§ III.

Le Logos source de la vie morale.

Nous avons vu de quelle manière notre philosophe concevait l’ordre physique ou cosmologique qui règne dans l’univers. Nous savons qu’il le regardait comme un effet de l'activité continuelle du Logos, et qu’à cet égard il envisageait ce dernier comme un principe ou une loi cosmique, une force naturelle qu'il appelle plus généralement ό της φύσεως όρθός λόγος, la droite raison de la nature. Il ne faut pas s’étonner si Philon attribue au Logos, dans ses rapports avec le monde moral, une fonction analogue à celle qu’il remplit dans le monde physique, d’autant plus que pour lui, la loi de la nature et la loi morale sont intimément unies (1). Le Logos est donc aussi, au point de vue moral, la loi objective de tous les êtres rationnels. Les institutions civiles des peuples, nous est-il dit, sont comme un appendice à la loi de la nature qui nous donne la connaissance de ce qui est bien et de ce qui est mal. Si les nations diverses sont soumises à des lois particulières, celles-ci ne sont que des commentaires de la droite raison qui est la loi universelle (2).

(1) Voyez Opif. mundi, 1,1.

(2) De Joseph()' II, 46: ή μέν γάρ μεγαλόπολις δδε ό κόσμος έστί καί μιφ χρήται πολιτείφ καί νόμψ ένί Λόγος δέ έστι φύσεως προστακτικός μέν ών πρακτέον, άπαγορευτικός δέ ών où ποιητέον. Et un peu plus loin: προςθήκαι μέν γάρ 01 κατά πόλεις νόμοι τοθ τής φύσεως όρθοΟ λόγου.

L’όρθός λόγος,n’est donc pas seulement une loi cosmologique, mais aussi une loi morale, puisque c’est par lui que nous savons ce qui est bien et ce qui est mal. Philon en effet, nous présente souvent le Logos sous ce point de vue nouveau, c’est-à-dire qu’il voit en lui le principe ou la loi dont toutes les actions morales doivent dériver, car il est la source continue des vertus (,πηγή bè άένναος άρετών ό όρθός λόγος). Il nous est offert comme la loi objective que chaque homme doit pratiquer et prendre pour norme de sa vie (1), il est la voie que le sage suit sans relâche (2). C’est pourquoi Philon l’appelle aussi Législateur (νομοθέτης), attendu que notre loi morale, notre norme, notre principe de conduite se trouvent en lui (3). — Et maintenant, puisque le Logos, c’est-à-dire la loi morale objective, est identique à la loi naturelle, Philon reste conséquent lorsqu’il dit que le but des meilleurs philosophes a été de vivre selon la nature: τό άκο-λούθως τη φύσει Ζήν. Et si l'on demande à Philon ce que c’est que vivre selon la nature, il répond: « c’est lorsque l’âme marche dans le sentier de la vertu, en suivant les traces de la droite raison, en se souvenant de Dieu et de ses préceptes ». Il cite l’exemple d’Abraham qui « partit ainsi que Dieu l’avait dit » (Genèse, XII), c’est-à-dire selon que Dieu parle. C’est ainsi que l’homme vertueux accomplit toute chose en dirigeant sa vie d’une manière irrépréhensible, de telle sorte que les œuvres du sage, on peut le, dire, ne diffèrent pas des paroles divines. Aussi est-il dit(Ge»., XXVI, 5), « Abraham a accompli toute ma loi *». La Loi n’est pas autre, chose que la parole divine (λόγος θείος) qui ordonne ce qu’il faut faire et interdit ce qu’il ne faut pas faire. Ainsi donc, si la parole de Dieu (λ. Θ.) est loi, le sage qui obéit à la loi, agit selon que Dieu l’ordonne, c’est-à-dire que les paroles de Dieu sont les œuvres du sage (1). C’est ainsi que l’homme vertueux marche vers son bonheur, car les anciens ont soutenu que le comble de la félicité est de vivre selon la nature (2).

(1) De Plantât., I, 347. De Mose, I, 88. Quod Deus immut., I, 280.

(2) Alleg. leg., I, 108.              ־׳ ־

(3) De Migrât. Abrahami, 1, 439. Voy. Keferstein, ouv. cit.

(1) De Migratione, I, 456.

(2) De PlantâtI, 33χ: Τό γάρ άκολουθίφ φύσευυς ισχύσαι 2ήν εύδαι-μονιάς τέλος είπον οί πρώτοι.

Cette loi rationnelle et objective de la nature, qui est Tex-pression de la volonté de Dieu, est évidemment commune à tous les hommes ; elle est un critère intérieur qui prescrit ce que chacun doit accomplir. Elle pénètre dans notre cœur, de telle sorte que, tout en étant la raison universelle, elle devient aussi notre loi morale subjective, inséparable de notre nature. Nous devons suivre ses inspirations si nous voulons agir selon la volonté de Dieu. — La loi morale naturelle est en nous comme une empreinte de la raison universelle, du Logos divin, c’est pourquoi Philon donne aussi quelquefois le nom d’ôpeôç λόγος à notre propre raison individuelle. Elle remplit en nous la fonction de père et nous conseille de suivre la nature en professant la vérité ouverte et franche (3). Ailleurs il nous dit encore, à propos de la loi mosaïque concernant les vœux que les femmes ne doivent point faire sans le consentement de leurs maris (Nomb. XXX), que la droite Raison de la nature (δ τής <p. όρθ. λ.) joue, tantôt le rôle de père,.tantôt celui de mari, vis-à-vis de notre âme: celui de père, en tant qu’elle a l’habitude d’engendrer de bons conseils et d’inspirer de bonnes actions qu’elle nourrit ensuite par les pensées que la science nous offre: celui de mari, en tant qu’elle dépose dans notre âme la semence des vertus comme dans une bonne terre. — Quant à notre âme Philon la compare, tantôt à une vierge, quand elle se maintient pure de toute convoitise et de toute volupté; tantôt à une épouse, quand le Logos la féconde et la rend apte à produire de hautes pensées ; tantôt à une veuve enfin, lorsque par sa vie coupable telle s’est aliéné la protection et le secours du Logos (1). Philon entend ici par λόγος notre raison personnelle qui est une image de la raison universelle et qui par conséquent doit contenir en elle une empreinte de la loi de la nature. En effet, « cette loi n’est point donnée du mortel au mortel, ni écrite sur du papyrus ou des colonnes, mais dans notre âme immortelle car elle est aussi une loi immortelle » (2). On pourrait citer d’autres passages encore, où le λόγος όρθός équivaut à notre raison individuelle, mais ceux que nous avons mentionnés nous suffisent. Il est souvent difficile de discerner clairement s’il s’agit de la loi morale objective ou de notre propre raison pratique, car dans les deux cas l’on mentionne le τής φύσεως όρθός λόγος. Philon ne s’inquiète guère de faire la distinction, car pour lui, notre raison est pour ainsi dire un fragment du Logos universel. Cette pensée venant à traverser son esprit, l’empêche de s’exprimer d’une manière nette et franche.

