Chapitre I
Comment la cognoissance de Dieu et de nous sont choses conjointes, et du moyen de ceste liaison.


1.1.1

Toute la somme presque de nostre sagesse, laquelle, à tout conter, mérite d’estre réputée vraye et entière sagesse, est située en deux parties : c’est qu’en cognoissant Dieu, chacun de nous aussi se cognoisse. Au reste, combien qu’elles soyent unies l’une à l’autre par beaucoup de liens, si n’est-il pas toutesfois aisé à discerner laquelle va devant et produit l’autre. Car en premier lieu, nul ne se peut contempler, qu’incontinent il ne tourne ses sens au regard de Dieu, auquel il vit et a sa vigueur : pource qu’il n’est pas obscur que les dons où gist toute nostre dignité ne sont nullement de nous-mesmes, que nos forces et fermeté ne sont autre chose que de subsister et estre appuyez en Dieu. D’avantage, par les biens qui distillent du ciel sur nous goutte à goutte, nous sommes conduits comme par petis ruisseaux à la fontaine. Pareillement de ceste petite et maigre portion, l’infinité de tous biens qui réside en Dieu apparoist tant mieux : singulièrement ceste malheureuse ruine en laquelle nous sommes trébuschez par la révolte du premier homme, nous contraint de lever les yeux en haut, non-seulement pour désirer de là les biens qui nous défaillent, comme povres gens vuides et affamez, mais aussi pour estre esveillez de crainte, et par ce moyen apprendre que c’est d’humilité. Car comme on trouve en l’homme un monde de toutes misères, depuis que nous avons esté despouillez des ornemens du ciel, nostre nudité descouvre avec grand’honte un si grand tas de tout opprobre, que nous en sommes tous confus : d’autre costé, il est nécessaire que la conscience nous poingne en particulier de nostre mal-heureté : pour approcher au moins à quelque cognoissance de Dieu. Parquoy du sentiment de nostre ignorance, vanité, disette, infirmité, voire, qui plus est, perversité et corruption, nous sommes induits à cognoistre qu’il n’y a nulle part ailleurs qu’en Dieu vraye clarté de sagesse, ferme vertu, droicte affluence de tous biens, pureté de justice, tant y a que nous sommes esmeus par nos misères à considérer les biens de Dieu : et ne pouvons aspirer et tendre à luy à bon escient, qu’en ayant commencé à nous desplaire du tout. Car qui sera l’homme qui ne prene plaisir à se reposer en soy, et mesmes qui de faict n’y repose pendant qu’il ne se cognoist point : asçavoir quand il se glorifie es dons de Dieu, comme en richesses et nobles paremens, ignorant sa misère, ou l’ayant mise en oubli ? Parquoy la cognoissance de nous-mesmes non-seulement aiguillonne chacun à cognoistre Dieu, mais aussi doit estre mené par icelle comme par la main à le trouver.

1.1.2

D’autrepart c’est chose notoire que l’homme ne parvient jamais à la pure cognoissance de soy-mesme, jusques à ce qu’il ait contemplé la face de Dieu, et que du regard d’icelle il descende à regarder à soy. Car selon que l’orgueil est enraciné en nous, il nous semble tousjours que nous sommes justes et entiers, sages et saincts, sinon que nous soyons convaincus par argumens manifestes de nostre injustice, souilleure, folie et immondicité. Or n’en sommes-nous pas convaincus si nous jettons l’œil sur nos personnes seulement, et que nous ne pensions pas aussi bien à Dieu, lequel est la seule reigle à laquelle il faut ordonner et compasser ce jugement. Car d’autant que nous sommes tous de nature enclins à hypocrisie, quelque apparence légère de justice nous contentera tant et plus au lieu de l’effect et vérité. Et pource qu’à l’environ de nous il n’y a rien qui ne soit plein et desfiguré de beaucoup de souilleures, ce pendant que nous avons l’esprit enclos et comme borné entre les pollutions de ce monde, ce qui n’est pas du tout si vilein que le reste, nous plaist comme s’il estoit très-pur : comme un œil qui ne voit que du noir, estime que ce qui est brun ou de couleur obscure et moyenne est de souveraine blancheur, pource qu’il y est ainsi accoustumé. Mesmes on peut encores discerner de plus près par les sens corporels, combien nous sommes abusez en estimant les forces et facultez de l’âme. Car si nous jettons la veue en bas en plein jour, ou que nous regardions à l’entour par-cy par-là, il nous semble bien que nous ayons le regard le plus aigu que l’on sçauroit penser : mais si nous levons les yeux droict pour contempler le soleil, ceste grande vivacité qui se monstroit en terre est incontinent esblouye, et du tout confuse par la clarté qui la surmonte : tellement que nous sommes contraints de confesser que la vigueur que nous avons à considérer les choses terrestres, n’est que pure tardiveté et estourdissement quand il est question d’aller jusques au soleil. Autant en advient-il à examiner nos biens spirituels. Car ce pendant que nous ne regardons point outre la terre, en nous contentant de nostre justice, sagesse et vertu, nous sommes bien aises et nous baignons à nous flatter, jusques à nous priser comme demi-dieux. Mais si nous commençons à eslever nos pensées à Dieu, et bien poiser quel il est, et combien la perfection de sa justice, sagesse et vertu, à laquelle il nous faut conformer, est exquise, tantost ce qui nous venoit fort à gré sous une fausse couverture de justice, nous rendra une odeur puante d’iniquité : ce qui nous plaisoit à merveilles sous le tiltre de sagesse, ne nous sentira que folie : et ce qui avoit belle monstre de vertu, se descouvrira n’estre que débilité. Voilà comme ce qui semble en nous parfaict jusques au bout, ne peut nullement satisfaire à la pureté de Dieu.

1.1.3

Voilà dont est procédé l’horreur et estonnement duquel l’Escriture récite que les Saincts ont esté affligez et abatus toutes fois et quantes qu’ils ont senti la présence de Dieu. Car quand nous voyons ceux qui estans comme eslongnez de Dieu se trouvoyent asseurez, et alloyent la teste levée, si tost qu’il leur manifeste sa gloire, estre esbranlez et effarouchez, en sorte qu’ils sont opprimez, voire engloutis en l’horreur de mort, et quasi s’esvanouissent : de là on peut bien conclure que les hommes ne sont jamais assez bien touchez et esmeus du sentiment de leur povreté, jusques à ce qu’ils se soyent comparez à la majesté de Dieu. Or de tel estonnement nous avons assez d’exemples tant aux Juges que Dieu a gouvernez en Judée, qu’aux Prophètes : tellement que ce propos estoit coustumier entre le peuple ancien, Nous mourrons : car nous avons veu le Seigneur Juges 13.22 ; Esaïe 5.5 ; Ezéch. 2.1. Parquoy l’histoire de Job, pour abatre les hommes d’une droite appréhension de leur bestise, débilité et souilleure, tire tousjours son principal argument de ceste source : c’est de monstrer quelle est la sagesse, vertu et pureté de Dieu, et non sans cause. Nous voyons comme Abraham, d’autant plus qu’il est approché pour contempler la majesté de Dieu, se confesse terre et poudre Gen. 18.27 : comme Hélie cache son visage n’osant attendre telle approche 1Rois 19.13 : tel effroy les fidèles conçoivent de ceste haute majesté. Et que feroit l’homme qui n’est que vers et pourriture, veu qu’il faut que les Chérubins et Anges du ciel se couvrent pour la peur et estonnement qu’eux-mesmes en ont ? C’est ce que dit le Prophète Isaïe, que le soleil aura honte, et la lune sera confuse, quand le Seigneur des armées régnera Esaïe 24.22 ; 2.10, 19 : c’est-à-dire, quand il desployera sa clarté, ou qu’il la fera veoir de plus près, tout ce qui estoit auparavant le plus clair du monde, sera en comparaison d’icelle obscurci de ténèbres. Toutesfois combien qu’il y ait une liaison mutuelle entre la cognoissance de Dieu et de nous-mesmes et que l’une se rapporte à l’autre, si est-ce que l’ordre de bien enseigner requiert qu’en premier lieu nous traittions que c’est de cognoistre Dieu, pour venir au second poinct.

 

Chapitre II
Que c’est de cognoistre Dieu, et à quelle fin tend ceste cognoissance.


1.2.1

Or j’enten que nous cognoissons Dieu, non pas quand nous entendons nuement qu’il y a quelque Dieu : mais quand nous comprenons ce qu’il nous appartient d’en comprendre, ce qui est utile pour sa gloire, brief ce qui est expédient. Car à parler droictement nous ne dirons pas que Dieu soit cognu, où il n’y a nulle religion ne piété. Je ne touche point encores ici à la cognoissance spéciale, par laquelle les hommes estans perdus et maudits en eux, sont conduits à Dieu pour le tenir leur rédempteur au nom de Jésus-Christ : seulement je parle de ceste pure et saincte cognoissance, à laquelle l’ordre naturel nous mèneroit si Adam eust persisté en son intégrité. Car combien que nul en ceste ruine et désolation du genre humain ne sente jamais que Dieu luy soit père, ou mesmes sauveur et propice, jusques à ce que Christ viene au milieu pour le pacifier avec nous, toutesfois c’est autre chose d’estre informez que Dieu, selon qu’il est nostre créateur, non-seulement nous substente en sa vertu, nous gouverne en sa providence, nous maintient et nourrit par sa bonté, et continue toutes espèces de bénédictions en nous : et autre chose à l’opposite, de recevoir et embrasser la grâce de réconciliation, telle qu’il la nous propose en Christ. Parquoy entant que Dieu est en premier lieu cognu simplement créateur, tant par ce beau chef-d’œuvre du monde qu’en la doctrine générale de l’Escriture, puis après apparoist rédempteur en la face et personne de Jésus-Christ, de là s’engendre et sort double cognoissance. Il nous suffira pour ceste heure de traitter de la première : la seconde suyvra en son ordre. Or combien que nostre esprit ne puisse comprendre Dieu, qu’il ne luy attribue quelque service : toutesfois il ne suffira point desçavoir en confus qu’il y ait quelque Dieu qui mérite d’estre seul adoré, si nous ne sommes aussi persuadez et résolus que le Dieu que nous adorons est la fontaine de tous biens, afin de ne rien chercher hors luy. Voicy mon intention : c’est que non-seulement ayant une fois créé ce monde, il le soustient par sa puissance infinie, il le gouverne par sa sagesse, garde et préserve par sa bonté, et sur tout a le soin de régir le genre humain en justice et droicture, le supporter par sa miséricorde, l’avoir sous sa protection : mais aussi qu’il nous faut croire qu’il ne se trouvera ailleurs qu’en luy une seule goutte de sagesse, clarté ou justice, vertu, droicture, ou vérité : afin que comme ces choses descoulent de luy et qu’il en est la seule cause, aussi que nous apprenions de les attendre toutes de luy, et les y chercher : et sur cela, que nous apprenions de luy rapporter le tout, et le tenir de luy avec action de grâces. Car ce sentiment des vertus de Dieu, est le seul bon maistre et propre pour nous enseigner piété, de laquelle la religion procède. J’appelle Piété, une révérence et amour de Dieu conjointes ensemble, à laquelle nous sommes attirez, cognoissans les biens qu’il nous fait. Car jusques à ce que les hommes ayent ceci bien imprimé au cœur, qu’ils doivent tout à Dieu, qu’ils sont tendrement nourris sous son soin paternel : brief qu’ils le tienent autheur de tout bien, en sorte qu’ils n’appètent rien que luy, jamais ils ne s’assujetiront d’une franche dévotion à luy : qui plus est, s’ils ne mettent en luy toute leur félicité, jamais ne s’y adonneront en vérité et rondeur.

1.2.2

Parquoy ceux qui s’appliquent à décider ceste question, asçavoir que c’est que Dieu, ne font que se jouer en spéculations frivoles, veu que plustost il nous est expédient de sçavoir quel il est, et ce qui convient à sa nature. Car quel proufit y aura-il de confesser avec les Epicuriens, qu’il y a quelque Dieu, lequel s’estant deschargé du soin de gouverner le monde, prene plaisir en oisiveté ? Mesmes de quoy servira-il de cognoistre un Dieu, avec lequel nous n’ayons que faire ? Plustost la cognoissance que nous avons de luy, doit en premier lieu nous instruire à le craindre et révérer : puis nous enseigner et conduire à chercher de luy tous biens, et luy en rendre la louange. Et de faict, comment Dieu nous peut-il venir en pensée, que nous ne pensons quant et quant, veu que nous sommes sa facture, que de droict naturel et de création nous sommes subjets à son empire, que nostre vie luy est deue, que tout ce que nous entreprenons et faisons se doit rapporter à luy ? Puis qu’ainsy est, il s’ensuit pour certain que nostre vie est malheureusement corrompue, sinon que nous l’ordonnions à son service : veu que c’est bien raison que sa seule volonté nous serve de loy. D’autre part il est impossible d’appercevoir clairement quel est Dieu, sans le cognoistre source et origine de tous biens : dont les hommes seroyent incitez d’adhérer à luy et y mettre leur fiance, sinon que leur propre malice les destournast de s’enquérir de ce qui est bon et droict. Car pour le premier, l’âme bien reiglée ne se forge point un Dieu tel quel : mais regarde celuy qui est vray Dieu et unique. Puis après elle n’imagine point de luy ce que bon luy semble : mais elle se contente de l’avoir tel que luy-mesme se manifeste, et se garde soigneusement de ne point sortir par une folle audace et témérité hors de ce qu’il a déclairé, pour vaguer çà ne là. Ayant ainsi cognu Dieu, pource qu’elle sçait qu’il gouverne tout, elle se confie d’estre en la garde et protection d’iceluy, et ainsi elle se remet du tout en sa garde : pource qu’elle le cognois l’autheur de tous biens, si tost qu’elle se sent pressée d’affliction ou disette, elle a son recours à luy, attendant d’en estre secourue : d’autant qu’elle le tient sans doute pour humain et pitoyable, elle se repose en luy avec certaine fiance, et ne doute pas qu’en toutes ses adversitez elle n’ait tousjours son remède prest en la bonté et clémence d’iceluy : pource qu’elle le tient comme Seigneur et Père, elle conclud aussi que c’est bien raison de luy donner la supériorité qui luy appartient, honorant la majesté d’iceluy, procurant que sa gloire soit avancée, et obéissant à ses commandemens : pource qu’elle le recognoist juste Juge, et qu’il est armé de juste rigueur pour punir les maléfices et péchez, elle se met tousjours devant les yeux le siège judicial d’iceluy, et se tient comme bridée de la crainte qu’elle a de l’offenser : toutesfois elle ne s’espovante pas de frayeur qu’elle ait de son jugement, en sorte qu’elle se vueille retirer ou cacher de luy, mesme quand elle trouveroit quelque eschappatoire : mais plustost elle l’accepte et reçoit juge des iniques comme bien-faicteur envers les fidèles : veu qu’elle cognoist qu’il luy est autant convenable, entant qu’il est Dieu, de rendre aux meschans le salaire qu’ils ont déservi, que de donner aux justes la vie éternelle. D’avantage elle ne se tient pas seulement de mal faire pour crainte de punition : mais entant qu’elle aime et révère Dieu comme père, qu’elle l’honore avec humilité comme maistre et supérieur, encores qu’il n’y eust point d’enfers, si a elle horreur de l’offenser. Voylà que c’est de la vraye et pure religion, asçavoir la foy conjointe avec une vive crainte de Dieu : en sorte que la crainte comprene sous soy une révérence volontaire, et tire avec soy un service tel qu’il appartient, et tel que Dieu mesme l’ordonne en sa Loy. Et d’autant plus est ceci à noter, que tous indifféremment font honneur à Dieu, et bien peu le révèrent : veu que tous monstrent belle apparence, mais bien peu s’y addonnent de cœur.

 

Chapitre III
Que la cognoissance de Dieu est naturellement enracinée en l’esprit des hommes.


1.3.1

Nous mettons hors de doute que les hommes ayent un sentiment de Divinité en eux, voire d’un mouvement naturel. Car afin que nul ne cherchast son refuge sous titre d’ignorance, Dieu a imprimé en tous une cognoissance de soy-mesme, de laquelle il renouvelle tellement la mémoire, comme s’il en distilloit goutte à goutte, afin que quand nous cognoissons depuis le premier jusques au dernier qu’il y a un Dieu, et qu’il nous a formez, nous soyons condamnez par nostre propre tesmoignage, de ce que nous ne l’aurons point honoré, et que nous n’aurons point dédié nostre vie à luy obéir. Si on cherche ignorance pour ne sçavoir que c’est de Dieu, il est vray-semblable qu’on n’en trouvera pas exemple plus propre qu’entre les peuples hébétez et qui ne sçavent quasi que c’est d’humanité. Or comme dit Cicéron, homme payen, Il ne se trouve nation si barbare, ni peuple tant brutal et sauvage, qui n’ait ceste persuasion enracinée qu’il y a quelque Dieu[a]. Et ceux qui en tout le reste semblent bien ne différer en rien d’avec les bestes brutes, quoy qu’il en soit retienent tousjours quelque semence de religion. En quoy on voit comment ceste appréhension possède les cœurs des hommes jusques au profond, et est enracinée en leurs entrailles. Puis doncques que dés le commencement du monde il n’a eu ne pays, ne ville, ne maison qui se soit peu passer de religion, en cela on voit que tout le genre humain a confessé qu’il y avoit quelque sentiment de Divinité engravé en leurs cœurs. Qui plus est, l’idolâtrie rende certain tesmoignage de cecy. Car nous sçavons combien il vient mal à gré aux hommes de s’humilier pour donner supériorité pardessus eux aux créatures. Parquoy quand ils aiment mieux adorer une pièce de bois ou une pierre, que d’estre en réputation de n’avoir point de Dieu, on voit que ceste impression a une merveilleuse force et vigueur, veu qu’elle ne se peut effacer de l’entendement de l’homme : tellement qu’il est plus aisé de rompre toute affection de nature que de se passer d’avoir religion. Comme de faict tout orgueil naturel est abatu quand les hommes pour porter honneur à Dieu s’abaissent à tel opprobre, oublians ceste enfleure d’orgueil à laquelle ils sont adonnez.

[a] Cicer. De Natura deorum.

1.3.2

Parquoy ce qu’aucuns disent, que la religion a esté controuvée par l’astuce et finesse de quelques gens subtils, afin que par ce moyen ils missent quelque bride sur le simple populaire, est du tout frivole. Ils allèguent que telles gens, qui ont commandé de bien servir à Dieu, n’avoyent aucune Divinité en estime. Or je confesse bien que plusieurs fins et rusez ont forgé beaucoup de corruptions pour attirer le simple populaire à dévotion folle, et l’effrayer pour l’avoir plus ductible : mais tant y a que jamais ils ne fussent parvenus à leur intention, sinon que desjà l’entendement des hommes eust esté disposé, voire constamment résolu, qu’il faloit adorer un Dieu : qui estoit une semence pour les faire encliner à religion. Mais il n’est pas vray-semblable que ceux qui ont voulu abuser les simples idiots sous ce tiltre, ayent esté du tout vuides de cognoissance de Dieu. Car combien qu’anciennement aucuns se soyent eslevez, et qu’aujourd’huy encores plusieurs s’avancent pour nier qu’il y ait aucun Dieu, toutesfois maugré qu’ils en ayent si faut-il qu’ils sentent ce qu’ils désirent d’ignorer. On ne trouve point par les histoires que nul se soit plus desbordé, ni avec plus grande audace et furie, que Caligula Empereur de Rome : toutesfois nous ne voyons pas que nul ait esté plus effrayé, ni angoissé de plus grande destresse que luy, quand quelque signe de l’ire de Dieu se monstroit. Ainsi combien que de propos délibéré il s’estudiast à mespriser Dieu, si faloit-il que maugré ses dents il l’eust en horreur. On verra le semblable advenir à tels contempteurs : car selon que chacun d’eux est le plus hardi à se mocquer de Dieu, il tremblera plustost que tous les autres, seulement oyant tomber une fueille d’un arbre. Je vous prie d’où procède cela, sinon que la majesté de Dieu se venge en espovantant leurs consciences, d’autant plus fort qu’ils cuident la pouvoir fuyr ? Ils cherchent bien tous subterfuges pour se cacher de la présence de Dieu, et aussi l’effacer de leur cœur : mais bon gré maugré ils se trouvent enveloppez pour n’en pouvoir sortir. Et encores que pour peu de temps il semble bien que tout s’esvanouisse, si faut-il d’heure en heure revenir à conte, pource que la majesté de Dieu en se faisant sentir, leur dresse nouveaux alarmes : en sorte que s’ils ont quelque relasche de leurs angoisses, c’est comme le dormir des yvrongnes ou des phrénétiques, qui mesmes endormant ne reposent point paisiblement, pource qu’ils sont assiduellement tormentez de songes horribles et espovantables. Parquoy les plus meschans nous doyvent servir d’exemples que Dieu se fait cognoistre à tous hommes, et que telle impression a une vigueur qui ne se peut abolir.

1.3.3

Quoy qu’il en soit, c’est-cy un poinct résolu à tous ceux qui jugent justement, que l’esprit humain a un sentiment de divinité engravé si profond, qu’il ne se peut effacer. Mesmes que ceste persuasion soit naturellement enracinée en tous, asçavoir qu’il y a un Dieu, et qu’elle soit attachée comme en la moelle des os, la fierté et rébellion des iniques en testifie, lesquels en combatant furieusement pour se desvelopper de la crainte de Dieu, n’en peuvent venir à bout. Un nommé Diagoras anciennement et quelques semblables ont voulu plaisanter en se mocquant de toutes les religions du monde : Denis tyran de Sicile, en pillant les temples s’est mocqué comme si Dieu n’y voyoit goutte : mais ces ris ne passent point le gosier, pource qu’il y a tousjours un ver au dedans qui ronge la conscience, voire plus asprement que nul cautère. Je ne dirai pas comme Cicéron, que tous erreurs s’esvanouissent avec le temps, mais que la religion croist et se conferme de jour en jour : car à l’opposite nous verrons tantost que le monde, entant qu’en luy est, s’efforce de jetter bien loin toute cognoissance de Dieu, et corrompre son service en toutes façons : seulement je di, combien que la dureté et estourdissement qu’attirent les meschans et amassent tant qu’ils peuvent pour pouvoir mespriser Dieu, croupissent et pourrissent en leur cœur, cependant le sentiment qu’ils ont de la majesté de Dieu, lequel ils appètent d’esteindre tant qu’il leur est possible, revient toujours au-dessus. Dont je conclu que ce n’est pas une doctrine qu’on commence seulement d’apprendre en l’eschole, mais de laquelle chacun doit estre maistre et docteur pour soy dés le ventre de la mère, et laquelle nature mesme ne souffre point qu’on oublie, combien que plusieurs y appliquent toute leur estude. Or si tous hommes naissent et vivent à ceste condition de cognoistre Dieu, et que la cognoissance de Dieu si elle ne s’avance jusques-là où j’ay dit, soit vaine et s’esvanouisse : il appert que tous ceux qui n’addressent point toutes leurs pensées et leurs œuvres à ce but, se fourvoyent et s’esgarent de la fin pour laquelle ils sont créez. Ce qui n’a pas esté incognu mesme des Philosophes payens : car c’est ce qu’a entendu Platon, disant que le souverain bien de l’âme est de ressembler a Dieu, quand après l’avoir cognu, elle est du tout transformée en luy[b]. Parquoy un certain personnage qu’introduit Plutarque, argue très-bien, en remonstrant que si on oste la religion de la vie des hommes, non-seulement ils n’auront de quoy pour estre préférez aux bestes brutes, mais seront beaucoup plus misérables, veu qu’estans sujets à tant d’espèces de misères, ils mèneront en grand regret et angoisse une vie plene de trouble et inquiétude. Dont il conclud qu’il n’y a que la religion qui nous rende plus excellens que les bestes brutes, veu que c’est par icelle que nous tendons à immortalité.

[b] In Phædone et Theætete.

 

Chapitre IV
Que ceste cognoissance ou est estouffée ou corrompue, partie par la sottise des hommes, partie par leur malice.


1.4.1

Or comme l’expérience monstre qu’il y a une semence de religion plantée en tous par inspiration secrète de Dieu, aussi d’autre part en trouvera-on à grand’peine de cent l’un qui la nourrisse en son cœur, pour la bien faire germer : mais on n’en trouvera pas un seul auquel elle meurisse, tant s’en faut que le fruit en reviene en la saison. Car soit que les uns s’esvanouissent en leurs folles superstitions, soit que les autres malicieusement et de propos délibéré se destournent de Dieu, tant y a que tous s’esgarent de la vraye cognoissance d’iceluy : dont il advient qu’il n’y demeure nulle piété bien reiglée au monde. Ce que j’ay dit qu’aucuns déclinent et tombent en superstitions par erreur, ne doit pas estre entendu comme si leur simplicité les justifioit de crime, veu que l’aveuglement duquel ils sont occupez, est quasi toujours enveloppé en présomption orgueilleuse, et en outrecuidance. La vanité, voire conjointe avec orgueil, est assez convaincue, en ce que nul pour chercher Dieu ne s’eslève pardessus soy comme il est requis : mais tous le veulent mesurer selon la capacité de leur sens charnel, qui est du tout stupide. D’avantage, en mesprisant de s’enquérir à bon escient pour parvenir à quelque fermeté, ils ne font que voltiger par leur curiosité en spéculations inutiles. Parquoy ils n’appréhendent point Dieu tel qu’il s’offre, mais l’imaginent tel qu’ils l’ont forgé par leur témérité. Ce gouffre estant ainsi ouvert, de quelque costé qu’ils mettent le pied, il faut, qu’ils se précipitent en ruine : et quoy qu’ils brassent puis après pour l’honorer et servir, ne sera point alloué en ses contes : pource que ce n’est pas luy qu’ils honorent, mais en son lieu leurs songes et resveries. Ceste perversité est expressément taxée par S. Paul, quand il dit que les hommes appétans d’estre sages ont esté du tout insensez Rom. 1.27. Il avoit dit un petit auparavant, qu’ils se sont esvanouis en leur pensées : mais afin que nul ne les excusast de coulpe, il adjouste qu’ils ont esté aveuglez à bon droict : veu que ne se contentans point de sobriété et modestie, ils se sont usurpé plus qu’il ne leur estoit licite : et par ce moyen sciemment et de leur bon gré ils se fourrent en ténèbres : mesme par leur perversité et arrogance ils se rendent insensez. Dont il s’ensuit que leur folie n’est point excusable, laquelle procède non-seulement de vaine curiosité, mais aussi d’un appétit desbordé de plus sçavoir que leur mesure ne porte, joint une fausse présomption dont ils sont pleins.

1.4.2

Quant à ce que David dit, que les meschans et insensez pensent en leur cœur qu’il n’y a point de Dieu Ps. 14.1 : premièrement il se doit appliquer à ceux qui ayans estouffé la clarté de nature, s’abrutissent à leur escient : comme derechef nous verrons tantost. Et de faict il s’en trouve plusieurs, lesquels s’estans endurcis à pécher par audace et coustume, rejettent avec une rage toute mémoire de Dieu, laquelle toutesfois leur est remise au devant par leur sens naturel, et ne cesse de les soliciter au dedans. Or pour rendre leur fureur tant plus détestable, il dit que précisément ils nient Dieu : non pas pour luy ravir son essence, mais d’autant qu’en le despouillant d’office de juge et gouverneur, ils l’enferment au ciel comme oisif. Car puis qu’il n’y a rien moins convenable à Dieu, que de quitter le régime du monde pour laisser tout aller à l’aventure, et faire du borgne pour laisser tous péchez impunis, et donner occasion aux malins de se desborder, il appert que tous ceux qui se pardonnent et flattent, et en repoussant tout souci de venir à conte, s’anonchalissent, nient qu’il y ait un Dieu ; et c’est une juste vengence du ciel que les cœurs des meschans soyent ainsi engraissez, afin qu’ayant fermé les yeux, en voyant ils ne voyent goutte. David mesme est très bon expositeur de son intention, en ce passage où il dit que la crainte de Dieu n’est point devant les yeux des malins Ps. 36.2 ; Ps. 10.11 : Item, qu’ils s’applaudissent en leur forfait, d’autant qu’ils se persuadent que Dieu n’y prend point garde. Combien doncques qu’ils soyent contrains de cognoistre quelque Dieu, toutesfois ils anéantissent sa gloire en lui ostant sa puissance. Car comme Dieu ne se peut renier soy-mesme 2Ti. 2.13, ainsi que dit S. Paul, pource qu’il demeure toujours semblable à soy, ainsi ces canailles se forgeans une idole morte et sans vertu, sont justement accusez de renier Dieu. D’avantage il est à noter, combien qu’ils combatent contre leur propre sens, et désirent non-seulement de chasser Dieu de là, mais aussi l’abolir au ciel : toutesfois que la stupidité en laquelle ils se plongent ne gaigne jamais jusques-là, que Dieu, quelquesfois ne les ramène par force à son siège judicial. Toutesfois pource qu’ils ne sont point retenus de nulle crainte qu’ils ne se ruent avec toute impétuosité contre Dieu, cependant qu’ils sont ainsi transportez d’une violence tant aveugle, il est certain qu’ils ont oublié Dieu, et que telle brutalité règne en eux.

1.4.3

Par ce moyen la défense frivole que plusieurs prétendent pour couvrir leur superstition est abatue. Car il leur semble, quand on s’adonne à servir Dieu, que toute affection, quelque desreiglée qu’elle soit, suffit : mais ils ne notent pas que la vraye religion doit estre du tout conforme à la volonté de Dieu, comme une reigle qui ne fleschit point : cependant, que Dieu demeure tousjours semblable à soy, et qu’il n’est pas un fantosme qui se transfigure à l’appétit d’un chacun. Et de faict on peut veoir à l’œil, quand la superstition veut gratifier à Dieu, en combien de folies elle s’enveloppe comme en se jouant. Car en retenant songneusement les choses dont Dieu prononce qu’il ne lui chaut, elle rejette ouvertement ou mesprise celles qu’il recommande comme précieuses. Parquoy tous ceux qui dressent des services à Dieu à leur poste, adorent leurs resveries seulement : pource qu’ils n’oseroyent ainsi apporter à Dieu des menus fatras, sinon que desjà ils l’eussent forgé en leur mousle semblable à eux pour approuver leurs inventions. Parquoy S. Paul prononce qu’une telle conception qu’on a de Dieu vagabonde et erronée, est ignorance de Dieu : Pource que vous ne cognoissiez point Dieu, dit-il, vous serviez à ceux qui n’estoyent point Dieu de nature Gal. 4.8. Et en l’autre passage il dit que les Ephésiens estoient du tout sans Dieu, du temps qu’ils estoient esgarez de celuy qui l’est à la vérité luy seul Eph. 2.12. Et n’y a pas ici grande distance entre les deux, pour le moins en ce poinct, c’est de concevoir un dieu ou plusieurs, pource que tousjours on se destourne du vray Dieu, et quand on l’a délaissé, il ne reste plus qu’une idole exécrable. Par ainsi nous avons à conclure avec Lactance, qu’il n’y a nulle religion, si elle n’est conjointe avec la vérité.

1.4.4

Il y a encores un second mal, c’est que les hommes ne se soucient guère de Dieu, s’ils n’y sont forcez, et ne veulent approcher de luy sinon qu’ils y soyent traînez maugré qu’ils en ayent : mesme alors encore ne sont-ils point induits à crainte volontaire, qui procède d’une révérence de sa majesté, mais seulement d’une crainte servile et contrainte, entant que son jugement la leur arrache : lequel, pource qu’ils ne le peuvent eschapper, ils ont en horreur, toutesfois en le détestant. Car ce qu’un Poète payen a dit compète vrayement à l’impiété seule : asçavoir que la crainte s’est forgé des dieux la première[c]. Ceux qui se voudroyent desborder en despitant Dieu, souhaiteroyent quant et quant que son siège judicial, lequel ils cognoissent estre dressé pour punir les transgressions, fust abatu. Estans menez de ceste affection, ils bataillent contre Dieu, lequel ne peut estre sans son jugement : mais pource qu’ils ne peuvent éviter d’estre accablez par sa puissance, et sentent bien qu’ils ne la peuvent destourner, voylà comment ils sont vaincus de crainte. Parquoy afin qu’il ne semble qu’en tout et partout ils mesprisent celuy duquel la majesté les tient saisis, ils s’acquittent tellement quellement d’avoir apparence de la religion : cependant ils ne laissent pas de se polluer en tous vices, et amasser énormitez les unes sur les autres, jusques à ce qu’ils ayent entièrement violé la loi de Dieu et dissipé toute la justice d’icelle : ou bien ils ne sont pas tellement retenus de ceste feintise de crainte, qu’ils ne se reposent doucement en leurs péchez, s’y flatent et baignent, aimans mieux lascher la bride à l’intempérance de leur chair, que de la restreindre et réprimer pour obéir au S. Esprit. Or pource que tout cela n’est qu’une ombre feinte de religion, mesme à grand’peine mérite-il d’estre appelé ombre, il est aisé de cognoistre combien la vraye piété, que Dieu inspire seulement aux cœurs de ses fidèles, est différente d’une cognoissance si maigre et confuse : dont aussi il appert que la religion est propre aux enfans de Dieu ; et toutesfois les hypocrites par leurs circuits obliques veulent gaigner ce poinct qu’on les pense estre prochains de Dieu, lequel toutesfois ils fuyent. Car au lieu qu’il y doit avoir un train égual d’obéissance en toute la vie, ils ne font nul scrupule de l’offenser en ceci ou en cela, se contentans de l’appaiser de quelque peu de sacrifices : au lieu qu’on le doit servir en saincteté et intégrité de cœur, ils controuvent des menus fatras et cérémonies de nulle valeur pour acquérir grâce envers luy. Qui pis est, ils se donnent tant plus de licence à croupir en leurs ordures, d’autant qu’ils se confient d’effacer leurs péchez par des badinages qu’ils appellent satisfactions : au lieu que toute nostre fiance doit estre enracinée en Dieu seul, ils le rejettent loin et s’amusent à eux ou aux créatures. Finalement ils s’entortillent en un tel amas d’erreur, que l’obscurité de leur malice estouffe et conséquemment esteint les estincelles qui luisoyent pour leur faire appercevoir la gloire de Dieu. Toutesfois ceste semence demeure, laquelle ne peut estre desracinée du tout, c’est qu’il y a quelque divinité : mais la semence qui estoit bonne de son origine, est tellement corrompue, qu’elle ne produit que meschans fruits. Mesme ce que je déba maintenant peut mieux estre liquidé et vérifié : c’est que naturellement il y a quelque appréhension de divinité imprimée aux cœurs des hommes, veu que la nécessité contraint les plus meschans d’en faire confession. Ce pendant qu’ils ont le vent en pouppe, ils plaisantent en se moquant de Dieu, mesmes ils font gloire de brocarder et dire mots de gueule pour abaisser sa vertu : mais si quelque desespoir les presse, il les solicite à y chercher secours, et leur suggère des prières comme rompues, par lesquelles il appert qu’ils n’ont peu du tout ignorer Dieu, mais que ce qui devoit sortir plustost a esté tenu enserré par leur malice et rébellion.

[c] Statius Italicus.

 

Chapitre V
Que la puissance de Dieu reluit en la création du monde et au gouvernement continuel.


1.5.1

Or pource que la souveraine félicité et le but de nostre vie gist en la cognoissance de Dieu, afin que nul n’en fust forclos, non-seulement il a engravé ceste semence de religion que nous avons dite en l’esprit des hommes, mais aussi il s’est tellement manifesté à eux en ce bastiment tant beau et exquis du ciel et de la terre, et journellement s’y monstre et présente, qu’ils ne sçauroyent ouvrir les yeux qu’ils ne soyent contraints de l’appercevoir. Son essence est incompréhensible, tellement que sa majesté est cachée bien loin de tous nos sens : mais il a imprimé certaines marques de sa gloire en toutes ses œuvres, voire si claires et notables, que toute excuse d’ignorance est ostée aux plus rudes et hébétez du monde. Parquoy le prophète s’escrie à bon droict, qu’il est vestu de clarté comme d’accoustrement Ps. 104.2 : comme s’il disoit qu’en créant le monde il s’est comme paré, et est sorty en avant avec des ornemens qui le rendent admirable, de quelque costé que nous tournions les yeux. Et au mesme passage il accompare l’estendue des cieux à un pavillon royal, disant que Dieu l’a lambrissé d’eaux, que les nuées sont ses chariots, qu’il chevauche sur les ailes des vents, que tant les vents que les esclairs sont ses postes. Et d’autant que la gloire de sa puissance et sagesse reluit plus à plein en haut, souvent le ciel est nommé son palais. Et premièrement de quelque costé que nous jettions la veue, il n’y a si petite portion où pour le moins quelque estincelle de sa gloire n’apparoisse : mais sur tout nous ne pouvons contempler d’un regard ce bastiment tant artificiel du monde, que nous ne soyons quasi confus d’une lumière infinie. Parquoy à bon droict l’autheur de l’Epistre aux Hébrieux nomme le monde une monstre ou spectacle des choses invisibles Héb. 11.2 : d’autant que le bastiment d’iceluy tant bien digéré et ordonné nous sert de miroir pour contempler Dieu, qui autrement est invisible. Pour laquelle raison le Prophète introduit les créatures célestes parlantes, et leur attribue un langage cognu à toutes nations Ps. 19.1 : pource qu’elles portent un tesmoignage si évident à magnifier Dieu, qu’il faut que les nations les plus lourdes en reçoyvent instruction. Ce que S. Paul déclairant plus familièrement dit, que ce qui estoit expédient de cognoistre de Dieu a esté manifesté aux hommes Rom. 1.19 : d’autant que tous, depuis le premier jusques au dernier, contemplent ce qui est invisible en luy, jusques à sa vertu et divinité éternelle, l’entendant par la création du monde.

1.5.2

Il y a des enseignemens infinis tant au ciel qu’en la terre pour nous testifier sa puissance admirable ; je ne di pas seulement des secrets de nature qui requièrent estude spéciale, et sçavoir d’Astrologie, de Médecine et de toute la Physique, mais j’enten de ceux qui sont si appareils que les plus rudes et idiots y cognoissent assez : en sorte qu’ils ne peuvent ouvrir les yeux qu’ils n’en soyent tesmoins. Je confesse bien que ceux qui sont entendus et expers en science, ou les ont aucunement goustées, sont aidez par ce moyen, et avancez pour comprendre de plus près les secrets de Dieu : toutesfois ceux qui ne furent jamais à l’eschole, ne sont pas empeschez de veoir un tel artifice aux œuvres de Dieu, qu’il les ravisse en admiration de sa majesté. Bien est vrai que pour sonder les mouvemens des astres, leur assigner leurs sièges, mesurer les distances, noter leurs propriétez, il est besoin d’avoir art et industrie plus exquise qu’on ne trouvera au commun populaire, quand il sera question de bien comprendre par le menu la providence de Dieu. Mais puisque les vulgaires et les plus rudes qui n’ont aydes que de leur veue ne peuvent pas toutesfois ignorer l’excellence de cest ouvrage tant noble de Dieu, laquelle se monstre veuille-on ou non en la variété des estoilles si bien reiglées et distinctes, et toutesfois si grande et quasi innombrable, il est à conclure qu’il n’y a nul homme en terre auquel Dieu ne déclaire sa sagesse tant que besoin est. Je confesse aussi que ce n’est pas à tous, mais à un esprit merveilleusement aigu et subtil, de si bien déduire le bastiment, les liaisons, la proportion, la beauté et usage du corps humain avec ses membres, d’une telle dextérité et si haut et profond sçavoir que fait Galien[d] : toutesfois par la confession de chacun, le corps humain de son simple regard monstre du premier coup un ouvrage tant singulier, que l’autheur mérite bien de nous estre en admiration.

[d] Libris De Usus partium.

1.5.3

Pour ceste cause aucuns des Philosophes anciens ont à bon droit nommé l’homme un petit monde : pource que c’est un chef-d’œuvre auquel on contemple quelle est la puissance, bonté et sagesse de Dieu, et lequel contient en soy assez de miracles pour arrester nos esprits, moyennant que nous ne desdaignons pas d’y estre attentifs. Pour ceste raison aussi S. Paul, après avoir remonstré que Dieu se peut en tastonnant sentir des aveugles, adjouste incontinent après, qu’il ne le faut pas chercher loin : pource que chacun sent dedans soy ceste grâce céleste de laquelle nous sommes tous végétez Actes 17.27. Or si pour comprendre que c’est de Dieu il ne nous faut point sortir hors de nous-mesmes, que pardon ou excuse mérite la nonchalance de ceux qui pour trouver Dieu ne daignent pas se retirer en eux où il habite ? A ce propos aussi David, après avoir célébré en peu de mots le nom de Dieu et sa majesté qui reluisent par tout, incontinent s’escrie, Qu’est-ce que de l’homme, Seigneur, que tu penses de luy ? Ps. 8.4-5 Item, Tu as establi force de la bouche des enfans qui tettent. Enquoy non-seulement il propose un miroir bien clair de l’ouvrage de Dieu au gouvernement commun du genre humain, mais il spécifie que les enfans pendans à la mammelle de leurs mères ont des langues assez facondes pour prescher la gloire de Dieu : tellement qu’il n’est jà besoin d’autres Rhétoriciens. Et voylà pourquoy il ne doute point de produire les bouches d’iceux à un combat, comme estans assez bien armées et munies pour rebouter la rage de ceux qui voudroyent bien effacer le nom de Dieu par un orgueil diabolique. Et de là vient aussi qu’il allègue d’un Poëte payen, que nous sommes le lignage de Dieu Actes 17.28 : d’autant qu’en nous parant d’une si grande dignité il s’est déclaré Père envers nous. Dont vient que les autres Poëtes, selon que le sens commun et l’expérience leur dictoit, l’ont appelé Père des hommes. Et de faict nul ne s’assujetira volontiers et de son bon gré à Dieu pour luy complaire, sinon qu’en goustant son amour paternelle il soit mutuellement alléché à l’aimer.

1.5.4

Et yci se découvre une ingratitude trop vileine, d’autant que les hommes ayans en eux comme une boutique excellente de tant de beaux ouvrages de Dieu, et une autre richement plene et garnie d’une quantité inestimable de tous biens, au lieu de se mettre en avant à louer Dieu s’enflent de tant plus grand orgueil et présomption. Ils sentent comme Dieu besongne merveilleusement en eux, et l’expérience leur monstre quelle variété de dons ils possèdent de sa libéralité : ils sont contrains, veuillent-ils ou non, de cognoistre que ce sont autant de signes de sa divinité, lesquels toutesfois ils tiennent cachez dedans eux. Il ne seroit jà besoin qu’ils sortissent dehors moyennant qu’en s’attribuant ce qui leur est donné du ciel ils n’enfouissent en terre ce qui leur reluit clairement pour leur faire veoir Dieu. Qui pis est, aujourd’huy la terre soustient plusieurs esprits monstrueux, et comme faits en despit de nature, lesquels sans honte destournent toute la semence de divinité qui est espandue en la nature des hommes, et la tirent à ensevelir le nom de Dieu. Je vous prie combien est détestable ceste forcenerie, que l’homme retrouvant en son corps et en son âme Dieu cent fois, sous couverture de l’excellence qui luy est donnée prene occasion de nier Dieu ? Telles gens ne diront pas que ce soit de cas fortuit qu’ils soyent distinguez des bestes brutes : mais en prétendant un voile de nature, laquelle ils font ouvrière et maistresse de toutes choses, ils mettent Dieu à l’escart. Ils voyent un artifice tant exquis que rien plus en tous les membres, depuis leurs yeux et leur face jusques au bout des ongles ; encores en cest endroit ils substituent nature au lieu de Dieu. Sur tout, des mouvemens si agiles qu’on voit en l’âme, des facilitez si nobles, des vertus si singulières déclarent ouvertement une divinité, laquelle ne souffre pas aiséement d’estremise sous le pied, sinon que les Epicuriens prinssent occasion de s’eslever comme des géans ou hommes sauvages, pour faire tant et plus hardiment la guerre à Dieu, comme s’ils estoyent exemptez de toute subjection. Comment doncques ? faudra-il que pour gouverner un ver de cinq pieds, la sagesse du ciel desploye ses thrésors : et tout le monde sera privé d’un tel privilège ? De dire selon Aristote, comme ils font, que l’âme est douée d’organes ou instrumens qui respondent à chacune partie : tant s’en faut que cela doyve obscurcir la gloire de Dieu, que plustost il l’esclarcit. Que les Epicuriens me respondent, veu qu’ils imaginent que tout se fait selon que les petites fanfreluches, qui volent en l’air semblables à menue poussière, se rencontrent à l’aventure, s’il y a une telle rencontre pour cuyre en l’estomac la viande et le bruvage, et les digérer partie en sang, partie en superfluitez : et mesme qui donne telle industrie à chacun membre pour faire son office, comme s’il y avoit trois ou quatre cens âmes pour gouverner un seul corps.

1.5.5

Mais je laisse pour ceste heure ces pourceaux en leurs estableries : je m’addresse à ces esprits volages, lesquels volontiers tireroyent par façon oblique ce dicton d’Aristote, tant pour abolir l’immortalité des âmes, que pour ravir à Dieu son droict. Car sous ombre que les vertus de l’âme sont instrumentales pour s’appliquer d’un accord avec les parties extérieures, ces rustres l’attachent au corps comme si elle ne pouvoit subsister sans iceluy : et en magnifiant nature tant qu’il leur est possible ils tâchent d’amourtir le nom de Dieu. Or il s’en faut beaucoup que les vertus de l’âme soyent encloses en ce qui est pour servir au corps. Je vous prie quelle correspondance y a-il des sens corporels avec ceste appréhension si haute et si noble, de sçavoir mesurer le ciel, mettre les estoilles en conte et en nombre, déterminer de la grandeur de chacune, cognoistre quelle distance il y a de l’une à l’autre, combien chacune est hastive ou tardive à faire son cours, de combien de degrez elles déclinent çà ou là ? Je confesse que l’astrologie est utile à ceste vie caduque, et que quelque fruit et usage de ceste étude de l’âme en revient au corps : seulement je veux monstrer que l’âme a ses vertus à part, qui ne sont point liées à telle mesure qu’on les puisse appeler organiques ou instrumentales au regard du corps, comme on acouple deux bœufs ou deux chevaux à traîner une charrue. J’ay produit un exemple duquel il sera aisé aux lecteurs de recueillir le reste. Certes une telle agilité, et si diverse que nous voyons en l’âme à circuir le ciel et la terre, conjoindre les choses passées avec celles qui sont à-venir, avoir tousjours mémoire de ce qu’elle aura ouy de long temps, mesmes se figurer ce que bon luy semble, est une certaine marque de divinité en l’homme. Autant en est-il de la dextérité de sçavoir inventer choses incroyables : comme de faict on la peut appeler Mère de merveilles, en ce qu’elle a produit tous arts. Qui plus est, qui est-ce qu’en dormant non-seulement elle se tourne et vire çà et là, mais aussi conçoit beaucoup de choses bonnes et utiles, entre en raison probable de beaucoup de choses, voire jusques à deviner ce qui est à advenir ? Qu’est-il licite de dire, sinon que les signes d’immortalité que Dieu a imprimez en l’homme ne se peuvent effacer ? Maintenant nulle raison pourra-elle souffrir que l’homme soit divin, pour mescognoistre son créateur ? Que sera-ce à dire, que nous qui ne sommes que fange et ordure, estans douez du jugement qui nous est engravé discernions entre le bien et le mal, et qu’il n’y ait nul juge assis au ciel ? Nous demeurera-il quelque résidu d’intelligence, mesmes en dormant, et il n’y aura nul Dieu qui veille pour gouverner le monde ? Serons-nous louez et prisez comme inventeurs de tant de choses précieuses et désirables, et le Dieu qui nous a le tout inspiré sera fraudé de sa louange ? Car on voit à l’œil que ce que nous avons nous est distribué d’ailleurs, à l’un plus, à l’autre moins. Quant à ce qu’aucuns babillent, qu’il y a une inspiration secrète tenant le monde en sa vigueur, et ne passent point plus outre pour magnifier Dieu, ce n’est pas seulement une fantasie froide et sans goust. mais du tout profane. Le dire d’un Poëte payen leur plaist, asçavoir qu’il y a un esprit qui nourrit et fomente le ciel et la terre, les champs, le globe de la lune et toutes les estoilles[e] : et que cest esprit estant espandu en toutes parties pousse de son mouvement la masse, et se mesle par tout le grand corps : et que de là vient la vie des hommes, des bestes, des oiseaux et poissons, et qu’en toutes choses y a une propriété de feu et origine céleste. Voire, mais c’est pour revenir à un poinct diabolique, asçavoir que le monde, qui a esté créé pour spectacle de la gloire de Dieu, soit luy-mesme son créateur. Car voylà comment s’expose ailleurs Virgile, duquel j’ay récité les mots, voire suyvant l’opinion receue communément entre les Grecs et Latins : c’est que les abeilles ont quelque portion d’esprit divin, et ont puisé du ciel quelque vertu[f] : d’autant que Dieu s’espand par tous traits de terre et de mer comme par le ciel. De là les bestes tant privées que sauvages, les hommes et toutes choses tirent quelques petites portions de vie. puis elles les rendent, et se résolvent à leur principe : et ainsi, qu’il n’y a nulle mort, mais que le tout vole au ciel avec les estoilles. Voylà que proufite pour engendrer et nourrir une droicte piété en nos cœurs, ceste spéculation maigre et fade de l’Esprit universel qui entretient le monde en son estat. Ce qui appert encore mieux par un autre vilein Poëte nommé Lucrèce, lequel abbaye comme un chien pour anéantir toute religion : déduisant comme par raisons philosophiques ses blasphèmes de ce principe. Brief le tout revient là, de forger quelque divinité ombrageuse, afin de chasser bien loin le vray Dieu, qui doit estre adoré et servi de nous. Je confesse bien sainement que Dieu est nature, moyennant qu’on le dise en révérence et d’un cœur pur : mais pource que c’est une locution dure et impropre, veu que plustost nature est un ordre establi de Dieu, c’est une chose mauvaise et pernicieuse en choses si grandes, et où on doit procéder en toute sobriété, d’envelopper la majesté de Dieu avec le cours inférieur de ses œuvres.

[e] Virgile, au livre VI de son Enéide.
[f] Au livre IV de ses Géorgiques.

1.5.6

Qu’il nous souviene doncques, toutes fois et quantes que chacun considère son estat, qu’il y a un seul Dieu qui gouverne tellement toutes natures, qu’il veut que nous regardions à luy, que nostre foy s’y addresse, que nous le servions et invoquions, veu qu’il n’y a rien plus confus ne desraisonnable, que de jouir des grâces si précieuses qui monstrent en nous quelque divinité, et mespriser l’autheur duquel nous les tenons. Quant à la vertu de Dieu, combien a-elle de tesmoignages qui nous devroyent ravir à la considérer ? Car ce n’est point chose cachée ou obscure, quelle vertu est requise à soustenir ceste machine et masse infinie du ciel et de la terre : quel empire c’est, en disant le mot, de faire trembler le ciel et esclatter de tonnerres, brusler ce que bon luy semble de foudres, allumer l’air d’esclairs, le troubler de diverses sortes de tempestes, le rendre clair et paisible en une minute, de tenir comme pendus en l’air les grans flots de la mer, veoir toute la mer mesme qui menace toute la terre d’abysmer, quand il luy plaist l’esmouvoir d’impétuosité de vents pour confondre tout : et puis soudain ayant abatu tels troubles, la rendre calme. A quoy se rapportent les louanges de la puissance de Dieu, tirées des enseignemens de nature : sur tout aux livres de Job et d’Isaïe, lesquelles je ne déduy pas à présent, pource qu’elles trouveront ci-après lieu plus opportun, quand je traitteray de la création du monde, selon l’Escriture. Seulement j’ay’voulu yci toucher, qu’il y a une voye commune aux payens et aux domestiques de l’Eglise pour chercher Dieu : asçavoir s’ils suyvent les traces lesquelles haut et bas nous sont comme pourtraicts de son image. Or sa puissance nous doit conduire à cognoistre son éternité : veu qu’il faut que celuy duquel toutes choses prenent origine soit éternel, et n’ait commencement que de soy. Au reste, si on s’enquiert de la cause qui l’a esmeu à créer toutes choses du commencement, et qui l’induit à conserver toute chose en son estat, on ne trouvera que sa seule bonté : laquelle seule, quand tout le reste que nous avons dit ne viendroit point en conte, devroit bien suffire pour nous attirer en son amour, veu qu’il n’y a nulle créature, comme dit le Prophète, sur laquelle sa miséricorde ne s’espande Ps. 145.9.

1.5.7

En la seconde espèce des œuvres de Dieu, a sçavoir de tout ce que nous voyons advenir outre le cours ordinaire de nature, il nous produit des argumens de sa vertu aussi clairs et évidens que ceux desquels nous avons parlé. Car en gouvernant le genre humain il ordonne et modère tellement sa providence, qu’en se monstrant libéral tant et plus par les biens infinis qu’il eslargit à tous, toutesfois il ne laisse pas de faire sentir en ses jugemens, tant sa clémence envers les bons que sa sévérité envers les iniques et réprouvez. Car les vengences qu’il exécute sur les forfaits ne sont point obscures, comme il se monstre assez clairement protecteur des bonnes causes et droictes, en faisant prospérer les bons par ses bénédictions, secourant à leurs nécessitez, donnant allégement à leurs fascheries et tristesses, les relevant de leurs calamitez, et pourvoyant en tout et partout à leur salut. Quant à ce que souvent il permet que les meschans s’esgayent pour un temps et se gaudissent de ce qu’ils n’endurent nul mal : à l’opposite que les bons et innocens sont affligez, mesmes foulez et opprimez par l’audace et cruauté des malins, cela ne doit point obscurcir envers nous la reigle perpétuelle de sa justice : plustost ceste raison nous doit venir au devant, qu’entant qu’il nous monstre une punition manifeste sur quelques forfaits, c’est signe qu’il les hait tous : entant qu’il en laisse beaucoup d’impunis, c’est signe qu’il y aura un jugement dernier auquel ils sont réservez. Pareillement quelle matière nous donne-il de considérer sa miséricorde, quand il ne laisse point de continuer sa libéralité si longtemps envers les pécheurs, quelques misérables qu’ils soyent, jusques à ce qu’ayant rompu leur perversité par sa douceur il les rameine à soy comme un père ses enfans, voire par-dessus toute bonté paternelle ?

1.5.8

C’est à ceste fin que le Prophète raconte comment Dieu subvient soudain et d’une façon admirable et contre tout espoir à ceux qui sont désespérez pour les retirer de perdition Ps. 107.9 : soit quand ils vaguent escartez par les forests et désers, il les préserve des bestes sauvages et les rameine au chemin, soit qu’il face rencontrer pasture aux povres affamez, soit qu’il délivre les captifs qui estoyent enserrez de chaînes en fosses profondes, soit qu’il rameine au port et à sauveté ceux qui ont esté comme engloutis en la mer, soit qu’il guairisse ceux qui estoyent à demi trespassez, soit qu’il brusle les régions de chaleurs et seicheresses, soit qu’il donne humidité secrète pour rendre fertile ce qui estoit sec, soit qu’il eslève en dignité les plus mesprisez du populaire, soit qu’il abate et renverse les hautains. Puis ayant proposé tels exemples, conclud que les cas fortuits (que nous appelons) sont autant de tesmoignages de la providence céleste, et surtout d’une douceur paternelle de Dieu : et que de là les fidèles ont occasion de s’esjouir, et que la bouche est fermée à tous pervers ; mais d’autant que la plus part des hommes estant plongée en ses erreurs ne voit goutte en un si beau théâtre, le Prophète en la fin s’escrie que c’est une prudence bien rare et singulière, de considérer comme il appartient telles œuvres de Dieu, veu que ceux qui semblent estre les plus aigus et habiles, en les regardant n’y proufitent rien. Et de faict, quoy que la gloire de Dieu reluise tant et plus, à grand’peine s’en trouve-il de cent l’un qui en soit vray spectateur. Nous pouvons aussi bien dire de sa puissance et sagesse, qu’elles ne sont non plus cachées en ténèbres : car toutes fois et quantes que la fierté des pervers (laquelle selon l’opinion des hommes estoit invincible) est rabatue en un moment, et leur arrogance domtée : quand toutes leurs forteresses sont démolies et rasées, leurs armes et munitions brisées ou anéanties, leurs forces cassées, tout ce qu’ils machinent renversé, brief, quand ils se précipitent de leur propre furie et impétuosité, et que leur audace qui s’eslevoit sur les cieux est abysmée au centre de la terre : à l’opposite toutesfois et quantes que les povres et comtemptibles sont eslevez de la poudre, les mesprisez sont retirez de la fange Ps. 113.7, les affligez et oppressez sont eslargis de leurs angoisses, ceux qui estoyent comme perdus sont remis au-dessus, les povres gens despourveus d’armes, et qui ne sont point aguerris, et qui sont en petit nombre, d’avantage foibles et de nulle entreprinse, sont néantmoins vainqueurs de leurs ennemis qui les vienent assaillir en grand équipage, en grand nombre et avec grand’force : je vous prie, ne devons-nous point là considérer une puissance autre qu’humaine, et qui sort du ciel pour estre cognue icy-bas ? De la sagesse de Dieu, elle se magnifie assez clairement en dispensant si bien et reiglément toutes choses, en confondant toutes les subtilitez du monde, en surprenant les plus fins en leurs ruses 1Cor. 3.19, finalement en ordonnant toutes choses par la meilleure raison qu’il est possible de penser.

1.5.9

Nous voyons qu’il n’est jà besoin d’user de longues disputes, et amener beaucoup d’argumens pour monstrer quels tesmoignages Dieu a mis par tout pour esclarcir et maintenir sa majesté. Car de ce brief récit, par lequel j’en ay seulement donné quelque goust, il appert de quelque costé qu’on se tourne, qu’ils vienent promptement au-devant, et nous rencontrent, en sorte que nous les pouvons marquer de veue et monstrer au doigt. Derechef nous avons yci à noter que nous sommes conviez à une cognoissance de Dieu, non pas telle que plusieurs imaginent, asçavoir qui voltige seulement au cerveau en spéculant, mais laquelle ait une droicte fermeté et produise son fruit, voire quand elle est deuement comprinse de nous et enracinée au cœur. Car Dieu nous est manifesté par ses vertus, desquelles quand nous sentons la force et vigueur en nous, et jouyssons des biens qui en provienent, c’est bien raison que nous soyons touchez beaucoup plus au vif d’une telle appréhension, qu’en imaginant un Dieu eslongné de nous, et lequel ne se fist point sentir par effect. Dont aussi nous avons à recueillir que la droicte voye de chercher Dieu, et le meilleur ordre que nous puissions tenir est, non pas de nous fourrer avec une curiosité trop hardie à esplucher sa majesté, laquelle nous devons plustost adorer que sonder trop curieusement : mais de le contempler en ses œuvres, par lesquelles il se rend prochain et familier à nous, et par manière de dire se communique. A quoy sainct Paul a regardé, en disant qu’il n’est jà mestier de le chercher loing, veu que par sa vertu toute notoire il habite en chacun de nous Actes 17.27. Parquoy David ayant confessé que la grandeur de Dieu ne se peut raconter, estant venu à en parler dit qu’il la racontera Ps. 145.4-5. C’est l’enqueste qu’il convenoit faire pour cognoistre Dieu, laquelle tiene nos esprits en admiration, de telle sorte qu’elle les touche vivement au dedans. Et comme S. Augustin advertist quelque part, Pource que nous ne le pouvons comprendre, défaillans sous sa grandeur, nous avons à regarder à ses œuvres pour estre récréez de sa bonté[g].

[g] Sur le Psaume 145.

1.5.10

Il y a aussi que telle cognoissance non-seulement nous doit inciter au service de Dieu, mais aussi esveiller et eslever à l’espérance de la vie advenir. Car puis que nous cognoissons que les enseignemens que Dieu nous donne tant de sa bonté que de sa rigueur, ne sont qu’à demy et en partie, nous avons à noter pour certain que par ce moyen il commence et s’appreste à besongner plus à plein : et ainsi qu’il réserve la plene manifestation en l’autre vie. D’autre part, voyant que les bons sont outragez et opprimez par les meschans, ils sont foulez par leurs injures, grevez de calomnies, deschirez de mocqueries et opprobres : et ce pendant que les iniques florissent, prospèrent, sont en crédit et à leur aise avec repos et sans fascherie, nous avons incontinent à conclure qu’il y viendra une autre vie en laquelle quand l’iniquité aura sa punition, la justice aura son salaire. D’avantage quand nous voyons à l’œil que les fidèles sont le plus souvent chastiez des verges de Dieu, il est plus certain que les meschans n’eschapperont point ses fléaux ne son glaive. Et à ce propos il y a un dire notable de sainct Augustin, Si maintenant tout péché estoit manifestement puny, on penseroit que rien ne seroit réservé au dernier jugement[h]. Derechef si Dieu ne punissoit maintenant nul péché d’une façon exemplaire, on ne croiroit pas qu’il y eust nulle providence. Il faut doncques confesser qu’en chacune œuvre de Dieu, et sur tout en la masse universelle, ses vertus sont peintes comme en des tableaux, par lesquelles tout le genre humain est convié et alléché à la cognoissance de ce grand ouvrier, et d’icelle à une plene et vraye félicité. Or combien que les vertus de Dieu sont ainsi pourtraictes au vif et reluisent en tout le monde, toutesfois lors nous comprenons à quoy elles tendent, quel en est l’usage, et à quelle fin il nous les faut rapporter, quand nous descendons en nous et considérons en quelle sorte Dieu desploye en nous sa vie, sagesse et vertu, et exerce envers nous sa justice, bonté et clémence. Car combien que David non sans cause se complaigne d’autant qu’ils n’appliquent point leur esprit à observer les conseils profonds de Dieu, quant à gouverner le genre humain Ps. 92.6 : toutesfois aussi ce qu’il dit ailleurs est vray, que la sagesse de Dieu en cest endroit surmonte les cheveux de nostre teste Ps. 40.12 : mais pource que cest argument sera traitté cy-après plus au long, je le coule pour ceste heure.

[h] Au 1er livre de la Cité de Dieu, ch. VIII.

