avoir esté plus craintif et couard que beaucoup de gens de cœur failli. Les brigans et malfaiteurs prenent le frein aux dents pour aller à la mort : plusieurs la mesprisent de telle constance qu’il semble que ce leur soit un jeu, les autres la portent tout doucement : que le Fils de Dieu en ait esté si fort estonné et comme transi, quelle constance ou magnanimité seroit-ce ? Car les Evangélistes récitent de luy ce qu’on estimeroit estre incroyable et contre nature : c’est que pour la véhémence de sa destresse, les gouttes de sang luy sont tombées de la face. Et ne faut pas dire qu’il ait fait une telle monstre devant les hommes, veu qu’il prioit secrètement son Père en un lieu à l’escart. Et la doute est encores mieux ostée, par ce qu’il a esté nécessaire que les Anges descendissent du ciel pour le consoler d’une façon nouvelle et non accoustumée. Quelle honte seroit-ce, que le Fils de Dieu eust esté si efféminé, de se tormenter jusques-là pour la mort commune, qu’il suast sang et ne peust estre récréé que par la vue des Anges ? Poisons bien aussi ceste prière qu’il a réitérée trois fois : asçavoir, Père s’il est possible, que ce hanap soit osté arrière de moy Matt. 26.39 : et il nous sera facile d’en juger, d’autant qu’elle n’est procédée que d’une amertume incroyable, que Jésus-Christ a eu un combat plus aspre et difficile que contre la mort commune. Dont il appert que ces brouillons ausquels je respon, gazouillent témérairement de choses incognues, pource que jamais ils n’ont appréhendé ne jugé que c’est ou que vaut d’estre racheté du jugement de Dieu. Or c’est nostre sagesse, de sentir à bon escient combien nostre salut a cousté au Fils de Dieu. Si maintenant quelqu’un demande, asçavoir si Jésus-Christ est descendu aux enfers quand il a requis son Père d’estre affranchi de la mort : Je respon que c’en a esté un commencement. Dont aussi on peut conclurre, combien les tormens qu’il a endurez ont esté horribles pour l’effrayer, veu qu’il cognoissoit qu’il luy convenoit respondre au siège judicial de Dieu, comme coulpable de tous nos maléfices. Or combien que pour peu de temps la vertu divine de son Esprit se soit tenue cachée pour donner lieu à l’infirmité de la chair, jusques à ce que Jésus-Christ se fust acquitté de nostre salut : néantmoins il nous faut sçavoir que la tentation qu’il a endurée du sentiment de crainte et douleur, a esté telle, qu’elle ne répugnoit point à la foy. En quoy aussi a esté accompli ce que nous avons allégué du sermon de sainct Pierre, qu’il estoit impossible qu’il fust détenu des douleurs de mort Actes 2.25 : veu qu’en se sentant comme délaissé de Dieu, il n’est point décliné tant peu que ce soit de la fiance qu’il avoit en sa bonté. Ce que monstre ceste prière, en laquelle il s’escrie pour la véhémence de la douleur qu’il endure, Mon Dieu, mon Dieu, pourquoy m’as-tu délaissé Matt. 27.46 ? Car combien qu’il soit angoissé outre mesure, si ne laisse-il pas d’appeler son Dieu, celuy duquel il se plaind d’estre abandonné. Dont l’erreur d’Apollinaire ancien hérétique est convaincu, et pareillement de ceux qu’on a appelez Monothélites. Car Apollinaire a controuvé que l’Esprit éternel estoit au lieu d’âme en Jésus-Christ, tellement qu’il le faisoit demi-homme seulement. Et c’a esté une absurdité trop lourde : comme si Jésus-Christ eust peu effacer autrement nos péchez, qu’en obéissant à son Père. Et où sera l’affection ou volonté d’obéir, sinon en l’âme, laquelle a esté troublée en Jésus-Christ, afin que les nostres estans affranchies de tremblement et inquiétude, ayent paix et repos ? Quant est des Monothélites, qui ont voulu faire accroire que Jésus-Christ n’avoit qu’une volonté, nous voyons que selon l’homme il n’a point voulu ce qu’il vouloit selon sa nature divine. Je laisse à dire, qu’il dompte et surmonte la crainte dont nous avons parlé, par une affection contraire. Car il y a grande apparence de contrariété en ce qu’il dit, Père, délivre-moy de ceste heure : mais pour ceste cause suis-je venu à ceste heure : Père, glorifie ton Fils Jean 12.27-28 Tant y a qu’en ceste perplexité il n’y a eu nul desbordement, ni intempérance, telle qu’on la cognoist en nous, mesmes quand nous mettons peine et nous efforçons à nous réfréner.