(3) De Ebrietate, I, 362 : τού μέν ούν πατρός, όρθού λόγου, παράγ-γ*ελμα, έπεσθαι καί άκολουθέΐν τή φύσει, γυμνήν καί όπημφιασμένην άλήθειαν μεταδιώκοντας.

(1) De spec, le gib., Il, 275.

(2) Quod omn. prob. lib., Il, 452: Νόμος δέ άψευδής, ό όρθός λόγος, ούκ ύπό τοϋ δείνος ή τού δείνος, θνητοΟ φθαρτός, έν χαρτιδίοις ή στήλαις .....άλλ’ ύπ’ αθανάτου φύσεως άφθαρτος έν άθανάτψ διανοίφ τυπωθείς.

L’obéissance à la loi morale objective constitue la vertu. Les œuvres du sage sont des vertus. Mais l’homme peut-il accomplir la vertu, par lui-même? Non. Nous avons vu dans les principes exposes plus haut, que la sensualité qui habite en la nature humaine est un empêchement, un obstacle qui gêne les mouvements de l’esprit, et que la matière a laissé en nous des traces ineffaçables d’imperfection. Il faut donc que la vertu nous soit aussi donnée et que son principe soit hors de nous. En effet, selon notre auteur, la vertu a sa source dans le Logos. Celui-ci n’est pas seulement la Loi morale universelle dont l'observance produit en l’homme la vertu, il est la vertu elle-même, le principe et la source des vertus particulières. De même que le Logos est l’idée de la sagesse, le principe de la vraie connaissance, et en même temps l’agent qui la produit en nous, ainsi il est encore l’idée ou le principe de la vertu et en même temps la source qui la fait germer chez les créatures. Nous avons déjà mentionné {De plantai., 1, 347) cette dernière idée, mais nous rapporterons ici un passage qui la développe in extenso en nous offrant en même temps un nouveau spécimen d’allégorie. Genèse, II, 13 et suiv. « Un fleuve sortait d’Eden pour arroser le paradis, et il se divisait en quatre fleuves etc.» —Par ces quatre fleuves il nous faut entendre les quatre principales vertus, savoir la φρόνησις, la σωφροσύνη, la àvbpia et la δικαιοσύνη. Le grand fleuve, d’où ces quatre vertus découlent, c’est la vertu générale (γενική άρετή) que Philon appelle la bonté (άγαθότης). Cette vertu générale prend sa source dans Eden, la sagesse, de Dieu, c’est-à-dire le Logos. La vertu générale est formée selon ce dernier. Elle arrose les vertus particulières (1).En ceci Philon est conséquent avec les principes que nous lui avons vu poser ailleurs. Si le Logos est l’idée des idées, s’il contient en lui les types universels, il doit aussi renfermer l’idée générale de la vertu d’où découlent les vertus particulières. Et comme le Logos comprend l’idée générale de l'intelligible et les espèces particulières de l’intelligible, il doit aussi porter en lui l’idée générale de la vertu, qui contient à son tour quatre espèces de vertus (είδη = κατά μέρος άρεταί).

(1) Alleg. leg., I, 56 ss. : Ό μέν δή μέγιστος ποταμός ού at τέτταρες άπόβ^οιαι γεγάνασιν, ή γενική έστιν άρετή, — αί δέ τέσσαρες άπόβήοιαι Ισάριθμοι άρεταί....— ή γενική άρετή, έκπορεύεται έκ τής ’€δέμ τοΟ θεού σοφίας׳ ή δέ έστιν ό θεού λόγος׳ κατά γάρ τούτον πεποίηται ή γενική άρετή.Τόν δέ παράδεισον ποτίζει ή γενική άρετή, τουτέστι τάςκατά μέρος άρετάς άρδει.

Les quatre vertus platoniciennes sont symbolisées par quatre fleuves: Φεισι&ν = la φρόνησις, parce que la Prudence préserve l’âme des mauvaises actions (φεισών, άπδ τοθ φείδεσθαι).

Γειύν = la άνδρία, parce que celle-ci a son siège dans la poitrine. Or selon notre allégorjste le mot Γεών s’interprète par στήθος ou par κερατίΖυυν.

Τίγρη<= la σωρφροσύνη. Τίγρις est le symb. de la convoitise (ίπιθυμία) contre laquelle la tempérance doit lutter.

Εύφράτης = la δικαιοσύνη, car εύφράτης (de פרח) indique la καρπό-«popia, εύφραίνουσα; en effet, dit-il, la Justice porte des fruits et ré-· jouit. — (Les allégories et étymologies de Philon ne sont pas toujours aussi arbitraires que celles-ci).

