§ 4 Le Logos considéré comme hypostase divine. »

Puisque l’absolu ne saurait avoir de rapports immédiats avec la matière, ni avec tout ce qui est fini, il ne suffit pas d'affirmer que Dieu se sert de son Logos pour se manifester et pour agir, car si ce dernier n’est qu’une propriété ou un attribut de Dieu, son intervention n’empêche point le contact immédiat entre le Dieu transcendant et la créature. Si le Logos n’est pas quelque chose de distinct de l'Être absolu, un élément séparé, une hypostase, il est impossible de maintenir l'idée de la transcendance divine. Philon devait donc, conséquemment à ce qu’il avait posé à l’égard de la nature de Dieu et de celle des êtres finis, accentuer la distinction du Logos manifestateur d’avec l'Être absolu. Philon insiste sur cette distinction, et en même temps sur la subordination du Logos à Dieu. Les exemples sont nombreux. Nous en examinerons les principaux. — Dans notre première partie, en parlant de la notion philonienne de Dieu, nous disions que l’auteur séparait l'Être d’avec sa manifestation, ou du moins le distinguait; nous allons voir maintenant comment Philon développe cette idée. De même que ceux qui ne peuvent voir, le soleil lui-même, se contentent de le Contempler dans ses rayons, ainsi notre philosophe contemplera Dieu dans son Logos comme s’il contemplait Dieu lui-même. Il est des hommes qui croient avoir vu Dieu lorsqu’ils n’ont contemplé que son envoyé, son ange, mais il en est d’autres qui ont atteint un plus haut degré de perfection (Jacob: Gen. XXXI, 13) et à qui Dieu dit: « Je « suis le Dieu dont tu vis l’image avant de me voir et à qui « tu élevas un monument; ce monument enseigne que seul « je subsiste, que j’ai tout ordonné et consolidé par mon « Logos puissant, qui est mon vicaire (τψ κραταιφ και ύπάρχψ « μου λόγψ) « (1). « Les amis de la sagesse doivent « contempler Dieu, mais comme ils ne peuvent le contempler en lui même, qu’ils regardent au moins à son « image, le Logos le plus saint, qu’ils reconnaîtront en « méditant sur la nature créée, la plus belle des œuvres sensibles » (2). Le monde, œuvre de Dieu, ne nous donne pas une connaissance entière de l'Être divin, mais ne nous le montre qu’en tant qu’il se manifeste. C’est donc le Logos, c’est à dire l’ensemble des attributs divins, que nous devons être en état de connaître, en partant de la notion des créatures sensibles.

(1) De Somnis, I, 656.

(2) Conf. ling., I, 419: έμπρεπές γάρ τοίς έταιρίαν πρός Επιστήμην θεμένοις, έφίεσθαι μέν τοΟ τό δν Ιδείν · εί δέ μή δύναιντο, τήν γουν εικόνα αύτού, τόν ίερώτατον λόγον.

Mais Philon ne se contente pas de dire que nous ne connaissons de Dieu que ce qu’il nous manifeste dans son Logos, il distingue aussi la connaissance qui nous vient de Dieu même d’avec celle que l’on reçoit du Logos. Ainsi, au sujet de la bénédiction que Jacob donne à ses fils (Gen. XLVIII, 15,16), il nous dit que le patriarche se vante d’avoir reçu les bienfaits de Dieu lui même, tandis que son Logos n’a fait qu’éloigner de lui tout danger, ce qui est à la vérité un bien, mais un bien de second ordre et plutôt négatif(3). Il est bon de noter en passant que cette idée est encore une inconséquence dans le système de Philon, car comme on le verra par la suite, le Logos est considéré au contraire comme le principe et la source de toutes connaissances et de toutes vertus. Quoiqu’ il en soit, nous voyons par-là que la distinction entre Dieu et le Logos est fortement accentuée, à tel point que les œuvres même qu'ils accomplissent sont distinctes entr’elles.

(3) Alleg. leg., I, 122.

La même idée revient dans un autre passage qui est un spécimen curieux d’allégorie. C’est à propos des changements de noms mentionnés dans les livres de Moïse. D’où vient, se demande notre allégoriste, que lorsque le nom à Abram a été changé en Abraham, le patriarche a toujours conservé son second nom, tandis que Jacob quia aussi été surnommé Israël nous est encore souvent désigné sous le nom de Jacob? C’est que, répond-il, Abraham (symbole de l'άρετη διδακτική) a gardé toujours présent dans son souvenir l’enseignement parfait qu’il avait reçu, et n’est plus retombé dès lors dans son ancienne erreur ; tandis que Jacob (άρετή άσκητική) l’ascète, se lasse souvent et retourne parfois à son ancien état. La raison de ce fait consiste en ce que c’est Dieu l’immuable, qui a changé le nom d’Abram (c’est pourquoi celui-ci est aussi resté immuable dans sa vie) tandis que Jacob n’a été surnommé Israël que par le Logos, c. à d. un ange, un serviteur de Dieu. Et Philon conclut en disant que rien de ce qui est subordonné à Dieu ne peut être la cause d’une immuable fermeté (1). Sans vouloir relever ici l’arbitraire et la singularité d’une telle exégèse, nous nous contentons de faire observer que les idées de subordination et de distinction ne sauraient être mieux affirmées.

(1) De Nom. mut., I, 5ç)1.

Outre le sens général des passages que nous avons cités, les épithètes appliquées au Logos indiquent à leur tour la distinction entre les deux sphères divines. Le Logos est Yimage de Dieu comme l’homme et l’image du Logos. Dieu est le modèle du Logos (παράδειγμα του εϊκόνος), mais il n’est pas le modèle d’après lequel l’homme a été créé, car Moïse a dit: έποίησεν ô θεός τόν άνθρωπον κατ’ εϊκόνα ΘεοΟ. Le Logos est en même temps une copie et un modèle, une image et un archétype (1). L’idée d’hypostase nous est don-née dans le terme εΐκων. Le Logos est une image c’est à ■dire un second type de la divinité; or comme Dieu est raison per excellence, Philon nous dira que le Logos est le second type rationnel. La tourterelle et le pigeon qu’Abraham offrit en holocauste, mais qu’il ne partagea point, sont pour notre auteur le symbole des deux natures les' plus sublimes, savoir la raison archétype et l’image de celle-ci, c’est-à-dire la raison humaine. Dieu appelle cet archétype son image, tandis que notre âme rationnelle est une image de cette dernière, le sceau imprimé par le Logos image de Dieu. L’homme est fait à la ressemblance de l’image de Dieu et non à l’image de Dieu. La raison humaine est une troisième figure de celle de Dieu (τρίτος τύπος άπό του πεποιηκότος) (2). L’image par excellence c. à d. le Logos se trouve entre ces deux types. Ainsi la raison divine qui est dans l’univers est donc quelque chose d’indépendant.

(1) Alleg. leg., 1, 106. De Monarchia, II, 225.

(2) Quis rer. div. haer., I, 505. Eusèbe , Praep· evang·, Mang., H, 625.

D’homme qui n’est pas de sa nature capable de connaître le premier type rationnel, Dieu, par ce qu’il n’est pas son image, connaîtra le second dont il est l’empreinte immédiate. C’est pourquoi, si l’homme n’est pas en droit de donner un nom à l'Être absolu qu’il ne connaît pas, il le donnera au Logos que Philon appelle aussi βνφια του θεοθζί(3), c’est à dire la notion la plus générale que nous puissions avoir du Dieu caché, le type reconnaissable à la nature humaine, le ύπαρχος (1) par lequel il s’est fait connaître aux patriarches, le second Dieu, δευτερόθεος (2), le Dieu concevable aux imparfaits (3), celui que l’on peut adorer et aimer pour ainsi dire avec connaissance de cause, l'interprète des desseins de Dieu, en un mot, le Dieu que nous pouvons trouver au moyen de la philosophie. —C’est parce que nous ne pouvons connaître de Dieu que son Logos que Philon nous a dit (p. 87), que nous ne devions point prendre à témoin Celui qui est, mais son Logos, son interprète, le nom de Dieu.

(3) De Migrât· Abrah., I, 463. Philon base son assertion sur Exode XXIII, 20, 21. « Ιδού άποστέλλω τόν άγγελόν μου πρό προσώπου σοΟ... τά γάρ όνομα μοΟ έστιν ύπ. αύτφ » Alleg· leg., Ill, 128.