1.5.11

Or combien que Dieu nous représente avec si grande clarté au miroir de ses œuvres, tant sa majesté que son royaume immortel : toutesfois nous sommes si lourds, que nous demeurons hébétez, pour ne point faire nostre proufit de ces tesmoignages si clairs, tellement qu’ils s’esvanouissent sans fruit. Car quant est de l’édifice du monde tant beau, excellent, et si bien compassé, qui est celuy de nous qui en eslevant les yeux au ciel, ou les pourmenant par toutes les régions de la terre adresse son cœur pour se souvenir du créateur, et non plustost s’amuse à ce qu’il voit, laissant l’autheur derrière ? Touchant des choses qui advienent tous les jours outre l’ordre et le cours naturel, la pluspart et quasi tous imaginent que c’est la roue de Fortune qui tourne et agite les hommes çà et là. Brief que plustost tout va à l’adventure, qu’il n’est gouverné par la providence de Dieu. Mesmes si quelque fois par la conduite de ces choses et addresse, nous sommes attrainez à considérer que c’est de Dieu, ce qui advient à tous de nécessité, en la fin après avoir conceu à la volée quelque sentiment de Dieu, incontinent nous retournons à nos resveries, et nous en laissons transporter, corrompans par nostre vanité propre la vérité de Dieu. Nous différons l’un d’avec l’autre en cest article, que chacun s’amasse quelque erreur particulier : mais en cecy nous sommes trop pareils, que nous sommes tous apostats en nous révoltant d’un seul Dieu, pour nous jetter après nos idolâtries monstrueuses : duquel vice non-seulement les hauts et excellens esprits du commun peuple sont entachez, mais les plus nobles et aigus y sont aussi bien enveloppez. Je vous prie, quelle sottise et combien lourde a monstré yci toute la secte des Philosophes ? car encores que nous en espargnions la pluspart qui ont badiné par trop, que dirons-nous de Platon, lequel ayant plus de sobriété et religion que les autres, s’esvanouit aussi bien en sa figure ronde, faisant sa première Idée d’icelle ? Et que pourroit-il advenir aux autres, veu que les maistres et conducteurs, lesquels devoyent monstrer au peuple, se sont abusez si lourdement ? Pareillement quand le régime des choses humaines aiguë si clairement de la providence de Dieu, qu’on ne la sçauroit nier : toutesfois les hommes n’y proufitent non plus que si on disoit que la Fortune tourne sans fondement, et que les révolutions d’icelle sont confuses : tant est nostre nature encline à erreurs. Je parle tousjours des plus estimez en sçavoir et vertu, non pas de ces gens deshontez, dont la rage est desbordée tant et plus à profaner la vérité de Dieu. De là est sorty ce bourbier infini d’erreurs, duquel tout le monde a esté rempli et couvert : car l’esprit d’un chacun y est comme un labyrinthe, tellement qu’il ne se faut esbahir si les nations ont esté distraites en diverses resveries : et non-seulement cela, mais si un chacun homme a eu ses dieux propres. Car d’autant que la témérité et audace est adjoustée avec l’ignorance et les ténèbres, à grand’peine s’en est jamais trouvé un seul qui ne se forgeast quelque, idole ou fantosme au lieu de Dieu. Certes comme les eaux bouillonnent d’une grosse source et ample, aussi une troupe infinie de dieux est sortie du cerveau des hommes, selon que chacun s’esgare en trop grande licence, à penser folement de Dieu cecy ou cela. Il n’est jà besoin de faire icy un rolle ou dénombrement des superstitions esquelles le monde a esté enveloppé, veu qu’aussi il n’y auroit nulle fin. Et combien que je n’en sonne mot, il appert assez par tant d’abus et tromperies quel horrible aveuglement il y a en l’esprit des hommes. Je laisse à parler du populaire qui est rude et sans sçavoir : mais combien est vileine la diversité entre les Philosophes, qui ont voulu outrepasser les cieux par leur raison et science ? Selon que chacun a esté doué de haut esprit, et avec cela par son estude a esté mieux poly, s’est aussi acquis réputation de bien colorer et farder sa fantasie. Mais si on les espluche de près on trouvera que le tout n’est que fard qui s’escoule. Les Stoïques ont pensé avoir trouvé la fève au gasteau (comme on dit) en alléguant que de toutes les parties de nature on peut tirer divers noms de Dieu, sans toutesfois deschirer ou diviser son essence, comme si nous n’estions pas desjà par trop enclins à vanité, sinon qu’on nous meist devant les yeux une compagnie de dieux bigarrée, pour nous transporter tant plus loin en erreur, et avec plus grande impétuosité. La théologie des Egyptiens, qu’ils ont nommée secrète, monstre que tous ont mis peine et soin pour tant faire qu’il semblast qu’ils n’estoyent point insensez sans quelque raison. Et possible qu’en ce qu’ils prétendent, les simples et mal avisez y seroyent abusez de prime face : tant y a que nul homme n’a jamais rien controuvé, qui ne fust pour corrompre vilainement et pervertir la religion : mesmes ceste variété si confuse a augmenté l’audace aux Epicuriens et Athées profanes contempteurs de la religion, pour rejetter tout sentiment de Dieu. Car en voyant les plus sages et prudens se débatre et estre bandez en opinions contraires, ils n’ont point fait difficulté sous ombre de leurs discords, ou bien de l’opinion frivole et absurde de chacun d’eux, d’inférer et conclure que les hommes cherchent sans propos et folement beaucoup de tourmens, en s’enquérant de Dieu, qui n’est point. Ils ont pensé que cela leur estoit licite, pource qu’il vaut mieux plat et court nier Dieu, que forger des dieux incertains, et puis après esmouvoir des contentions où il n’y ait nulle issue. Vray est que telles gens arguent trop brutalement ou plustost abusent de l’ignorance des hommes, comme d’une brouée pour cacher leur impiété, veu que ce n’est point à nous de rien déroguer à Dieu, quoy que nous en parlions impertinemment. Mais puis que les payens ont confessé qu’il n’y a rien en quoy tant les savans que les idiots soyent plus discordans, de là on peut recueillir, que l’entendement humain est plus qu’hébété et aveugle aux secrets de Dieu, veu que tous s’y abusent si lourdement, et l’encontrent si mal. Aucuns louent la response d’un Poëte payen nommé Symonides, lequel estant interrogué par le roy Hiéron, que c’estoit de Dieu, demanda terme d’un jour pour y penser. Le lendemain estant derechef enquis redoubla le terme : et quand il eut ainsi quelque fois prolongé, en la fin il respondit que d’autant plus qu’il y appliquoit son sens, il trouvoit la chose plus obscure. Or prenons le cas qu’un povre incrédule ait prudemment faict, de suspendre sa sentence d’une chose à luy incognue, tant y a que de là il appert que si les hommes ne sont enseignez que par nature, ils n’auront rien de certain, de ferme ou liquide : mais seulement qu’ils seront tenus attachez à ce principe confus, d’adorer quelque Dieu incognu.

1.5.12

Or il est à noter, que tous ceux qui abastardissent la religion (comme il adviendra à tous ceux qui suyvent leur fantasie) se séparent du vray Dieu, et s’en révoltent. Ils protesteront bien de n’avoir point ce vouloir : mais il n’est pas question de juger selon ce qu’ils proposent, ou qu’ils se persuadent, veu que le sainct Esprit prononce que tous sont apostats, d’autant qu’en leur obscureté et ténèbres ils supposent des diables au lieu de Dieu. Pour ceste raison saint Paul dit, que les Ephésiens ont esté sans Dieu, jusques à ce qu’ils eussent appris par l’Evangile quel Dieu il faloit adorer Eph. 2.12. Ce qui ne se doit point restreindre à un seul peuple, veu qu’en l’autre lieu il afferme, que tous hommes mortels se sont esvanouis en leurs pensées, combien que la majesté du créateur leur fust manifestée en l’édifice du monde Rom. 1.21. Pourtant l’Escriture, afin de donner lieu au vray Dieu et unique, insiste fort à condamner tout ce qui a esté renommé de divinité entre les payens : et ne laisse de résidu sinon le Dieu qui estoit adoré en la montagne de Sion, pource que là il y avoit doctrine spéciale pour tenir les hommes en pureté Habac. 2.18, 20. Certes du temps de nostre Seigneur Jésus-Christ, il n’y avoit nation en terre, excepté les Juifs, qui approchas plus de la droicte piété que les Samaritains : nous oyons toutesfois qu’ils sont rédarguez par la bouche de Jésus-Christ, de ne sçavoir ce qu’ils adorent Jean 4.22 : dont il s’ensuit qu’ils ont esté déceus en erreur. Brief combien que tous n’ayent point esté plongez en des vices si lourds et énormes, et qu’ils ne soyent point tombez en des idolâtries manifestes, il n’y a eu toutesfois nulle religion pure ou approuvée, estans seulement fondez sur le sens commun des hommes. Car combien qu’un petit nombre de gens n’ait point esté si forcené que le vulgaire, si est-ce que le dire de sainct Paul demeure vray, que la sagesse de Dieu ne se comprend point par les plus excellens du monde 1Cor. 2.8. Or si les plus subtils et aigus ont ainsi erré en ténèbres, que dira-on du commun peuple, qui est comme la lie ou la fange ? Il ne se faut donc esmerveiller si le sainct Esprit a rejette tout service de Dieu controuvé à la poste des hommes comme bastars et corrompus, veu que toute opinion que les hommes conçoivent de leurs sens quant aux mystères de Dieu, combien qu’elle n’apporte point tousjours un si grand amas d’erreurs, ne laisse pas pourtant d’en estre mère. Et quand il n’y auroit plus grand mal que cestuy-cy, desjà ce n’est point un vice à pardonner, d’adorer à l’aventure un dieu incognu. Or tous ceux qui ne sont point enseignez par l’Escriture saincte à quel Dieu il faut servir, sont condamnez de telle témérité par Jésus-Christ Jean 4.22. Et de faict les plus sages gouverneurs qui ont basty les loix et polices, n’ont point passé plus outre que d’avoir quelque religion fondée sur le consentement du peuple : qui plus est, Xénophon philosophe bien estimé, loue et prise la response d’Apollo, par laquelle il commanda que chacun servist à Dieu à la guise et façon de ses pères, et selon l’usage et coustume de sa ville. Or d’où viendra ceste authorité aux hommes mortels, de définir selon leur advis d’une chose qui surmonte tout le monde ? Ou bien qui est-ce qui se pourra reposer sur ce qui aura esté ordonné ou establi par les anciens, pour recevoir sans doute ne scrupule le Dieu qui luy aura esté baillé par les hommes ? Plustost chacun s’arrestera à son jugement que de s’assujetir à l’advis d’autruy. Or d’autant que c’est un lien trop foible et du tout fragile pour nous retenir en la religion, que de suivre la coustume d’un pays, ou l’ancienneté, il reste que Dieu parle luy-mesme du ciel pour testifier de soy.

1.5.13

Voylà comment tant de si belles lampes alumées au bastiment du monde nous esclairent en vain, pour nous faire voir la gloire de Dieu, veu qu’elles nous environnent tellement de leurs rayons, qu’elles ne nous peuvent conduire jusques au droict chemin. Vray est qu’elles font bien sortir quelques estincelles, mais le tout s’estouffe devant que venir en clarté de durée. Pourtant l’Apostre après avoir dit que le monde est comme une effigie ou spectacle des choses invisibles, adjouste tantost après que c’est par foy qu’on cognoist qu’il a esté aussi bien compassé et approprié par la parole de Dieu Héb. 11.3 : signifiant par ces mots, combien que la majesté invisible de Dieu soit manifestée par tels miroirs, que nous n’avons pas les yeux pour la contempler jusques à ce qu’ils soyent illuminez par la révélation secrète qui nous est donnée d’en haut. Sainct Paul aussi en disant que ce qui estoit expédient de cognoistre de Dieu, est manifesté en la création du monde Rom. 1.19, n’entend pas une espèce de manifestation qui se comprene par la subtilité des hommes, mais plustost il dit qu’elle ne va pas plus outre que de les rendre inexcusables. Et combien qu’en un passage il dise qu’il ne fale point chercher Dieu fort loin, veu qu’il habite en nous Actes 17.27 : toutesfois ailleurs il s’expose, monstrant dequoy sert un voisinage si prochain : Dieu, dit-il, a laissé les peuples cheminer par cy-devant en leurs voyes, et toutesfois ne s’est point laissé sans tesmoignage, leur donnant pluye du ciel et années fertiles, remplissant de nourriture et joye les cœurs des hommes Actes 14.17. Combien donc que Dieu ne soit pas destitué de tesmoins, conviant par ses bénéfices si doucement les hommes à sa cognoissance, si ne laissent-ils pas pour cela de suivre leurs voyes, c’est-à-dire erreurs mortels.

1.5.14

Or combien que la faculté nous défaille de nature pour estre amenez jusques à une pure et claire cognoissance de Dieu : toutesfois d’autant que le vice de ceste tardiveté est en nous, toute tergiversation nous est ostée : car nous ne pouvons pas tellement prétendre ignorance, que nostre propre conscience ne nous rédargue tant de paresse que d’ingratitude. Car ce n’est pas défense de mise ne de recepte, si l’homme estant doué de sens allègue qu’il n’a point d’aureille pour ouyr la vérité : veu que les créatures muettes ont voix haute et claire pour la raconter : s’il allègue de n’avoir peu voir de ses yeux ce que les créatures qui n’ont point de veue luy auront monstré, s’il s’excuse sur l’imbécillité de son esprit, quand les créatures qui n’ont sens ne raison luy sont maistresses pour l’enseigner. Parquoy en ce que nous sommes errans et vagabons, nous sommes desnuez de toute excuse, veu que toutes choses nous monstrent le droict chemin. Au reste, combien qu’il fale imputer au vice des hommes, ce qu’ils corrompent ainsi tost la semence que Dieu a plantée en leurs cœurs pour se faire cognoistre à eux par l’artifice admirable de nature, tellement que ceste semence ne produit jamais son fruit entier et meur : toutesfois ce que nous avons dit est tousjours vray : c’est que nous ne sommes pas suffisamment instruits par le simple tesmoignage et nud que les créatures rendent à la gloire de Dieu quelque magnifique qu’il soit. Car si tost qu’en contemplant le monde nous avons gousté bien maigrement et à la légère quelque divinité, nous laissons là le vray Dieu : et au lieu de luy dressons nos songes et fantosmes, et desrobons à la fontaine de sagesse, de justice, bonté et vertu, la louange qui luy est deue, pour la transporter çà et là. Quant à ses œuvres ordinaires, ou nous les obscurcissons, ou nous les renversons par nostre jugement pervers, en sorte qu’elles ne sont point prisées selon qu’elles méritoyent, et que l’autheur aussi est fraudé de sa louange.

 

Chapitre VI
Pour parvenir à Dieu le Créateur, il faut que l’Escriture nous soit guide et maistresse.


1.6.1

Combien doncques que la clarté qui se présente aux hommes haut et bas, au ciel et en terre suffise tant et plus pour oster toute défense à leur ingratitude : comme de faict Dieu a voulu ainsi proposer sa majesté à tous sans exception, pour condamner le genre humain, en le rendant inexcusable : toutesfois il est besoin qu’un autre remède et meilleur y entreviene pour nous faire bien et deuement parvenir à luy. Parquoy ce n’est point en vain qu’il a adjousté la clarté de sa Parole, pour se faire cognoistre à salut : combien que ce soit un privilège lequel il a fait de grâce à ceux qu’il a voulu recueillir à soy de plus près et plus familièrement. Car d’autant qu’il cognoist que les entendemens humains sont pourmenez et agitez ça et là de beaucoup de légèretez erronées et sans arrest, après avoir esleu les Juifs pour son troupeau péculier : il les a enclos comme en un parc, afin qu’ils ne s’escartassent à la façon des autres. Et aujourd’huy non sans cause il nous veut par un mesme remède tenir confinez en la pure cognoissance de sa majesté : car autrement ceux mesmes qui semblent estre les plus fermes s’escouleroyent bien tost. Car comme les vieilles gens ou larmeux, ou ayant comment que ce soit les yeux débiles, quand on leur présentera un beau livre et de caractères bien formez, combien qu’ils voyent l’escriture, toutesfois à grand’peine pourront-ils lire deux mots de suitte sans lunettes : mais les ayant prinses en seront aidez pour lire distinctement : ainsi l’Escriture recueillant en nos esprits la cognoissance de Dieu, qui autrement seroit confuse et esparse, abolit l’obscurité, pour nous monstrer clairement quel est le vray Dieu. Parquoy c’est un don singulier, quand Dieu pour instruire son Eglise n’use pas seulement de ces maistres muets dont nous avons parlé, asçavoir ses ouvrages qu’il nous produit, mais daigne bien aussi ouvrir sa bouche sacrée, non-seulement pour faire sçavoir et publier que nous devons adorer quelque Dieu, mais aussi qu’il est cestuy-là : et non-seulement enseigne ses esleus de regarder à Dieu, mais il s’offre quant et quant, afin qu’ils regardent à luy. Il a tenu dés le commencement cest ordre envers son Eglise, c’est qu’outre les enseignemens il a mis en avant sa Parole, pour servir d’une marque plus certaine, afin de le discerner d’avec tous dieux controuvez : et n’y a doute qu’Adam, Noé, Abraham et les autres Pères ne soyent parvenus à la cognoissance plus certaine et familière, qui les a aucunement séparez d’avec les incrédules. Je ne parle point encores de la foy, en laquelle ils ont esté illuminez pour l’espérance de la vie éternelle. Car pour passer de mort à vie, il n’a pas falu seulement qu’ils cognussent Dieu pour leur créateur, mais aussi pour rédempteur : comme aussi ils ont obtenu tous les deux par la parole. Car ceste espèce de cognoissance, par laquelle il leur a esté donné de sçavoir quel estoit le Dieu qui a créé le monde, et le gouverne, a précédé en premier degré : puis après celle qui est plus privée, et qui emporte pleine foy avec soy a esté adjoustée en second lieu. C’est celle seule qui vivifie les âmes, ou par laquelle Dieu est cognu non-seulement créateur du monde, ayant l’authorité et conduite de tout ce qui se faict : mais aussi rédempteur en la personne de nostre Seigneur Jésus-Christ. Mais pource que nous ne sommes point encores venus à la cheute de l’homme et à la corruption de nostre nature, je diffère à traitter du remède. Pourtant que les lecteurs se souvienent qu’en traittant comment Dieu est cognu par sa Parole, je n’entre point encores à l’alliance et aux promesses par lesquelles Dieu a voulu adopter les enfans d’Abraham, ny aussi de la doctrine par laquelle les fidèles ont esté proprement séparez des gens profanes, pource que ceste partie est fondée en Jésus-Christ : mais je préten seulement exposer comment par l’Escriture il convient discerner le vray Dieu créateur, d’avec toute la troupe des idoles que le monde s’est forgée, tellement qu’il y ait certaines marques : puis après l’ordre nous monstrera le Rédempteur. Or combien que j’amèneray plusieurs tesmoignages tant du nouveau Testament que de la Loy et des Prophètes, là où il se fait mention de nostre Seigneur Jésus-Christ, toutesfois le tout reviendra à ce but, que Dieu nous est déclaré en l’Escriture le maistre ouvrier du monde, et que c’est que nous avons à cognoistre de luy, pour ne point tracasser çà et là cherchant quelque Dieu incertain.

1.6.2

Or soit que Dieu ait esté manifesté aux hommes par visions ou oracles, qu’on appelle : c’est-à-dire tesmoignages célestes, soit qu’il ait ordonné des hommes ministres, lesquels enseignassent les successeurs de main en main : toutesfois il est certain qu’il a imprimé en leurs cœurs une telle certitude de doctrine, par laquelle ils fussent persuadez et entendissent que ce qui leur estoit révélé et presché, estoit procédé du vray Dieu : car il a tousjours ratifié sa Parole, afin qu’on y adjoustast foy par-dessus toute opinion humaine. Finalement, afin que d’un train continuel la vérité demeurast tousjours en vigueur d’aage en aage, et fust cognue en la terre, il a voulu que les révélations qu’il avoit commises en la main des Pères comme en dépost, fussent enregistrées : et à cest effect il a fait publier sa Loy, à laquelle il a puis après adjousté les Prophètes comme expositeurs. Car combien que la doctrine de la Loy contiene plusieurs usages, comme nous verrons en temps et lieu : et surtout que Moïse et les Prophètes ayent insisté à monstrer comment c’est que les hommes sont réconciliez avec Dieu (dont aussi vient que saint Paul nomme Jésus-Christ la fin de la Loy Rom. 10.4) toutesfois derechef j’adverty les lecteurs, qu’outre la doctrine de foy et de pénitence, laquelle nous propose Jésus-Christ pour médiateur, l’Escriture a ce regard de magnifier le vray Dieu et unique, qui a créé le monde et le gouverne par marques et enseignes notables, afin qu’il ne fust meslé parmy la troupe des faux dieux. Parquoy, combien que les hommes doivent dresser les yeux pour contempler les œuvres de Dieu, d’autant qu’ils en sont ordonnez spectateurs, et que le monde leur est dressé comme un théâtre à cest effect, toutesfois le principal est, pour mieux proufiter, d’avoir les aureilles dressées à la Parole pour s’y rendre attentifs. Ainsi il ne se faut esmerveiller, si estans nais en ténèbres ils s’endurcissent de plus en plus en leur stupidité, pource qu’il n’y en a guères qui se rendent dociles à la Parole de Dieu, pour se tenir entre les barres qui leur sont là mises : mais plustost s’esgayent avec toute licence en leur vanité. Voici donc un poinct résolu, que pour estre esclairez et addressez en la vraye religion, il nous faut commencer par la doctrine céleste, et que nul ne peut avoir seulement un petit goust de saine doctrine pour sçavoir que c’est de Dieu, jusques à ce qu’il ait esté à ceste eschole, pour estre enseigné par l’Escriture saincte : car de là procède le commencement de toute droicte intelligence, voire nous recevons révéremment tout ce que Dieu y a voulu testifier de soy. Car non-seulement la foy en sa perfection et toutes ses parties est engendrée d’obéissance, mais aussi tout ce que nous avons à cognoistre de Dieu. Et de faict, il a usé d’une providence singulière pour le proufit des hommes en tous aages, par le moyen que nous traittons.

1.6.3

Car si on regarde combien l’esprit humain est enclin et fragile pour tomber en oubliance de Dieu : combien aussi il est facile à décliner en toutes espèces d’erreurs, de quelle convoitise il est mené pour se forger des religions estranges à chacune minute : de là on pourra veoir combien il a esté nécessaire que Dieu eust ses registres authentiques pour y coucher sa vérité, afin qu’elle ne périst point par oubly, ou ne s’esvanouist par erreur, ou ne fust corrompue par l’audace des hommes. Puis donc que c’est chose notoire, quand Dieu a voulu instruire les hommes avec proufit, qu’il a usé du moyen et aide de sa Parole, d’autant qu’il voyoit qu’il y avoit peu d’efficace et vertu en son image qui est engravée par tout : si nous désirons de le contempler purement, il nous convient tenir ce mesme chemin. Il faut, dy-je, venir à sa Parole, et nous y ranger : là où Dieu nous est droictement monstré et peint au vif en ses œuvres : car alors elles sont estimées selon qu’il appartient, asçavoir par la vérité immuable qui en est la reigle, et non pas selon la perversité de nostre jugement. Si nous déclinons de là, comme j’ay desjà dit, quoy que nous courions hastivement, toutesfois pource que nostre course sera esgarée hors du chemin, jamais nous ne viendrons où nous prétendons : car il nous faut penser que la clarté de la gloire de Dieu (que saint Paul nomme inaccessible 1Tim. 6.16) nous sera comme un labyrinthe pour nous entortiller de tous costez, si nous n’avons nostre adresse en la Parole : tellement qu’il nous vaut mieux clocher en ce chemin, que de courir bien viste à l’esgarée. Parquoy David enseignant que les superstitions seront raclées du monde, afin que la pure religion y florisse, souvent introduit Dieu régnant : n’entendant pas seulement par ce mot de Régner[i], l’empire qu’il a et qu’il exerce à gouverner le cours de nature, mais la doctrine qui est pour establir sa principauté spéciale, à ce qu’on s’assujetisse à luy. Car les erreurs ne se peuvent jamais arracher du cœur des hommes jusques à ce qu’une vraye cognoissance de Dieu y soit plantée.

[i] Ps. 96, 97, 99 et autres semblables.

1.6.4

Dont vient que le mesme Prophète, après avoir fait mention que les cieux racontent la gloire de Dieu, et le firmament l’œuvre de ses mains Ps. 19.1, et que l’ordre continuel et réciproque des jours et des nuits preschent sa majesté, descend tantost après à la Parole disant, La loy de Dieu est sans macule, convertissant les âmes ? le tesmoignage du Seigneur est fidèle, donnant sagesse aux petis. Les justices de Dieu sont droictes, et esjouissent les cœurs : le commandement de Dieu est clair, illuminant les yeux. Car combien qu’il comprene d’autres usages de la Loy, toutesfois il signifie en général, pource que Dieu ne proufite de rien conviant tous peuples à soy par le regard du ciel et de la terre, qu’il a ordonné ceste eschole particulière pour ses enfants, et à cela aussi tend le Ps. 29, où le Prophète, après avoir parlé de la voix terrible de Dieu, laquelle est ouye aux tonnerres, aux vents, orages, tourbillons, gresles : voire faisant trembler la terre et crouler les montaignes, et brisant les cèdres, en la fin pour conclusion adjouste, qu’on luy chante louanges en son sanctuaire. Car par cela il entend que les incrédules sont sourds à toute voix de Dieu qui résonne en l’air, comme en l’autre Pseaume après avoir descrit combien les flots de la mer sont espovantables, il conclud ainsi : Seigneur tes tesmoignages sont approuvez : la beauté de ton temple est saincteté permanente Ps. 93.5. Le dire de nostre Seigneur est fondé sur une mesme raison, quand il reprochoit à la Samaritaine que ceste nation-là et tous autres peuples adoroyent ce qu’ils ne cognoissoyent pas, et qu’il n’y avoit que les Juifs qui servissent au vray Dieu Jean 4.22. Car d’autant que l’entendement humain, selon sa faiblesse, ne peut en façon que ce soit parvenir à Dieu, sinon estant eslevé et aidé par la sacrée parole d’iceluy, il ne se pouvoit faire que toutes créatures mortelles, excepté les Juifs, ne fussent esgarées en erreur et vanité, en cherchant Dieu sans ceste aide nécessaire.

 

Chapitre VII
Par quels tesmoignages il faut que l’Escriture nous soit approuvée, à ce que nous tenions son authorité certaine, asçavoir du sainct Esprit : et que c’a esté une impiété maudite, de dire qu’elle est fondée sur le jugement de l’Eglise.


1.7.1

Or devant que passer plus outre, il est besoin d’entrelascer yci quelque advertissement de l’authorité de l’Escriture, non-seulement pour préparer les cœurs à luy porter révérence, mais pour en oster tout scrupule et doute. Or quand on tient pour chose conclue, que la doctrine qu’on propose est parole de Dieu, il n’y a nul d’audace si désespéré, sinon qu’il fust du tout insensé, et mesmes qu’il eust oublié toute humanité, lequel ose la rejetter, comme si on n’y devoit point adjouster foy. Mais pource que Dieu ne parle point journellement du ciel, et qu’il n’y a que les seules Escritures, où il a voulu que sa vérité fust publiée pour estre cognue jusques en la fin, elles ne peuvent avoir pleine certitude envers les fidèles à autre tiltre, sinon quand ils tienent pour arresté et conclud, qu’elles sont venues du ciel, comme s’ils oyoient là Dieu parler de sa propre bouche. C’est bien un argument digne d’estre traitté plus au long, et poisé plus diligemment : mais les lecteurs excuseront, si j’ay plus d’esgard a suyvre le fil de ce que j’ay proposé de traitter, qu’à déduire cest argument spécial selon qu’il mérite. Il y a un erreur par trop commun, d’autant qu’il est pernicieux : c’est que l’Escriture saincte a autant d’authorité que l’Eglise par advis commun luy en ottroye. Comme si la vérité éternelle et inviolable de Dieu, estoit appuyée sur la fantasie des hommes. Car voicy la question qu’ils esmeuvent non sans grande mocquerie du S. Esprit : Qui est-ce qui nous rendra certains que ceste doctrine soit sortie de Dieu ? ou bien qui nous certifiera qu’elle est parvenue jusques à nostre aage saine et entière ? Qui est-ce qui nous persuadera qu’on reçoive un livre sans contredit en rejettant l’autre, si l’Eglise n’en donnoit reigle infallible ? Sur cela ils concluent que toute la révérence qu’on doit à l’Escriture, et le congé de discerner entre les livres Apocryphes, dépend de l’Eglise, ainsi ces vileins sacriléges ne taschans sinon à eslever une tyrannie desbordée sous ce beau tiltre d’Eglise, ne se soucient guères en quelle absurdité ils s’enveloppent, et ceux qui les veulent escouter, moyennant qu’ils puissent arracher ce poinct, que l’Eglise peut tout. Or si ainsi estoit, que sera-ce des povres consciences qui cherchent une fermeté de la vie éternelle, veu que toutes les promesses qui en sont données n’auront arrest ny appuy sinon sur le bon plaisir des hommes. Quand on leur dira qu’il suffit que l’Eglise en ait déterminé : se pourront-elles appaiser de telle response ? D’autrepart à quel brocard et risée des incrédules nostre foy sera-elle exposée, et combien pourra-elle estre tenue suspecte, si on croit qu’elle n’a authorité sinon comme empruntée sous la grâce des hommes ?

1.7.2

Or tels brouillons sont assez rembarrez par un seul mot de l’Apostre : c’est en ce qu’il dit que l’Eglise est soustenue des Prophètes et Apostres Ephés. 2.7. Si le fondement de l’Eglise est la doctrine que les Prophètes et Apostres nous ont laissée, il faut bien que ceste doctrine ait toute certitude devant que l’Eglise commence à venir en estre. Et n’est pas question yci de caviller, combien que l’Eglise prene sa source et origine de la Parole de Dieu, toutesfois qu’on sera tousjours en doute quelle doctrine sera receue comme Prophétique et Apostolique, jusques à ce que l’arrest de l’Eglise y soit entrevenu. Car si l’Eglise Chrestienne a esté de tout temps fondée sur la prédication des Apostres et les livres des Prophètes, il faut bien que l’approbation de telle doctrine ait précédé l’Eglise laquelle elle a dressée, comme le fondement va devant l’édifice. C’est doncques une resverie trop vaine, d’attribuer à l’Eglise puissance de juger l’Escriture, tellement qu’on se tiene à ce que les hommes auront ordonné, pour sçavoir que c’est de la parole de Dieu ou non. Parquoy l’Eglise en recevant l’Escriture saincte et la signant par son suffrage, ne la rend pas authentique, comme si auparavant elle, eust esté douteuse ou en différent : mais pource qu’elle la cognoist estre la pure vérité de son Dieu, elle la révère et honore comme elle y est tenue par le devoir de piété. Quant à ce que ces canailles demandent dont et comment nous serons persuadez que l’Escriture est procédée de Dieu, si nous n’avons refuge au décret de l’Eglise : c’est autant comme si aucun s’enquéroit dont nous apprendrons à discerner la clarté des ténèbres, le blanc du noir, le doux de l’amer. Car l’Escriture a de quoy se faire cognoistre, voire d’un sentiment aussi notoire, et infallible comme ont les choses blanches et noires de monstrer leur couleur, et les choses douces et amères de monstrer leur saveur.

1.7.3

Je say bien qu’on a accoustumé d’alléguer le dire de S. Augustin, Qu’il ne croiroit pas en l’Evangile, si l’authorité de l’Eglise ne l’y esmouvoit[a] : mais par le fil du texte il est aisé d’appercevoir combien telle application est sotte et perverse. Ce sainct docteur avoit à combatre contre les Manichéens, lesquels vouloyent que sans contredit on adjoustast foy à tous leurs songes : pource qu’ils protestoyent d’avoir la vérité, sans toutesfois en rien monstrer. Au reste, d’autant que pour eslever et establir leur maistre Manichée ils prétendoyent ce nom d’Evangile, sainct Augustin leur demande, si d’aventure ils avoyent affaire à un homme qui ne creust pas mesmes à l’Evangile, comment ils s’y porteroyent, et de quelle façon de persuader ils useroyent pour l’attirer en accord[b]. Puis il adjouste, Quant a moy je ne croiroye point à l’Evangile sans estre incité par l’authorité de l’Eglise : en quoy il signifie que du temps qu’il estoit encores payen et estrangé de la foy, il n’eust peu estre amené à ceste raison d’embrasser l’Evangile pour certaine vérité de Dieu, sinon qu’il eust esté vaincu par l’authorité de l’Eglise, que c’estoit une doctrine à laquelle on ne pouvoit faillir d’adjouster foy. Or ce n’est point de merveilles si quelqu’un n’ayant point encore cognu Jésus-Christ, a regard aux hommes pour s’y amuser. Sainct Augustin doncques n’afferme pas que la foy des enfans de Dieu soit fondée en l’authorité de l’Eglise, et n’entend pas que la certitude de l’Evangile en dépende : mais seulement il veut dire que les incrédules ne se pourront asseurer pour estre gaignez à Jésus-Christ, si le consentement de l’Eglise ne les y pousse : ce qu’il conferme un peu au paravant, parlant ainsi, Quand je auray loué ce que je croy, et me seray moqué de ce que vous croyez, Manichée : que penses-tu que nous devions juger ou faire, sinon de laisser ceux qui nous convient à cognoistre choses certaines, et puis commandent qu’on acquiesce à ce qui est incertain ? et plustost que nous suivions ceux qui nous exhortent à croire devant toutes choses ce que ne pouvons encores comprendre, afin qu’estans fortifiez par foy, nous entendions à la fin ce qu’aurons creu Col. 1.1 ? Et ce non point par le moyen des hommes : mais entant que Dieu confermera et illuminera nos âmes au dedans. Voylà les propres mots de sainct Augustin : dont il appert clairement, que jamais il ne pensa à vouloir assujetir nostre foy à l’appétit des hommes, la destournant du seul fondement qu’elle a en l’Escriture : mais seulement a voulu monstrer, que ceux qui ne sont encores illuminez de l’Esprit de Dieu, sont induits par la révérence de l’Eglise à quelque docilité, pour souffrir qu’on leur annonce Jésus-Christ par l’Evangile : et ainsi que l’authorité de l’Eglise est comme une entrée pour amener les ignorans ou les préparer à la foy de l’Evangile. Ce que nous confessons estre vray. Et de faict nous voyons que sainct Augustin requiert bien une autre fermeté en la foy, que celle qu’on prendroit de la détermination des hommes. Je ne nie pas au reste, qu’il n’objecte souvent l’authorité de l’Eglise aux Manichéens[c], voulant approuver la vérité de l’Escriture, laquelle iceux rejettoyent : à quoy tend le reproche qu’il fait à Fauste, un de leur secte, asçavoir qu’il ne s’assujetit point à la vérité Evangélique tant bien fondée et establie, tant renommée, et acertenée, et receue par continuelle succession depuis le temps des Apostres : mais il ne prétend nulle part en façon que ce soit, que la révérence que nous portons à l’Escriture dépende du vouloir ou jugement des hommes : seulement il allègue le jugement universel de l’Eglise, pour monstrer l’authorité qu’a toujours eu la parole de Dieu. Si quelqu’un en désire plus ample déclaration, qu’il lise le traité qu’il a fait De l’utilité de croire : où il trouvera qu’il ne nous commande pas d’estre crédules, ou aisez à recevoir ce qui nous est enseigné des hommes, sinon pour nous donner quelque entrée à venir plus loin, et nous enquérir plus à plein : comme lui-mesme en parle. Au reste, il ne veut pas qu’on se tiene à l’opinion qu’on aura conceue : mais qu’on soit appuyé sur une certaine et ferme cognoissance de la vérité.

[a] Le passage est au livre Contra Epistolam fundamentalem, cap. V.
[b] Contra Epist. fund., cap. IV.
[c] Au livre XXXXII.

1.7.4

Nous avons à retenir ce que j’ay dit naguères, que jamais nous n’aurons ferme foy à la doctrine, jusques à ce qu’il nous soit persuadé sans doute que Dieu en est l’autheur. Parquoy la souveraine preuve de l’Escriture se tire communément de la personne de Dieu qui parle en icelle. Les Prophètes et Apostres ne se vantent point de leur subtilité et haut savoir, et tout ce qui aquiert crédit aux hommes, et ne insistent point aux raisons naturelles : mais pour assujetir tous les hommes et les rendre dociles, ils mettent en avant le nom sacré de Dieu. Il reste maintenant de veoir comment on discernera, non point d’opinion apparente, mais à la vérité, que le nom de Dieu n’est point prétendu à la volée ny en fallace. Or si nous voulons bien pourvoir aux consciences, à ce qu’elles ne soyent point tracassées sans cesse de doutes et légèretez, qu’elles ne chancellent point et ne hésitent point à tous scrupules, il est requis que la persuasion que nous avons dite soit prinse plus haut que de raisons humaines, ou jugemens, ou conjectures : asçavoir du tesmoignage secret du sainct Esprit. Il est bien vray que quand je voudroye débatre ceste cause par raisons et argumens, je pourroye produire en avant plusieurs choses pour approuver que s’il y a un Dieu au ciel, c’est de luy que la Loy et les Prophéties sont sorties. Mesmes quand tous les plus savans et les plus habiles du monde se lèveroyent à l’encontre, et appliqueroyent tous leurs sens pour se faire valoir à l’opposite, toutesfois sinon qu’ils fussent endurcis à une impudence désespérée, on leur arrachera ceste confession, qu’on voit par signes manifestes que c’est Dieu qui parle par l’Escriture : et par conséquent que la doctrine qui y est contenue, est céleste. Et tantost après nous verrons que les livres de l’Escriture saincte surmontent de beaucoup en excellence tous autres escrits : mesmes si nous y apportons des yeux purs et nets, et des sens entiers, incontinent la majesté de Dieu viendra au-devant, laquelle domtera toute audace de contredire, nous contraignant d’obéir à soy. Néantmoins ceux qui veulent et s’efforcent de maintenir la foy de l’Escriture par disputes, pervertissent l’ordre. Il est vray qu’il y aura tousjours assez de quoy rembarrer les ennemis : et de moy, combien que je ne soye pas doué de grâce ou faconde si exquise qu’on pourroit demander, toutesfois si j’avoye à desmesler ceste querele avec les plus fins contempteurs de Dieu qu’on pourroit trouver, et qui appètent d’estre veus bons cavillateurs, et fort plaisanteurs en renversant l’Escriture, j’espère qu’il ne me seroit pas difficile de rabatre tout leur caquet : et si c’estoit un labeur utile de réfuter toutes les faussetez et malices, je n’auroye pas grand’peine à monstrer que toutes leurs vanteries qu’ils ameinent en cachete ne sont que fumées. Mais encores que nous ayons maintenu la sacrée Parole de Dieu contre toutes détractions et murmures des meschans, ce n’est pas à dire que par cela nous imprimions au cœur une telle certitude de foy comme la piété requiert : pource que les gens profanes pensent que la religion consiste en opinion seulement, afin de ne rien croire follement et à la légère, ils veulent et demandent qu’on leur prouve par raison que Moyse et les Prophètes ont esté inspirez de Dieu à parler. A quoy je respon que le tesmoignage du sainct Esprit est plus excellent que toute raison : car combien que Dieu seul soit tesmoin suffisant de soy en sa Parole, toutesfois ceste parole n’obtiendra point foy aux cœurs des hommes si elle n’y est scellée par le tesmoignage intérieur de l’Esprit. Parquoy il est nécessaire que le mesme Esprit qui a parlé par la bouche des Prophètes, entre en nos cœurs, et les touche au vif pour les persuader que les Prophètes ont fidèlement mis en avant ce qui leur estoit commandé d’enhaut. Et ceste liaison est fort bien exprimée par Isaïe, quant il dit, Mon esprit qui est en toy, et mes paroles que j’ay mises en ta bouche et en la bouche de ta semence, ne défaudront à jamais Esaïe 51.16. Il y a de bonnes gens, lesquels voyans les incrédules et ennemis de Dieu gergonner contre la Parole, sont faschez qu’ils n’ont bonne preuve en main sur-le-champ pour leur clorre la bouche : mais ils errent en ne considérant point expressément que l’Esprit est nommé seau et arre pour confermer nostre foy, d’autant que nos esprits ne font que flotter en doutes et scrupules, jusqu’à ce qu’ils soyent illuminez.

1.7.5

Ainsi que ce poinct nous soit résolu, qu’il n’y a que celuy que le sainct Esprit aura enseigné, qui se repose en l’Escriture en droicte fermeté : et combien qu’elle porte avec soy sa créance pour estre receue sans contredit, et n’estre submise à preuves ou argumens : toutesfois que c’est par le tesmoignage de l’Escriture qu’elle obtient la certitude qu’elle mérite. Car jà soit qu’en sa propre majesté elle ait assez dequoy estre révérée : néantmoins elle commence lors à nous vrayement toucher, quand elle est scellée en nos cœurs par le sainct Esprit. Estans donc illuminez par la vertu d’iceluy, desjà nous ne croyons pas ou à nostre jugement, ou à celuy des autres, que l’Escriture est de Dieu : mais par-dessus tout jugement humain nous arrestons indubitablement qu’elle nous a esté donnée de la propre bouche de Dieu, par le ministère des hommes : comme si nous contemplions à l’œil l’essence de Dieu en icelle. Nous ne cherchons point ou argumens ou véri-similitudes, ausquelles nostre jugement repose : mais nous luy submettons notre jugement et intelligence, comme à une chose eslevée par-dessus la nécessité d’estre jugée. Non pas comme aucuns ont accoustumé de recevoir légèrement une chose incognue, laquelle après avoir esté cognue, leur desplaist : mais pource que nous sommes très-certains d’avoir en icelle la vérité inexpugnable. Non pas aussi comme les hommes ignorans ont accoustumé de rendre leurs esprits captifs aux superstitions : mais pource que nous sentons là une expresse vertu de la Divinité monstrer sa vigueur, par laquelle nous sommes attirez et enflambez à obéir sciemment et volontairement, néantmoins avec plus grande efficace, que de volonté ou science humaine. Parquoy c’est à bon droict que Dieu prononce par Isaïe, que les Prophètes avec tout le peuple luy sont tesmoins suffisans Esaïe 43.10 : pource qu’ils sçavoyent que la doctrine qui leur avoit esté annoncée estoit de luy, et qu’en cela il n’y avoit doute ne réplique. C’est donc une telle persuasion, laquelle ne requiert point de raisons : toutesfois une telle cognoissance, laquelle est appuyée sur une très-bonne raison, c’est asçavoir, d’autant que notre esprit y a plus certain et asseuré repos qu’en aucunes raisons : finalement, c’est un tel sentiment qu’il ne se peut engendrer, que de révélation céleste. Je ne dy autre chose, que ce qu’un chacun fidèle expérimente en soy, sinon que les paroles sont beaucoup inférieures à la dignité de l’argument, et ne sont suffisantes pour le bien expliquer. Je me déporte de déduire ceste matière plus au long, pource que l’occasion s’offrira d’en parler ailleurs derechef. Pour le présent contentons-nous de sçavoir qu’il n’y a vraye foy, que celle que le sainct Esprit scelle en nos cœurs : mesmes tout homme docile et modeste se contentera de cecy. Isaïe promet à tous les enfans de l’Eglise, quand elle aura esté renouvelée, qu’ils seront disciples de Dieu Esaïe 54.13 : c’est un privilège singulier, lequel Dieu a mis à part pour discerner ses esleus d’avec le genre humain. Car quel est le commencement de vray sçavoir, sinon une promptitude et franc courage de recevoir la Parole de Dieu ? Or luy requiert d’estre ouy par la bouche de Moyse, selon qu’il est escrit, Qui est-ce qui montera au ciel, ou qui descendra aux abysmes ? La parole est en la bouche Deut. 30.12. Si Dieu a voulu réserver à ses enfans ce thrésor d’intelligence comme caché, il ne se faut esbahir ne trouver estrange de voir tant de stupidité ou bestise au commun peuple : j’appelle le commun peuple, les plus expers et avancez, jusques à ce qu’ils soyent incorporez en l’Eglise. Qui plus est, Isaïe ayant dit que la doctrine des Prophètes sera incroyable, non-seulement aux Payens, mais aussi aux Juifs qui vouloyent estre réputez domestiques de Dieu Esaïe 53.1, adjouste quant et quant la cause : c’est que le bras de Dieu ne sera point révélé à tous. Ainsi quand nous serons troublez, voyans qu’il y a si petit nombre de croyans, souvenons-nous à l’opposite que les mystères de Dieu ne sont compris que de ceux auquels il est donné.

 

Chapitre VIII
Qu’il y a des preuves certaines, entant que la raison humaine le porte, pour rendre l’Escriture indubitable.


1.8.1

Si nous n’avons ceste certitude plus haute et plus ferme que tout jugement humain, en vain l’authorité de l’Escriture sera approuvée par argumens, en vain elle sera establie par le consentement de l’Eglise, ou confermée par autres aides. Car si ce fondement n’est mis en premier lieu, elle demeure tousjours en suspens : comme au contraire, après qu’elle aura esté receue en obéissance selon qu’il appartient, et exemptée de toute doute, les raisons qui au paravant n’avoyent point grande force pour ficher et planter en nostre cœur la certitude d’icelle, seront lors très-bonnes aides. Car il ne se peut dire quelle confirmation luy donne ceste considération, quand nous réputons diligemment comment Dieu a en icelle bien disposé et ordonné la dispensation de sa sagesse : quand nous recognoissons combien la doctrine d’icelle se monstre par tout céleste, ne ayant rien de terrien : combien il y a une bonne convenance entre toutes les parties, et les autres choses qui sont propres pour donner authorité à quelques escrits. D’avantage nos cœurs sont encores plus fort confermez, quand nous considérons que c’est la majesté de la matière, plus que la grâce des paroles, qui nous ravit en admiration d’icelle. Et de faict, cela n’est pas advenu sans une grande providence de Dieu, que les hauts secrets du Royaume céleste, nous ayent esté pour la plus grand’part baillez sous paroles contemptibles, sans grande éloquence : de peur que s’ils eussent esté fondez et enrichiz d’éloquence, les iniques eussent calomnié ; que la seule faconde eust régné en cest endroit. Or maintenant puis que telle simplicité rude et quasi agreste nous esmeut en plus grande révérence que tout le beau langage des Rhétoriciens du monde, que pouvons-nous estimer, sinon que l’Escriture contient en soy telle vertu de vérité, qu’elle n’a aucun besoin d’artifice de paroles ? Pourtant ce n’est pas sans raison que l’Apostre prouve la foy des Corinthiens n’estre pas fondée sur sagesse humaine, mais en la vertu de Dieu 1Cor. 2.4 : d’autant que sa prédication entre eux n’avoit pas esté en paroles persuasives de sagesse humaine : mais avoit esté approuvée par démonstrances d’Esprit et de puissance. Car la vérité est exempte de toute doute, puis que sans autres aides elle est de soy-mesme suffisante pour se soustenir. Or combien ceste vertu est propre à l’Escriture, il apparoist en ce que de tous humains escrits il n’y en a nul, de quelque artifice qu’il soit poly et orné, qui ait telle vigueur à nous esmouvoir. Que nous lisions Démosthène ou Cicéron, Platon ou Aristote, ou quelques autres de leur bande : je confesse bien qu’ils attireront merveilleusement, et délecteront et esmouveront jusques à ravir mesme l’esprit : mais si de là nous nous transportons à la lecture des sainctes Escritures, vueillons ou non elles nous poindront si vivement, elles perceront tellement nostre cœur, elles se ficheront tellement au dedans des moelles, que toute la force qu’ont les Rhétoriciens ou Philosophes, au prix de l’efficace d’un tel sentiment ne sera que fumée. Dont il est aisé d’appercevoir que les sainctes Escritures ont quelque propriété divine à inspirer les hommes, veu que de si loing elles surmontent toutes les grâces de l’industrie humaine.

1.8.2

Je confesse bien qu’aucuns Prophètes ont une façon de parler élégante et de bonne grâce, mesme un style haut et bien orné : mais par tels exemples le sainct Esprit a voulu monstrer qu’il n’estoit point despourveu d’éloquence, quand ailleurs il luy plaisoit d’user d’un style grossier et rude. Au reste, soit qu’on lise David, Isaïe et leurs semblables, desquels le style est doux et coulant, soit qu’on lise Amos, qui estoit bouvier, Jérémie ou Zacharie, desquels le langage est plus aspre ou rustique, par tout la majesté de l’Esprit se monstre évidemment. Je n’ignore pas que Satan, selon qu’il se fait tousjours singe de Dieu, et se contrefait pour s’insinuer sous ombre de l’Escriture, pour tromper le cœur des simples a suivy un semblable train entant qu’en luy estoit : c’est de publier ses erreurs, dont il abruvoit les povres aveugles, sous un langage dur et lourd et quasi barbare : usant mesmes de formes de parler quasi enrouillées de vieillesse, afin de couvrir tant mieux ses tromperies sous telles masques. Mais ceux qui ont jugement rassis voyent assez combien telle affectation est vaine et frivole. Quant à la saincte Escriture, quoy que les gens profanes et desbordez s’efforcent d’y trouver à mordre, toutesfois c’est chose patente qu’elle est remplie de sentences qui jamais ne fussent tombées en l’esprit humain. Qu’on lise chacun Prophète, il ne s’en trouvera pas un qui n’ait surmonté de grande distance la mesure des hommes, tellement qu’il faut bien dire que tous ceux qui ne trouvent point sçavoir en leur doctrine, sont par trop desgoustez et du tout stupides.

1.8.3

Il y en a d’autres qui ont traitté amplement ceste matière : parquoy il me suffira d’en toucher pour le présent autant qu’il sera requis pour le sommaire principal de ce qu’il en faut sçavoir. Outre ce que j’ay desjà touché, l’ancienneté de l’Escriture n’est pas de petite importance pour nous y faire adjouster foy. Car quelques fables que racontent les escrivains Grecs, de la théologie des Egyptiens, on ne trouvera tesmoignage de nulle religion, qui ne soit de long temps après Moyse. D’avantage, Moyse ne forge pas un Dieu nouveau, mais seulement propose au peuple d’Israël ce que desjà par longue succession d’aages ils avoyent entendu de leurs ancestres. Car à quoy prétend-il, sinon de les amèner à l’alliance faite avec Abraham ? Et de faict s’il eust rien mis en avant incognu et non ouy, il n’y avoit nul accez. Mais il faloit que le propos de leur délivrance fust tout commun et notoire entre eux, afin que le message qu’il leur en apportoit les esmeust incontinent et leur donnast courage : mesme il est bien à présumer qu’ils estoyent advertiz du terme de quatre cens ans. Maintenant considérons si Moyse, qui a précédé de si long temps tous autres escrivains, prend toutesfois de si loin l’origine et source de sa doctrine, quelle prééminence d’ancienneté a l’Escriture saincte par-dessus tous escrits qu’on peut amener.

1.8.4

Sinon que nous fussions si sots que d’adjouster foy aux Egyptiens, quand ils estendent leur ancienneté jusques à six mille ans devant que le monde fust créé. Mais veu que tout ce qu’ils en babillent a toujours esté mocqué et rejette par les payens mesmes, il ne nous faut jà travailler à les rédarguer. Josèphe contre Appius, amasse plusieurs tesmoignages mémorables des plus anciens escrivains, dont il appert que tous peuples ont esté d’accord en cela, que la doctrine de la Loy avoit esté renommée de tous siècles, combien qu’elle ne fust pas leue ne deument cognue. Au reste, afin que les gens scrupuleux et chagrins n’eussent occasion de mal souspeçonner, que les malins aussi les plus hardis ne prinssent licence de caviller, Dieu est venu au-devant de ces dangers par très-bons remèdes. Moyse raconte que trois cens ans au pavant, Jacob avoit bény ses successeurs estant inspiré de Dieu à cela, comment est-ce qu’il annoblit ou avance son parentage ? mais plustost en la personne de Lévi il le dégrade avec infamie perpétuelle. Siméon et Lévi, dit-il, instrumens d’iniquité : que mon âme n’entre point en leur conseil, ma langue ne s’adjoigne point à leur secret Gen. 49.5-6. Il pouvoit bien mettre sous le pied un tel opprobre, non-seulement pour espargner son père, mais aussi pour ne se point machurer et diffamer avec toute sa maison de la mesme ignominie. Je vous prie, comment nous peut-il estre suspect, veu qu’en publiant que l’autheur et la première souche de la famille de laquelle il estoit descendu avoit esté prononcé détestable par le sainct Esprit ? Il n’a nul esgard à son proufit particulier, et mesme ne refuse pas de s’exposer à la haine de tous ses parens, ausquels sans doute cela venoit mal à gré. Pareillement en récitant le murmure auquel Aaron son propre frère et Marie sa sœur s’estoyent monstrez rebelles contre Dieu Nombres 12.1, dirons-nous qu’il ait esté poussé d’affection charnelle, et non plustost qu’il a obéy au commandement du sainct Esprit ? D’avantage, puis qu’il avoit toute authorité et crédit, pourquoy au moins ne laisse-il la dignité sacerdotale à ses enfans, mais les rejette bien loin en basse condition ? J’ay allégué ce peu d’exemples, combien qu’il y en ait grande quantité : tant y a que nous rencontrerons par toute la Loy des argumens tant et plus pour nous y faire adjouster foy, et nous monstrer que Moyse sans contredit est comme un Ange de Dieu venant du ciel.

1.8.5

Outreplus tant de miracles et si notables qu’il récite, sont autant d’approbations de la Loy publiée par luy : car ce qu’il a esté ravy en une nuée sur la montagne : ce qu’il est là demeuré quarante, jours sans converser avec les hommes Exode 24.18 : ce qu’en publiant la Loy il avoit sa face tellement luisante que les rais en sortoyent comme du soleil : ce que les esclairs, tonnerres et tempestes voloyent en l’air : que la trompette sonnoit sans bouche d’homme : que l’entrée du tabernacle estoit cachée par fois de la veue du peuple par la nuée Ex. 34.29 ; 19.16 ; 40.34 : que l’authorité dudit Moyse fut si excellemment maintenue par ceste horrible vengence qui tomba sur Coré, Dathan et Abiron avec toute leur séquele : que le rocher estant frappé de sa verge jetta une rivière : que Dieu à la requeste d’iceluy fit pleuvoir la manne du ciel Nomb. 16.24 ; 20.10 ; 11.9 : Dieu par cela ne le recommandoit-il pas comme un Prophète indubitable envoyé de sa part ? Si quelqu’un objecte, que je pren les choses pour certaines ausquelles on pourroit contredire : ceste cavillation est facile à soudre, veu que Moyse publioit telles histoires en l’assemblée : je vous prie, comment eust-il menti envers ceux qui avoyent tout veu de leurs propres yeux ? C’est bien à propos, qu’il se fust présenté au peuple pour le rédarguer d’infidélité, rébellion, ingratitude et autres crimes, et cependant qu’il se fust vanté que sa doctrine avoit esté ratifiée en leur présence par les miracles que jamais il n’eussent veu. Et de faict ce poinct doit estre bien noté, toutesfois et quantes qu’il traitte des miracles, tant s’en faut qu’il cherche faveur, que plustost il conjoint non sans amertume les péchez du peuple, qui le pouvoyent picquer à y contredire, s’il y eust eu la moindre occasion du monde : dont il appert qu’il n’ont esté induits à y acquiescer, sinon d’autant qu’ils estoyent convaincus par expérience. Au reste, pource que la chose estoit si notoire que les payens mesmes, je di les anciens escrivains, n’ont pas osé nier que Moyse n’eust fait des miracles : le diable père de mensonge leur a suggéré une calomnie, quand ils ont dit que c’estoit par art magique : mais quelle conjecture ont-ils de le charger d’avoir esté magicien, veu qu’il a tant détesté ceste superstition, jusques à commander qu’on lapidast tous ceux qu’on trouveroit s’en estre meslez ? Et de faict nul trompeur ou enchanteur ne fait ses illusions, qu’il ne tasche pour acquérir bruit d’estonner et estourdir les sens du peuple Ex. 7.12 ; Lévit. 20.6. Qu’est-ce que Moyse a fait en protestant haut et clair que luy et son frère Aaron ne sont rien, mais que simplement ils exécutent ce que Dieu leur a ordonné Ex. 16.1 ? Il se purge assez de toute mauvaise note. Et si on considère les choses telles qu’elles sont, quel enchantement auroit fait descendre chacun jour la manne du ciel, qui suffist à nourrir le peuple : et si quelqu’un en avoit pris outre mesure, en ce qu’elle pourrissoit, il fust appris par cela que Dieu punissoit son incrédulité ? Il y a plus, c’est que Dieu a permis que son serviteur ait esté examiné de si bonnes et vives espreuves, que maintenant les mesdisans ne proufitent de rien en détractant ou gergonnant contre luy. Car combien de fois le peuple s’est-il orgueilleusement et sans honte eslevé pour le ruiner ? quelles conspirations ont esté dressées par aucuns ? A-ce esté par illusions qu’il a eschappé leur fureur ? Brief l’événement monstre que par tels moyens sa doctrine a esté ratifiée à jamais.

1.8.6

Pareillement ce qu’en la personne du patriarche Jacob il assigne à la lignée de Juda principauté sur tout le corps Gen.49.10 : qui est-ce qui niera que cela n’ait esté fait par esprit prophétique ? Mesmes si nous réputons bien la chose, et la mettons devant nos yeux comme elle est advenue : posons le cas que Moyse eust esté le premier autheur de ceste sentence, toutesfois depuis qu’il l’a mise par escrit, quatre cens ans se passent devant qu’il soit mention de sceptre royal en la lignée de Juda. Quand Saül est esleu et receu, il semble bien que le royaume soit estably en la lignée de Benjamin 1Sam. 11.15. Quand David est oinct par Samuel 1Sam. 16.13, quel moyen y a-il d’arracher la couronne à Saül ny aux siens ? Qui eust espéré qu’il deust sortir Roy de la maison d’un bouvier ? Qui plus est, y ayant sept frères, qui eust cuidé que le plus mesprisé de tous deust parvenir à ceste dignité ? Et comment de faict y parvient-il ? Qui est-ce qui dira que son onction ait esté conduite par art, industrie ou prudence humaine, et non pas plustost que c’a esté l’effect de ce que Dieu avoit révélé du ciel ? Aussi ce que ledit Moyse a prédit touchant les payens, qu’ils seroyent quelquefois receus de Dieu, et faits participans de l’alliance de salut, veu que c’a esté deux mille ans devant qu’il apparust, qui est-ce qui niera qu’il a ainsi parlé par inspiration céleste ? Je laisse les autres prophéties, lesquelles sont si divines qu’il appert assez à toutes gens de sens rassis que c’est Dieu qui parle. Brief son seul Cantique est un clair miroir, auquel Dieu apparoist évidemment tant et plus.

1.8.7

Tout ceci se voit encores plus clairement aux autres Prophètes. J’en choisiray seulement quelque peu d’exemples, pource qu’il y auroit trop affaire de les recueillir tous. Comme ainsi soit que du temps d’Isaïe le royaume de Juda fust paisible, et mesme estant allié avec les Chaldéens, pensant bien y avoir support, Isaïe prononçoit alors que la ville seroit en la fin ruinée, et le peuple transporté en captivité. Encores qu’on ne se contentast point d’un tel advertissement, pour juger qu’il estoit poussé de Dieu à prédire les choses qu’on tenoit alors incroyables, et que puis après on cognut estre vrayes : si ne peut-on dire que ce qu’il adjouste de la délivrance ne soit procédé de l’Esprit de Dieu. Il nomme Cyrus, par lequel les Chaldéens devoyent estre vaincus, et le peuple d’Israël remis en liberté Esaïe 45.1. Entre la naissance de Cyrus et le temps que le Prophète a ainsi parlé, on trouvera plus de cent ans : car il nasquit cent ans ou environ après le trespas du Prophète ; nul ne pouvoit deviner alors qu’il y deust avoir quelque Cyrus lequel menast guerre à l’advenir contre les Babyloniens : et ayant abatu une monarchie si puissante, délivrast les enfans d’Israël, pour mettre fin à leur captivité. Ce récit ainsi nud, et sans aucun fard, ne monstre-il pas évidemment que les sentences qu’on ouyt de la bouche d’Isaïe sont oracles de Dieu, et non pas conjectures humaines ? Derechef quand Jérémie, un peu devant la captivité, assigna terme de soixante et dix ans jusques au jour de la rédemption : ne faloit-il pas que sa langue fust gouvernée de l’Esprit Jér. 25.11-12 ? Ne seroit-ce pas une impudence trop vileine, de mescognoistre que l’authorité des Prophètes a esté approuvée par tels tesmoignages ? mesmes que ce qu’ils allèguent, pour attribuer foy à leur dire a esté accomply : C’est que comme les choses précédentes estoyent advenues selon que Dieu en avoit parlé, qu’il continuoit d’annoncer les choses nouvelles devant qu’on y pensast Esaïe 42.9. Je laisse que Jérémie et Ezéchiel séparez en pays lointains, s’accordoyent en tout et partout, comme s’ils eussent recordé la leçon l’un à l’autre. Que diray-je de Daniel ? Ne traitte-il pas des choses qui se sont faites six cens ans après sa mort, comme s’il racontoit des histoires passées et toutes notoires ? Si les fidèles ont ces choses bien imprimées en leurs cœurs, ils seront assez munis pour repousser ces chiens mastins, qui abbayent contre la vérité tant certaine et infallible : car ces argumens sont par trop patens, pour en évader par cavillation.

1.8.8

Je say bien qu’ont accoustumé de gazouiller certains brouillons, pour se monstrer subtils à combatre contre la vérité de Dieu. Ils demandent qui c’est qui nous a rendus certains que Moyse et les Prophètes ayent escrit ce que nous lisons sous leurs noms : mesme ils n’ont point de honte de mettre en doute si jamais il y a eu quelque Moyse. Or si quelqu’un estrivoit, asçavoir s’il y a eu un Platon, ou un Aristote, ou un Cicéron, je vous prie, ne l’estimeroit-on pas digne d’estre souffleté, ou d’estre chastié de bonnes estrivières ? Car c’est se desborder par trop, de mettre en question ce que chacun voit à l’œil. La loy de Moyse a esté miraculeusement conservée, plustost par la providence de Dieu, que par le soin des hommes. Et combien que par la nonchalance des Prestres elle fust comme ensevelie pour quelque temps, depuis que le bon Roy Josias l’eust retrouvée, elle a esté leue de tous par successions continuelles. Et aussi Josias ne la mit pas en avant comme chose nouvelle, mais qui avoit esté commune tant et plus, et dont la mémoire estoit publique et récente. L’original s’en gardoit au Temple. Il y en avoit une copie entre les Chartres Royales. Seulement il estoit advenu, que les Sacrificateurs avoient délaissé pour un temps d’en faire publication solennelle, et le peuple n’avoit tenu conte d’en avoir la cognoissance. Qui plus est, jamais ne s’est passé aage, où l’autorité d’icelle n’ait esté confermée et renouvellée. Moyse n’estoit-il pas cognu de ceux qui lisoient David ? Mais pour dire en général ce qui est de tous les Prophètes, il est plus que certain que quand leurs escrits sont parvenus de pères à fils, ceux qui les avoyent ouy parler en ont rendu tesmoignage de vive voix : et que de main en main cela a esté si bien testifié, qu’il n’y avoit que douter.

1.8.9

Ce que ces canailles amènent du livre des Machabées, tant s’en faut qu’il délègue à la certitude de l’Escriture saincte, comme ils prétendent qu’il est très-suffisant à l’establir. Mais il sera expédient en premier lieu de leur oster la couleur dont ils abusent : et puis nous retournerons leur argument contre eux-mesmes. Il est récité audit livre, que ce grand tyran Antiochus commanda de faire brusler tous les livres de la Loy 1Mach. 1.59. Sur cela ces mocqueurs demandent, D’où sont sorties les copies qui nous en restent ? Or je leur demande au contraire, en quelle boutique ils eussent esté si tost forgez, sinon qu’ils fussent demeurez. Car il est tout notoire, qu’incontinent après que la persécution fut cessée, lesdits livres se trouvèrent entiers, et furent recognus par les fidèles qui en avoyent esté privément enseignez. Mesme combien que de ce temps-là tout le monde conspirast contre les Juifs pour extirper leur religion, et que chacun s’efforçast de les calomnier : toutesfois nul n’a jamais osé leur impropérer qu’ils eussent supposé de faux livres. Car tous les incrédules et blasphémateurs qui furent jamais, en mesdisant de la religion Judaïque, ont néantmoins confessé que Moyse en estoit l’autheur. Ainsi ces canailles monstrent bien une rage désespérée, en chargeant de fausseté les livres qui ont tesmoignage de leur ancienneté par toutes les histoires, voire par la bouche de leurs propres ennemis et détracteurs. Mais afin que je ne m’amuse trop longuement à réfuter des badinages tant sots et lourds : plustost recognoissons en cest endroit, quel soin Dieu a eu de garder sa Parole, quand par-dessus et outre l’opinion de tout le monde il l’a retirée saine et sauve de la cruauté de cest horrible tyran, comme d’un feu embrasé qui devoit tout consumer : qu’il a fortifié d’une telle constance les bons Sacrificateurs et autres fidèles, qu’ils n’ont point espargné leur propre vie pour garder ce thrésor à leurs successeurs, ce qu’ils ne pouvoyent faire qu’en danger de mort : qu’il a esblouy les yeux des brigans et satellites de Satan, tellement qu’avec toutes leurs inquisitions ils sont demeurez frustrez, ne pouvans abolir comme ils pensoyent ceste vérité immortelle. Qui ne recognoistra une œuvre miraculeuse de Dieu et digne de mémoire, que quand les adversaires cuidoyent avoir tout gaigné, soudain il a remis au-dessus les livres qu’ils avoyent si diligeimment cherchez pour tout brusler, voire avec plus grande majesté qu’ils n’avoient eue au paravant ? Car l’interprétation Grecque tantost après survint, qui a esté le moyen de les espandre par tout le monde. D’avantage, le miracle n’a pas seulement esté en ce que Dieu a maintenu l’instrument de son alliance contre les cruelles menaces d’Antiochus : mais aussi en ce que parmi tant de calamitez et désolations qui ont esté sur les Juifs, la Loy et les Prophètes ont esté réservez, combien qu’on pensoit bien qu’ils deussent cent fois périr. La langue Hébraïque n’estoit pas seulement sans renom, mais rejettée comme barbare. Et de faict, si Dieu n’eust pourvu à la vraye religion en la conservant, c’en estoit fait. Car il appert par les Prophètes qui ont enseigné depuis leur retour de la captivité de Babylone, combien les Juifs estoyent eslongnez en ce temps-là de leur langue pure et nayfve : ce qui est bien à notter, pource que de telle comparaison, l’ancienneté de la Loy et des Prophètes est plus évidente. Et par quelles gens Dieu nous a-il gardé sa doctrine contenue en la Loy et aux Prophètes, afin de nous manifester par icelle Jésus-Christ en temps opportun ? asçavoir par les plus grans ennemis de la Chrétienté : que S. Augustin à bon droict appelle libraires de l’Eglise, pource qu’ils nous ont fourni des livres, dont eux-mesmes ne se peuvent aider ne servir.