2.16.13

S’ensuit la résurrection des morts, sans laquelle tout ce que nous avons déduit jusques yci seroit imparfait. Car d’autant qu’en la croix, en la mort et en la sépulture de Christ n’y apparoist qu’infirmité : il faut que la foy passe outre, pour estre plenement corroborée. Pourtant, combien qu’en sa mort nous ayons entier accomplissement de salut, veu que par icelle nous sommes réconciliez à Dieu, il a esté satisfait à son juste jugement, la malédiction a esté abolie, et avons esté acquittez de toutes les peines dont nous estions redevables : néantmoins il n’est pas dit que par la mort nous, ayons esté ressuscitez en espérance vive, mais par la résurrection 1Pi. 1.3. Car comme luy en ressuscitant s’est monstré vainqueur de la mort, ainsi la victoire de nostre mort consiste en sa résurrection. Les mots de sainct Paul monstreront mieux que cela veut dire, quand il dit qu’il est mort pour nos péchez et ressuscité pour nostre justification Rom. 4.25 : comme s’il disoit que par sa mort le péché a esté osté : par sa résurrection, la justice a esté instaurée. Car comment en mourant nous eust-il peu délivrer de la mort, s’il eust succombé à icelle ? Comment nous eust-il acquis la victoire, s’il eust défailli au combat ? Pourtant nous partissons tellement la substance de nostre salut entre la mort de Christ et sa résurrection, que nous disons par la mort le péché avoir esté destruit, et la mort effacée : par la résurrection, la justice establie, et la vie remise au-dessus : et en telle sorte, que c’est par le moyen de la résurrection, que la mort a son efficace. Parquoy sainct Paul nous monstre que Jésus-Christ a esté déclairé Fils de Dieu en sa résurrection : pource qu’alors il a desployé sa vertu céleste, laquelle est comme un clair miroir de sa divinité, et un ferme appuy de nostre foy. Comme en l’autre passage il dit qu’il a souffert selon l’infirmité de la chair, et est ressuscité de la vertu de son Esprit 2Cor. 13.4. Selon le mesme sens, en traittant de la perfection il dit, Je m’efforce afin de le cognoistre, et la vertu de sa résurrection Phil. 3.9-10. Au reste, il adjouste tantost après, qu’il poursuit d’estre conjoinct et associé à sa mort. A quoy s’accorde très-bien le dire de sainct Pierre, que Dieu l’a ressuscité des morts, et luy a donné gloire, afin que nostre foy et espérance fust en Dieu 1Pi. 1.21 : non pas que nostre foy estant appuyée sur la mort de Jésus-Christ, chancelle : mais que la vertu de Dieu, qui nous garde sous la foy, se descouvre principalement et démonstre en la résurrection. Qu’il nous souviene doncques, que toutesfois et quantes qu’il est fait mention seulement de la mort, que ce qui est propre à la résurrection y est comprins : qu’il y a aussi une mesme raison et forme de parler, quand la résurrection est nommée seule, pource qu’elle tire avec soy ce qui convient spécialement à la mort. Mais pource que Jésus-Christ en ressuscitant s’est acquis la palme de victoire pour estre résurrection et vie, sainct Paul à bon droict débat et maintient que la foy seroit anéantie, et que l’Evangile ne seroit que fallace et mensonge 1Cor. 15.17, sinon que nous fussions bien persuadez en nos cœurs de la résurrection de Jésus-Christ. Parquoy en l’autre passage, après qu’il s’est glorifié en la mort de Jésus-Christ contre toutes les frayeurs de damnation qui nous troublent, il adjouste pour mieux amplifier, que celuy qui est mort, est mesmes ressuscité, et apparoist devant Dieu Intercesseur pour nous Rom. 8.34. D’avantage, comme nous avons ci-devant exposé que la mortification de nostre chair dépend de la communication de la croix de Christ, aussi il faut entendre qu’il y a un autre fruit correspondant a cestuy-là, provenant de sa résurrection. Car nous sommes, comme dit l’Apostre, entez en la similitude de sa mort, afin qu’estans participais de sa résurrection, nous cheminions en nouveauté de vie Rom. 6.4. Parquoy en un autre lieu, comme il déduit un argument de ce que nous sommes morts avec Christ, qu’il nous faut mortifier nos membres sur la terre : aussi de ce que nous sommes ressuscitez avec Christ, il infère qu’il nous faut chercher les choses célestielles Col. 3.1-5. Par lesquelles paroles non-seulement il nous exhorte à nouvelle vie, à l’exemple de Christ ressuscité : mais il enseigne que cela se fait par sa vertu, que nous soyons régénérez en justice. Nous avons une troisième utilité de ceste résurrection : c’est que comme ayans une arre de la résurrection, nous en sommes rendus plus certains de la nostre : d’autant que celle de Christ en est le fondement et la substance, comme il en est parlé plus à plein en la première aux Corinthiens. Il faut aussi en passant noter qu’il est dit estre ressuscité des morts : en quoy la vérité de sa mort et résurrection est signifiée, comme s’il estoit dit qu’il a souffert une mesme mort que les autres hommes, et qu’il a receu immortalité en la mesme chair qu’il avoit prinse mortelle.

