IIème PARTIE.

LA DOCTRINE DU LOGOS.

CHAPITRE I.

LE LOGOS DANS SES RAPPORTS AVEC DIEU.

§ 1.

Le Logos considéré comme la raison immanente de Dieu.

Nous avons exposé dans notre première partie la notion philonienne de Dieu. Nous avons constaté que la Divinité du philosophe alexandrin est l'Etre absolu qui se suffit pleinement à lui même et qui de sa nature n'a aucune espèce de relation nécessaire avec ce qui est contingent. Mais du moment que Philon reconnaît dans le monde l'effet d'une cause extérieure et que cette cause est en Dieu, il doit naturellement rechercher au moyen de la spéculation, de quelle manière et dans quel sens ce Dieu transcendant et renfermé dans les profondeurs de sa nature, s'est déterminé à agir au dehors. Quant à la raison pour laquelle Dieu a voulu appeler les êtres à l’existence, nous la connaissons déjà. Philon la voit comme Platon dans la bonté divine. Mais il fallait aussi connaître le mode de création ; il fallait se rendre compte si possible de ce premier moment de l’activité divine en faveur des êtres à venir. De quelle manière notre philosophe conçoit-il l’acte divin dont le résultat doit amener à l’existence, selon son expression, les choses qui n’étaient pas ? — C’est dans la réponse à cette question que nous trouverons la notion du Logos.

Il s’agit de la création du Cosmos, c’est à dire d’une œuvre colossale que Philon compare souvent à la construction d’un immense édifice, ou d’une grande ville. Rien de plus naturel dès lors que de comparer Dieu à un grand architecte; c’est aussi ce que fait notre auteur. Se basant sur l’expérience il se demandera: que se passe-t-il dans l’esprit d’un architecte lorsqu’il se décide à bâtir une ville? Sa première préoccupation sera-t-elle d’élever immédiatement des murailles et de construire des palais? Mettra-t-il la main à l’œuvre avant d’avoir délibéré sur la forme et la structure générale qui devront caractériser son ouvrage? Non ·certes. Il est nécessaire qu’il imagine d’abord un modèle, qu’il conçoive un plan dans son esprit, puis qu’il l’exécute. L’architecte esquissera donc dans son imagination l’aspect général que sa ville devra revêtir, de telle sorte que les alentours, les rues intérieures, les quartiers, les temples, les gymnases, en un mot les différentes parties dont elle se composera, prennent une forme dans sa pensée en s’y imprimant comme un cachet dans de la cire. Un plan conçu de cette manière constituera à lui seul une ville idéale à l’image de laquelle la ville réelle sera construite. Philon désigne celle là sous le nom de νοητή πόλις, et celle-ci sous celui de αίσθητή πόλις, c’est à dire la ville intelligible ou idéale et la ville sensible ou corporelle. Les éléments matériels dont cette dernière se compose sont considérés comme les copies des éléments immatériels qui constituent la première. L’une consiste en idées ou en types, et l’autre en objets corporels ou sensibles (1).

(1) De Opificio Mundi, I, 4.

Cette manière de concevoir la fondation d’une ville, Phi-Ion la transporte dans la sphère divine, et à l’aide de la doctrine platonicienne des idées, il raisonne de la manière suivante : « Prévoyant qu’une copie excellente ne peut s’effectuer si l’on ne possède d’abord un beau modèle, et sachant que nul objet sensible ne saurait être parfait s’il ne correspond pas à une idée archétype parfaite, Dieu ayant résolu de créer notre monde sensible (δρατός, αίσθηγός κόσμος) imagina d’abord (προεΣετύπου) le monde intelligible (δ κόσ-μος νοητός) afin de former ensuite le monde corporel d’a-près un modèle incorporel et divin, contenant en lui autant de genres visibles (γένη) qu’il y en a d’invisibles dans le monde archétype. Dieu commença donc par concevoir les formes (τύποι) de cette grande ville qui s’appelle le monde, à l’image desquelles notre univers visible devait être formé à son tour. Ces types préformants du futur ponde visible ne sont pas de vains mots, mais des idées réelles localisées dans le sein de Dieu. En effet, de même que la ville idéale, dit-il, n’existe encore nulle part ailleurs que dans, l’intelligence ou dans la raison de l’architecte, ainsi le monde idéal que Dieu a conçu n’existe nulle part ailleurs que dans le Logos de Dieu » (1). Et plus loin Philon ajoute: si l’on voulait parler ouvertement, on dirait que le monde intelligible n’est pas autre chose que le Logos de Dieu créant, comme la ville intelligible ne saurait être que le λογισμός, l’esprit de l’architecte méditant la fondation de sa ville sensible d’après l’idéale (2). Oui, cet archétype, ce modèle que nous désignons sous le nom de monde intelligible, c’est l’idée des idées, le Logos même de Dieu (1). — La comparaison que Philon établit entre le Logos de Dieu et le logismos de l'architecte nous indique d’une manière très précise ce que nous devons entendre par l’expression λόγος θεού ou θείος λόγος. C’est la raison divine, ou pour parler plus clairement, c’est la force pensante de Dieu. Mais le passage cité ne contient pas cette seule idée du Logos divin; car si le monde intelligible est aussi désigné sous le nom de λόγος θεού, il est évident que nous devons constater ici une seconde notion du Logos divin. En effet, d’un côté le Logos est la raison divine imaginant les idées (2), et de l’autre, il est l’ensemble de ces idées enfantées par l’intelligence de Dieu. Il y a donc ici une activité et un résultat de cette activité même. Il y a un contenant et un contenu. C’est-à-dire qu’après avoir affirmé que le monde intelligible est localisé dans le Logos divin (la raison divine) il nous est aussi dit que ce même monde des idées est le Logos divin lui-même. Il est bien singulier que Philon n’ait pas aperçu ou n’ait pas voulu justifier cette inconséquence. Le terme λόγος a beau signifier en même temps raison pensante et pensée, il faut pourtant distinguer entre la force intelligente et l’idée conçue.

(1) De Opif. mundi, 10c. cit.: καΟάπερ oOv ή έν τφ όρχιτεκτονικφ προδιατυπωθείσα πόλις τήν χώραν έκτός οίικ εΐχεν, άλλ’ ένεσφράγιστο τή τού τεχνίτου ψυχή, τόν αότόν τρόπον οόδ* ό έκ τών ίδειίιν κόσμος δλλον δν έχοι τόπον, ή τόν θείον λόγον τόν ταότα διακοσμήσαντα.

(2) Ibid., 5: εί δέ τις έθελήσειε γυμνοτέροις χρήσασθαι τοίς όνόμασιν ■οόδέν dv έτερον εϊποι τόν νοητόν είναι κόσμον, ή βεοϋ λόγον ήδη κοσμο· ποιοϋντος. οΰδέ γάρ ή νοητή πόλις έτερόν τί έστιν, ή ό τοΟ άρχιτέκτονος λογισμός, ήδη τήν αίσθητήν πόλιν τή νοητή κτίΖειν διανοουμένου.

(1) 2)e Opif. mundi, 5: δήλον δέ δτι καί ή άρχέτυπος σφραγίς, ήν φαμεν ■είναι κόσμον νοητόν, αύτός δν είη τό άρχέτυπον παράδειγμα, Ιδέα τών Ιδεών, ό θεοϋ λόγος.