La même allégorie, sauf quelques modifications, nous est présentée ailleurs, et à propos du même texte. Les quatre vertus sont bien aussi symbolisées par les quatre fleuves, quoiqu’elles ne portent pas le nom de άρετα! κατά μέρος, mais de γενικά) άρεταί. Elles dérivent bien aussi du Logos que Moïse compare, dit Philon, à une source et à un fleuve, parce qu’il laisse découler de lui-même un flot continuel de connaissances et de préceptes dont les âmes se désaltèrent et se nourrissent, mais le Logos n’est point ici comparé à Eden. Le Logos c’est le fleuve qui découle d’Eden. La comparaison est moins détaillée que dans le passage précédent, parce que l’idée que Philon veut exprimer ne l’y engage pas. Ce qu’il veut démontrer c’est que le , Logos féconde les vertus en les arrosant (ό ΘεοΟ λόγος ποτίζει τάς άρετάς), c. à d. qu’il est le principe et la source des bonnes actions (άρχή γάρ και πηγή καλών πράξεων ούτοσί). Il est bon de noter cependant qu’il y a une différence réelle à l’égard de l’interprétation du texte, car tandis que dans Alleg. Leg,, I, 56 le grand fleuve symbolise la Bonté (άγαθότης), dans le présent passage il symbolise le Logos lui même (1).

(1) De posteritate Ca'ini, I, 250. Il n’est pas rare d’ailleurs que Philon attribue à la même expression des significations allégoriques fort diverses. Ex. le mot ■πηγή Que nous venons de voir indique tantôt la divinité, tantôt le νοΟς, tantôt la culture scientifique, tantôt enfin la bonne ou la mauvaise disposition. Voy. De prqfugis, I, p. 572; cf. Zeller, op. cit., p. 304, 1.

Dans tous les cas le Logos est considéré comme la source qui donne naissance aux vertus, et comme le fleuve qui les alimente. Quelquefois Philon nous le présente comme découlant de la sagesse divine qui est sa source, et comme arrosant les plantes divines et célestes, c’est-à-dire désaltérant et rafraîchissant les âmes qui chérissent la vertu (2). C’est ainsi qu’ il nous apporte le bonheur car celui-ci est identique à la pratique de la vertu. Dieu jette de cette manière la félicité dans les âmes (3), et c’est au moyen de son Logos qu’il opère cette œuvre, preuve en soit le passage suivant: Un ami de Moïse a dit (Ps. LXV, 9): « le fleuve de « Dieu est rempli d’eau ». Il ne veut certes pas parler de l’eau « ordinaire, qui coule sur la terre, ajoute Philon', mais du « Logos divin, qui plein de sagesse, se disperse et se répand partout ne laissant aucun lieu vide de sa présence... « Il est aussi écrit (Ps. XLVI, 5): « Les ruisseaux du fleuve « réjouissent la ville de Dieu ». Puisque la ville sainte où « se trouve le Temple, est éloignée de la mer et des fleuves, « il est évident qu’il s’agit ici d’autre chose. En effet, « le fleuve du Logos divin qui se déverse ça et là en di-« vers ruisseaux, pénètre et délecte toute chose. La ville de « Dieu, à certains égards, c’est le monde entier qui absorbe « la coupe du divin breuvage, et qui se délectant à son « fleuve inépuisable et ininterrompu se remplit d’allégresse. « Dans un autre sens, la ville de Dieu c’est l’âme du sage « dans laquelle Dieu se promène comme dans une cité (car « il est dit: Je veux me promener en vous et être votre « Dieu) et à laquelle il tend sa boisson sainte, sa raison. « Quel est donc celui qui verse la coupe de la véritable « allégresse, en qualité d’échanson et de maître des festins a de Dieu, si ce n’est le Logos? Il n’est pas distinct du breuvage, il est lui-même le vin de l’allégresse, le breuvage délicieux, l’ivresse, l’ambroisie de la joie et de la sérénité»(1). Le Logos dans son activité transporte la divinité dans le monde moral, dans l’âme de l’homme vertueux. C’est par son moyen que Dieu habite en nous, qu’il se révèle à chacun des êtres rationnels, et leur fait sentir sa présence. Le Logos est l’ambroisie divine qui restaure les âmes, et en même temps il est l’échanson qui la communique. Il se communique donc lui-même. Cette idée ne doit pas nous étonner, elle est toute philonienne. Nous savons que le Logos est en même temps idée et force. Il est un type qui. s’imprime de lui même, comme toutes les idées qui composent le monde invisible.

(2) De Somnis, 1, II, 690: κάτεισι δέ ώσπερ άπό πηγής, τής σοφίας ποταμού τρόπον ό λόγος θείος, ίνα άρδη καί ποτίίη... κ.τ.λ.

(3) De Cherubim, I, 148. Alleg. leg; I. HI,

(1) De Somnis, I, II, 691 ss.

Le Logos, dans ses rapports avec la vie morale de l’homme, nous apparaît donc d’abord comme la loi objective qui se transforme en loi subjective, en s’imprimant dans le cœur des individus; puis, comme idée, principe et source de la vertu et des vertus particulières. C’est de lui que toute réalité morale se développe, car c’est de lui que nous viennent les bonnes inspirations. Aussi notre auteur l’appelle-t-il quelquefois le guide de nos âmes. Tant que l’homme n’est pas arrivé à son plus haut degré de perfection, le Logos divin l’accompagne dans sa route, conformément à cette parole: « Voici j’envoie mon ange afin qu’il te garde dans le chemin » (1). Aussi longtemps qu’il vit en notre âme, nous sommes exempts de tout péché involontaire, car il nous conseille; mais s’il s’éloigne de nous, le péché reprend sa domination. Nous devons donc faire des vœux, pour qu’il demeure en nous, pour qu’il nous accuse et nous juge quand nous nous écartons du droit chemin. Le Logos Ιερότατος reçoit ici le prédicat de δικαστής έλεγχος; il se fait sentir par la voix de notre sentiment moral, de notre conscience (2). Oui, Philon le conçoit comme jouant le rôle de la conscience accusatrice qui nous reprend, nous conseille et nous encourage. C’est dans ce sens qu’il interprète deux apparitions de l’ange du Seigneur dans l'A.T. : l’une à Agar, qui fuit de devant sa maîtresse, et l’autre à Balaam qui part pour prophétiser. Pourquoi, se demande l’auteur, Agar s’enfuit-elle de la maison de Sara ? C’est par honte ou pudeur. Un ange lui apparaît, est-il écrit ; cet ange c’est le Logos. Mais quelle est la valeur du terme Logos dans le passage en question ? Philon explique cette apparition en disant que la fugitive est instruite par sa conscience, et qu’elle apprend de celle-ci qu’il ne suffit pas d’avoir honte, mais qu’il faut aussi allier à la pudeur la confiance, car sans celle-ci la pudeur ne serait qu’une demi-vertu. — Ici, comme dans le passage précédent, le Logos est qualifié d'έλεγχος c. à d. d’accusateur, ce qui signifie que Philon le considère comme la conscience morale (1).