(1) De Agricult., I, 308. Quis rer- div., I, 501: πρεσβευτής.

(2) Eusèb., Praep. evang., 1. cil.

(3) Alleg. leg., I, III, 128: « οΟτος γάρ (ό λόγος) ήμών τών άτελών άν εΐη θεός ».

Enfin, un terme qui indique aussi bien la distinction du Logos d’avec le τό δν, que sa subordination, c’est l’expression σκιά θεού, l’ombre de Dieu: σκιά θεού ô λόγος έστιν αύτοϋ,· ψ καθαπέρ όργάνψ προσχρησάμενος, έκοσμοποίει. Si les anciens ont connu Dieu, ce n’est que dans une certaine mesure, c’est-à-dire par sa manifestation dans les œuvres de la création. De l’effet ils remontaient à la cause, ils voyaient Dieu dans son ombre c’est à dire dans les œuvres, qui ne nous révèlent que le Logos divin (4).

(4) Alleg. leg., 107 : ^Ζήτησαν οί πρώτοι, πώς ένοήσαμεν τό βείον.... οί δή οβτως έπιλογιΖόμενοι, διά σκιάς τόν θεόν καταλαμβάνουσι, διά τών ίργων τόν τεχνίτην κατανοοΟντες.

Il y a donc une grande différence entre la connaissance du Logos et celle de Dieu, c’est à dire que ces deux sphères divines sont distinctes l’une de l’autre. Philon nous présente cette idée dans un passage fort remarquable que nous ne saurions nous empêcher de citer entièrement « Le patriarche Jacob (σύμβολο♦ άσκητικής, le méditateur) revenait de Charran (symb. de la recherche de la connaissance par le moyen des sens ou l’étude de soi même); « il se rencontra, nous dit l'Écriture, en un certain lieu (ύπήντησεν έν τφ τόπψ) ». Philon se demande ce qu’il faut entendre par τόπος. « Com-bien d’espèces de τόποι y-a-t-il? Il y en a trois. Le lieu géométrique que les corps occupent, le lieu occupé par le Logos divin rempli de puissances incorporelles, et enfin, le lieu de la sphère divine, c. à d. Dieu lui même, qui contient toutes choses et n’est contenu par rien. Je ne suis pas le lieu, ό τόπος, dit Philon, je suis en un lieu (έν τόπψ) ainsi que toute créature, car le contenu diffère du contenant; mais la divinité qui n’est contenue par rien est son propre lieu. Un fait qui confirme cette opinion, c’est qu’il est dit d’Abraham qu’il vint au lieu, que Dieu lui avait assigné, et qu’étant arrivé il vit ce lieu de loin. Comment pouvait-il voir de loin le lieu où il était venu ? Cela est il possible? Oui, car le mot τόπος peut s’entendre dans différents sens. Il n'indique pas ici un point géométrique, mais ou bien la sphère du Logos divin, ou bien Dieu lui même. Jacob, conduit par la sagesse, arrive au premier de ces deux points c’est à dire au Logos, qu’il considère comme le commencement et la fin de la bonté divine. Il s’arrête là, et ne pénètre pas jusqu’à l'Être absolu ; il ne voit celui-ci que de loin, car Dieu est insaisissable à la nature humaine. Mais, ajoute Philon, on peut encore interpréter ce texte de l'Écriture en disant que Jacob arriva en ce lieu, c’est-à-dire au Logos, et vit que celui-ci était fort éloigné encore du Dieu ineffable et incompréhensible » (1); ce qui revient au même. — Ce fragment est classique. Nous voyons ici de quelle manière il faut concevoir la distance qui sépare les deux sphères de la connaissance du divin. — Cependant nous ne croyons pas que l’on puisse conclure de là que le Logos soit un être absolument distinct de Dieu, car, que Philon fasse une distinction (logique) entre l'Être absolu et sa manifestation, cela ne prouve pas que le Logos, qui est ce que nous pouvons connaître de Dieu, soit une essence, un être à part. On pourrait dire par exemple qu’Abraham arriva à la connaissance du Dieu créateur, du Dieu manifesté dans les œuvres, du Logos en un mot, et qu’il vit alors qu’il restait encore beaucoup à connaître avant d’arriver à la conception de l'Être absolu ; mais ceci n’implique pas nécessairement une scission entre le Logos et Dieu. La même observation peut être faite à l’égard des termes δνομα θεού, σκιά θεού, έρμηνεύς, δευτερόθεος, θεάς τώ/άτελών, que Philon a employés pour désigner le Logos. Ils indiquent d’une manière certaine que la connaissance du Logos n’est pas la connaissance du Dieu absolu, mais ne nous autorisent pas à admettre une distinction réelle de l’essence. — Nous ne pouvons pas en dire autant des expressions εϊκών, δεύτερος τύπος, ύπαρχος, έξάρχων, qui indiquent plus qu’une distinction logique, ainsi que des pensées contenues dans les passages Alleg. leg., I, III, 122 (p. 102), où le Logos est appelé άγγελος et à qui Philon attribue des œuvres secondaires, et enfin delà signification de De nom. mut., I, 591. Il s’agit ici d’une hypostase véritable, nous en sommes d’autant plus persuadé que dans ces passages l’idée du degré de connaissance divine à atteindre n’est pas en question.

(1) De Sotnnis, I, I, 630: καί ήλθεν èiri τόν τόπον ώς είπεν αύτφ ό θεός. καί άναβλέψας τοίς όφθαλμοΤς αύτοθ είδε τόν τόπον μακρόθεν. Abraham arrive au λόγος ίν φ γενόμενος où φθάνει πρός τόν κατά τό είναι Θεόν ίλθεΐν, άλλ’ αύτόν όρφ μακρόθεν. Ou bien: Ήλθεν είς τόν τό-πον, καί... εΐδεν αύτόν τόν τόπον, είς δν ήλθεν, μακράν όντα τοΟ άκατο-νομάστου καί άββήτου θεοθ.

D’ailleurs s’il nous restait des doutes à l’égard de la distinction hypostatique du Logos, le passage suivant serait propre à les effacer.

« Le père tout puissant a accordé ce don excellent au « Logos, l’archange le plus ancien, à savoir: de se tenir « sur le confin afin de distinguer la créature d’avec le créateur. C’est pourquoi il se glorifie de cette prérogative en « disant: « Je me tiendrai entre vous et le Seigneur » « {No mb. XVI, 48). Car il n’est ni inengendré comme Dieu, « ni engendré comme vous, mais il est terme moyen entre les « deux extrêmes, et il agit entr’eux : vis-à-vis du créateur, « afin qu’il n’abandonne pas l'univers, ni ne permette qu’il « s’anéantisse par le désordre; vis-à vis de la créature, afin « qu’elle conserve l’espérance que Dieu ne détruira point « sa propre œuvre » (1). Le Logos remplit ici la fonction de médiateur entre Dieu et la créature. Le passage nous prouve que le Logos en soi et pour soi, se tient de sa propre nature entre le créateur et les êtres créés, par le fait qu’il n’est ni engendré comme ceux-ci ni inengendré comme celui-là.

(1) Qwis rer. div. haer., I, 501 ss. ״ Τφ δέάρχαγγίλψ καί πρεσβυτάτψ « λόγιμ δωρεάν έΕαίρετον ίδωκεν ό πατήρ, ϊνα μεθόριος στάς τό γενόμενον « διακρίνη τοθ πεποιηκότος....... ούτε άγέννητος ώς θεός ών, οΟτε γεν-■

« νητός ώς ήμεΐς, άλλά μέσος τών άκρων, άμφοτίροις όμηρεΟον κ.τ.λ ».

Cf. aussi, InExodum, II, 515, Auch. (Sermo, II, 68, Tauchnitz edit.). Primus est (Ens) ille, qui major (natu) est etiam uno vel unico et principio. Deinde Entis Verbum seminativa entium vere essentia.