(2) Voyez aussi Leg. alleg., I, 47: Τφ γάρ περιφανεστάτψ καί τηλαυ-γεστάτψ έαυτοΟ λόγψ (βήματι) ό θεός άμφότερα ποιεί, τήν τε Ιδέαν τοΟ νοΟ,.....καί τήν Ιδέαν τής αίσθήσεως κ.τ.λ. (Nous mettons le mot βήματι entre parenthèse, car il ne se trouve pas dans tous les manuscrits). Au même endroit le Logos est désigné sous le nom de livre (βίβλος) dans lequel les idées sont inscrites.

On ne doit pas confondre la force conceptive avec la conception, car les productions de notre intelligence ne sont pas notre intelligence elle même. La ville idéale n’est pas l’intelligence de l'architecte mais bien le résultat d’une opération de son esprit ; dès lors, le monde intelligible n’est pas non plus la raison divine elle même, mais un produit de celle-ci. Puisque Philon établissait une analogie entre le λόγος de Dieu et le λογισμός de l’architecte, il n’aurait pas dû identifier le monde intelligible avec le Logos divin. — On a déjà fait remarquer cette confusion d’idées (1) qui d’ailleurs saute aux yeux, mais on n’y a pas assez insisté à notre avis. C’est de cette confusion d’idées même que résultent toutes les difficultés et toutes les incertitudes dont la doctrine philonienne du Logos est remplie. La théorie des idées de notre philosophe introduit un élément nouveau dans la divinité, ou de moins un développement, une modification, dans l’économie divine. Il s’agit ici d’un attribut divin d’abord, d’une propriété toute subjective de Dieu, c’est à dire de sa propre raison, puis d’un élément qui a déjà acquis une certaine objectivité. Le monde des idées est toujours encore dans le sein de la Divinité, mais il est un produit, il est devenu, il est un plus dans la sphère divine. En tant que raison de Dieu le Logos est éternel, car s’il en était autrement Dieu ne serait pas éternellement parfait; mais il n'en est pas de même du monde idéal, bien que Philon l’appelle aussi λόγος θείος. Celui-ci n’est pas éternel car il nous a été expressément dit que Dieu voulant créer le monde sensible forma d’abord le monde intelligible (προείετύπου τόν νοητόν). Philon s’écarte donc ici de la théorie platonicienne des idées éternelles, mais nous aurons l’occasion de revenir bientôt sur ce sujet. Qu'il nous suffise pour le moment de constater chez notre auteur cette double notion du Logos en tant que raison divine on attribut, et comme monde idéal ou ensemble des■ idées universelles.

(1) Voyez Heinze, ouv. cit., p. 218-219.

On pourrait peut-être se demander pourquoi Philon n'essaya pas de se rendre compte de ces deux conceptions, qu’il devait pourtant distinguer dans son esprit, au lieu de les identifier et de les confondre comme nous venons de le voir. A cette question nous pourrions répondre de deux manières. Nous dirions d'abord que ces deux notions du Logos, soit comme force pensante divine, soit comme résultat de celle-ci, sont, si ce n'est identiques, du moins intimément unies. Philon pouvait passer, comme il le fait, de la première notion du Logos à la seconde, sans se rendre bien compte du point de transition qui les sépare. Cette manière de voir nous paraîtrait vraisemblable surtout si nous avons égard au manque d'enchaînement et de précision logique qui se laisse trop souvent apercevoir dans l’ensemble des théories de notre philosophe. Du moment que Philon considérait le monde intelligible comme étant conçu par la raison divine et dans la raison divine, il pouvait être tenté de donner le même nom au contenant et au contenu. Cette métonymie lui semblait permise d'autant plus que la double signification du mot ^όγος était propre à la favoriser. Il nous arrive du reste fort souvent de faire -la même confusion dans le langage ordinaire. Nous donnons par exemple le nom te pensée à cette force intelligente que l'homme possède et qui produit les idées, mais nous désignons aussi sous cette même dénomination de pensée, l’idée même ou les idées que nous avons conçues. Ainsi donc, Philon transportant dans l'être divin un phénomène de notre propre raison, pouvait désigner sous le nom de λόγος l'intelligence divine et les idées qui en sont le produit.

Toutefois ce serait méconnaître la pensée entière de notre auteur que de croire qu'il ait absolument identifié ces deux notions du Logos, c’est à dire l'attribut divin et le produit de l'action de celui-ci. Puisque selon lui le monde des idées n'est pas éternel mais qu'il est quelque chose de conçu à un certain moment dans la divinité, il devait le considérer déjà comme une certaine manifestation divine non pas au dehors mais dans le sein même de Dieu. En effet, qu'est-ce qui nous certifie l'existence de notre propre raison si ce ne sont les idées même qu'elle enfante? Est-il nécessaire que nos idées soient proférées au dehors pour que nous puissions les considérer comme une expression ou une image interne de notre force rationnelle? Non certes, car nos idées contiennent l’élément caractéristique du rationnel qui est en nous ; elles ne sont pas notre raison elle même, mais une empreinte de celle-ci, une image parfaite qui la représente. — Philon a dû nécessairement faire cette même distinction entre le Logos attribut divin et le Logos-Monde idéal. Il doit avoir considéré celui-ci comme une manifestation interne de la raison divine, en ce qu'il est le produit et le contenu de cette même raison, et en ce qu’il , en contient aussi l’élément caractéristique. Ceci nous explique pourquoi Philon appellera plus tard le Logos émané de Dieu, une image divine, une ombre de Dieu, un second type rationnel. Mais pour le moment il ne s'agit pas encore d'une manifestation extérieure; nous n'en sommes qu'au premier mouvement, pour ainsi dire, que notre philosophe distingue dans l'être divin. Et maintenant, s'il est vrai, comme nous le croyons, qu’il est bien dans l'intention de l'auteur de distinguer entre le Logos attribut rationnel de Dieu et le Logos-monde idéal, comment se fait-il que jamais il ne relève ni ne précise le point de transition qui se trouve entre ces deux notions? Comment se fait il que, dans les passages cités plus haut et dans ceux que nous examinerons par la suite, la même confusion se reproduise, c’est à dire l'identification de l’attribut divin avec le résultat de son activité? Nous croyons en trouver la raison dans le cœur même du système philonien. En effet, pourquoi la doctrine du Logos a-t-elle été introduite dans l’enseignement de notre philosophe? C’est parce qu’il fallait établir une liaison réelle entre l'Être absolu et l’univers. Or si c’est le Logos qui doit jouer ce rôle de médiateur, si c’est le Logos qui doit faire passer Dieu dans le monde, pour ainsi dire, si c'est lui qui doit communiquer la divinité aux créatures et les en rendre participantes, il doit nécessairement être considéré comme une portion, dirions nous, de la divinité, c’est à dire comme un attribut divin.. Aussi Philon appelle le Logos la raison ou la sagesse divine qui pénètre toute chose. — Mais d'un autre côté, comme dans la pensée de notre auteur l’absolu ne peut se mettre en rapport immédiat avec l’univers, il devient impossible de ne concevoir le Logos que comme un attribut divin ; il faut le regarder comme un produit de l’activité de celui-ci, comme quelque chose de distinct d’avec l'Être absolu. La notion philonienne du Logos dans son sens le plus étendu comprend ces deux idées, et ces deux idées, comme on le verra dans la suite, se croisent dans tout le système.