2.16.14

Ce n’est pas aussi un article superflu, qu’il est monté au ciel après estre ressuscité : car combien que Christ ait commencé en ressuscitant à magnifier sa gloire et vertu, ayant despouillé la condition basse et contemptible de ceste vie mortelle, et l’ignominie de la croix, toutesfois il a vrayement lors exalté son règne, quand il est monté au ciel : ce que l’Apostre démonstre, quand il dit qu’il est monté pour accomplir toutes choses Eph. 4.10 : où en mettant une espèce de contrariété quant aux mots, il advertit qu’il y a un bon accord entre les deux : pource que Jésus-Christ s’est tellement desparty de nous, qu’il nous est présent d’une façon plus utile que quand il a conversé en terre, estant logé comme en un domicile estroit. Parquoy sainct Jehan, après avoir récité que Jésus-Christ convioit à boire de l’eau vive tous ceux qui avoyent soif, adjouste tantost après, que le sainct Esprit n’estoit pas encores donné, pource que Jésus-Christ n’estoit point encores glorifié Jean 7.37, 39. Ce que le Seigneur mesme a testifié à ses disciples : Il vous est expédient que je m’en aille : car si je ne m’en vay, le Consolateur ne viendra point Jean 16.7. Pareillement il les console quant au regret qu’ils pouvoyent concevoir de son absence corporelle, disant qu’il ne les délaissera point orphelins, mais qu’il viendra derechef à eux, voire d’une façon invisible : toutesfois plus désirable, pource qu’alors ils seront enseignez d’une expérience plus certaine, que l’Empire qui luy est donné, et l’authorité qu’il exerce suffit non-seulement à vivre bien et heureusement, mais aussi à mourir de mesmes. Et de faict, nous voyons combien il a plus largement espandu les grâces de son Esprit, combien il a plus amplifié sa majesté, combien il a déclairé d’avantage sa puissance, tant en aidant les siens, qu’en abatant ses ennemis. Estant doncques receu au ciel, il a bien osté la présence de son corps de nostre veue Actes 1.9, mais non pas pour laisser d’assister aux fidèles qui ont encores à cheminer en terre : ains pour gouverner le monde par une vertu plus présente qu’au paravant. Et de faict, ce qu’il avoit promis d’estre avec nous jusques à la consommation du siècle Matt. 28.20, a esté accompli par ceste Ascension : en laquelle comme le corps a esté eslevé sur tous les cieux, ainsi la vertu et efficace s’est espandue outre toutes les limites du ciel et de la terre. Ce que j’aime mieux expliquer par les paroles de sainct Augustin, que par les miennes : Jésus-Christ, dit-il, devoit aller par la mort à la dextre de son Père, pour de là venir juger les vifs et les morts en présence corporelle, comme il est monté. Car par présence spirituelle il devoit estre avec ses Apostres après son ascension[a]. En un autre passage il parle encores plus clairement : Selon la grâce invisible et infinie de Jésus-Christ, dit-il, est accompli ce qu’il disoit à ses Apostres : Voyci, je suis tousjours avec vous jusques à la fin du siècle. Mais selon la chair laquelle il a vestue, selon ce qu’il est nay de la Vierge, selon ce qu’il a esté prins des Juifs, selon ce qu’il a esté pendu en la croix, et puis déposé d’icelle pour estre enseveli et mis au sépulchre, selon ce qu’il s’est manifesté après sa résurrection, est accomplie ceste sentence, Vous ne m’aurez pas tousjours avec vous Matt.26.11, Pourquoy ? D’autant que selon la présence de son corps il a conversé avec ses disciples quarante jours, et eux voyans il est monté au ciel, et n’est plus ici : car il est là assis à la dextre de Dieu son Père : et est encores yci, d’autant qu’il n’a point retiré la présence de sa majesté. Parquoy nous avons tousjours Jésus-Christ avec nous selon la présence de sa majesté : quant à la présence de sa chair, il a dit à ses disciples, Vous ne m’aurez pas tousjours avec vous. Car pour peu de jours l’Eglise l’a eu présent selon la chair : maintenant elle le possède par foy, mais elle ne le voit point des yeux.

[a] Tract, in Evang. Joan., CIX.

2.16.15

Parquoy il est incontinent adjousté, qu’il est assis à la dextre du Père. Laquelle similitude est prinse des Roys : dont les lieutenans, ausquels ils donnent la charge de gouverner, sont comme leurs assesseurs. Ainsi Christ, auquel le Père veut estre exalté, et par la main duquel il veut exercer sa seigneurie, est dit estre assis à la dextre du Père. Par laquelle parole il faut entendre qu’il a esté ordonné Seigneur du ciel et de la terre, et qu’il en a prins solennellement la possession : et non-seulement qu’il l’a prinse une fois, mais qu’il la maintient jusques à tant qu’il descendra au jour du jugement. Car ainsi l’expose l’Apostre, quand il dit que le Père l’a constitué à sa dextre sur toute principauté, et puissance, et vertu, et domination, et tout nom qui est renommé non-seulement en ce siècle, mais aussi en l’autre : et qu’il a assujeti toutes choses sous ses pieds : et qu’il l’a mis Chef en l’Eglise sur toutes choses Eph. 1.20 ; Phil. 2.9 ; Eph. 4.15 ; 1Cor. 15.27. Nous voyons à quoy tend ce qui est dit, que Jésus-Christ est assis : asçavoir que toutes créatures tant célestes que terriennes honorent sa majesté, sont gouvernées par sa main, obéissent à son plaisir, et sont sujettes à sa vertu. Et ne veulent autre chose dire les Apostres, quand ils en font si souvent mention, sinon que toutes choses ont esté permises à son commandement Actes 2.30-33 ; 3.21 ; Héb. 1.7. Pourtant ceux qui pensent que par ce mot est simplement signifiée la béatitude en laquelle a esté receu Jésus-Christ, s’abusent en cela. Or il ne doit chaloir que sainct Estiene aux Actes tesmoigne qu’il l’a veu comme estant debout Actes 7.56 : car il est yci question non pas de la disposition du corps, mais de la majesté de son Empire : tellement Qu’estre assis ne signifie autre chose que présider au throne céleste.

2.16.16

De cela revienent divers proufits à nostre foy. Car nous entendons que le Seigneur Jésus par son ascension au ciel nous y a fait ouverture, laquelle estoit fermée par Adam[b]. Car puis qu’il y est entré en nostre chair : et comme en nostre nom, de cela il s’ensuit ce que dit l’Apostre, que desjà aucunement nous sommes assis avec luy aux lieux célestes Eph.2.6 : asçavoir, d’autant que nous n’en avons point une espérance nue, mais en avons desjà la possession en nostre Chef. D’avantage, nous recognoissons que ce n’est pas sans nostre grand bien qu’il réside avec le Père. Car estant entré au Sanctuaire qui n’est point fait de main d’homme, il apparoist là continuellement pour nostre advocat et intercesseur Héb. 7.25 ; 9.11 ; Rom. 8.34, convertissant tellement les yeux du Père en sa justice, qu’il les destourne du regard de nos péchez : nous réconciliant tellement son cœur, qu’il nous donne accès par son intercession à son throne, nous y préparant grâce et clémence, et faisant qu’il ne nous soit horrible comme il doit estre à tous pécheurs. Tiercement en cest article nous concevons la puissance de Jésus-Christ, en laquelle est située nostre force et vertu, nostre aide et la gloire que nous avons contre les enfers. Car en montant au ciel, il a mené ses adversaires captifs Eph. 4.8 : et les ayant despouillez, il a enrichy son peuple, et de jour en jour l’enrichit de grâces spirituelles. Il est doncques assis en haut, afin que de là espandant sur nous sa vertu, il nous vivifie en vie spirituelle, et nous sanctifie par son Esprit afin d’orner son Eglise de plusieurs dons précieux : afin de la conserver par sa protection à l’encontre de toute nuisance : afin de réprimer et confondre par sa puissance tous les ennemis de sa croix et de nostre salut : finalement afin d’obtenir toute puissance au ciel et en terre, jusques à ce qu’il aura vaincu et destruit tous ses ennemis qui sont aussi les nostres, et qu’il aura achevé d’édifier son Eglise Ps. 110.1. Et voylà quel est le vray estat de son Royaume, et la puissance que le Père luy a donné jusques à ce qu’il accomplisse le dernier acte venant juger les vifs et les morts.