Nous avons donc examiné jusqu’ici la notion du Logos en lui même et dans ses rapports avec Dieu. Nous l’avons reconnu successivement comme la raison pensante de Dieu, l’ensemble des idées universelles contenues dans cette raison même;· puis, comme l’organe manifestateur de Dieu, c’est à dire le révélateur de la raison et des idées divines; enfin nous avons constaté qu’en sa qualité de manifestateur de la divinité, le Logos de Philon est aussi conçu comme une hypostase, c’est à dire un être distinct du sujet divin. — Notre tâche est donc maintenant d’étudier le Logos au point de vue des fonctions qu’il remplit, c’est à dire dans ses rapports avec l’univers.

 

CHAPITRE II.

LE LOGOS ET SES RAPPORTS AVEC l’UNIVERS.

Art. I.

Le Logos dans ses rapports avec le Cosmos en général.

§ 1.

Le Logos créateur et organisateur.

La Cause première de l’existence de l’univers, comme Philon nous le dit souvent, c’est Dieu lui même, l’Être absolu (1) qui est le créateur du monde (2), l’architecte(3), le Démiurge (4), le Père de toutes choses (5), le fondateur et le guide du grand tout (6). Mais si Dieu peut recevoir toutes ces désignations en sa qualité de principe premier, Philon fait cependant une distinction entre cette Cause première et l’instrument ou l’organe créateur (δ θεός αίτιον, ούκ δργανον’ τό δέ γινόμενον, δι’ όργάνου μέν, ύπδ δέ αΙτίου πάντως γίνεται). La formation de n’importe quel objet né-cessite, selon notre auteur, le concours de quatre éléments :

la cause première, la matière, l'instrument et le but ou cause finale. Il en est ainsi lorsque l'on veut construire un édifice. Rapportez cette théorie au Cosmos et vous constaterez que Dieu en est la cause, que les quatre éléments dont il se compose proviennent de la matière, que le Logos est l’instrument au moyen duquel la création s’est effectuée, et que la cause finale (alria) se trouve dans la ’ bonté de Dieu (1). Ce qui peut se résumer dans cette formule: Dieu par sa bonté a transformé la matière en Cosmos au moyen du Logos. C’est ainsi que Philon pourra dire : Dieu a tout donné par son Logos administrateur, par lequel aussi l’univers a été créé (φ καί τάν κόσμον εΐργάίετο) (2) en s’en servant comme d’un instrument (φ καθάπερ όργάνψ προςχρησάμενος έκοσμοποίει) (3). Dieu donc reste toujours l’auteur de l’univers et le principe de toute existence, toutefois, comme il ne peut se mettre d’une manière immédiate en rapport avec la matière, il se sert de son Logos pour l’organiser et la modeler. Voici comment Philon nous décrit l’œuvre cosmique. Il s’agit de l'interprétation de Gen. XV, 9, 10. Dieu dit à Abraham: « Prends une « génisse, une chèvre et un bélier, une tourterelle et un « pigeon. Et il prit toutes ces choses et les partagea par « le milieu, et il mit chaque moitié vis-à-vis l’une de « l’autre, mais il ne partagea point les oiseaux». — Notre Allégoriste profite de ce qu’il n’est pas écrit: « Abraham prit toutes ces choses », mais « il prit toutes ces choses», et il en conclut que c’est à dessein que Moïse s’exprime ainsi « afin que l’on comprenne que c’est Dieu qui partage et distingue toute chose au moyen de son Logos diviseur (λόγος τομεύς), qui divise d’abord tout ce qui est sensible, puis ce que l’on appelle l'indivisible, c’est à dire ce qûi est perceptible à la raison seule, en un nombre infini de parties (1). La génisse, la chèvre et le bélier symbolisent l’âme, la sensation et l’élocution (ψυχή, αϊσθησις, λόγος [κατά τήν προ-φοράν]). En vertu de l’activité du Logos diviseur, l’âme est rationnelle ou irrationnelle, la sensation est déterminée ou confuse, l’élocution vraie ou fausse. Et quant aux deux oiseaux que Abraham ne divise point, Philon nous les présente comme symbolisant la sagesse divine et la sagesse humaine. — C’est donc par division et partage de la substance (ΰλη) que le Logos procède. La matière est supposée. Le partage s’opère d’abord sur toute la masse, d’où résultent alors les éléments les plus généraux. Puis, une nouvelle division de ces derniers donne naissance à de nouveaux éléments plus spéciaux, qui à leur tour sont spécialisés à l’infini (2).

(1) De Cherub., I, 161 et une foule d’autres."

(2) De Plantai., I, 348: ό κοσμοποιός. De Conf, ling., I, 434: ό πλά-στής. Quis rer. div., I, 495: ό πεποιηκώς.

(3) De Nom. mut., 1, 583 : ό άρχιτέκτων 0C καί σόμπας 6 κόσμος Ιλαχεν.

(4) Opif. mundi, I, 16 : ό δημιουργός.

(5) Ibid■: ό πατήρ τών όλων. : ό πάντων πατήρ; ό πατήρ.

(6) De Somnis, I, 634: τών δλων κτίστης καί ήγεμυύν.

(1) De Cherub., I, 162: δργανον δέ λόγον θεοΟ, δι’ οδ κατεσκευόοθη. Philon tire cette théorie des quatre facteurs, de la philosophie d’Aris-tote. De Providentia, Sermo 1, N° 23: Verum enim vero creationis eius pulchras asseruere causas : nempe Deum, a quo ; materiam, ex quo; instrumentum, per quod. Instrumentum autem. Dei est Verbum.

(2) Quod Deus imm., I, 281. Sac. Ab. et Cain., I, 165.

(3) Alleg. leg., I, 106.

(1) Quis rer. div., I, 491. Dieu divise toute chose τφ τομεί τΦν συμπάντων αύτοθ λόγψ, δς, είς τήν ύίυτάτην άκονηθείς άκμήν, διαιρΦν ούδέποτε λήγει τά αισθητά πάντα־ έπειδάν δέ μέχρι τΦν άτόμων καί λ€-γομένων άμερών διε£έλθη, πάλιν άπδ τούτων τά λόγψ θεωρητά είς άμυ-βήτους καί άπεριγράφους μοίρας διαιρείν οΰτος ό τομεύς.

(2) Quis rer. div. haer.. I, 49!י492־ Peut » représenter ainsi :

Nous pouvons constater les résultats de l’activité du Logos en contemplant la nature créée. Nous remarquons dans son sein une infinité d’éléments opposés les uns aux autres quant à leur nature propre, c’est à dire des contraires (έναν-τίοτητες). C’est ainsi que nous y distinguons le froid et le chaud, le sec et l’humide, le léger et le pesant; les ténèbres et la lumière, les étoiles fixes et les astres errants; le serein et la brume ; l’été et l’hiver, le printemps et l’automne. Dans d’autres domaines nous constatons le rationnel et l’irrationnel, le sensible et l’incorporel; la justice et l’injustice, la vertu et le vice; la vie et la mort, etc. Le Logos se tient entre les contraires et les empêche de s’entre-détruire (1).

(1) Quis rer. div., I, 502.

Mais le Logos τομεύς ne se borne pas à mettre les con-traites en opposition entr’eux; il ne se borne pas à séparer seulement, « mais à diviser dans une juste proportion, soit quant à la superficie, soit quant à la profondeur, soit quant au poids, tous les éléments dont notre univers se compose ». C’est-à-dire que, toutes proportions établies et gardées, les différentes parties du monde sont égales entr’elles ; en d’autres termes, chaque individu représente un petit tout dans le grand tout. « Ainsi, dit Philon, il est des philosophes qui considèrent le monde et l’homme comme deux êtres analogues et semblables ; c’est pourquoi ils ont appelé le Cosmos, un grand-homme (μέγας δνθρωπος), et l’homme un petit-Cosmos (βραχύς κόσμος), attendu qu’ils sont l’un et l’autre composés des mêmes éléments et forment chacun un tout à part. Ces philosophes n’enseignent pas ces théories d’une manière téméraire, car ils ont compris que l’art de Dieu (ή του θεού τέχνη) par lequel il a tout créé, n’est sujet ni à un accroissement ni à une diminution, mais qu’il demeure toujours semblable à lui même, et forme chaque individu avec justesse et proportion. Car le créateur s’est servi de tous les nombres et de toutes les idées qui ont des liens de parenté avec la perfection. Dieu donc devait trouver bonne la création, non pas à cause *de la matière inanimée et dissoluble, mais à cause de l’organisation artistique dont elle était le résultat » (1).