Le λόγος θείος de Philon indique donc d’abord la raison ou l'intelligence divine c’est à dire une propriété de Dieu. Mais comme cette désignation s'applique de même au produit de l’activité rationnelle ou intelligente de Dieu, c’est à dire au monde des idées, il est nécessaire que nous examinions de plus près la nature de ce monde idéal qui constitue le contenu du Logos divin.

§ II.

Le Logos considéré comme le représentant ou l’ensemble des idées universelles.

Si, comme nous l'avons constaté, le Logos philonien est l’idée des idées, c’est-à-dire la somme des archétypes uni-versets, nous pourrons en étudiant la nature de ces archétypes, acquérir des lumières nouvelles sur la notion du Logos lui même. Quelle est. donc, d’après notre Alexandrin, la nature des idées universelles? Nous ne pouvons, dit-il, concevoir le monde intelligible que par la comparaison avec le monde sensible, car on ne peut rien concevoir d’incorporel si l’on n’obtient d’abord la notion du corporel. Notre monde visible peut être appelé avec raison la porte des deux, car c’est de sa contemplation que notre esprit parvient à la connaissance du monde invisible (1). Ainsi donc, il s’agit d’arriver de la notion des objets contenus dans le le monde sensible à celle des idées auxquelles ils correspondent. Ces idées sont plus anciennes que l’univers (2) et plus nombreuses que les astres qui parsèment l’étendue (3), car le monde des idées contient autant d’idées incorporelles et invisibles que notre Cosmos contient d’objets corporels et visibles (4). Toutes ces idées, qui expriment les qualités des choses, sont comprises dans le Logos; c'est pourquoi Philon désignera aussi ce dernier sous le nom de livre (βίβλος) dans lequel sont inscrites et gravées les formes et figures de chaque être appartenant à l'univers, soit ce qui est sensible, soit ce qui est intelligible. Car Dieu, ajoute Philon, créa le premier jour l’idée générale de l’intelligible en soi et celle du Sensible. Il s'appuie sur Gen. II, 5: citai παν χλωρόν άγροϋ πρό τού γενέσθαι έπΐ τής τής, καί πάντα χόρτον άγροΟ πρό του άνατείλαι»; il voit dans le mot ούρανός qui précède (Ή ήμέρα έποίησεν δ θεός τόν ούρανόν καί τήν τήν) l’idée générale de l'intelligible, et dans le mot τή l’idée générale du sensible. Comme une idée-type préexiste en qualité de modèle à l’intelligence individuelle, ainsi l’idée des sens préexiste aussi en qualité d’archétype aux sens individuels. Avant qu’il y eut des êtres intelligents particuliers il y avait déjà l’intelligible-idée, et avant qu’il y eut des êtres sensibles particuliers il y avait déjà le sen-sible à l’état d’idée pure. — Philon interprète χλωρόν άγροΟ πρό του γενέσθαι έτπ τής τής en disant que comme la plante germe et fleurit dans le champ, ainsi le νοθς (= χλωρόν) a son germe dans le νοητόν (= άτρός); c’est pourquoi avant que l’individu intellectuel eût été créé, l’intellectuel par excellence existait déjà, contenant en lui tous les êtres intellectuels particuliers. L’expression πδν χλωρόν indique que l’intelligible en soi est complet et dans toute sa généralité, tandis que celui qui est propre à un individu n’est complet qu’en lui même, il n’est pas tout l'intelligible. — Philon interprète d’une manière analogue l’expression χόρτον άτρου πρό τοδ άνατείλαι. Le sensible générique existait en idée avant que le» individus sensibles fussent créés; et à son tour, le sensible générique est rempli d’idées particulières auxquelles correspondent les objets corporels que nous percevons.

(1) De SomniS) I, 649: τόν’έκ τών Ιδεών συσταθέντα κόσμον νοητόν, ούκ ένεστνν άλλως καταλαβείν, ότι μή έκ τής τού αίσθητοΟ καί δρωμένου τούτου μεταναβάσεως..... *Ως γάρ οί βουλόμενοι τάς πόλεις θεάσασθαι διά

πυλών είσίασιν, ούτως καί 01 τόν άειδή κόσμον καταλαβείν έθέλουσιν, ύπό τής τοϋ όρατοΟ φαντασίας Ξεναγού νται.

(2) De Immutab. Dei, I, 277.

(3} Quis rer. div,, I, 485.

(4) De Opif. Μ., 1, 4.

Pour nous faire mieux comprendre encore qu'il n’y a rien de matériel dans l’œuvre divine du premier jour, Phi-ion expliquera fin du verset 5 dans un sens tout aussi allégorique. Ainsi, si Moïse dit que « Dieu ne faisait point pleuvoir sur la terre», cela signifie que l’idée générique du sensible n’avait encore aucun être corporel à percevoir, car tout était encore à l’état d’idée. Avant que les individus existassent, Dieu ne pleuvait point sur les sens qui n’éprouvaient nul besoin de percevoir, vu que les êtres matériels qui sont l’objet perceptible aux sens n’étaient encore que des types, et que les sens eux mêmes n’étaient que des idées.— Et, s’il est ajouté « qu’il n’y avait point d’homme pour labourer la terre », cela veut dire que le νοδς (l’homme) ne devait pas encore gouverner les sens (la terre), ni recevoir les impressions que les sens lui apportent. Le νους n’exerce point ses facultés s’il ne reçoit d’abord les perceptions que les sens doivent lui transmettre. L’idée des sens n’étant qu’une idée pure, ne peut pas encore exercer son influence sur la pensée, δ μέν γάρ έμός καί σός νους έργάίεται τήν αϊσθησιν διά τών αΙσθητών ή δέ τοδ νοδ Ιδέα,' δτε δν μηδενός όντος έπϊ μέρους οίκείου σώματος, ούκ έργάίεται τήν Ιδέαν τής αίσθήσεως· el γάρ εΙγράΖετο, διά τών αΙσθητών δν εΐργάίετο· αίσθητόν δέ έν Ιδέαις ούδέν (1). Nous avons analysé in extenso ce dernier passage car il est le seul qui nous présente d’une manière détaillée la conception philonienne du monde idéal. Les termes techniques que l’auteur emploie sont les suivants: L’ibéa τοδ νοδ synonyme du τό νοητόν γενικόν est opposée au νοδς έπΐ μέρους και άτομος. Puis, Γίδέα τής ai-σθήσεως synonyme du τό γενικόν αίσθητόν est opposée au τό κατά μέρος αίσθητόν. Les deux types génériques (γό γενικόν νοητόν et τό γενικόν αίσθητόν) renferment chacun en soi l’unité entière des intelligibles spéciaux. Ce sont les deux plus grands genres, aussi Philon les désigne par le collectif «δπαν ». — Dans d'autres circonstances il remplace le τό γε-νικόν νοητόν et le τό γενικόν αίσθητόν par un terme unique qui comprend les deux grands genres, c’est à dire par γένη, et le ό νους κατά μέρους et τό αίσθητόν κατά μέρος par le terme είδη. Il y a donc le général et le particulier, les genres et les espèces. Avant les espèces Dieu a créé les genres. Ainsi, pour ce qui concerne l’homme, Dieu fit d’abord l’idée du genre sans distinction de sexe, car l’homme-genre n’est ni mâle ni femelle, puis il fit l’espèce c’est à dire Adam (1).

(1) Leg. alleg., I, 47 et 48.