1.8.10

Si on vient au Nouveau Testament, encores y trouvera-on plus ferme approbation. Les trois évangélistes récitent leur histoire en style bas. Plusieurs arrogans desdaignent cette simplicité, pource qu’ils ne regardent point à la substance. Dont il seroit aisé de recueillir combien ils surmontent toute capacité humaine en traittant les mystères du ciel. Certes quiconque aura une goutte d’honnesteté, sera confus en lisant seulement le premier chapitre de sainct Luc. D’avantage, le sommaire des sermons de Jésus-Christ, selon qu’il est là briefvement récité, ne souffre point qu’une doctrine si haute soit mesprisée. Mais sur tous sainct Jehan, comme tonnant du ciel, doit bien assujetir tous esprits en obéissance de foy : ou bien s’ils demeurent revesches, il est suffisant plus que toutes les foudres du monde, pour abatre tant et plus leur obstination. Que ces contrerolleurs se monstrent un peu, et puisqu’ils se baignent à rejetter des cœurs humains toute révérence de l’Escriture, qu’ils se bandent hardiment pour maintenir leur querele : mais ayans leu l’évangile sainct Jehan, maugré qu’ils en ayent, ils trouveront là mille sentences, lesquelles pour le moins resveilleront leur brutalité : mesme qui imprimeront chacune un horrible cautère en leurs consciences, pour rabatre leurs risées. Autant en est-il de sainct Pierre et de sainct Paul : car combien que la pluspart du monde soit si eslourdie, que de ne point recevoir leur doctrine : si est-ce qu’elle a en soy une majesté céleste pour tenir en bride, voire attacher de près tous ceux qui font des restifs. Quand il n’y auroit que cecy, c’est bien pour magnifier leur doctrine pardessus le monde : asçavoir que Matthieu estant du tout adonné à son gain de changeur et péager, Pierre et Jehan n’estans accoustumez qu’à pescher en une nasselle, et tous les autres Apostres estans idiots et lourds, n’avoyent rien appris à l’eschole des hommes qu’ils peussent enseigner aux autres. Quant à sainct Paul, après avoir esté non-seulement ennemi déclaré, mais cruel et quasi enragé à espandre le sang, estant converty en nouvel homme, n’a-il pas monstré à veue d’œil, par un changement si soudain, et que jamais on n’eust espéré, qu’il avoit esté contraint par l’empire et vertu de Dieu, de maintenir la doctrine, laquelle il avoit combatue ? Que ces chiens-cy abbayent tant qu’ils voudront, que le sainct Esprit n’est point descendu sur les Apostres, qu’ils tienent une histoire si patente pour fable : toutesfois la chose crie haut et clair. Quand ceux qui estoyent mesprisez entre le commun populaire, comme les plus rudes et grossiers, commencent en une minute de temps d’exposer les profonds mystères de Dieu, d’une façon si magnifique, il faut bien qu’ils ayent eu le sainct Esprit pour maistre.

1.8.11

Il y a encores d’autres bonnes raisons, pour lesquelles le consentement de l’Eglise n’est pas sans importance. Car il ne faut pas estimer cela comme rien, que par tant d’aages qui ont esté depuis que l’Escriture a esté publiée, il y ait eu un perpétuel consentement en l’obéissance d’icelle. Et combien que le diable se soit efforcé par plusieurs manières de l’opprimer, ou renverser, voire mesmes de l’effacer du tout de la mémoire des hommes, néantmoins qu’elle est tousjours comme la palme demeurée inexpugnable et victorieuse. Car il n’y a eu guères de Philosophes ou Rhétoriciens d’excellent entendement, qui n’ayent appliqué leur subtilité à l’encontre d’icelle : néantmoins tous n’y ont rien proufité. Toute la puissance de la terre s’est armée pour la destruire, et tous ses efforts sont tournez en fumée. Comment eust-elle résisté, estant si durement assaillie de toutes pars, si elle n’eust esté défendue que de support humain ? Parquoy il est plustost à conclure, que l’Escriture saincte que nous tenons, est de Dieu : puis que maugré toute la sagesse et vertu des hommes elle est néantmoins venue en avant par sa vertu. Outreplus il n’y a pas eu seulement une cité ou nation qui ait conspiré à la recevoir : mais tant que s’estend au long et au large toute la terre, elle a obtenu son authorité par un conforme consentement de tous les peuples, qui autrement n’avoyent rien entre eux de commun. Or comme ainsi soit qu’une telle convenance de peuples tant divers, et qui autrement discordent en façon et manière de vivre, nous doivent esmouvoir (veu que c’est une chose apparente que la vertu de Dieu a besongné à les accorder) toutesfois encore aura ceste considération plus de poids, quand nous contemplerons la preudhommie et saincteté de ceux qui sont convenus à recevoir l’Escriture. Je ne dy pas de tous : mais de ceux que nostre Seigneur a constituez comme lampes en son Eglise, pour l’esclairer par la lumière de leur saincteté.

1.8.12

D’avantage en quelle certitude devons-nous recevoir ceste doctrine, laquelle nous voyons avoir esté scellée et testifiée par le sang de tant de saincts personnages ? Iceux n’ont fait nulle difficulté de mourir courageusement, et mesme joyeusement pour icelle, après l’avoir une fois receue. Et nous, comment ne la recevrons-nous d’une persuasion certaine et invincible, puisqu’elle nous a esté donnée avec une telle arre et confirmation ? Ce n’est point donc une petite approbation de l’Escriture, de ce qu’elle a esté signée par le sang de tant de tesmoins. Principalement quand nous recognoissons qu’ils n’ont pas souffert la mort pour le tesmoignage de leur foy par furie et phrénésie (comme font aucunesfois les esprits d’erreur transportez :) mais par un zèle de Dieu, autant sobre et tempéré, comme ferme et constant. Il y a plusieurs autres raisons, et icelles bien apparentes, par lesquelles la majesté et dignité de l’Escriture non-seulement peut estre acertenée aux cœurs des fidèles, mais aussi puissamment maintenue contre la malice des calomniateurs. Lesquelles raisons néantmoins ne sont point de soy suffisantes pour fonder droitement sa certitude, jusques à ce que le Père céleste, faisant là reluire sa divinité, l’exempte de toute doute et question, luy donnant ferme révérence. Pourtant lors finalement l’Escriture nous satisfera à une cognoissance de Dieu, qui nous apporte salut, quand la certitude d’icelle sera appuyée sur la persuasion intérieure du S. Esprit. Les tesmoignages humains, qui servent pour la confermer, lors ne seront point vains, quand ils suyvront ce tesmoignage principal et souverain, comme aides et moyens seconds pour subvenir à nostre imbécillité. Mais ceux qui veulent prouver par argumens aux incrédules, que l’Escriture est de Dieu, sont inconsidérez. Or cela ne se cognoist que par foy. Ainsi S. Augustin à bon droict dit, qu’il faut que la crainte de Dieu, et une mansuétude paisible du cœur aille devant, pour faire rien entendre aux hommes, quant aux mystères de Dieu[d].

[d] Au livre De Util. cred.

 

Chapitre IX
Comme aucuns esprits escervelez pervertissent tous les principes de religion en quittant l’Escriture pour voltiger après leurs fantasies, sous ombre de révélations du sainct Esprit.


1.9.1

Or ceux-là qui en délaissant l’Escriture, imaginent je ne say quelle voye pour parvenir à Dieu, ne sont point tant abusez d’erreur, qu’ils sont agitez de pure rage. De telle manière de gens sont venus en avant je ne say quels acariastres, lesquels prétendent orgueilleusement la doctrine de l’Esprit, mesprisant quant à eux toute lecture : et se mocquent de la simplicité de ceux qui suyvent encore la lettre morte et meurtrissante, comme ils l’appellent. Mais je voudroye bien sçavoir d’eux, qui est cest esprit par l’inspiration duquel ils sont si haut ravis, qu’ils osent contemner toute doctrine de l’Escriture, comme puérile et trop vile. Car s’ils respondent que c’est l’Esprit de Christ, leur asseurance est par trop ridicule. Car je pense qu’ils concéderont les Apostres et les fidèles de l’Eglise primitive avoir esté inspirez par l’Esprit de Christ. Or il est ainsi que nul d’eux n’a pourtant appris de contemner la Parole de Dieu, mais un chacun plustost en a esté induit à plus grande révérence, comme leurs escrits en rendent clairs tesmoignages. Et de faict, il avoit esté ainsi prédit par la bouche d’Isaïe. Car en prononçant que Dieu mettra son Esprit en l’Eglise, et mettra aussi sa Parole en la bouche d’icelle, afin que l’un et l’autre n’en départent jamais Esaïe 59.21 : il n’adresse pas cela au peuple ancien, pour l’attacher à la prédication des hommes, comme s’ils eussent esté petis enfans à l’A, b, c : mais plustost déclare que le plus grand bien et félicité que nous puissions souhaiter sous le règne de Christ, est d’estre aussi bien gouvernez par la Parole de Dieu que par son Esprit. Dont je conclu que ces trompeurs desmembrent par leur sacrilège détestable ces deux choses que le Prophète a conjointes d’un lien inviolable. Qui plus est, S. Paul ayant esté ravy jusques au troisième ciel, n’a point laissé pourtant de proufiter en la doctrine de la Loy et des Prophètes : comme aussi il exhorte Timothée, combien qu’il fust docteur excellent, d’y vaquer, et y employer son estude 1Tim. 4.13. Et puis ceste louange est bien notable et digne de mémoire, quand il dit que l’Escriture est utile à enseigner, advenir, rédarguer, pour rendre tous serviteurs de Dieu parfaits 2Tim. 3.16. N’est-ce pas une fureur trop diabolique, de dire que l’usage de l’Escriture est temporel et caduque, veu que tesmoin le S. Esprit elle conduit les enfans de Dieu jusqu’au dernier but de leur perfection ? D’avantage je désireroye qu’ils me respondissent à ce poinct : asçavoir s’ils ont receu un autre esprit que celuy que promettoit le Seigneur à ses disciples. Combien qu’ils soyent enragez tout outre : néantmoins je ne les pense point transportez de telle phrénésie, qu’ils s’osent vanter de cela. Or quel dénonçoit-il son esprit devoir estre, en le promettant ? asçavoir, qui ne parleroit point de soy-mesme : mais suggéreroit en l’entendement des Apostres ce que par sa Parole il leur avoit enseigné Jean 16.13. Ce n’est pas donc l’office du S. Esprit (tel qu’il nous est promis) de songer nouvelles révélations et incognues au paravant, ou forger nouvelle espèce de doctrine, pour nous retirer de la doctrine de l’Evangile après l’avoir une fois receue : mais plustost de sceller et confermer en nos cœurs la doctrine qui nous y est dispensée.

1.9.2

Dont nous entendons facilement, qu’il faut diligemment travailler tant à ouïr qu’à lire l’Escriture, si nous voulons recevoir quelque fruit et utilité de l’Esprit de Dieu. Comme aussi S. Pierre loue l’affection de ceux qui sont attentifs à la doctrine Prophétique, laquelle on eust jugé estre cassée comme de son degré, depuis que la clarté de l’Evangile estoit survenue 2Pierre 1.19. Au contraire, si quelque esprit, délaissant la sagesse contenue en la Parole de Dieu, nous apporte diverse doctrine, qu’il nous doit estre à bon droict suspect de vanité et mensonge. Car autrement que seroit-ce, comme ainsi soit que Satan se transfigure en Ange de lumière ? quelle authorité aura l’Esprit envers nous, s’il n’est discerné par une marque très-certaine ? Et de vray, il nous est assez clairement démonstré par la voix du Seigneur, n’estoit que ces misérables appètent volontairement de faillir à leur confusion, cherchans l’esprit d’eux-mesmes plustost que d’iceluy. Mais ils allèguent que ce seroit grande absurdité, que l’Esprit de Dieu, auquel toutes choses devroyent estre assujeties, fust sujet à l’Escriture. Voire, comme si c’estoit une ignominie au S. Esprit, d’estre par tout semblable et conforme à soy, estre perpétuellement constant, et ne varier nulle part. Certes si on le réduisoit à quelque reigle ou humaine, ou angélique, ou autre, on pourrait dire que lors il seroit abaissé, voire mesmes réduit en servitude : mais quand il est comparé à soy-mesme, et en soy considéré, qui pourra dire qu’en cela on lui face injure ? Mais il est, disent-ils, en ceste manière examiné. Je le confesse : mais d’un examen par lequel il a voulu que sa majesté fust establie envers nous. Il nous doit bien suffire quand il se descouvre à nous : mais afin que sous son ombre l’esprit de Satan n’ait entrée : il veut estre recognu de nous en son image, laquelle il a imprimée aux Escritures. Il est l’autheur d’icelles : il ne peut pas estre variable ne dissemblable à soy. Parquoy il faut qu’il demeure tousjours tel qu’il s’est là une fois déclaré. Cela ne luy tourne pas en opprobre, sinon que nous disions que ce luy fust honneur de dégénérer de soy-mesme, et comme se renoncer.

1.9.3

Touchant ce qu’ils nous taxent de trop nous arrester à la lettre qui occit : en cela ils monstrent comment ils n’eschappent point la punition de Dieu, d’avoir desprisé l’Escriture. Car il appert assez que sainct Paul combat en ce passage contre les séducteurs, qui exaltent la Loy nue sans Christ, destournans le peuple de la grâce du nouveau Testament : auquel le Seigneur promet qu’il engravera es entrailles des fidèles sa Loy, et l’escrira en leurs cœurs 2Cor. 3.6. La Loy de Dieu donc est lettre morte, et occit ses disciples quand elle est. séparée de la grâce de Christ, et sonne tant seulement aux aureilles sans toucher le cœur : mais si par l’Esprit de Dieu elle est vivement imprimée en la volonté, et si elle nous communique Jésus Christ : elle est la Parole de vie, convertissant les âmes, donnant sagesse aux petis. Et de faict au mesme passage l’Apostre appelle sa prédication Ministère de l’esprit 2Cor. 3.8 : asçavoir, signifiant que l’Esprit de Dieu est tellement conjoinct et lié à sa vérité, laquelle il a exprimée és Escritures, que lors finalement il déclare sa vertu quand la Parole est receue en telle révérence qu’il appartient. Ce qui ne répugne rien à ce qui a esté n’aguères dit : c’est que la Parole ne nous est guères certaine, sinon qu’elle soit approuvée par le tesmoignage de l’Esprit. Car le Seigneur a assemblé et accouplé comme d’un lien mutuel, la certitude de son Esprit et de sa Parole : afin que nostre entendement reçoive icelle Parole en obéissance, y voyant reluire l’Esprit, qui luy est comme une clarté pour luy faire là contempler la face de Dieu : afin aussi que sans crainte de tromperie ou erreur, nous recevions l’Esprit de Dieu, le recognoissant en son image, c’est-à-dire en sa Parole. Et certes il est ainsi. Car Dieu n’a pas voulu faire une monstre et parade de petite durée, en donnant sa Parole aux hommes, laquelle il voulust incontinent abolir par l’advénement de son Esprit. Mais plustost il a envoyé son Esprit, par la vertu duquel il avoit au paravant dispensé sa Parole, pour achever son ouvrage en icelle, la confermant avec efficace. En ceste manière Christ ouvroit l’entendement à ses deux disciples : non pas pour les rendre sages d’eux-mesmes, en rejettant l’Escriture : mais afin qu’ils en eussent intelligence Luc 24.27. Pareillement sainct Paul, en exhortant les Thessaloniciens de ne point esteindre l’Esprit 1Thess. 5.19, ne les transporte point en l’air à vaines spéculations hors de la Parole : mais conséquemment il adjouste, qu’ils ne doyvent point mespriser les Prophéties. En quoy pour certain il signifie que lors la lumière de l’Esprit est suffoquée, quand les Prophéties viennent en mespris. Que diront à cela ces orgueilleux fantastiques, qui ne réputent autre illumination estre vallable, sinon quand en délaissant et repoussant loin la Parole de Dieu, ils prenent témérairement tout ce qu’en ronflant leur vient à la fantasie ? Certes il doit bien y avoir une autre sobriété aux enfans de Dieu, lesquels, comme ils se voyent desnuez de toute lumière de vérité quand ils sont sans l’Esprit de Dieu : pour ceste cause ils n’ignorent pas que la parole est comme instrument, par lequel le Seigneur dispense aux fidèles l’illumination de son Esprit. Car ils ne cognoissent point d’autre Esprit, que celuy qui a habité aux Apostres, et a parlé par leur bouche, par lequel ils sont tousjours réduits et ramenez à donner audience à la Parole.

 

Chapitre X
Comment l’Escriture, pour corriger toute superstition, oppose exclusivement le vray Dieu à toutes les idoles des Payens.


1.10.1

Mais puis que nous avons enseigné que la cognoissance de Dieu, laquelle autrement est démonstrée au bastiment du monde et en toutes créatures assez amplement, néantmoins est plus familièrement déclarée par sa Parole, nous avons maintenant à considérer si Dieu se représente tel en son Escriture, comme nous l’avons par cy-devant veu estre figuré en ses œuvres : qui seroit certes une longue matière, si quelqu’un se vouloit arrester à la traitter diligemment. Mais moy, je seray content d’en avoir proposé seulement quelque sommaire, par lequel les consciences fidèles soyent admonnestées de ce qu’il faut principalement chercher de Dieu aux Escritures, et soyent dressées à un certain but, pour y parvenir. Je ne touche point encores à ceste alliance spéciale, par laquelle Dieu en adoptant la race d’Abraham, l’a distinguée d’avec toutes autres nations. Car en élisant pour domestiques, et retirant à soy comme ses propres enfans ceux qui luy avoient esté ennemis, il s’est desjà en cela déclaré leur rédempteur. Or nous sommes encores après à déduire la cognoissance simple qui respond à la création du monde, sans eslever les hommes jusques à Jésus-Christ, pour le faire cognoistre médiateur. Or combien qu’il sera tantost besoin d’alléguer quelques passages du nouveau Testament (comme de faict la vertu de Dieu, entant qu’il est créateur nous est là monstrée, et aussi sa providence à conserver l’ordre qu’il a estably) toutesfois j’advertiray les lecteurs de mon intention, afin qu’ils ne s’esgarent point outre leurs limites. Qu’il suffise donc pour le présent de sçavoir comment Dieu estant créateur du ciel et de la terre, gouverne ce chef-d’œuvre qu’il a fait. Or on trouvera par toute l’Escriture que sa bonté paternelle nous est preschée, et combien il est enclin et facile à nous bien faire. Il y a aussi de l’autre costé les exemples de sa rigueur, pour monstrer qu’il est juste juge pour punir tous maléfices, principalement quand sa patience ne proufite de rien envers les obstinez.

1.10.2

Vray est qu’en certains lieux ce qui luy est propre est exprimé, et par ce moyen sa face nous est représentée au vif pour la contempler évidemment. Car en la description que fait Moyse, il semble advis qu’il ait voulu briefvement comprendre tout ce qui est loisible aux hommes de cognoistre de luy. Il dit en ceste manière : Seigneur, Seigneur, Dieu miséricordieux et clément, patient et de grande bonté, et véritable, qui gardes miséricorde en mille générations, qui ostes l’iniquité et les péchez : envers lequel l’innocent ne sera point innocent : qui punis l’iniquité des pères sur les enfans et neveux Ex. 34.6. En quoy nous avons à considérer que son éternité et son essence résidente en luy-mesme, est annoncée par ce nom qui luy est attribué en premier lieu : lequel est deux fois répété en Hébrieu : qui vaut autant à dire comme, Celuy qui est seul. En après que ses vertus nous sont racontées, par lesquelles il nous est démonstré non pas quel il est en soy-mesme, mais tel qu’il est envers nous : tellement que ceste cognoissance consiste plus en vive expérience, qu’en vaine spéculation. D’avantage, nous voyons que les vertus nous sont icy mises en avant comme par dénombrement, telles que nous les avons notées reluire au ciel et en la terre : asçavoir clémence, bonté, miséricorde, justice, jugement et vérité. Car sa puissance est comprinse sous le mot Hébraïque qui luy est donné pour son troisième tiltre, qui vaut autant à dire comme, Contenant les vertus en soy. Les Prophètes aussi luy baillent mesmes tiltres, quand ils veulent illustrer à plein son sainct Nom. Afin que nous ne soyons point contraints d’accumuler beaucoup de passages, pour le présent un Pseaume nous suffira Ps. 145.1-21, auquel toute la somme de ses propriétez est si diligemment récitée, qu’il n’y a rien laissé derrière. Et néantmoins il n’y a rien de nommé que l’on ne puisse contempler aux créatures : tellement se donne Dieu à sentir tel par expérience qu’il se déclare par sa Parole. En Jérémie, où il est dénoncé qu’il veut estre cognu de nous, il ne met pas une description si pleine, néantmoins elle revient tout à un. Quiconque se glorifie, dit-il, qu’il se glorifie en cela : c’est de me cognoistre le Dieu qui fay miséricorde, justice et jugement en la terre Jér. 9.24. Certes ces trois choses nous sont principalement nécessaires à cognoistre : sa miséricorde, en laquelle consiste le salut de nous tous : son jugement, lequel journellement il exerce sur les iniques, et lequel il leur réserve plus rigoureux à confusion éternelle : sa justice, par laquelle ses fidèles sont bénignement entretenus. Ces choses comprinses, le Prophète tesmoigne que nous avons abondamment de quoy nous glorifier en Dieu. Néantmoins en ce faisant n’est pas omise ne sa puissance, ne sa vérité, ne sa saincteté, ne sa bonté. Car comment consisteroit l’intelligence de sa justice, miséricorde et jugement (comme elle est là requise) sinon qu’elle fust appuyée sur sa vérité immuable ? Et comment pourroit-on croire qu’il gouverne la terre en justice et jugement, sans avoir entendu sa vertu ? Dont est-ce que procède sa miséricorde, sinon de sa bonté ? Finalement si toutes ses voyes sont miséricorde, jugement et justice, en icelles pareillement reluit sa saincteté. Or la cognoissance de Dieu, laquelle nous est présentée en l’Escriture, ne tend à autre fin que celle qui nous est donnée par les créatures : asçavoir pour nous inciter premièrement à la crainte de Dieu : en après que nous ayons fiance en luy : afin que nous apprenions de le servir et honorer par innocence de vie, et obéissance non feinte, et du tout nous reposer en sa bonté.

1.10.3

Mais ici il est question que mon intention est de recueillir un sommaire de la doctrine générale, que premièrement les lecteurs ont à noter que l’Escriture pour nous addresser à un seul vray Dieu, expressément rejette et exclud tous les dieux des Payens, d’autant que la religion a esté quasi abastardie en tout et par tout. Vray est qu’on renommoit assez un Dieu souverain : mesme ceux qui adoroyent une formilière de dieux, quand c’est venu à parler d’un droit sens naturel, ont simplement usé de ce mot de DIEU en singulier, comme s’ils se fussent tenus à un seul. Ce que Justin Martyr a prudemment observé : et a composé un livre exprès de la monarchie de Dieu, où il est monstré par plusieurs tesmoignages que les hommes ont eu l’unité de Dieu engravée en leurs cœurs. Tertullien aussi prouve cela par le langage commun : mais pource que les Payens en nommant un Dieu, ont esté tous transportez par leur vanité, ou sont trébuchez en des fausses resveries, et. ainsi se sont esvanouis en leurs sens : tout ce qu’ils ont naturellement cognu d’un seul Dieu n’a point servi plus outre que les rendre inexcusables. Car les plus sages et les plus habiles descouvrent en leurs livres comment ils ont vagué à travers champs, quand en leur perplexité ils disent : si quelque Dieu me vouloit aider ! ne sachans où ils se doivent adresser. D’avantage, en imaginant plusieurs natures en Dieu, combien qu’ils ne fussent point du tout si lourds que le commun populaire, en se forgeant quelque Jupiter, ou Mercure, Mars, ou Minerve : si est-ce qu’ils ont esté enveloppez de beaucoup d’illusions de Satan : et desjà nous avons dit, quelques subterfuges que les Philosophes se soyent subtilement forgez, que cela n’est point pour les absoudre de crime, qu’ils n’ayent esté apostats en corrompant tous la vérité de Dieu. Pour ceste raison Abacuc après avoir condamné toutes les idoles du monde, commande de chercher Dieu en son temple, afin que les fidèles ne s’adonnassent sinon à celui qui s’estoit déclaré par sa Parole Hab. 2.20.

 

Chapitre XI
Qu’il n’est licite d’attribuer à Dieu aucune figure visible : et que tous ceux qui se dressent des images, se révoltent du vray Dieu.


1.11.1

Or selon que l’Escriture se conformant à la rudesse et infirmité des hommes parle grossièrement, quand elle veut discerner le vray Dieu d’avec ceux qui ont esté faussement controuvez : elle l’oppose spécialement aux idoles. Non pas qu’elle approuve ce que les Philosophes ont inventé avec belle couleur, mais pour mieux descouvrir la sottise du monde, mesmes pour monstrer que tous, pendant qu’ils s’arrestent à leurs spéculations sont hors du sens. Parquoy en oyant que Dieu est mis à part en ce que toute divinité forgée au monde est exclue, apprenons de cela que tout ce que les hommes controuvent de leur cerveau est abatu et mis à néant : pource qu’il n’y a que Dieu seul tesmoin suffisant de soy. Cependant pource que ceste sottise brutale a eu la vogue par tout le monde, d’appéter des images visibles pour figurer Dieu : et de faict ils s’en sont bastis de bois, de pierre, or, argent et toute matière corruptible : il nous faut tenir ceste maxime, toutesfois et quantes qu’on représente Dieu en image, que sa gloire est faussement et meschamment corrompue. Parquoy Dieu en sa Loy, après avoir déclaré que c’est à luy seul que toute majesté appartient, voulant enseigner quel service il approuve ou rejette, adjouste tantost après, Tu ne te feras image, ou statue, ou remembrance aucune Exod. 20.4 : qui est pour tenir en bride toute audace, afin que nous n’attentions point de le représenter par nulle figure visible. Mesme il récite brièvement les espèces dont la superstition des homme avoit commencé desjà de long temps à falsifier sa vérité. Car nous savons que le Soleil a esté adoré des Perses : et d’autant d’estoilles que les povres aveugles ont veues au ciel, ils s’en sont faicts des dieux : autant de bestes qu’il y en a en terre, ont esté figures de Dieu en Egypte, voire jusques aux oignons et porreaux. Les Grecs ont bien pensé estre plus sages et discrets en adorant Dieu sous figures humaines[e]. Or est-il ainsi, que Dieu en condamnant les images, ne fait pas comparaison de l’une à l’autre, pour sçavoir laquelle convient bien ou mal : mais sans exception réprouve toutes statues, peintures, et autres figures par lesquelles les idolâtres ont cuidé qu’il leur soit prochain.

[e] Maximus Tyrius Platonicus, serm. XXXVIII.

1.11.2

Cecy est aisé à cognoistre par les raisons qui sont adjoustées à la défense. Il est dit en Moyse, Souviene-toy que l’Eternel a parlé à toy en la vallée d’Horeb. Tu as ouy sa voix : tu n’as point veu de corps. Garde-toy doncques d’estre déceu, en te faisant nulle remembrance que ce soit Deut. 4.15. Nous voyons que notamment Dieu oppose sa voix à toutes figures, pour monstrer que tous ceux qui lui font des formes visibles, se destournent de luy. Quant aux Prophètes, un seul Isaïe suffira, comme il insiste par-dessus tous les autres en ceste remonstrance, que la majesté de Dieu est vileinement et sans aucune couleur desfigurée, quand luy qui n’a point de corps, est faict semblable à une matière corporelle : quand on luy fait une remembrance visible, à luy qui est invisible : quand on le veut faire ressembler luy qui est esprit, à une chose morte : et quand on luy donne pour pourtraict quelque pièce de pierre, de bois, ou d’or, comme ainsi soit qu’il remplisse tout de son essence infinie Esaïe 40.18 ; 41.7, 29 ; 45.9 ; 46.5. Voilà aussi comme S. Paul argue : Puis que nous sommes la lignée de Dieu, il ne faut point penser que la divinité ressemble à or, ou argent, ou pierre taillée, ou quelque autre artifice d’homme Actes 17.29. Dont nous pouvons conclure, que toutes statues qu’on taille, ou images qu’on peint pour figurer Dieu, luy desplaisent précisément, comme opprobres de sa majesté. Et ne se faut esbahir si le sainct Esprit prononce haut et clair telles sentences du ciel : veu qu’il contraint les povres idolâtres d’en faire confession icy-bas. La complainte de Sénèque que récite sainct Augustin, est assez notoire[f] : c’est qu’on dédie les dieux qui sont sacrez, immortels, et inviolables, en des matières viles et de nul prix, et qu’on les vest de figures d’hommes et de bestes, à la poste d’un chacun : mesmes qu’on les fait masles et femelles tout ensemble, ou on les figure en divers corps, et puis après on les appelle dieux. Or s’ils avoyent âmes pour se mouvoir, on les auroit en horreur comme des monstres : dont il appert derechef, que ceux qui entreprenent d’estre advocats des images, laschent d’eschapper par une cavillation trop frivole, en prétendant qu’elles ayent esté défendues aux Juifs, pource qu’ils estoyent enclins à superstition. Comme si ce que Dieu met en avant de son essence éternelle et de l’ordre continuel de nature, se restraignoit à une seule nation. Qui plus est, sainct Paul en preschant contre l’idolâtrie, ne s’addressoit point aux Juifs, mais parloit au peuple d’Athènes.

[f] Au sixième livre de la Cité de Dieu, ch. X.

1.11.3

Vray est que Dieu s’est quelque fois monstré présent sous certains signes, tellement que l’Escriture dit, qu’on l’a veu face à face : mais tous les signes qu’il a jamais choisis pour apparoistre aux hommes, estoyent propres pour enseigner, et advertissoyent les hommes de son essence incompréhensible. Car la nuée et la fumée et la flambe Deut 4.11, combien que ce fussent signes de la gloire de Dieu, ne laissoyent point d’estre comme brides pour retenir les esprits, afin qu’ils n’essayassent point de monter trop haut. Parquoy Moyse, auquel Dieu s’est communiqué plus familièrement qu’à tous autres, n’a peu luy mesmes obtenir de le veoir face à face : mais luy a esté respondu, que l’homme mortel n’estoit point capable d’une si grande clarté Ex. 30.20. Le S. Esprit est apparu sous la figure d’un pigeon Matth. 3.16, mais veu que cela s’est tantost esvanouy, chacun voit que les fidèles ont esté advertis par un signe transitoire, et non pas de longue durée, qu’il faloit croire le S. Esprit invisible, afin que se reposans en sa grâce et vertu, ils ne cherchassent nulle figure. Quant à ce que Dieu jadis est apparu quelque fois sous la forme d’un homme, cela a esté comme une ouverture ou préparatif de la révélation qui devoit estre faite en la personne de Jésus-Chris. Parquoy il n’a point esté licite aux Juifs, sous ombre de cela, de se faire nulle statue humaine. De faict, aussi le propiciatoire duquel Dieu desployoit sa vertu en grande évidence, estoit tellement ordonné, qu’il enseignoit qu’il n’y a nul moyen de regarder Dieu, que quand les entendemens sont ravis par-dessus eux en admiration Ex. 25.17-18, 21. Car les Chérubins ayant les aisles estendues le couvroyent : il y avoit le voile au-devant pour le cacher : le lieu estoit tellement reclus qu’on n’y pouvoit rien veoir. Parquoy c’est chose notoire, que ceux qui s’efforcent de maintenir les images de Dieu et des saincts par l’exemple des Chérubins, sont despourveus de sens et de raison. Car que signifioyent ces petites images-là, sinon qu’il n’y a nulle figure visible qui soit propre à représenter les mystères de Dieu ? veu qu’en faisant ombre pour couvrir le propiciatoire, elles avoyent l’office de forclorre non-seulement la veue, mais tout sens humain, afin de corriger par ce moyen toute témérité. Il y a aussi que les Prophètes nous descrivent que les Séraphins qui leur ont esté monstrez en vision, avoyent la face couverte Esaïe 6.2, pour signifier que la clarté de la gloire de Dieu est si grande, que les Anges mesmes en sont reboutez, pour ne la pouvoir regarder en perfection : et aussi que les estincelles d’icelle, qui sont imprimées en eux, nous sont cachées, quant à la veue charnelle : combien que les Chérubins ayent esté establis seulement pour la doctrine puérile de la Loy, qui a pris fin. Parquoy ce seroit une chose absurde de les tirer en exemple pour servir à nostre temps. Car nous savons que le temps auquel tels rudimens ont esté assignez est passé : comme en cela S. Paul nous discerne d’avec les Juifs : mesmes c’est une grand’honte que les escrivains payens et incrédules ayent mieux et plus droictement exposé la Loy de Dieu que les Papistes. Juvénal reproche aux Juifs qu’ils adoroyent les nuées toutes pures et la divinité du ciel. Vray est qu’il parle faussement et d’un style pervers et vilein : toutesfois en confessant que les Juifs n’ont eu nulle image, il dit plus vray que les Papistes, qui leur veulent faire à croire l’opposite. Quant à ce que ce peuple-là a esté si bouillant à retourner coup à coup après les idoles, et y a esté transporté d’aussi grande hastiveté comme seroit l’impétuosité d’une eau bien roide : apprenons en un tel miroir combien l’esprit humain est enclin à idolâtrie, plustost que de charger les Juifs du vice qui est général à tous, et par ce moyen nous endormir en vaines flatteries, comme si nous n’estions point coulpables, ressemblans à ceux que nous condamnons.

1.11.4

Ce qui est dit au Pseaume, que les idoles des payens sont or et argent, ouvrage de main d’homme, tend à une mesme fin Ps. 115.4. Car le Prophète démonstre par la matière, que ce ne sont point dieux, quand ils sont figurez par or et argent : et prend pour article résolu, que tout ce que nous concevons de Dieu en nostre sens propre, n’est que sotte resverie. Il nomme plustost l’or et l’argent que la boue ou les pierres, afin que le prix ou beauté ne nous induise point à quelque révérence. Toutesfois il conclud finalement, qu’il n’y a nulle raison ne propos, de forger des dieux d’une matière morte : mais notamment il insiste sur ce poinct, que c’est une audace furieuse aux hommes mortels, de s’eslever si haut que d’attribuer l’honneur de Dieu à leurs idoles, veu qu’à grand’peine sont-ils asseurez d’avoir souffle à respirer pour une minute. L’homme sera contraint de confesser que sa vie est d’un jour, et néantmoins il voudra qu’on tiene pour dieu quelque métal auquel il aura donné origine de divinité. Car d’où vient le principe de majesté à toutes les idoles, sinon du plaisir et appétit des hommes ? Sur quoy il y a une risée d’un certain Poëte payen bien à propos[g] : c’est qu’il introduit une idole parlant, J’estoye jadis un tronc de figuier, une pièce inutile de bois, quand le menusier estant en doute de ce qu’il en devoit faire, a mieux aymé que je fusse un dieu. N’est-ce pas merveille qu’un homme terrien, duquel en respirant la vie s’escoule quasi à chacune minute, présume de transférer par son artifice à un tronc tout sec le nom et l’honneur de Dieu ? Mais pour que ce Poëte-là estant un Épicurien ne s’est soucié de nulle religion, mais a seulement voulu brocarder la folie du monde : laissans à part ses facéties et de ses semblables, que nous soyons points, voire transpercez au vif, de la remonstrance que nous fait le Prophète : C’est que ceux qui se chauffent du mesme bois dont ils font leur dieu, rostissent et font bouillir leur chair, et cuisent leur pain, et se prosternent pour adorer le marmouset, qu’ils ont fait, sont par trop insensez Esaïe 44.15. Parquoy en un autre passage non-seulement il leur fait leur procès par la Loy : mais il leur reproche qu’ils n’ont point appris des fondemens de la terre Esaïe 40.12 : pource qu’il n’y a rien plus estrange que de vouloir mesurer à cinq pieds celuy qui est infini et incompréhensible : et toutesfois la coustume monstre qu’une abomination si énorme, laquelle ouvertement répugne à l’ordre de nature, est un vice naturel aux hommes. Il faut bien aussi retenir que l’Escriture, voulant condamner les superstitions, use souventesfois de ceste forme de parler, qu’elles sont ouvrages de main d’hommes, pource qu’elles sont desnuées de l’authorité de Dieu : afin que nous ayons une reigle infallible, que tous les services divins que les hommes se forgent sont détestables Esaïe 2.8 ; 31.7 ; 57.6 ; Osée.14.3 ; Mich. 5.13 ; Ps. 115.8. Le crime est encore plus aggravé au Pseaume, d’autant que les hommes qui sont créez avec intelligence, pour cognoistre que toutes choses se conduisent par la seule vertu de Dieu, vont au recours aux choses mortes, et qui n’ont nul sentiment. Mais pource que la corruption de nostre meschante nature ravit et transporte quasi tout le monde, tant en général qu’en particulier à une telle rage, finalement le sainct Esprit foudroye de ceste horrible malédiction, que tous ceux qui font les idoles et s’y fient, leur soyent faits semblables. Or Dieu défend en général toutes remembrances que les hommes luy cuident faire, soit de marteaux ou de pinceaux : pource que tout cela dérogue à sa majesté.

[g] Horatius, scrin. I, sat. VIII

 

1.11.5

Je say bien que cela est tenu comme un commun proverbe, Que les images sont les livres des idiots. S. Grégoire l’a aussi dit : mais l’Esprit de Dieu en a bien prononcé autrement : en l’eschole duquel si S. Grégoire eust esté plenement enseigné, il n’eust jamais parlé tel langage. Et quand Jérémie dit que c’est doctrine de vanité : et Habacuc, que l’image de fonte est un docteur de mensonge, nous avons à recueillir de là une doctrine générale, Que tout ce que les hommes apprenent de Dieu par les images, est frivole, et mesme abusif Jér. 10.3 ; Habac. 2.18. Si quelqu’un réplique que les Prophètes reprenent ceux qui abusoyent des simulachres à superstition mauvaise, je le confesse : mais je di d’autre part (ce qui est patent et notoire à chacun) qu’ils condamnent cependant ce que les Papistes tienent pour maxime infallible : asçavoir que les images servent de livres. Car ils mettent tous simulachres à l’opposite de Dieu, comme choses contraires, et qui ne se peuvent nullement accorder. De faict, aux passages que j’ay alléguez, ce poinct est couché comme résolu : comme ainsi soit qu’il n’y ait qu’un seul vray Dieu lequel les Juifs adoroyent, que toutes figures qu’on fait pour représenter Dieu, sont fausses et perverses : et que tous ceux qui pensent cognoistre Dieu par ce moyen sont malheureusement déceuz. Brief, s’il n’estoit ainsi que la cognoissance qu’on cuide avoir de Dieu par les images fust menteuse et bastarde : les Prophètes ne les condamneroyent pas ainsi sans exception. Pour le moins j’ay ceci gaigné, qu’en disant que ce n’est que mensonge et vanité, de vouloir figurer Dieu par images visibles, nous ne faisons que réciter de mot à mot ce que les Prophètes ont enseigné.

1.11.6

D’avantage qu’on lise ce que Lactance et Eusèbe, deux des plus anciens docteurs de l’Eglise, ont escrit de ceste matière, et on trouvera qu’ils prenent ce fondement pour certain et infallible, que tous ceux qu’on figure par images, ont esté mortels. Sainct Augustin n’en dit pas moins : déclarant que c’est chose illicite et meschante, non-seulement d’adorer les images, mais d’en dresser pour représenter Dieu. Et n’ameine rien qui n’eust jà esté déterminé au paravant au Concile Elibertin, dont le trente-sixième Décret est tel, Il a esté conclud qu’il n’y eust point de peinture aux temples, afin que ce qu’on doit adorer et servir, ne soit peint aux parois. Mais c’est une sentence digne de mémoire, que celle qu’allègue sainct Augustin, de Varro homme payen, Que ceux qui ont mis les premiers en avant les idoles, ont osté la crainte de Dieu du monde, et ont augmenté l’erreur[h]. Si Varro seul eust dit cela, il n’auroit possible guères d’authorité : et toutesfois ce nous devroit estre une grand’honte, qu’un homme payen, comme tastonnant en ténèbres, ait attaint jusques à cette clairté, de dire que les images visibles qu’on fait à Dieu, sont indécentes à sa majesté, d’autant qu’elles diminuent la crainte d’icelle entre les hommes, et font croistre l’erreur. Certes c’est chose notoire que cela est aussi vray comme il a esté prudemment escrit. Au reste, sainct Augustin empruntant ceste sentence de Varro, la prend comme certaine, remonstrant en premier lieu, que les premiers erreurs qu’ont eu les hommes, quant à transfigurer Dieu, n’ont pas commencé par les images : mais se sont augmentez alors, comme un feu s’allume de plus en plus selon le bois qu’on y apporte de nouveau. Après il exposé que la crainte de Dieu est amoindrie par les idoles, voire quelque fois du tout abatue : pource que la gloire de sa divinité est vilipendée en une chose si sotte et lourde, comme est un marmouset : et pleust à Dieu que nous n’eussions point la prattique de ce second article, telle qu’elle est ! Pourtant quiconque désire d’estre bien et proprement enseigné, qu’il apprene d’ailleurs que des images, ce qui est à cognoistre de Dieu.

[h] Livre IV de la Cité de Dieu, ch. IX et XXXI.

1.11.7

Si les Papistes ont quelque goutte d’honnesteté, qu’ils n’usent plus d’oresenavant de ces subterfuges, que les images sont les livres des idiots : veu qu’ils sont convaincuz du contraire par tant de tesmoignages de l’Escriture. Mais encore que je leur accorde cela, si n’auront-ils pas beaucoup gaigné. Chacun voit quels desguisemens monstrueux ils font à Dieu. Quant est des peintures, ou autres remembrances qu’ils dédient aux saincts : que sont-ce, sinon patrons de pompe dissolue, et mesmes d’infameté ? ausquels si quelqu’un se vouloit conformer, il seroit digne du fouet. Qu’ainsi soit, les putains seront plus modestement accoustrées en leurs bordeaux, que ne sont point les images des Vierges aux temples des Papistes : l’ornement des Martyrs n’est de rien plus convenable. Qu’il y ait doncques quelque peu d’honnesteté en leurs images, s’ils veulent colorer leurs mensonges en prétendant que ce seront livres de quelque saincteté. Mais encores respondrons-nous, que ce n’est point la manière d’enseigner les Chrestiens au temple, lesquels Dieu veut là estre autrement endoctrinez que de ces fatras. Il propose une doctrine commune à tous, en la prédication de sa Parole et aux Sacremens. Ceux qui prenent loisir de jetter les yeux ça et là pour contempler les images, monstrent qu’ils ne sont guères affectionnez à l’addresse que Dieu leur donne. Mais encores je demande à ces bons docteurs, quels sont ces idiots qui ne peuvent estre enseignez que par images : ils n’en peuvent alléguer d’autres, sinon ceux que nostre Seigneur advoue pour ses disciples, et ausquels il fait cest honneur de révéler ses secrets célestes : comme il commande qu’ils leur soyent communiquez. Je confesse, selon que les choses sont aujourd’huy, qu’il s’en trouvera beaucoup qui ne se peuvent passer de tels livres, c’est-à-dire d’idoles. Mais d’où vient, je vous prie, ceste stupidité, sinon qu’ils se sont privez de ceste saincte doctrine, laquelle estoit propre à les enseigner ? Et de faict, les prélats de l’Eglise n’ont eu autre raison de résigner aux idoles l’office d’enseigner, sinon d’autant qu’eux estoyent muets. S. Paul tesmoigne que Jésus Christ nous est peinct au vif par la prédication de l’Evangile, voire crucifié devant nos yeux Gal. 3.6 : dequoy donc servoit-il d’eslever aux temples tant de croix de pierre et de bois, d’or et d’argent, si cela eust esté bien imprimé au peuple, que Christ a esté crucifié pour porter nostre malédiction en la croix ? pour effacer nos péchez par son sacrifice ? nous laver par son sang, et nous réconcilier à Dieu son Père ? Car de ceste simple parole on eust peu plus profiter vers les simples, que de mille croix de bois ou de pierre. Quant à celle d’or et d’argent, je confesse que les avaricieux y seront plus attentifs qu’à nulles paroles de Dieu.

1.11.8

Quant à l’origine et source des idoles, on tient ce qui est escrit au livre de Sapience comme résolu : C’est que ceux qui ont voulu honorer les morts qu’ils avoyent aimez, ont commencé ceste superstition, leur faisans quelque remembrance, afin qu’on eust toujours mémoire d’eux Sapience 14.15. Or je confesse que ceste mauvaise et perverse façon a esté fort ancienne : et ne nie pas que ce n’ait esté comme un flambeau, pour allumer tousjours plus la rage des hommes à se desborder en idolâtrie. Toutesfois je ne confesse pas que c’ait esté la première fontaine : car il appert par Moyse que les idoles ont esté en usage long temps au paravant que ceste folle ambition de consacrer des images aux trespassez régnast entre les hommes. Quand il récite que Rachel desroba les idoles de son père, il parle comme d’un vice tout commun Gen. 31.19. Dont on peut veoir que l’esprit de l’homme est une boutique perpétuelle et de tout temps pour forger idoles. Le monde fut renouvelé après le déluge comme par une seconde naissance, toutesfois il ne s’est point passé long temps que les hommes ne controuvassent des dieux à leur fantasie : mesmes il est vray-semblable que desjà du vivant de ce sainct Patriarche les successeurs se sont adonnez à idolâtrie : tellement qu’avec grande tristesse il a veu de ses propres yeux la terre qui n’aguères avoit esté purgée de ces pollutions, par un si horrible jugement estre derechef souillée d’idoles. Car Tharé et Nachor devant qu’Abraham fust nay servoyent desjà aux faux dieux, comme le tesmoigne Josué Josué 24.2. Puis que la lignée de Sem s’est si tost abastardie, que jugerons nous de la race de Cam, laquelle desjà de long temps estoit maudite en la personne de son père ? Voilà que c’est : l’entendement humain, comme il est remply d’orgueil et témérité, prend l’audace d’imaginer Dieu tel que son appréhension le porte ; et selon qu’il est lourd et comme accablé d’ignorance brutale, il conçoit au lieu de Dieu toute vanité et je ne say quels fantosmes. Avec tous ces maux il y a l’outrecuidance, qu’il ose attenter d’exprimer au dehors les folies qu’il a conceu en soy touchant de Dieu. Parquoy l’esprit humain engendre les idoles, et la main les enfante. Que telle soit la source d’idolâtrie, asçavoir que les hommes ne croyent point que Dieu leur soit prochain, sinon qu’ils l’ayent présent d’une, façon charnelle, il appert par l’exemple du peuple d’Israël. Nous ne savons, disoyent-ils, qu’il est advenu à Moyse : pourtant qu’on nous face des dieux qui marchent devant nous Exode 32.1. Ils cognoissoyent bien que celuy qui leur avoit fait sentir sa vertu en tant de miracles, estoit Dieu : mais ils ne se fioyent pas qu’il leur fust prochain, s’ils ne voyoyent à l’œil quelque figure corporelle de luy, qui leur fust comme tesmoignage de sa conduite. En somme, ils vouloyent avoir quelque image qui les menast à Dieu : et l’expérience monstre tous les jours cela, que la nature des hommes ne se peut tenir quoye jusques à ce qu’elle ait rencontré quelque masque ou fantosme, respondant à sa folie, pour s’y esjouir comme en la remembrance de Dieu. Et n’y a eu aage depuis la création du monde, auquel les hommes pour obéir à ceste cupidité insensée, ne se soyent dressez des signes et figures, ausquelles ils ont pensé que Dieu se monstrast à eux.

1.11.9

Or il faut que telles imaginations ameinent quant et quant une sotte dévotion d’adorer les images : et de faict, quand les hommes ont pensé qu’ils voyoyent Dieu ou sa remembrance aux images, ils l’ont là aussi honoré. Et en la fin, ayans là fichez leurs yeux et leurs sens, ils s’y sont abestis, estans ravis en admiration, comme s’il y eust eu quelque divinité. Il appert donc que les hommes ne se jettent point à faire honneur aux idoles, qu’ils n’ayent jà conceu quelque opinion lourde et charnelle : non pas d’estimer que les idoles soyent dieux, mais en imaginant qu’il y habite quelque vertu divine. Par ainsi ceux qui s’adonnent à adorer les simulachres, soit qu’ils se proposent d’adorer là Dieu ou ses Saincts, sont desjà ensorcelez de superstition. Parquoy Dieu non-seulement a défendu de faire statues pour représenter sa majesté, mais aussi de consacrer aucuns tiltres ne pierres qui fussent dressées pour y faire adoration. Par une mesme raison, au second précepte de la Loy a esté adjousté de ne point adorer les images. Car si tost qu’on a inventé quelque forme visible à Dieu, on y attache sa vertu : d’autant que les hommes sont si stupides, d’enclorre Dieu où ils ont imaginé sa présence : pourtant il est impossible qu’ils n’adorent là mesme. Et ne peut chaloir s’ils adorent l’idole simplement, ou Dieu en l’idole : car c’est tousjours idolâtrie, quand on présente à l’idole quelque service divin, sous quelque couleur que ce soit. Et pource que Dieu ne veut point estre servi par superstition, tout ce qu’on attribue à l’idole luy est ravy et desrobé. Que tous ceux qui cherchent des malheureuses cavillations pour maintenir les idolâtries de la Papauté, pensent bien à cecy. Il est certain que la vraye religion a esté confuse et comme anéantie de long temps par les choses exécrables qui se sont commises : et toutesfois telles abominations trouvent des advocats tant et plus pour les maintenir. Les images, disent-ils, ne sont point tenues pour Dieu. Je respon que les Juifs n’estoyent pas si despourveus de sens, qu’ils ne sceussent que c’estoit Dieu qui les avoit tirez d’Egypte, devant qu’ils forgeassent le veau. Mesme quand Aaron publia que c’estoyent les dieux qui les avoyent délivrez, ils s’y accordoyent sans difficulté : signifians par cela qu’ils se vouloyent bien tenir à Dieu qui avoit esté leur rédempteur, moyennant qu’ils eussent sa remembrance en la figure du veau. Nous ne devons pas aussi penser que les Payens eussent esté si sots, qu’ils ne cognussent que Dieu estoit autre chose qu’une pièce de bois ou de pierre : car ils changeoyent les simulachres selon que bon leur sembloit, retenans tousjours les mesmes dieux. D’avantage chacun de leurs dieux avoit plusieurs simulachres : néantmoins ils ne disoyent point pour cela qu’un dieu fust divisé. Finalement ils consacroyent journellement nouvelles idoles, et leur intention n’estoit pas de faire des dieux nouveaux. Qu’on lise les excuses que sainct Augustin récite avoir esté prétendues par les idolâtres de son temps[a] : c’est ce que les plus idiots respondoyent, qu’ils n’adoroyent pas ceste forme visible qu’on leur reprochoit estre leurs dieux, mais la divinité qui habitoit là invisiblement. Quant à ceux qui estoyent les plus purs, ils respondoyent, comme il dit, qu’ils n’adoroyent ne l’idole, ne l’esprit figuré par icelle : mais que sous ceste figure corporelle, ils avoyent seulement un signe de ce qu’ils devoyent adorer. Néantmoins tous les idolâtres qui furent jamais, tant Juifs que Payens, ont esté abruvez de ceste fantasie que nous avons dite : c’est que ne se contentans point d’avoir cognu Dieu spirituellement, ils en ont voulu avoir une cognoissance plus familière par images visibles. Or après avoir ainsi contrefaict Dieu, il n’y a eu nulle fin, jusques à ce qu’estans aveuglez de diverses illusions les unes sur les autres, ils ont pensé que Dieu ne vouloit monstrer sa vertu que sous les images. Cependant les Juifs avoyent ce propos, d’adorer sous leurs simulachres le Dieu éternel, créateur du ciel et de la terre : les Payens aussi cuidoyent bien adorer leurs dieux habitans au ciel.

[a] Sur le Ps. 115.

1.11.10

Ceux qui veulent nier que cela n’aist esté fait par cy-devant, et ne se face encore à présent, sont menteurs par trop effrontez. Car pourquoy est-ce qu’on s’agenouille devant les images ? Pourquoy est-ce qu’on se tourne vers icelles en voulant prier Dieu, comme pour approcher de ses aureilles. Car ce que dit sainct Augustin est très vray[b], Que nul ne peut prier ou adorer regardant ainsi vers les simulachres, qu’il ne soit touché comme s’il estoit exaucé de là, ou qu’il n’espère de là ce qu’il demande. D’avantage pourquoy font-ils si grande différence entre les simulachres d’un mesme dieu ? Car laissant là un crucifix, ou une image de leur nostre dame, ou n’en tenans point grand conte, ils mettent leur dévotion à une autre. Pourquoy est-ce qu’ils trottent si loin en pèlerinage pour veoir un marmouset, duquel ils ont le semblable à leur porte ? et pourquoy est-ce qu’aujourd’huy ils combatent si furieusement pour leurs idoles, les maintenans à feu et à sang, en sorte qu’ils aimeroyent mieux que la majesté de Dieu fust abolie, que de souffrir leurs temples vuides de tels fatras ? Encore ne raconté-je pas les plus lourdes sottises du commun populaire, lesquelles sont infinies, et régnent mesme en ceux qui se réputent bien sages : seulement je parle de ce qu’ils allèguent, en se voulant excuser d’idolâtrie. Nous ne les appelons pas, disent-ils, nos dieux. Autant en pouvoyent dire anciennement les Juifs et les Payens : et de faict ils avoyent bien ces répliques en la bouche : néantmoins les Prophètes ne cessoyent de leur reprocher qu’ils paillardoyent avec le bois et la pierre, seulement pour les superstitions qui se commettent aujourd’huy entre ceux qui se nomment Chrestiens : asçavoir qu’ils honoroyent Dieu charnellement, se prosternans devant les idoles.

[b] Idem, sur le Ps. 115.

1.11.11

Je n’ignore pas et ne veux dissimuler, qu’ils ont une autre distinction plus subtile, de laquelle nous traitterons encores cy-après plus au long : c’est qu’ils se couvrent que l’honneur qu’ils font à leurs images est de Dulie, non point de Latrie : comme s’ils disoyent que c’est service, et non pas honneur. Parquoy il leur semble qu’ils sont innocens, n’estans que serviteurs de leurs idoles : comme si le service n’emportoit pas plus que la révérence. Qui plus est, cherchans une cachette frivole sous les mots Grecs de Latrie et de Dulie, lesquels ils n’entendent point : ils se contredisent le plus follement du monde : car comme ainsi soit que Latreuein en Grec ne signifie que Révérer, ce qu’ils disent vaut autant comme s’ils confessoyent qu’ils révèrent leurs images sans révérence, et qu’ils les honorent sans les honorer. Et ne faut point qu’ils répliquent que je les surpren cauteleusement sur le mot : car ce sont-ils qui cherchent d’esblouir les yeux des simples ignorans, et ce pendant descouvrent leur bestise. Toutesfois quand ils seroyent les plus éloquens du monde, si ne feront-ils jamais tant par leur belle rhétorique, qu’une mesme chose soyent deux. Laissons les mots à part. Quant au faict, qu’ils nous monstrent en quoy et comment ils diffèrent des anciens idolâtres pour n’estre point tenus semblables à eux. Car comme un adultère, ou un meurtrier n’eschapperapas en desguisant les crimes par noms estranges : aussi il n’y a nul propos que ceux-ci, en forgeant des noms à la volée soyent absous : et que ce pendant ils ressemblent, en la chose ou au faict les anciens idolâtres, lesquels eux-mesmes sont contrains de condamner. Or tant s’en faut que leur cause soit séparée, que plustost la source de tout le mal est une folle convoitise qu’ils ont eue de les ensuivre, se forgeans en leurs esprits des remembrances pour figurer Dieu, et puis les bastissans de leurs mains.

1.11.12

Toutesfois je ne suis pas tant scrupuleux, de juger qu’on ne doive endurer ne souffrir nulles images : mais d’autant que l’art de peindre et tailler sont dons de Dieu, je requier que l’usage en soit gardé pur et légitime : afin que ce que Dieu a donné aux hommes pour sa gloire et pour leur bien, ne soit perverti et pollu par abus désordonné : et non-seulement cela, mais aussi tourné en nostre ruine. Je n’estime pas qu’il soit licite de représenter Dieu sous forme visible, pource qu’il a défendu de ce faire : et aussi pource que sa gloire est d’autant desfigurée et sa vérité falsifiée. Et afin que nul ne s’abuse, ceux qui ont leu les anciens Docteurs, trouveront que je suis de très-bon accord avec eux en cela. Car ils ont réprouvé toutes figures de Dieu, comme desguisemens profanes. S’il n’est point licite de figurer Dieu par effigie corporelle, tant moins sera-il permis d’adorer une image pour Dieu, ou d’adorer Dieu en icelle. Il reste donc qu’on ne peinde et qu’on ne taille sinon les choses qu’on voit à l’œil. Par ainsi, que la majesté de Dieu, qui est trop haute pour la veue humaine, ne soit point corrompue par fantosmes, qui n’ont nulle convenance avec elle. Quant à ce qui est licite de peindre ou engraver, il y a les histoires pour en avoir mémorial : ou bien figures, ou médales de bestes, ou villes, ou pays. Les histoires peuvent proufiter de quelque advertissement, ou souvenance qu’on en prend : touchant du reste, je ne voy point à quoy il serve, sinon à plaisir. Et toutesfois il est notoire que les images qu’on a en la Papauté, sont quasi toutes de ceste façon : dont il est aisé de voir qu’elles ont esté dressées non point de jugement rassis et considéré, mais d’une sotte convoitise et desraisonnable. Je laisse à dire pour le présent combien elles sont faites mal à propos, quelles absurditez on y voit, et quelle licence les peintres et tailleurs se sont donnez à y faire des badinages plus que ridicules, comme j’en ay desjà touché : seulement je dy, encores que ces vices n’y fussent point, qu’elles ne sont point faites pour enseigner.

1.11.13

Mais laissans ceste distinction, voyons comme en passant, s’il est expédient d’avoir des images aux temples de Chrestiens : soit qu’elles contienent déclaration d’histoire, ou qu’elles monstrent seulement quelque effigie d’homme ou de femme. Pour le premier, si l’authorité de l’Eglise ancienne a quelque vigueur entre nous, notons que par l’espace de cinq cents ans ou environ, du temps que la Chrestienté estoit en sa vigueur, et qu’il y avoit plus grande pureté de doctrine, les temples des Chrestiens ont communément esté nets et exemptez de telle souilleure. Ainsi, depuis que le ministère de l’Eglise s’est abastardi, on s’est avisé de forger des images pour orner les temples. Je ne disputeray point quelles raisons ont eu les premiers autheurs de ceste invention : mais si on compare un aage avec l’autre, l’intégrité de ceux qui se sont passez d’images, mérite bien d’estre prisée au prix de la corruption qui est survenue depuis. Or je vous prie, qui est-ce qui pensera que ces saincts Pères eussent privé à leur escient l’Eglise d’une chose, qu’ils eussent cognu luy estre utile et salutaire ? Mais au contraire, pource qu’ils voyoyent qu’il n’y avoit nulle utilité, et danger apparent de beaucoup de grans maux, ils l’ont rejettée par bonne prudence et avis, plustost que laissée par oubly ou nonchalance. Ce que sainct Augustin tesmoigne clairement, en disant qu’on ne peut colloquer les images en sièges hauts et honorables, pour estre regardées de ceux qui prient et adorent, qu’elles n’attirent le sens des infirmes, comme si elles avoyent sens et âme[c]. Item en un autre passage[d]. La figure des membres humains qu’on voit aux idoles, contraint l’esprit des hommes à imaginer qu’un corps qu’il voit semblable au sien, est vivant, etc. Item, Les simulachres ont plus de vertu à courber les povres âmes, en ce qu’ils ont bouches, yeux, aureilles et pieds, qu’ils n’ont à les redresser, en ce qu’ils ne parlent, ne voyent, n’oyent et ne cheminent point. Et il est bien vray-semblable que pour ceste cause S. Jean nous exhorte de nous garder non-seulement de l’idolâtrie, mais aussi des idoles 1Jean 5.21. Et de faict, nous avons par l’horrible rage, dont la religion a esté renversée partout, expérimenté trop plus qu’il ne seroit de besoin, que si tost qu’il y a des images en un temple, c’est comme une banière dressée pour attirer les hommes à idolâtrer. Car la folie de nostre entendement ne se peut tenir qu’elle ne décline et descoule comme eau à sottes dévotions et superstitieuses. Et encores que les dangers n’y fussent pas si apparens, si est ce que quand je considère à quel usage les temples sont dédiez et ordonnez, il me semble que c’est chose mal séante à leur saincteté, qu’on y mette d’autres images que celles que Dieu a consacrées par sa Parole, lesquelles ont sa vraye marque imprimée. J’enten le Baptesme et la saincte Cène du Seigneur, avecques les cérémonies : ausquelles nos yeux doivent estre si attentifs, et tous nos sens si bien affectionnez, qu’il ne soit plus question d’appéter images forgées à la fantasie des hommes. Voilà le bien inestimable pour lequel les Papistes s’escarmouchent tant, qu’il leur semble qu’il n’y ait nulle récompense qui vaille un marmouset guignant de travers, et faisant la mine tortue.

[c] Epist. XLVI.
[d] Sur le Ps. 115.

1.11.14

Cest argument seroit desjà assez amplement déduit, n’estoit que les Papistes nous barbouillent, mettans en avant le Concile de Nicène : non pas le grand Concile qui fut assemblé sous Constantin l’Empereur, afin que personne ne s’abuse au nom : mais un autre qu’assembla une meschante Proserpine nommée Irène, du temps de Charlemagne, il y a un peu plus de huit cens ans. Car il fut déterminé en ce Concile-là, que non-seulement il estoit bon d’avoir des images, mais aussi qu’il les faloit adorer. Parquoy les Papistes nous pensent bien opprimer, faisans bouclier de l’authorité du Concile. Ainsi il est besoin que je monstre combien cela doit et peut valoir : mais pour dire vray, il ne me chaut pas tant de repousser l’objection que nous font les Papistes, comme je désire que chacun voye à l’œil jusqu’où s’est desbordée la rage de ceux qui ont appelé d’avoir des images plus qu’il n’estoit permis à Chrestiens. Toutesfois despeschons ce poinct-là le premier : c’est que ceux qui trouvent les images bonnes, s’arment qu’il en a ainsi esté déterminé en un Concile. Il y a un certain livre de réfutation composé sous le nom de Charlemagne, lequel par le style on peut facilement juger avoir esté escrit de ce temps-là mesme. Or là sont récitées par le menu les opinions des Evesques, avec les argumens sur lesquels ils se fondoyent. Jean ambassadeur des Eglises Orientales, allègue le passage de Moyse, Dieu a créé l’homme à son image : dont il conclud, Il faut donc avoir des images. Item, pource qu’il est escrit, Monstre-moy ta face, car elle est belle : un autre Evesque voulant prouver qu’on doit colloquer les images sur les autels, allègue la sentence de Jésus-Christ, Que nul n’allume une lampe pour la cacher sous un vaisseau. Un autre, pour prouver que le regard des images est utile, allègue ce verset du Pseaume, Seigneur, la clarté de ta face est imprimée sur nous. Un autre ameine ceste similitude, Que comme les Patriarches ont usé des sacrifices des Payens : aussi qu’au lieu des idoles d’iceux les Chrestiens doivent avoir des images. Ils font aussi venir à propos ce verset, Seigneur, j’ai aimé la beauté de ta maison. Mais sur tout ils donnent une exposition plaisante de ce qui est dit, Comme nous l’avons ouy, nous l’avons veu : disans, qu’on ne cognoist pas Dieu seulement par ouïr sa parole, mais aussi par le regard des images. Il y a une subtilité aussi fériale d’un autre Evesque nommé Théodore : Dieu, dit-il, est nommé merveilleux en ses Saincts : et il est dit en un autre passage, Aux Saincts qui sont en la terre : il faut donc contempler la gloire de Dieu aux images. J’ay si grand’honte certes de raconter telles vilenies, que je me déporte de passer outre.