(1) Ibid., 494 ss.

Telle est l’activité particulière du Logos agissant en qualité de τομεύς ou de force organisatrice. Il opère sur le général et le particulier, le genre et l’espèce, car il est lui même le genre le plus universel, qui contient dans son sein les espèces particulières.

Mais l’action du Logos philonien peut encore se concevoir dans un autre . sens, eu égard à son contenu. Nous savons qu’il est la somme de toutes les idées et que ces idées sont des forces, c’est-à-dire qu’elles possèdent une énergie propre. Les idées dont le Logos est rempli sont des cachets, mais des cachets qui s’impriment d’eux mêmes, sur la matière. S’il n’en était pas ainsi, si les Ιδεαι ou les δυνά-μ€1ς n’avaient pas la propriété d’agir sur la substance informe et confuse, on serait obligé de rapporter l'organisation de la matière à Dieu lui-même d’une manière immédiate, ce qui est contraire aux principes philoniens. Nous n’avons plus à démontrer ici l’identité des idées et des forces divines, il nous suffit de constater que le Logos les possédant en lui même, et en étant, comme nous avons vu, le représentant, doit aussi nous apparaître à cet égard comme le principe cosmique dans sa généralité, et comme manifestant son énergie d’une manière indépendante. L’épithète d’δργανον ou d’έργαλείον appliquée au Logos divin ne doit donc pas nous le faire considérer comme un instrument aveugle et sans vie. Si notre auteur affectionne cette manière de s’exprimer, c’est qu’il chérit bien plus encore l’idée de la Causalité absolue de Dieu, de la souveraineté du Maître de l’univers. Citons à ce propos un passage important. Il s’agit de l’interprétation de Gen. XXXVIII, 25, et de l’anneau donné à Thamar. Philon nous dit: δίδωσι γάρ δ θεός τή ψυχή σφραγίδα, πάγκαλον δώρον, διδάσκων, δτι άσχημάτιστον οδσαν τήν τών πάντων ούσίαν έσχημάτισε, καί άτύπωτον έτύ-ττωσε, καΐ δποιον έμόρφωσε, καί τελείωσας τόν δλον έσφράγισε κόσμον ·εικόνι καί ΐδέφ, τφ έαυτοϋ λόγψ » (1). Bien que dans cet endroit le philosophe alexandrin semble considérer Dieu comme celui qui imprime l'effigie, et le Logos comme le cachet qu’il tient entre ses mains, nous n'en devons pas moins croire à l’énergie propre de l’instrument qui agit au nom du Père de toutes choses. D’ailleurs, la dénomination d’organe ou d’instrument n’exclut pas nécessairement l’idée d’indépendance. Une preuve que Philon abondait dans ce sens c’est qu’il nous dit, une fois seule il est vrai, que « le Logos imitant les voies du Père forma les espèces en se servant des idées-archétypes» (2). A la vérité, ce passage pris à la lettre serait une grande inconséquence, puisque dans toute l’exposition philonienne, le Logos représente l’ensemble des idées sans en être par conséquent séparé ; nous avons toutefois ici une preuve à l’appui de ce que nous venons d’avancer. Si Philon n’avait pas conçu le Logos comme agissant d’une manière indépendante et par ses énergies propres, il n’aurait pas exagéré son activité au point de le séparer des idées et de faire de celles-ci des instruments entre ses mains. — Il est donc certain que, de même que les idées qui composent le monde intelligible sont des forces vivantes, ainsi le Logos, qui représente leur totalité, est le principe actif, là force cosmique de Dieu dans ce qu’elle a de plus général.

(1) De Somnis, I, II, 665.

(2) De Conf, ling., I, 414: ..... μιμούμενος τάς τοθ πατρύς όδούς, πρός παραδείγματα Αρχέτυπα έκείνου βλέπων έμόρφου είδη. Nous croyons, avec Heinze (ouv. cit., p. 225) que si les termes de ce passage sem-blent contredire la théorie générale des idées, Philon ne devait pour-tant pas contenir cette contradiction dans son esprit Notre auteur est souvent inconséquent, mais rarement à ce point.

C’est donc par son Logos que Dieu a créé le monde, et c’est aussi à l’image de son Logos qu’il l’a fait. C’est pourquoi dès le commencement toute créature a reçu en partage une forme parfaite à l'image du Verbe parfait. Les êtres animés sont imparfaits à leur naissance, mais cette imperfection ne consiste que dans la quantité, les périodes de la croissance en sont une preuve ; quant à la qualité ils sont parfaits, car celle-ci reste la même vu qu’elle est une empreinte du Logos stable et invariable (1).

(1) De profugis, I, 547: τό γάρ γινόμενον Σφον, άτελές μέν έστι τφ ποσφ' μάρτυρες δ’ αί καθ’ ήλικίαν έκάστην παραυΣήσεις* τέλειον δέ τφ ποιφ ־ μένει γάρ ή αότή ποιότης, άτε άπό μένοντος έκμαχθεΐσα καί μηδαμή τρεπομένου θείου λόγου.

A cet égard le Cosmos est aussi à l’image de Dieu puisqu'il est fait à l’image du Logos divin qui est l’image même de Dieu. Toutefois notre philosophe préfère se baser sur Gen., I, 26: « Dieu fit l’homme à son image... », etc., et il ajoute: Si l’homme a été^créé d’après un modèle divin, à fortiori le monde entier, dont l’homme n’est qu’une faible partie, doit-il porter en lui l’image du divin (2).

(2) De Opific. Μ., I, 5.

Le Logos est donc l’instrument créateur par excellence, que nous l’envisagions comme τομεύς, comme l’ensemble des forces divines, ou comme l’idée-archétype qui s’imprime sur la matière. Dans cette fonction il nous apparaît clairement en sa qualité d’intermédiaire entre le Dieu absolu transcendant, et la substance confuse, sans ordre et sans vie.

 

§ II.

Le Logos conservateur et recteur de l’univers.

Si Dieu s’est servi de son Logos pour organiser la matière et en faire un Cosmos, il est évident que la fonction de conservateur de l’univers doit incomber aussi au même agent, car selon notre philosophe, il est un fait prouvé par l’expérience que l’œuvre n’est jamais abandonnée de son auteur(1). La matière une fois organisée et le Cosmos formé, il est nécessaire que le Logos veille sur les êtres « car, comme on l’a déjà dit, le Père tout puissant lui a concédé la prérogative de se tenir sur le confin et de distinguer la créature d’avec le créateur.....Il n’est ni inengendré comme le Père ni engendré comme nous, mais il agit entre les deux extrêmes »(2). Il est subordonné à Dieu, «mais il est au-des&s du monde et de beaucoup antérieur à lui » (3); c’est pourquoi il a le pouvoir de le conserver et de le régir. La fonction que Philon va maintenant attribuer au Logos, n’est qu’une continuation de la précédente. Le Logos va déployer les mêmes énergies pour la conservation de l’univers que pour son organisation. En effet, comme le nombre des contraires (έναντιότητες), soit dans le domaine sensible, soit dans le domaine intelligible, est infini, l'activité du Logos en sa qualité de τομεύς n'a pas de borne. Aussi c'est dans cette fonction qu'il continué à agir sur l’univers, soit en empêchant que les contraires ne s'anéantissent dans la lutte, soit en les retenant ensemble, de sorte que tout s'unisse selon les lois de l'harmonie. Ainsi, décrivant les vêtements du souverain sacrificateur juif, Philon compare ce dernier avec le Logos en disant que celui-ci se revêt aussi d'une robe, c'est-à-dire de l'univers et de ses éléments, qu'il harmonise entr'eux et qu'il unit (ένδύεται δέ δ μέν πρεσβύ-τατος του δντος λόγος ώς έσθήτα τόν κόσμον..... δ τε γάρ τοϋ δντο* λόγος δεσμός ών απάντων, καί συνέχει τά μέρη πάντα καί σφίγγει), car il ‘est un lien qui rattache toutes choses, ne permettant pas qu’elles se dissolvent ni se repoussent (Ktii κωλύει αύτά διαλύεσθαι καί διαρτάσθαι). Et, pour montrer qu’il' n’est pas un lien irrationnel, il le compare à l’âme humaine qui, elle aussi, se revêt d'un corps comme l'âme du sage se revêt dés vertus (1). Ailleurs il nous dépeint, d'une manière plus expressive encore, cette fonction cohésive du Logos, lorsqu’il nous dit que, de leur nature propre, les choses sont mobiles ou incohérentes, mais qu'elles sont affermies et reliées par le Logos divin qui est comme un bitume qui remplit tous les vides. D'où il conclut que celui qui relie et enchaîne toutes choses doit posséder *en lui-même la plénitude (2).