(1) De Migrât., I, 463.

(2) De profugis, I, 563.

(1) De prof., 547. Voyez à cet égard Keferstein et Heinze, op. cit.

Le même genre d’interprétation est mis en œuvre pour expliquer l’apparition de l’ange à Balaam. Ce prophète est pour Philon le type de l’homme matériel et à sentiments vulgaires. Bien qu’il distingue, avec l’œil de l’esprit, l’ange du Seigneur qui s’oppose à lui, il ne veut pas reconnaître qu’il est dans la mauvaise voie, et persiste dans son impudence. En effet, dit Philon, les défauts de l’âme ne deviennent pas seulement difficiles à corriger mais incurables, dès que nous préférons nos préjugés aux avertissements de la conscience, c’est-à-dire du Logos de Dieu, de l’ange qui nous guide et éloigne les obstacles afin que nous puissions mar-cher sans encombre dans la grande route de la vie. (Tore γάρ ώς άληθώς ού δυσθεράπευτα μόνον, άλλά καί παντελώς άνίατα γίνεται τά της ψυχής άββωστήματα, δταν έπιστάντος έλέγχου — λόγος δέ έστι θείος άγγελος ποδηγετών καί τά έν ποσίν άναστέλλων, ϊνα άπταιστοι διά λεωφόρου βαίνωμεν τής δδοθ — τάς άκριτους έαυτών γνώμας πρό τών ύφηγήσεων τάτ-τωμεν τών έκείνδυ, κ. τ. λ.) (2).

(2) Quod Deus irnmut. sit, I, 299.

Nous devons donc prendre part aux dons et aux inspirations du Logos, car d’après notre philosophe, il est la vertu positive. De cette manière 'nous serons aussi vertueux. Si nous restons en communion avec lui nous serons λογικοί, c’est-à-dire que nous pratiquerons la vertu qui est une partie essentielle du Λόγος, mais si nous sommes δλο-γοι nous serons sans vertu ,et malheureux (3).

(3) De Cherubim, I, 146. Voy. Heinze, op. cit.

Telle est donc la fonction morale que le Logos exerce au milieu des hommes. Il est le principe de la sagesse et de la vertu comme il en est aussi la source. Toute réalité morale et spirituelle provient du même Logos qui a été la cause de toute réalité physique et matérielle.

C’est ici que nous terminons notre étude des rapports du Logos avec l’univers. Comme on l’a vu les éléments qui constituent la théorie générale du Logos sont fort divers. Il serait facile de les assimiler à certaines données de la philosophie grecque antérieure, soit avec les doctrines platoniciennes soit avec celles des Stoïciens. Cependant pour ce qui concerne l’idée du Logos en elle-même, et le nom du Logos, on ne saurait fixer d’origine précise. Philon ne nous offre aucun témoignage spécial à ce sujet. Il se sert de cette notion et de ce terme comme de quelque chose de connu et qui existait déjà dans les esprits, ce qui fait croire généralement ,qu’il se basait sur des théories, qui avaient cours chez quelques philosophes alexandrins dont nous ne possédions pas les écrits. C’est du moins l’opinion de Zeller et de Heinze (1). Celui-ci se base sur un passage de Philon (De Somnis, I, 1, 638) dans lequel il est fait allusion à une interprétation, que certains allégoristes avaient antérieurement donnée, du texte: Gen., XXVIII, 11: ύπήντησε τόπψ־ ίδυ γάρ ό ήλιος. Selon ces interprètes, auxquels Philon fait allusion, ô׳ ήλιος indiquerait nos perceptions sensibles, et τόπος serait le Logos divin qui nous éclaire. A ce même propos Zeller (2) fait remarquer aussi que ce Logos dont nous venons de parler ne peut pas être la raison divine dans le sens stoïcien pur, car celle-ci n’est pas distincte de Dieu. Philon l’aurait, dans ce cas, distinguée de son propre Logos qu’il venait de mentionner précisément en qualité d’hypostase divine. Or c’est ce que notre auteur ne fait pas. Ailleurs encore (De Somnis, II, 691) parlant du Logos, Philon avance une opinion déjà connue, car il çlit : μάλλον bè, ώς «Ιπέ τις (τόν θειον λόγον) δλον bi’ δλων άναχεόμενον καί al-ρόμενον είς ύψος. Il faudrait, semble-t-il, en conclure que si l’idée du Logos ressort, comme on l’a souvent affirmé, de certains passages de l'A.T. (1), en d’autres termes, si la notion philonienne se retrouve aisément dans l’ancienne littérature judaïque, nous ne saurions cependant affirmer que Philon se soit uniquement inspiré des écrits de ses pères, relativement à la question qui nous occupe. Oui, la substance de la doctrine philonienne est en grande partie tirée de l'A.T. et des livres apocryphes, mais sa forme, sa structure (qu’on nous permette cette expression) est avant tout alexandrine. Il faut se souvenir que si Philon est plus juif que grec il est aussi plus alexandrin que juif.

(1) Heinze, op. cit,?p. 215-216·

(2) Zeller, op. cit., V, 226, 2. (2 Edit. IV, 2, p. 332).

(1) On se base généralement sur le ד3ר יהוה, sur le 'דב de Ps. 56, 4 1. Cf. Jes. Sirak, 43,23. Sap. de Salotn. 18, 15:ό παντοδύναμός λόγος.