1.11.15

Quand ce vient à parler de l’adoration, là ils ameinent comment Jacob a adoré Pharaon, et la verge de Joseph. Item, qu’il a dressé un tiltre pour l’adorer. Or, en ceste dernière allégation, non-seulement ils dépravent le sens de l’Escriture, mais ils produisent à fausses enseignes ce qui ne se lit nulle part. Ils entassent puis après d’autres probations aussi convenables, comme quand il est dit, Adorer le scabeau de ses pieds. Item, Adorer en sa montagne saincte. Item, Tous les riches supplieront devant ta face. Si quelqu’un par risée et mocquerie vouloit faire jouer aux advocats des marmousets personnages de badins, il ne les pourroit faire parler plus sottement que font ces asniers. Mais encore pour faire la bonne bouche, Théodose, Evesque de Mire, conclud qu’on doit adorer les images, pource que son Archidiacre l’a ainsi songé : et le dit d’aussi grande asseurance, comme si Dieu estoit descendu du ciel pour le révéler. Que maintenant les Papistes facent parades de ce vénérable Concile, comme si ces badaux et resveurs ne se desnuoyent point de toute authorité, traittans si puérilement l’Escriture, ou la deschirans d’une façon par trop meschante et détestable.

1.11.16

Je viens maintenant aux blasphèmes, lesquels c’est merveille qu’ils ayent osé desgorger, et plus que merveille, qu’il ne leur ait point esté contredit, et qu’il ne se soit trouvé gens qui leur crachassent au visage. Or il est bon, comme j’ay dit, que telle infamie soit descouverte, non-seulement pour oster aux Papistes la couleur dont ils se fardent, faisant semblant que l’ancienneté est pour eux : mais afin que tous soyent admonestez de l’horrible vengence de Dieu, laquelle est tombée sur ceux qui ont introduit les idoles. Théodose, Evesque d’Amora, anathématize tous ceux qui ne veulent point qu’on adore les images. Un autre sien compagnon impute toutes les calamitez de Grèce et d’Orient, à ce qu’on ne les a point adorées. Ainsi voilà tous les Prophètes, Apostres et Martyrs damnez, lesquels n’ont peu adorer les images, veu qu’ils n’en avoyent nulles. Un autre dit, que si on fait perfum aux images de l’Empereur, qu’il en faut bien faire autant, pour le moins, à celles des Saincts. Constance Evesque de Constance en Cypre, se desborde d’une fureur diabolique, protestant de faire aux images le mesme honneur et égal, qui est deu à la saincte Trinité : et quiconque refusera de le suivre, il l’anathématize, et l’envoye avec les Manichéens et Marcionites. Combien qu’il ne faut pas prendre cela comme l’opinion d’un seul homme, car tous disent Amen après luy. Sur cela, Jean ambassadeur des Eglises Orientales, s’eschauffant en plus grande colère, prononce qu’il vaudroit mieux avoir tous les bordeaux du monde en une ville, que de rejetter le service des images. En la fin il est arresté d’un commun accord que les Samaritains sont pires que tous les hérétiques : mais que ceux qui rejettent les images sont encore pires que les Samaritains. Ayans si bien opiné et conclud, pour le dernier Proficiat, ils chantent un Jubilé à tous ceux qui ont l’image de Christ et lui offrent sacrifice. Où est maintenant ceste belle distinction de Latrie et Dulie, sous ombre de laquelle ils pensent tromper Dieu et les hommes ? Car le Concile sans rien excepter en donne autant aux simulachres qu’au Dieu vivant.

 

Chapitre XII
Comment Dieu se sépare d’avec les idoles, afin d’estre entièrement servi luy seul.


1.12.1

Nous avons dit au commencement, que la cognoissance de Dieu n’est pas située en quelque froide spéculation : mais qu’elle attire avec elle le service d’iceluy. Nous avons aussi touché en passant, en quelle façon il est deuement honoré : ce qui sera cy-après déclairé plus à plein, seulement je répète en brief pour ceste heure, toutes fois et quantes que l’Escriture enseigne qu’il n’y a qu’un Dieu, qu’elle ne débat pas du nom ou tiltre pur, mais nous instruit aussi de ne pas transporter ailleurs ce qui ne compète qu’à la Divinité : dont il appert en quoy la vraye religion diffère d’avec les superstitions. Le mot Grec pour signifier service de Dieu, vaut autant comme Service bien reiglé : en quoy on voit que les aveugles tastonnans en ténèbres ont tousjours eu ceste appréhension, qu’il faloit tenir certaines reigles pour ne pas faillir, honorant Dieu à tors et à travers. Quant au mot de Religion, combien que Cicéron le déduise très-bien du mot de Relire[e], toutesfois la raison qu’il ameine est forcée et prise de trop loin, c’est que les serviteurs de Dieu ont tousjours releu et diligemment médité ce qui estoit de faire. Or plustost j’estime que ce mot est opposé à la trop grande licence et excessive, que la pluspart du monde s’est permise, asçavoir de prendre à la volée tout ce qui luy venoit au-devant, mesme de voltiger légèrement çà et là. Religion donc emporte autant comme une retraite et discrétion meure et bien fondée, car la vraye piété, pour avoir certain arrest et ferme, se recueille en ses limites : comme il me semble que la Superstition a esté nommée, de ce qu’en ne se contentant pas de ce qui estoit ordonné de Dieu, elle a fait un amas superflu de choses vaines. Or laissant les mots à part, notons que de tous temps ce poinct a esté receu d’un accord, que la droite religion estoit corrompue et pervertie, quand on y mesloit des erreurs et faussetez. Dont nous pouvons recueillir, que tout ce que nous attentons par zèle inconsidéré n’est rien qui vaille : et que la couverture que prétendent les superstitieux est frivole. Or combien que ceste confession soit en la bouche de chacun, on voit d’autre costé une vileine ignorance, en ce que les hommes ne se peuvent arrester à un seul Dieu, et n’ont nulle eslite en son service, comme desjà nous avons monstré. Or Dieu pour maintenir son droit, prononce qu’il est jaloux, et que si on le mesle parmi les dieux controuvez, il en fera rude vengence. Après il détermine quel est son vray service, afin de tenir le genre humain en bride. Il comprend l’un et l’autre en sa Loy, quand en premier lieu il ordonne que les fidèles s’assujetissent à luy, le tenans pour législateur. Après il leur baille leur reigle, afin d’estre honoré selon sa volonté. Or pource que la Loy a diverses fins et usages, nous en traitterons en son lieu : pour ceste heure je ne touche que cest article, c’est que Dieu par icelle a voulu brider les hommes à ce qu’ils ne déclinent point à aucuns services vicieux et corrompus. Ce pendant retenons bien ce que j’ay dit, que Dieu est despouillé de son honneur, et que son service est violé, sinon que tout ce qui est propre à sa divinité luy soit laissé, pour résider en luy seul. Nous avons aussi à observer de quelles astuces la superstition se joue. Car elle ne nous fait pas tellement décliner à dieux estranges, qu’il semble advis que nous délaissions du tout le Dieu vivant, ou vueillons le réduire en nombre commun : mais en luy laissant le souverain degré, elle l’environne d’une multitude de petis dieux : entre lesquels elle partit sa vertu. Et ainsi la gloire de sa divinité est esparse çà et là, tellement qu’elle est toute dissipée. En ceste manière les anciens idolâtres, tant Juifs que Gentils, ont imaginé un Dieu souverain qui fust seigneur et père dessus tous : auquel ils ont assujeti un nombre infini d’autres dieux, ausquels ils attribuyoient le gouvernement du monde en commun avec iceluy. C’est ce qu’on a faict par cy-devant des saincts trespassez : car on les a exaltez jusques à les faire compagnons de Dieu, en les honorant comme luy, et invoquant, et leur rendant grâces de tous biens. Il ne nous semble pas avis que la gloire de Dieu soit en rien obscurcie par ceste abomination, combien qu’elle en soit pour la plus grand’part supprimée et esteinte : sinon que nous avons quelque imagination qu’il a souveraine vertu par-dessus les autres : ce pendant estans déceus de tels entortillemens, nous sommes distraits après beaucoup de dieux divers.

[e] De Natura deorum.

1.12.2

Mesme c’est à ceste fin qu’on a inventé la distinction qu’on appelle de Latrie et Dulie : à ce qu’on peust transférer l’honneur de Dieu aux Anges et aux morts sans péché. Car il est assez notoire que le service que les Papistes font à leurs saincts, ne diffère en rien du service de Dieu : car ils adorent pareillement Dieu et les Saincts : sinon que quand on les presse, ils ont ce subterfuge, de dire qu’en réservant à Dieu seul l’honneur de Latrie, ils luy gardent le droit qui luy appartient. Or veu qu’il est question de la chose, non pas du mot, quel propos y a-il de se jouer en une chose de si grande importance ? Mais encores que nous leur accordions cela, qu’auront-ils obtenu, sinon qu’ils honorent Dieu seul, et servent les saincts ? Car Latrie en Grec, signifie autant qu’honneur : Dulie, est servitude. Et toutesfois ceste différence n’est pas tousjours observée en l’Escriture. Mais le cas posé que ceste distinction fust perpétuelle : il reste d’enquérir que l’un et l’autre vaut. Certes (comme nous avons dit) Dulie emporte servitude : Latrie, honneur. Or nul ne doute que servir ne soit beaucoup plus qu’honorer : car il nous seroit souvent dur et fascheux de servir à ceux que nous ne refusons pas d’honorer. Ainsi ce seroit un partage inique, d’assigner aux Saincts ce qui est le plus grand, et de laisser le moindre à Dieu. On répliquera que plusieurs des anciens docteurs ont usé de ceste distinction : mais que nous en peut-il chaloir, si chacun voit qu’elle est non-seulement impropre, mais du tout frivole ?

1.12.3

Laissant là ces subtilitez, considérons la chose telle qu’elle est. Sainct Paul réduisant en mémoire aux Galatiens quels ils avoyent esté devant qu’estre illuminez en la cognoissance de Dieu, dit qu’ils ont servi à ceux qui de nature n’estoyent point dieux Gal. 4.8. Combien qu’il n’use point du mot de Latrie, leur superstition est-elle pourtant excusable ? Certes il ne la condamne pas moins en luy imposant le nom de Dulie, que s’il exprimoit le nom de Latrie. Et quand Christ repousse la tentation de Satan de ce bouclier, disant qu’il est escrit, Tu adoreras le Seigneur ton Dieu Matth. 4.10 : il n’estoit pas question de Latrie ; car Satan ne luy demandoit qu’une révérence, laquelle se nomme en Grec Proscynesis. Semblablement quand sainct Jean est reprins par l’Ange, de ce qu’il s’estoit agenouillé devant luy Ap. 19.10 : il ne nous faut pas imaginer que Jean fust si despourveu de sens, que de vouloir transporter à l’Ange l’honneur deu à un seul Dieu ; mais pource qu’il ne se peut faire que l’honneur qui se fait par dévotion ne comprene en soy quelque partie de la majesté de Dieu, sainct Jean ne pouvoit adorer l’Ange sans frauder Dieu aucunement de sa gloire. Nous lisons assez souvent que les hommes ont esté adorez, mais c’estoit un honneur de civilité, qui concerne l’honnesteté humaine : mais la religion a un autre regard. Car si tost que par religion les créatures sont honorées, l’honneur de Dieu est d’autant profané. Nous voyons le semblable en Corneille le Centenier Actes 10.25. Car il n’avoit point tant mal profité en la crainte et service de Dieu, qu’il ne luy attribuast à luy seul l’honneur souverain : parquoy s’enclinant devant sainct Pierre, il ne le fait pas en intention de l’adorer au lieu de Dieu : toutesfois sainct Pierre luy défend rigoureusement qu’il ne le face. Et pourquoy, sinon d’autant que les hommes ne sauront jamais si bien discerner en leur langage l’honneur de Dieu d’avec celuy des créatures, qu’en adorant les créatures par dévotion, ils ne ravissent de faict à Dieu ce qui luy est propre, pour le faire commun à qui il n’appartient pas ? Parquoy, si nous désirons d’avoir un seul Dieu, souviene-nous qu’on ne doit oster de sa gloire tant petit que ce soit : mais que tout ce qui luy appartient luy doit estre gardé. A ceste raison Zacharie parlant de la réparation de l’Eglise, exprime notamment qu’il y aura non-seulement un seul Dieu, mais aussi que son nom sera un, pour monstrer qu’il n’aura rien de commun avec les idoles Zach. 4.9. Or nous verrons ailleurs en son ordre quel service Dieu demande : car il a déterminé par sa Loy ce qui est bon et droit, et par ce moyen a voulu astreindre les hommes à certaine norme, afin que chacun ne se donnast point congé de faire ce que bon luy sembleroit d’imaginer. Mais pource qu’il n’est pas expédient de charger les lecteurs en meslant plusieurs matières ensemble, je n’entre pas là pour le présent : qu’il nous suffise de savoir, quand les hommes attribuent aux créatures quelque service de religion ou piété, qu’ils commettent sacrilège. Au reste, la superstition a premièrement déifié le soleil, les estoilles, ou les idoles. Depuis l’ambition est survenue, laquelle a emparé les hommes mortels des despouilles qu’elle avoit ravies à Dieu, et par ce moyen a profané tout ce qui estoit de saincteté. Et combien que tousjours ce principe demeuroit, d’honorer un souverain Dieu, toutesfois la coustume n’a pas laissé d’estre receue, de sacrifier à leurs petis dieux, aux esprits et aux hommes trespassez, tant sommes-nous enclins à ce vice, c’est de communiquer à une grande troupe ce que Dieu commande si estroitement luy estre réservé.

 

Chapitre XIII
Qu’en l’Escriture nous sommes enseignez dés la création du monde, qu’en une essence de Dieu sont contenues trois personnes.

1.13.1

Ce qui nous est monstré en l’Escriture, de l’essence de Dieu infinie et spirituelle, est dit non-seulement pour renverser les folles resveries du populaire : mais doit aussi valoir à mettre sous le pied toutes subtilitez des Philosophes profanes. L’un d’entre eux a bien cuidé avoir trouvé une sentence de bonne grâce, en disant, que Dieu est ce que nous voyons et ne voyons pas. Or en parlant ainsi, il imaginoit que la déité fust départie par tout le monde. Vray est que Dieu pour nous tenir en sobriété ne nous tient pas long propos de son essence : toutesfois, par les deux tiltres que nous avons récitez, il abat toutes ces lourdes resveries que les hommes conçoivent, et quant et quant réprime toute audace de l’esprit humain. Et de faict l’infinité de son essence nous doit espovanter, à ce que nous n’attentions point de le mesurer à nostre sens : et sa nature spirituelle nous doit retenir, pour ne rien spéculer de luy terrestre ou charnel. Et voilà pourquoy souvent il s’assigne son domicile au ciel. Car combien que selon qu’il est incompréhensible il remplisse aussi la terre. Toutesfois voyant que nos esprits, selon leur tardiveté, demeurent tousjours en bas, à bon droict pour resveiller nostre paresse et stupidité il nous eslève par-dessus le monde : en quoy l’erreur des Manichéens est abatu, lesquels en mettant deux Principes, establissoyent le diable à l’opposite de Dieu, comme s’il eust presque esté pareil. Car cela estoit dissiper et rompre l’unité de Dieu et restreindre son infinité. Et ce qu’ils ont bien osé abuser de quelque tesmoignage de l’Escriture, a esté d’aussi lourde ignorance comme l’erreur a esté une resverie exécrable. La secte appelée des Anthropomorphites, ont figuré Dieu corporel en leur sens, pource que l’Escriture luy assigne souvent bouche, aureilles, des pieds et des mains : mais leur sottise est si badine que sans longue dispute elle s’escoule. Car qui sera l’homme de si petit esprit, qui n’entende que Dieu bégaye, comme par manière de dire, avec nous à la façon des nourrices pour se conformer à leurs petis enfans ? Parquoy telles manières de parler n’expriment pas tant ric à ric quel est Dieu en soy, qu’elles nous en apportent une cognoissance propre à la rudesse de nos esprits : ce que l’Escriture ne peut faire qu’elle ne s’abaisse, et bien fort, au-dessous de la majesté de Dieu.

1.13.2

Mais encores nous trouverons là une autre marque spéciale, pour discerner Dieu d’avec les idoles. Car il se propose tellement pour un seul Dieu, qu’il s’offre pour estre contemplé distinct en trois personnes : lesquelles si nous ne regardons bien, il n’y aura qu’un nom vuide de Dieu, sans verlu ny effect, voltigeant en nos cerveaux. Or afin que nul ne songe un Dieu à trois testes, ou triple en son essence : ou bien qu’il ne pense que l’essence de Dieu, qui est du tout simple, soit partie et deschirée, il nous faudra ici chercher une briefve définition et facile, laquelle nous desveloppe de tout erreur. Au reste, pource qu’aucuns abbayent contre le mot de Personnes, comme s’il estoit inventé des hommes, voyons devant quelle raison ils ont de ce faire. Certes quand l’Apostre nomme Jésus-Christ Image vive de l’hypostase de son Père, il attribue à chacun d’eux quelque hypostase, en laquelle il diffère l’un d’avec l’autre. Or ce mot emporte subsistence qui réside en un seul Dieu. Ainsi de le prendre au lieu d’Essence, comme le font aucuns expositeurs, voulans dire que Jésus-Christ est comme une cire imprimée du seau de Dieu son Père, et par ce moyen représente sa substance : ce n’est pas seulement une sentence rude, mais du tout absurde. Car puis que l’essence de Dieu est simple, et ne reçoit aucun partage, celuy qui l’a en soy, et non point par défluxion ou portion, mais d’une perfection entière, seroit dit improprement charactère et image de ce qu’il est. Mais pource que le Père, entant qu’il est distingué en sa propriété, s’est du tout exprimé en son Fils, non sans bonne raison il est dit qu’il a rendu en luy son hypostase notoire. A quoy s’accorde très-bien ce qu’il adjouste tantost après, Qu’il est la splendeur de sa gloire. Parquoy nous tirons des mots de l’Apostre, qu’il y a une hypostase propre et appartenante au Père, laquelle toutesfois reluit en son Fils. Et de là aisément on peut recueillir quelle est l’hypostase du Fils, par laquelle il ressemble tellement à Dieu son Père, que ce n’est pas luy. Il y a une mesme raison au sainct Esprit : car nous aurons bien tost prouvé qu’il est Dieu, et toutesfois nous serons contraints de le tenir autre que le Père : laquelle distinction ne s’accorde pas à l’Essence, pource qu’on ne la peut faire variable, ne de plusieurs portions. Parquoy si nous adjoustons foy au dire de l’Apostre, il s’ensuivra qu’en un seul Dieu il y a trois hypostases. Et puis que les docteurs Latins ont voulu déclarer le mesme par le mot de Personnes, ce sera un chagrin, voire une opiniastreté trop excessive, de plaider d’une chose toute cognue et patente. J’ay desjà dit que le mot Grec emporte subsistence : et aucuns ont confondu le mot de Substance, comme si c’estoit tout un. Qui plus est, non-seulement les Latins ont eu ce mot de Personnes en usage, mais aussi les Grecs, pour mieux testifier leur accord, l’ont familièrement employé en leurs escrits. Quoy qu’il en soit, encores qu’il y eust scrupule au mot, ils ne veulent dire qu’une seule chose.

1.13.3

Maintenant, quoy que les hérétiques abbayent, et d’autres opiniastres murmurent, qu’on ne doit recevoir un mot forgé à l’appétit des hommes : puis qu’ils ne nous peuvent arracher que trois sont nommez, dont chacun est entièrement Dieu, et toutesfois qu’il n’y a point trois dieux, n’est-ce pas une grande malice de réprouver les mots, qui ne déclarent autre chose que ce qui est testifié en l’Escriture ? Ils allèguent qu’il vaudroit mieux non-seulement tenir nos sens enfermez entre les bornes de l’Escriture, mais aussi nos langues, que de publier mots estranges, qui soyent semences de noises et dissensions. Car il advient en telle manière, qu’on languit en combat de paroles, que la vérité en altercant est perdue, et la charité destruite. Mais s’ils nomment mots estranges tous ceux qui ne se peuvent trouver syllabe à syllabe en l’Escriture, ils nous imposent une dure condition : veu qu’en ce faisant ils condamnent toutes prédications qui ne sont composées mot à mot de l’Escriture. S’ils estiment mots estranges, ceux qui ont esté curieusement inventez, et se défendent superstitieusement, faisans plus à contention qu’à édification, lesquels ont usurpé sans nécessité et sans fruit, et dont il se suscite quelque offense entre les fidèles, ou bien qui nous pourroyent retirer de la simplicité de l’Escriture : j’approuve grandement leur sobriété. Car j’estime qu’il ne nous faut point parler de Dieu avec moindre révérence que penser de sa majesté : veu que tout ce que nous en pensons de nous-mesmes, n’est que folie : et tout ce que nous en pouvons parler est sans bonne saveur. Néantmoins il nous faut icy garder quelque moyen. Bien est vray qu’il nous faut prendre de l’Escriture la reigle tant de nos pensées que de nos paroles, à laquelle nous rapportions et toutes les cogitations de nostre esprit, et toutes les paroles de nostre bouche. Mais qui est-ce qui nous empeschera d’exposer par mots plus clairs les choses qui sont obscurément monstrées en l’Escriture, moyennant que ce que nous dirons serve à exprimer fidèlement la vérité de l’Escriture, et que cela se face sans trop grande licence, et pour bonne occasion ? Nous avons journellement exemples de cela. Et que sera-ce, quand il sera prouvé que l’Eglise a esté contrainte d’user de ces vocables de Trinité et de Personnes ? Si lors aucun les réprouve sous ombre de nouveauté, ne pourra-on pas juger qu’il ne peut porter la lumière de vérité ? asçavoir d’autant qu’il n’y a peu rien reprendre, sinon une plus claire explication de ce qui est comprins en l’Escriture ?

1.13.4

Or ceste nouveauté de mots (si ainsi se doit appeler) est lors principalement nécessaire, quand il faut maintenir la vérité contre les calomniateurs, qui la ren versent en tergiversant. Ce que nous n’expérimentons aujourd’huy que trop, ayans grande difficulté à convaincre les ennemis de la vérité : d’autant que se virans çà et là comme serpens, ils trouvent manière d’eschapper, sinon qu’on les presse de près, et quasi qu’on les tienne en serre. En ceste manière les Anciens estans inquiétez par divers combats de mauvaises doctrines, ont esté contrains d’expliquer facilement et familièrement ce qu’ils sentoyent : afin de ne laisser aucun subterfuge aux meschans, ausquels toute obscurité de paroles eust esté comme cachette pour couvrir leurs erreurs. Arrius confessoit Jésus-Christ estre Dieu et Fils de Dieu, pource qu’il ne pouvoit résister à tant de tesmoignages de l’Escriture : et comme s’estant acquitté, faisoit semblant de consentir avec les autres : mais ce pendant il ne laissoit pas de dire que Christ avoit esté créé, et qu’il avoit eu commencement comme les autres créatures. Les anciens Pères, pour retirer ceste cautèle malicieuse hors de ses ténèbres, ont passé outre, et ont déclaré Christ estre Fils éternel de Dieu, et d’une mesme substance avec son Père : lors est venue en avant l’impiété des Arriens, en ce qu’ils n’ont peu porter ceste doctrine, mais l’ont eue en exécration. Que si du commencement ils eussent confessé sans feintise Jésus-Christ estre Dieu, ils n’eussent point nié son essence divine. Qui sera celuy qui osera accuser les bons Pères, comme convoiteux de noises et dissensions : d’autant que pour un petit mot ils se sont tellement eschauffez en combat, jusques à troubler la tranquillité de l’Eglise ? Mais ce petit mot monstroit la différence entre les vrais Chrestiens et les hérétiques. Sabellius vint puis après en avant, lequel disoit ces vocables de Père, Fils et sainct Esprit, estre de nulle importance, et n’avoir nulle propriété ou signification, sinon celle qu’ont les autres tiltres de Dieu. Si on venoit à disputer, il recognoissoit le Père estre Dieu, le Fils pareillement et le S. Esprit : mais puis après il trouvoit une eschappatoire, qu’il n’avoit autre chose confessé que s’il eust appellé Dieu, Bon, Sage, Puissant, etc. Et ainsi retournoit à une autre chanson, que le Père estoit le Fils, et le Fils le S. Esprit, sans aucune distinction. Ceux qui avoyent en ce temps-là l’honneur de Dieu recommandé, pour abatre la malice de cest homme contredisoyent, remonstrans qu’il faut cognoistre (rois propriétez en un seul Dieu. Et pour se garnir de simple vérité et ouverte contre ses cavillations et son astuce oblique, affermoyent qu’il y a trois personnes résidentes en un Dieu : ou bien, qui vaut autant, Qu’en une seule essence divine, il y a Trinité de personnes.

1.13.5

Si donc ces noms n’ont pas esté inventez témérairement, il nous faut garder d’estre rédarguez de témérité si nous les rejetions. Je voudroye qu’ils fussent ensevelis, moyennant que ceste foy fust en tout le monde : le Père, le Fils, et le S. Esprit estre un seul Dieu, et toutesfois que le Fils n’est point le Père, ne l’Esprit n’est point le Fils, mais qu’il y a distinction de propriété. Au reste, je ne suis pas si rude et extrême, de vouloir susciter de grands combats pour les simples mots : car j’apperçoy que les anciens Pères, combien qu’ils s’estudient de parler fort révéremment en cest endroit, ne convienent point ensemble par tout : et mesmes qu’aucuns d’eux ne parlent point tousjours en mesme manière. Car quelles sont les locutions et formes de parler des conciles, que sainct Hilaire excuse ? Quelle hardiesse de parler prend aucunesfois sainct Augustin ? Quelle différence y a-il entre les Grecs et les Latins ? Mais un exemple seul suffira, pour monstrer ceste variété. Les Latins pour interpréter le mot Grec, Homousios, ont dit que le Fils estoit consubstanciel au Père : signifians qu’il estoit d’une mesme substance : et ainsi ils ont pris Substance pour Essence. Pourtant sainct Hiérome, escrivant à l’Evesque de Rome Damasus, dit que c’est un sacrilège de mettre trois substances en Dieu. Or on trouvera plus de cent fois en sainct Hilaire ceste sentence, qu’il y a trois substances en Dieu. Touchant du mot Hypostase, quelle difficulté en fait sainct Hiérome ? Car il souspeçonne qu’il y a du venin caché quand on dit qu’il y a en Dieu trois Hypostases. Que si quelqu’un en use en bon sens et droit, si dit-il que c’est une forme de parler impropre : si toutesfois il parle sans feintise : et non plus tost pour la haine qu’il portoit aux Evesques d’Orient il tasche de propos délibéré de les charger de calomnie. Tant y a que ce n’est pas fait honnestement à luy d’affermer que le mot Usie en Grec n’est autre chose qu’Hypostase, ce qu’on peut rédarguer par l’usage commun. Sainct Augustin est bien plus modeste et humain[f], lequel en confessant que ce nom d’Hypostase en tel sens est nouveau entre les Latins, toutesfois non-seulement il laisse aux Grecs leur façon de parler, mais aussi il supporte les Latins qui les ont ensuivis. Et mesme Socrates historien Ecclésiastique, au livre sixième de l’histoire qu’on appelle Tripartite, estime que ç’ont esté gens ignorans, qui en ont usé les premiers en ceste signification. Et de faict, sainct Hilaire reproche pour un grand crime aux hérétiques, que par leur témérité il est contraint de submettre au péril de la parole humaine les choses qui se doyvent contenir dedans le cœur[g] : ne dissimulant point que cela est entreprendre choses illicites, présumer choses non concédées, exprimer choses inénarrables. Un peu après il s’excuse qu’il est contraint de mettre en avant nouveaux vocables. Car après qu’il a mis les noms naturels, le Père, le Fils et le sainct Esprit, il adjouste que tout ce qu’on peut chercher d’avantage est par-dessus toute éloquence, par-dessus l’intelligence de nostre sens, et la conception de nostre entendement. Et en un autre passage[h], il estime les Evesques de Gaule bien heureux, de ce qu’ils n’avoyent ne forgé ne receu, ne mesmes cognu autre confession que la première et la plus simple qui avoit esté baillée à toutes les Eglises, depuis le temps des Apostres. L’excuse que fait sainct Augustin est assez semblable, asçavoir que la nécessité a comme par force arraché ce mot pour la povreté et défaut du langage humain en chose si haute : non pas pour exprimer du tout ce qui est en Dieu, mais pour ne point taire comment le Père, le Fils et le sainct Esprit sont trois. Ceste modestie des saincts Pères nous doit esmouvoir à ce que nous ne soyons par trop rigoureux à condamner incontinent tous ceux qui ne se voudront arrester à nostre guise de parler, moyennant qu’ils ne le facent point ou par orgueil et insolence, ou par finesse et malice : mais plustost que de leur costé ils considèrent quelle nécessité nous contraint de parler ainsi, à ce qu’eux-mesmes s’accoustument petit à petit à ce qui est expédient. Aussi quand d’un costé il faut résister aux Arriens, de l’autre aux Sabelliens, ils sont marris qu’on coupe la broche à telles gens pour ne les point laisser tergiverser, qu’ils se donnent garde qu’on ne souspeçonne qu’ils leur favorisent et sont leurs disciples. Arrius a confessé que Christ estoit Dieu : mais il gergonnoit en cachette qu’il avoit esté fait, et avoit commencement : aussi confessant qu’il estoit un avec le Père, il souffloit en l’aureille de ses disciples, qu’il y estoit uni comme les autres fidèles combien que ce fust de privilège singulier. En nommant Christ consubstanciel, on oste la masque à ce trompeur qui se desguise : et toutesfois ce ne sera rien adjouster à l’Escriture. Sabellius nioit que les noms de Père, de Fils, et de sainct Esprit emportassent aucune distinction, et ne pouvoit souffrir qu’on dist que ce sont trois, qu’il ne calomniast qu’on faisoit trois dieux. Or en disant qu’il y a trinité de personnes en une essence, on ne dit rien qui ne soit comprins en l’Escriture, et réprime-on le babil de ce calomniateur. Or s’il y en a quelques-uns tant scrupuleux qui ne puissent recevoir ces noms : toutesfois nul d’eux en despit qu’il en ait ne pourra nier quand l’Escriture parle d’un Dieu, qu’il ne fale entendre unité de substance : quand elle dit que le Père, le Fils et le sainct Esprit sont trois, qu’elle ne dénote trois personnes en ceste Trinité. Quand cela sera confessé sans astuce, il ne nous doit chaloir des mots. Mais j’ay expérimenté de long temps et plusieurs fois, que ceux qui s’acharnent à débatre tant des mots, nourrissent quelque venin caché : tellement qu’il vaut mieux les piquer de propos délibéré, que parler obscurément en faveur d’eux.

[f] De Trinit., lib. V, cap. VIII et IX.
[g] De Trinit. lib. II
[h] Des Conciles.

1.13.6

Au reste, en laissant la dispute des mots, je commenceray à traitter de la chose. En premier lieu j’appelle Personne, une résidence, en l’essence de Dieu, laquelle estant rapportée aux autres, est distincte d’avec icelles d’une propriété incommunicable. Or ce mot de Résidence doit estre pris en autre sens que celuy d’Essence. Car si la Parole estoit simplement Dieu, et n’avoit point quelque chose propre, sainct Jean eust mal dit que tousjours elle a esté en Dieu Jean 1.1. Quand il adjouste puis après qu’elle est mesme Dieu, il entend cela de l’Essence unique. Mais puis qu’elle n’a peu estre en Dieu sinon résidente au Père, en cela se monstre la subsistence dont nous parlons : laquelle combien qu’elle soit conjointe d’un lien inséparable avec l’Essence, toutesfois elle a une marque spéciale pour en estre distinguée. J’ai dit aussi que chacune des trois résidences, ou subsistences, estant rapportée aux autres, est distincte de propriété. Or icy ce mot de Rapporter ou Comparer, est notamment exprimé, pource qu’en faisant mention simple de Dieu, et sans rien déterminer par spécial, ce nom ne convient pas moins au Fils, et au sainct Esprit, qu’au Père : mais quand on fait comparaison du Père avec le Fils, chacun est discerné par sa propriété. Tiercement j’ay adjouste, que ce qui est propre à un chacun n’est point communicable aux autres : pource que tout ce qui est attribué au Père pour marque de distinction, ne peut compéter au Fils, ne luy estre transféré. Au reste, la définition de Tertullien ne me desplaist pas, moyennant qu’elle soit prinse en bon sens, c’est qu’il nomme la trinité des personnes une disposition en Dieu, ou un ordre qui ne change rien de l’unité de l’essence[i].

[i] Lib. Contra Praxeam.

1.13.7

Toutesfois devant que passer outre, nous avons à prouver la déité du Fils et du sainct Esprit, puis après nous verrons comment ils diffèrent l’un d’avec l’autre. Quand l’Escriture fait mention de la Parole éternelle de Dieu, ce seroit une bestise trop lourde d’imaginer une voix qui s’escoule et s’esvanouisse, ou laquelle se jette en l’air, pour sortir hors de Dieu : comme les Prophéties et toutes les révélations qu’ont eues les anciens Pères. Mais plustost ce mot de Parole signifie une sagesse résidente en Dieu, dont toutes révélations et Prophéties sont procédées. Car tesmoin sainct Pierre, les anciens Prophètes n’ont pas moins parlé par l’Esprit de Christ que les Apostres 2Pi. 1.21, et ceux qui après ont porté la doctrine de salut. Or pource que Christ n’estoit pas encores manifesté, il est nécessaire d’entendre que ceste Parole a esté engendrée du Père devant tous siècles. Que si l’Esprit duquel les Prophètes ont esté organes a esté l’Esprit de la Parole, de là nous concluons infalliblement que la Parole est vray Dieu, ce qu’aussi Moyse monstre assez clairement en la création du monde Gen. 1.1, mettant tousjours la Parole en avant ; car à quel propos récite-il expressément que Dieu en créant chacune partie du monde a dit que cela ou cela soit fait, sinon afin que la gloire de Dieu, qui ne se peut sonder, nous reluise en son image ? Les gaudisseurs et babillars pourront bien en se jouant amener une eschappatoire, que la Parole est là prinse pour commandement : mais les Apostres nous sont bien meilleurs expositeurs, lesquels disent que le monde a esté créé par le Fils Héb. 1.2, et qu’il soustient toutes choses par sa Parole vertueuse : où nous voyons que la Parole signifie le commandement du Fils, lequel en autre sens s’appelle la Parole essencielle et éternelle du Père. Pareillement ce que dit Salomon n’est pas obscur à toutes gens de sain entendement et modeste : c’est que la sagesse a esté engendrée de Dieu devant les siècles, et qu’elle a présidé en la création de toutes choses Ecclésiastique 24.14. Car d’imaginer quelque commandement de Dieu temporel, cela seroit sot et frivole, veu que déslors Dieu a voulu monstrer son conseil arresté et perpétuel, et mesme quelque chose plus cachée. A quoy tend aussi le dire de nostre Seigneur Jésus, Mon Père et moy sommes tousjours en œuvre jusques-icy Jean 5.17. Car en affermant que dés le commencement du monde il a tousjours ouvré avec son Père, il déclaire plus à plein ce que Moyse avoit touché en brief. Nous voyons doncques que Dieu a tellement parlé en créant le monde, que la Parole a aussi besongné de sa part, et que par ce moyen l’ouvrage est commun. Mais ce que sainct Jehan en dit est encores plus clair, c’est que la Parole qui dés le commencement estoit en Dieu Jean 1.3, est la cause et origine de toutes choses, ensemble avec Dieu le Père : car par cela il attribue une essence permanente à la Parole, et luy assigne encores quelque chose de particulier, et monstre comment Dieu en parlant a esté créateur du monde. Parquoy combien que toutes révélations issues de Dieu soyent à bon droit intitulées sa Parole, si faut-il toutesfois mettre en degré souverain ceste Parole essencielle, qui est la source de toutes révélations, et tenir pour résolu qu’elle n’est sujette à nulle variété, et demeure tousjours une et immuable en Dieu, voire mesmes est Dieu.

1.13.8

Aucuns chiens grondent en cest endroit, et pource qu’ils n’osent ouvertement ravir à Jésus-Christ sa divinité, ils luy desrobent son éternité en cachete. Car ils disent que la Parole a commencé d’estre lors que Dieu a ouvert sa bouche sacrée en la création du monde. Mais c’est trop inconsidérément parlé, de mettre quelque nouveauté en la substance de Dieu. Vray est que les noms qui concernent l’ouvrage extérieur de Dieu, ont commencé de luy estre attribuez selon que l’œuvre a esté en estre, (comme quand il est appelé Créateur du ciel et de la terre) mais la foy ne recognoist et ne peut souffrir aucun nom, signifiant qu’il soit survenu à Dieu quelque chose en soy-mesme. Car si rien de nouveau luy estoit advenu comme d’ailleurs, ce que sainct Jaques dit seroit renversé, Tout don parfait vient d’en haut, descendant du Père de lumière, auquel n’y a point de changement, ny ombrage tournant Jacq. 1.17. Ce n’est pas doncques chose supportable de bastir par fantasie quelque commencement en la Parole, qui a tousjours esté Dieu, et depuis Créateur du monde. Ils pensent arguer subtilement, disans que Moyse en récitant que Dieu a parlé, signifie qu’au paravant il n’y avoit en luy nulle parole : mais il n’y a rien plus sot que cela. Car si quelque chose est manifestée en certain temps, ce n’est pas à dire que desjà elle ne fust. Je conclu bien d’une autre façon : c’est puis qu’en la mesme minute que Dieu a dit que la lumière soit faite, la vertu de la Parole est sortie et s’est monstrée, il faloit bien qu’elle fust auparavant Gen. 1.3. Si on demande le terme, on n’y trouvera nul commencement : car aussi Jésus-Christ ne limite pas certain temps en ceste sentence, Père glorifie ton Fils, de la gloire que j’ay possédée en toy devant que les fondemens du monde fussent assis Jean 17.5 ; et sainct Jehan n’a pas oublié de monstrer cela en l’ordre qu’il tient : car devant que venir à la création du monde, il dit que dés le commencement la Parole estoit en Dieu. Je conclu donc derechef, que la Parole estant conceue de Dieu devant tous temps, a tousjours résidé en luy : dont son éternité, sa vraye essence, et sa divinité s’approuve très bien.

1.13.9

Or combien que je ne touche point encores à la personne du Médiateur, pource que je diffère d’en traitter jusques au passage de la Rédemption : toutesfois pource que ce poinct doit estre sans contredit résolu entre tous, que Jésus-Christ est ceste mesme Parole revestue de chair, les tesmoignages qui conferment la divinité de Jésus-Christ conviendront bien à ce propos. Quand il est dit au Pseaume 45, Dieu ton throne est perpétuel et à jamais : les Juifs tergiversent, disant que le nom d’Elohim qui est là mis, convient aussi aux Anges et à toutes hautes dignitez ; mais je respon qu’il n’y a lieu semblable en l’Escriture, où le sainct Esprit dresse un throne éternel à quelque créature que ce soit : car celuy duquel il est parlé non-seulement est nommé Dieu, mais aussi dominateur à jamais. D’avantage ce mot d’Elohim n’est jamais attribué a nul sans queue, comme Moyse est bien appelé le Dieu de Pharaon Exode 7.1. Les autres exposent, Ton throne est de Dieu : ce qui est trop froid et contraint. Je confesse que tout ce qui est excellent se nomme divin : mais il appert par le fil du texte que cela seroit dur et forcé en ce passage : mesme qu’il n’y peut convenir. Mais encores que l’opiniastreté de telles gens ne se puisse vaincre, ce qu’Isaïe met en avant Jésus-Christ comme Dieu ayant souverain pouvoir, n’est pas obscur. Voicy, dit-il, le nom dont il sera appelé, Le Dieu fort, et Père du siècle advenir Esaïe 9.5, etc. Les Juifs répliquent encores icy, et renversent la lecture des mots, Voicy le nom duquel le Dieu fort et Père du siècle advenir l’appellera. Ainsi ils retranchent à Jésus-Christ tout ce qui est là dit de luy, en ne luy laissant que le tiltre de Prince de paix. Mais je vous prie, dequoy eust-il servi d’avoir entassé un si grand amas de tiltres en les attribuant au Père, veu qu’il n’est question que de l’office et des vertus de Jésus-Christ, et des biens qu’il nous a apportez ? Ainsi l’intention du Prophète n’est que de l’emparer des marques qui édifient nostre foy en luy. Il n’y a doncques nulle doute qu’il ne soit par mesme raison yci appelé le Dieu fort, qu’un peu au paravant Immanuel. Mais on ne sauroit rien chercher de plus clair que le passage de Jérémie, où il prononce que le germe de David sera appelé le Dieu de nostre justice Jér. 23.6. Car puis que les Juifs mesmes enseignent que les autres noms de Dieu sont comme tiltres, et que cestuy-cy dont use le Prophète, lequel ils tiennent ineffable, est substantif, exprimant seul son essence : de là je conclu que le Fils est le seul Dieu et éternel, qui afferme en l’autre passage qu’il ne donnera point sa gloire à autre Esaïe 42.8. Les Juifs cherchent aussi ici une eschappatoire : c’est que Moyse a imposé le mesme nom à l’autel qu’il avoit dressé, et Ezéchiel à la nouvelle Jérusalem. Mais qui est-ce qui ne voit que cest autel-là estoit dressé pour mémorial que Dieu avoit exalté Moyse ? et que Jérusalem n’est pour autre cause intitulée du nom de Dieu, sinon d’autant qu’il y réside ? car voilà comment parle le Prophète : Voici d’oresenavant le nom de la cité, Dieu est là Ezéch. 48.5. Les mots de Moyse n’emportent sinon qu’il a imposé nom à l’autel, l’Eternel est ma hautesse Ex. 17.15. Il y a plus grand débat d’un autre passage de Jérémie, où ce mesme tiltre est transporté à Jérusalem, Voici, dit-il, le nom dont on l’appellera, L’Eternel nostre justice Jér. 33.16. Mais tant s’en faut que ce tesmoignage obscurcisse la vérité, laquelle je défen ici, que plustost il ayde à la confermer. Car comme ainsi soit que Jérémie au paravant eust testifié que Jésus-Christ est le vray Dieu éternel, il adjouste que l’Eglise sentira tant au vif cela estre vray, qu’elle se pourra glorifier du nom mesme. Parquoy au premier passage la source et cause de la justice est mise en la personne de Jésus-Christ : ce qui ne peut compéter qu’à Dieu : au second l’effect est adjousté.

1.13.10

Si cela ne contente les Juifs, je ne voy point par quelles cavillations ils puissent effacer ce que tant souvent en l’Escriture le Dieu éternel est proposé en la personne d’un Ange. Il est dit qu’un Ange est apparu aux saincts Pères Juges 6.1 ; Juges 7.1. Cest Ange-là s’attribue le nom de Dieu éternel. Si quelqu’un réplique que c’est au regard de la charge qui luy a esté commise : ce n’est pas soudre la difficulté ; car un serviteur ne souffriroit jamais qu’on luy offrist sacrifice, pour ravir a Dieu l’honneur qui luy appartient. Or l’Ange après avoir refusé de manger du pain, commande d’offrir sacrifice à l’Eternel Juges 13.16 : et puis il prouve de faict que c’est luy-mesmes. Parquoy Manuah et sa femme cognoissent par ce signe, qu’ils n’ont pas seulement veu un Ange, mais Dieu : dont ils s’escrient, Nous mourrons : car nous avons veu Dieu. Et quand la femme respond, Si l’Eternel nous eust voulu mettre à mort, il n’eust pas receu l’offerte de nostre main Juges 13.22-23 : en cela certes elle confesse que celuy qui avoit esté nommé Ange est vray Dieu. Qui plus est, la response de l’Ange en oste toute question, Pourquoy m’interrogues-tu de mon nom, qui est admirable Juges 18.1 ? Et d’autant plus est détestable l’impiété de Servet, quand il a osé dire, que jamais Dieu ne s’est manifesté aux saincts Pères, mais qu’au lieu de luy ils ont adoré un Ange. Plustost suyvons ce que les saincts docteurs ont interprété, que cest Ange souverain estoit la Parole éternelle de Dieu, laquelle commencoit desjà de faire office de Médiateur. Car combien que le Fils de Dieu ne fust pas encore revestu de chair, toutesfois il est de tout temps descendu en terre pour approcher plus familièrement des fidèles. Ainsi telle communication luy a donné le nom d’Ange, et ce pendant il a retenu ce qui estoit sien, asçavoir d’estre le Dieu de gloire incompréhensible. Et c’est ce que signifie Osée, lequel après avoir raconté la lutte de Jacob avec l’Ange, dit, L’Eternel Dieu des armées, l’Eternel est son mémorial et son nom Osée 12.6. Servet abbaye yci, que c’est d’autant que Dieu avoit pris la personne d’un Ange ; voire, comme si le Prophète ne confermoit pas ce qui avoit desjà esté dit par Moyse, Pourquoy t’enquiers-tu de mon nom ? Et la confession du sainct Patriarche déclaire assez, que ce n’estoit pas un Ange créé, mais le Dieu auquel réside toute perfection de majesté souveraine, quand il dit, J’ai veu Dieu face à face Gen. 32.29-30. A quoy s’accorde le dire de sainct Paul, que le Christ a esté le conducteur du peuple au désert 1Cor. 10.4. Car combien que le temps auquel il se devoit abaisser et assujetir, ne fust encores venu : toutesfois il a déslors proposé quelque figure de l’office auquel il estoit destiné. D’avantage si on poise bien et sans contention ce qui est contenu au second chapitre de Zacharie, l’Ange qui envoye l’autre Ange est tantost après déclairé le Dieu des armées, et tout pouvoir souverain luy est attribué. Je laisse force tesmoignages ausquels nostre foy se peut seurement reposer, combien que les Juifs n’en soyent point esmeus ; car quand il est dit en Isaïe, Voici c’est cestuy-cy qui est nostre Dieu, c’est l’Eternel, nous espérerons en luy, et il nous sauvera Esaïe 25.9 : toutes gens de sens rassis voyent qu’il est notamment parlé du Rédempteur, lequel devoit sortir pour le salut de son peuple : et ce que par deux fois il est monstré comme au doigt ne se peut rapporter qu’à Christ. Il y a un passage en Malachie encores plus clair, quand il promet que le dominateur qu’on attendoit, viendra en son temple Malach. 3.1. Il est tout notoire que le temple de Jérusalem n’a jamais esté dédié qu’au seul et souverain Dieu : et toutesfois le Prophète en donne la maistrise et possession à Jésus-Christ ; dont il s’ensuit qu’il est le mesme Dieu qui a tousjours esté adoré en Judée.

1.13.11

Le nouveau Testament est plein de tesmoignages infinis : et pourtant il me faut plustost mettre peine d’eslire les plus propres, que de les assembler tous. Or combien que les Apostres ayent parlé de Jésus-Christ depuis qu’il est apparu en chair pour Médiateur : néantmoins tout ce que j’amèneray conviendra très bien à prouver sa Déité éternelle. Pour le premier, c’est un poinct bien à noter, que tout ce qui avoit esté prédit du Dieu éternel, les Apostres l’appliquent à Jésus-Christ, disans qu’il a esté accompli en luy, ou le sera. Comme quand Isaïe dit, que le Dieu des armées sera en pierre de scandale, et en rocher d’achoppement à la maison de Juda et d’Israël Esaïe 7.14 : sainct Paul déclaire que cela a esté accompli en Jésus-Christ ; enquoy il monstre quant et quant qu’il est le Dieu des armées Rom. 9.33. Pareillement en un autre passage ; Il nous faut, dit-il, tous comparoistre devant le siège judicial de Christ : car il est escrit, Tout genouil se ployera devant moy, et toute langue jurera en mon nom Rom. 14.10 ; Esaïe 14.23. Puis que Dieu parle ainsi de soy en Isaïe, et que Christ monstre, par effect que cela lui convient : il s’ensuit bien qu’il est ce Dieu mesme duquel la gloire ne peut estre donnée à autruy. Autant en est-il de ce qu’il allègue du Pseaume en l’Epistre aux Ephésiens, Dieu montant en haut a mené ses ennemis captifs Eph. 4.8 ; Ps. 68.18. Car il veut monstrer que ceste ascension avoit seulement esté figurée en ce que Dieu avoit desployé sa vertu pour donner victoire à David contre les Payens, et qu’elle s’est monstrée plus à plein en Jésus-Christ. Suyvant cela sainct Jehan tesmoigne que c’estoit la gloire du Fils de Dieu qui apparut à Isaïe : combien que le Prophète dit que c’estoit la majesté du Dieu vivant Jean 12.41 ; Esaïe 6.1-5. Outreplus, il n’y a nulle doute que les passages que cite l’Apostre en l’Epistre aux Hébrieux, n’appartienent qu’au seul Dieu : asçavoir, Seigneur, Tu as fondé dès le commencement le ciel et la terre. Item, adorez-le, vous tous ses Anges Héb. 1.10, 6. Combien que ces tiltres soyent pour honorer la majesté de Dieu : toutesfois de les appliquer à Jésus-Christ, ce n’est point en abuser : car c’est chose notoire que tout ce qui est là prédit a esté accompli en luy seul. C’est luy qui s’est mis en avant pour faire miséricorde à Sion. C’est luy qui a pris possession de tous peuples et de toutes régions du monde, en dilatant son Royaume partout. Et pourquoy sainct Jehan eust-il douté d’attribuer la majesté de Dieu à Jésus-Christ, ayant affermé au commencement de son Evangile, qu’il estoit Dieu éternel Jean 1.1, 14 ? Pourquoy eust craint sainct Paul de le colloquer au throne de Dieu, ayant si clairement auparavant parlé de sa Divinité, en disant qu’il est le Dieu bénit éternellement 2Cor. 5.10 ; Rom. 9.5 ? Et afin que nous voyons comment il persévère constamment en ce propos, en un autre lieu il dit qu’il est Dieu manifesté en chair. S’il est le Dieu bénit éternellement, c’est celuy auquel en un autre passage le mesme Apostre enseigne que toute gloire est deue 1Tim. 6.16. Ce que de faict il monstre ouvertement, escrivant que Jésus-Christ, entant qu’il avoit la gloire de Dieu, n’eust point estimé rapine de se faire égal à Dieu : mais qu’il s’est voulu anéantir Phil. 2.6. Et afin que les meschans ne murmurassent que ce fust quelque Dieu fait à haste, sainct Jehan passe outre, disant qu’il est le vray Dieu et la vie éternelle 1Jean 5.20. Combien toutesfois qu’il nous doit suffire, quand nous entendons qu’il est nommé Dieu : principalement par la bouche de sainct Paul, qui ouvertement dénonce qu’il n’y a point plusieurs dieux, mais un seul : Combien, dit-il, qu’on renomme plusieurs dieux au ciel et en la terre, nous n’avons toutesfois qu’un seul Dieu, duquel sont toutes choses 1Cor. 8.5. Quand nous oyons de luy-mesme que Dieu a esté manifesté en chair : que Dieu a acquis son Eglise par son sang 1Tim. 3.16 ; Actes 20.28 : pourquoy imaginerions-nous un second Dieu, lequel il ne recognoist point ? Finalement, c’est chose certaine que tous les fidèles ont eu ce mesme sentiment. Certes sainct Thomas confessant qu’il est son Dieu et son Seigneur, déclaire qu’il est le Dieu unique qu’il avoit toujours adoré Jean 20.28.

1.13.12

D’avantage, si nous estimons sa divinité par ses œuvres, lesquelles luy sont attribuées en l’Escriture : elle apparoistra encore plus clairement ; car en ce qu’il dit, que depuis le commencement jusques à ceste heure il a toujours ouvré avec son Père : les Juifs, combien qu’ils fussent autrement bien stupides, entendirent bien que par cela il s’attribuoit la puissance de Dieu. Et à ceste cause, comme dit sainct Jehan, cherchoyent plus que devant de le meurtrir : veu que non-seulement il violoit le Sabbat, mais se portoit pour Fils de Dieu, se faisant égal à Dieu Jean 5.17. Quelle sera donc nostre stupidité, si nous ne cognoissons que sa divinité est en ce passage plenement certifiée ? Et de vray, gouverner le monde par sa providence et vertu, tenir toutes choses à son commandement (ce que l’Apostre dit luy appartenir) ne convient qu’au seul Créateur Héb. 1.3. Et non seulement l’office de gouverner le monde luy compète communément avec le Père, mais tous autres offices qui ne peuvent estre transférez à créature aucune. Le Seigneur dénonce par le Prophète, Ce suis-je, ce suis-je, Israël, qui efface tes iniquitez à cause de moy Esaïe 43.25. En suyvant ceste sentence, les Juifs pensoyent que Jésus-Christ faisoit injure à Dieu, prenant l’authorité de remettre les péchez. Mais luy au contraire, non-seulement de paroles maintint ceste puissance à soy, ains l’approuva par miracle Matth. 9.6. Nous voyons donc que non-seulement le ministère de remettre les péchez est par devers Jésus-Christ, mais aussi la puissance, laquelle Dieu a une fois dénoncée devoir demeurer à soy éternellement. Quoy ? de savoir et entendre les secrètes pensées des cœurs des hommes, n’est-ce pas le propre d’un seul Dieu Matth. 9.4 ? Or est-il ainsi que cela a esté en Jésus-Christ : dont sa divinité est démontrée.

1.13.13

Quant aux miracles, elle y est approuvée quasi à l’œil. Car combien que les Prophètes et Apostres en ayent fait de semblables, toutesfois il y a grande différence en ce qu’ils ont esté seulement ministres des dons de Dieu : Jésus-Christ a eu en soy-mesme la vertu. Il a bien aucunes fois usé de prières pour référer la gloire à son Père : mais nous voyons que le plus souvent il a démonstré la puissance estre sienne. Et comment celuy ne seroit-il le vray autheur des miracles, qui de son authorité ottroye aux autres la faculté d’en faire ? Car l’Evangéliste récite qu’il a donné à ses Apostres la puissance de ressusciter les morts, guairir les ladres, chasser les diables Matth. 10.8 ; Marc. 1.40 ; 6.7, etc. Et les Apostres de leur part en ont tellement usé, qu’ils démonstroyent assez que la vertu ne procédoit point d’ailleurs que de Jésus-Christ. Au nom de Jésus-Christ, dit sainct Pierre au paralytique, lève-toy et chemine Actes 3.6 ; Jean 5.36 ; 10.37 ; 14.11. Parquoy ce n’est point de merveilles si Jésus-Christ a mis en avant ses miracles, pour convaincre l’incrédulité des Juifs : comme ainsi soit qu’estans faits de sa propre vertu, ils rendoyent ample tesmoignage de sa divinité. Outreplus, si hors de Dieu il n’y a nul salut, nulle justice, nulle vie : certes en contenant toutes ces choses en soy, il est démonstré estre Dieu. Et ne faut point que quelqu’un allègue, que ces choses luy ont esté concédées de Dieu : car il n’est pas dit qu’il ait receu le don de salut, mais que luy-mesme est le salut. Et s’il n’y a nul bon fors qu’un seul Dieu, comment pourroit estre l’homme, je ne dy pas bon et juste, mais la bonté et justice luy-mesme Matth. 19.17 ? Et que dirons-nous à ce qu’enseigne l’Evangéliste, que dès le commencement du monde la vie estoit en luy : et que luy estant la vie estoit aussi la lumière des hommes Jean 1.4 ? Pourtant ayans telles expériences de sa majesté divine, nous osons mettre nostre foy et espérance en luy : comme ainsi soit que nous sachions estre un blasphème, de mettre sa fiance en la créature : et ne faisons point cela témérairement, mais selon sa parole. Croyez-vous en Dieu ? dit-il, croyez aussi en moy Jean 14.1. Et en ceste manière sainct Paul expose deux passages d’Isaïe, Quiconque croit en luy, ne sera point confus. Item, Il sortira de la racine de Jessé un prince, pour régir les peuples : les gens espéreront en luy Esaïe 28.16 ; 11.10 ; Rom. 10.11 ; 15.12. Et quel mestier est-il d’en raconter beaucoup de tesmoignages, veu que ceste sentence est si souvent répétée, Quiconque croit en moy, il a la vie éternelle ? D’avantage, l’invocation qui dépend de la foy, luy est aussi deue : laquelle néantmoins est propre à la majesté de Dieu, si elle a quelque chose de propre. Car le Prophète dit, Quiconque invoquera le nom de Dieu sera sauvé Joël 2.32. Item, Salomon, Le nom de Dieu est une bonne forteresse : le juste y aura son refuge et sera sauvé Prov. 18.10. Or le nom de Christ est invoqué à salut : il s’ensuit donc qu’il est Dieu. Nous avons exemple de ceste invocation en sainct Estiene, quand il dit, Seigneur Jésus, reçoy mon esprit Actes 7.59 : puis après en toute l’Eglise Chrestienne, comme tesmoigne Ananias au mesme livre, Seigneur Jésus, dit-il, tu sais combien il a affligé tous les Saincts qui invoquent ton Nom Actes 9.13. Et afin qu’on entende que toute plénitude de Divinité habite corporellement en Jésus-Christ Col. 2.9, sainct Paul confesse qu’il n’a voulu savoir autre doctrine entre les Corinthiens, que la cognoissance de son Nom : et qu’il n’a presché autre chose que luy seul 1Cor. 2.2. Qu’est-ce là, de ne prescher autre chose que Jésus-Christ aux fidèles, ausquels Dieu défend de ne se glorifier en autre nom qu’au sien Jér. 9.23 ? Qui osera maintenant dire, que celuy est une simple créature, duquel la cognoissance est nostre gloire unique ? Cela aussi n’est point de petite importance que les Apostres, aux salutations qu’ils ont accoustumé de mettre au commencement de leurs Escrits, requièrent les mesmes bénéfices de Jésus-Christ, qu’ils font de Dieu son Père. En quoy ils démonstrent que non-seulement par son intercession et moyen nous obtenons les bénéfices de Dieu, mais que de luy-mesme nous les recevons. Ceste cognoissance qui gist en pratique et expérience, est beaucoup plus certaine que toutes spéculations oisives ; car l’âme fidèle recognoist indubitablement, et par manière de dire, touche à la main la présence de Dieu, là où elle se sent vivifiée, illuminée, sauvée, justifiée et sanctifiée.

1.13.14

Pourtant il faut user de mesme probation pour confermer la divinité du sainct Esprit. Le tesmoignage de Moyse en l’histoire de la création n’est pas obscur : c’est que l’Esprit de Dieu estoit espandu sur les abysmes, c’est à dire ceste masse confuse des élémens Gen. 1.1. Car il signifie que non-seulement la beauté du monde telle qu’on la voit maintenant ne se pourroit maintenir en estat sans la vertu de l’Esprit : mais qu’il a falu mesme qu’en ce gros amas sans forme ni ordre l’Esprit besongnast, à ce qu’elle ne fust point anéantie incontinent. Pareillement ce qui est dit en Isaïe n’est sujet à nulle cavillation. L’Eternel m’a envoyé et son Esprit Esaïe 48.16. Car par ces mots il a attribué au sainct Esprit l’authorité d’envoyer les Prophètes : ce qui est de l’empire souverain de Dieu. Mais la meilleure probation, comme j’ay dit, sera de nostre expérience familière. Car ce que l’Escriture luy attribue, et ce que nous expérimentons chacun de nous par effect, est bien eslongné des créatures : car c’est luy qui est espandu par tout, qui soustient et vivifie toutes choses au ciel et en la terre, et leur donne vigueur. Desjà, en ce qu’il n’est restreint en nul lieu ne limites, il est exempté du nombre des créatures : mais d’inspirer essence, vie et mouvement à toutes choses par sa vertu, c’est une chose notoirement divine. D’avantage si la régénération qui nous ameine à la vie incorruptible, surmonte en excellence l’estat de ceste vie, que devons-nous juger de celuy par lequel nous sommes régénérez ? Or que le sainct Esprit soit autheur de la nouvelle vie, et non pas d’une vigueur empruntée, mais qui luy est propre : l’Escriture le démonstre en plusieurs passages : mesmes que c’est par son opération que nous sommes conduits à la vie céleste. Brief, tous les offices qui compétent droictement à la Divinité luy sont attribuez comme au Fils. C’est luy qui sonde les profonds secrets de Dieu, lequel n’a point de conseiller entre les créatures 1Cor. 2.10, 16, qui donne sagesse et grâce de parler 1Cor. 12.10 : comme ainsi soit que Dieu prononce par Moyse, que c’est à luy seul de ce faire Ex. 4.11 : c’est par luy que nous participons avec Dieu pour sentir sa vertu, à ce qu’elle nous vivifie : nostre justification aussi est son ouvrage : c’est de luy que procède force, saincteté, vérité, grâce, et tout ce qu’on peut penser de bien ; car il n’y a qu’un seul Esprit, dont toute largesse et diversité des dons célestes descoulent sur nous. Car c’est bien une sentence notable, combien que les dons de Dieu soyent distinguez, et aussi qu’ils soyent départis à chacun selon sa mesure : que toutesfois c’est un mesme Esprit, qui non-seulement en est la source et le commencement, mais aussi l’autheur 1Cor. 12.11. Sainct Paul n’eust jamais ainsi parlé, s’il n’eust cognu la vraye divinité au sainct Esprit. Ce qu’il exprime encore tantost après, disant, Un seul et mesme Esprit distribue tous biens selon qu’il veut. Si ce n’estoit une subsistence qui résidast en Dieu, sainct Paul ne l’eust pas constitué juge pour disposer à sa volonté. Parquoy il n’y a doute qu’il ne l’eslève en authorité divine : et par ce moyen afferme que c’est une hypostase de l’essence de Dieu.

1.13.15

Mesme quand l’Escriture parle de luy, elle use bien du nom de Dieu, car sainct Paul conclud que nous sommes temples de Dieu, d’autant que son Esprit habite en nous 1Cor. 3.17 ; 6.19 ; 2Cor. 6.16 : ce qui ne se doit légèrement passer. Car comme ainsi soit que nostre Seigneur nous promet tant de fois qu’il nous eslira pour son temple et tabernacle, ceste promesse n’est pas autrement accomplie en nous, sinon d’autant que son Esprit y habite. Certes comme dit sainct Augustin, s’il nous estoit commandé d’édifier au sainct Esprit un temple matériel de pierre et de bois, ce seroit une claire approbation de sa divinité, entant que cest honneur n’est deu qu’à Dieu[j]. Or combien cest argument est-il plus clair, que non-seulement nous luy devons faire des temples, mais nous-mesmes nous luy sommes pour temples ? Et de faict l’Apostre en un mesme sens nous appelle maintenant temple de Dieu, maintenant temple de son Esprit. Et sainct Pierre reprenant Ananias de ce qu’il avoit menty au sainct Esprit, dit qu’il n’a point menty aux hommes, mais à Dieu Actes 5.3. Item où Isaïe introduit le Seigneur des armées parlant, sainct Paul dit que c’est le sainct Esprit qui parle Esaïe 6.9 ; Actes 28.25-26. Qui plus est, au lieu que les Prophètes protestent que ce qu’ils mettent en avant, est du souverain Dieu, Jésus-Christ et les Apostres rapportent le tout au sainct Esprit. Dont il s’ensuit qu’il est le Dieu éternel qui a gouverné les Prophètes. Et là où Dieu se complaind qu’il a esté provoqué à ire par l’obstination du peuple, Isaïe dit que l’Esprit de Dieu a esté contristé Esaïe 63.10 ; Matth. 12.31 ; Marc 3.29 ; Luc 12.6. Finalement si Dieu en pardonnant à ceux qui auront blasphémé contre son Fils, réserve le blasphème contre le sainct Esprit comme irrémissible : il faut bien que l’Esprit ait en soy majesté Divine, laquelle ne se peut amoindrir ny offenser sans commettre crime énorme. C’est de propos délibéré que je laisse plusieurs tesmoignages, desquels les Anciens ont usé. Il leur a semblé favorable d’alléguer du Pseaume, Les cieux ont esté establis par la parole de Dieu, et tout leur ornement par l’Esprit de sa bouche Ps. 33.6 : et ont cuidé gagner par ce moyen que le monde a esté créé par l’Esprit comme par le Fils : mais puis que c’est un style accoustumé aux Pseaumes, de répéter une chose deux fois, et qu’en Isaïe l’Esprit de la bouche vaut autant comme la parole, ceste raison est débile Esaïe 11.4. Pourtant j’ay voulu sobrement toucher ce qui pouvoit contenter nostre foy, et luy donner repos asseuré.

[j] August., Ad Maximinum, ép. LXVI.