(1) De Opific. Μ., I, p. 2.

(2) Quis rer. div. haer., I, 501502־.

(3) Alleg. leg ) I, 121: ό λόγος τοΟ θεού ύπεράνω παντός έστι τοΟ κόσμου καί πρεσβύτατος γενικότατος των όσα γέγονε.

(1) De profugis, I, 562.

(2) Quis rer. div., I, 499: ·χαύνα τά τε άλλα έΕ έαυτών, εΐ δέ που καί , πυκνωθέν εϊη, λόγψ σφίγγεται θείψ■ κόλλα γάρ έστι καί δεσμός ούτος τά. πάντα τής ούσίας έκπεπληρωκώς.

Le Logos est donc à cet égard une force de la nature. Or, comme il agit sans interruption, comme tout dans l'univers, soit dans le ciel, soit sur la terre, est organisé d'après certaines règles ou analogies, et que rien n’est privé de sa raison d’être (1), Philon appellera aussi ce Logos qui pénètre et retient tout : la loi éternelle : νόμος δ άΐδιος « Comme toute ville bien constituée possède ses institutions, le monde devait nécessairement avoir les siennes ; ces lois sont comprises dans la signification générale de la droite raison de la nature, δ τής φύσεως όρθός λόγος, que l'on appelle plus proprement le droit divin, la loi divine qui donne à chaque créature ce qui lui convient » (2). Il est évident pour nous que les expressions όρθός λόγος τής φύσεως ainsi que νόμος δ άΐδιος se rapportent au Logos dont nous avons parlé jusqu’ici, et qu'elles indiquent sous une forme particulière sa fonction de conservateur et de recteur de l’univers.

(1) De Monarch.,, II, 226.

(2) De Opif. Μ., I, 34: αύτή (ή πολιτεία) δε έστιν ό τής φύσεως όρθός λόγος, ώς κυριωτόρα κλήσει προσονομάΣεται θεσμός, νόμος θείος ιϊιν, καθ’ δν τό προσήκοντα καί έπιβάλλοντα έκάστοις προςενεμήθη.

Citons encore un exemple qui nous montrera clairement l’identité du Logos conservateur avec la loi physique universelle. Philon considère l’univers comme une sphère unique lancée dans l’espace, et en dehors de laquelle se trouve le néant. Il se demande alors comment il se fait que ce corps immense puisse subsister sans être soutenu par quelque chose, et comment ses éléments, si contraires de leur nature, peuvent durer en commun sans s’entre-détruire. Il trouve la solution de ce problème en admettant l’existence d’une loi éternelle du Dieu éternel, un soutien (ίρεισμα) solide et vigoureux, qui réunit toutes les parties de l'univers en les ramenant vers un certain point, une force qui va du centre aux extrémités et des extrémités au centre du monde. Cette force centripète et centrifuge, comme nous disons aujourd'hui, a été engendrée par le Père, affirme notre auteur;, elle est devenue une loi, un lien indissoluble. C'est par elle que les éléments subsistent, que la terre n'est pas dissoute par l’eau, que le feu n’est point dissipé par l’air, que l'air ne s'enflamme pas au contact du feu..., etc. Cette force ou loi divine pénètre entre les divers êtres créés et les relie comme les consonnes relient les voyelles en s'intercalant parmi elles. C'est ainsi que tout procède avec ordre dans l'univers, et que les éléments hétérogènes s'harmonisent (1).

(1) De planfat., I, 330-331: Νόμος ό άΐδιος θεού τού αιωνίου τό όχυ-ρώτατον καί βεβαιότατον έρεισμα τών δλων έστίν. Ούτος τών μέσων έπί τά ■κέρατα καί άπό άκρων έπί τά μέσα ταθείς δολιχεύει τόν τής «ρύσεως δρόμον άήττητον, συνάγων τά μέρη πάντα καί σφιγγών δεσμόν γάρ αότόν άρρηκτον τού παντός ό γεννήσας ίποίει πατήρ. Voy. aussi ie Pseudo— Phil. De Mundo, 11, 604.

Les expressions θείος λόγος et θείος νόμος sont donc synonymes dans la question qui nous occupe. Philon nous dit soit de l’un soit de l’autre, qu'ils sont engendrés par le Père. L’un et l'autre sont appelés δεσμός. De plus, l'action, qu'ils exercent est absolument la même, vu que l'un réunit les éléments et remplit les vides comme le bitum (κόλλα) et que l'autre se mêle aux éléments comme les consonnes se fondent avec le voyelles. D'ailleurs Philon nous dit en propres termes: ô όρθός λόγος, δς δή νόμος έστιν, ού φθαρτός(2).. Il n’était donc pas nécessaire que T. Mangey, dans son édition des œuvres de Philon, s'obstinât à vouloir lire λόγος au lieu de νόμος puisque cela revient au même (3).

(2) De Ebrietate, I, 379.

(3) De Plantatione, 10c. cit., Nota I. (Ed. Mang.).

Le Logos fonctionne donc dans l'univers en qualité de force et de loi de la nature, et c’est comme tel qu'il est l'intermédiaire divin qui gouverne le monde. A ce propos Philon nous dit que le Psaume XXIII: « L’Éternel est mon berger..., etc.» devrait être médité non pas seulement par les amis de Dieu, mais par l'univers entier et tout ce qu’il contient. « Car Dieu, le grand roi, gouverne la terre et la mer, l’air et le feu, les plantes et les animaux, les mortels et les immortels, selon la justice et la loi, au moyen de son ύρθός λόγος premier-né, qu’il a envoyé comme son représentent (ύπαρχος) pour prendre soin de la créature (1). C’est pourquoi le Logos nous est souvent représenté comme un pilote (2), ou bien en d’autres circonstances, comme le gouvernail manié par le grand Recteur de l’univers (3). Et lorsque dans l'interprétation d’un texte de l'Écriture, Philon trouve l’occasion de parler de l'activité de Dieu se manifestant par ses Forces, le Logos nous est présent comme étant le conducteur de ces Forces divines, ou pour parler plus exactement, comme celui qui tient les guides, tandis que Dieu lui-même donne les ordres et dirige tout l’équipage (4).

(1) De Agricult., I, 308.

(2) De Cherubim, I, 145: ό πηδαλιούχος καί κυβερνήτης τού παντός, λόγος θείος.

(3) De Migratione, I, 4^7: °® (λόγου) καθάπερ οΐακος ένειλημμένος ό ׳τών όλων κυβερνήτης πηδαλιουχεί τά σύμπαντα.

(4) De profugis, 1, 561: ώσθ’ ήνίοχον μέν είναι τών δυνάμεων τόν λόγον, έποχον δέ τόν λαλούντα, έπικελευόμενον τφ ήνιόχψ τα πρός όρθήν τού παντός ήνιόχησιν.

Nous voyons donc ici, comme dans le § précédent, que l’activité du Logos est indépendante d’un côté mais dépendante de l'autre. C’est du moins ce que les termes nous indiquent, ainsi que la nature des fonctions. Nous ne pouvons donc pas conclure non plus à une activité personnelle dans toute la force du terme. Le Logos est surtout conçu comme un instrument, comme une loi ou force physique qui s’exerce sur la nature matérielle.