[b] Aug., De Fide et sym., cap. VIII.

2.16.17

Dés maintenant les serviteurs de Jésus-Christ ont assez de signes pour cognoistre la présence de sa vertu. Mais d’autant que son règne est encores obscurcy et caché sous l’humilité de la chair, ce n’est pas sans cause que la foy est yci dirigée à sa présence visible, laquelle il manifestera au dernier jour. Car il descendra en forme visible, comme on l’a veu monter : et apparoistra à tous avec la majesté inénarrable de son règne, avec la lumière d’immortalité, avec la puissance infinie de sa divinité en la compagnie de ses Anges Actes 1.11 ; Matth. 24.30. De là donc il nous est commandé d’attendre nostre Rédempteur au jour qu’il séparera les agneaux des boucs Matth. 24.31, 32, les esleus des réprouvez : et n’y aura nul, ne vivant ne mort, qui puisse eschapper son jugement. Car le son de la trompette sera ouy de tous les bouts du monde : par laquelle tous hommes seront appelez et citez à son throne judicial, tant ceux qui seront pour lors en vie, que ceux qui seront trespassez au paravant. Il y en a aucuns qui exposent par les vivans et les morts, les bons et les mauvais. Et de faict, nous voyons qu’aucuns des Anciens ont douté comment ils devoyent exposer ces vocables : mais le premier sens est beaucoup plus convenable, d’autant qu’il est plus simple et moins contraint, et prins de la manière accoustumée de l’Escriture. Et ne contrevient point ce qui est dit par l’Apostre, qu’il est une fois estably à tous hommes de mourir Héb. 9.27. Car combien que ceux qui seront pour lors en la vie mortelle quand le jugement viendra, ne mourront point selon l’ordre naturel, toutesfois la mutation qu’ils souffriront, d’autant qu’elle aura grande convenance à la mort, n’est pas sans raison appelée mort. Il est certain que tous ne reposeront pas longuement : ce que l’Escriture appelle dormir : mais tous seront muez et changez 1Cor. 15.51. Qu’est-ce à dire cela ? c’est que leur vie mortelle sera abolie en une minute de temps et transformée en une nouvelle nature. Nul ne peut nier qu’un tel abolissement de la chair ne soit une mort. Néantmoins cela ce pendant demeure tousjours vray, que les vivans et les morts seront citez en jugement. Car les morts qui sont en Christ, ressusciteront les premiers : puis après ceux qui seront survivans, viendront au-devant du Seigneur en l’air : comme dit sainct Paul 1Thess. 4.16-17. Et de faict, il est vray-semblable que cest article a esté prins de la prédication de sainct Pierre, selon que sainct Luc récite, et de l’adjuration notable que fait sainct Paul à Timothée, où il est nommément parlé des vivans et des morts Actes 10.42 ; 2Tim. 4.1.

2.16.18

De là nous revient une singulière consolation, que nous oyons la puissance de juger estre donnée à celuy qui nous a ordonnez comme participans de son honneur à faire jugement : tant s’en faut qu’il monte en son throne pour nous condamner Matt. 19.28. Car comment un Prince de si grande clémence perdroit-il son peuple ? comment le chef dissiperoit-il ses membres ? comment l’advocat condamneroit-il ceux dont il a prins la défense ? Et si l’Apostre ose se glorifier, qu’il n’y a nul qui puisse condamner quand Jésus-Christ intercède pour nous Rom. 8.33, il est encores plus certain que Christ estant nostre intercesseur, ne nous condamnera point, veu qu’il a prins nostre cause en main, et a promis de nous soustenir. Ce n’est pas certes une petite asseurance, de dire que nous ne comparoistrons point devant autre siège judicial, que celuy de nostre Rédempteur, duquel nous attendons salut[c]. D’avantage nous avons yci, que celuy qui nous promet maintenant par son Evangile béatitude éternelle, ratifiera lors sa promesse, en faisant jugement. Le Père doncques a tellement honoré son Fils, en luy attribuant authorité de juger, qu’en ce faisant il a pourveu à consoler les consciences de ses serviteurs, lesquelles pourroyent trembler de l’horreur du jugement, si elles n’y avoyent certaine espérance. Jusques yci j’ay suyvi l’ordre du Symbole qu’on appelle des Apostres, pource que là nous pouvons veoir comme en un tableau, par les articles qui y sont contenus, en quoy gist nostre salut : et par ce moyen aussi entendons à quelles choses il nous faut arrester pour obtenir salut en Jésus-Christ. J’ay desjà dit qu’il ne nous faut pas beaucoup soucier de l’autheur de ce Sommaire. Les Anciens d’un commun accord l’attribuent aux Apostres : soit qu’ils estimassent qu’il avoit esté laissé d’eux par escrit, soit qu’ils ayent voulu authoriser la doctrine laquelle ils sçavoyent estre provenue d’eux, et fidèlement baillée de main en main. Et de faict, je ne doute point que ce n’ait esté une confession receue sans contredit dés la première origine de l’Eglise, et mesmes du temps des Apostres. Il est aussi vray-semblable qu’un tel sommaire n’a pas esté composé par quelque homme privé : veu que dés le commencement il a obtenu authorité sacrée entre les fidèles ; ce qui nous doit estre le principal est hors de dispute : asçavoir que toute l’histoire de nostre foy y est briefvement racontée en tel ordre et distinction, qu’il ne nous faut chercher d’avantage, et que rien n’y est mis qui ne soit prouvé par fermes tesmoignages de l’Escriture. Cela cognu, ce seroit chose inutile de beaucoup travailler à nous enquérir de l’autheur, ou débatre avec celuy qui ne s’accordera point avec nous, sinon que nous soyons si difficiles à contenter, que ce ne nous soit point assez d’estre enseignez par l’Esprit de Dieu en la vérité infallible, si nous ne sçavons de quelle bouche elle a esté proférée, ou de quelle main elle a esté escrite.