1.13.16

Or selon que Dieu à l’advénement de son Fils unique s’est plus clairement manifesté, aussi les trois personnes ont esté alors mieux cognues : combien qu’un seul tesmoignage choisy d’entre plusieurs nous suffira. Sainct Paul conjoint tellement ces trois, Dieu, la Foy, et le Baptesme Eph. 4.5, qu’il tire argument de l’un à l’autre : concluant puisqu’il n’y a qu’une foy, qu’il n’y a qu’un seul Dieu : et puis qu’il n’y a qu’un Baptesme, qu’il n’y a aussi qu’une foy. Si doncques par le Baptesme nous sommes introduits en la foy d’un seul Dieu, pour l’honorer, il nous faut tenir pour vray Dieu celuy au nom duquel nous sommes baptisez. Et n’y a doute que nostre Seigneur Jésus commandant de baptizer au nom du Père et du Fils et du sainct Esprit, n’ait voulu déclairer que ceste clarté de cognoistre trois personnes devoit luire en plus grande perfection qu’au paravant Matth. 28.19. Car cela vaut autant à dire que baptizer au nom d’un seul Dieu, lequel est maintenant évidemment apparu, au Père, au Fils et au sainct Esprit. Dont il s’ensuit qu’il y a trois personnes résidentes en l’essence de Dieu, esquelles Dieu est cognu. Et de faict, puis que la foy ne doit point regarder çà et là, ne faire plusieurs discours, mais s’addresser à Dieu seul, s’y tenir et arrester du tout : delà il est facile à recueillir, que s’il y avoit plusieurs espèces de foy, il faudroit qu’il y eust plusieurs dieux. Et qu’est-ce là autre chose que tesmoigner clairement les trois estre un seul. Dieu ? Or si cela doit estre résolu entre nous, qu’il n’y a qu’un seul Dieu, nous concluons que le Fils et le sainct Esprit sont la propre essence divine. Pourtant les Arriens estoyent fort esgarez en leur sens, lesquels en concédant à Jésus-Christ le tiltre de Dieu, luy ostoyent la substance divine. Les Macédoniens aussi estoyent transportez de semblable rage, lesquels ne vouloyent entendre par le sainct Esprit, que les dons de grâce que Dieu distribue aux hommes. Car comme sagesse, intelligence, prudence, force et autres vertus procèdent de luy : aussi d’autre part il est seul l’Esprit de prudence, sagesse, force et toutes autres vertus : et n’est pas divisé selon la distribution diverse des grâces, mais demeure tousjours en son entier : combien que les grâces se distribuent diversement, comme dit l’Apostre 1Cor. 12.11.

1.13.17

D’autre part, l’Escriture nous démonstre quelque distinction entre le Père et sa Parole, entre la Parole et le sainct Esprit, laquelle toutesfois nous devons considérer avec grande révérence et sobriété, comme la grandeur du mystère nous admonneste. Pourtant la sentence de Grégoire Nazienzène me plaist fort, Je n’en puis, dit-il concevoir un, que trois ne reluysent à l’entour de moy : et n’en puis discerner trois, qu’incontinent je ne soye réduit à un seul[k]. Il nous faut doncques garder d’imaginer une trinité de personnes en Dieu, laquelle détiene nostre intelligence, ne la réduisant point à ceste unité. Certes ces vocables du Père, et du Fils et de l’Esprit, nous dénotent une vraye distinction : afin qu’aucun ne pense que ce sont divers tiltres qui s’attribuent à Dieu pour le signifier simplement en plusieurs manières : mais nous avons à observer que c’est une distinction, et non pas une division. Les passages que nous avons alléguez monstrent assez que le Fils a sa propriété distincte du Père : car il n’eust pas esté Parole en Dieu, sinon qu’il fust autre que le Père : et n’eust point eu sa gloire avec le Père, sinon qu’il fust distingué d’avec luy. Derechef, le Fils se distingue du Père, quand il dit qu’il y en a un autre duquel il a tesmoignage Jean 5.32 ; 8.16. Et ainsi se doit prendre ce qui est dit ailleurs, que le Père a créé toutes choses par sa Parole : ce qui ne se pouvoit faire qu’il n’y eust quelque différence entre le Père et le Fils. D’avantage le Père n’est pas descendu en terre, mais celuy qui estoit sorty de luy : il n’est pas mort ne ressuscité, mais celuy qui avoit esté par luy envoyé. Et ne faut pas dire que ceste distinction a eu son origine depuis que le Fils a pris chair, veu qu’il est notoire qu’auparavant le Fils unique a esté au sein du Père Jean 1.18. Car qui osera dire qu’il y soit lors entré quand il est descendu du ciel pour prendre nostre humanité ? Il y estoit doncques dés le commencement, régnant en gloire. La distinction du sainct Esprit d’avec le Père nous est signifiée, quand il est dit qu’il procède du Père : d’avec le Fils, quand il est nommé autre : comme quand Jésus-Christ dénonce qu’il y viendra un autre Consolateur, et en plusieurs autres passages Jean 15.6 ; 15.26 ; 14.16.

[k] in Sermone de sacro baptismo.

1.13.18

Or pour exprimer la nature de ceste distinction, je ne say s’il est expédient d’emprunter similitudes des choses humaines. Les Anciens le font bien aucunesfois : mais semblablement ils confessent que tout ce qu’ils en peuvent dire n’approche pas beaucoup. Pourtant je crains d’entreprendre rien en cest endroit de peur que si je disoye quelque chose qui ne vinst pas bien à propos, je donnasse occasion de mesdire aux meschans, ou aux ignorans de s’abuser. Néantmoins il ne convient pas dissimuler la distinction laquelle est exprimée en l’Escriture : c’est, qu’au Père le commencement de toute action, et la source et origine de toutes choses est attribuée : au Fils, la sagesse, le conseil et l’ordre de tout disposer : au sainct Esprit, la vertu et efficace de toute action. Outreplus, combien que l’éternité du Père soit aussi l’éternité du Fils et de son Esprit, d’autant que Dieu n’a jamais peu estre sans sa sapience et vertu, et qu’en l’éternité il ne faut chercher premier ne second : toutesfois cest ordre qu’on observe entre le Père, le Fils et le sainct Esprit n’est pas superflu, que le Père soit nommé le premier : après le Fils, comme venant de luy : puis le Sainct Esprit, comme procédant des deux. Car mesme l’entendement d’un chacun encline là naturellement, de considérer premièrement Dieu, en après sa sapience, finalement sa vertu, par laquelle il met en exécution ce qu’il a déterminé. Pour laquelle cause le Fils est dit estre produit du Père seulement, l’Esprit de l’un et de l’autre : ce qui est souventes fois répété en l’Escriture, mais plus clairement au huitième des Romains qu’en nul autre passage : où le sainct Esprit est indifféremment appelé maintenant l’Esprit de Christ, maintenant de celuy qui a ressuscité Christ des morts : et ce à bon droit. Car sainct Pierre aussi tesmoigne que c’a esté l’Esprit de Christ par lequel ont parlé les Prophètes, comme ainsi soit que l’Escriture souvent enseigne que c’a esté l’Esprit du Père 2Pierre 1.21.

1.13.19

Or tant s’en faut que ceste distinction contreviene à l’unité de Dieu, que plustost on peut prouver le Fils estre un mesme Dieu avec le Père, d’autant qu’ils ont un mesme Esprit : et que l’Esprit n’est point une diverse substance du Père et du Fils, d’autant qu’il est leur Esprit. Car en chacune personne toute la nature divine doit estre entendue, avec la propriété qui leur compète. Le Père est totalement au Fils, et le Fils est totalement au Père, comme luy-mesme l’afferme, disant, Je suis en mon Père, et mon Père en moy Jean 14.10. Pourtant tous les Docteurs Ecclésiastiques n’admettent aucune différence, quant à l’essence, entre les personnes. Par ces mots, dit sainct Augustin, dénotans distinction, est signifiée la correspondance que les personnes ont l’une à l’autre, non pas la substance, laquelle est une en toutes les trois. Selon lequel sens il faut accorder les sentences des Anciens, lesquelles sembleroyent autrement contredire. Car aucunesfois ils appellent le Père commencement du Fils, aucunesfois ils enseignent que le Fils a son essence et divinité de soy-mesme, voire et qu’il est un mesme commencement avec le Père. Sainct Augustin monstre en un autre passage bien et facilement la cause de ceste diversité, parlant ainsi, Christ est appelé Dieu, au regard de soy : au regard du Père, il est appelé Fils. Derechef, Le Père quant à soy est nommé Dieu : au regard du Fils, il est nommé Père. Entant qu’il est nommé Père au regard du Fils, il n’est point Fils : et le Fils semblablement, au regard du Père, n’est point Père. Mais entant que le Père, au regard de soy est nommé Dieu, et le Fils semblablement : c’est un mesme Dieu. Pourtant quand nous parlons du Fils simplement sans regarder le Père, ce n’est point mal parlé ny improprement, de dire qu’il a son estre de soy-mesme : et pour ceste cause qu’il est le seul commencement. Quant nous touchons la correspondance qu’il a avec le Père, nous disons que le Père est son commencement. Tout le cinquième livre de sainct Augustin de la Trinité ne tend qu’à expliquer cest article, et le plus seur est de s’arrester à la correspondance, selon qu’il la déduit, qu’en se fourrant par subtilité plus profond en ce haut secret, s’esgarer en plusieurs vaines spéculations[a].

[a] Vide August., Homil. de temp., XXXVIII ; De Trinit. et columb., ad Passent., ep. CLXXIV — Cyrillus, De Trinit., lib. VII ; Idem, lib. III. Dial. August. in Psalm. CIX ; et Tract, in Joann., XXXIX ; August., in Psalm. LXVIII.

1.13.20

Parquoy ceux qui aiment sobriété et se contentent de la mesure de foy, auront ici en brief ce qui leur est utile d’entendre : asçavoir, quand nous protestons de croire en un Dieu, que sous ce nom est entendue une simple essence, sous laquelle nous comprenons trois personnes ou hypostases : et ainsi toutesfois et quantes que le nom de Dieu est prins absolument et sans rien déterminer, le Fils et le sainct Esprit y sont aussi bien comprins que le Père : mais quand le Fils est conjoinct avec le Père, lors la correspondance de l’un à l’autre doit avoir lieu, qui ameine avec soy la distinction des personnes. Or pource que les propriétez emportent quelque ordre : comme que le commencement et origine soit au Père : à ceste raison quand il est parlé du Père et du Fils ou de l’Esprit ensemble, le nom de Dieu est spécialement attribué au Père. En ceste manière l’unité de l’essence est gardée, et l’ordre est retenu, lequel toutesfois ne diminue rien de la déité du Fils et de l’Esprit. Et de faict, puis que desjà nous avons veu que les Apostres enseignent Jésus-Christ estre le mesme Dieu éternel lequel Moyse et les Prophètes ont presché, il faut tousjours revenir à ceste unité d’essence : et par conséquent ce nous est un sacrilège détestable de nommer le Fils un autre Dieu que le Père, pource que le nom simple de Dieu ne reçoit nulle comparaison, et qu’on ne peut dire que Dieu quant à soy ait quelque diversité pour estre ceci et cela. Or que le nom de Dieu éternel prins absolument appartiene à Jésus-Christ, il appert encores par les mots de sainct Paul, J’ay prié trois fois le Seigneur : car après avoir récité la response de Dieu, Ma grâce te suffit, il adjouste tantost après, Afin que la vertu de Christ habite en moy 2Cor. 12.9. Car il est certain que ce nom de Seigneur est là mis pour Dieu éternel : par ainsi de le restreindre à la personne du Médiateur, ce seroit une cavillation frivole et puérile, veu que la sentence est pure et simple, et ne compare pas le Père avec le Fils. Et nous sçavons que les Apostres, suyvans la translation Grecque, ont tousjours mis ce nom de Seigneur au lieu du nom Hébraïque Jéhova, qu’on appelle Ineffable. Et pour ne chercher exemple plus loin, ce passage convient du tout avec celuy de Joël qui est allégué par sainct Pierre, Quiconque invoquera le nom du Seigneur, sera sauvé Joël 2.32 ; Actes 2.16-21. Quand ce mesme nom est attribué en particulier au Fils, nous verrons en son lieu que la raison est diverse. C’est assez pour ceste heure de sçavoir que sainct Paul ayant prié Dieu absolument en sa majesté, adjouste incontinent le nom de Christ. Et de faict, Dieu en son entier est appelé Esprit par Christ : car rien n’empesche que toute l’essence de Dieu ne soit spirituelle, en laquelle soyent comprins le Père, le Fils et le sainct Esprit : qui est assez patent et facile par l’Escriture. Car comme Dieu est là nommé Esprit, aussi d’autre part le sainct Esprit, entant qu’il est hypostase en toute l’essence, est appelé l’Esprit de Dieu et procédant de luy.

1.13.21

Or pource que Satan dés le commencement, afin de renverser du tout nostre foy, a esmeu de grands combats et troubles, tant sur l’essence divine du Fils et du sainct Esprit que de la distinction personnelle : et qu’en tous aages il a esmeu et poussé des esprits malins qui ont fasché et molesté les bons docteurs, aussi de nostre temps il s’efforce de remuer des vieilles estincelles pour allumer nouveau feu : il est besoin de venir au-devant de telles resveries. Jusques yci j’ay lasché à mener par la main ceux qui se rendoyent dociles, non point de batailler contre les opiniastres : maintenant il faut maintenir contre la malice des endurcis la vérité qui a esté paisiblement monstrée. Combien que j’appliqueray ma principale estude à asseurer les fidèles qui se rendront faciles à recevoir la Parole de Dieu, afin qu’ils ayent un arrest infallible. Retenons bien, que si en tous les hauts secrets de l’Escriture il nous convient estre sobres et modestes, cestuy-ci n’est pas le dernier : et qu’il nous faut bien estre sur nos gardes, que nos pensées ou nos langues ne s’avancent point plus loin que les limites de la Parole de Dieu ne s’estendent. Car comment l’esprit humain restreindra-il à sa petite capacité l’essence infinie de Dieu, veu qu’il n’a peu encores déterminer pour certain quel est le corps du Soleil, lequel néantmoins on voit journellement ? mesmes comme parviendroit-il de sa propre conduite à sonder l’essence de Dieu, veu qu’il ne cognoist point la siene propre ? Parquoy laissons à Dieu le privilège de se cognoistre : car c’est luy seul, comme dit sainct Hilaire, qui est tesmoin idoine de soy, et lequel ne se cognoist que par soy[b]. Or nous luy laisserons ce qui luy appartient, si nous le comprenons tel qu’il se déclaire, et ne nous enquestons point de luy que par sa Parole. Il y a cinq sermons de Chrysostome traitans de cest argument, lesquels n’ont peu réprimer l’audace des Sophistes, qu’ils ne se soyent desbordez à babiller sans raison ne mesure : car ils ne se sont point yci portez plus rassis qu’en tout le reste : et d’autant que Dieu a maudit leur témérité, nous devons estre advertis par leur exemple, pour bien estre résolus de ceste question, d’apporter plustost docilité que subtilité : et ne mettons point en nostre cerveau de chercher Dieu, sinon en sa Parole, de penser de luy sinon estans guidez par icelle, et n’en rien dire qui n’en soit tiré et puisé. Que si la distinction des personnes selon qu’elle est difficile à comprendre, tourmente quelquesuns de scrupules : qu’il leur souviene que si nos pensées se laschent la bride à faire des discours de curiosité, elles entrent en un labyrinthe : et combien qu’ils ne comprenent pas la hautesse de ce mystère, qu’ils souffrent d’estre gouvernez par la saincte Escriture.

[b] De Trinitat. lib. I.

1.13.22

De faire un long dénombrement des erreurs dunt la pureté de nostre foy a esté jadis assaillie en cest article, il seroit trop long et fascheux sans proufit. Plusieurs des premiers hérétiques se sont jettez aux champs pour anéantir la gloire de Dieu par des resveries si énormes, que ce leur estoit assez d’esbranler et troubler les povres idiots. D’un petit nombre d’abuseurs sont sorties plusieurs sectes, comme un menu fretin : lesquelles en partie ont tendu à dissiper l’essence de Dieu, en partie à mesler et confondre la distinction des personnes. Or si nous tenons pour bien conclu d ce que nous avons cy dessus monstré par l’Escriture, asçavoir que Dieu est d’une simple essence, et laquelle ne se peut diviser, combien qu’elle appartiene au Père et au Fils et au sainct Esprit : et derechef que le Père diffère par quelque propriété d’avec le Fils, et le Fils d’avec le sainct Esprit : la porte sera fermée non-seulement aux Arriens et Sabelliens, mais aussi à tous les fantastiques qui les ont précédez. Mais pource que de nostre temps quelques phrénétiques se sont aussi levez, comme Servet et ses semblables, lesquels ont tasché de tout envelopper par leurs illusions : il sera expédient de descouvrir en brief leurs fallaces. Le nom de Trinité a esté tant odieux à Servet, voire détestable, qu’il appelle gens sans Dieu tous ceux ausquels il avoit imposé le nom de Trinitaires. Je laisse beaucoup de mots vileins, comme injures de harengères, dont ses livres sont farcis. La somme de ses resveries a esté, qu’on faisoit un Dieu de trois pièces, en disant qu’il y a trois personnes résidentes en Dieu : et que ceste trinité est imaginaire, d’autant qu’elle contrarie à l’unité de Dieu. Ce pendant il vouloit que les personnes fussent comme idées ou quelques images extérieures : et non pas résidentes en l’essence de Dieu, mais pour le nous figurer en une sorte ou en l’autre. Il adjouste, qu’au commencement il n’y avoit rien distinct en Dieu, pource que la Parole estoit aussi l’Esprit : mais depuis que Jésus-Christ est apparu, Dieu de Dieu, que de luy est descoulé un autre Dieu, asçavoir le sainct Esprit. Or combien qu’il farde quelque fois ses mensonges par allégories, comme en disant que la Parole éternelle de Dieu a esté l’esprit de Christ en Dieu, et reluisance de son idée : item, que l’Esprit a esté une ombre de la Déité : toutesfois puis après il abolit la Déité tant du Fils que du sainct Esprit, disant que selon la mesure que Dieu dispense, il y a en l’un et en l’autre quelque portion de Dieu : comme le mesme Esprit estant substanciellement en nous, est aussi une portion de Dieu, mesmes au bois et aux pierres. Quant à ce qu’il gergonne de la personne du Médiateur, nous le verrons en son lieu. Ce pendant ceste resverie si monstrueuse, que ce mot de Personne n’emporte sinon un regard visible de la gloire de Dieu, n’a jà besoin de longue réfutation. Car puis que sainct Jehan afferme que devant que le monde fust créé, desjà la Parole estoit Dieu, il la sépare bien loin de toutes idées ou visions Jean 1.1 : car si lors et de toute éternité ceste Parole estoit Dieu, et avoit sa propre gloire et clairté avec le Père Jean 17.5, elle ne pouvoit estre quelque lueur se monstrant seulement par dehors, ou figurative : mais il s’ensuit nécessairement que c’estoit une vraye hypostase résidente en Dieu. Or combien qu’il ne soit fait nulle mention de l’Esprit, sinon en la création du monde : toutesfois il est là introduit non pas comme une ombre, mais comme vertu essencielle de Dieu, quand Moyse récite que la masse confuse dont les élémens ont esté formez, estoit dès lors maintenue par luy en son estat Gen. 1.2. Il est doncques alors apparu que l’Esprit avoit esté éternel en Dieu, d’autant qu’il a végété et conservé ceste matière confuse dont le ciel et la terre devoyent estre formez : voire devant que cest ordre tant beau et excellent y fust. Certes pour lors il ne pouvoit estre image ou représentation de Dieu, selon la resverie de Servet. En un autre lieu il est contraint de descouvrir plus à plein son impiété, c’est que Dieu en sa raison éternelle décrétant d’avoir un fils visible, s’est monstré visible par ce moyen. Car si cela est vray, on ne laissera autre divinité à Jésus-Christ, sinon d’autant que Dieu l’a ordonné pour Fils par son décret éternel. Il y a plus, c’est que les fantosmes qu’il suppose au lieu des personnes, sont tellement transformez par luy, qu’il ne fait nul scrupule de mettre des accidens nouveaux en Dieu. Sur tout il y a un blasphème exécrable, qu’il mesle indifféremment tant le Fils de Dieu que l’Esprit parmi les créatures : car il afferme à pur et à plat, qu’il y a des parties et des partages en Dieu, et que chacune portion est Dieu mesmes : que les âmes des fidèles sont coéternelles et consubstancielles à Dieu : combien qu’ailleurs il attribue déité substancielle non-seulement à nos âmes, mais à toutes choses créées.

1.13.23

De ce bourbier est sorty un autre monstre assez semblable : c’est que des brouillons, pour éviter la haine et déshonneur que l’impiété de Servet tire avec soy, ont bien confessé trois personnes : mais en adjoustant la raison, que le Père estant proprement seul vray Dieu s’est formé son Fils et son Esprit : et ainsi a fait descouler sa divinité en eux. Mesmes ils usent hardiment d’une faconde parler espovantable, c’est que le Père est distingué par ceste marque d’avec le Fils et le saint t Esprit, d’autant que luy seul est essenciateur. Voici la couleur qu’ils prétendent en premier lieu : c’est que Christ est souvent nommé Fils de Dieu, dont ils concluent qu’il n’y a point d’autre Dieu que le Père. Or ils ne considèrent pas, combien que le nom de Dieu soit aussi bien commun au Fils, qu’il est quelque fois attribué au Père par excellence, pource qu’il est la source et principe de déité : et que cela se fait pour noter la simple unité et indivisible qui est en l’essence divine. Ils répliquent, que si Jésus-Christ est vrayement Fils de Dieu, ce seroit chose absurde de le tenir Fils d’une personne. Je respon que tous les deux sont vrais, asçavoir qu’il est Fils de Dieu d’autant qu’il est la Parole engendrée du Père devant tous siècles : (car nous ne parlons pas encores de luy entant qu’il est Médiateur) et toutesfois pour mieux déclairer le sens de ces mots, qu’il faut avoir esgard à la personne : tellement que le nom de Dieu ne se prene pas simplement, mais pour le Père. Car si nous ne recognoissons autre Dieu que le Père, le Fils sera manifestement débouté de ce degré. Parquoy toutesfois et quantes qu’il est fait mention de la Déité, on ne doit nullement admettre que le Fils soit opposé au Père, comme si le nom de vray Dieu convenoit au Père seulement. Car le Dieu qui est apparu à Isaïe estoit le vray Dieu et unique Esaïe 6.1 ; Jean 12.41 ; Esaïe 8.14 ; Rom. 9.33 : et toutesfois sainct Jehan afferme que c’estoit Jésus-Christ. Celuy qui a menacé par le mesme Prophète les Juifs de leur estre pierre de scandale, estoit le seul vray Dieu : or sainct Paul prononce, que c’est Jésus-Christ. Celuy qui derechef parle haut et clair, disant que tout genouil sera ployé devant luy, est le seul Dieu vivant : or sainct Paul l’interprète de Jésus-Christ Esaïe 45.23 ; Rom. 14.11. Adjoustans les tesmoignages que l’Apostre ameine, Toy Dieu as fondé le ciel, et la terre est ouvrage de tes mains. Item, Tous les Anges de Dieu l’adorent : nous ne pouvons dire que tout cela ne compète à un seul vray Dieu. Et toutesfois l’Apostre dit que ce sont les propres tiltres de Jésus-Christ Héb. 1.10, 6 ; Ps. 102.25-26 ; 97.6. De dire que ce qui est propre à Dieu soit communiqué à Jésus-Christ, pource qu’il est la splendeur de sa gloire : c’est une cavillation qui n’est nullement à recevoir. Car puis que le nom de l’Eternel est mis par tout, il s’ensuit qu’il a son estre de soy-mesme au regard de sa déité : car puis qu’il est l’Eternel, on ne peut nier qu’il ne soit le Dieu qui dit ailleurs en Isaïe, Ce suis-je moy qui suis, et n’y a autre Dieu que moy Esaïe 44.6. Aussi ceste sentence de Jérémie mérite bien d’estre notée : Que les dieux, dit-il, qui n’ont point fait le ciel et la terre, soyent exterminez de la terre qui est sous le ciel Jér. 10.11 ; car il est nécessaire de conclurre à l’opposite, que le Fils de Dieu est celuy duquel Isaïe prouve souvent la divinité par la création du monde. Or comment le Créateur qui donne estre à toutes choses ne sera-il de soy-mesme, mais empruntera son essence d’ailleurs ? car quiconque dit que le Fils soit essencié du Père (puis que tels abuseurs forgent des noms contre nature) il nie qu’il ait estre propre de soy. Or le sainct Esprit contredit à tels blasphèmes, le nommant Jéhova, qui vaut autant à dire comme celuy qui est de soy et de sa propre vertu. Or si nous accordons que toute essence soit au seul Père, ou elle sera divisible, ou elle sera du tout ostée au Fils : et par ce moyen estant despouillé de son essence, il sera seulement un Dieu titulaire. Si on veut croire ces bavars, l’essence de Dieu ne conviendra qu’au Père seul, d’autant que luy seul a estre, et qu’il est essenciateur de son Fils : par ainsi l’essence du Fils ne seroit qu’un extrait je ne say quel, tiré comme par un alambic de l’essence de Dieu, ou bien une partie descoulante du total. D’avantage, ils sont contraints par leur principe de confesser que l’Esprit est du Père seul : car si c’est un ruisseau descoulant de la première essence, laquelle selon eux n’est propre qu’au Père, il ne pourra estre tenu ne réputé Esprit du Fils : ce qui est toutesfois rembarré par le tesmoignage de sainct Paul, quand il le fait commun tant au Fils qu’au Père. Outreplus, si on efface de la trinité la personne du Père, en quoy sera-il discerné du Fils et de l’Esprit, sinon entant qu’il sera seul Dieu ? Ces fantastiques confessent que Christ est Dieu, et néantmoins qu’il diffère d’avec le Père. Or yci il faut avoir quelque marque de discrétion, en sorte que le Père ne soit point le Fils. Ceux-cy la mettant en l’essence anéantissent notoirement la vraye déité de Jésus- Christ : laquelle ne peut estre sans l’essence, voire toute entière. Certes le Père ne différera point d’avec son Fils, sinon qu’il ait quelque chose de propre en soy, et qui ne soit point commune au Fils. Que trouveront-ils maintenant en quoy ils le puissent distinguer ? Si la discrétion est en l’essence, qu’ils me respondent asçavoir s’il ne l’a point communiquée à son Fils. Or cela ne s’est point fait en partie, d’autant que ce seroit abomination de forger un dieu à demy. Il y a aussi une autre absurdité : c’est qu’ils deschirent vileinement l’essence de Dieu, entant qu’en eux est. Il faut doncques conclurre qu’elle est commune au Fils et à l’Esprit en son entier. Or si cela est vray, on ne pourra pas au regard d’icelle distinguer le Père d’avec le Fils, veu que ce n’est qu’un. S’ils répliquent que le Père en essenciant son Fils est néantmoins demeuré seul vray Dieu, ayant l’essence en soy : Christ donc ne sera qu’un Dieu figuratif, et seulement d’apparence et de nom, sans avoir l’effect ou vérité : veu qu’il n’y a rien de plus propre à Dieu, que d’estre : selon la sentence de Moyse, Celuy qui est, m’a envoyé à vous Ex. 3.14.

1.13.24

Ce qu’ils prenent pour une maxime est faux, asçavoir que toutesfois et quantes que le nom de Dieu se trouve sans queue (comme l’on dit) il se rapporte au Père seul ; mesmes aux passages qu’ils ameinent, ils descouvrent trop lourdement leur ignorance, pource que là le nom du Fils est mis à l’opposite : dont, il appert qu’il y a comparaison de l’un à l’autre, et que pour ceste cause le nom de Dieu est particulièrement donné au Père. Ils répliquent. Si le Père n’estoit seul vray Dieu, il seroit son Père à ce conte. Je respon qu’il n’y a nul inconvénient, à cause du degré et ordre que nous avons dit, que le Père soit nommé Dieu spécialement, pource que non-seulement il a engendré de soy sa sagesse, mais aussi est le Dieu de Jésus-Christ selon qu’il est Médiateur : de quoy il sera ailleurs traité plus au long. Car depuis que Jésus-Christ est manifesté en chair, il est appelé Fils de Dieu, non-seulement pource que devant tout temps il a esté engendré du Père comme sa Parole, éternelle, mais aussi que pour nous conjoindre à luy il a pris la personne du Médiateur. Et puis que si hardiment ils déboutent Jésus-Christ de la dignité divine, je voudroye bien sçavoir quand il prononce qu’il n’y a nul bon qu’un seul Dieu Matth. 19.17, s’il se prive de sa bonté, ou non. Je ne parle point de sa nature humaine, afin qu’ils ne prétendent point que le bien qui est en elle procède de don gratuit : je demande si la Parole éternelle de Dieu est bonne, ou non. S’ils le nient, leur impiété sera desjà assez convaincue : en le confessant ils se couperont la gorge. Or ce qu’il semble de prime face que Jésus-Christ rejette loin de soy le nom de Bon, conforme encores mieux nostre sentence : car pource que c’est un tiltre singulier appartenant à un seul Dieu, d’autant qu’il avoit esté nommé bon à la façon accoustumée : en remettant cest honneur frivole il admonneste que la bonté qui est en luy est divine. Je demande aussi, quand sainct Paul enseigne que Dieu seul est immortel, sage et véritable 1Tim. 1.17, si par ces mots il renvoye Jésus-Christ au nombre des créatures humaines, où il n’y a que fragilité, folie et vanité : car par ce moyen celuy qui a esté la vie dés le commencement, voire pour donner immortalité aux Anges, ne seroit pas luy-mesme immortel : celuy qui est la sagesse de Dieu, ne seroit point sage : celuy qui est la vérité, ne seroit point véritable. Et combien cela est-il détestable ? Je demande outreplus, s’ils estiment qu’on doive adorer Jésus-Christ, ou non : car si cest honneur luy appartient de droit, que tout genouil se ploye devant luy Phil. 2.10, il s’ensuit qu’il est le Dieu qui a défendu en la Loy qu’on n’adorast point autre que luy. S’ils veulent que ce qui est dit en Isaïe, C’est moy qui suis, et n’y a nul que moy Esaïe 64.6, se rapporte au Père seul : je dy qu’il est propre à confondre leur erreur, veu que l’Apostre en l’alléguant de Christ, luy attribue tout ce qui est de Dieu. S’ils allèguent que Jésus-Christ a esté ainsi exalté en sa chair, en laquelle il avoit esté abaissé, et que c’est au regard de la chair que tout empire luy est donné au ciel et en la terre : ceste cavillation ne leur sert de rien ; car combien que la majesté de Juge et de Roy s’estende à toute la personne du Médiateur : toutesfois s’il n’estoit Dieu manifesté en chair, il ne pourroit estre eslevé en telle hautesse, que Dieu ne fust contraire à soy. Et sainct Paul décide très-bien ce différent, quand il dit qu’il estoit égal à Dieu, devant que s’anéantir sous la forme de serviteur. Or comment ceste équalité pourroit-elle convenir, sinon qu’il fust le Dieu duquel le nom est souverain et éternel, lequel chevauche sur les Chérubins, et qui est Roy de toute la terre, voire Roy permanent ? Quoy qu’ils grondent, ce qu’Isaïe dit en l’autre passage ne peut estre ravi à Christ : asçavoir, C’est-cy, c’est-cy nostre Dieu, nous l’avons attendu Esaïe 25.9. Car là il est notamment parlé de la venue du Rédempteur, qui devoit non-seulement délivrer le peuple de la captivité de Babylone, mais aussi remettre plenement son Eglise au-dessus. C’est aussi en vain qu’ils tergiversent, que Jésus-Christ a esté Dieu en son Père ; car combien que nous confessons qu’au regard de l’ordre et degré, la source de divinité soit au Père : toutesfois nous disons que c’est une illusion détestable, que l’essence soit réservée à luy seul à part, comme s’il avoit déifié son Fils : car par ce moyen il y auroit essence diverse et deschiquetée en pièces, ou Jésus-Christ seroit appelé Dieu à fausses enseignes, et par imagination. S’ils accordent que le Fils soit Dieu, mais second après le Père : il s’ensuyvra que l’essence laquelle est au Père sans génération ne forme, aura esté engendrée et formée en Jésus-Christ. Je say que beaucoup de gaudisseurs se mocquent, quand nous tirons la distinction des personnes du passage de Moyse, Faisons l’homme à nostre image Gen. 1.26 : et toutesfois quiconque, sera de sens rassis voit bien que telle forme de deviser seroit froide et inepte, s’il n’y avoit plusieurs personnes en Dieu. Or il est certain que ceux ausquels le Père s’addresse n’ont point esté créez. De chercher rien qui n’ait esté créé, c’est un abus : excepté Dieu, voire luy seul. Maintenant s’ils n’accordent que la puissance de créer et droict de commander a esté commun au Fils et au sainct Esprit aussi bien qu’au Père, il s’ensuyvra que Dieu n’a point lors parlé en soy, mais qu’il aura addressé son propos à des ouvriers forains ; brief un seul passage nous despeschera de leurs deux objections ; car quand Jésus-Christ dit que Dieu est Esprit Jean 4.24, de restreindre cela au Père, il n’y auroit ordre, comme si la Parole n’estoit point de nature spirituelle. Or si le nom d’Esprit convient au Fils, je conclu qu’il est aussi bien comprins sous le nom de Dieu. Tantost après il est adjousté, que le Père n’approuve point autre service que celuy qui luy est fait en esprit et vérité ; dont il s’ensuit que Jésus-Christ en exerçant l’office de Docteur sous le souverain chef, attribue au Père le nom de Dieu : non pas pour abolir sa déité de luy, mais pour nous eslever à icelle comme par degrez.

1.13.25

Mais voicy en quoy ils s’abusent, asçavoir d’en imaginer trois, desquels chacun ait une partie de l’essence divine. Or nous enseignons selon l’Escriture, qu’il n’y a qu’un seul Dieu essenciellement : et que l’essence du Fils n’est engendrée non plus que celle du Père : mais d’autant que le Père est premier en ordre, et qu’il a engendré de soy sa sagesse, c’est à bon droict qu’il est tenu pour principe et source de toute divinité, comme il a esté dit. Ainsi Dieu absoluement n’est point engendré : et le Père aussi au regard de sa personne n’est point engendré. Ils se trompent aussi en une autre illusion, c’est qu’il leur semble que nous establissons une quaternité : mais ils nous imposent faussement ce qu’ils ont forgé en leur cerveau, comme si nous disions que trois personnes descoulassent d’une essence comme trois ruisseaux. Or au contraire il appert par toute nostre doctrine, que nous ne tirons pas les personnes de l’essence pour en estre séparées : mais en disant qu’elles y résident, nous mettons distinction de l’une à l’autre. Si les personnes estoyent séparées de l’essence, leur raison auroit quelque couleur : mais en ce faisant il y auroit une trinité de dieux, non point de personnes, lesquelles nous disons qu’un seul Dieu comprend en soi : et ainsi la question frivole qu’ils esmeuvent est solue : asçavoir quand ils demandent si l’essence n’entrevient point à faire la Trinité : comme si nous estions si bestes de penser que trois dieux descendissent d’icelle. Or nous disons que Dieu estant entier en soy, a seulement ses propriétez distinc tes. En ce qu’ils répliquent que la Trinité sera doncques sans Dieu, ils se montrent tousjours aussi lourds et hébétez. Car combien qu’elle n’entreviene point à distinguer les personnes comme une partie ou portion, toutesfois les personnes ne sont pas sans icelle, ne hors d’icelle veu que le Père sans estre Dieu ne pouvoit estre Père : et le Fils ne pouvoit autrement estre Fils sinon estant Dieu. Pourquoy nous disons absoluement que la Déité est de soy : et voylà pourquoy nous confessons que le Fils entant qu’il est Dieu, sans avoir esgard à la personne a son estre de soy-mesme : entant qu’il est Fils, nous disons qu’il est du Père : par ce moyen son essence est sans commencement, et le commencement de sa personne est Dieu. Et de faict tous les anciens docteurs de l’Eglise, en parlant de la Trinité ont rapporté seulement ce nom aux personnes : pource que ce seroit un erreur trop énorme, voire mesmes une impiété trop brutale, de mettre l’essence en la distinction. Car ceux qui se forgent une concurrence de l’essence et du Fils et de l’Esprit, comme si l’essence estoit au lieu de la personne du Père, anéantissent ouvertement l’essence du Fils et de l’Esprit. Car le Fils a quelque estre, ou il n’en a point. S’il en a, voylà deux essences pour jouster l’une contre l’autre : s’il n’en a point, ce ne seroit qu’une ombre. Brief si ces deux noms, Père et Dieu, valoyent autant l’un comme l’autre, et que le second n’appartinst point au Fils, le Père seroit tellement déifiant, qu’il ne resteroit au Fils qu’un ombrage de fantosme : et la Trinité ne seroit autre chose qu’une conjonction d’un seul Dieu avec deux choses créées.

1.13.26

Quant à ce qu’ils objectent, que si Christ est vrayement Dieu il seroit mal nommé Fils de Dieu : desjà j’ay respondu, puisque lors il se fait comparaison d’une personne à l’autre, que le nom de Dieu n’est point pris absoluement : mais qu’il est spécifié du Père entant qu’il est le commencement de Déité : non pas en donnant essence à son Fils et à son Esprit, comme ces fantastiques babillent, mais au regard de l’ordre que nous avons déclairé. En ce sens se doit prendre le propos du Seigneur Jésus-Christ, C’est la vie éternelle de croire que tu es le seul Dieu, et Jésus-Christ que tu as envoyé Jean 17.3. Car d’autant qu’il parle en la personne du Médiateur, il tient un degré moyen entre Dieu et les hommes : et toutesfois par cela sa majesté n’est pas amoindrie. Car combien qu’il se soit anéanty, toutesfois il n’a point perdu envers son Père sa gloire, qui a esté cachée au monde. En ceste manière l’Apostre en l’Epistre aux Hébrieux, ayant confessé que Jésus-Christ pour un petit de temps a esté abaissé par-dessous tous les Anges, ne laisse pas cependant d’affermer qu’il est le Dieu éternel, qui a fondé la terre Héb. 2.1. Tenons doncques cela pour conclud, toutesfois et qualités que Jésus-Christ en la personne du Médiateur s’addresse à son Père, que sous ce nom de Dieu il comprend aussi sa Divinité : comme en disant à ses Apostres, il vous est expédient que je m’en aille au Père, d’autant qu’il est plus grand que moy Jean 16.7 : il ne se réserve pas seulement quelque divinité seconde, pour estre inférieur au Père quant à son essence divine : mais pour ce qu’estant parvenu à la gloire céleste, il accompagne les fidèles avec soy, il met le Père en degré supérieur : asçavoir d’autant que la perfection de sa majesté qui apparoist au ciel, diffère de la mesure de gloire, laquelle a esté manifestée en luy quand il a vestu nostre nature. Par une même raison sainct Paul aussi dit que Jésus-Christ rendra finalement l’empire à Dieu son Père, afin que Dieu soit tout en toutes choses 1Cor. 15.24. Il n’y a rien plus hors de raison, que de vouloir oster à Jésus-Christ l’estat permanent de sa Déité. Or s’il ne doit jamais cesser d’estre Fils de Dieu, mais demeurer a tousjours tel comme il a esté dés le commencement : il s’ensuit que sous ce nom de Dieu l’essence unique est comprinse, laquelle est commune tant au Père qu’au Fils. Et de faict, c’est pourquoy Jésus-Christ est descendu à nous, afin qu’en nous eslevant à son Père, il nous eslevast aussi bien à soy, d’autant qu’il est un avec le Père. Ainsi de restreindre au Père exclusivement le nom de Dieu pour le ravir au Fils, il n’y a ne raison ne propos. Mesmes notamment pour ceste cause sainct Jehan le nomme vray Dieu 1Jean 5.20, afin qu’on ne pense qu’il soit en degré second ou inférieur de déité au-dessous du Père. Parquoy je m’esmerveille que veulent dire ces forgerons de nouveaux dieux, quand après avoir confessé que Jésus-Christ est vray Dieu, ils l’excluent de la déité du Père, comme s’il y pouvoit avoir vray Dieu sinon qu’il soit un et seul : ou bien qu’une Déité inspirée d’ailleurs fust autre chose qu’une imagination.

1.13.27

Quant à ce qu’ils amassent plusieurs passages de sainct Irénée, où il dit que le Père de nostre Seigneur Jésus-Christ est le vray Dieu d’Israël : c’est une vileine ignorance, ou une grande malice. Il faloit noter que ce sainct Martyr avoit combat et dispute contre des phrénétiques, lesquels nioyent que le Dieu d’Israël qui avoit parlé par Moyse et les Prophètes, fust Père de Jésus- Christ : disans que c’estoit un fantosme produit de la corruption du monde. Parquoy sainct Irénée insiste du tout là-dessus, de monstrer que l’Escriture ne nous enseigne point d’autre Dieu que le Père de Jésus-Christ, et que d’en concevoir autre c’est abus et resvetrie. Il ne se faut doncques esbahir, si tant de fois il conclud qu’il n’y a jamais eu d’autre Dieu d’Israël, que celuy que Jésus-Christ et ses Apostres ont presché : comme maintenant pour résister à l’opposite à cest erreur dont nous traitions nous pourrons vrayment dire que le Dieu qui est jadis apparu aux Pères n’estoit autre que Christ. Si on réplique que c’estoit le Père : la response est aisée, qu’en maintenant la déité du Fils, nous ne rejettons point celle du Père. Si on regarde à ce but et à l’intention d’Irénée, toute contention sera mise bas : mesmes il décide assez toute ceste dispute au 6e chapitre du 3e livre : où il tient fort et ferme que quand l’Escriture parle absoluement de Dieu, et sans queue (comme l’on dit) elle entend celuy qui vrayement est seul Dieu : et là-dessus il adjouste que Jésus-Christ est ainsi nommé. Qu’il nous souviene que tout le différent qu’avoit ce bon docteur, (comme il appert par toute la procédure qu’il tient, et sur tout par le quarante-sixième chapitre du second livre) gist en cela : asçavoir que l’Escriture ne parle point du Père par énigme ou parabole, mais qu’elle désigne le vray Dieu[c]. En un autre passage il déduit que tant le Fils que le Père sont conjointement nommez un seul Dieu par les Prophètes et Apostres[d] : puis il déclaire comment Jésus-Christ, qui est Seigneur de tous, et Roy, et Dieu et Juge, a receu l’Empire de celuy qui est Dieu de tous : et respond que c’est au regard de la sujétion en laquelle il a esté humilié jusques à la mort de la croix. Ce pendant un peu après il afferme que le Fils est créateur du ciel et de la terre, lequel a ordonné la Loy par la main de Moyse, et est anciennement apparu aux Pères[e]. Si quelqu’un gergonne, que néantmoins Irénée reconnoit le seul Père pour Dieu d’Israël : je respon qu’aussi bien il afferme haut et clair que Jésus-Christ est le mesme : comme aussi il applique à sa personne le passage d’Abacuc, Dieu viendra du costé de Midy. A quoy aussi convient ce qu’il dit au chapitre neuvième du livre quatrième, Christ est avec le Père, le Dieu des vivans : et au mesme livre, chapitre douzième, il expose qu’Abraham a creu à Dieu, d’autant que Christ est créateur du ciel et de la terre, et seul Dieu.

[c] Au 3e livre, chap. IX.
[d] Au chap. XII du mesme livre.
[e] Au chap. XVI du mesme livre ; aux chap. XVIII et XXIII du mesme livre.

1.13.28

C’est aussi bien à fausses enseignes qu’ils prenent Tertullien pour leur advocat : car combien qu’il soit dur et enveloppé en son langage, toutesfois sans difficulté aucune il enseigne la mesme doctrine, pour laquelle maintenant je comba : asçavoir combien qu’il n’y ait qu’un seul Dieu, que toutesfois par certaine disposition il est avec sa Parole : ainsi qu’il y a un seul Dieu en unité de substance, et toutesfois que ceste unité par une dispensation secrette est distincte en trinité : et qu’il y en a trois, non pas en essence mais en degré : non pas en substance, mais en forme : non pas en puissance, mais en ordre. Il maintient bien le Fils estre second au Père : mais cela ne est que pour distinguer les personnes. Il nomme quelque partie Fils, visible, mais après avoir disputé d’une part et d’autre, il résoud qu’il est invisible entant qu’il est la Parole du Père. Finalement en disant que le Père est marqué et désigné par sa personne, il monstre assez qu’il est du tout contraire à ceste resverie, contre laquelle je dispute : car par cela il monstre qu’en l’essence il n’y a nulle diversité. Et combien qu’il ne recognoisse autre Dieu que le Père, toutesfois en la procédure tantost après il déclaire et monstre qu’il ne parle point exclusivement au regard du Fils, en disant qu’il n’est point autre Dieu que le Père : et pourtant que le seul empire ou monarchie de Dieu n’est point violée par la distinction des personnes. Brief par l’argument qu’il traitte, et par le but auquel il tend, il est aisé de recueillir le sens des paroles. Il débat contre un hérétique nommé Praxéa, combien que Dieu soit distingué en trois personnes, toutesfois qu’on ne fait point plusieurs dieux : et qu. l’unité par cela n’est point deschirée. Et pource que selon l’erreur de Praxéa Jésus-Christ ne pouvoit estre Dieu qu’il ne fust Père : voylà pourquoy Tertullien s’arreste tant sur la distinction. Quant à ce qu’il dit que la Parole et l’Esprit sont une portion du total : combien que ce soit une façon de parler dure et rude, toutesfois elle se peut excuser, d’autant qu’elle ne se rapporte point à la substance, mais seulement à ceste disposition qu’il exprime, laquelle il proteste ne convenir sinon aux personnes. A quoy aussi s’accorde ce qu’il adjouste, Combien penses-tu, homme pervers Praxéa, qu’il y ait de personnes, sinon autant qu’il y a de noms ? et un peu après, Il faut croire au Père et au Fils et au sainct Esprit, en chacun selon son nom et sa personne. Je croy que par ces raisons l’impudence de ceux qui font bouclier de l’authorité de Tertullien pour tromperies simples, est assez rembarrée.

1.13.29

Et de faict quiconque s’appliquera songneusement à conférer les escrits des Anciens l’un avec l’autre, ne trouvera rien en sainct Irénée, sinon ce qu’ont enseigné ceux qui sont survenus depuis, Justin martyr est l’un des plus anciens, lequel s’accorde avec nous en tout et par tout. Que ces brouillons qui aujourd’huy troublent l’Eglise allèguent tant qu’ils voudront, que Justin et les autres appellent le Père de Jésus-Christ, seul Dieu. Je confesse mesmes que sainct Hilaire dit le mesme, voire parle plus rudement, asçavoir que l’éternité est au Père : mais est-ce pour ravir au Fils l’essence de Dieu ? Au contraire ses livres monstrent qu’il n’a autre estude que de maintenir la doctrine laquelle nous ensuyvons, et toutesfois ces escervelez n’ont point de honte d’extraire quelques mots rompus et mutilez, pour faire accroire que sainct Hilaire maintient leur party. Quant à ce qu’ils font aussi couverture de sainct Ignace, s’ils veulent que cela leur serve, qu’ils prouvent en premier lieu que les Apostres ont estably le Quaresme et beaucoup de menus fatras et abus ; brief il n’y a rien plus sot que ces bagages qu’on a ramassé sous le nom de ce sainct Martyr : et d’autant moins est supportable l’impudence de ceux qui se couvrent de telles masques pour décevoir les ignorans. On peut aussi manifestement veoir le consentement de toute l’ancienneté : d’autant qu’au concile de Nice Arrius n’osa jamais farder son hérésie par l’authorité d’un seul docteur approuvé : ce qu’il n’eust point oublié, s’il eust eu de quoy : et aussi que nul des Pères tant Grecs que Latins qui estoyent là assemblés contre luy, ne mit jamais peine à excuser qu’ils eussent aucun discord avec leurs prédécesseurs. Il n’est jà besoin de réciter combien sainct Augustin, lequel ces brouillons tienent pour ennemy mortel, a esté diligent à feuilleter les escrits des Anciens, et avec quelle révérence il les a leus et receus. Car s’il y a le moindre scrupule du monde, il monstre pourquoy il est contraint d’avoir son opinion à part, mesmes en cest argument : s’il a leu és autres docteurs quelque propos douteux ou obscur, il ne le dissimule pas. Or ce pendant il prend pour chose résolue, que la doctrine contre laquelle ces esventez bataillent, a esté receue sans contredit de toute ancienneté : et toutesfois il appert assez d’un seul mot, que ce que les autres avoyent enseigné ne luy estoit pas incognu : asçavoir quand il dit que l’unité gist au Père. Ces brouillons diront ils qu’il s’estoit alors oublié ? mais il se purge bien ailleurs de ceste calomnie, en appelant le Père source ou principe de toute déité[f], pource qu’il ne procède point d’un autre : considérant prudemment que le nom de Dieu est attribué au Père par espécial, pource que si nous ne commençons à luy, nous ne pourrons concevoir une simple unité en Dieu. J’espère que parce que j’ay traitté toutes gens craignans Dieu cognoistront que toutes les fausses gloses et astuces de Satan, par lesquelles il s’est efforcé de pervertir et obscurcir la pureté de nostre foy, sont suffisamment abatues. Finalement je me confie que toute ceste matière se trouvera yci fidèlement expliquée, moyennant que les lecteurs tienent la bride à toute curiosité, et ne convoitent point plus qu’il ne seroit expédient, d’attirer des disputes fascheuses et perplexes : car d’appaiser ou contenter ceux qui prenent plaisir à spéculer sans mesure, je n’ay garde d’en prendre la charge. Tant y a que je n’ay rien obmis par finesse, ne laissé derrière de tout ce que je pensoye pouvoir m’estre contraire. Mais d’autant que je m’estudie à édifier l’Eglise, il m’a semblé meilleur de ne point toucher à beaucoup de questions, lesquelles n’eussent guères proufité, et eussent chargé et ennuyé les lecteurs sans raison. Car de quoy servira-il de disputer si le Père engendre tousjours, veu que quand ce point est conclud, qu’il y a eu de toute éternité trois personnes résidentes en Dieu, cest acte continuel d’engendrer n’est qu’une fantasie superflue et frivole ?

[f] Au 1er livre de la Doctrine chrestienne.

 

Chapitre XIV
Comment, par la création du monde et de toutes choses, l’Escriture discerne le vray Dieu d’avec ceux qu’on a forgez.


1.14.1

Combien qu’Isaïe à bon droict rédargue tous idolastres, de ce qu’ils n’ont point apprins des fondemens de la terre, et de ce grand circuit des cieux, quel estoit le vray Dieu Esaïe 40.21 toutesfois selon que nous avons l’esprit tardif et hébété, il a esté nécessaire de monstrer et quasi peindre plus expressément quel est le vray Dieu, afin que les fidèles ne se laissassent escouler aux resveries des payens. Car comme ainsi soit, que la description qu’en donnent les philosophes qui semble estre la plus passable : asçavoir que Dieu est l’esprit du monde, ne soit qu’un ombrage qui s’esvanouit, il faut bien que Dieu soit cognu de nous plus familièrement, à ce que nous ne chancelions point tousjours en ambiguïté. Parquoy Dieu a publié l’histoire de la création par Moyse, sur laquelle il a voulu que la foy de l’Eglise fust appuyée : afin qu’elle ne cherchast autre Dieu, sinon celuy qui est là proposé créateur du monde. Or le temps est marqué, afin que les fidèles, par le laps continuel des ans, fussent conduits jusques à la première origine du genre humain, et de toutes choses : ce qui est singulièrement utile à cognoistre, non-seulement pour rebouter les fables prodigieuses qui ont eu jadis leur vogue en Egypte et autre pais : mais aussi afin que le commencement du monde estant cognu, l’éternité de Dieu reluise plus clairement, et qu’elle nous ravisse en admiration de foy. Que nous ne soyons point troublez en cest endroit de la mocquerie des gaudisseurs, qui s’esmerveillent pourquoy Dieu ne s’est plustost advisé de créer le ciel et la terre, mais a laissé passer un terme infiny, qui pouvoit faire beaucoup de millions d’aages, demeurant ce pendant oisif : et qu’il a commencé à se mettre en œuvre seulement depuis six mille ans, lesquels ne sont point encores accomplis depuis la création du monde, lequel toutesfois déclinant à sa fin, monstre de quelle durée il sera. Car il ne nous est pas licite, ny mesmes expédient, d’enquester pourquoy Dieu a tant différé : pource que si l’esprit humain s’efforce de monter si haut, il défaudra cent fois au chemin : et aussi il ne nous sera point utile de cognoistre ce que Dieu (non sans cause) nous a voulu estre celé pour esprouver la sobriété de nostre foy. Parquoy un bon ancien jadis respondit fort bien à un de ces mocqueurs, lequel par risée et plaisanterie demandoit, à quel ouvrage s’appliquoit Dieu devant qu’il créast le monde. Il bastissoit (dit-il) l’enfer pour les curieux. Cest advertissement aussi grave que sévère doit réprimer toute convoitise désordonnée, laquelle chatouille beaucoup de gens, mesmes les pousse en des spéculations aussi nuisibles que tortues. Brief, qu’il nous souviene que Dieu qui est invisible, et duquel la sagesse, vertu et justice est incompréhensible, nous a mis devant les yeux l’histoire de Moyse, au lieu de miroir auquel il veut que son image nous reluise. Car comme les yeux chassieux ou hébétés de vieillesse, ou obscurcis par autre vice et maladie, ne peuvent rien voir distinctement, sinon estans aidez par lunettes : aussi nostre imbécillité est telle, que si l’Escriture ne nous addresse à chercher Dieu, nous y sommes tantost esvanouis. Si ceux qui se donnent licence à babiller sans honte et brocarder, ne reçoivent maintenant nulle admonition, ils sentiront trop tard en leur horrible ruine combien il leur eust esté plus utile de contempler de bas en haut les conseils secrets de Dieu avec toute révérence, que desgorger leurs blasphèmes pour obscurcir le ciel. Sainct Augustin se plaind aussi à bon droict qu’on fait injure à Dieu, cherchant cause de ses œuvres, laquelle soit supérieure à sa volonté[g]. Et en un autre passage il nous advertit bien à propos que d’esmouvoir question de l’infinité des temps, c’est une aussi grande folie et absurdité que d’entrer en dispute pourquoy la grandeur des lieux n’est aussi bien infinie[h]. Certes quelque grandeur ou espace qu’il y ait au pourpris du ciel, si est-ce encores qu’on y trouve quelque mesure. Si maintenant quelqu’un plaidoit contre Dieu de ce qu’il y a cent millions de fois plus d’espace vuide : ceste audace tant desbordée ne sera-elle point détestable à tous fidèles ? Or ceux qui contrerollent le repos de Dieu, d’autant que contre leur appétit il a laissé passer des siècles infinis devant que créer le monde, se précipitent en une mesme rage. Pour contenter leur curiosité, ils sortent hors du monde, comme si en un si ample circuit du ciel et de la terre nous n’avions point assez d’objects et rencontres qui, par leur clairté inestimable, doivent retenir tous nos sens et par manière de dire les engloutir : comme si au terme de six mille ans Dieu ne nous avoit point donné assez d’enseignemens pour exercer nos esprits, en les méditant sans fin et sans cesse. Demeurons doncques entre ces barres ausquelles Dieu nous a voulu enclorre et quasi tenir nos esprits enserrez, afin qu’ils ne descoulent point par une licence trop grande d’extravaguer.

[g] Lib. De Genesi, contra Manich.
[h] De civitate Dei, lib. II.

1.14.2

Ce que Moyse récite, que le bastiment du monde a esté achevé non pas en une minute, mais en six jours, tend à ceste mesme fin que j’ay dite. Car par ceste circonstance nous sommes retirez de toutes fausses imaginations pour estre recueillis à un seul Dieu : lequel a digéré son ouvrage en six jours, afin que nous ne fussions point ennuyez de nous occuper tout le cours de nostre vie à considérer quel il est. Car combien que nos yeux, de quelque costé qu’ils se tournent, soyent contraints de contempler les œuvres de Dieu, nous voyons toutesfois combien l’attention est légère et maigre : et si nous sommes touchez de quelque bonne et saincte pensée, elle s’envole incontinent. Or yci la raison humaine plaideroit volontiers contre Dieu, comme si bastir le monde de jour à autre ne fust pas chose décente à sa puissance. Voylà nostre présomption, jusques à ce que nostre esprit estant dompté sous l’obéissance de la foy, apprene à venir au repos auquel nous convie ce qui est dit de la sanctification du septième jour. Or en l’ordre des choses créées nous avons à considérer diligemment l’amour paternelle de Dieu envers le genre humain : en ce qu’il n’a point créé Adam jusques à ce qu’il eust enrichy le monde, et pourveu d’abondance de tous biens. Car s’il l’eust logé en la terre du temps qu’elle estoit encores stérile et déserte, et s’il luy eust donné vie devant qu’il y eust clairté, on eust estimé qu’il n’avoit point grand soin de luy ordonner ce qui luy estoit utile. Maintenant puis qu’il a différé de créer l’homme jusques à ce qu’il eust disposé le cours du soleil et des estoilles pour nostre usage, qu’il eust remply les eaux et l’air de toutes sortes de bestial, qu’il eust fait produire toutes sortes de fruits pour nous alimenter : en prenant tel soin d’un bon père de famille et pourvoyable, il a monstré une merveilleuse bonté envers nous. Si chacun poise bien et attentivement en soy ce que je touche yci comme en passant, il verra que Moyse est un tesmoin infallible et un héraut authentique pour publier quel est le Créateur du monde. Je laisse yci à dire ce que j’ay déclairé par cy-devant, asçavoir qu’il n’est pas là seulement tenu propos de l’essence de Dieu : mais qu’aussi sa sagesse éternelle et son Esprit nous y sont monstrez afin que nous ne songions point d’autre Dieu que celuy qui veut estre cognu en ceste image tant expresse.

1.14.3

Mais devant que je commence à traitter plus à plein de la nature de l’homme, il faut entrelacer quelque chose des Anges. Car combien que Moyse en l’histoire de la création se conformant à la rudesse des idiots, ne raconte point d’autres œuvres de Dieu, sinon celles qui se présentent devant nos yeux : toutesfois quand puis après il introduit les Anges comme ministres de Dieu, il est aisé à recueillir qu’ils le cognoissent pour Créateur s’adonnans à luy obéir et luy rendre tout devoir. Combien doncques que Moyse, parlant rudement comme le simple populaire, n’ait pas du premier coup nombré les Anges entre les créatures de Dieu, toutesfois rien n’empesche que nous ne déduisions yci clairement ce que l’Escriture nous en dit ailleurs : car si nous désirons de cognoistre Dieu par ses œuvres, il ne faut pas obmettre ceste partie tant noble et excellente. Outreplus ceste doctrine est fort nécessaire à réfuter beaucoup d’erreurs. La dignité, qui est en la nature angélique, a de tout temps esblouy beaucoup de gens, en sorte qu’ils pensoyent qu’on leur fist injure si on les abaissent pour les assujetir à Dieu : et là-dessus on leur a attribué quelque divinité. Manichée aussi avec sa secte s’est dressé, forgeant deux principes, asçavoir Dieu et le diable : attribuant l’origine des bonnes choses à Dieu, et faisant le diable autheur des mauvaises natures. Si nous avions les esprits embrouillez de telles resveries, Dieu n’auroit point la gloire qu’il mérite en la création du monde. Car puis qu’il n’y a rien plus propre à Dieu que son éternité et avoir estre de soy-mesme, ceux qui attribuent cela au diable, ne l’emparent-ils point aucunement du tiltre de Dieu ? D’avantage où sera la puissance infinie de Dieu, si on donne tel empire au diable, qu’il exécute ce que bon luy semble, quoy que Dieu ne le vueille pas ? Quant au fondement qu’ont prins ces hérétiques, asçavoir qu’il n’est pas licite de croire que Dieu qui est bon, ait rien créé de mauvais : cela ne blesse en rien nostre foy, laquelle ne recognoist nulle mauvaise nature en tout ce que Dieu a créé, pource que la malice et perversité tant de l’homme que du diable, et les péchez qui en provienent, ne sont point de nature, mais plus tost de corruption d’icelle : et n’y a rien procédé de Dieu, en quoy du commencement il n’ait donné à cognoistre sa bonté, sagesse et justice. Afin doncques de rebouter telles imaginations, il est requis d’eslever nos entendemens plus haut que nos yeux ne peuvent atteindre. Et de faict il est vray-semblable que c’a esté à ceste fin et intention qu’au concile de Nice Dieu est notamment appelé Créateur des choses invisibles. Toutesfois en parlant des Anges je m’estudieray à tenir telle mesure que Dieu nous commande : c’est de ne point spéculer plus haut qu’il sera expédient, de peur que les lecteurs ne soyent escartez de la simplicité de la foy : car aussi puis que le sainct Esprit nous enseigne tousjours ce qui nous est utile : et là où il n’y a pas grande importance pour édifier, il se taist du tout, ou bien il en touche légèrement et en passant : nostre devoir est d’ignorer volontiers ce qui n’apporte nul proufit.

1.14.4

Certes puisque les Anges sont ministres de Dieu, ordonnez pour faire ce qu’il leur commande, il n’y a doute qu’ils ne soyent ses créatures Ps. 103.1. D’esmouvoir questions contentieuses pour sçavoir en quel temps ils ont esté créez, ne seroit-ce point opiniastreté plustost que diligence ? Moyse récite que la terre a esté parfaite, et les cieux parfaits avec tous leurs ornemens ou armées Gen. 2.1 : que faut il se tormenter pour savoir au quantième jour les Anges qui sont armées du ciel ont commencé d’estre ? Afin de ne faire plus long procès, qu’il nous souviene, qu’yci aussi bien qu’en toute la doctrine chrestienne il nous faut reigler en humilité et modestie, pour ne parler ou sentir autrement des choses obscures, mesmes pour n’appéter d’en sçavoir, que comme Dieu en traitte par sa Parole : puis après que nous devons aussi tenir une autre reigle, c’est qu’en lisant l’Escriture nous cherchions continuellement et méditions ce qui appartient à l’édification, ne laschans point la bride à nostre curiosité, n’à un désir d’apprendre les choses qui ne nous sont point utiles. Et d’autant que Dieu nous a voulu instruire, non point en questions frivoles, mais en vraye piété, c’est-à-dire en la crainte de son nom, en sa fiance, en saincteté de vie, contentons nous de ceste science. Parquoy si nous voulons que nostre sçavoir soit droictement ordonné, il nous faut laisser ces questions vaines, desquelles se débatent les esprits oisifs, traittans sans la Parole de Dieu, de la nature et multitude des Anges et de leurs ordres. Je say bien que plusieurs sont plus convoiteux d’enquérir de ces choses, et y prenent plus de plaisir qu’à ce qui nous doit estre familier par l’usage continuel : mais s’il ne nous fasche pas d’estre disciples de Jésus Christ, qu’il ne nous soit point grief de suivre la façon de proufiter qu’il nous a monstrée. En ce faisant nous serons contens de la doctrine qu’il nous baille, en nous abstenant de toutes questions superflues, desquelles il nous retire : et non-seulement pour nous en faire abstenir, mais à ce que nous les ayons en horreur. Nul ne niera que celuy qui a escrit la hiérarchie céleste, qu’on intitule de sainct Denys, n’ait là disputé de beaucoup de choses avec grande subtilité : mais si quelqu’un espluche de plus près ces matières, il trouvera que pour la plus grand part il n’y a que pur babil. Or un théologien ne doit pas appliquer son estude à délecter les aureilles en jasant, mais de confermer les consciences en enseignant choses vrayes, certaines et utiles. Il semble en lisant ce livre-là que ce soit un homme tombé du ciel qui récite les choses qu’il a non-seulement apprinses, mais veues à l’œil. Or sainct Paul, qui avoit esté eslevé par-dessus le troisième ciel, non-seulement n’a pas ainsi enseigné, mais a protesté qu’il n’estoit point licite de révéler les secrets qu’il avoit veus 2Cor. 12.1. Pourtant en laissant là toute ceste folle sagesse, considérons seulement selon la simple doctrine de l’Escriture ce que Dieu a voulu que nous seussions des Anges.