 

CHAP. IV.

LE LOGOS DANS SES RAPPORTS AVEC L’ENSEMBLE

DES INTERMÉDIAIRES.

L’exposition que nous venons de faire a roulé sur la notion philonienne du Logos, soit en lui-même» soit dans ses rapports avec Dieu, le monde et l’homme. Il nous reste quelques questions à examiner relativement aux rapports du Logos intermédiaire universel, avec les intermédiaires particuliers dont il est l’ensemble. Sans vouloir remonter aux sources mêmes où notre philosophe puisait ses enseignements, indiquons rapidement quels furent les résultats de l’influence étrangère. D’une manière générale ce fut surtout l’introduction de la doctrine de la Sagesse et des anges qu’il empruntait au Judaïsme, et de celle des âmes, des génies ou démons qu’il tenait des Grecs.

Nous allons donc essayer de montrer dans quels rapports, se trouve le Logos avec la Sagesse (Σοφία), les Forces di-vines (Δυνάμεις), les anges et leurs noms divers ψυχαί, λόγοι, δαίμονες.

Philon a pris la notion de la Sagesse dans la littérature judaïque. Nous voyons qu’il se base sur Prov., VIII, 22 :'O θεός έκτήσατό με πρωτίστην τών έαυτοθ έργων, καί πρό τοθ αϊώνος έθεμελίωσέ με (1).

(1) De Ebrietate, I, 362. La Sagesse, nous est-il dit, a enfanté le monde; είσάγεται γοθν παρά τινι τών έκ τοθ θείου χορού ή σοφία περί αύτής λέγουσα τόν τρόπον τοΟτον׳ ό θεός έκτήσατό με... κ.τ.λ.

C’est pourquoi Philon considère la Sophia comme la plus ancienne des créatures divines (1), exactement comme il appelle le Logos « ô πρεσβύτατος » dans l’exposition générale. Elle est aussi considérée comme identique à la raison divine lorsque notre auteur la compare à la tourterelle (2) qui, dans d’au-très circonstances, nous est présentée comme le symbole du θείος λόγος indivisible (3). Dans son rapport avec Dieu, la Sagesse nous apparaît aussi comme étant le lieu où Dieu habite, de même que le λόγος est la maison où Dieu dispose les conseils de son intelligence ou de sa raison (4). C’est pourquoi, voulant engendrer le monde Dieu se marie à la Sagesse (5) qui devient alors la mère de toutes les créatures (6). Toutes ces assertions, au sujet des rapports de la Sagesse avec Dieu, sont identiques à celles que Philon avançait en parlant des rapports du Logos avec l'Etre absolu. —Dieu s’unit à la Sagesse pour penser le monde intelligible, comme il l’a imaginé au moyen de son Logos. — Chose remarquable, en parlant de la formation matérielle du monde visible, Philon attribue aussi à la Sophia la fonction de τομεύς, qui est pourtant désignée en général comme le mode d’activité par excellence du Logos, puisque jamais les puissances divines ne reçoivent ce prédicat (1).

(1) Alleg. leg., I, 11, 82: ή σοφία τού θωΟ— ήν άκραν καί πρωτίστην έτεμεν άπό τών έαυτού δυνάμεων.

(2) Quis rer. div., 149° י: τρυγόνα τε καί περιστεράν, τήν τε θείαν καί τήν άνθρωπίνην σοφίαν.

(3) Quis rer. div., I, 506: περιστερά μέν, ό ήμέτερος νούς, — τφ δέ τούτου παραδείγματι ή τρυγών ό γάρ θεού λόγος φιλέρημος κ.τ.λ.

(4) De congr.quœr erud., I. 536: σοφία δέαύλή καί βασίλειόν έστι τοΟ πανηγεμόνος καί μόνου βασιλέως. Migr. Abrh., I. 4^7״ τθν τών δλων νοθν τόν θεόν οίκον έχειν τόν έαυτού λόγον.

(5) De Ebrie., 361. μητέρα (τού κόσμου) δέ τοΟ πεποιηκότος έπιστή-μην ή συνών ό θεός έσπειρε γένεσιν.

(6) Qu. det. pot., I. 201 πατέρα μέν τόν γεννήσαντα κόσμον, μητέρα δέ τήν σοφίαν, δι’ ής άπετελέθη τό πάν, κ.τ.λ. Alleg. Leg., I. II. 75.

(1) De profugis, I. 575. Le terme τομεύς n’est pas employé mais son équivalent, σοφία...... κρίσις τών δλον, ή πάσαι έναντιότητες δια-Σεύγνυνται.

Dans ses rapports avec la nature rationnelle, la Sagesse nous apparaît, aussi bien que le Logos, comme la nourriture de l'esprit et de l'âme. Dans un passage que nous avons cité plus haut, elle est identifiée au Logos, et trouve comme lui son symbole dans la manne du désert (2). De plus, relativement à la vie morale de l'homme, la Sagesse joue le même rôle que le Logos, c'est-à-dire que, comme lui, elle est la source des quatre vertus cardinales (3). Tous ces passages nous montrent suffisamment que pour Philon, la Σοφία des Juifs et son Λόγος sont absolument identiques. Nous ne voulons pas dire que la doctrine du Logos chez Philon ne soit que celle de la Sagesse revêtue d'un costume grec, mais plutôt que l'idée de la Sophia n'est qu’un élément étranger ajouté à la spéculation philonienne sur le Logos, comme il en a été de l’introduction de la doctrine du Verbe ou de la Parole que Philon retirait des livres de Moïse.

(2) Ibid., 566: Le pain du ciel, c’est le Logos et en même temps 1’αΙθέριος σοφία cf. Quod det. pot., 1.213 τήν πέτραν ταύτην (τήν σοφίαν) έτέρωθι συνωνυμίφ χρώμενος καλεϊ Μάννα, τόν πρεσβύτατον τών δντων λόγον θείον.