[c] Vide Ambros., De Jac, lib. I, cap. VI.

2.16.19

Or puis que nous voyons toute la somme et toutes les parties de nostre salut estre comprinses en Jésus-Christ, il nous faut garder d’en transférer ailleurs la moindre portion qu’on sçauroit dire. Si nous cherchons salut : le seul nom de Jésus nous enseigne qu’il est en luy. Si nous désirons les dons du sainct Esprit : nous les trouverons en son onction. Si nous cherchons force : elle est en sa seigneurie. Si nous voulons trouver douceur et bénignité : sa nativité nous la présente, par laquelle il a esté fait semblable à nous, pour apprendre d’estre pitoyable. Si nous demandons rédemption : sa passion nous la donne. En sa damnation nous avons nostre absolution. Si nous désirons que la malédiction nous soit remise : nous obtenons ce bien-là en sa croix. La satisfaction, nous l’avons en son sacrifice : purgation, en son sang : nostre réconciliation a esté faite par sa descente aux enfers. La mortification de nostre chair gist en son sépulchre : la nouveauté de vie en sa résurrection : en laquelle aussi nous avons espérance d’immortalité. Si nous cherchons l’héritage céleste : il nous est asseuré par son ascension. Si nous cherchons aide et confort, et abondance de tous biens : nous l’avons en son règne. Si nous désirons d’attendre le jugement en seureté : nous avons aussi ce bien, en ce qu’il est nostre Juge. En somme, puis que les thrésors de tous biens sont en luy, il nous les faut de là puiser pour estre rassasiez, et non d’ailleurs. Car ceux qui non contens de luy, vacillent çà et là en diverses espérances : mesmes quand ils auroyent leur principal esgard en luy, si ne tienent-ils pas la droicte voye, d’autant qu’ils destournent une partie de leurs pensées ailleurs. Combien que ceste desfiance ne peut entrer en nostre entendement, quand nous avons une fois bien cognu ses richesses.

 

Chapitre XVII
Que Jésus-Christ vrayement nous a mérité la grâce de Dieu et salut.

2.17.1

Il y a une question à expédier pour la fin, c’est qu’aucuns esprits volages s’esgarans en leurs subtilitez combien qu’ils confessent que nous obtenons salut par Jésus-Christ, toutesfois ne peuvent porter le nom de Mérite, pource qu’ils pensent que la grâce de Dieu en est obscurcie. Par ainsi ils veulent que Jésus-Christ ait esté instrument ou ministre de nostre salut, non pas autheur, chef et capitaine, comme sainct Pierre le nomme Actes 3.11. Or je confesse bien que si quelqu’un le vouloit simplement ou en soy opposer au jugement de Dieu, qu’il n’y auroit point lieu à nul mérite : pource qu’il ne se trouvera point dignité en homme, qui puisse obliger Dieu, ou rien mériter envers luy ; mesmes comme sainct Augustin dit très bien, Nostre Sauveur, entant qu’il est homme, et une clairté souveraine de la prédestination et grâce de Dieu, veu que la nature humaine qui est en luy n’a peu acquérir par aucuns mérites précédens d’œuvres ou de foy, qu’il fust ce qu’il est : Qu’on me responde, dit-il, comment il a peu mériter, pour estre prins de la Parole coéternelle du Père en unité de personne, pour estre Fils unique de Dieu. Ainsi la source de grâce, dont les parties s’espandent sur les membres selon la mesure de chacun, apparoist en nostre chef. Par ceste grâce chacun est fait Chrestien du commencement de sa foy, comme nostre Sauveur par icelle a esté fait Christ au commencement de son humanité. Item en un autre passage : Il n’y a patron ni exemple plus clair et notable de la prédestination gratuite, que nostre Médiateur. Car celuy qui l’a fait homme juste de la semence de David, pour n’estre jamais injuste, voire sans aucun mérite précédent de la volonté d’iceluy, fait aussi justes ceux qui estoyent injustes, en les faisant membres de ce chef. Parquoy en parlant du mérite de Jésus-Christ, nous n’en establissons pas le commencement en luy, mais nous montons au décret et à l’ordonnance de Dieu, laquelle en est la cause : d’autant qu’il l’a establi Médiateur de pure gratuité, pour nous acquérir salut. Et ainsi c’est inconsidérément fait, d’opposer le mérite de Jésus-Christ à la miséricorde de Dieu. Car il nous faut prattiquer la reigle vulgaire : que quand deux choses se rencontrent chacune en son degré, mesmes que l’une est accessoire de l’autre, il n’y a nulle répugnance. Parquoy rien n’empesche que la justification des hommes ne soit gratuite de la pure miséricorde de Dieu : et que le mérite de Jésus-Christ servant à icelle de moyen inférieur, n’y interviene ; mais c’est à nos œuvres qu’il faut opposer tant la faveur et bonté de Dieu que l’obéissance de Christ, chacun des deux selon son ordre. Car Jésus-Christ n’a peu rien mériter que du bon plaisir de Dieu : mais pource qu’il estoit destiné et ordonné à cela, d’appaiser l’ire de Dieu par son sacrifice, et effacer nos transgressions par son obéissance. En somme puis que le mérite de Jésus-Christ dépend et procède de la seule grâce de Dieu, laquelle nous a ordonné ceste manière de salut, il doit estre à bon droict opposé à toutes justices humaines, aussi bien que la cause dont il procède.