(1) Leg. alleg., I, 6g. Quod pet. pot. insid., I, 206.

D’une manière générale la classification des idées revient à la suivante :

Philon généralise parfois les termes γένος et είδος en considérant le premier comme l’archétype d’une manière générale, et le second comme l’image ou l’imitation de l'archétype (μίμημα καί άπεικόνισμα άρχετύπου παραδείγματος) (2).

(2) De posteritate Caini, I, 245.

Puisque les idées particulières qui sont contenues dans le monde des intelligibles sont les types préformants de tous les êtres particuliers qui constituent le monde sensible, Philon les appellera des mesures (μέτρα) en tant qu'elles donnent aux objets leur véritable dimension, ou bien des sceaux (τύποι καί σφραγίδες) en tant qu’elles s'impriment sur la matière et en font ressortir les diverses espèces d’individus, en donnant à chacun son caractère propre (3). Les idées sont des cachets tandis que la matière n’est que la cire qui doit recevoir les impressions. La même idée se retrouve encore ailleurs: Cherubim exponitur typus vel in-cendium, nomina directe virtuiibus apta, formae enirn et typi sunt, quibus creator mundum figuravit, signons ac si-gillans singulas in rebus dispositas qualitates, ideo itaque appellati sunt typi (1).

(3) De Opif. mundi, I, 7.

(1) De Deo, N’ 6 (Auch. II, 617).

Les idées sont donc inhérentes aux diverses créatures. L’individu n’existe et n’est réel que par sa participation à l’idée dont il est une empreinte ou une image. C’est-à-dire que la réalité par excellence est le caractère propre des idées. En effet, nous dit notre philosophe, un musicien et un grammairien peuvent mourir, et leur science disparaître avec eux, mais l’idée de leur profession subsiste, c’est-à-dire que dans le présent et l’avenir il y a et il aura d’autres musiciens et d’autres grammairiens. La vertu d’un homme disparait à la mort de celui qui la pratiquait, mais l’idée de la vertu et des vertus particulières demeure à jamais. Vous pouvez au moyen d’un cachet obtenir un nombre infini d’empreintes et d’effigies sans que le cachet lui même en soit modifié. Caïn tue son frère Abel, c’est-à-dire l’individu, l’image faite d’après le type, mais il ne tue pas le type lui-même, ni le genre, ni l’idée, qui sont incorruptibles (2).

(2) Quod det. pot. ins., 1, 206 : Διό πάς φίλαυτος, έπίκλησιν Κάϊν, όιδαχθήτω, βτι τό όμώνυμον τοθ Άβελ άνήρηκε τό είδος, τό μέρος, τόν άπεικονισθέντα τύπον, ού τόν Αρχέτυπον, où τό γένος, où τήν Ιδέαν, δπερ οίεται μετά Σώων, Αφθαρτα όντα, συνεφθαρκέναι. De Nom. mu-tat., I, 600.

L’ensemble des idées contenues dans le Logos divin représente la pensée créatrice de Dieu dans ce qu’elle a de plus universel. Chaque espèce d’êtres correspond aux espèces d’idées que le Logos renferme dans son sein, et qui par conséquent sont aussi dans le sein de Dieu lui-même. Nous avons vu plus haut que le créateur forma l’intelligible et le sensible au premier jour, c’est à dire les deux genres universels ; mais il ne se borna pas à la création de ces deux idées primordiales, il créa en même temps l’idée particulière du ciel, savoir le ciel incorporel (άσώματος ουρανός ), l’idée de la terre, c’est à dire de la terre invisible (γή άόρατος) l’idée de l’air et du vide (άέρος Ιδέα και κενοθ), puis il fit l’essence incorporelle de l'eau, de la lumière, qui est l’archétype intelligible du soleil et de tous les astres (1). Toutes ces créatures quoiqu’invisibles sont pourtant réelles, car les idées ne sont pas pour Philon de simples conceptions logiques; elles sont, comme nous le constations tout à l’heure, des réalités indépendantes de notre pensée.

(1) De Opif. tnundi, I, 6.

Les passages que nous venons de citer nous prouvent clairement que telle était la pensée de notre auteur; mais cette manière de voir est accentuée et enseignée dans un sens tout particulier lorsqu’il nous est dit que Dieu est le mari des idées toujours semblables à elles-mêmes. Le prophète Jérémie, selon notre philosophe, aurait eu connaissance de la réalité des idées et de leur incorruptibilité, car au lieu de mettre dans la bouche de Iehovah ces paroles : « Ne suis-je pas le mari de la vierge », il lui fait dire : « Ne suis-je pas le mari de la virginité », précisément parce que l’idée de la virginité est inaltérable, tandis que ce qui est sensible est sujet au changement, θεόν δνδρα είπών ού παρθένου, τρεπτή γάρ ήδε καί θνητή, άλλά παρθενίας, τής del κατά τά αύτά καί ώσαύτως έχούσης Ιδέας׳ γένεσιν γάρ καί φθοράν ένδεχομένων φύσει τών ποιων,άφθαρτον αίτυποθσαι δυνάμεις τόν έν μέρει κλήρον είλήφασι* C’est pourquoi, ajoute-t-il, n’est il pas convenable que le Dieu inengendré et immuable soit aussi celui qui produit les idées des vertus immortelles et toujours vierges? (2).

(2) De Cherubim, I, 148.

On ne pouvait donc pas mieux exprimer la réalité des idées universelles. Mais ces idées impérissables qui possèdent en soi et pour soi une existence propre, ne seraient-elles aux yeux de Philon que des principes inertes, sans vie, sans énergie et sans mouvement? — Les derniers mots du passage que nous venons de citer, suffiraient pour démontrer le contraire, car les idées nous sont ici représentées comme des τυποΰσαι δυνάμεις, c'est-à-dire des puissances ou forces. Or, qui dit force dit aussi mouvement et vie. Mais Philon s’est chargé de nous instruire à ce sujet dans un passage que nous pouvons considérer comme classique. Il s’agit de Moïse qui supplie l'Eternel de lui montrer sa face; mais comme Dieu lui répond : « ni toi ni le monde vous ne pouvez me connaître, connais-toi toi même », le Législateur hébreu reprend en ces termes (1): « Je suis persuadé maintenant que « mon esprit ne peut nullement te concevoir, mais du moins, « je te prie, montre moi ta gloire, Ta gloire, c’est-à-dire « les puissances qui t’entourent comme des satellites et que « je désire ardemment connaître ». Alors Dieu répond: « Les puissances que tu désires concevoir sont intelligibles « (&ς έπιίητεΐς δυνάμεις νοητοί είσιν) et invisibles, comme je « suis intelligible et invisible. Je dis intelligibles, c’est à dire « compréhensibles, non pas à vos sens, mais à votre inintelligence qui est invisible comme elles. Bien que vous «n’en puissiez pas connaître l’essence intime, vous reconnaissez cependant ces puissances à l’empreinte qu’elles « laissent dans les choses, empreinte qui est l’image de leur « énergie (άπεικόνισμα τής αύτών ένεργείας). Il en est de mes « puissances comme de ces cachets que vous appliquez sur « la cire ou telle autre substance. Ils impriment une infinité de caractères tout en restant eux-mêmes inaltérables. « Telles sont les puissances qui m’environnent et qui donnent aux objets les qualités et les formes qui leur manquent, sans que leur nature propre en reçoive la moindre « atteinte. C’est pourquoi certains d’entre vous les nomment « avec raison idées, car elles donnent à chaque chose son «caractère propre, ramènent à l'ordre ce qui est désordonné et accordent une figure aux êtres indéfinis » (1).