Mais si l’activité indépendante du Logos ressort difficilement de ce que nous avons examiné jusqu’à maintenant, Philon l’accentue, semble-t-il, d’une manière plus directe dans un autre domaine, savoir le domaine moral. Il ne s’agit point encore ici de l’activité morale du Logos dans un sens restreint, c’est-à-dire de l’influence qu’il exerce sur les êtres moraux en particulier, mais d’une fonction qu’il remplit relativement aux destinées du monde entier. Nous voulons parler du rôle de Providence que Philon lui attribue. Nous avons déjà vu comment notre philosophe, à l’instar de ses prédécesseurs, considérait le Cosmos comme un grand tout animé. A ce point de vue il considère le Logos, soit comme l’âme du monde ou l’esprit universel, soit comme la loi de l’ordre moral dans ce qu’elle a de plus générique. Dans ce sens le Logos est encore le gouverneur et le conservateur de l’univers, mais il n’est plus un principe physique seulement. Il est donc nécessaire que nous l’envisagions encore à ce point de vue, c’est-à-dire dans son rapport avec l’univers entier, avant de l’étudier d’une manière plus particulière dans ses relations avec le microcosme, c’est à dire l’homme.

Après nous avoir présenté le Logos comme loi cosmologique proprement dite, Philon nous le donne comme une loi spirituelle ou la raison universelle dans laquelle tous les phénomènes et tous les événements qui se passent dans le monde, trouvent leur cause. Nous citerons à cet égard un passage qui exprime clairement la pensée de notre auteur. « Sans vouloir considérer les péripéties de chaque créature, nous dit-il, jetons un regard rétrospectif sur les événements survenus dans les diverses régions du monde que nous habitons. Jadis la Grèce florissait, mais les Macédoniens lui ravirent sa puissance, la Macédoine à son tour jouit d’une immense prospérité, mais elle fut divisée en plusieurs parties, et par-là même, de plus en plus affaiblie jusqu'à sa décadence complète. Mais , avant les événements de la Macédoine, la Perse avait aussi atteint les plus hautes grandeurs, une seule journée suffit pour mettre fin à un si grand empire; ce sont les Parthes maintenant qui dominent sur les Perses leurs anciens maîtres. De même l'Egypte fut jadis célèbre par sa puissance et sa prospérité, mais sa gloire a passé comme un nuage. Et que dirons-nous de l'Ethiopie? De Carthage? Que dirons-nous des rois du Pont? Que dirons-nous de l’Europe, de l’Asie ? Bref, que. dirons-nous de tout le monde habitable? N'en est-il pas de lui comme d’un navire balancé çà et là, tantôt poussé par un vent propice, tantôt, balotté par un vent contraire? Et d’où proviennent toutes ces choses? La raison, la voici: c’est que le Logos divin dirige les événements dans le monde. Le Logos divin se transporte de ville en ville, de pays en pays, de nation en nation, donnant aux uns ce dont il prive les autres, et opérant des variations selon les époques, de telle sorte que le monde entier, à l’instar d’une ville, est administré par le meilleur des régimes : la démocratie (îva ώς μία πόλις ή οικουμένη πάσα τήν άρίστην πολιτειών άγη δημοκρατίαν) » (1). C’est ainsi que Philon concevait le destin. Il le trouve dans l’activité du Logos, c’est-à-dire dans la loi de l’ordre moral universel et non pas dans une fatalité aveugle.. Les causes du bien ou du mal qui doit arriver dans le monde, sont contenues dans le Logos duquel tout découle nécessairement (2). En attribuant au Logos un rôle de Providence, Philon est conséquent avec ses principes, car du moment qu’il affirme la nécessité d’une intervention de la divinité dans le monde, il faut qu’il en tienne compte dans sa théorie et qu'il l’attribue à l'intermédiaire créateur, afin de maintenir par-là même, son idée de la transcendance divine.

(1)            immutab·, I, 298: χορεύει γάρ έν κύκλψ λόγος ό θείος, δν 01 πολλοί τών άνθρώπων όνομάΣουσι τύχην.

(2) De Cherubim, I, 145.

Tels sont donc les rapports du Logos avec le Cosmos dans son ensemble. Nous avons vu dans quel sens il en est l’organe créateur, conservateur et recteur. Il nous est apparu, avant tout, comme organisateur et comme loi de la nature matérielle, mais aussi comme agissant d’une manière efficace sur l’ordre moral de l’univers. Nous allons le considérer maintenant comme principe spirituel et moral dans ses rapports avec l’âme humaine en particulier.

 

Art. II.

Le Logos dans ses rapports avec le Microcosme.

§ I.

Le Logos type de la nature rationnelle.

Nous connaissons déjà la plus grande partie des idées de Philon relativement à la nature humaine en général; nous les avons exposées dans les principes généraux. Nous avons vu que c’est par sa nature rationnelle (désignée sous différents noms, p. 3γ et ss.) que l’homme se distingue de tous les autres êtres terrestres et animés, qu’il s’élève en roi au-dessus de la création et qu’il embrasse toute chose par un acte immédiat de sa pensée. —Comme tous les êtres visibles qui sont dans l' univers existaient déjà en idées dans le monde invisible ou Logos divin, c’est-à-dire à l’état de types, l’homme rationnel devait nécessairement y être aussi représenté. Nous nous souvenons que Philon accentua, à côté de l'idée générale du sensible, celle de l’intelligible en soi, possédant les êtres intelligibles individuels dans son sein. Dès lors, la partie rationnelle (νοδς, λόγος) de l’homme a dû être une espèce rentrant dans le genre intelligible (1). — Philon devait bien le concevoir ainsi; mais comme Γ homme représente à lui seul une nouvelle sphère, un monde nouveau, un microcosme, et que le Logos divin de son côté est l’idée des idées, renfermant en lui tous les éléments du monde intelligible comme l’homme renferme tous ceux du monde sensible, notre philosophe devait naturellement se sentir disposé à établir un rapport plus particulier entre le Logos et cet univers en petit qui s’appelle l’homme. En effet, lorsqu’il s’agit de la création des êtres sensibles en général, Philon se contente de dire d’une manière vague qu’ils sont à l’image des archétypes, tandis que lorsqu’il s’agit de la nature rationnelle, c’est-à-dire l’homme par excellence (2), il nous affirme que Dieu ne paraît s’être servi d'aucun autre modèle que de son seul Logos pour la former. C’est pourquoi si l’âme humaine est la copie du plus beau type, elle doit être aussi l’image la plus excellente (1). Il fallait que le type rationnel dans l'âme de l'homme fût une empreinte de la raison divine, du Logos, Or comme l’homme mortel ne peut être comparé à Dieu mais à son image seulement, Philon le concevra comme une imitation du δευτερόθεος (2). L’âme humaine est donc ce qu’ il y a de plus précieux car elle porte en elle une ressemblance divine, ayant été formée selon l’idée archétype, le Logos suprême (3). L’âme participe donc de la nature du Logos (πας άνθρωπος κατά μέν τήν διάνοιαν ώκείωται θειω λόγψ, της μακαρίας φύσεως έκμαγείον ή άπόσπασμα ή άπαύ-γασμα γεγονώς), elle en est non-seulement une empreinte mais, une parcelle ou un rayon (4). Il doit en être ainsi, car il ne serait pas possible que l’intelligence humaine, renfermée en un espace aussi étroit que le cerveau ou le cœur, pût. concevoir d’aussi grandes choses, si elle n’était, pas une partie de cette âme divine ou de l’âme du monde (5). L’âme humaine peut être distincte de Dieu mais non séparée, car rien ne se détache du divin par voie de scission: tout se dilate (6). Tous les hommes sont doués d’une nature rationnelle; ils sont unis au Logos par cette nature même, et par conséquent ils sont frères (7).

(1) Nous avons vu précédemment (p. 74) que, de même qu’une idée générale existe comme type avant les êtres particuliers, ainsi.avant l'espèce homme existait le genre homme, c’est-à-dire un γενικός dv-θρωπος, l’homme intelligible, tandis que l'homme réel n'est venu qu’a-près. Celui-ci est perceptible aux sens, il est homme ou femme; l’autre n’est qu’une idée, un sceau intelligible. De Opif. mundi, I, 17.

(2) Det. pot. insid., I, 207: έκαστον ήμών κατά τάς προσεχείς τιμάς άριθμών δύο είναι συμβέβηκε ζφον τε καί άνθρωπον έκατέρψ δέ τούτων συγγενής δύναμις τών κατά ψυχήν άποκεκλήρωται* τφ μέν ή ζωτική, καθ’ ήν ζφμεν ״ τό δ’ ή λογική καθ’ήν λογικοί γεγόναμεν.