2.17.2

Ceste distinction se peut vérifier par beaucoup de passages de l’Escriture : comme, Dieu a tant aimé le monde, qu’il a livré son Fils unique, afin que quiconque croit en luy, ne périsse point Jean 3.16. Nous voyons que la dilection de Dieu est mise en premier lieu, comme la cause souveraine ou la source : puis la foy en Jésus-Christ s’ensuit, comme la cause seconde et plus prochaine. Si quelqu’un réplique, que Jésus-Christ est seulement cause formelle, c’est-à-dire qui n’emporte point en soy vray effect, les mots que nous avons alléguez ne souffrent point qu’on amoindrisse tant sa vertu. Car si nous sommes réputez justes par la foy laquelle repose en luy, il nous faut aussi chercher en luy-mesme la matière de nostre salut, ce qui se prouve par plusieurs lieux assez évidens : comme de sainct Jehan, Non pas que nous l’ayons aimé les premiers, mais il nous a aimez le premier, et a envoyé son Fils propiciation pour nos péchez 1Jean 4.10. En ces mots il démonstre clairement que Dieu nous a establi le moyen de nous réconcilier avec luy en Jésus-Christ, afin que rien n’empeschast son amour envers nous. Et ce nom de Propiciation ou Appointement, emporte beaucoup. Car Dieu du temps qu’il nous aimoit, de l’autre costé nous estoit ennemi d’une façon qui ne se peut exprimer, jusques à ce qu’il a esté appaisé en Christ. A quoy se rapportent toutes ces sentences : que Jésus-Christ est la purgation de nos péchez. Item, qu’il a pleu à Dieu réconcilier toutes choses à soy par luy, pacifiant tous discours par le sang de sa croix en luy-mesme. Item, que Dieu estoit en Christ s’appaisant envers le monde, n’imputant point aux hommes leurs péchez 1Jean 2.2 ; Col.1.20 ; 2Cor. 5.19. Item, qu’il nous a eus agréables en son Fils bienaimé. Item que Jésus-Christ a réconcilié les Juifs et les Payens avec Dieu par sa croix Ephés. 1.6 ; 2.16. La raison de ce mystère se peut recueillir du premier chapitre des Ephésiens : là où sainct Paul après avoir enseigné que nous avons esté esleus en Christ, adjouste que nous avons obtenu grâce en luy. Comment Dieu a-il commencé de recevoir en son amour et faveur ceux qu’il avoit aimez devant la création du monde, sinon d’autant qu’il a desployé son amour quand il a esté réconcilié par le sang de son Fils ? Car d’autant que Dieu est la fontaine de toute justice, il est nécessaire, pendant que nous sommes pécheurs, que nous l’ayons pour ennemi et juge. Parquoy la justice telle que sainct Paul la descrit, luy est commencement de nous aimer : c’est que celuy qui estoit pur de tous péchez a esté fait péché pour nous, afin que nous soyons justice de Dieu en luy 2Cor. 5.21. Car il signifie que par le sacrifice de Jésus-Christ nous avons justice gratuite pour plaire à Dieu, estans autrement aliénez de luy par le péché, et enfans d’ire de nature. Au reste ceste distinction est notée, toutesfois et quantes que l’Escriture conjoinct la grâce de Jésus-Christ avec l’amour de Dieu ; dont il s’ensuit que nostre Sauveur nous eslargit du sien qu’il a acquis pource qu’autrement il ne conviendroit pas que ceste louange luy fust attribuée à part, que la grâce est siene et provenante de luy.

2.17.3

Or que Jésus-Christ nous ait acquis par son obéissance faveur envers le Père, et mesmes qu’il l’ait méritée, il appert et se peut recueillir sans doute de plusieurs tesmoignages de l’Escriture. Car je pren ce point pour résolu, que s’il a satisfait pour nos péchez, s’il a soustenu la peine qui nous estoit deue, si par son obéissance il a appaisé l’ire de son Père, finalement si luy estant juste a souffert pour les pécheurs : il nous a acquis salut par sa justice ; ce qui vaut autant que mériter. Or tesmoin sainct Paul, il nous a réconciliez par sa mort Rom.5.11. Si la réconciliation n’a point de lieu, sinon qu’il y ait précédé offense, haine et divorce : le sens est tel, que Dieu, qui justement nous hayssoit et avoit en desdain à cause du péché, s’est appointé avec nous par la mort de son Fils, pour nous estre propice. Il faut bien aussi noter la comparaison que met sainct Paul : c’est que comme nous avons esté faits pécheurs par la transgression d’un homme, aussi nous sommes restituez en justice par l’obéissance d’un homme Rom. 5.19. Car le sens est tel, que tout ainsi que nous avons esté séparez de Dieu par la coulpe d’Adam, et destinez à perdition : aussi par l’obéissance de Jésus-Christ nous avons esté remis et receus en amour comme justes. Comme aussi il dit, que le don est pour effacer plusieurs délicts, afin de nous justifier Rom. 5.16.