(3) Alleg. Leg., I 56. « La vertu générale qui comprend les quatre vertus platoniciennes a sa source dans Eden (σοφία τοΟ θεού). ».....έκ τής τοΟ θεοΟ σοφίας· ή δέ έστιν ό θεού λόγος. — Cf η De Sotnnis, I. II. 600; De post. Caini, I. 550 et notre page 135 ss.

Nous disons donc que Logos et Sagesse sont identiques chez notre auteur; toutefois nous devons mentionner une inconséquence dans l'exposition philonienne. Le Logos nous est présenté une fois comme la source d’où la Sagesse découle (1), et ailleurs il est conçu d’une manière inverse, c’est-à-dire comme ayant sa source dans la Sagesse (2). A la vérité, la contradiction n’est qu’à la surface et on la résoud de la manière suivante. Dans le premier cas, le Logos peut être appelé source de la sagesse, non pas du principe cosmique, mais de la connaissance qui nous vient du Logos, et cela sans qu’il y ait inconséquence. Du moins c’est de la sagesse qui descend du Logos dans le cœur des hommes qu’il s’agit dans le passage en question. Dans le second cas on peut raisonner ainsi. Puisque le Logos et la Sagesse sont conçus comme identiques, et qu’ils ont la valeur de force divine dans le monde, ils peuvent être échangés et employés l’un pour l’autre. En outre, si on les conçoit dans le sein de la Divinité, on les distingue logiquement, de sorte que si c’est de l’action propre du Logos, en tant que Logos, qu’il s’agit, c’est alors celui-ci qui émane delà Sagesse divine, et réciproquement, s’il s’agit d’une influence que la Sagesse de Dieu doit exercer au dehors du sein de la divinité, c’est elle qui découle de la raison divine (3).

(1) De profug., I. 560. De Somn., 691.

(2) De Somn., 690, et De prof.,, l.cit.

(3) Voyez Keferstein, op. cit., 156, et Heinze, p. 253.

Nous ne croyons donc pas que la notion du Logos ait été pour Philon un développement de la doctrine de Jésus de Sirach ou des assertions que l’on rencontre au sujet de la σοφία dans les livres attribués à Salomon. Notre auteur trouvait cette idée dans des écrits appartenant à sa nation, il en tirait parti, surtout pour l’interprétation allégorique de certaines expressions de l’Écriture, ou pour la personnification de certaines idées auxquelles convenait mieux un sujet féminin. Aussi Heinze fait-il remarquer avec justesse (4) que la Σοφία est moins souvent mentionnée quand l’exégèse allé-gotique est mise de côté, par la raison que les idées purement philosophiques que notre alexandrin expose, sont ordinairement basées sur le terrain grec.

(4) Op. cit., 256.

La théorie des Dynameis, par exemple, est le produit de deux écoles grecques: celles de Platon et du Portique, combinées avec des traditions juives sur les anges, ou des croyances populaires sur les âmes et les démons. Aussi l’exposition de ce grand ensemble de natures invisibles nous apparait-il d’une manière très-confuse dans les ouvrages de notre auteur.

Nous avons déjà vu comment en réunissant la théorie platonicienne des idées avec la doctrine stoïcienne des eau-ses efficientes, Philon établissait sa notion générale des forces divines. Il nous a déjà dit aussi que Dieu s’était servi de ses intermédiaires pour toucher à la matière, qu’il s’était adjoint des coopérateurs pour créer la nature mixte de l’homme, et que par ces mêmes δυνάμεις il remplissait le monde de lui-même. Nous ne serons donc pas étonnés d’apprendre encore que Philon attribue à ces forces des caractères et des fonctions qui reviennent au Logos, car nous savons que celui-ci est rempli de forces incorporelles. Tout ce qu’il affirme de son Logos en général il peut le dire de ses forces en particulier. Ainsi, s’il nous a été dit que Dieu donne toute chose par son Logos, qui est son instrument (1), nous verrons aussi que Dieu accorde ses biens en se servant de ses δυνάμεις (2), qui lui tiennent lieu de membres (3), et que c’est par elles qu’il maintient le monde dans l’ordre préétabli, car elles sont des liens indissolubles (4).

(1) Quod Deus immut. I, 282.

(2) Ibid., I, 284 ss.

(3) De plantations, I, 337:        ήτοιμάσβαι ύπό χαρών θεού τών κοσμοποιών αύτοΟ δυνάμεων.

(4) De Migrât., I, 464· Conf, ling., I, 425.