(1) Il est inutile de dire que c’est Philon lui même qui parle ici, et non pas Moïse. Notre auteur, en cet endroit, commente largement un passage du Pentateuque. C’est, du reste, une exégèse toute alexandrine.

(1) De Monarchic^ II, 218: ΌνομάΖουσι δέ αύτάς (τάς δυνάμεις) ούκ άπό σκοπού τίνος τών παρ* ύμίν Ιδέας, έπειδή έκαστον τών δντων είδοποιούσι, τά άτακτα τάττουσαι, κ.τ.λ.

Ces mêmes puissances sont ailleurs considérées comme étant aussi le contenu du monde idéal. De Conf. ling., I, 431: δι’ αύ τούτων τών δυνάμεων ό άσώματος καί νοητός έπάγη κόσμος, τό τού φαινομένου τούδε άρχέτυπον, Ιδέαις άοράτοις συσταθείς, ώστε ούτος σώμασιν όρατοΐς.

Ce passage n’a pas besoin de commentaire. Il est évident que les idées et les forces (ou puissances) sont identifiées. Pour s’en convaincre il suffit de comparer ce qui vient d’être dit avec ce qui est relatif aux idées. Les mêmes épithètes: νοηταΐ, άόρατοι, έκμαγείοι, άπεικονίσματα, σφραγίδες, se retrouvent, soit lorsqu’il s’agit des idées, soit lorsqu’il s’agit des forces. D’ailleurs l’expression : « certains d’entre vous nomment avec raison les δυνάμεις des Ιδεαι », est propre à éloigner toute incertitude à ce sujet (2).

(2) L’on peut citer encore ici De Sacrificantibus, II, 261, où les Ιδέαι nous sont présentées comme des δυνάμεις, et réciproquement.

< Certains disent que les idées sont de vains noms qui ne corres-« pondent à rien de réel; ils enlèvent ainsi aux êtres leur caractère « propre, c’est-à-dire l’archétype modèle, selon lequel ils ont été « spécifiés et mesurés. Celui qui fait abstraction des idées confond « toute chose, car il ramène le désordre dans les éléments qui avaient « été primitivement organisés. Ce qui est absurde. Car Dieu a tout « créé de la matière; il n’eut pas de contact avec elle cependant, car ce n'était pas convenable à l’être heureux et tout-sage, mais il « se servit de ses puissances incorporelles, dont le vrai nom est idées, « pour bien former chaque chose (άλλά ταΐς άσωμάτοις δυνόμεσιν, ών « ϊτυμον όνομα al Ιδέαι, κατεχρήσατο πρός τό γένος έκαστον τήν άρμότ-« τουσαν λαβείν μορφήν). De sorte que si l’on ôte les idées d’où pro-ס viennent les qualités, on annule les qualités elles mêmes (Αναιρούσα « γάρ ταθτα, δι’ ών at ποιότητες, συναιρεί ποιότητας) ».

Le monde invisible de Philon, c’est à dire le plan divin de la création contenu dans le Logos, est rempli d’essences divines qui jouent des rôles différents et qui reçoivent tantôt une dénomination, tantôt une autre, suivant la fonction qu’elles exercent. Ainsi, lorsqu’il s’agit des pensées et des desseins du créateur, elles portent le plus souvent le nom d’idées ou de types, tandis que s’il s’agit de l' exécution du plan divin, et que les natures comprises dans le Logos agissent par une énergie qui leur est propre, elles sont désignées sous le nom de forces ou de puissances. Ce qui nous engage à admettre qu’il en soit ainsi, c’est que lorsqu’il est question des idées qui sont le produit de l’intelligence divine, Philon semble les rapprocher davantage du sein de la divinité, car il nous dit que « Dieu est le lieu incorporel des idées incorporelles» (1); mais lorsqu’il s’agit des forces divines, qui sont tout aussi bien que les idées dans le sein de Dieu, Philon nous dira plutôt que « le Logos est rempli de forces incorporelles» (2), parce que, comme on le verra plus tard, ■c’est le Logos qui est l’instrument actif de Dieu. — Du reste il est impossible de préciser davantage, puisque les données nous manquent ; nous risquerions d’altérer la pensée de notre auteur en voulant éclaircir ce qui ne se présentait pas à lui d’une manière bien nette. — Dans tous les cas, ce que nous pouvons affirmer avec certitude, c’est que le Logos philonien, le monde intelligible, est l’ensemble des idées et des forces divines; c’est-à-dire qu’il est l’idée et la puissance divine la plus générale. C’est à ces deux points de vue que nous le voyons agir. Aussi Philon nous dit-il que le Logos est l’idée par excellence ou l’archétype universel, selon lequel Dieu a organisé le Cosmos (1); il lui donne l’épithète de γεννικότατος, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus générique dans l'Être (2), parce qu’il réunit en lui tous les principes : raison, idée et force.

(1) De Cherubim, I, 148: ό θεός Ασωμάτων Ιδεών άσώματος χώρα.

(2) De Somnis, I, 630: ό θείος λόγος, δν έκπεπλήρωκεν βλον δι’ βλαιν ·άσωμάτοις δυνάμεσιν αότός ό θεός.

(1) De Somnis, I, 665.... xai τελειώσαςτόν δλον έσφράγισε κόσμον εϊκόνι καί lôéqi τφ έαυτοϋ λόγψ. Allege ,1, 106.

(2) λόγος γεννικότατος: Allege I, 82, 121. Quod det. pot.9 I, 213.

Tel est donc le Logos divin: la raison divine, le monde intelligible que Dieu a conçu le premier jour. Jusqu’ici nous ne l’avons considéré que dans le sein de la divinité, en sa qualité d’attribut divin et comme représentant des idées et des forces qu’il contient et dont il est la somme. Il n’est pas encore un intermédiaire vu qu’il est immanent en Dieu et qu’ il n’ a de rapport qu’ avec l'Etre absolu dont il fait partie. Il s’agit maintenant de poursuivre la marche des idées de notre philosophe.

 

§ 3. Le Logos considéré comme l'organe de la manifestation divine.

Philon nous a indiqué le plan divin de la création dans la théorie des idées et des causes efficientes contenues dans le Logos divin. Il s’agit de se demander maintenant comment Dieu exécutera son dessein créateur. Ce sera donc de l’idée de la manifestation divine que nous nous occuperons premièrement, attendu que, selon la pensée de notre philosophe, c’est par ses œuvres que Dieu se manifeste.

Par quel moyen Dieu se révèle-t-il ? Philon répond d’une manière générale que c’est par son Logos, ou d’une manière plus particulière, par ses forces. Mais de quelle manière ce Logos ou ces forces sortent-ils de la transcendance? Quel est le mode essentiel de la manifestation divine ? Nous ne trouvons à cet égard aucun enseignement précis chez notre auteur. Il se borne en général à affirmer le fait de la manifestation divine, le passage de la transcendance à l’immanence, mais il ne nous dit pas comment ce passage s’opère. Une idée sur laquelle Philon se plait à insister c’est celle de la révélation de Dieu par les œuvres de la création. Dès lors, il nous semble qu’en analysant les expressions dont Philon se sert pour déterminer l'activité divine, nous pourrons obtenir quelques notions sur le mode probable, selon lequel il concevait le passage de la transcendance divine à la manifestation extérieure.