2.17.4

Or quand nous disons que la grâce nous a esté acquise par le mérite de Jésus-Christ, nous entendons que nous avons esté purgez par son sang, et que sa mort a esté satisfaction pour effacer les péchez. Comme dit sainct Jehan, que son sang nous purge, et le Sauveur mesme, Voyci mon sang qui est espandu en la rémission des péchez 1Jean 1.5 ; Luc 22.20. Si la vertu et effect du sang espandu, est que nos péchez ne nous soyent point imputez, il s’ensuit qu’il a esté satisfait par ce pris pour récompense au jugement de Dieu. A quoy s’accorde le dire de Jehan-Baptiste, Voyci l’Agneau de Dieu, qui oste le péché du monde Jean 1.29. Car il oppose Jésus-Christ à tous les sacrifices de la Loy : enseignant que tout ce que ces figures-là ont monstré, est accompli en luy. Or nous sçavons ce que Moyse réitère souvent : c’est que l’iniquité sera rachetée, le péché effacé et remis par les offrandes. Brief les figures anciennes nous déclairent très-bien quelle est la vertu et efficace de la mort de Jésus-Christ. Et l’Apostre en l’Epistre aux Hébrieux explique proprement le tout, en usant de ce principe, que le pardon ne se fait point sans effusion de sang Hébreux 9.22 ; dont il conclud que Jésus-Christ est apparu avec son sacrifice pour abolir le péché. Item, qu’il a esté offert pour abolir les péchez de plusieurs. Or il avoit dit un peu au paravant, qu’il n’est point entré au sanctuaire avec sang de boucs ou de veaux, mais par son propre sang, pour trouver rédemption éternelle Héb. 9.12. D’avantage, quand il argue en la façon qui s’ensuit. Si le sang d’une génisse sanctifie selon la pureté de la chair, par plus forte raison les consciences sont nettoyées des œuvres mortes par le sang de Christ Héb. 9.13-14. Il appert clairement que ceux qui n’attribuent point au sacrifice de Jésus-Christ, la vertu d’effacer les péchez, d’appaiser Dieu, et de luy satisfaire, amoindrissent par trop la grâce qui a esté figurée par les ombres de la Loy. Voylà pourquoy l’Apostre adjouste, que Jésus- Christ est Médiateur du Nouveau Testament, afin que sa mort intervenante pour récompenser et abolir les péchez qui demeuroyent sous la Loy, les fidèles qui sont appelez reçoivent la promesse de l’héritage éternel Héb. 9.15. La similitude aussi que met sainct Paul est bien à noter : asçavoir qu’il a esté fait malédiction pour nous Gal. 3.13. Car c’eust esté chose superflue, voire absurde, que Jésus-Christ eust esté chargé de malédiction, sinon pour payer ce dont nous estions redevables, et par ce moyen nous acquérir justice : ce qu’emporte le tesmoignage d’Isaïe, que le chastiment de nostre paix a esté mis sur luy, et que nous sommes guairis par ses playes Esaïe 53.5. Car s’il n’avoit satisfait pour nos péchez, il ne seroit pas dit qu’il nous a appointez avec Dieu, se chargeant de la punition à laquelle nous estions obligez. A quoy respond ce qui s’ensuyt au Prophète, Je l’ay frappé pour l’iniquité de mon peuple : adjoustant l’interprétation de sainct Pierre qui oste toute difficulté, c’est qu’il a porté nos péchez sur le bois 1Pierre.2.24. Car il monstre que le fardeau de damnation a esté mis sur Jésus-Christ, pour nous en alléger.