(1) Opif. Μ., I, 33: βτι δέ καί τήν ψυχήν Αριστος ήν, φανερόν* ούδενΐ γάρ έτέρψ παραδείγματι τών έν γενέσει πρός τήν κατασκευήν αύτής έοικε χρήσασθαι, μόνψ δ', ώσπερ είπον, τφ έαυτοθ λόγψ. ־

(2) Euseb., Praep. evang. Mang., II, 625: « “εδει γάρ τόν λογικόν έν Ανθρώπου ψυχή τύπον ύπό τού θείου λόγου, χαραχθήναι, έπειδή ό πρό τού λόγου■ θεός κρείσσων έστίν ή πάσα λογική φύσις, κ.τ.λ.

(3) De spec, leg., I, 333: Επειδή θεοειδής, ό Ανθρώπινος νούς, πρός Αρχέτυπον Ιδέαν, τόν άνωτάτω λόγον, τυπωθείς.

(4) Opif. Μ., I, 35.

(5) De Mutât, nom., I, 612.

(6) Quod det. pot. ins., I, 209.

(7) Cf. De Execrationibus, Ed. Gelen., p. 935 C avec 936 E.

De cette liaison immédiate de l’homme avec le Logos nous tirons la conséquence suivante. Si Pâme humaine procède du Logos, toute activité rationnelle de l’homme soit dans la vie intellectuelle, soit dans la vie morale, doit avoir aussi son principe et sa source dans ce même Logos divin. C’est ce que nous essaierons de démontrer.

 

§ II.

Le Logos source de la vie intellectuelle.

Qu’est ce que la sagesse humaine et quel en est l’objet ? — D’une manière générale la sagesse (σοφία et έπιστήμη), selon l’opinion philonienne, c’est la voie qui conduit l'homme à la connaissance de Dieu. C’est cette voie que l’homme a perdue, comme Moïse nous le dit Gew., VI, 12: κατέφθειρε πάσα σαρξ την τοΟ αΙωνίου και άφθάρτου τελείαν δδόν τήν πρύς θεόν άγουσαν, ταύτην ϊσθι σοφίαν..... τά bè τέρμα τά του bboû γνώσίς έστι καί επιστήμη θεοΟ (1). Cette voie qui conduit à la connaissance du Souverain de l'Univers , Philon l’appelle la voie royale; elle est la sagesse qui conduit à l’incréé (2). Elle doit donc être, pour notre philosophe, le but de la vie humaine. Mais, d’une manière plus particulière, Philon conçoit la sagesse humaine comme « la science des causes divines et humaines et des phénomènes qui en dérivent ». La philosophie n’est que la route que l’on doit suivre pour arriver à la sagesse. Et comme les encycliques servent la philosophie, celle-ci à son tour sert la sagesse (3). La philosophie c’est la recherche. Philon nous l'a souvent dit : c’est la science des probabilités seulement, tandis que la sagesse c’est « la foi certaine » des choses spirituelles (1). Il était donc naturel que notre auteur considérât Dieu, l’être absolu par excellence, comme l’objet le plus digne de la sagesse humaine. Tl γάρ μάθημα κάλλιον έπιστήμης τοθ όντως δντος ΘεοΟ ? (2). Le sage doit chercher Dieu car c’est aussi pour lui le bonheur (3).

(1) Quod Deus itnmut., I, 294.

(2) Ibid., 296.

(3) De Congressus quaer. erud., I, 530: ”Conγάρ φιλοσοφία έπιτήδευσις σοφίας, σοφία δέ, έπιστήμη θείων καί Ανθρωπίνων καί τών τούτων αίτιών.

(1) De Migratione, I, 463.

(2) De Sacrificantibus, I, 262.

(3) Ibid., 264. Det. pot. insid., 1, 208.

Mais comme nous savons que l’homme est incapable de connaître Dieu en lui-même, et qu’il ne peut le concevoir qu’en tant qu'il se manifeste, l’objet de la sagesse devra donc être pour Philon la connaissance du Dieu manifesté, c’est-à-dire de sa raison émanée dans le monde, du Logos divin. Du reste, à un autre point de vue, si la sagesse est la science des êtres et de leurs causer, le Logos qui est la raison de toute existence devra à bon droit figurer comme l’objet de la connaissance humaine et l’idée même de la sagesse. Aussi notre auteur nous dit-il souvent: si l’homme ne peut atteindre à la connaissance du Dieu absolu qu’il s’efforce au moins de connaître son Logos (4), et si nous ne pouvons être appelés enfants de Dieu, tâchons d’être les fils de son Logos (5), c’est-à-dire tâchons de le connaître. Le but de la vie du sage est donc de rester en communion spirituelle avec le Logos qui est la source de la sagesse humaine (6). Il est par conséquent la voie qui conduit à Dieu (βασιλική όδόςξ la philosophie par excellence (άληθής και γνήσιος φιλοσοφία), la parole φνΐηβ (7) d’où découlent toutes les disciplines et toutes les sciences dont il est rempli (1).

(4) De Conf, ling., î, 419.

(5) Ibid., 426427־.

(6) De profugis, 1, 560.

(7) De post. Ca'ini, I, 244.

(1) De prof., I, 566 et De Somnis, J, 691.

Le Logos est donc l’objet des recherches du philosophe, et en même temps il est celui qui peut nous faire atteindre notre but, car pour arriver à la science nous devons recourir au Logos qui nous instruit (2) et qui ouvre l’intelligence de chacun de nous, afin de nous rendre aptes à recevoir les choses spirituelles. C’est lui qui nous facilite l'expression même des idées que nous avons conçues, qui nous fait percevoir les objets sensibles avec justesse; c’est lui, le Logos spermatique, architecte et divin, qui rapporte tout au Père (3).

(2) De profu g is > 1. cit.

(3) Quis rer. div. haer., I, 489. Cf. Alleg. leg., i, 117.

Philon nous explique cette fonction du Logos comme principe de la connaissance et comme producteur de celle-ci, en établissant une comparaison entre la nature de la manne que les Israelites mangèrent au désert et l’activité efficace du Logos divin. Nous allons transcrire quelques passages qui éclairciront le point qui nous occupe.

« Ceux qui demandaient ce qui nourrit l’âme, nous dit « l’auteur, apprirent que c’est la parole de Dieu et le Logos « divin (βήμα Θ60Θ καί λόγον θειον) duquel découlent, comme « d’un fleuve éternel, toute science et toute sagesse, qui sont « la nourriture de l’âme. Cette nourriture nous est présentée « dans l'Écriture comme un don venant de Dieu. «Voici, « je ferai pleuvoir sur vous dû pain des cieux >> (Exod. xvr, 4). « En effet, Dieu fait descendre la sagesse céleste dans les « âmes nobles et désireuses de connaître les choses d’en-haut. Mais lorsqu’elles voient et qu’elles goûtent les « effets de ce pain du ciel, bien qu’elles s’en réjouissent, « ces âmes ne savent pourtant pas dire d’où provient ce don excellent, cette douceur. C’est pourquoi elles demandent : qu’est-ce qui est plus doux que le miel et plus blanc « que la neige? Et elles apprennent de Moïse que c'est « le pain que Dieu leur donne à manger. Et quel est ce pain ? C’est la parole de Dieu que chacun doit recevoir en « partage, qui illumine l'âme, et l’adoucit en rayonnant en « elle la splendeur de la vérité » (1). Telle est l’interprétation que Philon nous donne de Exod. XVI, 4 et 15. La lumière intellectuelle découle donc du Logos, pénètre les intelligences et les âmes, et leur donne une nourriture dont elles éprouvent les effets bienfaisants, mais sans qu'elles aient unie conscience nette et claire du phénomène qui se manifeste (Interprétation de ces mots: « or les Israélites ne savaient ce que la manne était »). C’est pour cette raison que l’auteur nous dit souvent qu’il est des âmes qui cherchent sans rien trouver, tandis que d’autres trouvent la connaissance sans l’avoir cherchée, attendu qu’elle leur a ·été inspirée d’en haut.

(1) De profugis, 1, 566. Cf. Quis rer. div· haer., I, 484..

Dans une autre circonstance, et continuant sa comparaison entre le Logos et la manne, l'auteur nous dit que la manne est blanche, comme le Logos est resplendissant et rayonnant; que c’est en participant de sa vertu que l’âme s’illumine et que les ténèbres de notre entendement se dispersent; l’âme en éprouve aussitôt une joie qu'elle n’avait jamais connue.