1.14.5

Nous lisons par toute l’Escriture, que les Anges sont esprits célestes, du ministère desquels Dieu se sert pour faire et exécuter sa volonté : et de là leur est aussi imposé le nom d’Anges, d’autant que Dieu les fait ses messagiers envers les hommes, pour se manifester à eux. Semblablement les autres noms que l’Escriture leur donne, sont prins d’une mesme raison. Ils sont appelez Armées Luc 2.13, d’autant que comme les gendarmes sont autour de leur Prince ou Capitaine, aussi ils sont présens devant Dieu pour orner et honorer sa majesté : et sont tousjours prests attendans son bon plaisir, pour s’employer par tout où il ordonne, ou plustost avoir la main à l’œuvre. En telle magnificence nous est descrit le throne de Dieu par tous les Prophètes, et nommément en Daniel, quand il dit que Dieu estant monté en son siège royal, avoit des millions d’Anges en nombre inifiny tout à l’entour Dan. 7.10. D’avantage, pource que Dieu déclaire par eux la force de sa main, ils sont de là nommez Vertus Col. 1.10. Pource qu’il exerce par eux son Empire par tout le monde, selon ceste raison ils sont nommez maintenant Principautez, maintenant Puissances, maintenant Seigneuries Eph. 1.21. Finalement pource que la gloire de Dieu réside en eux, ils sont aussi nommez ses Thrones : combien que touchant ce dernier mot je n’en veux rien affermer, pource que l’autre exposition convient aussi bien ou mieux. Mais laissant là le nom de Thrones : quant aux précédens d’ont nous avons parlé, le sainct Esprit use souventesfois de ces tiltres, pour magnifier la dignité du ministère des Anges. Car ce n’est pas raison que les créatures dont le Seigneur use comme d’instrumens pour déclairer spécialement sa présence au monde, soyent laissées là sans honneur. Mesmes plusieurs fois ils sont nommez dieux, d’autant que par leur ministère ils nous représentent aucunement comme en un miroir l’image de Dieu. Car combien que ce qu’ont escrit les anciens Docteurs me plaise bien : asçavoir, que quand l’Escriture fait mention que l’Ange de Dieu est apparu à Abraham, ou à Jacob, ou à quelque autre, ils exposent cela de Jésus-Christ Gen. 18.1 ; 32.1, 28 ; Jos. 5.15 ; Juges 6.14 ; 13.22 : toutesfois si voit-on bien que les Anges en commun sont appelez souvent dieux, comme j’ay dit : et ne nous devons pas esbahir de cela : car si le mesme honneur est fait aux Rois et aux Princes, lesquels aussi bien l’Escriture appelle dieux Ps. 82.6, d’autant qu’ils sont en leur office comme lieutenans de Dieu, qui est le souverain Roy et supérieur de tous : il y a plus de raison qu’il soit donné aux Anges, veu que la clairté de la gloire de Dieu reluit abondamment en eux.

1.14.6

Or l’Escriture s’arreste principalement à enseigner ce qui peut servir le plus à nostre consolation et à la confirmation de nostre foy : c’est que les Anges sont dispensateurs et ministres de la libéralité de Dieu envers nous. Pourtant elle dit qu’ils sont toujours au guet pour nostre salut, qu’ils sont tousjours prests à nous défendre, qu’ils dressent nos voyes, et ont le soin de nous en toutes choses, pour nous garder de mauvaise rencontre. Car ces sentences qui s’ensuivent sont universelles, appartenantes premièrement à Jésus-Christ, comme chef de toute l’Eglise, puis après à tous les fidèles : asçavoir, Il a commandé de toy à ses Anges, qu’ils te gardent en toutes tes voyes. Ils te porteront en leurs mains, tellement que tu ne chopperas point. Item, Les Anges du Seigneur sont à l’environ de ceux qui le craignent, et les retirent du danger Ps. 91.11. Par ces sentences Dieu monstre qu’il commet à ses Anges la tutèle de ceux qu’il veut garder. Suivant cela l’Ange du Seigneur consoloit Agar en sa fuite, et luy commandoit de se réconcilier à sa maistresse Gen.26.9 ; 24.7. Semblablement Abraham promettoit à son serviteur, que l’Ange de Dieu luy seroit pour guide au chemin. Jacob en bénissant Ephraïm et Manassé, prioit que l’Ange de Dieu qui luy avoit tousjours assisté, les fist prospérer. Semblablement il est dit que l’Ange de Dieu estoit sur le camp du peuple d’Israël : et toutesfois et quantes que Dieu a voulu délivrer ce peuple de la main de ses ennemis, il s’est servy de ses Anges pour ce faire Gen. 48.16 ; Ex. 14.19 ; 23.20 ; Jug. 2.1 ; 6.11 ; 13.9. Et afin que je ne soye plus long, il est dit que les Anges servoyent à nostre Seigneur Jésus, après qu’il fut tenté au désert. Item, qu’il luy assistoyent en son angoisse du temps de sa passion. Semblablement ils annoncèrent aux femmes sa résurrection, et aux disciples son advénement glorieux Matth. 4.11 ; Luc.22.43 ; Matth. 28.5, 7 ; Luc.24.5 ; Actes 1.10. Pourtant afin de s’acquitter de l’office qui leur est donné d’estre nos défenseurs, ils combatent contre le diable et contre tous nos ennemis, et font la vengence de Dieu sur ceux qui nous molestent : comme nous lisons que l’Ange du Seigneur tua pour une nuict cent quatre-vingts et cinq mille hommes au camp des Assyriens, pour délivrer Jérusalem du siège 2Rois. 19.35 ; Esaïe 37.36.

1.14.7

Au reste, si chacun fidèle a un Ange propre qui luy soit assigné pour sa défense, ou non, je n’en oseroye rien affermer. Certes quand Daniel dit que l’Ange des Persiens combatoit, et semblablement l’Ange des Grecs, à l’encontre des ennemis Dan. 10.13, 20 ; 12.1 : par cela il signifie que Dieu commet aucunesfois ses Anges, comme pour estre gouverneurs des pays et provinces. Semblablement Jésus-Christ, en disant que les Anges des petis enfans voyent tousjours la face du Père, démonstre bien qu’il y a certains Anges qui ont la charge des petis enfans : mais je ne say pas si de cela on pourroit inférer que chacun eust le sien propre. Il faut bien tenir ce point résolu, que non-seulement un ange a le soin de chacun de nous, mais que d’un commun accord ils veillent pour nostre salut : car il est dit de tous les anges en commun, qu’ils se resjouissent plus du pécheur quand il se convertist à repentance, que de nonante justes, quand ils auront tousjours persévéré à bien faire Matth. 18.10. Il est dit semblablement que l’âme de Lazare a esté portée au sein d’Abraham par plusieurs anges Luc 15.7. Ce n’est pas aussi en vain qu’Elisée monstre à son serviteur tant de chariots flamboyans qui luy estoyent ordonnez en particulier pour le garder 2Rois 6.17. Il y a un passage qui sembleroit avis plus exprès pour confermer ceste opinion : c’est que quand sainct Pierre estant sorty miraculeusement de la prison, heurta à la maison où les frères estoyent assemblez, iceux ne pouvans penser que ce fust, ils disoyent que c’estoit son ange Actes 12.15. Or il est à conjecturer que cela leur veint en pensée, d’une commune opinion qu’on avoit lors, que chacun fidèle avoit son Ange particulier. Mais encores a cela on peut respondre, qu’il n’y a point d’inconvénient qu’ils entendissent indifféremment d’aucun des Anges, auquel lors Dieu eust recommandé sainct Pierre, non pas qu’il en fust le gardien perpétuel, selon qu’on imagine communément, que chacun de nous a deux Anges, l’un bon et l’autre mauvais : laquelle opinion a esté anciennement commune entre les Payens. Combien qu’il n’est ja besoin de nous tourmenter beaucoup en une chose qui ne nous est guères nécessaire à salut. Car si quelqu’un ne se contente pas de cela, que toute la gendarmerie du ciel fait le guet pour nostre salut, et est preste à nostre aide, je ne say qu’il luy proufitera d’avantage de dire qu’il ait un Ange particulier pour son gardien. Mesmes ceux qui restreignent à un Ange le soin que Dieu a d’un chacun de nous, se font grande injure et à tous les membres de l’Eglise : comme si pour néant Dieu eust promis que tousjours nous aurons de grosses bandes pour nous secourir, afin qu’estans ainsi munis de tous costez nous combations tant plus courageusement.

1.14.8

Touchant de la multitude et des ordres, que ceux qui en osent rien déterminer regardent sur quel fondement ils s’appuyent. Je confesse que Michel est nommé en Daniel grand prince ou capitaine, et Archange en sainct Jude : et sainct Paul dit bien que ce sera un Archange qui adjournera le monde avec une trompe, pour comparoistre au jugement Dan. 12.1 ; Jude 1.9 ; 1Thess. 4.16. Mais qui est ce qui pourra par cela constituer les degrés d’honneur entre les Anges, les distinguer chacun l’un de l’autre par nom et par tiltre, assigner à chacun son lieu et sa demeure ? Car mesmes les noms de Michel et Gabriel, qui sont en l’Escriture, et le nom de Raphaël qui est en l’histoire de Tobie Tob. 12, semblent avis par la signification qu’ils emportent, avoir esté imposez aux Anges à cause de nostre infirmité : combien que de cela j’aime mieux n’en rien définir. Quant est du nombre, nous oyons bien de la bouche de Jésus-Christ qu’il y en a plusieurs légions : Daniel en nomme beaucoup de millions : le serviteur d’Elisée veit plusieurs chariots, et ce qui est dit au Pseaume, qu’ils campent à l’entour des fidèles, démonstre une grande multitude Matth. 26.53 ; Dan.7.10 ; 2Rois 6.17 ; Ps. 34.7. Il est bien vray que les esprits n’ont point de forme comme les corps : toutesfois l’Escriture, pour nostre petite capacité et rudesse, non sans cause nous peind les Anges avec des ailes sous les tiltres de Chérubin et Séraphin : à ce que nous ne doutions point qu’ils seront tousjours prests à nous secourir avec une hastiveté incroyable, si tost que la chose le requerra : comme nous voyons que les esclairs volent parmy le ciel et par-dessus toute appréhension. Si on en veut sçavoir d’avantage, cela est enquérir sur les secrets dont la plene révélation, est différée au dernier jour. Pourtant, qu’il nous souviene que nous avons à nous garder en cest endroit tant d’une curiosité superflue à enquérir des choses qu’il ne nous appartient point de sçavoir, que d’une audace à parler de ce que nous ne sçavons point.

1.14.9

Toutesfois ce point qu’aucuns escervelez mettent en doute nous doit estre tout résolu, que les Anges sont esprits servans à Dieu, lesquels il employe à la protection des siens, et par lesquels il dispense ses bénéfices envers les hommes, et fait ses autres œuvres Héb. 1.14 ; Actes 23.8. Les Sadducéens ont bien eu autrefois ceste opinion, que par ce mot d’Anges il n’estoit signifié autre chose que le mouvement que Dieu inspire aux hommes, ou les vertus qu’il démonstre en ses œuvres : mais il y a tant de tesmoignages de l’Escriture qui contredisent à ceste resverie, que c’est merveille qu’il y ait peu avoir une telle ignorance au peuple d’Israël. Car sans aller plus loin, les passages que j’ay alléguez cy-dessus, sont bien suffisans pour en oster toute difficulté, asçavoir quand il est dit qu’il y a des légions et des millions d’Anges, quand il est dit qu’ils se resjouissent, quand il est récité qu’ils soustienent les fidèles entre leurs mains, qu’ils portent leurs armes en repos, qu’ils voyent la face de Dieu : car par cela il est bien démonstré qu’ils ont une nature ou une essence. Mais encores outre cela, ce que disent sainct Paul et sainct Estiene, que la Loy a esté donnée par la main des Anges, et ce que dit nostre Seigneur Jésus, que les esleus seront semblables aux Anges après la résurrection : item, que le dernier jour est incognu mesmes aux Anges : item, qu’il viendra avec les saincts Anges, ne se peut destourner en autre sens Actes 7.53 ; Gal. 3.19 ; Matth. 22.30 ; 24.36 ; 25.31 ; Luc 9.26. Semblablement quand sainct Paul adjure Timothée devant Jésus-Christ et ses Anges esleus, il ne dénote point quelques qualitez ou inspirations : et ne peuvent autrement consister les sentences qui sont en l’Epistre aux Hébrieux, que Jésus-Christ, a esté exalté par-dessus les Anges : item, qu’à iceux n’a point esté assujeti le monde : item, que Christ n’a point pris leur nature, mais celle des hommes : sinon que ce soyent vrays esprits, qui ayent leur substance propre 1Tim. 5.21 ; Héb. 1.4 ; 2.5, 7. Et l’Apostre se déclaire puis après, en comprenant les Anges avec les âmes des fidèles, et les mettant en un mesme rang. Outreplus nous avons desjà allégué que les Anges des petis enfans voyent tousjours la face de Dieu, que nous sommes défendus par leur secours, qu’ils s’esjouissent de nostre salut, qu’ils s’esmerveillent de la grâce infinie de Dieu qui se voit en l’Eglise, qu’ils sont sous un mesme chef que nous, asçavoir Christ, qu’ils sont si souvent apparus aux saincts Prophètes en forme d’hommes, ont parlé à eux, et ont logé en leurs maisons : monstre bien qu’ils ne sont pas vents et fumée. Mesmes Jésus-Christ à cause de la primauté qu’il a en la personne de Médiateur est nommé Ange. Il m’a semblé bon d’attoucher en brief ce point, pour armer et prémunir les simples à l’encontre des sottes opinions et fantastiques, que le diable a esmeues dés le commencement en l’Eglise, et que maintenant il réveille.

1.14.10

Il reste d’obvier à la superstition laquelle entre volontiers en la fantasie des hommes, quand on dit, que les anges nous sont ministres et dispensateurs de tous biens. Car incontinent nostre raison décline là, qu’il n’y a honneur qu’il ne leur fale attribuer : de là il advient que nous leur transférons ce qui appartient seulement à Dieu et à Jésus-Christ. Voylà comment la gloire de Christ a esté longtemps obscurcie par cy-devant, d’autant qu’on magnifioit les anges outre mesure, en leur attribuant ce que la Parole de Dieu ne porte point. Et entre les vices que nous reprenons aujourd’huy, à grand’peine y en a-il un plus ancien. Car nous voyons que sainct Paul mesme a eu à combatre contre d’aucuns qui exaltoyent tellement les anges, que Jésus-Christ estoit abaissé quasi à estre d’une mesme condition. C’est la cause pourquoy il maintient tant fort en l’Epistre aux Colossiens, que Jésus-Christ non-seulement doit estre préféré aux anges, mais que c’est de luy aussi qu’ils reçoivent tous biens Col. 1.16, 20 : afin que nous ne soyons point si mal advisez de nous destourner de luy pour nous addresser à eux, d’autant qu’ils n’ont point suffisance en eux mesmes, mais qu’ils puisent d’une mesme fontaine que nous. Certes en tant que la gloire de Dieu reluit si clairement en eux, il n’y a rien plus aisé que de nous faire transporter en une stupidité pour les adorer, et de leur attribuer les choses qui ne sont deues qu’à un seul Dieu. Ce que sainct Jehan confesse en l’Apocalypse luy estre advenu : mais il dit quant et quant que l’ange luy respondit : Garde-toi de faire cela, je suis serviteur comme toy : adore Dieu Apoc. 22.9.

1.14.11

Or, nous éviterons très-bien ce danger, si nous considérons pourquoy c’est que Dieu se sert d’eux, en déclairant sa puissance pour procurer le salut des fidèles, et leur communiquer ses bénéfices, plustost que de faire le tout par soy-mesme. Certes il ne fait point cela par nécessité, comme s’il ne s’en pouvoit passer ; car toutesfois et quantes qu’il luy plaist, il fait bien son œuvre sans les appeler en aide, usant de son seul commandement : tant s’en faut qu’il ait mestier de les appeler à son secours. Il fait doncques cela pour le soulagement de nostre imbécillité, afin que rien ne nous défalle de tout ce qui nous peut donner bonne espérance et asseurer nos cœurs. Cela nous devroit bien estre plus qu’assez, quand Dieu nous promet d’estre nostre protecteur. Mais quand nous voyons que nous sommes assiégez de tant de dangers, de tant de nuisances, de tant de diverses espèces d’ennemis, selon que nous sommes fresles et débiles, il nous peut advenir quelquesfois que nous soyons préoccupez de frayeur, ou que nous perdions courage, sinon que Dieu nous face sentir la présence de sa grâce selon nostre petite mesure et rudesse. Pour ceste raison, il nous promet non-seulement qu’il aura le soin de nous, mais qu’il a des serviteurs infinis, ausquels il a enjoint de procurer nostre salut, nous disant que ce pendant que nous serons en sa sauvegarde, en quelque danger que nous venions, nous serons tousjours à seureté. Je confesse bien que c’est une perversité à nous, qu’ayans receu la simple promesse de la protection de Dieu, nous regardons encores comment et de quel costé il nous aidera ; mais puis que Dieu, selon sa bonté et humanité infinie veut encores subvenir à une telle foiblesse qui est en nous, il ne nous faut pas mespriser la grâce qu’il nous fait. Nous avons un bel exemple de cela au serviteur d’Elisée, lequel voyant la montagne en laquelle il estoit avec son maistre, estre assiégée par les Syriens, pensoit estre perdu. Adoncques Elisée pria Dieu qu’il luy ouvrist les yeux, et ainsi il vit que la montagne estoit plene de la gendarmerie céleste, asçavoir des anges que Dieu avoit là envoyez pour garder le Prophète avec sa compagnie 2Rois 6.17. Le serviteur doncques estant contenue par ceste vision, reprint courage, et ne tint plus conte des ennemis : lesquels de première face l’avoyent tant effrayé.

1.14.12

Pourtant il nous faut réduire à ceste fin tout ce qui est dit du ministère des Anges, que nostre foy en soit plus establie en Dieu. Car c’est la cause pourquoy Dieu envoyé ses Anges comme en garnison pour nous défendre afin que nous ne soyons point estonnez de la multitude des ennemis, comme s’il n’estoit point le plus fort : mais que nous recourions tousjours à ceste sentence d’Elisée, qu’il y en a plus qui sont pour nous que contre nous. Quelle perversité est-ce doncques si les Anges nous retirent de Dieu, veu qu’ils sont ordonnez à cela, que nous sentions son aide nous estre d’autant plus prochaine qu’il la nous déclaire selon nostre infirmité ? Or ils nous retirent de Dieu, sinon qu’ils nous meinent droict à luy comme par la main, afin que nous le regardions et l’invoquions luy seul à nostre aide, recognoissans que tout bien vient de lui : sinon aussi que nous les considérions estre comme ses mains, lesquelles ne se meuvent point à rien faire, que par son vouloir et disposition : sinon finalement qu’ils nous conduisent à Jésus-Christ, et nous entretienent en luy, afin que nous le tenions pour seul Médiateur, dépendans du tout de luy, et ayans nostre repos en luy seul. Car nous devons avoir ce qui est escrit en la vision de Jacob imprimé en nostre mémoire, c’est que les Anges descendent en terre aux hommes, et des hommes remontent au ciel par l’eschelle sur laquelle est appuyé le Seigneur des armées Gen. 28.12. En quoy il est signifié, que c’est par la seule intercession de Jésus-Christ, que les Anges communiquent avec nous : comme aussi il testifie en disant, Vous verrez d’oresenavant les cieux ouvers, et les Anges descendans au Fils de l’homme Jean 1.51. Pourtant le serviteur d’Abraham estant recommandé à la garde de l’Ange, ne l’invoque pas néantmoins afin qu’il luy assiste, mais s’addresse à Dieu, luy demandant qu’il face miséricorde à Abraham son maistre Gen. 24.7, 27. Car comme Dieu en faisant les Anges ministres de sa bonté et puissance ne partit point sa gloire avec eux, aussi ils ne nous promettent point de nous aider par leur ministère, afin que nous partissions nostre fiance entre eux et luy. Parquoy il nous faut rejetter ceste philosophie de Platon, laquelle enseigne de venir à Dieu par le moyen des Anges, et de les honorer, afin qu’ils soyent plus enclins à nous y donner accès[i]. Car c’est une opinion fausse et meschante, combien qu’aucuns superstitieux l’ayent voulu du commencement introduire en l’Eglise chrestienne, comme il y en a aujourd’huy d’aucuns qui la voudroyent remettre dessus.

[i] Vide Plat., in Epinomide et in Cratylo.

1.14.13

Tout ce que l’Escriture enseigne des diables, revient à ce but, que nous soyons sur nos gardes pour résister à leurs tentations, et n’estre point surprins de leurs embusches, et que nous regardions de nous munir d’armes qui soyent suffisantes pour repousser des ennemis fort puissans. Car quand Satan est nommé le Dieu et prince de ce monde : item, un Fort armé : item, un Lyon bruyant : item, un Esprit qui domine en l’air : toutes ces descriptions revienent là, que nous soyons vigilans à faire le guet et nous apprestions à combatre : ce qui est mesmes quelquesfois exprimé 2Cor. 4.4 ; Jean 12.31 ; Luc 11.21. Car sainct Pierre, après avoir dit que le diable circuit comme un Lyon bruyant, cherchant à nous dévorer, adjouste incontinent une exhortation, que nous soyons fermes en foy pour lui résister 1Pi. 5.8. Et sainct Paul, après nous avoir advertis que nous avons la guerre, non point contre la chair et le sang, mais contre les princes de l’air, les puissances des ténèbres, les esprits malins : tantost après il nous commande de vestir les armes qui nous puissent défendre en une bataille si périlleuse Eph. 6.12. Parquoy apprenons aussi de réduire le tout à ceste fin, qu’estans advertis que nous avons l’ennemy près de nous, voire ennemy prompt en audace, robuste en force, rusé en cautèles, garny de toutes machinations, expert en science de batailler, et ne se lassant en nulle poursuite, ne soyons point endormis en nonchalance, tellement qu’il nous puisse oppresser : mais au contraire, que nous tenions tousjours bon et soyons prests à luy résister. Et d’autant que ceste bataille n’a point de fin jusques à la mort, que nous soyons fermes et constans en persévérance. Sur tout qu’en cognoissant nostre foiblesse et défaut nous invoquions Dieu, n’attentans rien sinon en la fiance de son aide, d’autant que c’est à luy seul de nous donner conseil, force et courage, et nous armer.

1.14.14

D’avantage, l’Escriture, afin de nous inciter plus à diligence, nous dénonce qu’il n’y a pas un seul diable qui nous face la guerre, ou un petit nombre, mais une grande multitude. Car il est dit, que Marie Magdalene avoit esté délivrée de sept diables qui la possédoyent Marc 16.9. Et Jésus-Christ tesmoigne qu’il advient ordinairement, que si après qu’un diable est sorty de nous, il trouve encores accès pour y rentrer, il en ameine sept autres plus meschans. Qui plus est, il est dit qu’un seul homme estoit possédé d’une légion Luc 8.30. Par cela doncques nous sommes enseignez que nous avons à guerroyer avec une multitude infinie d’ennemis, afin de ne venir nonchalans, comme si nous avions quelque relasche pour nous reposer. Touchant qu’il est souvent parlé du diable et de Satan au nombre singulier, en cela est dénotée la primauté d’injustice qui est contraire au règne de justice. Car comme l’Eglise et la compagnie des Saints a Jésus-Christ pour Chef, aussi la bande des meschans, et l’impiété mesmes nous est descrite avec son prince, qui exerce là son empire et seigneurie. A quoy se rapporte ceste sentence, Allez, maudits, au feu éternel, lequel est préparé au diable et à ses anges Matth. 25.41.

1.14.15

Cela aussi nous doit aiguiser à combatre incessamment contre le diable, qu’il est nommé par tout Adversaire de Dieu et le nostre. Car si nous avons la gloire de Dieu en recommandation comme nous devons, c’est bien raison d’employer toutes nos forces à résister à celuy qui machine de l’esteindre. Si nous sommes affectionnez comme il appartient à maintenir le règne de Christ, il est nécessaire que nous ayons une guerre perpétuelle avec celuy qui s’efforce de le ruiner. D’autre part, si nous avons soin de nostre salut, nous ne devons avoir ne paix ne trêves avec celuy qui est sans fin et sans cesse après pour y contredire. Selon ceste raison il est monstré au troisième de Genèse comme il a fait révolter l’homme de l’obéissance de Dieu, afin que Dieu fust privé de l’honneur qui luy appartenoit et que l’homme aussi fust précipité en ruine. Et les Evangélistes nous le descrivent avec une telle nature, en l’appelant Ennemy Matth. 13.23 : ce que porte aussi le mot de Satan, et disans qu’il sème des zizanies pour corrompre la semence de la vie éternelle. En somme nous expérimentons en toutes ses œuvres ce que Jésus-Christ tesmoigne de luy, asçavoir qu’il a esté dés le commencement homicide et menteur Jean 8.44. Par ses mensonges il assaut la vérité de Dieu, il obscurcit la lumière par ses ténèbres, il séduit en erreur les esprits des hommes : d’autre part, il suscite haines et enflambe contentions et noises : le tout afin de renverser le règne de Dieu et de plonger les hommes en damnation éternelle. Dont il appert, que de nature il est pervers, meschant et malin. Car il faut bien qu’il y ait une extrême perversité en une nature, laquelle s’adonne du tout à anéantir la gloire de Dieu et le salut des hommes. C’est ce que dit sainct Jehan en son épistre, que dés le commencement il pèche 1Jean 3.8. Car par cela il entend qu’il est autheur, capitaine et inventeur de toute malice et iniquité.

1.14.16

Néantmoins d’autant que le diable est créé de Dieu, si nous faut-il noter qu’il n’a point la malice que nous disons luy estre naturelle, de sa création, mais entant qu’il a esté dépravé. Car tout ce qu’il a de damnable, il le s’est acquis en se destournant de Dieu. De laquelle chose l’Escriture nous advertit, afin que nous ne pensions point que l’iniquité procède de Dieu, laquelle luy est du tout contraire. Pour ceste cause, nostre Seigneur Jésus dit que Satan parle de son propre quand il parle mensonge Jean 8.44 : et adjouste la raison, D’autant qu’il n’est point demeuré en la vérité. Quand il dit qu’il n’a point persisté en la vérité, il signifie que quelquesfois il a esté en icelle : et quand il le nomme père de mensonge, il luy oste toute excuse à ce qu’il ne puisse imputer à Dieu son mal, dont luy-mesme en est cause. Or combien que ces choses soyent touchées en brief et obscurément, toutesfois elles suffisent pour fermer la bouche aux blasphémateurs de Dieu. Et qu’est-ce qu’il nous chaut de cognoistre rien plus du diable, ou en autre fin ? Aucuns se mescontentent que l’Escriture ne raconte point au long et distinctement la cheute. des diables, la cause d’icelle, la façon, le temps et l’espèce, voire mesmes par plusieurs fois : mais pource que ces choses ne nous appartienent de rien, ou bien peu, le meilleur a esté de n’en dire mot ou de le toucher bien légèrement. Car il ne convenoit point au sainct Esprit de satisfaire à nostre curiosité en nous récitant des histoires vaines et sans fruit. Et nous voyons que nostre Seigneur a regardé de ne nous rien enseigner, sinon ce qui nous pouvoit estre en édification. Parquoy afin que nous-mesmes aussi ne nous arrestions à choses superflues, qu’il nous suffise de sçavoir, touchant de la nature des diables, qu’en leur première création ils ont esté Anges de Dieu : mais en déclinant de leur origine, ils se sont ruinez et ont esté faits instrumens de perdition aux autres. Pource que ce point estoit utile à cognoistre, il nous est clairement monstré par sainct Pierre et par sainct Jude, quand ils disent que Dieu n’a point espargné ses Anges qui ont péché, et n’ont point gardé leur origine, mais ont abandonné leur lieu 2Pi. 2.4 ; Jude 1.6. Et sainct Paul faisant mention des Anges esleus, leur oppose sans doute les réprouvez 1Tim. 5.21.

1.14.17

Quant est du combat et discord que nous avons dit que Satan a contre Dieu, il le faut entendre en sorte, que ce pendant nous sçachions qu’il ne peut rien faire sinon par le vouloir et congé de Dieu. Car nous lisons en l’histoire de Job, qu’il se présente devant Dieu pour ouyr ce qu’il luy commandera et qu’il n’ose rien entreprendre sans avoir premier demandé licence Job 1.6 ; 2.1. Semblablement quand Achab méritoit d’estre déceu, il se représenta à Dieu pour estre esprit de mensonge en la bouche de tous les prophètes : et estant envoyé, fit ce qui luy fut ordonné 1Rois 22.20. Selon ceste raison, l’esprit qui tormentoit Saül est nommé l’esprit mauvais de Dieu, d’autant que Dieu en usoit comme d’un fléau pour corriger Saül 1Sam. 16.14 ; 18.10. Et en un autre passage il est dit, que Dieu a frappé de playes les Egyptiens par ses mauvais anges Ps. 78.49. Semblablement suivant ces exemples particuliers, saint Paul dit généralement que l’aveuglement des meschans est une œuvre de Dieu, après l’avoir attribué à Satan 2Thess. 2.9. Il appert doncques que Satan est sous la puissance de Dieu, et qu’il est tellement gouverné par son congé, qu’il est contraint de luy rendre obéissance. Or quand nous disons que Satan résiste à Dieu, et que ses œuvres sont contraires à celles de Dieu, nous entendons que telle répugnance ne se fait pas sans la permission de Dieu. Je ne parle point yci de la volonté mauvaise de Satan, ne de ce qu’il machine, mais seulement de ses effects, Car entant que le diable est pervers de nature, il n’a garde d’estre enclin à obéira la volonté de Dieu, mais se met du tout à rébellion et résistance. Il a doncques cela de soy-mesme et de sa perversité, que de tout son désir et propos il répugne à Dieu. Par ceste perversité il est induit et incité à s’efforcer à faire les choses lesquelles il pense estre contraires à Dieu. Mais d’autant que Dieu le tient lié et serré des cordes de sa puissance, il ne luy permet de rien exécuter sinon ce qu’il luy plaist. Voylà doncques comme le diable bon gré maugré qu’il en ait sert à son Créateur, d’autant qu’il est contraint de s’employer là où le bon plaisir de Dieu le pousse.

1.14.18

Or d’autant que Dieu conduit çà et là les esprits immondes comme bon luy semble, il ordonne et modère en telle sorte ce gouvernement, qu’ils molestent fort les fidèles, leur facent beaucoup d’embusches, les tormentent de divers assauts, les pressent quelquesfois de près, et les lassent souventesfois, les troublent et les estonnent, mesmes jusques à les navrer : mais le tout pour les exercer, et non point pour les oppresser ne vaincre : au contraire, qu’ils ayent les infidèles en leur sujétion, qu’ils exercent une tyrannie en leurs âmes et en leurs corps, les traînans où bon leur semble, comme esclaves à toutes énormitez. Quant est des fidèles, d’autant qu’ils ont affaire à tels ennemis, ces exhortations leur sont faites : Ne donnez point lieu au diable. Item, le diable vostre ennemy circuit comme un lyon bruyant, cherchant à dévorer : auquel résistez en fermeté de foy Eph. 4.27 ; 1Pi. 5.8 : et autres semblables. Mesmes sainct Paul confesse qu’il n’a point esté exempt d’une telle bataille, quand il dit que l’ange de Satan luy avoit esté donné pour l’humilier, afin qu’il ne s’enorgueillist pas 2Cor. 12.7. C’est doncques un exercice commun à tous les enfants de Dieu : toutesfois d’autant que ceste promesse de briser la teste de Satan, appartient en commun à Jésus-Christ et à tous ses membres Gen. 3.15 : je dy que les fidèles ne peuvent estre vaincus ny oppressez par Satan. Ils sont espovantez souventesfois, mais ils ne sont pas tellement esperdus, qu’ils ne reprenent courage. Ils sont bien abatus de quelques coups, mais ils se relèvent. Ils sont bien navrez, mais non pas à mort. Finalement ils travaillent toute leur vie, en sorte qu’en la fin ils obtienent victoire. Ce que je ne restrein point à chacun acte particulièrement. Car nous sçavons que David par une juste punition de Dieu fut pour un temps laissé à Satan pour estre poussé de luy à faire les monstres du peuple 2Sam. 24.1 : et ce n’est pas en vain que sainct Paul laisse espoir de pardon à ceux qui auront esté entortillez aux filets du diable 2Tim. 2.26. Pourquoy sainct Paul démonstre que ceste promesse n’est sinon commencée en nous durant la vie présente, pource que c’est le temps de la bataille : mais qu’elle sera accomplie quand la bataille sera cessée. Le Dieu de paix, dit-il, brisera en brief Satan dessous vos pieds Rom. 16.20. Quant à nostre Chef, il a tousjours eu plenement ceste victoire. Car le prince de ce monde n’a rien trouvé en luy : mais en nous qui sommes ses membres, elle n’apparoist encores qu’en partie : et ne sera parfaite jusques à ce qu’estant despouillez de nostre chair, laquelle nous rend sujets à infirmitez, nous soyons du tout remplis de la vertu du sainct Esprit. En ceste manière quand le règne de Jésus-Christ est dressé, Satan avec sa puissance est abatu, comme porte la sentence de Jésus-Christ : Je voyoye Satan tomber du ciel comme la foudre Luc 10.18. Car par cela il conferme le rapport que luy avoyent fait ses Apostres du fruit de leur prédication. Item, quand le prince de ce monde tient son portail, tout ce qu’il possède est paisible : mais s’il y survient un plus fort, il est débouté Luc.11.21. A ceste fin, comme dit l’Apostre, Jésus-Christ en mourant a vaincu Satan, qui avoit l’empire de mort Héb. 2.14 et a triomphé de tous ses appareils, tellement qu’il ne peut nuire à l’Eglise, autrement il la ruineroit à chacune minute. Car selon que nous sommes fragiles, et qu’en sa force il est transporté d’une si terrible rage, comment pourrions-nous tenir bon tant peu que ce soit, contre les alarmes continuelles qu’il nous dresse, si nous n’estions maintenus par la victoire de nostre Capitaine ? Dieu doncques ne permet point le règne à Satan sur les âmes des fidèles : mais luy abandonne seulement les meschans et incrédules lesquels il ne recognoist point de son troupeau. Car il est dit que Satan a le monde en sa possession sans contredit, jusques à ce qu’il en soit déjeté par Christ. Item, qu’il aveugle tous ceux qui ne croyent point à l’Evangile 2Cor. 4.4. Item, qu’il parfait son œuvre en tous les rebelles : ce qui se fait à bon droict, d’autant que les meschans sont instrumens de l’ire de Dieu Eph. 2.2. Pourtant c’est bien raison qu’il les livre entre les mains d’iceluy, qui est ministre de sa vengence. Finalement il est dit de tous les réprouvez, qu’ils ont le diable pour père Jean 8.44 ; 1Jean 3.8. Car comme les fidèles sont cognus pour enfans de Dieu, entant qu’ils portent son image, iceux aussi portans l’image de Satan, sont à bon droict réputez ses enfans.

1.14.19

Or comme cy-dessus nous avons réfuté ceste folle et perverse imagination qu’ont aucuns, de dire que les saincts Anges ne sont sinon bonnes inspirations ou mouvemens que Dieu donne aux hommes : ainsi maintenant nous faut-il réprouver l’erreur de ceux qui resvent que les diables ne sont sinon affections mauvaises, lesquelles nous sont suggérées de nostre chair. Or il sera facile de ce faire, et briefvement, pource que nous en avons beaucoup de tesmoignages de l’Escriture évidens et certains. Premièrement, quand ils sont nommez Esprits immondes et Anges apostats, qui ont décliné de leur nature première Luc 11.24 ; 2Pi. 2.4 ; Jude 1.6 : ces noms-là expriment assez que ce ne sont pas mouvemens ny affections des cœurs, mais plustost esprits ayans intelligence. Semblablement quand Jésus-Christ et sainct Jehan comparent les enfans de Dieu avec les enfans du diable : ce seroit une comparaison inepte, si le nom de diable ne signifioit que des inspirations mauvaises Jean 8.44 ; 1Jean 3.10. Sainct Jehan parle encore plus clairement, quand il dit que le diable dés le commencement pèche 1Jean.3.8. Pareillement quand sainct Jude dit que Michel Archange débatoit avec le diable, du corps de Moyse Jude 1.9 : tout ainsi qu’il met d’un costé un bon Ange, ainsi de l’autre il en met un mauvais. A quoy est semblable ce que nous lisons en l’histoire de Job, que Satan comparut devant Dieu avec les Anges saincts Job 1.6 ; 2.1. Toutesfois il n’y a rien plus clair, que les sentences qui font mention de la peine que les diables commencent desjà d’endurer, et qu’ils endureront beaucoup plus au jour de la résurrection : comme sont celles qui s’ensuivent, Fils de David, pourquoy es-tu venu pour nous tormenter devant le temps Matth. 8.29 ? Item, Allez, maudits, au feu éternel, qui est appresté au diable et à ses anges Matth. 25.41. Item, S’il n’a point espargné ses Anges propres, mais les a mis en prison obscure, et les a attachez de chaînes, pour les réserver à leur damnation éternelle 2Pi. 2.4, etc. Ce seroyent des formes de parler trop mal propres, de dire que le jugement de Dieu doit venir sur les diables, que le feu éternel leur est appareillé, qu’ils sont desjà en prison, attendans leur sentence dernière, et que Jésus-Christ les a tormentez à sa venue, s’il n’y avoit du tout nuls diables. Mais pource que ceste matière n’a point mestier de longue dispute entre ceux qui adjoustent foy à la Parole de Dieu : au contraire, qu’envers ces fantastiques, ausquels rien ne plaist que nouveauté, les tesmoignages de l’Escriture ne proufitent point beaucoup, il m’est advis que j’ay fait ce que je prétendoye, asçavoir d’armer les consciences fidèles à l’encontre de ces resveries, desquelles ces esprits volages troublent et eux et les autres. Toutesfois il estoit mestier d’en toucher quelque chose, afin d’advertir les simples qu’ils ont des ennemis, contre lesquels il leur est mestier de batailler, afin que par leur nonchalance ils ne soyent surprins.

1.14.20

Cependant ne soyons pas si desdaigneux, de nous fascher de prendre plaisir aux œuvres de Dieu qui se présentent devant nos yeux en ce beau et excellent théâtre du monde. Car, comme nous avons dit au commencement de ce livre, ceste est la première instruction de nostre foy, selon l’ordre de nature, combien que ce ne soit point la principale, de recognoistre que toutes les choses que nous voyons sont œuvres de Dieu, et de réputer avec révérence et crainte à quelle fin il les a créées. Pourtant afin que nous appréhendions par vraye foy ce qui est expédient de cognoistre de Dieu, il nous est besoin de sçavoir l’histoire de la création du monde, selon qu’elle a esté briefvement exposée par Moyse Gen.1.3 : et puis plus amplement traittée par les saincts docteurs de l’Eglise, principalement par Basile et Ambroise : de là nous apprendrons que Dieu par la vertu de sa Parole et de son Esprit a créé de rien le ciel et la terre, et que d’iceux il a produit tout genre tant d’animaux que de créatures sans âme : et qu’il a distingué par un ordre admirable ceste variété infinie des choses que nous voyons : qu’il a assigné à chacune espèce sa nature, qu’il leur a ordonné leurs offices, qu’il leur a déterminé leurs places et demeures. Et comme ainsi soit qu’elles soyent toutes sujettes à corruption, néantmoins qu’il a mis ordre par sa providence qu’elles s’entretienent jusques au dernier jour : pour ce faire qu’il en conserve d’aucunes par façons secrettes et à nous cachées, leur donnant d’heure en heure, nouvelle vigueur : aux autres il a donné la vertu de se multiplier par génération, afin que quand les unes meurent, les autres revienent au lieu. Et ainsi, qu’il a ordonné le ciel et la terre d’une parfaite abondance, variété et beauté de toutes choses, tout ainsi qu’un grand palais et magnifique, bien et richement meublé de tout ce qui luy faudroit. Finalement, qu’en créant l’homme il a fait un chef-d’œuvre d’une plus excellente perfection que tout le reste, à cause des grâces qu’il luy a données. Mais d’autant que mon intention n’est pas de raconter yci au long la création du monde, et que desjà j’en ay entamé quelque propos, il suffira d’en avoir touché cela comme en passant. Car il vaut mieux (comme j’ay desjà dit) que celuy qui en voudra estre instruit lise Moyse et les autres qui ont déduit cest argument comme il faloit. Je renvoye doncques là les lecteurs.

1.14.21

Or il n’est jà besoin de déduire yci plus au long, à quelle fin doit tendre la considération des œuvres de Dieu, et à quel but il la faut dresser, veu que ceste question desjà pour la plus pari a esté décidée, et qu’elle se peut en peu de paroles despescher, entant qu’il est de besoin pour le passage que nous traittons à présent. Il est bien vray que si quelqu’un vouloit expliquer combien est inestimable la sagesse, puissance, justice et bonté de Dieu, laquelle reluit en la création du monde, il n’y auroit langue humaine qui fust suffisante à exprimer une telle excellence, voire seulement pour la centième partie. Et n’y a nulle doute que Dieu ne nous vueille occuper continuellement en ceste sainte méditation : asçavoir que quand nous contemplons les richesses infinies de sa justice, sagesse, bonté et puissance, en toutes ses créatures, comme en des miroirs, non-seulement nous les regardions légèrement, pour en perdre incontinent la mémoire, mais plustost nous arrestions longuement à y penser et ruminer à bon escient, et en ayons continuelle souvenance. Mais d’autant que ce livre est fait pour enseigner en brief, je n’entreray point en propos qui requière longue déduction. Pourtant afin d’avoir un brief sommaire, sçachons que lors nous aurons entendu que signifie ce tiltre de Dieu, quand il est nommé Créateur du ciel et de la terre, si premièrement nous suivons ceste reigle universelle, de ne point passer à la légère par oubly ou nonchalance, les vertus de Dieu qui nous apparoissent en ses créatures : secondement, si nous appliquons à nous la considération de ses œuvres, afin d’en estre touchez et esmeus au vif en nos cœurs. Je déclaireray le premier point par exemples. Nous recognoissons les vertus de Dieu en ses créatures, quand nous réputons combien il a esté grand ouvrier et excellent lors qu’il a situé et disposé au ciel une telle multitude d’estoilles qu’on ne sauroit souhaitter chose plus délectable à veoir : qu’il a assigné à d’aucunes, comme aux estoilles du firmament, leurs demeures arrestées, en sorte qu’elles ne se peuvent bouger d’un certain lieu : aux autres, comme aux planètes, qu’il leur a permis d’aller çà et là, néantmoins en sorte qu’envaguant elles n’outrepassent point leurs limites : qu’il a tellement distribué le mouvement et le cours d’une chacune, qu’elles mesurent les temps pour diviser le jour et la nuict, les ans et leurs saisons : mesmes que ceste inéqualité des jours que nous voyons, il l’a si bien rangée en bon ordre, qu’elle ne peut engendrer confusion. Semblablement, quand nous considérons la puissance qu’il démonstre en soustenant une si grosse masse qu’est celle du monde universel, et en faisant tourner le ciel si légèrement, qu’il achève son cours en vingt-quatre heures, et autres choses semblables. Ces exemples déclairent assez que c’est de recognoistre les vertus de Dieu en la création du monde. Car si nous voulions traitter cest argument selon qu’il mérite, il n’y auroit nulle fin, comme j’ay desjà dit. Car autant qu’il y a d’espèces de créatures au monde, ou plustost autant qu’il y a de choses grandes ou petites, autant y a-il de miracles de sa puissance, d’approbations de sa bonté, et enseignemens de sa sagesse.

1.14.22

Le second point qui appartient plus proprement à la foy, est de comprendre que Dieu a ordonné toutes choses à nostre proufit et salut : et mesmes de contempler sa puissance et sa grâce en nous-mesmes et aux bénéfices qu’il nous a faits, afin de nous inciter par cela à nous fier en luy, à l’invoquer, à le louer et aimer. Or qu’il ait créé toutes choses pour l’homme, il l’a démonstré en l’ordre qu’il a tenu, comme j’en ay adverty n’aguères. Car ce n’est point sans cause qu’il a divisé la création du monde en six jours Gen. 1.31 : comme ainsi soit qu’il peust aussi facilement parfaire le tout en une minute de temps, que d’y procéder ainsi petit à petit. Mais en cela il nous a voulu monstrer sa providence, et le soin paternel qu’il a de nous, que devant qu’avoir créé l’homme, il luy a appresté tout ce qu’il prévoyoit luy devoir estre utile et salutaire. Or quelle ingratitude seroit-ce maintenant de douter si un si bon Père a le soin de nous, quand nous voyons qu’il a pensé de nous pourvoir, mesmes devant que nous fussions naiz ? Quelle meschanceté seroit-ce de trembler de desfiance, en craignant que sa largesse ne nous défalle en la nécessité, quand nous voyons qu’elle a esté espandue sur nous si abondamment devant que nous fussions ? D’avantage, nous oyons de la bouche de Moyse, que toutes créatures du monde nous sont assujeties par la bonté d’iceluy Gen. 1.28 ; 9.2. Il est certain qu’il n’a point fait cela pour se mocquer de nous par un tiltre frivole de donation, laquelle soit nulle. Il ne faut doncques craindre que rien nous défalle, entant qu’il sera expédient pour nostre salut. Finalement, pour faire briefve conclusion, toutesfois et quantes que nous appelons Dieu, Créateur du ciel et de la terre, qu’il nous viene aussi en pensée, qu’il est en sa main et en sa puissance de disposer de toutes les choses qu’il a faites, et que nous sommes ses enfans, lesquels il a prins en sa charge pour nourrir et gouverner : tellement que nous attendions tout bien de luy, et que nous espérions pour certain que jamais il ne permettra que nous ayons faute des choses qui nous sont nécessaires à salut, et que nostre espérance ne dépende point d’ailleurs : et quelque chose que nous désirions, que nous la demandions de luy : et quelques biens aussi que nous ayons, que nous luy en facions recognoissance avec action de grâces ; qu’estans incitez par une si grande libéralité qu’il nous monstre, nous soyons induits à l’aimer et honorer de tout nostre cœur.

 

Chapitre XV
Quel a esté l’homme en sa création : où il est traitté de l’image de Dieu, des facultez de l’âme, du franc arbitre, et de la première intégrité de sa nature.


1.15.1

Il faut maintenant parler de la création de l’homme, non-seulement pource que c’est le plus noble et le plus excellent chef-d’œuvre où la justice de Dieu, sagesse et bonté apparoist, mais d’autant, comme nous avons dit, que nous ne pouvons cognoistre Dieu clairement et d’un sens arresté, sinon que la cognoissance de nous-mesmes soit conjoincte et comme réciproque. Or combien que la cognoissance de nous-mesmes soit double : asçavoir, quels nous avons esté formez en nostre première origine, et puis en quelle condition nous sommes tombez après la cheute d’Adam : et aussi qu’il ne proufiteroit guères de sçavoir ce que nous avons esté, sinon qu’aussi par ceste misérable ruine qui est advenue, nous comprenions quelle est nostre corruption et déformité de nature : toutesfois pour le présent contentons-nous de voir quelle intégrité nous a esté donnée du commencement. Et aussi devant que venir à ceste condition tant misérable en laquelle l’homme est détenu, il est besoin d’entendre quel il estoit au paravant : car il nous faut bien garder qu’en démonstrant trop cruement les vices naturels de l’homme, il me semble que nous les imputions à l’autheur de sa nature. Car l’impiété cuide sous ceste couverture se pouvoir défendre : c’est que tout ce qu’elle a de mal procède aucunement de Dieu, et quand on la rédargue, elle ne doute point de plaider contre luy et rejetter sur luy la coulpe dont à bon droict elle est chargée. Et ceux qui veulent estre estimez parler plus révéremment de Dieu ne laissent pas de chercher excuses en leurs péchez, en alléguant leur nature vicieuse, ne pensans point qu’en ce faisant ils marquent et notent Dieu d’ignominie combien que ce soit obscurément, veu que s’il y avoit quelque vice en la première nature, cela reviendroit à son déshonneur. Quand nous voyons doncques la chair estre si convoiteuse à chercher tous subterfuges, par lesquels elle pense pouvoir tellement quellement transporter la coulpe de ses vices ailleurs, il est mestier d’aller diligemment au-devant de telle malice. Par ainsi nous avons à traitter la calamité du genre humain, en telle sorte que la broche soit coupée à toutes tergiversations et que la justice de Dieu soit maintenue contre toutes accusations et reproches. Après nous verrons en temps et lieu combien nous sommes loing de la pureté qui avoit esté donnée à nostre père Adam. Or il est à noter en premier lieu que quand il a esté tiré de la terre, c’a esté pour le tenir en bride, à ce qu’il ne s’enorgueillist point : veu qu’il n’y a rien plus contraire à raison que de nous glorifier en nostre dignité quand nous habitons en une loge de fange et de boue, mesmes qu’en partie nous ne sommes que terre et fange. Or quand Dieu non-seulement a donné âme à ce povre vaisseau de terre, mais aussi a bien daigné le faire domicile d’un esprit immortel : en cela Adam a eu de quoy se glorifier, voire en la libéralité si grande de son Créateur.

1.15.2

Or que l’homme ait deux parties, asçavoir le corps et l’âme, nous n’en devons faire nulle difficulté. Par ce mot d’Ame, j’enten l’esprit immortel, toutesfois créé, lequel est la plus noble partie. Quelquefois l’Escriture la nomme Esprit. Car combien que ces deux noms, quand ils sont conjoincts ensemble, diffèrent en signification l’un d’avec l’autre, toutesfois quand le nom d’Esprit est mis à part, il vaut autant à dire qu’Ame : comme quand Salomon parlant de la mort, dit que lors l’esprit retourne à Dieu, lequel l’a donné : et Jésus-Christ recommandant son esprit à Dieu, et sainct Estiene à Jésus-Christ Ecc. 12.9 ; Luc 23.46 ; Actes 7.59, n’entendent autre chose sinon que quand l’âme sera sortie de la prison du corps, Dieu en soit le gardien perpétuel. Quant à ceux qui imaginent que ce mot d’Esprit emporte autant comme souffle, ou quelque vigueur inspirée au corps, laquelle toutesfois n’ait nulle essence, la vérité de la chose et toute l’Escriture monstre qu’ils sont par trop lourdement insensez. Bien est vray que les hommes estans adonnez à la terre plus qu’il ne conviendroit, devienent hébétez : mesmes estans aliénez du Père de lumière, s’aveuglent en leurs ténèbres jusques-là qu’ils ne pensent point vivre après leur mort : ce pendant néantmoins la clairté n’est pas si fort esteinte en ces ténèbres, qu’ils ne soyent tousjours touchez de quelque sentiment de leur immortalité. Certes la conscience, laquelle, en discernant entre le bien et le mal, respond au jugement de Dieu, est un indice infallible que l’esprit est immortel. Car comment un mouvement sans essence entreroit-il au jugement de Dieu pour nous imprimer frayeur de la condamnation que nous avons méritée : Car le corps ne craindra pas une punition spirituelle : mais telle passion compète à l’âme seule, dont il s’ensuit qu’elle n’est pas sans essence. Secondement la cognoissance que nous avons de Dieu testifie que les âmes, veu qu’elles outrepassent le monde, sont immortelles : car une inspiration qui s’esvanouit ne parviendroit point à la fontaine de vie. En somme, puis que tant de vertus notables dont l’âme est ornée monstrent clairement qu’il y a je ne say quoy de divin engravé, ce sont autant de tesmoignages de son essence immortelle. Car le sentiment qu’ont les bestes brutes ne passent point outre leurs corps, ou bien ne s’estend pas plus loing qu’à ce qui se présente à leur sensualité : mais l’agilité de l’esprit humain faisant ses discours par le ciel et la terre, et par les secrets de nature, après avoir comprins tant de choses en sa mémoire, les digérant et faisant ses conséquences du temps passé à l’advenir : monstre qu’il y a quelque partie en l’homme séparée du corps. Nous concevons par intelligence Dieu et les Anges qui sont invisibles, ce qui ne convient point au corps. Nous appréhendons ce qui est droict, juste et honneste : ce qui ne se peut faire par nos sens corporels. Il faut doncques que l’esprit soit le siège et le fond de telle intelligence. Mesmes le dormir, qui semble en abrutissant les hommes les despouiller de leur vie, est un vray tesmoin de leur immortalité. Car non-seulement il leur suggère des pensées et appréhensions de ce qui jamais n’a esté fait, mais aussi leur donne advertissemens des choses à venir, lesquels on appelle présages. Je touche ces choses en brief, lesquelles sont magnifiées avec grande éloquence, mesmes par les escrivains profanes : mais il suffira aux lecteurs chrestiens d’en estre simplement admonnestez. D’avantage, si l’âme n’estoit quelque essence séparée du corps, l’Escriture n’enseigneroit pas que nous habitons en maisons de boue, et qu’en mourant nous sortons d’une loge et despouillons ce qui est corruptible pour recevoir loyer au dernier jour, selon que chacun se sera gouverné en son corps. Certes ces passages et autres semblables qui sont assez communs, non-seulement distinguent l’âme d’avec le corps, mais en luy attribuant le nom d’homme tout entier, déclairent que c’est la principale partie de nous. D’avantage sainct Paul, exhortant les fidèles à se nettoyer de toute immondicité de chair et d’esprit 2Cor. 7.1, constitue sans doute deux parties esquelles les souilleures de péché résident. Sainct Pierre, aussi nommant Jésus-Christ Pasteur des âmes 1Pi. 2.25, auroit sottement parlé, s’il n’y avoit des âmes envers lesquelles il exerçast tel office. Ce qu’il dit aussi du salut éternel des âmes seroit mal fondé. Item, quand il nous commande de purifier nos âmes : et quand il dit que les mauvaises cupidités bataillent contre l’âme 1Pi. 1.9 ; 2.11. Autant en est-il de ce que nous lisons en l’Epistre aux Hébrieux, que les Pasteurs veillent comme ayans à rendre conte de nos âmes Héb. 13.17 : ce qui ne conviendroit pas si nos âmes n’avoyent quelque essence propre. A quoy s’accorde ce que sainct Paul invoque Dieu tesmoin sur son âme 2Cor. 1.23. Car si elle n’estoit point sujette à punition, elle ne pourroit estre attirée en jugement devant Dieu. Ce qui est encore plus amplement exprimé en ces mots de Jésus-Christ, où il nous commande de craindre celuy qui, après avoir mis le corps à mort, peut aussi envoyer l’âme en la géhenne du feu Matth. 10.28 ; Luc 12.5. Pareillement l’Apostre, en l’Epistre aux Hébrieux, disant que les hommes sont nos pères charnels, mais que Dieu est le seul père des esprits, ne pouvoit mieux prouver l’essence des âmes Héb. 12.9. Qui plus est, si les âmes estans délivrées des liens de leurs corps ne demeuroyent en estre, il n’y auroit nul propos en ce que Jésus-Christ introduit l’âme de Lazare jouyssant de repos et joye au sein d’Abraham Luc 16.22 : et à l’opposite l’âme du riche estant tormentée d’une façon horrible. Le mesme est confermé par sainct Paul, quand il dit que nous sommes pèlerins eslongnez de Dieu, ce pendant que nous habitons en la chair : mais que nous jouyrons de sa présence estans sortis du corps 2Cor. 5.6, 8. Afin de n’estre point trop long en une chose qui n’est point douteuse, j’adjousteray seulement ce mot de sainct Luc, c’est qu’il raconte entre les erreurs des Sadducéens, qu’ils ne croyoyent point qu’il y eust esprits ny Anges Actes 23.8.

1.15.3

On peut aussi tirer ferme preuve et certaine de cecy, quand il est dit que l’homme a esté créé à l’image de Dieu. Car combien que la gloire de Dieu reluise mesmes en l’homme extérieur, toutesfois il n’y a doute, que le siège d’icelle ne soit l’âme. Je ne nie pas que la forme corporelle, entant qu’elle nous distingue et sépare d’avec les bestes brutes, ne nous conjoigne tant plus à Dieu et nous face approcher de luy. Et si quelqu’un me veut dire que cela aussi soit comprins sous l’image de Dieu, que l’homme a la teste levée en haut, et les yeux dressez au ciel pour contempler son origine, comme ainsi soit que les bestes ayent la teste panchée en bas, je n’y contrediray point, moyennant que ce point demeure tousjours conclud, que l’image de Dieu, laquelle se voit en ces marques apparentes, ou bien démonstre quelque petite lueur, est spirituelle. Car aucuns trop spéculatifs, comme Osiander, la mettant confusément tant au corps qu’en l’âme, meslent, comme l’on dit, la terre avec le ciel. Ils disent que le Père, le Fils et le sainct Esprit ont logé leur image en l’homme pource qu’encores qu’Adam fust demeuré en son intégrité, toutesfois Jésus-Christ n’eust point laissé d’estre fait homme : ainsi, selon leur resverie, Jésus-Christ, en sa nature humaine qu’il devoit prendre, a esté le patron du corps humain. Mais où trouveront-ils que Jésus-Christ soit l’image du sainct Esprit ? Je confesse bien qu’en la personne du Médiateur la gloire de toute la Divinité reluit : mais comment la Sagesse éternelle sera-elle nommée image de l’Esprit, veu qu’elle le précède en ordre ? Brief toute la distinction entre le Fils et le sainct Esprit sera renversée si le sainct Esprit appelle le Fils son image. Je voudroye bien aussi sçavoir d’eux en quelle sorte Jésus-Christ représente en sa chair le sainct Esprit, et quels sont les pourtraicts de telle remembrance. Et puisque ce propos, Faisons l’homme semblable à nostre image, est commun à la personne du Fils, il s’ensuivra que luy-mesme est son image Gen. 1.26 : ce qui est trop hors de raison. D’avantage si on reçoit leur fantasie, Adam n’aura pas esté formé à la semblance de Jésus-Christ, sinon entant qu’il devoit estre homme : ainsi le patron auquel auroit esté figuré Adam seroit Jésus-Christ, au regard de l’humanité de laquelle il devoit estre vestu. Or l’Escriture monstre que c’est bien en autre sens qu’il a esté créé à l’image de Dieu. La subtilité d’aucuns autres a plus de couleur quand ils exposent qu’Adam a esté créé à l’image de Dieu, d’autant qu’il a esté conforme à Jésus-Christ, qui est ceste image : mais en cela aussi il n’y a nulle fermeté. Il y a aussi une dispute non petite touchant l’Image et Semblance, pource que les expositeurs cherchent en ces deux mots une diversité qui est nulle : sinon que le nom de Semblance est adjousté pour déclaration de l’image. Or nous sçavons que c’est la coustume des Hébrieux d’user de répétition pour expliquer une chose deux fois. Quant à la chose, il n’y a doute que l’homme ne soit nommé image de Dieu pource qu’il luy ressemble. Parquoy ceux qui fantastiquent plus subtilement se font ridicules : soit qu’ils attribuent le nom d’Image à la substance de l’âme et le nom de Semblance aux qualitez : soit qu’ils mettent en avant quelque autre opinion. Car Dieu ayant nommé l’image pour mieux déclairer ce qui estoit un peu obscur, adjouste (comme nous avons dit) le mot de Semblance : comme s’il disoit qu’il veut faire l’homme, auquel il se représentera comme en son image, par les marques de similitude qu’il engravera en luy. Parquoy Moyse un peu après récitant ce mesme fait, met par deux fois le nom d’Image, ne faisant nulle mention de semblance. L’objection qu’ameine Osiander est frivole : asçavoir qu’une partie de l’homme, ou l’âme avec ses facultez n’est pas nommée image de Dieu, mais Adam tout entier, auquel le nom a esté imposé de la terre dont il a esté prins : et tout homme de sens rassis s’en mocquera. Car quand tout l’homme est nommé mortel, ce n’est pas à dire que l’âme soit assujetie à la mort : ny à l’opposite quand il est dit qu’il est animal raisonnable, ce n’est pas que la raison ou intelligence compète au corps. Parquoy combien que l’âme ne soit pas l’homme total, si ne doit-on pas trouver absurdité en ce qu’au regard d’icelle l’homme soit appelé image de Dieu : toutesfois je retien ce principe que j’ay amené n’aguères : c’est que l’image de Dieu s’estend à toute la dignité par laquelle l’homme est éminent par-dessus toutes espèces d’animaux. Parquoy sous ce mot est comprinse toute l’intégrité de laquelle Adam estoit doué pendant qu’il jouyssoit d’une droicture d’esprit, avoit ses affections bien reiglées, ses sens bien attrempez, et tout bien ordonné en soy pour représenter par tels ornemens la gloire de son Créateur. Et combien que le siège souverain de ceste image de Dieu ait esté posé en l’esprit et au cœur, ou en l’âme et ses facultez, si est-ce qu’il n’y a eu nulle partie, jusqu’au corps mesme, en laquelle il n’y eust quelque estincelle luisante. Il est tout notoire qu’en toutes les parties du monde quelques traces de la gloire de Dieu apparoissent : dont on peut recueillir qu’en mettant l’image de Dieu en l’homme, on l’oppose tacitement pour l’eslever par-dessus toutes autres créatures, et comme le séparer du vulgaire. Ce pendant il ne faut point estimer que les Anges n’ayent esté aussi bien créez à la semblance de Dieu : veu que nostre souveraine perfection, tesmoin Christ, sera de leur ressembler Matth. 22.30. Mais ce n’est pas en vain que Moyse, attribuant spécialement aux hommes ce tiltre tant honorable, magnifie la grâce de Dieu envers eux : et sur tout veu qu’il les compare seulement aux créatures visibles.

1.15.4

Toutesfois il ne semble point qu’il y ait encore, plene définition de ceste Image, s’il n’appert plus clairement pourquoy l’homme doit estre prisé, et pour quelles prérogatives il doit estre réputé miroir de la gloire de Dieu. Or cela ne se peut mieux cognoistre que par la réparation de sa nature corrompue. Il n’y a doute qu’Adam estant décheu de son degré, par telle apostasie ne se soit aliéné de Dieu. Parquoy combien que nous confessions l’image de Dieu n’avoir point esté du tout anéantie et effacée en luy, si est-ce qu’elle a esté si fort corrompue, que tout ce qui en est de reste est une horrible déformité : et ainsi le commencement de recouvrer salut est en ceste restauration que nous obtenons par Jésus-Christ : lequel pour ceste cause est nommé le second Adam, pource qu’il nous remet en vraye intégrité. Car combien que sainct Paul opposant l’esprit vivifiant que Jésus-Christ nous a apporté, à l’âme vivante en laquelle Adam a esté créé 1Cor. 15.45, establisse une plus grande mesure de grâce en la régénération des fidèles qu’en l’estat premier de l’homme, toutesfois il n’abat point ce que nous avons dit, c’est que la fin de nous régénérer est, que Jésus-Christ nous reforme à l’image de Dieu. Suivant cela il enseigne ailleurs, que l’homme nouveau est réparé à l’image de celuy qui l’a créé : à quoy respond son autre dire, Soyez vestus de l’homme nouveau qui est créé selon Dieu Col.3.10 ; Eph. 4.24. Il reste de veoir ce que sainct Paul comprend sous ceste régénération. En premier lieu il met la cognoissance : secondement une justice saincte et véritable. Dont je conclu qu’au commencement l’image de Dieu a esté comme luisante en clairté d’esprit, et en droicture de cœur, et en intégrité de toutes les parties de l’homme. Car combien que je confesse que les façons de parler que j’ay amenées de sainct Paul signifient le tout sous une partie, toutesfois on ne peut renverser ce principe, que ce qui est le principal au renouvellement de l’image de Dieu, n’ait tenu le plus haut degré en la création. A quoy se rapporte ce qu’il escrit en l’autre passage, qu’à face descouverte nous contemplons la gloire de Christ, pour estre transformez en son image 2Cor. 3.18. Nous voyons que Christ est l’image très-parfaite de Dieu, à laquelle estans faits conformes, nous sommes tellement restaurez, que nous ressemblons à Dieu en vraye piété, justice, pureté et intelligence : cela estant accordé, ceste imagination de la conformité du corps humain avec celuy de Jésus-Christ s’esvanouit de soy-mesme. Quant à ce que le masle seul est nommé par sainct Paul l’image et gloire de Dieu 1Cor. 11.7, et que la femme est exclue d’un tel honneur, il appert par le fil du texte que cela se restreind à la police terrienne. Or quant à ce que nous traittons maintenant de l’image de Dieu, je pense desjà avoir assez prouvé qu’il a son regard à la vie spirituelle et céleste. Ce mesme propos est confermé en sainct Jehan, quand il dit que la vie, qui dés le commencement estoit en la Parole éternelle de Dieu, a esté la clairté des hommes Jean 1.4. Car puis que son intention est de priser la grâce singulière de Dieu, laquelle eslève les hommes en dignité par-dessus tous animaux, tellement que l’homme est séparé du nombre commun, n’ayant point une vie brutale, mais avec intelligence et raison : pareillement il monstre comment l’homme a esté créé à l’image de Dieu. Or puis que l’image de Dieu est l’entière excellence de la nature humaine, laquelle reluisoit en Adam devant sa cheute, et depuis a esté si fort desfigurée et quasi effacée, que ce qui est demeuré de la ruine est confus, dissipé, brisé et infecté : maintenant ceste image apparoist aux esleus en quelque partie et portion, entant qu’ils sont régénérez par l’Esprit, mais elle n’obtiendra sa plene clairté qu’au ciel. Or afin de mieux sçavoir par le menu quelles en sont les parties, il est expédient de traitter des facilitez de l’âme. Car la spéculation de sainct Augustin est mal fondée, asçavoir que l’âme est un miroir de la Trinité, d’autant qu’elle comprend en soy intelligence, volonté et mémoire[a]. L’opinion aussi de ceux qui mettent la semblance de Dieu en l’homme, en la principauté qui luy a esté donnée au monde, n’a pas grande couleur ne raison : car ils pensent que l’homme est conformé à Dieu en ceste marque, qu’il a esté estably maistre et possesseur de toutes choses. Or au contraire il nous faut chercher proprement au dedans de luy, non pas à l’environ, ce bien intérieur de l’âme.