Quoique le philosophe alexandrin soit très-peu explicite à cette égard, il nous parait cependant considérer le résultat de l’activité divine comme l'effet d’une projection continue d’un élément divin, hors du sein de l'Être absolu. On a même parlé d’une théorie émanatiste qui semble en effet reposer sur des assertions importantes de notre auteur. Examinons donc cette question.

A la vérité, nous ne dirions pas avec Ritter (1) que la doctrine de l'émanation puisse s’établir solidement, par le fait que Philon représente la divinité comme une lumière qui ne s’éclaire pas seulement elle même, mais qui répand une infinité de rayons formant ensemble le monde supra-sensible des puissances divines (1); une thèse semblable ne peut guère se soutenir attendu que Philon ne nous dit jamais que Dieu en sa qualité de lumière laisse les forces divines émaner de son sein. De plus, cette même propriété lumineuse est tout aussi bien attribuée aux forces divines, et au Logos lui même, qu’à Dieu (2). Nous ne croyons pas non plus que la théorie de l’émanation en général puisse se baser sur le fait que Philon compare l’action de Dieu, par la quelle il devient cause du monde, à la manière dont le feu répand la chaleur et la neige le froid (3), car la valeur que Ritter accorde à ce parallèle dépasse la pensée de l’auteur.

(1) H. Ritter, Hist, de la philosophie ancienne, T. IV, p. 370.

(1) De Somnis, I, I, 632. De Ebrietate, I, 364. De Charitate, II, 430.

(2) Quod Deus immut., I, 284. Alleg. leg., I, I, 47. Cf. Heinze, op. cit., 289.

(3) Ritter, IV, 362 et 371. Aile g. leg., I, I, 44·

Le terme πηγή» que Philon emploie en parlant de Dieu, semblerait faire une allusion plus directe à la théorie émanatiste. Il détermine l’origine du Logos en disant que Dieu en est la source (4); il semblerait donc que Dieu se manifeste par son Logos en le laissant découler de son sein. Mais à la vérité, la théorie ne peut pas s’établir encore d’une manière assez sûre, pour exprimer la mode de manifestation du Logos, car, comme Heinze le fait remarquer (5), le terme de source est employé dans diverses relations. Dieu n’est pas seulement la source du Logos, il est aussi la source dont le monde découle (6); la source des vertus: de la Prudence, de la Justice, des arts, des sciences, de la Sagesse et de la Loi. Cette expression de source est souvent employée pour exprimer l'acceptation de biens qui viennent d’en haut, sans qu’il soit possible de conclure, par ce fait même, à une théorie de l’émanation. Le terme de source peut indiquer l’idée de cause sans qu’une manifestation divine essentielle y soit impliquée. Ajoutons encore que, dans l’exposition que nous ferons plus tard des propriétés et fonctions du Logos, nous rencontrerons la même expression πηγή appliquée non plus à Dieu mais au Logos lui même. Ainsi elle n’a pas une grande valeur dans la question qui nous occupe.

(4) Quod. det. pot., I, 207 : ό θεός, ή τοΟ πρεσβυτάτου λόγου πηγή.

(5) Op. cit., ρ. 280.

(6) De Somnis, I, II, 688. De profitgis, I, 575 : Dieu est la πρεσβυ-τάτη ,πηγή· τόν γάρ Ηύμπαντα τούτον κόσμον ώμβρησε. Voyez aussi : Keferstein, op. cit., p. 223.

Les termes υίός et γεννάν, πρωτόγονος ou πρεσβύτατος (1) nous indiquent peu de chose relativement à la provenance substantielle du Logos. Ces termes n’ont rien de spécifique attendu que les deux premiers s’appliquent tout aussi bien au monde sensible (2) et aux sages (3) qu’au Logos, et que les deux autres sont souvent employés par Philon pour désigner le Logos-monde idéal en opposition au monde sensible qu’il appelle νεώτερος (4). Le nom de Fils de Dieu attribué au Logos ne nous indique donc aucun rapport précis entre ce dernier et l'Être absolu.

(1) De Agricult., I, 308. De Conf. ling., I, 413, etc.

(2) De Migratione, I, 466 et d’autres.

(3) De Conf, ling., 1,426: 0( δέ έπιστήμη κεχρημένοι τοϋ ένός uloi 8εοΟ προςαγορεύονται δεόντως, καθ’ & καί Μωϋσής όμολογεϊ.

(4) Quod Deus imtnut., I, 277.

Si nous voulons obtenir une conception plus certaine du mode de manifestation que Philon semble plus généralement faire supposer, nous devons remonter à ce qu’il nous disait de l’immanence de la divinité dans le monde, malgré la transcendance du sujet divin absolu. Il nous a dit (voir notre page 53 et ss.) que c’est par ses forces que Dieu se manifeste dans le monde, en se dilatant ou s’élargissant. Le terme plus souvent employé c’est τείνειν. En voici quelques exemples. Dieu s’étend, nous est il dit, par sa puissance jusqu’aux extrémités du monde, contenant tous les êtres sous lui et restant au dessus de tout (1). Par ses forces il se communique à la nature créée, il s'étend jusqu’à elle, soit pour la former, soit pour la gouverner (2); il ne laisse rien vide de sa présence, il étend ses forces sur l’eau, dans l’air et dans le ciel (3). Cette idée d’une dilatation de l’essence divine nous apparaît d’une manière plus décisive encore, lorsque Philon nous dit que l’âme humaine est une parcelle, un fragment de la divinité (άπόσπασμα), mais une parcelle non séparée (ού διαιρετόν) de Dieu ; car, ajoute-t-il, rien de ce qui est divin n’est divisé, mais tout se dilate (τόμνεται γάρ ούδέν του θείου κατ’ άπάρτησιν, άλλά μόνον έκτείνεται) (4)· Il nous est aussi dit, dans ce passage, que l’homme peut au moyen de son νους concevoir et embrasser le monde entier, précisément parce qu’il est une portion non séparée da l’âme divine. L’esprit humain embrasse tout, en raison d’une propriété qui lui est particulière et qui consiste dans son extension incommensurable et non interrompue. Il en est de même de la projection de l’essence divine ·, elle doit être comprise d’une manière analogue au mouvement de l’esprit humain. Ainsi, à propos de Gen. II, 7 « Dieu souffla un esprit de vie » Philon nous dit qu’ il s’agit ici de trois éléments: celui qui inspire (τό έμπνέον), celui qui reçoit l'inspiration (τό δεχόμενον), et ce que cette inspiration renferme (τό έμττνεόμενον) ; ce qui revient à dire : Dieu, moyennant son esprit, étend sa puissance jusqu’à l’objet de son activité (τείνοντος τοθ θεού τήν άφ’ έαυτοϋ δύναμιν διά τοθ μέσου πνεύματος άχρι του ύποκειμένου) (1).

(1) De post. Caïni, I, 229: διά γάρ δυνάμεως άχρι ·κεράτων τείνας, κατά τούς άρμονίας λόγους έκαστον έκάστψ συνέφηνεν.

(2) De nom. mut., I, 582: τών δε δυνάμεων, δς ίτεινεν είς γένεση׳...· τήν βασιλικήν, τήν εύεργετικήν, etc.