— De même que la rosée couvrait toute la surface du camp des Hébreux, ainsi le Logos se répand d’une manière ininterrompue sur toutes choses. — Plus loin, profitant de ce que la manne ressemble à un grain de coriandre, Philon s’empare d’une opinion populaire relative aux propriétés de ce végétal, et établit une nouvelle comparaison entre les propriétés du Logos et celles du κύριον. Ainsi, nous dit-il, les agriculteurs prétendent que le grain de coriandre peut germer dans la terre, quand même on le briserait en plusieurs parcelles : il en est de même du Logos, qui conserve son efficacité et produit ses effets, que nous le recevions en entier, ou qu’il ne nous soit communiqué qu’en partie. En sa qualité de raison universelle, il jette des semences spirituelles dans la raison particulière des individus. Les plus parfaits parmi les sages peuvent jouir du Logos tout entier, mais il en est qui doivent se contenter de le posséder en partie. Philon exprime cette pensée d’une manière assez peu claire ; nous croyons toutefois qu’il ne peut vouloir dire que ceci : le Logos exerce graduellement son influence bienfaisante sur les esprits des individus, selon là force plus ou moins grande de réceptivité dont ceux-ci sont -doués. — Enfin, de comparaison en comparaison, notre allégoriste rapproche le terme κόριον (= coriandre) de κόρη ׳(= pupille de l’œil) et trouve un rapport nouveau entre cette dernière et le Logos. De même que la prunelle de l’œil malgré sa petitesse peut facilement embrasser la sphère céleste dans son immensité, ainsi le Logos perçoit distinctement toute chose, et il suffit d’en posséder une partie pour pouvoir contempler et comprendre tout ce qui est digne de l’être (1). Il est évident que le Logos représente ici la raison dans le sens lé plus général, c’ est à dire cette raison universelle dont chaque individu possède une parcelle ou une étincelle (άπόσπασμα, άπαύγασμα). Il revêt dès lors une foule de caractères, et pour les exprimer dans son parallèle, Philon traduit le terme hébreu מן par la particule τί, quelque -chose d’indéfini, d’universel ; c’est-à-dire que la manne est le symbole du λόγος γενικώτατος, ou du γενικώτατόν τι, la raison la plus universelle qui se participe à l’infinité des êtres rationnels (1).

(1) Alleg. leg., I, 120-123.

(1) Quod det. pot. insid., 1, 213 ss. Alleg. leg., 1, 82.

Ailleurs, Philon nous décrit encore l’influence spirituelle du Logos sur les individus, en l’identifiant avec la Sagesse de Dieu. Il s’agit de Deut., XXXII, 13: Μέλι έκ πέτρας καί έλαιον έκ στερεός πέτρας. Le rocher inébranlable c’est la Sagesse de Dieu qui nourrit et instruit ceux qui désirent une nourriture spirituelle et incorruptible. Elle est la mère de toutes les créatures, et comme telle, elle dispense ses dons, c’est-à-dire qu’elle se donne elle-même; mais elle ne descend point sur ceux qui sont indignes de la recevoir, c’est-à-dire complètement dégénérés. Cette source de la sagesse coule avec plus ou moins d’intensité. Quand elle descend en nous avec lenteur, elle adoucit comme du miel, elle nous donne la douce saveur de la connaissance, et quand elle descend avec rapidité notre âme est inondée de lumière. « Cette sagesse, nous dit Philon, est ici symbolisée par « l’huile du rocher », mais ailleurs, Moïse la compare à la manne, c’est-à-dire au Logos le plus ancien et le plus universel » (2).

(2) Quod det. pot.t 1, 213 ss.

Mais l’homme, de son côté, doit se rendre digne d’obtenir cette lumière par l’étude et la méditation ; c’est du moins ce que notre philosophe semble vouloir nous dire, lorsqu’il parle du Logos comme du refuge vers lequel les âmes doivent se hâter, afin que, puisant à cette source de la sagesse, elles obtiennent comme prix de leur course, non point un don périssable, mais la vie éternelle (3).

(3) De profugis, T, 560.

En effet, le Logos est le « père des méditateurs » (άσκητών). L’homme doit émigrer dans le pays du Logos saint, qui est le protecteur des ascètes, car la sagesse est le meilleur séjour des âmes qui ont été éprouvées. C'est dans la solitude et la méditation que l'âme humaine est fécondée, et qu'elle enfante de bonnes pensées, car Dieu fait pleuvoir sur elle la science véritable. — Philon nous fait mieux comprendre sa pensée en disant qu'il s'est trouvé lui-même dans des moments d’extase, où il s'est senti fortement inspiré d’en haut. Il ne conçoit point l'âme de l’ascète comme soumise à des mouvements impétueux, à la manière des Grecs, mais comme étant en repos, et jouissant des dons de Dieu avec une entière satisfaction. L'âme, en communication avec le divin vit exempte d'inquiétude, car elle est remplie de confiance. A cet égard, l'auteur nous affirme qu'il lui est souvent arrivé de se mettre au travail rempli de pensées philosophiques, avec un plan bien arrêté, mais que tout-à-coup il a trouvé son entendement vide et a dû abandonner son ouvrage, saris ־n'avoir rien pu produire. Tandis qu'en d’autres circonstances, s'étant mis au travail sans but bien déterminé, il s'est senti instantanément rempli d’idées: les pensées lui venaient d'en haut. Il s'est senti transporté par l'inspiration, il a tout oublié: ce qui est extérieur, le lieu où il est, ce qui est présent devant lui, ce qui a été dit ou écrit (1). Nous pouvons même mentionner une pensée que Philon nous donne comme étant le produit d'une inspiration divine qu'il a reçue. A propos de l'interprétation de Gen., III, 24, après avoir mentionné quelques opinions relatives à la signification symbolique de l'épée de feu (φλογίνη Ρομφαία), Philon nous en promet une autre en disant qu'il se souvient l'avoir entendue de son âme qui est souvent éclairée par la divinité: ήκουσα fee ποτέ καί σπουδαιότερου λόγου παρά ψυχής έμής εΐωθυίας τά πολλά θεοληπτείσθαι καί περί ών ούκ οίδε μαντεύεσθαι. C'est alors qu'il nous dit que les deux Chérubins représentent deux Δυνάμεις divines, la bonté et la puissance (άγαθότης καί έξουσία), tandis que l'épée de feu est un emblème du Logos qui réunit ces deux pro-priétés divines en lui-même (1).

(1) De Migration«, I, 441.

(1) De Cherubim, I, 143. De Somnis, I, II, 692. Zeller, ouv. cit., p. 304,7. fait remarquer que c’est surtout pour l’interprétation du sens profond ou allégorique que Philon s’en rapporte à une révélation per-sonnelle.

Bien que cette inspiration prophétique ne nous soit pas expressément représentée comme l’œuvre propre du Logos, — du moins le terme n’est pas employé dans les passages que nous venons de citer —, nous n’en sommes pas moins autorisés à croire que, dans la pensée de Philon, c’est bien toujours par sa raison émanée, par son Logos, que Dieu assiste le sage, le conduit dans le chemin de la vérité, et lui découvre les trésors de la vraie sagesse. Pour nous en convaincre nous n’avons qu’à confronter les effets de l’inspiration divine tels que Philon vient de nous les faire connaître, avec les fonctions spirituelles du Logos que nous avons décrites plus haut.

Telle est donc l'influence que le Logos exerce sur la vie intellectuelle de l’homme. L’humanité, dont les facultés ont été affaiblies et altérées par le mal, peut donc avec le secours du Logos divin, poursuivre sa destinée sur la terre, et vivre dans la lumière. — Mais nous n’avons pas tout dit relativement aux rapports du Logos avec la nature humaine. Nous nous sommes borné à montrer l’influence du Logos sur l’esprit et l’intelligence de l’homme. Mais l’homme possède un cœur et une volonté, c’est-à-dire qu’il n’y a pas en lui une vie intellectuelle seulement, mais aussi une vie morale. Quelle est donc la position du Logos vis-à-vis de l'homme moral ? C’est à cette question que nous allons maintenant répondre.