[a] De Trinit., lib. X ; De civitate Dei, lib. XI.

1.15.5

Or devant que passer plus outre, il est nécessaire de rembarrer la resverie des Manichéens, laquelle Servet s’est efforcé de remettre sus de nostre temps. Quand il est dit que Dieu a inspiré en la face de l’homme esprit de vie Gen. 2.7, ils ont songé que l’âme estoit un sourgeon de la substance de Dieu : comme si quelque portion de la Divinité fust descoulée en l’homme. Or il est facile de monstrer au doigt quelles absurditez et combien lourdes tire cest erreur diabolique après soy. Car si l’âme de l’homme est de l’essence de Dieu comme un sourgeon, il s’ensuivra que la nature de Dieu non-seulement est muable et sujette à passions, mais aussi à ignorance, mauvaises cupiditez, infirmité, et toutes espèces de vices. Il n’y a rien plus inconstant que l’homme, pource qu’il y a tousjours mouvemens contraires qui démeinent et distrayent son âme çà et là : il s’abuse et est circonvenu d’erreur chacun coup : il demeure vaincu en bien petites tentations : brief nous sçavons que l’âme est une caverne de toutes ordures et puantises, lesquelles il faudra attribuer à la nature de Dieu, si nous accordons que l’âme soit partie de son essence, comme un sourgeon est de la substance de l’arbre. Qui est-ce qui n’aura une chose si monstrueuse en horreur ? Ce qu’allègue sainct Paul d’un poëte payen est bien vray, Que nous sommes la lignée de Dieu Actes 17.28 : mais cela s’entend de la qualité, non pas de la substance : asçavoir, entant qu’il nous a ornez de facultez et vertus divines : ce pendant c’est une rage trop énorme de deschirer l’essence du Créateur à ce que chacun en possède une portion. Il nous faut aussi tenir pour résolu que les âmes, combien que l’image de Dieu leur soit engravée, ne sont pas moins créées que les Anges. Or la création n’est point une transfusion, comme si on tiroit le vin d’un vaisseau en une bouteille, mais c’est donner origine à quelque essence qui n’estoit point : et combien que Dieu donne l’esprit, et puis le retire à soy, ce n’est pas à dire pourtant qu’il le coupe de sa substance comme une branche d’arbre. En quoy aussi Osiander voltigeant en ces légères spéculations, s’est enveloppé en un erreur bien mauvais, c’est qu’il a forgé une justice essencielle de Dieu infuse en l’homme : comme si Dieu par la vertu inestimable de son Esprit ne nous pouvoit rendre conformes à soy, que Jésus-Christ ne verse sa substance en nous, voire tellement que la substance de sa divinité se mette en nos âmes. Quelques couleurs que prétendent aucuns pour farder telles illusions, jamais ils n’esblouyront tellement les yeux à gens rassis, qu’ils ne voyent que tout cela est sorty de la boutique des Manichéens. Et de faict, quand sainct Paul traitte de nostre restauration, il est aisé de tirer de ses paroles qu’Adam en son origine a esté conforme à Dieu : non point par défluxion de substance, mais par la grâce et vertu du sainct Esprit. Car il dit qu’en contemplant la gloire de Christ nous sommes transformez en une mesme image, comme par l’Esprit du Seigneur 2Cor. 3.18 : lequel certes besongne tellement en nous, qu’il ne nous rend pas compagnons et participans de la substance de Dieu.

1.15.6

Ce seroit folie de vouloir apprendre des Philosophes quelque certaine définition de l’âme, veu que nul d’entre eux, excepté Platon, n’a jamais droictement affermé l’essence immortelle d’icelle. Les autres disciples de Socrates en parlent bien : mais c’est en suspens, pource que nul n’a osé prononcer d’une chose dont il n’estoit pas bien persuadé. Or Platon en son opinion a mieux addressé que les autres, d’autant qu’il a considéré l’image de Dieu en l’âme : les autres sectes attachent tellement à la vie présente toutes les vertus et facultez de l’âme, qu’ils ne luy laissent quasi rien hors du corps. Mais nous avons cy-dessus enseigné par l’Escriture, que c’est une substance qui n’a point de corps : à quoy il faut maintenant adjouster, combien qu’elle ne puisse proprement estre contenue en un lieu, toutesfois qu’estant posée et logée au corps, elle y habite comme en un domicile : non pas seulement pour donner vigueur aux membres, et rendre les organes extérieurs propres et utiles à leurs actions, mais aussi pour avoir primauté à régir et gouverner la vie de l’homme : non-seulement aux délibérations et actes qui concernent la vie terrestre, mais aussi afin de l’esveiller et guider à craindre Dieu. Combien que ce dernier yci ne s’apperçoive point si clairement en la corruption de nostre nature : toutesfois encores quelques reliques en demeurent imprimées parmy les vices. Car dont vient que les hommes ont si grand soin de leur réputation, sinon de quelque honte qu’ils ont engravée en eux ? Et dont vient ceste honte, sinon qu’ils sont contraints de sçavoir que c’est d’honnesteté ? Or la source et la cause est, qu’ils entendent qu’ils sont naiz pour vivre justement : en quoy il y a quelque semence de religion enclose. D’avantage, comme sans contredit l’homme a esté créé pour aspirer à la vie céleste : aussi il est certain que le goust et appréhension d’icelle a esté imprimé en son âme. Et de faict l’homme seroit privé et despouillé du principal fruit de son intelligence, s’il estoit ignorant de sa félicité, de laquelle la perfection est d’estre conjoinct à Dieu. Ainsi le principal de l’âme est de tendre à ce but : et selon que chacun s’efforce d’y tendre et d’en approcher, il approuve par cela qu’il est doué de raison. Ceux qui disent qu’il y a plusieurs âmes en l’homme, comme la sensitive et la raisonnable, combien qu’ils semblent apporter quelque chose de probable, toutesfois n’ayans point de fermeté en soy sont à rejetter, n’estoit que nous prinssions plaisir à nous tormenter en choses frivoles et inutiles. Ils disent qu’il y a une grande contrariété entre les mouvemens du corps, qu’on appelle organiques, et la partie raisonnable de l’âme. Voire, comme si la raison mesme n’estoit pas agitée en soy de divers combats, et que ses conseils et délibérations ne bataillassent point ensemble souvent comme une armée contre l’autre. Mais d’autant que tels troubles procèdent de la dépravation de nature, c’est mal argué qu’il y ait deux âmes, d’autant que les facultez ne s’accordent pas d’une mesure et proportion égale, comme il seroit décent et requis. Or quant est des facultez, je laisse aux Philosophes à les deschiffrer mieux par le menu : il nous suffira d’en avoir une simple déclaration pour nous édifier en piété. Je confesse que ce qu’ils enseignent en cest endroict, est vray : et non-seulement plaisant à cognoistre, mais aussi utile et bien digéré par eux : et ne voudroye point destourner ceux qui ont désir d’apprendre, qu’ils n’y appliquent leur estude. Je reçoy doncques en premier lieu les cinq sens, lesquels toutesfois Platon aime mieux nommer organes[b] : et que par iceux comme par canaux, tous objects qui se présentent à la veue, au goust, ou au flair, ou à l’attouchement, distillent au sens commun, comme en une cisterne qui reçoit d’un costé et d’autre : en après la fantasie, laquelle discerne ce que le sens commun a conceu et appréhendé : puis que la raison fait son office en jugeant de tout. Finalement que par-dessus la raison est l’intelligence, laquelle contemple d’un regard posé et arresté toutes choses que raison démeine par ses discours. Et ainsi qu’il y a trois vertus en l’âme, qui appartiennent à cognoistre et entendre, lesquelles pour ceste cause sont nommées cognitives, asçavoir la raison, l’intelligence, et la fantasie : ausquelles il y en a trois autres correspondantes, qui appartienent à appéter : asçavoir la volonté, de laquelle l’office est d’appéter ce que l’intelligence et la raison luy proposent : la cholère, laquelle suit ce que luy présente la raison et fantasie : la concupiscence, laquelle appréhende ce qui luy est objecté par la fantasie et par le sens[c]. Quand toutes ces choses seront vrayes, ou pour le moins vray-semblables, encores n’est-il jà mestier de nous y amuser, pource qu’il y a danger qu’elles ne nous pourroyent aider de guères, et nous pourroyent beaucoup tormenter par leur obscurité. S’il semble bon à quelqu’un de distinguer autrement les facultez de l’âme : asçavoir que l’une soit appelée Appétitive, laquelle combien qu’elle n’ait point de raison en soy, toutesfois estant conduite d’ailleurs obtempère à raison : et l’autre soit nommée Intellective, laquelle participe de soy à raison : je n’y résisteray pas beaucoup. Je ne voudroye pas non plus répugner à ce que dit Aristote, c’est asçavoir, Qu’il y a trois choses dont procèdent toutes les actions humaines, asçavoir sens, entendement, et appétit. Mais nous élisons plustost la distinction qui peut estre comprinse des plus petis, laquelle ne se peut apprendre des Philosophes. Car quand ils veulent parler bien simplement, après avoir divisé l’âme en appétit et intelligence, ils font l’un et l’autre double. Car ils disent, qu’il y a une intelligence contemplative, qui ne vient point jusques en action : mais s’arreste seulement à contempler ce qui est signifié par le mot d’Engin, comme dit Cicéron[d]. L’autre gist en prattique, laquelle après avoir appréhendé le bien ou le mal, meut la volonté à le suivre ou fuir : sous laquelle espèce est contenue la science de bien vivre. Pareillement ils divisent l’appétit en concupiscence et volonté : appelans Volonté, quand le désir de l’homme obtempère à raison : Concupiscence, quand il se desborde en intempérance, rejettant le joug de modestie[e]. En ce faisant ils imaginent tousjours, qu’il y a une raison en l’homme, par laquelle il se peut bien gouverner.

[b] In Theætete.
[c] Aristot., Ethic., lib. I, cap. VII ; Item, lib. VI, cap. II.
[d] Thémist., De anima, lib. III, cap. XLIX ; De duplici intellectu.
[e] De Finib., lib. V.

1.15.7

Or nous sommes contraints de nous reculer un petit de ceste façon d’enseigner : pource que les Philosophes, qui n’ont jamais cognu le vice originel, qui est la punition de la ruine d’Adam, confondent inconsidérément deux estats de l’homme, qui sont fort divers l’un de l’autre. Il nous faut doncques prendre une autre division : c’est qu’il y a deux parties en nostre âme, intelligence et volonté : l’intelligence est pour discerner entre toutes choses qui nous sont proposées, et juger ce qui nous doit estre approuvé ou condamné. L’office de la volonté est d’eslire et suivre ce que l’entendement aura jugé estre bon, au contraire rejetter et fuir ce qu’il aura réprouvé. Il ne nous faut yci arrester à ce qu’en dispute Aristote trop subtilement, qu’il n’y a nul mouvement propre et de soy en l’intelligence, mais que c’est élection qui meut l’homme[f] : il nous doit suffire, sans nous empestrer en questions superflues, que l’entendement est comme gouverneur et capitaine de l’âme : que la volonté dépend du plaisir d’iceluy, et ne désire rien jusques après avoir eu son jugement. Pourtant Aristote dit bien vray en un autre passage, que fuir ou appeler est une semblable chose en l’appétit, que nier ou approuver en l’entendement[g]. Or nous verrons cy-après, combien est certaine la conduite de l’entendement pour bien diriger la volonté. Yci nous ne prétendons autre chose, sinon de monstrer que toutes les vertus de l’âme humaine se réduisent à l’un de ces deux membres. En ceste manière nous comprenons le sens sous l’entendement, lequel est séparé des Philosophes qui disent, que le sens encline à volupté, et l’entendement à honnesteté et vertu : d’avantage, que pour le nom d’Appétit nous usons du mot de Volonté, lequel est le plus usité.

[f] Ita Plato, in Phædro.
[g] Ethic., lib. VI, cap. II.

1.15.8

Dieu doncques a garny l’âme d’intelligence, par laquelle elle peut discerner le bien du mal, ce qui est juste d’avec ce qui est injuste, et voit ce qu’elle doit suivre ou fuir, estant conduite par la clairté de raison. Parquoy ceste partie qui addresse a esté nommée par les Philosophes, Gouvernante comme en supériorité. Il luy a quant et quant adjousté la volonté, laquelle a avec soi l’élection : ce sont les facultez dont la première condition de l’homme a esté ornée et annoblie : c’est qu’il y eust engin, prudence, jugement et discrétion non-seulement pour le régime de la vie terrestre, mais pour parvenir jusques à Dieu, et à parfaite félicité : et puis qu’il y eust élection conjoincte, laquelle guidast les appétis, modérant aussi tous les mouvemens organiques, qu’on appelle : et ainsi que la volonté fust conforme du tout à la reigle et attrempance de raison. En ceste intégrité l’homme avoit franc arbitre, par lequel s’il eust voulu il eust obtenu vie éternelle. Car de mettre yci en avant la prédestination occulte de Dieu, c’est hors de propos : pource que nous ne sommes point en question de ce qui a peu advenir ou non, mais de ce qu’a esté en soy la nature de l’homme. Ainsi Adam pouvoit demeurer debout s’il eust voulu, veu qu’il n’est trébusché que de sa volonté propre : mais pource que sa volonté estoit ployable au bien et au mal, et que la constance de persévérer ne luy estoit pas donnée, voylà pourquoy il est si tost et si légèrement tombé. Toutesfois si a-il eu élection du bien et du mal : et non-seulement cela, mais il y avoit tant en son intelligence qu’en sa volonté une parfaite droicture : mesmes toutes les parties organiques estoyent enclines et promptes à obéir chacune à tout bien, jusques à ce qu’en se perdant et ruinant il a corrompu tous ses biens. Et voylà dont les Philosophes ont esté si esblouis et environnez de ténèbres : c’est qu’ils ont cherché un bel édifice et entier en une ruine, et des liaisons bien compassées en une dissipation. Ils ont tenu ce principe, que l’homme ne seroit point animal raisonnable s’il n’avoit élection du bien et du mal. Il leur venoit aussi en pensée, que si l’homme n’ordonnoit sa vie de son propre conseil, il n’y auroit nulle distinction entre les vices et vertus. Et cela n’eust point esté mal jugé par eux, s’il n’y eust eu nul changement en l’homme. Or la cheute d’Adam leur estant cachée avec la confusion qui en est provenue, il ne se faut point esbahir s’ils ont meslé le ciel et la terre : mais ceux qui font profession d’estre Chrestiens, et ce pendant nagent entre deux eaux, et bigarrent la vérité de Dieu de ce que les Philosophes ont déterminé, en sorte qu’ils cherchent encores le franc arbitre en l’homme, estant perdu et abysmé en la mort spirituelle : ceux-là, dy-je, sont du tout insensez, et ne touchent ne ciel ne terre : ce qui se verra mieux en son lieu. Maintenant nous avons seulement à retenir qu’Adam a esté bien autre en sa première création, que n’est tout son lignage, lequel ayant son origine d’une souche corrompue et pourrie, en a tiré contagion héréditaire. Car toutes les parties de l’âme estoyent reiglées à se bien ranger : l’entendement estoit sain et entier, la volonté estoit libre à élire le bien. Si on objecte là-dessus, qu’elle estoit comme en lieu glissant, pource qu’elle avoit une faculté et puissance imbécille : je respon, que pour oster toute excuse il suffisoit que Dieu l’eust mise en ce degré que nous avons dit. Car ce n’estoit pas raison, que Dieu fust astreint à ceste nécessité, de faire l’homme tel, qu’il ne peust ou ne voulust aucunement pécher. Vray est, que la nature en ceste sorte eust esté plus excellente : mais de plaider précisément contre Dieu et le contreroller, comme s’il eust esté tenu de douer l’homme de telle vertu, cela est plus que desraisonnable, veu qu’il pouvoit lui donner tant peu qu’il y eust pleu[h]. Or quant à ce que Dieu ne l’a soutenu en la vertu de persévérance, cela est caché en son conseil estroit, et nostre devoir est de ne rien sçavoir qu’en sobriété. Ainsi Adam n’est pas excusable, ayant receu la vertu jusques-là que de son bon gré il s’est attiré mal et confusion : et nulle nécessité ne luy a esté imposée de Dieu, qu’il ne luy eust au paravant donné une volonté moyenne et flexible à bien et à mal : et combien qu’elle fust caduque, si est-ce que Dieu n’a pas laissé de tirer de la cheute matière de sa gloire.

[h] August., Super Gen., lib. II, cap. VII. VIII, IX ; De corrup et gratia ad Valent., cap. II

 

Chapitre XVI
Que Dieu ayant créé le monde par sa vertu, le gouverne et entretient par sa providence, avec tout ce qui y est contenu.


1.16.1

Or de faire un Dieu créateur temporel et de petite durée, qui eust seulement pour un coup accomply son ouvrage, ce seroit une chose froide et maigre : et faut qu’en cecy principalement nous différions d’avec les Payens et toutes gens profanes : que la vertu de Dieu nous reluise comme présente, tant en l’estat perpétuel du monde, qu’en sa première origine. Car combien que les pensées des incrédules soyent contraintes par le regard du ciel et de la terre de s’eslever au Créateur, néantmoins la foy a son regard spécial pour assigner à Dieu la louange entière d’avoir tout créé Héb. 11.3. A quoy tend ce que nous avons allégué de l’Apostre, que c’est par la foy que nous comprenons le monde avoir esté si bien basty par la Parole de Dieu. Car si nous ne passons jusques à sa providence, par laquelle il continue à maintenir tout, nous n’entendrons pas droictement, que veut cest article, que Dieu soit Créateur, combien qu’il semble que nous l’ayons imprimé en nostre esprit, et que nous le confessions de bouche. Le sens humain s’estant proposé la vertu de Dieu pour une fois en la création, s’arreste là : et le plus loing qu’il se puisse avancer, n’est sinon de considérer et marquer la sagesse, puissance et bonté de l’ouvrier qui se présente à l’œil en ce grand et si noble bastiment, encores qu’on ne tinst conte de les regarder : puis après il conçoit quelque opération générale de Dieu, pour conserver et conduire le tout, de laquelle toute vigueur et mouvement dépend. Brief, il estime que ce que Dieu a du commencement espandu de vigueur par tout, suffit à garder les choses en leur estat. Or la foy doit bien passer plus outre, c’est de recognoistre pour gouverneur et gardien perpétuel, celuy qu’elle a cognu estre créateur : et non pas seulement en ce qu’il conduit la machine du monde, et toutes ses parties, d’un mouvement universel : mais en soustenant, nourrissante et songnant chacune créature, jusqu’aux petis oiselets. Pourtant David après avoir dit en brief que le monde a esté créé de Dieu, descend tantost après à cest ordre continuel de gouverner : Les cieux, dit-il, ont esté establis par la parole de Dieu, et toute leur vertu par l’Esprit de sa bouche. Puis il adjouste, que Dieu regarde sur tous ceux qui habitent sur la terre, il dissipe les conseils des peuples Ps. 33.6, 10, 13 : et ce qui est là dit à ce mesme propos. Car combien que tous n’arguent point si dextrement qu’il seroit requis, toutesfois pource qu’il ne seroit point croyable, que Dieu se meslast des affaires humaines, sinon que le monde fust son œuvre : et aussi que nul ne croit à bon escient, que le monde soit basty de Dieu, qu’il ne soit quant et quant persuadé qu’il a le soin de ses œuvres : David procède par bon ordre, en nous menant de l’un à l’autre. Bien est vray, que les Philosophes aussi enseignent en général que toutes les parties du monde tirent et prenent vigueur d’une inspiration secrette de Dieu, et nostre sens le conçoit ainsi : mais ce pendant nul ne parvient en si haut degré que monte David, et y attire tous fidèles, en disant, Toutes choses attendent après toy, Seigneur, à ce que tu leur donnes viande en leur temps : quand tu leur donnes elles la recueillent, quand tu ouvres ta main elles sont rassasiées de biens. Si tost que tu destournes ta face, elles sont estonnées : quand tu retires ton Esprit, elles défallent, et s’en revont en poudre : quand tu envoyes ton Esprit, elles revienent et renouvellent la face de la terre Ps. 104.27-30. Mesmes combien que les Philosophes s’accordent à ceste sentence de sainct Paul, que nous avons nostre estre et mouvement et vie en Dieu Actes 17.28 : toutesfois ils sont bien loin, d’estre touchez au vif du sentiment de sa grâce, telle que sainct Paul la presche : c’est qu’il a un soin spécial de nous, auquel se déclaire sa faveur paternelle, laquelle le sens charnel ne gouste point.

1.16.2

Pour mieux esclaircir telle diversité, il est à noter que la providence de Dieu, telle que l’Escriture la propose, s’oppose à fortune et à tous cas fortuits. Et d’autant que ceste opinion a esté quasi receue en tous aages, encores aujourd’huy est en vogue, et tient tous les esprits préoccupez, asçavoir que toutes choses advienent de cas fortuit : ce qui devoit estre bien persuadé de la providence de Dieu, non-seulement est obscurcy, mais quasi ensevely du tout. Si quelqu’un tombe en la main des brigans, ou rencontre des bestes sauvages : s’il est jetté en la mer par tempeste : s’il est accablé de quelque ruine de maison ou d’arbre : si un autre errant par les désers trouve de quoy remédier à sa famine : si par les vagues de mer il est jette au port, ayant évadé miraculeusement la mort par la distance d’un seul doigt, la raison charnelle attribuera à fortune toutes ces rencontres tant bonnes que mauvaises. Mais tous ceux qui auront esté enseignez par la bouche de Christ, que les cheveux de nos testes sont contez Matt. 10.30 chercheront la cause plus loing, et se tiendront tout asseurez que les événemens, quels qu’ils soyent, sont gouvernez par le conseil secret de Dieu. Quant aux choses qui n’ont point d’âme, il nous faut tenir ce point pour résolu, combien que Dieu leur eust assigné à chacune sa propriété, toutesfois qu’elles ne peuvent mettre leur effect en avant, sinon d’autant qu’elles sont addressées par la main de Dieu. Parquoy elles ne sont qu’instrumens, auxquels Dieu fait descouler sans fin et sans cesse tant d’efficace que bon luy semble, et les applique selon son plaisir, et les tourne à tels actes qu’il veut. Il n’y a vertu si noble ny admirable entre les créatures qu’est celle du soleil. Car outre ce qu’il esclaire tout le monde de sa lueur, quelle vertu est-ce de nourrir et végéter par sa chaleur tous animaux, d’inspirer par ses rayons fertilité à la terre, en eschauffant la semence qu’on y jette ? Après, la faire verdoyer de beaux herbages, lesquels il fait croistre, en leur donnant tousjours nouvelle substance, jusques à ce que le blé et autres grains se lèvent en espics : et qu’il nourrit ainsi toutes semences par ses vapeurs, pour les faire venir en fleur, et de fleur en fruit, cuisant le tout jusques à ce qu’il l’ait amené à maturité : quelle noblesse et vertu aussi est-ce, de faire bourgeonner les vignes, jetter leurs fueilles, et puis leurs fleurs, et en la fin leur faire apporter un fruit si excellent ? Or Dieu pour se réserver la louange entière de toutes ces choses, a voulu devant que créer le soleil, qu’il y eust clairté au monde, et que la terre fust garnie et parée de tous genres d’herbes et de fruits Gen. 1.3. Parquoy l’homme fidèle ne fera point le soleil cause principale ou nécessaire des choses qui ont esté devant que le soleil mesme fust créé ne produit : mais il le tiendra pour instrument, duquel Dieu se sert pource qu’il luy plaist : non pas qu’il ne peust sans tel moyen accomplir son œuvre par soy-mesme. D’autre part, quand nous lisons qu’à la requeste de Josué le soleil s’est arresté en un degré l’espace de deux jours : et en faveur du Roy Ezéchias, son ombre a esté reculée de quinze degrez Jos. 10.13 ; 2Rois 20.11, nous avons à noter que Dieu par tels miracles a testifié, que le soleil n’est pas tellement conduit par un mouvement naturel, pour se lever et coucher chacun jour, que luy n’ait le souverain gouvernement pour l’advancer et retenir, afin de nous renouveler la mémoire de ceste faveur paternelle envers nous, qu’il a monstrée en la création du monde. Il n’y a rien plus naturel que de voir les quatre saisons de l’an succéder par tout l’une à l’autre : toutesfois en ceste succession continuelle il y a une telle diversité et si inégale, qu’on apperçoit clairement que chacun an, chacun mois et chacun jour est disposé en une sorte ou en l’autre par une providence spéciale de Dieu.

1.16.3

Et de faict, le Seigneur s’attribue toute puissance, et veut que nous la recognoissions estre en luy : non pas telle que les Sophistes l’imaginent, vaine, oisive, et quasi assopie mais tousjours veillante, plene d’efficace et d’action et aussi qu’il ne soit pas seulement, en général et comme en confus le principe du mouvement des créatures (comme si quelqu’un ayant une fois fait un canal, et addressé la voye d’une eau à passer dedans, la laissoit puis après escouler d’elle-mesme) mais qu’il gouverne mesmes et conduise sans cesse tous les mouvemens particuliers. Car ce que Dieu est recognu tout-puissant, n’est pas pource qu’il puisse faire toutes choses, et néantmoins se repose, ou que par une inspiration générale il continue l’ordre de nature tel qu’il l’a disposé du commencement : mais d’autant que gouvernant le ciel et la terre par sa providence, il compasse tellement toutes choses, que rien n’advient sinon ainsi qu’il a déterminé en son conseil Ps. 115.3. Car quand il est dit au Pseaume, qu’il fait tout ce qu’il veut, cela s’entend d’une volonté certaine et propos délibéré. Et de faict, ce seroit une maigre fantasie, d’exposer les mots du Prophète selon la doctrine des Philosophes, asçavoir que Dieu est le premier motif, pource qu’il est le principe et la cause de tout mouvement : en lieu que plustost c’est une vraye consolation, de laquelle les fidèles adoucissent leur douleur en adversitez, asçavoir qu’ils ne souffrent rien que ce ne soit par l’ordonnance et le commandement de Dieu, d’autant qu’ils sont sous sa main. Que si le gouvernement de Dieu s’estend ainsi à toutes ses œuvres, c’est une cavillation puérile de le vouloir enclorre et limiter dedans l’influence et le cours de nature. Et certes tous ceux qui restreignent en si estroites limites la providence de Dieu, comme s’il laissoit toutes créatures aller librement selon le cours ordinaire de nature, desrobbent à Dieu sa gloire, et se privent d’une doctrine qui leur seroit fort utile : veu qu’il n’y a rien plus misérable que l’homme, si ainsi estoit que les mouvemens naturels du ciel, de l’air, de la terre et des eaux eussent leur cours libre contre luy. Joinct qu’en tenant telle opinion, c’est amoindrir trop vilenement la singulière bonté de Dieu envers un chacun. David s’escrie que les petis enfans qui sont encores à la mammelle de la mère, ont assez d’éloquence pour prescher la gloire de Dieu Ps. 8.2 : c’est asçavoir d’autant que si tost qu’ils sont sortis du ventre, et venus au monde, ils trouvent leur nourriture qui leur est apprestée par une providence d’enhaut. Je confesse bien que cela est naturel et général : mais si faut-il ce pendant que nous contemplions et considérions ce que l’expérience monstre tout évidemment, qu’entre les mères les unes ont les mammelles plenes et bien fournies de lait, les autres seront quasi seiches, selon qu’il plaira à Dieu de nourrir un enfant abondamment, et l’autre plus petitement. Or ceux qui attribuent droictement à Dieu la louange de Tout-puissant, recueillent de cela double fruit. Premièrement, d’autant qu’il a assez ample faculté de bien faire, veu que le ciel et la terre sont sous sa possession et seigneurie, et que toutes créatures dépendent de son plaisir pour s’assujetir à luy en obéissance. Secondement, pource qu’on se peut asseurément reposer en sa protection, veu que toutes choses qui pourroient nuire de quelque part que ce soit, sont sujettes à sa volonté, veu que Satan avec toute sa rage et tout son appareil est réprimé par la volonté d’iceluy comme d’une bride, et veu que ce qui peut contrevenir à nostre salut est submis à son commandement. Et ne faut pas penser qu’il y ait autrement moyen de corriger ou appaiser les espovantemens ou craintes excessives et superstitieuses que nous concevons aisément quand les dangers se présentent, ou que nous les appréhendons. Je dy que nous sommes craintifs d’une façon superstitieuse, si quand les créatures nous menacent ou présentent quelque espovantement, nous les redoutons comme si elles avoyent quelque pouvoir de nuire d’elles-mesmes, ou qu’il nous en veinst quelque dommage par cas fortuit, ou que Dieu ne fust point suffisant pour nous aider à l’encontre d’icelles. Comme pour exemple, le Prophète défend aux enfans de Dieu de craindre les estoilles et signes du ciel, comme font les incrédules Jér. 10.2. Certes il ne condamne point toute crainte : mais d’autant que les infidèles transfèrent le gouvernement du monde de Dieu aux estoilles, ils imaginent que tout leur bon heur ou mal heur dépend d’icelles, et non pas de la volonté de Dieu. Ainsi au lieu de craindre Dieu ils craignent les estoilles, planètes et comètes. Ainsi, qui voudra éviter ceste infidélité, qu’il se souviene tousjours que la puissance, action, ou mouvement qu’ont les créatures, n’est point une chose qui se pourmène et voltige à leur plaisir : mais que Dieu par son conseil secret y gouverne tellement tout, que rien n’advient qu’il n’ait luy-mesme déterminé de son sceu et vouloir.

1.16.4

Parquoy que ceci soit premièrement bien résolu : c’est que quand on parle de la providence de Dieu, ce mot ne signifie pas qu’estant oisif au ciel il spécule ce qui se fait en terre : mais plustost qu’il est comme un patron de navire, qui tient le gouvernail pour addresser tous événemens. Ainsi ce mot s’estend tant à sa main qu’à ses yeux : c’est-à-dire que non-seulement il voit, mais aussi ordonne ce qu’il veut estre fait. Car quand Abraham disoit à son fils, Dieu y pourvoira Gen. 22.8 : ce n’estoit point seulement pour luy attribuer la cognoissance de ce qui devoit advenir : mais pour luy remettre le soin de la perplexité en laquelle il estoit, d’autant que c’est le propre office d’iceluy, de donner issue aux choses confuses. Dont il s’ensuit que la providence de Dieu est actuelle, comme l’on dit. Car ceux qui s’attachent à une prescience nue et de nul effect, sont par trop sots et badins. L’erreur de ceux qui attribuent à Dieu un gouvernement général et confus, est moins lourd, d’autant qu’ils confessent que Dieu maintient le monde et toutes ses parties en leur estre, mais seulement, par un mouvement naturel, sans addresser en particulier ce qui se fait : si est-ce néantmoins que tel erreur n’est point supportable. Car ils disent que par ceste providence, qu’ils appellent universelle, nulle créature n’est empeschée de tourner ça et là comme à l’adventure, ne l’homme de se guider et addresser par son franc arbitre où bon luy semblera. Voicy comment ils partissent entre Dieu et l’homme : c’est que Dieu inspire par sa vertu à l’homme mouvement naturel, à ce qu’il ait vigueur pour s’appliquer à ce que nature porte : et l’homme ayant telle faculté gouverne par son propre conseil et volonté tout ce qu’il fait. Brief ils imaginent que le monde et les hommes avec leurs affaires se maintienent par la vertu de Dieu : mais qu’ils ne sont pas gouvernez selon qu’il ordonne et dispose. Je laisse yci à parler des Epicuriens (de laquelle peste le monde a esté tousjours remply) lesquels en leurs resveries pensent que Dieu soit oisif et comme un faynéant : aussi des autres fantastiques, qui jadis ont gazouillé que Dieu gouverne tellement par-dessus le milieu de l’air, qu’il laisse ce qui est dessous à fortune. Car les créatures mesmes qui n’ont ne bouche ne langage, crient assez haut contre une sottise si énorme. Mon intention est seulement de réprouver l’opinion qui est par trop commune, laquelle attribue à Dieu un mouvement incertain, confus et comme aveugle : et ce pendant luy ravit le principal, c’est que par sa sagesse incompréhensible il addresse et dispose toutes choses à telle fin que bon luy semble. Car ceste opinion ne mérite nullement d’estre receue, veu qu’elle fait Dieu gouverneur du monde en tiltre seulement, et non pas d’effect, en luy ostant le soin et l’office d’ordonner ce qui se doit faire. Car, je vous prie, qu’est-ce d’avoir empire pour régir, sinon de présider en telle sorte que les choses sur lesquelles on préside soyent gouvernées d’un ordre estably par certain conseil ? Je ne réprouve pas du tout ce qui se dit de la providence universelle de Dieu : moyennant que cecy d’autre part me soit aussi accordé, c’est que le monde est gouverné de Dieu, non-seulement pource qu’il maintient en estre le cours de nature tel qu’il l’a estably pour un coup, mais pource qu’il a soin particulier d’une chacune créature. Vray est que toutes espèces ont quelque conduite secrette, selon que leur naturel le requiert, comme si elles obéissoyent à un statut perpétuel, auquel Dieu les a astreintes : et par ainsi ce que Dieu a une fois décrété, coule et va son train comme d’une inclination volontaire. Et à cela se peut rapporter la sentence de nostre Seigneur Jésus, que luy et le Père sont tousjours en œuvre dés le commencement : et aussi le dire de sainct Paul, Nous vivons en Dieu, et y avons nostre mouvement et estre. Item ce qu’escrit l’Apostre en l’Epistre aux Hébrieux, c’est qu’en voulant prouver la divinité de Jésus-Christ, il dit que toutes choses sont soustenues par son commandement tout-puissant Jean 5.17 ; Actes 17.28 ; Héb. 1.3. Mais c’est perversement fait de vouloir sous telles couleurs cacher et obscurcir la providence spéciale de Dieu, laquelle nous est tellement monstrée par tesmoignages de l’Escriture clairs et certains, que c’est merveille comment quelqu’un en puisse douter. Et de faict ceux qui tendent un tel voile pour la cacher, sont contraints en la fin d’adjouster par forme de correction, que beaucoup de choses se font par un soin particulier de Dieu : mais ils fallent en restreignant cela à quelques actes particuliers. Parquoy nous avons à prouver que Dieu a une telle superintendance à disposer tous événemens, que tout ce qui se fait procède tellement de ce qu’il a déterminé en son conseil, que rien n’advient par cas d’adventure.

1.16.5

Si nous accordons que le principe de tout mouvement est en Dieu, et ce pendant que toutes choses se démeinent ou de leur bon gré, ou à l’adventure, selon que leur inclination les pousse : les révolutions du jour et de la nuict, de l’hyver et de l’esté seront ouvrages de Dieu, entant qu’il a assigné à chacune saison son cours, et leur a imposé certaines loix. Or cela seroit vray si les jours succédans aux nuicts, et les mois venans l’un après l’autre, et si pareillement les années gardoyent toujours une mesme mesure en teneur éguale : mais quand une fois les chaleurs véhémentes avec seicheresse bruslent tous les fruits de la terre, l’autre fois les pluyes venantes outre leur saison corrompent et gastent les semences, que les gresles et tempestes raclent tout ce qu’elles rencontrent, cela ne seroit pas réputé œuvre de Dieu, sinon que par constellations ou autres causes naturelles tant les nuées que le beau temps, le froid et le chaud advinssent. Or par ce moyen on ne laisseroit point lieu ny à la bonté et faveur paternelle de Dieu, ny à ses jugemens. Si ceux contre lesquels je déba, disent que Dieu se monstre assez libéral envers le genre humain en distillant une vigueur ordinaire au ciel et en terre, pour nous pourvoir d’alimens, c’est une resverie trop fade et profane : car c’est autant, comme s’ils nioyent que la fertilité d’un an ne soit une singulière bénédiction de Dieu, et la stérilité et famine ne soyent sa malédiction et vengence. Mais pource qu’il seroit trop long d’amasser toutes les raisons pour rebouter cest erreur, que l’authorité de Dieu nous suffise. Il prononce souvent en la Loy et par les Prophètes, qu’en humectant la terre de rousées et pluye, il testifie là sa grâce : à l’opposite, que c’est par son commandement que le ciel s’endurcit, que les fruits sont mangez et consumez par bruines et autres corruptions : et toutesfois et quantes que vignes, champs et prés sont batus de gresles et tempestes, que cela aussi est tesmoignage de quelque punition spéciale qu’il exerce. Si cela nous est bien persuadé, il est aussi certain qu’il ne tombe pas une seule goutte de pluye sans qu’il ait ordonné en particulier. David magnifie bien la providence générale de Dieu, en ce qu’il nourrit les petis corbeaux qui l’invoquent Ps. 147.9 : mais quand Dieu menace de famine toutes bestes, ne déclaire-il point assez que pour un temps il nourrit plus libéralement tous animaux, et puis après plus maigrement, selon que bon luy semble ? C’est une sottise puérile (comme j’ay desjà dit) de restreindre cecy à quelques actes particuliers, veu que Jésus-Christ prononce sans exception aucune, qu’il n’y a oiselet de si petit prix qu’il soit qui tombe en terre sans la volonté de Dieu son Père Matth. 10.29. Certes si le vol des oiseaux est addressé par le conseil infallible de Dieu, il faut bien confesser avec le Prophète qu’il habite tellement en haut, qu’il daigne bien s’abbaisser pour voir tout ce qui se fait au ciel et en la terre Ps. 113.5-6.

1.16.6

Mais pource que nous sçavons que le monde a principalement esté créé à cause du genre humain, aussi il nous faut tousjours tendre à ce but, en parlant de la providence de Dieu : c’est de sçavoir quel soin il a de nous. Le Prophète Jérémie crie haut et clair : Je say, Seigneur, que la voye de l’homme n’est pas en sa liberté, et que ce n’est pas a luy d’addresser ses pas. Item Salomon : Les pas de l’homme sont addressez de Dieu : et comment l’homme ordonnera-il sa voye Jér. 10.23 ; Prov. 20.24 ? Que ceux contre lesquels je dispute aillent maintenant dire que l’homme a son mouvement naturel de l’inclination de sa nature, mais qu’il le tourne çà et là où bon luy semble. Car si cela estoit vray, l’homme auroit en sa main la disposition de ses voyes. S’ils le nient, d’autant qu’il ne peut rien sans la puissance de Dieu : je réplique à l’opposite, puis qu’il appert que Jérémie et Salomon attribuent à Dieu non-seulement une telle vertu qu’ils nous forgent, mais aussi conseil, décret, et certaine détermination de ce qui se doit faire, jamais ils ne se pourront desvelopper que l’Escriture ne leur soit contraire. Salomon en un autre lieu rédargue très-bien ceste témérité des hommes, lesquels, sans avoir regard à Dieu, comme s’ils n’estoyent pas conduits de sa main, se proposent tel but qu’il leur vient en la teste : L’homme, dit-il, dispose en son cœur, et c’est à Dieu de guider la langue Prov. 16.2 : comme s’il disoit que c’est une folie par trop ridicule, qu’un povre homme délibère ainsi de tout faire sans Dieu, ne pouvant seulement proférer un mot, sinon entant qu’il luy est donné. Qui plus est, l’Escriture, pour mieux exprimer que rien du tout ne se fait sans Dieu, et sa prédestination, luy assujetit les choses qui semblent estre les plus fortuites. Car quel cas trouvera-on plus d’adventure, que quand il tombe une branche d’un arbre sur un passant et le tue ? Or Dieu en parle bien autrement, affermant qu’il a livré un tel homme à la mort Ex. 21.13. Qui est-ce qui ne dira, que le sort soit exposé à fortune ? Or Dieu ne souffre point qu’on parle ainsi, en disant, que l’issue et le jugement luy en appartient. Il ne dit pas simplement, que c’est par sa vertu que les lots ou les balotes soyent jettées au vaisseau, et en soyent tirées hors : mais il se réserve ce que plustost on pouvoit attribuer à fortune, c’est qu’il addresse les balotes à son plaisir : à quoy s’accorde le dire de Salomon : Le povre et le riche se rencontrent, et Dieu esclaire les yeux des deux Prov. 17.2. Car il entend par ces mots, combien que les riches soyent meslez parmy les povres au monde, toutesfois quand Dieu assigne la condition à un chacun, qu’il n’y va pas à l’estourdie, ou en aveugle, veu qu’il esclaire les uns et les autres : et ainsi il exhorte les povres à patience, pource que ceux qui ne se contentent point de leur estat, taschent entant qu’en eux est d’escourre le joug qui leur est imposé de Dieu. Pareillement aussi l’autre Prophète reprend les gens profanes, qui attribuent à l’industrie des hommes, ou à fortune ce que les uns demeurent au bourbier, les autres sont eslevez en honneurs et dignitez : Ce n’est pas, dit il, ne du soleil levant, ne du couchant, ne du mydi que vienent les honneurs Ps. 75.6-7 : car c’est à Dieu d’en disposer comme juge : c’est luy qui humilie, c’est luy qui hausse. En quoy il conclud, d’autant que Dieu ne peut estre despouillé d’office de juge, que c’est par son conseil secret, que les uns sont avancez, et les autres demeurent contemptibles.

1.16.7

Mesmes je dy, que les événemens particuliers sont tesmoignages en général de la providence singulière de Dieu. Moyse récite que Dieu a esmeu un vent de midy au désert, qui a apporté quantité infinie de cailles Nombres 11.31. Il est dit aussi que, voulant jetter Jonas en la mer, il a envoyé un grand tourbillon et tempeste Jon. 1.4. Ceux qui ne pensent pas que Dieu tiene le gouvernail du monde, diront que cela a esté fait outre l’usage commun : or moy, je déduy de là, que nul vent ne s’eslève jamais sans commandement spécial de Dieu. Et aussi la doctrine du Prophète ne seroit pas autrement vraye, c’est qu’il fait les vents ses messagers, et les feux bruslans, ses serviteurs Ps. 104.4 : qu’il fait des nuées ses chariots, et qu’il chevauche sur les ailes des vents, sinon qu’il pourmenast tant les nuées que les vents à son plaisir et qu’il y démonstrast une singulière présence de sa vertu : comme aussi nous sommes enseignez ailleurs, toutesfois et quantes que la mer se trouble par l’impétuosité des vents, que tel changement signifie une présence spéciale de Dieu : Il commande, dit le prophète, et esmeut vents tourbillonneux, et fait escumer les flots de la mer en haut : après il arreste la tempeste et la fait tenir quoye, et fait cesser les vagues à ceux qui navigent Ps. 107.25, 29. Comme aussi Dieu mesme dénonce ailleurs qu’il a chastié le peuple par vents bruslans Amos 4.9 ; Aggée 1.11. Suivant cela, comme ainsi soit qu’il y ait naturellement vigueur d’engendrer aux hommes, toutesfois en ce que les uns sont privez de lignée, et les autres en ont à foison, Dieu veut qu’on recognoisse cela provenir de sa grâce spéciale : comme aussi il est dit au Pseaume, que le fruit du ventre est don de Dieu. Pourtant Jacob disoit à Rachel sa femme, Suis-je au lieu de Dieu, pour te donner des enfans Ps. 127.3 ; Gen. 30.2 ? Pour mettre fin à ce propos, il n’y a rien plus ordinaire en nature, que ce que nous sommes nourris de pain : or l’Esprit déclaire que, non-seulement le revenu de la terre est un don spécial de Dieu, mais aussi adjouste, que l’homme ne vit pas du seul pain Deut. 8.3, pource qu’il n’est pas substenté par se saouler, mais par la bénédiction secrette de Dieu : comme à l’opposite il menace qu’il rompra le baston ou soustenement du pain Esaïe 3.1 : et de faict autrement nous ne pourrions à bon escient user de ceste requeste, Que nostre pain quotidien nous soit donné, sinon que Dieu nous apastelast de sa main paternelle. Parquoy le Prophète, voulant bien persuader aux fidèles que Dieu en les paissant exerce l’office d’un bon père de famille, advertist qu’il donne viande à toute chair Ps. 136.25. En somme, quand nous oyons d’un costé qu’il est dit : Les yeux de Dieu sont sur les justes, et ses aureilles à leurs prières : et de l’autre costé, L’œil de Dieu est sur les meschans pour racler leur mémoire de la terre Ps. 34.16-17 : sçachons que toutes créatures haut et bas sont promptement appareillées à son service, à ce qu’il les applique à tel usage qu’il veut : dont nous avons à recueillir qu’il n’y a pas seulement une providence générale de Dieu pour continuer l’ordre naturel en ses créatures, mais qu’elles sont toutes dressées par son conseil admirable, et appropriées à leurs fins.

1.16.8

Ceux qui veulent rendre ceste doctrine odieuse, calomnient que c’est la fantasie des Stoïques, que toutes choses advienent par nécessité. Ce qui a esté reproché aussi bien à sainct Augustins[a]. Quant à nous, combien que nous ne débattons pas volontiers pour les paroles, toutesfois nous ne recevons pas ce vocable dont usoyent les Stoïques, asçavoir, Fatum : tant pource qu’il est du nombre des vocables desquels sainct Paul enseigne de fuir la vanité profane 1Tim. 6.20, qu’aussi que nos ennemis taschent par la haine du nom grever la vérité de Dieu. Quant est de l’opinion, c’est faussement et malicieusement qu’on nous la met sus. Car nous ne songeons pas une nécessité la quelle soit contenue en nature par une conjonction perpétuelle de toutes choses, comme faisoyent les Stoïques : mais nous constituons Dieu maistre et modérateur de toutes choses, lequel nous disons dés le commencement avoir selon sa sagesse déterminé ce qu’il devoit faire, et maintenant exécuté par sa puissance tout ce qu’il a délibéré. Dont nous concluons que non-seulement le ciel et la terre, et toutes créatures insensibles sont gouvernées par sa providence, mais aussi les conseils et vouloirs des hommes : tellement qu’il les addresse au but qu’il a proposé. Quoy doncques ? dira quelqu’un : ne se fait-il rien par cas fortuit ou d’adventure ? Je respon que cela a esté très-bien dit de Basilius le Grand, quand il a escrit que Fortune et Adventure sont mots de Payens : desquels la signification ne doit point entrer en un cœur fidèle. Car si toute prospérité est bénédiction de Dieu, adversité, sa malédiction : il ne reste plus lieu à fortune en tout ce qui advient aux hommes. D’avantage les paroles de sainct Augustin nous doivent esmouvoir. Il me desplaist, dit-il, qu’au livre que j’ai fait contre les Académiques[b], j’ay si souvent nommé Fortune : combien que par ce nom je n’ay point signifié quelque Déesse, comme les Payens ; mais l’événement fortuit des choses, comme en commun langage nous disons, Possible, Paradventure : combien qu’il faut rapporter tout à la providence de Dieu. En cecy mesme je ne l’ay point dissimulé, disant, La Fortune qu’on appelle communément, est possible conduite par un gouvernement caché : et appelons seulement Fortune, ce qui se fait sans que la cause et la raison nous en apparoisse. Or combien que j’aye dit cela, toutesfois je me repens d’avoir usé en ce livre-là du mot de Fortune : d’autant que je voy que les hommes ont une très-mauvaise coustume, qu’au lieu de dire, Dieu l’a ainsi voulu : ils disent, La Fortune l’a ainsi voulu. Brief ce sainct docteur enseigne par tout, que si on laisse rien à la fortune, le monde sera tourné, et viré à la volée. Et combien qu’il enseigne quelquesfois que toutes choses se font partie par le franc arbitre de l’homme, partie par l’ordonnance de Dieu, toutesfois il monstre bien que les hommes sont sujets à icelle et sont par icelle, addressez. Car il prend ce principe, qu’il n’y a rien plus hors de raison, que d’estimer que rien se face sinon comme Dieu l’a décrété : pource qu’autrement il adviendroit à la volée. Par laquelle raison il exclud tout ce qui pourroit estre changé du costé des hommes : et tantost après encores plus clairement, en disant qu’il n’est licite de chercher la cause de la volonté de Dieu. Or quand il use de ce mot de Permission, il nous sera bien liquide par un passage comment il entend, disant que la volonté de Dieu est la première cause et souveraine de toutes choses, pour ce que rien n’advient sans sa volonté ou permission[c]. Il ne forge pas un Dieu qui se repose en quelque haute tour pour spéculer, en voulant permettre cecy ou cela, veu qu’il luy attribue une volonté actuelle, laquelle ne pourroit estre réputée cause, sinon qu’il décrétast ce qu’il veut.

[a] Ad Boni., lib. II, 6 et alibi.
[b] Retract., cap.
[c] Quæstion., lib. LXXXIII ; De Trinitate, lib. III, cap. IV.

1.16.9

Toutesfois pource que la tardiveté de nostre esprit est bien loing de pouvoir monter jusques à la hautesse de la providence de Dieu, il nous faut pour la soulager mettre yci une distinction. Je dy doncques, combien que toutes choses soyent conduites parle conseil de Dieu, toutesfois qu’elles nous sont fortuites. Non pas que nous réputions fortune dominer sur les hommes, pour tourner haut et bas toutes choses témérairement (car ceste resverie doit estre loing d’un cœur chrestien) : mais pource que des choses qui advienent, l’ordre, la raison, la fin et nécessité est le plus souvent cachée au conseil de Dieu, et ne peut estre comprinse par l’opinion humaine, les choses que nous sçavons certainement provenir de la volonté de Dieu, nous sont quasi fortuites : car elles ne monstrent point autre apparence, quand on les considère en leur nature, ou quand elles sont estimées selon nostre jugement et cognoissance. Pour donner exemple, posons le cas qu’un marchand estant entré en une forest avec bonne et seure compagnie, s’esgare et tombe en une briganderie, où les voleurs luy coupent la gorge : sa mort n’estoit point seulement préveue à Dieu : mais estoit décrétée en son vouloir. Car il n’est point seulement dit qu’il a préveu combien s’estendroit la vie d’un chacun : mais qu’il a constitué et fiché les limites qui ne se pourront passer Job 14.5. Néantmoins d’autant que la conception de nostre entendement peut appréhender, toutes choses apparoissent fortuites en une telle mort. Qu’est-ce que pensera ici un chrestien ? Certes il réputera que cela est fortuit en sa nature, mais il ne doutera pas que la Providence de Dieu n’ait présidé à guider la fortune à son but. C’est une mesme raison des événemens futurs. Comme toutes choses à venir nous sont incertaines, aussi nous les tenons en suspens, comme si elles pouvoyent escheoir ou en une sorte ou en l’autre. Cela néantmoins demeure résolu en nostre cœur, qu’il n’adviendra rien que Dieu n’ait ordonné. Et en ce sens le nom d’Evénement est souvent réitéré en l’Ecclésiaste : pource que de prime face les hommes ne peuvent parvenir à la première cause, laquelle leur est cachée bien profond. Néantmoins ce que l’Escriture nous monstre de la providence secrette de Dieu, n’a jamais esté effacé tellement du cœur des hommes, que tousjours quelque résidu n’ait estincelé parmy leurs ténèbres. Mesmes les sorciers des Philistins, combien qu’ils chancellent en doute, ne pouvans bonnement déterminer de ce qu’on leur demande : si est-ce qu’ils attribuent l’adversité partie à Dieu, partie à fortune. Si l’arche, disent-ils, passe par ceste voye-là, nous saurons que c’est Dieu qui nous a affligez : si elle tend ailleurs, il nous est advenu un malheur 1Sam. 6.9, C’est bien une grande folie, si leur devinement les trompe, de recourir à fortune : ce pendant nous voyons qu’ils sont là tenus enserrez de n’oser croire simplement que leur malheur soit fortuit. Au reste, comment Dieu fleschit et tourne ça et là tous événemens par la bride de sa providence, il nous apperra par un exemple notable : Voicy, au mesme instant que David fut surprins et enclos par les gens de Saül au désert de Manon, les Philistins se ruent sur la terre d’Israël, tellement que Saül est contraint de se retirer pour secourir à son pays 2Sam. 23.26-27. Si Dieu donnant tel empeschement à Saül, a voulu pourvoir au salut de son serviteur David : combien que les Philistins ayent soudain prins les armes et outre l’opinion des hommes, nous ne dirons pas toutesfois que cela soit venu de cas d’adventure : mais ce qui nous semble estre quelque accident, la foy le recognoist estre une conduite secrette de Dieu. Il n’y apparoist pas semblable raison par tout : mais si faut-il tenir pour certain, que toutes les révolutions qu’on voit au monde, provienent du mouvement secret de la main de Dieu. Au reste, il est tellement nécessaire que ce que Dieu a ordonné adviene, que toutesfois ce qui se fait n’est pas nécessaire précisément ny de sa nature : et de cecy se présente un exemple familier : Puis que Jésus-Christ a vestu un corps semblable au nostre, nul de sens rassis ne niera que ses os n’ayent esté fragiles : et toutesfois il estoit impossible qu’ils fussent rompus. Voylà comment ce qui en soy peut advenir ainsi ou ainsi, est déterminé en une sorte au conseil de Dieu : dont nous voyons derechef que ces distinctions n’ont pas esté inventées sans propos : c’est qu’il y a nécessité simple ou absolue, et nécessité selon quelque regard. Item, qu’il y a nécessité de ce qui s’ensuit et de la conséquence. Car ce que les os du Fils de Dieu n’ont peu estre cassez, cela vient pour le regard que Dieu les avoit exemptez : et par ainsi ce qui naturellement pouvoit escheoir d’un costé ou d’autre, a esté restreint à la nécessité du conseil de Dieu.

 

Chapitre XVII
Quel est le but de ceste doctrine pour en bien faire nostre proufit.


1.17.1

Or (comme les esprits humains sont enclins à subtilitez frivoles), à grand’peine se peut-il faire que tous ceux qui ne comprenent point le droict usage de ceste doctrine, ne s’enveloppent en beaucoup de filets. Parquoy il sera expédient de toucher yci en brief à quelle fin l’Escriture enseigne que tout ce qui se fait est ordonné de Dieu. Et en premier lieu il est à noter que la providence de Dieu doit estre considérée tant pour le passé que pour l’advenir : puis après qu’elle modère et addresse tellement toutes choses, qu’elle besongne quelquesfois par moyens interposez, quelquesfois sans moyens, quelquesfois contre tous moyens : finalement qu’elle tend à ce but, qu’on cognoisse quel soin Dieu a du genre humain : surtout combien il veille songneusement pour son Eglise, laquelle il regarde de plus près. Il faut aussi adjouster un autre point, c’est combien que la faveur de Dieu et sa bonté, ou la rigueur de ses jugemens reluisent le plus souvent en tout le cours de sa providence : que néantmoins quelquesfois les causes de ce qui advient sont cachées, tellement que ceste pensée nous entre au cerveau, que les affaires humains tournent et virent à la volée, comme sur une roue ? où nostre chair nous solicite à gronder contre Dieu, comme si Dieu se jouoit des hommes en les démenant çà et là comme des pelotes. Vray est que si nous avons les esprits quois et rassis, pour apprendre à loisir, l’issue finale monstre assez que Dieu a tousjours bonne raison en son conseil de faire ce qu’il fait, soit pour instruire les siens à patience, ou pour corriger leurs affections perverses, ou pour dompter la gayeté trop grande de leurs appétis, pour les matter à ce qu’ils renoncent à eux-mesmes, ou pour esveiller leur paresse : soit à l’opposite pour abatre les orgueilleux, anéantir les ruses et cautèles des meschans, ou dissiper leurs machinations. Au reste, combien que les causes outrepassent nostre entendement, ou en soyent eslongnées, si faut-il tenir pour certain qu’elles ne laissent point d’estre cachées en Dieu : parquoy il reste de nous escrier avec David, Dieu, que tes merveilles sont grandes Ps. 40.5 ! Il n’est pas possible de digérer tes pensées sur nous : elles surmontent ce que j’en veux dire. Car combien que tousjours en nos adversitez nos péchez nous doivent venir devant les yeux, afin que la peine que nous endurons nous solicite à repentance, nous voyons toutesfois que Jésus-Christ donne plus d’authorité à Dieu son Père en affligeant les hommes, que de luy imposer loy de chastier par éguale mesure un chacun selon qu’il a déservy. Car il dit de celuy qui estoit nay aveugle, Ce n’est pas qu’il ait péché, ne luy, ne son père, ne sa mère, mais afin que la gloire de Dieu soit manifestée en luy Jean 9.3. Car quand un enfant desjà au ventre de sa mère, devant que naistre, est batu de si dures verges, nostre sens est piqué à gergonner contre Dieu, comme s’il ne se portoit pas humainement envers les innocens qu’il afflige ainsi : tant y a que Jésus-Christ afferme que la gloire de son Père reluit en tels spectacles, moyennant que nous ayons les yeux purs. Mais il nous faut garder ceste modestie, de ne vouloir attirer Dieu à nous rendre conte, mais porter telle révérence à ses jugemens secrets, que sa volonté nous soit pour cause très-juste de tout ce qu’il fait. Quand le ciel est brouillé de grosses nuées et espesses, et qu’il se dresse quelque tempeste violente, pource qu’il n’y a qu’obscurité devant nos yeux, et le tonnerre bruit en nos aureilles, en sorte que tous nos sens sont estourdis de frayeur, il nous semble que tout est meslé et confus : toutesfois au ciel tout demeure paisible en son estat. Ainsi nous faut-il estre résolus, quand les choses estans troublées au monde nous ostent le jugement, que Dieu estant séparé loin de nous en la clairté de sa justice et sagesse, sçait bien modérer telles confusions pour les amener par bon ordre à droicte fin. Et de faict, c’est une horrible forcenerie et monstrueuse, que plusieurs se donnent plus de licence à oser contreroller les œuvres de Dieu, sonder et esplucher ses conseils secrets, mesmes se précipiter à en donner leur sentence, que s’ils avoyent à juger des faits d’un homme mortel. Y a-il rien plus pervers et desbordé, que d’user de ceste modestie envers nos pareils, c’est d’aimer mieux suspendre nostre jugement, que d’estre taxez de témérité : et cependant insulter avec une audace desbordée aux jugemens de Dieu, qui nous sont incognus lesquels nous devions avoir en révérence et admiration ?

1.17.2

Nul doncques ne pourra deuement et à son proufit recognoistre la providence de Dieu, sinon qu’en réputant qu’il a affaire avec son Créateur et celuy qui a basty tout le monde, il se dispose et abbaisse d’une telle humilité qu’il appartient. De là vient que tant de chiens aujourd’huy assaillent ceste doctrine par leurs morsures venimeuses, ou pour le moins abbayent après : c’est qu’ils ne veulent point que rien soit licite à Dieu, sinon ce qu’ils pensent en leur cerveau estre raisonnable. Ils desgorgent aussi toutes les vilenies qu’ils peuvent contre nous, pensans avoir belle couleur de nous blasmer, en ce que n’estans point contens des préceptes de la Loy, où la volonté de Dieu est comprinse, nous disons aussi que le monde est gouverné par un conseil secret de Dieu. Voire ! comme si ce que nous enseignons estoit une resverie forgée en nos cerveaux, et que ce ne fust pas une doctrine du sainct Esprit claire et patente, de laquelle il y a tesmoignages infinis. Mais pource qu’ils sont retenus de quelque honte pour n’oser desgorger leurs blasphèmes contre le ciel : afin de faire plus hardiment les enragez, ils font semblant de s’attacher à nous. Mais s’ils ne veulent confesser que tout ce qui advient au monde est dressé. par le conseil incompréhensible de Dieu, qu’ils me respondent à quel propos l’Escriture dit que les jugemens d’iceluy sont un abysme profond. Car puisque Moyse déclaire que la volonté de Dieu, n’est point lointaine de nous, et qu’il ne la faut point chercher par-dessus les nuées ny aux abysmes, pource qu’elle nous est familièrement exprimée en la Loy Ps. 36.6 ; Deut. 30.11 : il s’ensuit que c’est une autre volonté cachée, laquelle est accomparée à un abysme profond, de laquelle aussi sainct Paul parle, disant, hautesse profonde des richesses et de la sagesse et cognoissance de Dieu Rom. 11.33 ! que ses jugemens sont incompréhensibles, et ses voyes impossibles à trouver ! Car qui est-ce qui cognoist les pensées de Dieu, ou qui a esté son conseiller ? Vray est qu’il y a aussi des mystères contenus en la Loy et en l’Evangile, lesquels surmontent de beaucoup nostre capacité. Mais pource que Dieu illumine ses esleus de l’Esprit d’intelligence pour comprendre les mystères qu’il a voulu révéler par sa Parole, il n’y a là nul abysme, mais c’est une voye en laquelle on peut cheminer seurement, une lampe pour guider nos pieds, une clairté de vie : brief c’est une eschole ouverte de la vérité patente. Mais la façon admirable de régir le monde est à bon droict nommée Abysme profond : pource qu’il nous la faut révéremment adorer quand elle nous est cachée. Moyse a très-bien exprimé les deux en peu de mots : Les secrets, dit-il, sont réservez à nostre Dieu, mais ce qui est yci escrit appartient à vous et à vos enfans Deut.29.29. Nous voyons qu’il nous commande non-seulement d’appliquer nostre estude à méditer la Loy de Dieu, mais aussi d’eslever nos sens en haut pour adorer la providence de Dieu. Ceste hautesse nous est aussi bien preschée au livre de Job, pour humilier nos esprits. Car après que l’autheur a magnifié tant qu’il a peu les œuvres de Dieu, et en faisant ses discours haut et bas par la machine du monde, a traitté combien elles sont merveilleuses : il adjouste finalement, Voycy, ce sont les bords ou extrémitez de ses voyes : et combien est-ce peu ce que nous oyons de luy ? et qui comprendra le bruit de ses forces Job 26.14 ? Suivant cela en un autre lieu il distingue entre la sagesse qui demeure en Dieu, et la façon qu’il a establie aux hommes pour estre sages. Car après avoir devisé des secrets de nature, il dit que la sagesse est cognue à Dieu seul, et n’apparoist point aux yeux de nul vivant : et néantmoins tantost après il adjouste, qu’elle se publie pour estre cherchée, d’autant qu’il est dit à l’homme, Voycy la crainte de Dieu, c’est la sagesse[d] Job 28.12. A quoy se rapporte le dire de sainct Augustin, C’est pource que nous ne sçavons pas tout ce que Dieu fait de nous par un très-bon ordre, que nous faisons selon sa Loy, quand nous sommes conduits de bonne volonté : mais quant au reste, que nous sommes menez de la providence de Dieu, laquelle est une loy immuable. Puis doncques que Dieu s’attribue une authorité de gouverner le monde, à nous incognue, c’est la droicte reigle de sobriété et de modestie : nous submettre à son Empire souverain : et que sa volonté nous soit le patron unique de toute justice, et cause très-juste de tout ce qui se fait. Je n’enten pas ceste volonté absolue de laquelle les Sophistes babillent, faisans un divorce exécrable entre sa justice et sa puissance, comme s’il pouvoit faire cecy ou cela contre toute équité : mais j’enten sa providence dont il gouverne le monde, de laquelle rien ne procède que bon et droict, combien que les raisons nous en soyent incognues.

[d] Quæstion., lib LXXXIII, cap. XXVII.