(3) Conf, ling., I, 425. Dieu est partout et nulle part: πανταχοΟ δέ, δη τάς δυνάμεις αύτοϋ διά γής καί ΰδατος, άέρος τε καί ούρανοΟ τείνας μέρος ούδέν έρημον άπολέλοιπε τοΟ κόσμου.

(4) Quod det. pot. ins., I, 208 et ss. Voy. Heinze, op. cit., p. 257 ss.

(1) Leg. alleg., I, I, 51. Cf. Zeller, op. cit., p. 318 ss.

La théorie de l’émanation semble donc être impliquée dans les derniers passages que nous venons de citer. Cette projection de la divinité s’opérant par voie de dilatation doit nous, faire supposer une doctrine émanatiste. Mais il est inutile de dire que cette théorie ne s’applique pas à l’ensemble, des êtres créés; elle contredirait certains principes fondamentaux du système philonien. On ne peut l’admettre d’une manière certaine, que pour les forces divines. Heinze nous fait remarquer (2) que si l’expression τείνειν n’avait pas été employée pour les δυνάμεις seulement, on eût pu étendre la théorie de l’émanation au monde intermédiaire dans son ensemble et par conséquent au Logos dans la conception la plus générale. Toutefois nous croyons que du moment que le Logos représente la totalité des idées ou forces dont il est rempli, il est bien difficile de ne pas le considérer aussi comme le résultat de la dilatation divine dans sa généralité. Il n’y aurait rien là d’illogique. Du reste, nous ferons remarquer encore que si Philon préfère employer les verbes γεννάν et λέγεν pour indiquer la provenance divine du Logos, c’est parce que ces deux expressions correspondent mieux aux termes υΙός et λόγος. Ces deux verbes, comme nous l’avons dit, n’impliquent rien de précis, il est vrai, mais nous devons nous souvenir que Philon s’occupe moins d’indiquer le mode de manifestation divine que d’en établir le fait. C’est pourquoi il peut fort bien avoir considéré le Logos comme une émanation divine sans trouver nécessaire de se prononcer clairement à cet égard.

(2) Op. cit., p. 290.

Le Logos en sa qualité de représentant des forces divines est donc l'organe de la manifestation de Dieu, mais ce n’est pas seulement à ce titre que nous devons le considérer comme révélant l’être absolu. Notre philosophe le conçoit en général comme le représentant par excellence de la divinité, comme l’organe au moyen duquel Dieu se met en activité. Et pour exprimer ces idées Philon se sert de diverses figures: Dieu, dit-il, a envoyé son Logos, son Fils, son Ange, son Interprète, sa Parole. — C’est surtout en parlant de la création, que Philon nous présente Dieu comme agissant au dehors et sortant de son silence au moyen de son λόγος, c’est à dire de sa Parole. Le terme λόγος, est ici employé dans un sens nouveau ; il ne signifie plus seulement raison ou idée conçue, mais aussi parole, et dans ce cas il est synonyme de βήμα. Nous en donnerons quelques exemples. Que sont les œuvres de Dieu ? Philon nous répond: ce sont des paroles divines. C’est à Dieu, dit-il, qu’il appartient de dire ce qui doit devenir, car ses paroles ne diffèrent pas d’avec ses œuvres (1). Oui, Dieu en parlant agit et produit ·, il n’y a pas d’intervalle entre la parole et l’œuvre de Dieu, car à proprement parler la parole (λόγος) est l’œuvré de la divinité. La parole humaine dépasse en vitesse le vol de l’oiseau, à plus forte raison celle de Dieu doit elle être infiniment plus rapide encore, puisqu’elle est partout en même temps et qu’elle embrasse toute chose (2). Philon se sert aussi d’un texte mosaïque pour prouver l’identité de la parole et de l’œuvre divine. Ainsi, décrivant l’aspect imposant du mont Sinaï au jour de la promulgation de la loi, l’attitude pleine d’anxiété du Législateur et le trouble du peuple d’Israël assemblé, notre allégoriste se demande pourquoi il est écrit que « le peuple vit la voix de Dieu » (πάς ό λαός έώρα τήν φωνήν) et non pas qu’il l’entendit. Il interprète le fait en disant que les choses que Dieu dit ne sont pas de pures paroles, mais des œuvres que l’on peut constater d’une manière sensible (1). Et à propos de Gen. XXII, 16 : « J’ai juré par moi même, dit l'Eternel », Philon fait remarquer que Dieu seul peut se prendre à témoin puisque seul il se connaît, et parce que ses paroles mêmes sont des serments, des lois, des liens sacrés. Tout ce qu’il dit s’effectue, toutes ses paroles sont des serments confirmés par des œuvres : πάντες 01 του θεού λόγοι είσίν όρκοι βεβαιωμένοι, έργων άποτελέσμασι (2). Dans le même passage il nous est dit que l’homme ne doit point prendre le vrai Dieu à témoin, car il ne le connaît pas, mais qu’il peut jurer par son nom, c’est à dire par son Logos interprète (λόγος έρμηνεύς): Ικανόν γάρ τψ γεννητω πιστοΰσθαι καί μαρτυρείσθαι λόγψ θείψ. — Si l’homme peut jurer par le Logos de Dieu c’est apparemment parce qu’il est le Dieu qu’il lui est donné de connaître, c’est à dire que le Logos est Dieu se manifestant; le Logos est le nom de Dieu. Nous voyons ici que Philon est conséquent avec ce qu’il disait dans ses principes, à savoir que Dieu, l'Être absolu, est innomable, parce qu’il est invisible et incompréhensible, et que si nous pouvons lui donner un nom, ce n’ est qu’ en tant qu’il se manifeste par ses œuvres, dès lors, si le Logos est appelé le nom et l’interprète de Dieu c’est bien lui qui est le Dieu manifesté, c. à d. l’organe par lequel Dieu se met en activité. De plus, si d’un côté les paroles de Dieu sont des œuvres, et si c’est par ses œuvres que nous le connaissons, nous pouvons aussi en conclure que c’est par ses paroles ou sa parole qu’il se manifeste et se fait connaître. D’un autre côté, si c’est par sa parole qu’il se manifeste, et si c’est précisément le Logos qui est le Dieu manifesté, nous pouvons en déduire que le Logos que nous connaissons déjà, c. à d. la Raison divine ou son contenu, le Monde idéal, sort de Dieu comme une parole; en d’autres termes: dire que Dieu se manifeste par son Logos, c’est comme si l’on disait qu’il se manifeste par sa parole.

(1) Zte Somnis, I, I, 648: ?ργιυν γάρ où διαφ^ρουσιν αύτοϋ 01 λόγοι,

(2) De Sacrif. Abel·, I, 175: ό λόγος £ργον αύτοϋ. De Mose, II, 125: ό λογος ίργον έστίν oùtiîi.Ç/*. Keferstein, op, cit. Heinze, op. cit·* p. 230 ss.

(1) De Decern Orac., II, 188: βτι ôtfa âv λέγη ό Θεός, od βήματά έστιν, άλλ* ίρτα, άπερ όφθαλμοί πρό τών ώτων δικάίουσι.

(2) AUeg. leg., HI, 128. Cf. In Genesin, IV, 17: Quod divina verba effectus sint ac virtutes, patet ex praemissis, nulla enim apud Deum impotentia est.