Le nombre des forces est indéterminé; toutefois Philon essaie de les classifier. Mais ces classifications sont très-peu constantes. Nous n’en mentionnerons que quelques-unes, qui ont rapport avec le Logos. Les deux Forces principales de Dieu sont la Bonté et la Puissance (άγαθότης και έΕουσία), le Logos se tient au milieu (1). Dans d'autres passages c’est Dieu lui-même qui se tient entre les deux forces principales; le cas est plus fréquent. Quelquefois Philon mentionne trois forces primordiales, qu’il considère comme voisines de Dieu. Il voit dans cette expression « κύριος θεός αΙώνιος » trois puissances divines. Dieu est κύριος en sa qualité de maître de l’univers ; il est θεός en tant que créateur des choses; il est αΙώνιος enfin, car il est conservateur éternel de ses actes de bienfaisance (2). Ailleurs cette classification est encore modifiée. Lorsque l’âme est éclairée par Dieu, nous dit Philon, elle voit trois images du même sujet. L’une est l’image du sujet lui-même, c’est-à-dire de Celui qui est, tandis que les deux autres n’en sont que les ombres. Ce sont: la force créatrice (ποιητική) et la force royale (βασιλική). Par la première Dieu est créateur, et par la seconde il est roi. La première s’appelle aussi εύεργετή ou θεός, la seconde άρχική, ou κύριος. Celui «qui se tient entre ces deux puissances se présente à l’âme humaine tantôt comme une seule image, tantôt comme trois images. Comme une seule: quand Pâme purifiée a surmonté toute idée de nombre, même le binaire, pour se concentrer en cette seule unité, simple et pure, qui n’a besoin de rien. Comme trois: quand l’âme non initiée encore aux grands mystères, ne se meut que dans les régions inférieures, et ne peut saisir Celui qui est, sans le concours d’un autre élément sorti de lui. Cette seconde manière de voir, nous dit Phi-Ion, n’est pas étrangère à la vérité, mais la première est la vérité même (1). Les degrés par lesquels on arrive à la connaissance de Dieu sont mieux indiqués encore dans le passage suivant. Le nombre des villes de refuge est de six. Philon découvre plusieurs raisons en faveur de ce nombre. La principale consiste en ce qu’il y a aussi six forces divines primordiales. La plus grande ville, la métropole, représente le Logos qui est notre principal refuge; les six autres sont les puissances de Dieu : ή ποιητική, ή βασιλική, ή ϊλεως, ή νομο-θετική, ή προστακτική, ή άπαγορευτική. Elles ont le Logos pour chef et gouverneur. C’est à lui que nous devons aller pour puiser la connaissance. Mais que celui qui ne peut aller jusqu’au Logos, s’arrête à la force créatrice, alors il aura une notion du créateur et il l’aimera après avoir vu ses œuvres. S’il ne peut arriver jusque-là, qu’il se tienne à la Puissance royale, à la législatrice, ou aux autres. — Philon continue la comparaison. De ces six villes de refuge il en est trois au delà, et trois au deçà du Jourdain; celles qui sont au delà représentent le Logos, la Créatrice et la Royale, Elles ont le monde entier comme champ d’activité. Les autres qui sont situées au deçà du Jourdain : la Puissance ϊλεως, la νομοθετική et la προστακτική, ont des rapports plus directs avec nous, car c’est à nous que Dieu est propice, c’est à nous qu'il commande ce qu’il faut faire, et qu’il défend ce qu’il ne faut pas faire (2). Ainsi donc, bien que les forces qui entourent Dieu comme sa cour soient infiniment nombreuses, Philon, comme on le voit, n’en accentue que quelques unes, et les met en relief. Le Logos est considéré comme le prince, le guide, le nocher et le cocher des forces divines.

(1) De Cherubim, I, 144. De plantai., I, 342. DeSomn., 1,645, etc.

(2) De plantai., I, 342. De Abrah., Il, 2.

(1) De Abrahamo, II, 18 ss.                          י

(2) De profug., I, 560 ss. Cf. In exodum: Sermo II, 68: « Primus « est Ens... Deinde Entis Verbum... Ex Ente vero Verbo scaturiunt « ambae virtutes. Una est créât iva, secundum quod posuit omnia et < omavit artifex; is Deus appellatur. Altera regia, secundum quod « princeps est factorum a creatore ; is vocatur dominus. Ex his duabus ״< virtutibus germinant aliae. Quoniam germinat apud creativam propitia, cujus nomen est proprium benefica ; apud vero regiam legis-« lativa cui nomen datur conveniens percussiva. d De Mut. nom., I, 581. Quis rer. div., I, 496.

Il est la métropole qui domine sur les autres villes. Il constitue, comme nous l’avons déjà remarqué plus haut, l’unité des puissances de Dieu. Il est la puissance ou la force la plus universelle, comme il est l’idée la plus universelle. Il est la force des forces tout aussi bien que l’idée des idées. — Les forces divines lui sont subordonnées; elles agissent sous son égide, car elles sont des parties de la raison universelle. C’est aussi pour ce motif qu’elles agissent, non pas sans but et aveuglément, mais rationnellement (1). Les δυνάμεις sont donc les natures invisibles du premier ordre. Et, quoiqu’il y ait parmi elles des distinctions de rang, quoique les unes nous soient présentées comme subordonnées aux autres, elles ont pourtant une habitation commune: le Monde-idéal, qui consiste en idées et en forces (2).

(1) Cf. Heinze, op. cit., 249 ss. Il nous est fait remarquer, et cela avec justesse,· que si Philon a traité la théorie des Forces divines à côté de celle du Logos (quoique Forces et Idées fussent identiques et par conséquent impliquées dans le Logos) c’est que ces termes de λόγος ou de Ιδέαι n'exprimaient pas d’une manière assez manifeste la vie et le mouvement. Il devait donc accentuer la notion des Forces contenues dans le Logos.

(2) De Conf. ling.,l, 431.