2.17.5

Les Apostres aussi prononcent assez ouvertement, que Jésus-Christ a payé le pris et rançon pour nous racheter de l’obligation de mort, comme quand sainct Paul dit, que nous sommes justifiez par la grâce d’iceluy, par la rédemption qu’il a faite : d’autant que Dieu l’a ordonné en appointement par la foy qui est en son sang Rom. 3.24. Par ces mots l’Apostre magnifie la grâce de Dieu, en ce qu’il nous a donné le pris de rédemption en la mort de son Fils : puis il nous exhorte d’avoir nostre refuge au sang espandu, afin qu’estans justifiez par ce moyen nous puissions consister devant le Jugement de Dieu. Cela mesme est confermé par le dire de sainct Pierre : c’est que nous sommes rachetez non point d’or ne d’argent, mais du sang précieux de l’Agneau sans macule 1Pierre 1.18-19. Car telle comparaison, où il oppose l’un à l’autre, ne conviendroit pas, si ce pris du sang innocent n’eust emporté satisfaction pour les péchez. Pour laquelle raison sainct Paul dit que nous avons esté rachetez précieusement. Et sans cela ce qu’il dit ailleurs ne consisteroit pas : c’est qu’il y a un seul Médiateur, lequel s’est donné pour pleige et rançon 1Cor. 6.20. Car en ce faisant, il faut qu’il ait soustenu la peine que nous avions méritée. Parquoy le mesme Apostre, voulant définir que c’est de la rédemption au sang de Christ, l’appelle Rémission des péchez Col. 1.14 : comme s’il disoit que nous sommes justifiez ou absous devant Dieu, d’autant que ce sang-là respond en satisfaction. A quoy est conforme, l’autre passage : c’est que l’obligation qui nous estoit contraire, a esté effacée en la croix Col. 2.14. Car cela emporte qu’il y a eu payement et récompense pour nous délivrer de damnation. Nous devons bien aussi poiser ces mots de sainct Paul, c’est que si nous sommes justifiez par les œuvres de la Loy, Jésus-Christ seroit mort en vain Gal. 2.21. Car il signifie que nous devons chercher en Jésus-Christ ce que la Loy nous apporteroit si elle estoit deuement accomplie : ou bien que nous obtenons par la grâce de Christ ce que Dieu a promis à nos œuvres en la Loy : asçavoir, Oui fera ces choses, il vivra en icelles Lév. 18.5 : ce qu’il confermé aussi bien au sermon qu’il fit en Antioche, selon qu’il est récité par sainct Luc : où il dit, qu’en croyant en Jésus-Christ nous sommes justifiez de toutes les choses dont nous ne pouvons estre justifiez en la Loy de Moyse Actes 13.38. Car si l’observation de la Loy est tenue pour justice, on ne peut nier que quand Jésus-Christ ayant prins ceste charge à soy, nous réconcilie par ce moyen à Dieu son Père, comme si nous estions parfaits observateurs de la Loy, il ne nous mérite faveur. Ce qu’il dit en l’Epistre aux Galates tend à un mesme but : c’est que Dieu envoyant son Fils l’a assujeti à la Loy, afin qu’il rachetast ceux qui estoyent sous la Loy Gal. 4.4-5. Car de quoy serviroit ceste sujétion s’il ne nous eust acquis justice, s’obligeant à faire et accomplir ce que nous ne pouvions : et à payer, d’autant que nous n’avions de quoy ? Voylà dont vient l’imputation de justice sans œuvres, dont il est si souvent parlé : c’est que Dieu nous alloue en acquit la justice qui se trouve en nostre Seigneur Jésus. Et de faict sa chair n’est point appelée Viande pour autre raison, que d’autant que nous trouvons en icelle substance de vie Jean 6.35. Or ceste vertu ne procède d’ailleurs, que de ce qu’il a esté crucifié pour le pris et récompense de tout ce que nous devions, comme sainct Paul dit qu’il s’est offert en sacrifice de bonne odeur. Item, qu’il a souffert pour nos péchez, et est ressuscité pour nostre justice Eph. 5.2 ; Rom. 4.25. De quoy nous avons à conclurre, que non-seulement Jésus-Christ nous a esté donné pour salut, mais qu’en faveur de luy le Père nous est propice. Car il n’y a doute que ce que Dieu prononce sous figure par Isaïe, ne soit entièrement accompli en ce Rédempteur : Je le feray pour l’amour de moy, et pour l’amour de David mon serviteur Esaïe 37.35. De quoy sainct Jehan nous est fidèle et suffisant expositeur, quand il dit que nos péchez nous sont remis en faveur du nom de Jésus-Christ 1Jean 2.12. Car combien que le nom de Christ ne soit point exprimé, le sens est assez notoire. Et en ce sens le Seigneur mesme prononce, Comme je vi à cause de mon Père, aussi vous vivrez à cause de moy Jean 6.57. Et à cecy mesme respond le dire de sainct Paul, Il vous a esté donné pour l’amour de Christ, non-seulement de croire en luy, mais aussi de souffrir pour luy Phil. 1.29.

2.17.6

Or de questionner si Jésus-Christ a rien mérité pour soy (comme font le Maistre des sentences et les Scholastiques) c’est une folle curiosité : et d’en déterminer comme ils font, c’est une audace téméraire. Car quel besoin estoit-il que le Fils de Dieu descendist en terre pour s’acquérir je ne sçay quoy de nouveau, luy qui avoit tout ? Et Dieu en exposant son conseil pourquoy il a envoyé son Fils, nous en oste tout scrupule : c’est qu’il n’a pas procuré le bien et utilité d’iceluy par les mérites qu’il pourroit avoir : mais qu’en le livrant à la mort il ne l’a point espargné, pour la grande amour qu’il portoit au monde Rom. 8.31. Ces sentences aussi sont bien à noter : L’enfant nous est nay, le Fils nous est donné. Item, Esjouy-toi fille de Sion : voyci ton Roy vient à toy juste Esaïe 9.5 ; Zach. 9.9, etc. Car elles monstrent que Jésus-Christ a seulement pensé de nous et de nostre bien. Et s’il avoit voulu faire son proufit, ce que dit sainct Paul n’auroit nulle fermeté : c’est que Jésus-Christ nous a ratifié son amour, quand il est mort pour ses ennemis Rom. 5.10, dont on peut recueillir qu’il n’a point eu esgard à soy. Ce que luy-mesme proteste ouvertement en ces mots, Je me sanctifie à cause d’eux Jean 17.19 : où il monstre qu’il ne cherche aucun avantage pour luy, puis qu’il transfère ailleurs le fruit de sa saincteté. Et de faict, c’est un point bien digne d’estre observé, que Jésus-Christ pour s’adonner du tout à nostre salut s’est comme oublié soy-mesme. Les Sorbonistes pervertissent le passage de sainct Paul, l’appliquans à ce propos : c’est que pource que Jésus-Christ s’est humilié, le Père l’a exalté et luy a donné un nom souverain Phil. 2.9. Car par quels mérites pouvoit-il, entant qu’il estoit homme, parvenir à ceste dignité, d’estre Juge du monde et chef des Anges, et jouir du souverain empire de Dieu, tellement qu’il n’y ait créatures ne célestes ne terriennes, qui puissent par leurs vertus approcher de la millième partie de sa majesté ? Or quant à ce qu’ils s’arrestent à ce mot Pourtant, la solution est bien aisée : c’est que sainct Paul ne dispute point là pour quelle cause Jésus-Christ a esté eslevé, mais seulement monstre un ordre qui nous doit estre en exemple : c’est que la hautesse a suyvi l’anéantissement. Brief, il n’a voulu autre chose sinon ce qui est dit ailleurs, qu’il a falu que Jésus-Christ souffrist, et que par ce moyen il entrast en sa gloire Luc 24.26.