1.17.3

Tous ceux qui seront rangez à telle modestie, ne s’escarmoucheront point pour le temps passé contre Dieu, pour les adversitez qu’ils auront souffertes : et ne rejetteront point sur luy la coulpe de leurs péchez : comme le roi Agamennon dit en Homère, Ce ne suis-je pas qui en suis cause, mais Jupiter et la déesse de nécessité. Ils ne se jetteront point aussi à l’abandon par désespoir, ainsi qu’un jeune homme nous est introduit par un Poëte ancien, disant, La condition des hommes n’a point d’arrest, la nécessité les pousse et transporte : parquoy je m’en iray rompre ma navire contre le rocher, et perdray mon bien avec ma vie. Ils ne feront point aussi couverture du nom de Dieu, pour ensevelir leur honte, comme le mesme Poëte introduit un jeune homme parlant de ses amours, Dieu m’y a poussé, je croy que les dieux l’ont voulu : car s’ils ne le vouloyent, je say qu’il ne se feroit point. Mais plustost ils s’enquerront en l’Escriture, et apprendront que c’est qui plaist à Dieu, pour s’efforcer d’y tendre, ayans le sainct Esprit pour guide. Ce pendant aussi estans appareillez de suivre où Dieu les appellera, monstreront par effect qu’il n’est rien plus utile que ceste doctrine, laquelle est injustement blasmée par les malins, d’autant qu’aucuns la prattiquent mal. Car ce sont propos trop esgarez que tienent beaucoup de gens profanes, s’escarmouchans comme s’ils vouloyent mesler le ciel et la terre, comme l’on dit, quand ils allèguent que si Dieu a marqué le point de nostre mort, nous ne le pouvons eschapper : ce sera doncques en vain que nous travaillerons à estre sur nos gardes. Ainsi, ce qu’aucuns ne s’osent pas mettre en chemin, quand ils oyent dire qu’il y a danger de peur d’estre meurtris des brigans : les uns appellent les médecins et s’aident des apoticaires en maladies : les autres s’abstienent de grosses viandes pour se contregarder : les autres craignent d’habiter en maisons ruineuses, et tous généralement cherchent moyens pour parvenir à leurs intentions : toutes ces choses sont remèdes frivoles qu’on cherche pour corriger la volonté de Dieu : ou bien ce n’est point par sa volonté et ordonnance que toutes choses advienent. Car ce sont choses incompatibles, de dire que la vie et la mort, santé et maladie, paix et guerre, richesses et povreté vienent de Dieu : et que les hommes par leur industrie les évitent ou obtienent, selon qu’ils les hayssent ou appètent. D’avantage, ils disent que les oraisons des fidèles non-seulement seront superflues, mais aussi perverses : par lesquelles ils demandent que Dieu pourvoye à ce qu’il a délibéré éternellement. En somme, ils ostent toute délibération qu’on fait des choses futures, comme répugnantes à la providence de Dieu : laquelle sans nous appeler au conseil a une fois déterminé ce qu’elle vouloit estre fait. D’avantage, tout ce qui advient, ils l’imputent tellement à la providence de Dieu, qu’ils n’ont point d’esgard à l’homme qui aura fait ce dont il est question. Si quelque ruffien a tué un homme de bien, ils disent qu’il a exécuté le conseil de Dieu. Si quelqu’un a desrobé ou paillarde, pource qu’il a fait ce que Dieu avoit préveu, ils disent qu’il est le ministre de sa providence. Si l’enfant a laissé mourir son père sans le secourir, Il ne pouvoit, disent-ils, résister à Dieu, qui l’avoit ainsi ordonné. Ainsi ils font de tous vices vertu, pource qu’ils servent à l’ordonnance de Dieu.

1.17.4

Quant est des choses à advenir, Salomon accorde facilement avec la providence de Dieu les consultations qu’on en prend. Car comme il se mocque de l’outrecuidance de ceux qui entreprenent hardiment sans Dieu tout ce qui leur vient en fantasie, comme s’ils n’estoyent point régis de sa main, aussi en un autre lieu il parle ainsi, Le cœur de l’homme doit penser à sa voye : et le Seigneur gouvernera ses pas Prov. 16.9. En quoy il signifie que le décret éternel de Dieu ne nous empesche point que nous ne prouvoyons à nous sous sa bonne volonté, et mettions ordre à nos affaires. La raison est manifeste : car celuy qui a limité nostre vie, nous a aussi commis la solicitude d’icelle : et nous a donné les moyens pour la conserver : et nous a fait prévoir les périls, à ce qu’ils ne nous peussent surprendre, nous donnant les remèdes au contraire, pour y obvier. Maintenant il appert quel est nostre devoir. Si le Seigneur nous a baillé nostre vie en garde, que nous la conservions : s’il nous donne les moyens de ce faire, que nous en usions : s’il nous monstre les dangers, que nous ne nous y jettions point follement et sans propos : s’il nous offre les remèdes, que nous ne les mesprisions point. Mais nul péril ne peut nuire, dira quelqu’un, s’il n’est ordonné qu’il nous nuise. Et si ainsi est, on ne peut venir à l’encontre par aucun remède. Mais au contraire, que sera-ce si les dangers ne sont pas invincibles, d’autant que le Seigneur nous a assigné les remèdes pour les surmonter ? Regarde quelle convenance il y a entre ton argument et l’ordre de la providence divine. Tu infères qu’il ne nous faut donner garde des dangers, pource que nous en pourrions eschapper sans nous en garder, moyennant qu’ils ne soyent pas invincibles : le Seigneur au contraire te commande de t’en garder, pource qu’il veut que tu en eschappes. Ces enragez ne considèrent point ce qu’on voit à l’œil, que l’industrie de consulter et se garder a esté inspirée de Dieu aux hommes, par laquelle ils servissent à sa providence, en conservant leur vie : comme au contraire par nonchalance et mespris ils acquièrent les misères qu’il leur veut imposer. Car dont est-ce qu’il advient qu’un homme prudent, en mettant ordre à ses affaires destourne le mal qui luy estoit prochain, et un fol par sa témérité périt ? Qu’est-ce autre chose, sinon que folie et prudence sont instrumens de la dispensation de Dieu, en une partie et en l’autre ? Pourtant le Seigneur a voulu toutes choses futures nous estre cachées, afin que nous venions au-devant ; ne sçachans point ce qui en doit estre, et que nous ne cessions point d’user des remèdes qu’il nous donne contre les dangers, jusques à ce que nous en soyons venus à bout, ou qu’ils nous ayent surmontez. Parquoy j’ay dit que nous ne devons pas contempler la providence de Dieu nue, mais avec les moyens que Dieu luy a conjoincts, comme s’il la revestoit pour nous apparoir en son estat.

1.17.5

Quant est des choses advenues et passées, ces fantastiques considèrent mal et perversement la providence de Dieu. Nous disons que toutes choses dépendent d’icelle, comme de leur fondement : et pourtant qu’il ne se fait ne larrecin, ne paillardise, ny homicide, que la volonté de Dieu n’entreviene. Sur cela ils demandent, Pourquoy doncques sera puny un larron qui a puny celuy que Dieu vouloit estre chastié par povreté ? Pourquoy sera puny un meurtrier qui a tué celuy auquel Dieu avoit finy la vie ? Brief, si toutes telles manières de gens servent à la volonté de Dieu, pourquoy les punira-on ? Mais je nie qu’ils y servent. Car nous ne dirons pas que celuy qui est mené d’un mauvais cœur s’adonne à servir à Dieu, veu qu’il veut seulement complaire à sa meschante cupidité. Cestuy-là obtempère à Dieu, qui estant enseigné de sa volonté, va où elle l’appelle. Or où est-ce que Dieu nous enseigne de sa volonté, sinon en sa Parole ? Pourtant en tout ce que nous avons à faire il nous faut contempler la volonté de Dieu, telle qu’il nous l’a déclairée en icelle Parole. Dieu requiert de nous ce qu’il commande. Si nous faisons rien contre son précepte, ce n’est pas obéissance, mais plustost contumace et transgression. Ils répliquent, que nous ne le ferions pas s’il ne le vouloit. Je le confesse : mais le faisons-nous afin de luy complaire ? Or il ne nous le commande pas : mais nous entreprenons le mal, ne pensans point à ce que Dieu demande, ains estans tellement transportez de la rage de nostre intempérance, que de propos délibéré nous taschons de lui contrevenir. En ceste manière nous servons bien à sa juste ordonnance en mal faisant : pource que par la grandeur infinie de sa sapience, il se fait droictement aider de mauvais instrumens à bien faire. Mais regardons combien leur argument est inepte, et sot. Ils veulent que les crimes demeurent impunis, et soyent libres à ceux qui les font, pource qu’ils ne se commettent point sans la disposition de Dieu. Je dy d’avantage, que les larrons et meurtriers et autres malfaiteurs sont instrumens de la providence de Dieu, desquels le Seigneur use à exécuter les jugemens qu’il a décrétez : mais je nie que pour cela ils puissent prendre excuse aucune. Car quoy ? envelopperont-ils Dieu en une mesme iniquité avec eux ? ou bien, couvriront-ils leur perversité par sa justice ? Ils ne peuvent ne l’un ne l’autre : et leur conscience les rédargue tellement qu’ils ne se peuvent purger. De taxer Dieu, ils ne peuvent, veu qu’ils trouvent en eux tout le mal : en luy, rien sinon un usage bon et légitime de leur malice. Néantmoins il besongne par eux, dira quelqu’un. Et dont vient la puanteur en une charongne, après qu’elle est ouverte et pourrie ? Chacun voit bien que cela vient des rais du Soleil : et toutesfois personne ne dira qu’ils puent pourtant. Ainsi, puis que la matière, et faute du mal consiste en un mauvais homme, pourquoy Dieu en tirera-il quelque macule et ordure, s’il en use selon sa volonté ? Pourtant chassons ceste pétulance de chien, laquelle peut bien abbayer de loin la justice de Dieu, mais ne la peut attoucher

1.17.6

Toutesfois si nous sçavons que c’est de bien et sainctement méditer la providence de Dieu selon la reigle de piété, cela nous suffira pour abolir telles fantasies extravagantes, et recevrons très-bon fruit et savoureux de ce que les phrénétiques tirent à leur perdition. Pourtant le cœur de l’homme chrestien, veu qu’il a cela tout résolu, qu’il n’advient rien à l’adventure, mais que toutes choses se font par la providence de Dieu, regardera tousjours à luy, comme à la principale cause de tout ce qui se fait : mais ce pendant il ne laissera point de contempler les causes inférieures en leur degré. D’avantage, il ne doutera pas que la providence de Dieu ne veille pour sa conservation : et qu’elle ne permettra rien advenir, qui ne soit pour son bien et salut. Or pource qu’il a affaire premièrement aux hommes, secondement aux autres créatures, il s’asseurera que la providence de Dieu règne par tout. Quant est des hommes, soit qu’ils soyent bons ou mauvais, il recognoistra que leurs conseils, volontez et forces, puissances et entreprises sont sous la main de Dieu, tellement qu’il est en luy de les fleschir où bon luy semble, et les réprimer toutesfois et quantes que bon luy semble. Il y a plusieurs promesses évidentes, lesquelles testifient, que la providence de Dieu d’un soin spécial veille et fait quasi le guet pour maintenir le salut des fidèles. Comme quand il est dit, Jette ta solicitude sur le Seigneur, et il te nourrira : car il a soin de nous. Item, Qui habite en la garde du haut Dieu, sera maintenu par sa protection. Item, Quiconque vous touche, touche la prunelle de mon œil. Item, Je te seray pour bouclier et mur d’airain, et batailleray contre tes ennemis. Item, Quand la mère oublieroit ses enfans, encore ne t’oubliray-je jamais Ps. 55.22 ; 1Pi. 5.7 ; Ps. 91.1-2 ; Zach. 1.8 ; Esaïe 26.1 ; 49.15. Mesmes c’est le principal but des histoires de la Bible, de monstrer que Dieu garde si songneusement ses serviteurs qu’il ne les laissera pas achopper à une pierre. Comme à bon droict j’ay cy-dessus réprouvé l’opinion de ceux qui imaginent une providence de Dieu universelle, laquelle ne descende point jusques à avoir spécialement soin d’une chacune créature : aussi il nous faut sur toute chose recognoistre ceste solicitude spéciale envers nous. Pour laquelle cause Christ après avoir dit, que le plus vil passereau de l’air ne tombe pas sans la volonté de Dieu Matth. 10.29, il applique là incontinent ceste sentence, à ce que nous soyons certains, que d’autant que nous luy sommes plus précieux que petis oiseaux, il veille plus songneusement sur nous que sur eux, jusques à en avoir telle solicitude, qu’un cheveu de nostre teste ne tombera point sans qu’il le permette. Que demandons-nous d’avantage, si un cheveu ne nous peut tomber sans la volonté de Dieu ? Je ne parle pas seulement du genre humain, mais pource que Dieu a esleu son Eglise pour son domicile, il n’y a doute qu’il ne vueille monstrer par exemples singuliers le soin paternel qu’il en a.

1.17.7

Pourtant le serviteur de Dieu estant confermé par toutes ces promesses et les exemples correspondans, conjoindra aussi les tesmoignages, où il est dit, que tous hommes sont sous la puissance de Dieu, soit qu’il falle incliner leurs cœurs à nous aimer, ou réprimer leur malice à ce qu’elle ne nous nuise. Car c’est le Seigneur qui a donné grâce à son peuple, non-seulement envers ceux qui autrement lui estoyent amis, mais envers les Egyptiens Ex. 3.21. Quant est de la fureur de nos ennemis, il la sait bien rompre en diverses manières. Aucunesfois il leur oste l’entendement à ce qu’ils ne puissent prendre bon conseil : ainsi qu’il fit à Achab, luy envoyant le diable pour luy prophétiser mensonge par la bouche de tous les prophètes 1Rois 22.22, afin de le décevoir : comme il fit aussi à Roboam, l’aveuglant par le fol conseil des jeunes, pour le despouiller de son royaume par sa folie 1Rois 12.10, 15. Aucunesfois en leur donnant entendement pour voir et entendre ce qui est expédient, il leur abat tellement le cœur, et les estonne, qu’ils n’osent nullement entreprendre ce qu’ils ont conceu. Aucunesfois en leur permettant de s’efforcer à exécuter ce que porte leur rage, il vient au-devant à leur impétuosité, et ne souffre point qu’ils vienent à bout de leur intention. En telle manière il dissipa devant le temps le conseil d’Achitophel, lequel eust esté pernicieux à David 2Sam. 17.7, 14. En ceste manière il a le soin de modérer et conduire toutes créatures pour le salut des siens, voire mesme le diable, lequel nous voyons n’avoir osé rien attenter contre Job sans son ottroy et commandement Job 1.12. Quand nous aurons ceste cognoissance, il s’ensuivra nécessairement tant une action de grâce envers la bonté de Dieu en toute prospérité, que patience en adversité : et d’avantage une singulière asseurance pour l’advenir. Parquoy quelque chose qu’il adviene selon nostre vouloir, nous l’attribuerons à Dieu : soit que nous sentions sa bénéficence par le moyen des hommes, ou qu’il nous aide par ses autres créatures. Car nous réputerons ainsi en nostre cœur, Certes c’est Dieu, qui a tourné le cœur de ceux-cy à m’aimer, et a fait qu’ils me fussent instrumens de sa bénignité. En fertilité, nous estimerons que c’est le Seigneur qui a commandé au ciel de plouvoir sur la terre, afin qu’elle fructifiast. En tout autre genre de prospérité, nous ne douterons pas que c’est la seule bénédiction de Dieu, qui en est cause. Ces admonitions ne nous souffriront point d’estre ingrats.

1.17.8

Au contraire, s’il nous advient quelque adversité, nous eslèverons incontinent nostre cœur à Dieu, lequel seul le pourra former à patience et tranquillité. Si Joseph se fust arresté à méditer la desloyauté de ses frères, et le lasche tour qu’ils luy avoyent fait, jamais il n’eust eu courage fraternel envers eux. Mais pource qu’il convertit sa pensée à Dieu, oubliant leur injure, il fut fleschy à mansuétude et douceur, jusques à les consoler luy-mesme, en disant, Ce n’estes-vous point, qui m’avez vendu pour estre amené en Egypte : mais par la volonté du Seigneur j’ay esté envoyé devant vous, pour vostre proufit. Vous aviez fait une mauvaise machination contre moy : mais le Seigneur l’a convertie en bien Gen. 45.8 ; 50.20. Si Job eust regardé les Chaldéens qui l’avoyent outragé, il eust esté enflambé de cupidité de vengence : mais pource qu’il recognoist pareillement l’œuvre de Dieu, il se console de ceste belle sentence, Le Seigneur l’avoit donné, le Seigneur l’a osté : que le nom du Seigneur soit bénit Job 1.21. David aussi bien, s’il se fust amusé du tout à considérer la malice de Séméi, lequel le persécutoit d’injures et à coups de pierres, il eust incité les siens à se venger : mais pource qu’il entend qu’il ne fait pas cela sans le mouvement de Dieu, il les appaise au lieu de les irriter : Laissez-le, dit-il, car Dieu luy a commandé de mesdire de moy 2Sam. 16.10. Et il réprime aussi bien ailleurs par ceste mesme bride l’intempérance de sa douleur : Je me suis teu, dit-il, et suis devenu comme un muet : car c’est toy, ô Dieu, qui m’affliges Ps. 39.9. S’il n’y a nul meilleur remède contre ire et impatience, ce ne sera pas mal proufité à nous, quand nous aurons tellement apprins de méditer la providence de Dieu en cest endroit, que nous puissions tousjours réduire nostre cogitation à ce point, Le Seigneur l’a voulu, il faut doncques prendre en patience : non pas seulement pource qu’il n’est pas loisible de résister, mais pource qu’il ne veut rien qui ne soit juste et expédient. La somme revient là, qu’estans injustement grevez par les hommes, nous laissions là leur malice, laquelle ne feroit qu’aigrir nostre courroux, et aiguiser nos affections à vengence : et qu’il nous souviene de nous eslever à Dieu, et nous tenir certains que c’est par son juste décret et pourvoyance, que tout ce que nos ennemis attentent contre nous est permis, voire ordonné. Sainct Paul nous voulant retirer d’affection de nous venger, nous admoneste prudemment que nous n’avons pas à combatre contre la chair et le sang, mais contre le diable nostre ennemy spirituel, afin de nous munir contre luy Eph. 6.12. Mais ceste admonition va encores par-dessus, pour appaiser toutes impétuositez et passions de cholère : c’est que Dieu arme au combat tant le diable que tous iniques, et préside au milieu comme un maistre de lices pour exercer nostre patience. Mais si les fascheries que nous endurons nous vienent d’autre costé que des hommes, pensons à ce qui est dit en la Loy : c’est que toutes prospériez nous descoulent de la source de la bénédiction de Dieu, et que toutes calamitez sont autant de malédictions venantes aussi de luy Deut. 28.1. Mesmes que ceste horrible menace nous face peur : Si vous cheminez contre moy à l’estourdie, je chemineray aussi à l’estourdie contre vous Lév. 26.21, 24. Car par ces mots il pique nostre stupidité, entant que selon nostre sens charnel, nous estimons fortuit tout ce qui advient soit bien ou mal, et ne sommes point incitez par les bénéfices de Dieu à le servir, ny aiguillonnez par ses verges à venir à repentance. C’est la raison aussi pourquoy Jérémie se complaind tant asprement, et aussi Amos, de ce que les Juifs ne pensoient point que le bien et le mal veinssent du commandement de Dieu La. 3.38 ; Amos 3.6. A quoy se rapporte le propos d’Isaïe, Je suis le Dieu créant la clairté et formant les ténèbres, faisant paix et créant le mal : ce suis-je moy qui fay toutes ces choses Esaïe 45.7.

1.17.9

Ce pendant toutesfois, si ne fermerons-nous point les yeux que nous ne considérions les causes inférieures. Car combien que nous estimions ceux desquels nous recevons quelque bien, estre ministres de la libéralité de Dieu, si ne les mespriserons-nous pas, comme s’ils n’avoyent mérité nulle grâce envers nous par leur humanité : mais plustost nous nous recognoistrons estre obligez à eux, et le confesserons volontiers, et nous efforcerons de rendre la pareille selon nostre pouvoir, quand l’opportunité sera. Brief nous porterons cest honneur à Dieu de le recognoistre principal autheur de tout bien : mais nous honorerons aussi bien les hommes, comme les ministres et dispensateurs de ses bénéfices, et penserons qu’il nous a voulu obliger à eux, puis qu’il s’est monstré nostre bienfaiteur par leurs mains. Si nous endurons quelque dommage, ou pour nostre négligence, ou pour nostre nonchalance, nous penserons bien que cela s’est fait par le vouloir de Dieu, mais nous ne laisserons point de nous en imputer la faute. Si quelqu’un de nos parens ou amis, duquel nous devions avoir le soin, trespassesans estre bien pensé, combien que nous n’ignorerons pas qu’il estoit venu au terme lequel il ne pouvoit passer, toutesfois nous n’amoindrirons point par cela nostre péché : mais d’autant que nous n’aurons point fait nostre devoir, nous prendrons sa mort comme estant advenue de nostre faute. Par plus forte raison doncques, s’il y a eu fraude ou malice délibérée en commettant homicide ou larrecin, nous ne devrons pas excuser ces crimes sous couleur de la providence de Dieu : mais en un mesme fait nous contemplerons la justice de Dieu et l’iniquité de l’homme, comme l’un et l’autre se monstre évidemment. Quant est des choses futures, nous prendrons pied principalement à ces causes inférieures dont nous avons parlé. Car nous réputerons que ce sera une bénédiction de Dieu, s’il nous donne les moyens humains pour nous entretenir et conserver : et pourtant nous consulterons de ce que nous avons à faire selon nostre faculté : et ne serons point paresseux d’implorer l’aide de ceux lesquels nous verrons estre propres pour nous aider. Plustost estimans que c’est Dieu qui nous présente à la main toutes créatures, lesquelles nous peuvent porter proufit, nous les appliquerons en usage, comme instrumens légitimes de sa providence. Et pource que nous sommes incertains quelle issue nous aurons de ce que nous entreprenons (sinon que nous avons bonne fiance en Dieu qu’il pourvoira en tout et par tout à nostre bien) nous tendrons à ce que nous penserons nous estre proufitable, d’autant que nostre intelligence se peut estendre. Néantmoins en prenant nos conseils, nous ne suivrons pas nostre sens propre, mais nous nous recommanderons et permettrons à la sagesse de Dieu, a ce qu’elle nous conduise droictement. Finalement nostre fiance ne sera pas tellement appuyée sur les aides et moyens terrestres, que nous y acquiescions quand nous les aurons en main, ou quand ils nous défaudront, que nous perdions courage. Car nous aurons l’entendement fiché en la seule providence de Dieu, et ne nous laisserons point distraire du regard d’icelle par la considération des choses présentes. En telle sorte Joab, combien qu’il cognoisse que l’issue de la bataille où il entroit dépendue du bon plaisir de Dieu, et estoit en sa main, ne s’annonchalit point qu’il ne regardast à exécuter ce qui estoit de sa vocation, résignant à Dieu le gouvernement de tout. Nous tiendrons bon, dit-il, pour nostre peuple, et pour les villes de nostre Dieu. Le Seigneur face ce que bon luy semblera 2Sam. 10.12. Telle pensée aussi nous despouillera de témérité et présomption, pour nous inciter à invoquer Dieu continuellement : et d’autre part elle soustiendra nos cœurs en bon espoir, afin que nous ne doutions point de mespriser hardiment et avec magnanimité les dangers qui nous environnent.

1.17.10

Or en cest endroit on peut veoir une singulière félicité des fidèles. La vie humaine est environnée, et quasi assiégée de misères infinies. Sans aller plus loin, puis que nostre corps est un réceptacle de mille maladies, et mesme nourrit en soy les causes, quelque part où aille l’homme il porte plusieurs espèces de mort avec soy, tellement qu’il traîne sa vie quasi enveloppée avec la mort. Car que dirons-nous autre chose, quand on ne peut avoir froid ne suer sans danger ? D’avantage, de quelque costé que nous nous tournions, tout ce qui est à l’entour de nous non-seulement est suspect, mais nous menace quasi apertement, comme s’il nous vouloit intenter la mort. Montons en un basteau : il n’y a qu’un pied à dire entre la mort et nous. Que nous soyons sur un cheval : il ne faut sinon qu’il choppe d’un pied pour nous faire rompre le col. Allons par les rues : autant qu’il y a de tuiles sur les toits, autant sont-ce de dangers sur nous. Tenons une espée, ou que quelqu’un auprès de nous en tiene : il ne faut rien pour nous en blesser. Autant que nous voyons de bestes, ou sauvages, ou rebelles, ou difficiles à gouverner, elles sont toutes armées contre nous. Enfermons-nous en un beau jardin, où il n’y ait que tout plaisir : un serpent y sera quelquesfois caché. Les maisons où nous habitons, comme elles sont assiduellement sujettes à brusler, de jour nous menacent de nous apovrir, de nuict de nous accabler. Quelques possessions que nous ayons, entant qu’elles sont sujettes à gresles, gelées, seicheresse, et autres tempestes, elles nous dénoncent stérilité, et par conséquent famine. Je laisse là les empoisonnemens, les embusches, les violences desquelles la vie de l’homme est partie menacée en la maison, partie accompagnée aux champs. Entre telles perplexitez ne faudroit-il pas qu’un homme fust plus que misérable ? asçavoir, d’autant qu’en vivant il n’est qu’à demy en vie : s’entretenant à grand’peine en langueur et destresse, tout comme s’il se voyoit le cousteau à la gorge à chacune heure. Quelqu’un dira que ces choses advienent peu souvent, ou pour le moins qu’elles n’advienent pas tousjours, ny à tout le monde : d’autre part, qu’elles ne peuvent advenir jamais toutes en un coup. Je le confesse : mais pource que par l’exemple des autres nous sommes advertis qu’elles nous peuvent advenir, et que nostre vie ne doit estre exemptée de nulles d’icelles, il ne se peut faire que nous ne les craignions comme si elles nous devoyent advenir. Quelle misère pourroit-on imaginer plus grande, que d’estre tousjours en tel tremblement et angoisse ? D’avantage, cela ne seroit point sans l’opprobre de Dieu, de dire qu’il eust abandonné l’homme, la plus noble de ses créatures, à la témérité de fortune. Mais mon intention n’est yci que de parler de la misère de l’homme, en laquelle il seroit, s’il vivoit comme à l’adventure.

1.17.11

Au contraire, si la providence de Dieu reluit au cœur fidèle, non-seulement il sera délivré de la crainte et destresse de laquelle il estoit pressé au paravant, mais sera relevé de toute doute. Car comme à bon droict nous craignons la fortune, aussi nous avons bonne raison de nous oser hardiment permettre à Dieu. Ce nous est doncques un soulagement merveilleux, d’entendre que le Seigneur tient tellement toutes choses en sa puissance, gouverne par son vouloir, et modère par sa sapience, que rien ne vient sinon comme il l’a destiné. D’avantage, qu’il nous a receus en sa sauve garde, et nous a commis en la charge de ses Anges, à ce qu’il n’y ait ny eau, ne feu, ne glaive, ne rien qui nous puisse nuire : sinon d’autant que son bon plaisir le portera. Car il est ainsi dit au Pseaume, Il te délivrera des empiéges du chasseur et de peste nuisante. Il te gardera sous son aile, et seras. à seureté sous ses plumes. Sa vérité te sera pour bouclier, tu ne craindras point les tumultes de nuict, ne la flesche quand elle sera tirée en plein jour, ne nuisances qui passent en ténèbres, ne le mal qu’on te voudra faire en la clairté du jour Ps. 91.3-6, etc. De là vient la fiance qu’ont les Saincts de se glorifier, Le Seigneur est mon adjuteur, je ne craindray pas tout ce que la chair me pourroit faire. Le Seigneur est mon protecteur, qu’est-ce que je craindroye ? Si un camp est dressé contre moy, si je chemine en l’obscurité de mort, je ne laisseray point de bien espérer Ps. 118.5-7 ; 27.3 ; 56.4. Dont est-ce qu’aurait l’homme fidèle une telle asseurance, laquelle ne peut estre jamais ostée, sinon que là où il semble advis que le monde soit témérairement tourné dessus et dessous, il répute que Dieu y besongne à le conduire, duquel il espère que toutes les œuvres luy sont salutaires ? S’il se voit assailly ou molesté du diable, ou des meschans, n’a-il pas lors bon mestier de se confermer, en réduisant en mémoire la providence de Dieu, sans laquelle recordation il ne pourroit que se désespérer ? Au contraire, quand il recognoist que le diable et toute la compagnie des meschans est tenue serrée de la main de Dieu, comme d’une bride, tellement qu’ils ne peuvent concevoir mal aucun : ne quand ils l’auront conceu, machiner à le faire : ne quand ils machineront, l’exécuter, ne mesmes lever le petit doigt, sinon d’autant que Dieu leur commande : mesmes que non-seulement ils sont tenus en ses pièges ou manettes, mais qu’ils sont contraints par le frein de sa bride à luy obéir : en cela il a suffisamment à se consoler. Car comme il est en Dieu seul d’armer leur fureur, la tourner et convertir où bon luy semble : aussi est-il en son pouvoir de les restreindre à ce qu’ils ne facent pas tout selon leur intempérance. Suivant laquelle persuasion sainct Paul ayant dit en un lieu, que son voyage estoit empesché par Satan, en un autre il le remet au bon plaisir de Dieu, et à ce qu’il permettra 1Thess. 2.18 ; 1Cor. 16.7. S’il eust dit seulement que Satan avoit mis l’obstacle, on eust pensé qu’il luy donnoit trop d’authorité, comme s’il eust peu renverser les conseils de Dieu : mais quand il constitue Dieu gouverneur par-dessus, confessant que tous voyages dépendent de sa permission, en cela il monstre que Satan ne peut rien, sinon entant que la licence luy est donnée. Par mesme raison David, à cause des révolutions dont la vie humaine est tournée et virée dessus et dessous, a son refuge à ceste doctrine, que les temps sont en la main de Dieu Ps. 31.15. Il pouvoit mettre le cours ou le temps de sa vie en nombre singulier : mais il a voulu mieux exprimer combien que la condition de l’homme n’ait nulle fermeté, mais qu’elle change du jour au lendemain, voire plus souvent : toutesfois quelque variété qui adviene, que le tout est gouverné de Dieu Esaïe 7.4. Pour laquelle cause il est dit que Rasim et le Roy d’Israël, combien qu’ayans conspiré à destruire le pais de Judée, semblassent advis fallots ardens pour enflamber toute la terre, n’estoyent néantmoins que tisons fumans, dont il ne pouvoit sortir qu’un peu de fumée. En ce mesme sens Pharaon, lequel estonnoit tout le monde par son équipage et par la multitude de sa gendarmerie, est accomparé à une baleine, et ses gendarmes à des poissons Ezéch. 29.4. Ainsi Dieu dit qu’il prendra avec son hameçon et le capitaine et les soldats, et qu’il les tirera à son plaisir. En somme, afin de ne demeurer plus longuement sur ce propos, je dy que c’est la plus grande misère que puisse avoir l’homme, d’ignorer la providence de Dieu : et d’autre part, que ce luy est une singulière béatitude de la bien cognoistre.

1.17.12

Nous aurions assez parlé de la providence de Dieu, entant que mestier est pour l’instruction et ferme consolation des fidèles (car jamais on n’en auroit assez dit pour rassasier la curiosité des hommes fols et vains, et ne s’en faut jà mettre en peine) n’estoit qu’il y a aucuns passages en l’Escriture qui semblent advis signifier que le conseil de Dieu n’est pas ferme et immuable comme dit a esté, mais qu’il se change selon la disposition des choses inférieures. Premièrement, il est fait quelquefois mention de la repentance de Dieu : comme quand il est dit qu’il s’est repenty d’avoir créé l’homme : item, d’avoir eslevé Saül à la couronne : et qu’il se repentira du mal qu’il avoit proposé d’envoyer à son peuple, quand il y verra quelque amendement Gen. 6.6 ; 1Sam. 15.11 ; Jér.18.8. D’avantage, nous lisons qu’il a aboly et cassé ce qu’il avoit déterminé. Il avoit dénoncé aux Ninivites par Jonas, que leur ville périroit après quarante jours : puis par leur conversion il a esté fléchy à clémence. Il avoit aussi bien dénoncé la mort à Ezéchias par la bouche d’Isaïe, laquelle il diffère néantmoins estant esmeu par ses larmes et prières Jon. 3.4 ; Esaïe 38.1, 5 ; 2Rois 20.1, 5. De ces passages plusieurs arguent que Dieu n’a point constitué d’un décret éternel ce qu’il devroit faire envers les hommes, mais qu’il ordonne chacun jour et chacune heure ce qu’il cognoist estre bon et raisonnable, et comme les mérites d’un chacun le requièrent. Quant est du mot de Pénitence, il nous en faut tenir ceste résolution : que repentance ne peut convenir à Dieu, non plus qu’ignorance, ou erreur, ou imbécillité. Car si nul ne se met de son propre sceu et vouloir en nécessité de se repentir, nous ne dirons point que Dieu se repente, que nous ne confessions ou qu’il a ignoré ce qui devoit advenir, ou qu’il ne l’a peu éviter, ou qu’il a précipité son conseil inconsidérément. Or cela est si loing du sens du sainct Esprit, qu’en faisant mention d’une telle repentance de Dieu, il nie qu’il se puisse repentir, d’autant qu’il n’est pas homme. Et faut noter qu’en un mesme chapitre les deux sont conjoincts en telle sorte, qu’en comparant l’un à l’autre on peut aisément accorder ce qu’on y trouve de répugnance de prime face. Après que Dieu a dit qu’il se repentoit d’avoir créé Saül pour Roy, il est adjousté, La force d’Israël ne mentira point, et ne fleschira point pour se repentir : car il n’est pas homme, pour estre muable 1Sam. 15.29. Or par ces mots nous voyons que Dieu en soy ne varie point, mais que ce qu’il fait comme nouveau, il l’avoit au paravant estably. Il est doncques certain que le gouvernement de Dieu sur les choses humaines est constant, perpétuel et exempt de toute repentance. Et mesme afin que sa constance ne peust venir en doute, ses adversaires ont esté contraints de luy rendre tesmoignage. Balaam vousist-il ou non, ne se peut tenir de dire que Dieu n’est pas semblable aux hommes, pour mentir : ny aux enfans d’Adam, pour changer propos : et pourtant qu’il ne se peut faire que tout ce qu’il a dit ne soit accomply Nombres 23.19.

1.17.13

Que signifie doncques ce mot de Repentance ? dira quelqu’un. Je respon qu’il a un mesme sens que toutes les autres formes de parler, lesquelles nous descrivent Dieu humainement. Car pource que nostre infirmité n’attouche point à sa hautesse, la description qui nous en est baillée se doit submettre à nostre capacité, pour estre entendue de nous. Or le moyen est, qu’il se figure, non pas tel qu’il est en soy, mais tel que nous le sentons. Combien qu’il soit exempt de toute perturbation, il se dit estre courroucé contre les pécheurs. Pourtant comme quand nous oyons que Dieu est courroucé, nous ne devons pas imaginer qu’il y ait quelque commotion en luy, mais plustost que ceste locution est prinse de nostre sentiment pource qu’il monstre apparence d’une personne courroucée, quand il exerce la rigueur de son jugement : ainsi sous le vocable de Pénitence, nous ne devons concevoir sinon une mutation de ses œuvres, pource que les hommes en changeant leurs œuvres tesmoignent qu’elles leur desplaisent. Pourtant comme tout changement entre les hommes est correction de ce qui desplaist, et la correction vient de pénitence : pour ceste cause le changement que fait Dieu en ses œuvres, est signifié par ce mot de Pénitence. Combien que ce pendant son conseil ne soit point renversé, ne sa volonté tournée, ne son affection changée : mais ce qu’il avoit de toute éternité pourveu, approuvé, décrété, il le poursuit constamment sans varier, combien qu’il y apparoisse au regard des hommes une diversité subite.

1.17.14

Parquoy l’Escriture en récitant que la calamité que Jonas avoit dénoncée aux Ninivites, leur a esté remise : et que la vie a esté prolongée à Ezéchias Jon.3.10 ; Esaïe 38.5, depuis qu’il eut receu le message de mort, en cela elle ne monstre point que Dieu ait abrogué ses décrets. Ceux qui pensent ainsi, s’abusent aux menaces : lesquelles combien qu’elles soyent simplement couchées, contienent néantmoins une condition tacite, comme il se peut entendre de la fin où elles tendoyent. Car pourquoy est-ce que Dieu envoyoit Jonas aux Ninivites, pour leur prédire la ruine de leur ville ? Pourquoy dénonçoit-il la mort par Isaïe à Ezéchias ? Car il les pouvoit bien perdre sans leur envoyer message. Il a doncques regardé à autre fin, que de leur vouloir faire prévoir de loin leur ruine venir : c’est qu’il n’a pas voulu qu’ils périssent, mais plustost qu’ils s’amendassent, afin de ne point périr. Parquoy ce que Jonas prophétisoit que la ville de Ninive devoit estre destruite après quarante jours, cela se faisoit afin qu’elle ne le fust point. Ce que l’espérance de plus longuement vivre est ostée à Ezéchias, c’est afin qu’il impètre plus longue vie. Qui est-ce qui ne voit maintenant que Dieu a voulu par telles menaces esmouvoir à repentance ceux qu’il menaçoit, afin qu’ils évitassent le jugement qu’ils avoyent mérité par leurs péchez ? Si cela est vray, l’ordre naturel nous meine là, que nous suppléons une condition tacite : combien qu’elle ne soit point exprimée en ces menaces. Ce que nous pouvons mesme confermer par exemples semblables. Le Seigneur reprenant le roy Abimélec, de ce qu’il avoit ravy la femme d’Abraham, use de ces paroles, Voycy, tu mourras pour la femme que tu as prise : car elle avoit mary Gen. 20.3. Après qu’Abimélec s’est excusé, il luy respond ainsi, Rend doncques la femme à son mary, et il priera pour toy afin que tu vives : autrement, sache que tu mourras de mort, toy et tout ce que tu possèdes. Voyons-nous pas bien comme en la première sentence il use d’une plus grande véhémence, pour effrayer son cœur, afin de le mieux induire à taire son devoir : puis après qu’il explique clairement son intention ? Puis que les autres passages ont une mesme intelligence, on ne peut pas d’iceux inférer que Dieu ait rien dérogué à son premier conseil, en cassant ce qu’il avoit au paravant publié. Car plustost au contraire il fait voye à son conseil et ordonnance éternelle, quand il induit à repentance ceux ausquels il veut pardonner, en leur dénonçant les peines qui leur adviendroyent s’ils persévéroyent en leurs vices, tant s’en faut qu’il varie de volonté, voire mesmes de parole, sinon qu’il n’explique point syllabe à syllabe son intention, laquelle néantmoins est aisée à entendre. Il faut doncques que ceste sentence d’Isaïe demeure ferme : Le Seigneur des armées a décrété cela : et qui est-ce qui le pourra rompre ? Sa main est eslevée : et qui est-ce qui la pourra destourner Esaïe 14.27 ?

 

Chapitre XVIII
Que Dieu se sert tellement des meschans, et ploye leurs cœurs à exécuter ses jugemens, que toutesfois il demeure pur de toute tache et macule.


1.18.1

Il sort bien plus difficile question des autres passages, où il est dit que Dieu ploye, tourne, ou tire à son plaisir les réprouvez. Car le sens charnel ne comprend pas comment il se puisse faire qu’en besongnant par eux il ne tire quelque souilleure de leurs vices : mesmes qu’en une œuvre commune il soit hors de toute coulpe, et ce pendant punisse justement ses ministres. Et voylà sur quoy s’est forgée la distinction entre faire et permettre : pource que ce nœud a semblé estre indissoluble, de dire que Satan, et tous les iniques soyent tellement en la main de Dieu qu’il addresse leur malice à telle fin que bon luy semble, et use de leurs crimes et maléfices pour exécuter ses jugemens. Or possible que la modestie de ceux lesquels l’apparence d’absurdité qu’ils trouvent en ceci estonne, seroit à excuser, si ce n’estait qu’ils attentent de maintenir la justice de Dieu par fausses excuses et couleurs de mensonges. Ils jugent que c’est une chose desraisonnable, qu’un homme par le vouloir et décret de Dieu soit aveuglé pour estre tantost après puni de son aveuglement : Pourtant ils prenent ceste eschappatoire, que ce n’est point du vouloir de Dieu, mais de sa seule permission que cela se fait. Or Dieu prononçant haut et clair que c’est luy, rejette un tel subterfuge. Que les hommes ne facent rien que par le congé secret de Dieu, et quoy qu’ils remuent mesnage enconsultant, qu’ils ne puissent outrepasser ce qu’il a déterminé en soy : il se prouve par tesmoignages clairs et infinis. Ce que nous avons ci-dessus allégué du Pseaume, que Dieu fait tout ce qu’il veut, s’estend sans doute à toutes actions humaines. Si Dieu, comme il est là escrit, est celuy qui dispose la paix et les guerres, voire sans aucune exception : qui est-ce qui osera dire que les hommes s’escarmouchent à la volée, et d’une impétuosité confuse, sans qu’il en sçache rien, ou bien qu’il ne s’en mesle pas ? Mais les exemples particuliers nous donneront yci plus de clairté. Nous sçavons par le premier chapitre de Job, que Satan se présente devant Dieu aussi bien que les Anges, pour ouyr ce qui luy sera commandé. C’est bien en diverse manière, et à une fin toute autre : mais quoy qu’il en soit, cela monstre qu’il ne peut rien attenter sinon du vouloir de Dieu. Il semble bien puis après qu’ils n’obtienent qu’une permission nue et simple d’affliger le sainct homme : mais puis que ceste sentence est vraye, Le Seigneur qui l’avoit donné l’a osté, il a esté fait comme il a pleu au Seigneur Job 1.21 : nous avons à conclurre que Dieu a esté l’autheur de ceste espreuve, de laquelle Satan et les brigans ont esté ministres. Satan s’efforce d’inciter Job par désespoir à une rage contre Dieu : les Sabéens sont menez de cruauté et de meschante avarice, pour voler et piller le bien d’autruy : Job recognoist que c’est Dieu qui l’a desnué de tout son bien, et qu’il est apovri d’autant que Dieu l’a ainsi voulu. Ainsi quoy que machinent les hommes, ou mesmes le diable, toutesfois Dieu tient le clou du gouvernail, pour tourner leurs efforts à exécuter ses jugemens. Comme quand il veut que le roy incrédule Achab soit déceu, Satan luy offre son service à ce faire, et est envoyé avec commandement exprès d’estre esprit menteur et trompeur en la bouche de tous les Prophètes 1Rois 22.20. Si l’aveuglement et illusion d’Achab est un jugement de Dieu, la resverie de permission s’esvanouit. Car ce seroit un badinage ridicule qu’un juge permist tant seulement, sans décréter ce qui devroit estre fait, et sans commander à ses officiers, l’exécution de sa sentence. L’intention des Juifs est de mettre Christ à mort : Pilate et ses gendarmes complaisent et obéissent à la fureur de ce peuple : toutesfois les disciples en ceste prière solennelle que sainct Luc récite, confessent que tous les meschans n’ont rien fait sinon ce que la main et conseil de Dieu avoit déterminé comme desjà au paravant sainct Pierre avoit remonstré que Jésus-Christ avoit esté livré pour estre mis à mort, par la prévoyance et conseil arresté de Dieu Actes 4.28 ; 2.23. Comme s’il disoit que Dieu, auquel jamais rien n’a esté caché, de son sceu et de son vouloir avoit establi ce que les Juifs ont exécuté : selon qu’il le conferme encores ailleurs : Dieu qui a prédit par ses Prophètes que Jésus-Christ seroit crucifié, l’a ainsi accompli Actes 3.18. Absalom polluant le lict de son père par incestes, commet un forfaict détestable : toutesfois Dieu prononce que c’est son œuvre. Car voyci les mots dont il use parlant à David, Tu as commis adultère en cachette, et je le rendray ton loyer publiquement, et devant le soleil je le feray 2Sam. 16.22 ; 12.12. Jérémie prononce aussi que tous les excès que commettent les Chaldéens en Judée, et toute la cruauté pu’ils exercent est œuvre de Dieu Jér. 50.25. Pour laquelle raison Nabuchadnézer est nommé serviteur de Dieu, quelque tyran qu’il soit : mesmes en toute l’Escriture il est dit que Dieu en sifflant ou au son de la trompette, par son commandement et authorité amasse les iniques pour guerroyer sous son enseigne, comme s’il avoit des soldats à ses gages. Il appelle le Roy d’Assyrie verge de sa fureur, et la hache qu’il démeine de sa main : il appelle derechef la destruction de Jérusalem et du sainct temple, son œuvre Esaïe 10.5 ; 5.26 ; 19.25. Et ce n’est point pour murmurer contre sa majesté que David dit des maudissons de Séméi, Laissons-le faire, car Dieu luy a commandé : mais plustost il le recognoist juste juge 2Sam. 16.10. Souvent l’Histoire saincte nous advertit que tous cas, qu’on appelle d’adventure, procèdent de Dieu : comme la révolte des dix lignées, la mort des fils d’Héli, et semblables 1Rois 11.31 ; 1Sam. 2.34. Ceux qui sont moyennement exercez en l’Escriture, apperçoyvent bien que de grande quantité de tesmoignages j’en produy seulement un petit nombre, m’estudiant à briefveté. Tant y a que ce peu monstrera clairement que ceux qui substituent une permission nue au lieu de la providence de Dieu, comme s’il attendoit estant assis ou couché ce qui doit advenir, ne font que badiner : car aussi par ce moyen ses jugemens dépendroyent de la volonté des hommes.

1.18.2

Quant est des affections et mouvemens que Dieu inspire, ce que Salomon afferme du cœur des Rois, que Dieu les ayant en sa main les tourne où il luy plaist Prov. 21.1, s’estend sans doute à tout le genre humain : et vaut autant comme s’il eust dit que Dieu adresse tout ce que nous concevons par inspiration secrette, a telle fin qu’il veut. Et de fait, s’il ne besoignoit intérieurement aux cœurs des hommes, ce que l’Escriture enseigne ne seroit pas vray, asçavoir qu’il oste la langue à ceux qui parlent bien, et la prudence aux anciens Ezéch. 7.26 : qu’il prive d’entendement les gouverneurs de la terre, à ce qu’ils s’esgarent à tors et à travers Lév. 26.36. A quoy se rapporte ce qu’on lit en plusieurs passages, que les hommes sont estonnez selon que leurs cœurs sont saisis de la frayeur de Dieu. Voila comment David sortit du camp de Saül sans que personne en seust rien : pource qu’un dormir de Dieu les avoit tous accablez 1Sam. 26.12. Mais on ne sauroit rien souhaiter de plus clair, que quand il prononce tant de fois qu’il aveugle les entendemens humains, et les frappe de forcenerie : qu’il les enyvre d’esprit de stupidité, qu’il les rend insensez, et endurcit leurs cœurs Rom. 1.26 ; 11.8. Plusieurs renvoyent ces passages à la permission, comme si Dieu en délaissant les reprouvez souffroit que Satan les aveuglast : mais puis que le sainct Esprit exprime que tel aveuglement et dureté proviennent du juste jugement de Dieu : ceste solution-là est trop frivole. Il est dit que Dieu a endurcy le cœur à Pharaon : item qu’il l’a appesanty et fortifié pour estre obstiné Exo. 8.15. Ceux qui ne veulent acquiescer à ceste doctrine, usent d’une cavillation sotte et sans nulle grâce : asçavoir que quand il est dit ailleurs que Pharaon a endurci son cœur, sa volonté est mise pour la première cause d’endurcissement, comme si ces deux choses ne s’accordent point très-bien, encores que ce soit en diverses manières : c’est que l’homme estant poussé de Dieu, ne laisse pas aussi d’estre mené par sa volonté, et se mouvoir çà et là. Or je retourne contre eux ce qu’ils allèguent. Car si Endurcir ne signifie qu’une permission nue, le mouvement de rébellion ne seroit pas en Pharaon ; pource qu’il eust simplement permis d’estre endurci. Or combien ceste glose seroit-elle froide, d’exposer que Pharaon a ainsi souffert de recevoir tel endurcissement ? Mais encores l’Escriture coupe broche à tels subterfuges, disant, Je tiendray son cœur. Autant en est-il des habitans de la terre de Chanaan. Car Moyse dit qu’ils ont prins les armes pour guerroyer, d’autant que Dieu avoit affermi leurs cœurs Ps. 105.25 ; Esaïe 10.10. A quoy s’accorde l’autre tesmoignage du Pseaume que Dieu a tourné leurs cœurs pour leur faire avoir son peuple en haine. Par une mesme raison Dieu dit en Isaïe, qu’il envoyera les Assyriens contre le peuple qui luy a esté desloyal, et leur commandera de ravir proye et piller despouilles Exo. 4.21 ; Jos. 11.20 : non pas qu’il les enseigne à luy estre dociles, mais pource qu’il les devoit ployer à exécuter ses jugemens comme s’il eust engravé en eux ce qu’il vouloit qu’ils fissent : dont il appert qu’ils ont esté poussez selon que Dieu l’avoit déterminé. Je confesse bien que Dieu appliquant les réprouvez à son service, quelquesfois entrelace le diable pour besongner selon qu’il le pousse, et proufiter selon qu’il luy donne. C’est bien l’esprit malin qui trouble Saül : mais il est dit qu’il procède de Dieu, afin que nous sçachions qu’il exerce sa juste vengence, transportant Saülen fureur 1Sam. 13.14. Il est dit aussi que c’est l’office du diable d’aveugler les incrédules : mais dont vient cela, sinon d’autant que Dieu envoyé efficace d’erreur (comme dit sainct Paul), afin que ceux qui ont refusé d’obéir à la vérité, croyent aux mensonges ? Selon la première raison il est dit, Si quelque Prophète parle faussement en mon nom, ce suis-je moy (dit le Seigneur) qui l’ay déceu. Selon la seconde il est dit, qu’il met les meschans en sens réprouvé, les précipite en appétis vileins 2Cor. 4.4 ; Ezéch.14.9 ; Rom. 1.28 : pource qu’il est principal autheur de sa vengence, et Satan n’est que ministre. Mais pource qu’au second livre, où nous parlerons du franc et serf arbitre de l’homme, ceste matière viendra encores en avant, il me semble que pour ceste heure j’en ay dit en brief ce que le lieu requéroit. La somme totale est, que quand on dit que la volonté de Dieu est cause de toutes choses, on establit sa providence pour présider sur tous les conseils des hommes : voire pour non-seulement monstrer sa force és esleus qui sont conduits par le sainct Esprit, mais aussi pour contraindre les réprouvez à faire ce qu’il veut.

1.18.3

Or puis que jusques yci j’ai seulement récité les tesmoignages tous patens et notoires de l’Escriture, voire comme de mot à mot : que ceux qui détractent ou répliquent à l’encontre, regardent bien quelle censure, ils entreprenent. Car si en faisant semblant de ne pouvoir comprendre des mystères si hauts, ils appètent d’estre louez comme gens modestes, quel orgueil peut-on imaginer plus grand, que d’opposer à l’authorité de Dieu ce petit mot, Il me semble autrement : ou, Je voudroye qu’on ne touchast point ceci ? Que s’ils veulent ouvertement mesdire, que proufiteront-ils crachans contre le ciel ? Cest exemple de se desborder en telle énormité n’est pas nouveau : car il y a eu tousjours des ennemis de Dieu, et gens profanes qui ont abbayé comme chiens enragez contre ceste doctrine : mais ils sentiront par effect que ce que l’Esprit a jadis prononcé par la bouche de David, est vray : c’est que Dieu vaincra quand on le condamne Ps. 51.4. David taxe obliquement la témérité insensée des hommes, en ceste licence excessive qu’ils se donnent : c’est non-seulement de gergonner comme grenouilles de leur bourbier, mais d’usurper la puissance de condamner Dieu. Cependant il advertit que les blasphèmes qu’ils desgorgent contre le ciel n’attouchent point à Dieu, qu’il ne chasse toutes ces brouées de calomnies, pour faire luire sa justice : par ainsi que nostre foy, (laquelle estant fondée sur la sacrée Parole de Dieu surmonte tout le monde 1Jean 5.4) se tiene en sa hautesse pour mettre comme sous ses pieds tels obscurcissemens. Car quant à ce qu’ils objectent, s’il n’advient rien que par le vouloir de Dieu, qu’il y aura deux volontez contraires en luy, entant qu’il décerneroit en son conseil estroit les choses qu’il a manifestement défendues par sa Loy : la solution est facile : mais devant qu’y respondre, j’admonesteray derechef les lecteurs, que ceste calomnie ne s’addresse pas tant contre moy, que contre le sainct Esprit, lequel sans doute a dicté ceste confession à Job, Il a esté fait comme Dieu a voulu Job.1.21. Ayant donc esté pillé et volé parles brigans, il recognoist en leur maléfice un juste fléau de Dieu. En l’autre passage il est dit que les fils d’Héli n’ont point obéy à leur père, pource que Dieu les vouloit exterminer 1Sam. 2.25. L’autre Prophète dit que Dieu qui habite au ciel fait tout ce qu’il veut Ps. 115.3. Et j’ay desjà assez clairement monstré, qu’il est nommé Autheur de toutes les choses que ces contrerolleurs yci disent advenir par sa permission oisive. Il afferme que c’est luy qui crée la clairté et les ténèbres, qui forme le bien et le mal : et qu’il n’y a nulle adversité qu’il n’envoye Esaïe 45.7 ; Amos.3.6. Je les prie de me respondre, si c’est de son bon gré ou non, qu’il exerce ses jugemens. Mais à l’opposite, comme Moyse enseigne que l’homme passant qui est tué d’une coignée, sans que celuy qui la laisse tomber y pensast, est livré à la mort par la main de Dieu Deut. 19.5 : aussi est-il déclairé qu’Hérode et Pilate se sont assemblez, et ont conspiré ce que la main de Dieu et son conseil avoit décrété Actes.4.27-28. Et de faict, si Jésus-Christ n’avoit esté crucifié par le vouloir de Dieu, que deviendroit nostre rédemption ? Toutesfois pour venir au point, ce nest point à dire pour tant que la volonté de Dieu répugne à soy-mesme, ne qu’elle soit muable, ou qu’il face semblant de vouloir ce qu’il ne veut pas : mais sa volonté, laquelle est une et simple en soy, nous semble diverse, pource que selon nostre rudesse et débilité de sens, nous ne comprenons pas comment il veut et ne veut point en diverses manières qu’une chose se face. Sainct Paul, après avoir dit que la vocation des Gentils est un mystère haut et caché, adjouste qu’en icelle la sagesse de Dieu comme de diverses formes et couleurs a esté manifestée Ephés. 3.10. Si à cause de la tardiveté de nostre sens la sagesse de Dieu apparoist variable, et de plusieurs figures, faut-il pourtant songer qu’il y ait variété en Dieu, comme s’il changeoit de conseil, ou qu’il se contredist ? Mais plustost, quand nous ne comprenons point comment Dieu veut que ce qu’il défend de faire se face, que nostre débilité et petitesse nous viene en mémoire, et aussi que la clairté en laquelle il habite n’est pas en vain nommée inaccessible, pource qu’elle est enveloppée d’obscurité 1Tim. 6.16. Parquoy toutes gens craignans Dieu et modestes acquiesceront volontiers à ceste sentence de sainct Augustin, c’est que l’homme veut quelquefois d’une bonne volonté ce que Dieu ne veut point : comme si le fils désire que son père vive, lequel Dieu appelle à la mort[e]. Et à l’opposite, que l’homme veut d’une mauvaise volonté ce que Dieu veut d’une bonne : comme si un mauvais garçon souhaite la mort de son père, lequel mourra par la volonté de Dieu. Le premier veut ce que Dieu ne veut point, et le second ne veut sinon ce que Dieu veut : et néantmoins l’amour et révérence que porte à son père celuy qui désire sa vie, est plus conforme au bon plaisir de Dieu auquel il semble répugner, que n’est l’impiété de celuy duquel le souhait tend à ce que Dieu veut faire. Telle importance il y a de considérer ce qui est décent à Dieu ou à l’homme, de vouloir : et à quelle fin se rapporte la volonté de chacun, pour estre approuvée ou réprouvée. Car ce que Dieu veut justement, il l’accomplit par les mauvaises volontez des hommes. Ce sont les mots de sainct Augustin. Or il avoit dit un peu auparavant, que les diables et réprouvez en leur cheute et révolte ont fait, entant qu’en eux estoit, ce que Dieu ne vouloit point ; : mais quant à la puissance infinie de Dieu, que cela ne leur a point esté possible, pource qu’en faisant contre la volonté de Dieu, ils n’ont peu eschapper que Dieu ne feist d’eux sa volonté. Sur cela il s’escrie, que les œuvres de Dieu sont grandes, exquises en toutes ses volontez Psaume 111.2 ! tellement que d’une façon merveilleuse, et qui ne se peut exprimer, mesmes ce qui se fait contre sa volonté, ne se fait point outre sa volonté, pource qu’il ne se feroit point, s’il ne le permettoit. Or il ne permet point par force, mais de son bon gré : et celuy qui est du tout bon ne souffriroit point que le mal se feist, sinon qu’estant tout-puissant il peut tirer le bien du mal.

[e] Enchirid. ad Laurent., cap. CI

1.18.4
loué soit Dieu.

Par cela est solue une autre question, ou plustost s’escoule sans qu’on y responde. Ces gaudisseurs qui gergonnent contre Dieu, allèguent que si Dieu met non seulement les meschans en besongne pour s’en servir, mais aussi qu’il gouverne leurs conseils et affections, il est autheur de tous maléfices : et par conséquent que les hommes sont injustement damnez, s’ils exécutent ce que Dieu a déterminé, puisqu’ils complaisent à son vouloir. Car ils meslent perversement le commandement de Dieu avec son vouloir secret, veu qu’il appert par exemples infinis qu’il y a bien longue distance et diversité de l’un à l’autre. Car quand Absalom a violé les femmes de son père David 2Sam. 16.22, combien que Dieu ait voulu faire cest opprobre à David, pour punir l’adultère qu’il avoit commis : ce n’est pas à dire qu’il eust commandé au fils de perpétrer un acte si détestable, sinon au regard de David qui avoit bien mérité cela : comme luy-mesme confesse des injures de Séméi 2Sam. 15.10. Car en disant que Dieu luy a commandé de mesdire, il ne loue pas l’obéissance, comme si un tel garnement et un chien enragé eust voulu obtempérer au commandement de Dieu : mais en cognoissant que ceste langue venimeuse est une verge d’enhaut, il souffre patiemment d’estre corrigé. Ce point nous doit estre liquide : c’est que quand Dieu accomplit par les meschans ce qu’il a décrété en son conseil secret, ils ne sont pas pourtant excusables, comme s’ils avoyent obéy à son commandement, lequel ils violent et renversent entant qu’en eux est, et par leur meschante cupidité. Au reste, comment ce que les hommes font iniquement en leur perversité, doit estre réputé venir de Dieu, et gouverné par sa providence occulte, nous en avons un beau miroir et clair en l’élection du roy Jéroboam, en laquelle la témérité et forcenerie du peuple est rudement condamnée, d’avoir perverty l’ordre estably de Dieu, et que les dix lignées s’estoyent desloyaument révoltées et retranchées de la maison de David 1Rois 12.20 : toutesfois nous sçavons que Dieu l’avoit jà fait oindre à cest effect. Et semble bien qu’il y ail quelque apparence de contradiction au propos qu’en tient le prophète Osée : car en un lieu il dit que Jéroboam a esté eslevé sans le sceu et vouloir de Dieu : ailleurs il prononce que Dieu l’a ordonné roy en sa fureur Osée 8.4. Comment accorderons-nous ces propos, que Jéroboam n’a pas régné de par Dieu, et toutesfois que c’est Dieu qui la mis en son estat royal ? La solution est telle : c’est que le peuple ne pouvoit quitter la maison de David, ne s’en aliéner sans escourre le joug de Dieu, qui l’avoit là assujeti : et toutesfois que la liberté n’a pas esté ostée à Dieu qu’il ne punist l’ingratitude de Salomon par tel moyen. Nous voyons comment Dieu, qui hait la desloyauté, a justement voulu par une autre fin, une révolte de soy mauvaise. Dont aussi Jéroboam est poussé contre son espoir au royaume par l’onction du Prophète. Pour ceste raison l’Histoire saincte déclaire que c’est Dieu qui a suscité un ennemi au fils de Salomon pour le despouiller d’une partie de son royaume 1Rois 11.23. Que les lecteurs poisent diligemment ces deux choses : asçavoir, que d’autant qu’il avoit pleu à Dieu que tout ce peuple fust conduit sous la main d’un seul roy, quand il est coupé et divisé en deux parties, cela se fait contre sa volonté : et néantmoins que c’est aussi de sa propre volonté que le commencement de tel divorce est advenu. Car ce que le Prophète tant de bouche que par l’onction sacrée solicite Jéroboam à régner, sans qu’il y pensast, cela ne se fait pas maugré Dieu, ou sans son sceu, veu que c’est luy qui envoyé son messager : et toutesfois le peuple à bon droict est rédargué de rébellion, en ce que contre le vouloir de Dieu il s’est révolté de la maison de David. Suyvant cela l’Histoire saincte exprime notamment que Roboam a par son orgueil refusé la requeste du peuple, qui demandoit estre soulagé 1Rois 12.15 : et que tout cela a esté fait de Dieu, pour ratifier la parole qu’il avoit prononcée par la main d’Ahiha son serviteur. Voylà comment l’union que Dieu avoit consacrée, est dissipée contre son vouloir : et néantmoins que luy-mesme a voulu que les dix lignées fussent ostées au fils de Salomon. Adjoustons un exemple semblable : Quand les fils du roy Achab sont tous meurtris, et sa lignée exterminée, le peuple y consent, et mesme y aide 2Rois 10.14 : sur cela Jéhu dit qu’il n’est rien tombé en terre des paroles de Dieu, et de ce qu’il avoit prononcé par la main de son serviteur Elie. Ce qui estoit vray et néantmoins il ne laisse point de taxer à bon droict les habitans de Samarie, de ce qu’ils avoyent servi à telle exécution. Estes-vous justes ? dit-il : car si j’ay conspiré contre mon maistre, qui est-ce qui a meurtri tous ceux-ci ? Je pense desjà avoir assez clairement déduit ci-dessus, comment en un mesme acte le crime, et forfaict des hommes se déclaire, et la justice de Dieu reluit, et tousjours les gens modestes se contenteront de ceste response de sainct Augustin : Comme ainsi soit, dit-il, que le Père céleste ait livré son Fils à mort, que Jésus-Christ se soit livré, et que Judas ait livré son Maistre[f] : comment en telle conformité Dieu est-il juste et l’homme coupable, sinon qu’en une mesme chose qu’ils ont faite, la cause qui les y a induits n’est pas une ? Or si quelqu’un se trouve enveloppé en ce que nous disons qu’il n’y a nul contentement de Dieu avec les meschans, quand ils sont poussez de luy par un juste jugement à faire ce qui ne leur est pas licite, et mesme qu’ils cognoissent leur estre défendu de luy : qu’ils pensent bien â l’advertissement que donne ailleurs ce mesme docteur : Qui est-ce dit-il, qui ne tremblera à ces jugemens-ci, quand Dieu besongne aux cœurs des meschans selon qu’il luy plaist, et néantmoins leur rend selon leurs démérites[g] ? Et de faict, en la trahison qu’a faite Judas, il n’y aura non plus de raison d’attribuer aucune coulpe à Dieu, de ce qu’il a voulu son Fils estre livré à mort, et l’y a livré de faict, que de donner à Judas la louange de nostre rédemption et salut, d’autant qu’il en a esté ministre et instrument. Parquoy le mesme docteur dit très-bien en un autre passage, qu’en cest examen Dieu ne s’enquiert point de ce que les hommes ont peu faire, ou de ce qu’ils ont fait, mais de ce qu’ils ont voulu : tellement que c’est le conseil et la volonté qui vienent en conte. Que ceux qui trouvent ceci trop aspre ou rude, pensent un peu combien leur chagrin et desdain est supportable, en ce qu’ils rejettent ce que Dieu a clairement testifié par tant de passages de l’Escriture, sous ombre que cela surmonte leur capacité : mesmes qu’ils osent bien blasmer ceux qui mettent en avant la doctrine, laquelle Dieu n’eust jamais permis estre publiée par ses Prophètes et Apostres, s’il ne l’eust cognue estre utile. Car nostre sçavoir ne doit estre autre, que de recevoir avec un esprit débonnaire et docilité, tout ce qui nous est enseigné en l’Escriture sans rien excepter. Ceux qui se laschent encore plus la bride à détracter, d’autant que sans honte ne vergongne ils jappent contre Dieu, ne sont pas dignes de plus longue réfutation.

[f] Ep. XLVIII, Ad Vincent.
[g] De gratia et lib, arb. ad Valent., Cap. XX.