Mais à cette catégorie d’êtres invisibles Philon en ajoute une autre: celle qui constitue la sphère des anges ou des Logoi. Nous avons déjà dit (p. 58 ss.) que ces natures constituent un élément étranger à la spéculation philonienne. Toutefois, comme elles sont mentionnées dans l’enseignement de Philon, nous devons aussi en tenir compte. C'est ici la partie la plus négligée de l'ensemble des doctrines de notre auteur. L'admission de ces nouveaux médiateurs entre Dieu et l'homme ne lui était pas absolument nécessaire, mais utile. Il s’est servi, comme de coutume, de ces éléments indépendants de son travail spéculatif, pour satisfaire à certaines exigences, non pas proprement de son système, car la notion du Logos et des Forces suffisait pour établir le rapport médiat entre Dieu le monde et l'homme, mais pour satisfaire aux exigences de l'interprétation de l'Ecriture, dans laquelle la doctrine des anges est enseignée. Il est donc fort difficile de combiner cette nouvelle théorie avec celle du Logos et des Forces, car Philon lui-même ne concevait pas d'une manière fort claire les rapports qui devaient les unir. Ainsi, tantôt les anges et les Logoi sont identifiés, et localisés non pas dans le monde idéal, mais dans les airs, tantôt les Logoi ne sont conçus que comme de pures idées ayant par conséquent leur siège dans le Logos-monde intelligible. Citons quelques passages : « Ce que les philosophes grecs appellent génies (δαίμονες) Moïse a l'habitude de l’appeler anges (άγγελοι). Ce sont des âmes (ψυχαί) qui voltigent dans les airs. L'univers est peuplé d'êtres vivants, pourquoi trouverait-on absurde que l’air, qui est le principe vivifiant par excellence, en soit aussi rempli? D'entre ces âmes, les unes descendent pour s'unir à des corps mortels, mais d’autres n'en approchent jamais, car elles sont d'une nature plus sublime; elles méprisent les choses terrestres; elles sont, pour ainsi dire, les yeux et les oreilles du grand Roi. Elles portent les ordres du Père aux enfants, et les prières des enfants au Père (1). Les anges sont les âmes les plus pures qui planent dans les airs (1). Ils sont appelés à tenir lieu de magistrats et de serviteurs du grand Dieu (2). Les biens supérieurs sont dispensés aux hommes par Dieu lui-même, et les biens secondaires par ses anges et ses Logoi (3). On ne peut percevoir ces natures au moyen des sens, car elles sont spirituelles et invisibles (4). Telle est la nature des anges, et tel les sont les fonctions qu’ils remplissent entre Dieu et la créature. — Mais ils jouent encore un autre rôle : ils guident les pensées des hommes et les accompagnent pendant leur vie. Dans cette nouvelle fonction les anges sont assimilés aux Logoi: δ δέ έπόμενος θεφ, κατά τάναγ-καϊον συνοδοιπόροις χρήται τοϊς άκολούθοις αυτού λόγοις, οδς όνομάίειν έθος άγγέλους· λέγεται γοΰν δτι 1Αβραάμ Ουνεπορευετο συμπροπέμπων αύτούς. (5). Quand l’âme s’élève dans des régions célestes et divines, elle est fécondée par les archétypes incorporels, et les rayons de la source rationnelle l’éclairent; mais quand l’âme se stérilise et qu’elle descend de ces sphères élevées, elle est éclairée par les images de ces archétypes ou rayons divins, c’est-à-dire par les Logoi immortels, que l’on appelle ordinairement anges (6). Faisant allusion à l’échelle du songe de Jacob, par laquelle les anges montaient et descendaient, Philon nous dit encore que les Logoi ou anges montent par l’échelle de notre être intérieur, afin d’alimenter notre esprit (7).

(1) De Gigantibus, I, 263 ss. Ψυχαί δέ είσι κατά τόν àépa πετόμεναι... ... καί γάρ οΰτοι ψυχαί δλαι δι’ όλων άκήρατοί τε καί θάαι... De Somnis, ί, 642־.

(1) De plantai. I, 331 ss. De conf. ling., I, 431· De Somnis, I, 641.

(2) De profugis, I, 577. De Somnis, I, 649, etc.

(3) Alleg. leg. I, II, 122: άρέσκει γάρ αύτφ τά μέν προηγούμενα άγαθά αύτοπροσώπως αύτόν τόν δντα διδόναι, τά δεύτερα δέ τούς άγγέλους καί λόγους αύτοΟ.

(4) Fragm. loh. Dama sc., Mang. II, 656.

(5) De Migrât. Ab., I, 463. Conf, ling., I, 409.

(6) De Somnis, I, 638: όταν δέ καταβαίνη καί όφορή ταΐς έκείνιυν εϊκόσιν, άθανάτοις λόγοις, ούς καλείν έθος·άγγέλους.

(7) Ibid., I, 643, 683.

Ailleurs les λόγοι sont identifiés avec des idées, tout en recevant encore l’épithète d’âxyeXoi, ou d’âmes. Ainsi, lorsque Jacob arrive au lieu divin c. a. d. au Logos (plus haute sphère de la connaissance divine), il nous est dit que ce Lieu divin (θείος τόπος) est rempli de Logoi immortels, et Philon ajoute immédiatement: ψυχαί bé είσιν άθάνατοι 01 λόγοι ουτοι. Quoique les λόγοι portent ici le nom de ψυχαί, ils n’en sont pas moins considérés comme des idées, puisque le lieu divin où Jacob est arrivé, ne fait qu’indiquer le degré le plus élevé de la connaissance que nous pouvons avoir de Dieu (1). — Les Logoi ont le Logos pour père, ce qui signifie qu’ils rentrent dans la catégorie des prototypes dont le Logos est la totalité. Quelques-uns d’entr’eux sont chargés de présider et de veiller aux choses de la nature (2), d’autres éclairent l’intelligence du sage qui recherche Dieu (3). Les Logoi sont donc considérés sous dés aspects divers; ils sont anges, génies, âmes, idées, etc. — Par leur nature spirituelle et rationnelle ils doivent, de même que l’âme humaine, faire partie de la raison universelle, et par conséquent participer du Logos. Il est impossible de fixer les rapports de ces êtres avec le Logos divin, si ce n’est dans un sens très-général, car Philon lui même ne les concevait pas clairement; preuves en soient les nombreuses divergences et contradictions dont cette doctrine est remplie.

(1) Ibid., 640. Ailleurs: De Conf. ling., I, 409: ils sont considérés comme anges et paroles en même temps. « Les habitants de Sodome jurent par les œuvres et logoi de Dieu: οΟς καλάν έθος άγγέλους». Il ressort de la liaison des λόγοι avec έργα que l’on doit entendre par λόγοι des paroles.

(2) De Somnis, II, 683 (πατήρ λόγων Ιερών; έπίσκοποι, έφοροι).

(3) De posteritate Ca'ini, I, 229.

C’est ici que nous achevons nos remarques relatives aux rapports du Logos avec l’ensemble des intermédiaires divins.

Nous n’avons insisté sur la notion de ces derniers qu’en tant qu’elle pouvait ajouter certains éclaircissements à l’idée générale du Logos philonien.

Nous terminons en même temps notre étude. Il ne nous reste, qu’à récapituler, dans notre conclusion, les points principaux de la doctrine que nous avons exposée, et à ajouter quelques mots relativement à une question qui, à proprement parler, ne devrait pas se poser, mais que nous ne pouvons toutefois passer sous silence, vu qu’on l’a souvent considérée comme fort importante, surtout dans le camp des théologiens: nous voulons parler de la question de la personnalité du Logos philonien. Les observations que nous ferons à ce sujet ne nous occuperont pas longtemps, et traiteront surtout de l’histoire des opinions émises par divers historiens de Philon.