Une preuve que c’est par une parole que Dieu se manifeste et que cette parole exprimée est bien le Logos, nous est offerte dans le passage suivant: « Il est des âmes, nous dit notre auteur, qui jouissent auprès de Dieu de prérogatives particulières, comme Moïse, par exemple, à qui Dieu dit : « Quant à toi reste avec moi » (Deut., V, 31). Aussi, étant sur le point de mourir, Moïse émigre selon la parole de Dieu (înà βήματος του αίτιου) par laquelle le monde fut créé, afin que tu saches que Dieu honore le sage comme il a honoré le monde entier, c’est à dire par le même Logos au moyen duquel il atout créé» (1). Evidemment le Logos créateur est ici considéré comme la parole divine. Dieu a créé le monde par son λόγος ou par son βήμα, ce qui est identique. — Dès ce moment nous pouvons donc affirmer que, dans la pensée de Philon, la parole est non seulement l’expression de l’œuvre divine, mais aussi l’instrument de son activité et par conséquent de sa manifestation. — Il est évident que si le terme λόγος n’avait pas une foule de significations, tout le raisonnement que nous venons de faire serait inutile, attendu que Philon nous dit maintes fois en propres termes que Dieu s’est manifesté par son Logos, par son ange, que c’est par lui qu’il a formé toutes choses en s’en servant comme d’un instrument. Mais notre but est de démontrer ici que le Logos en sa qualité de révélateur de Dieu a aussi la signification propre de parole ou de βήμα. D’ailleurs Philon n’exprime pas l’activité créatrice seulement, dans le sens d’une parole proférée, mais aussi le gouvernement du monde créé. Il nous fait concevoir Dieu comme siégeant dans un chariot et comme parlant (λέγων), tandis que le Logos est le guide des puissances divines dans leur ensemble (1). L’action première de Dieu est représentée ici comme consistent dans les ordres qu’il profère et que son Logos communique à l’univers.

(1) De Sacrif. Abel., I, 164-165. Cf. avec In Exod., 11,42: Siqui-dem si olim Deo dicente coelum et terra universusque mundus créa-batur, universaque rerum essentia a Verbo divino efficaci formam recepit, nunc dicente ipse Deo, ut lex exaretur, nonne statim obsequi debet liber?

(1) De profug., I, 560.

Essayons maintenant de nous rendre compte de ce qui précède.

Nous avons déjà vu comment notre philosophe transportait en Dieu des phénomènes tout humains, qui se passent dans notre nature spirituelle, pour expliquer la création du monde des idées, ou du plan créateur; on doit donc s’attendre à ce qu’il continue à concevoir la manifestation de la raison divine et des idées, comme il conçoit la manifestation de nos pensées et des conceptions de notre raison, c’est à dire par l'émission d’une parole, par l’élocution. Il est tout naturel de dire que la raison s’exprime au dehors par la parole. En développant dans ce sens la théorie de la manifestation divine, Philon trouve dans une troisième signification du mot λόγος tous les encouragements possibles, attendu que ce terme ne signifie pas seulement raison et idée, mais aussi parole ou raison exprimée. Du reste, habitué qu’il était à faire rentrer dans ses enseignements tout ce qu’il trouvait chez ses prédécesseurs, il devait naturellement aussi concevoir la manifestation divine comme s’opérant par l’émission d’une parole, d’autant plus que Moïse l’y autorisait en exprimant l’idée de l'action divine par la formule « et Dieu dit » si souvent répétée. Il n’était pas le premier; Aristobule et Jésus de Sirach avaient déjà accordé une place à cette idée dans leurs doctrines. Aristobule accorde un grande valeur à la «Parole » lorsqu’il dit : δεϊ γάρ λαμβάνειν τήν θείαν φωνήν ού βητόν λόγον, άλλ’ έργων κατασκευής, καθώς καί διά τής νομοθεσίας ήμίν δλην τήν γένεσιν του κόσμου θεού λόγους εϊρηκεν δ Μωσής. Et Jésus de Sirach exprime une pensée analogue dans la proposition suivante : èv λόγοις κυρίου τά έργα αύτου (1). Toutefois, soit que cette manière de voir ne l’ait pas pleinement satisfait (par crainte de faire un anthropomorphisme), soit que la question du mode de manifestation ne lui ait point paru aussi importante qu’à nous, toujours est-il que Philon n’a pas tiré grand parti de cette nouvelle signification du mot λόγος. Nous nous expliquons. Oui, le Logos est bien l’organe manifestateur de Dieu, et aussi dans le sens de parole, mais on ne peut pas dire que Philon conçoive Je mode de la manifestation divine, uniquement comme l’expression d’un βήμα divin.

(1) Aristobule; Eusèbe, Praep. evang. ΧΠΙ, 12, 664. C. Jesus de Sirach, 42, 15. Voyez là dessus Heinze, Die Lehre vom Logos in der griechischen Philosophie, p. 191.

Etant admis que le Logos est Dieu se manifestant, on pouvait bien lui conserver aussi le sens de parole divine, mais an ne peut pas en conclure que notre philosophe se soit uniquement basé sur le fait que λόγος et βήμα sont synonymes pour faire du Logos l'instrument de la manifestation divine. Aussi nous remarquons que si quelques fois Philon affirme la manifestation de Dieu par la parole, c'est parce qu'il y est engagé par un passage scripturaire qu' il doit interpréter. Nous ne sommes donc pas favorable à l'opinion, trop répandue, que Philon soit le représentant de la théorie du λόγος ένδιάθετος et du λ. προφορικός. On a prétendu que notre auteur concevait la manifestation de la raison divine dans le monde, par analogie avec la manifestation extérieure de notre propre raison, c'est à dire par l’expression continue, d’une parole, et t'est sur cette base que l'on a essayé de formuler le mode selon lequel le Dieu philonien se manifeste et agit au dehors. Mais rien, dans les écrits de notre auteur ne nous autorise à admettre qu’il ait enseigné cette doctrine. Philon parle bien du λ. ένδιάθετος et du λ. προφορικός dans la sphère humaine (voy. p. 3g), mais jamais il ne transporte cette théorie en Dieu. 11 y a bien dans la conception philonienne du Logos deux mo-ments qui correspondent aux deux termes ένδιάθετος et προφορικός (ainsi le Logos divin pensant les idées est bien ένδιάθετος c. à d. caché puisqu'il est en Dieu, et le Logos qui manifeste Dieu dans le monde est bien aussi προφορι-κός puisqu’il a été proféré, projeté au dehors par l'Être absolu), mais nous n'admettons pas que Philon conçoive la manifestation divine permanente comme se produisant d'une manière analogue à la manifestation de nos idées et volontés, au moyen de l’élocution.

Toutefois comme des hommes compétents ont essayé de soutenir cette thèse il vaut la peine que nous l’examinions.

La voici. Il y aurait deux Logos, l’un transcendant, et l’autre immanent dans le monde; l’un serait la raison de Dieu, c’est-à-dire l’attribut divin, et l’autre, la raison (et son contenu, le monde des idées) émanée de Dieu, c’est à dire portée dans l’univers par la parole. Au premier de ces deux Logos correspondrait le prédicat Ενδιάθετος et au second le προφο-ρικός.—Keferstein et Heinze entr’autres, citent deux passages à l’appui de cette thèse. D’abord Quod Deus immut., I, 277 : Έννοιαν καί διανόησιν, τήν μέν έναποκειμένην οΰσαν νόησιν, τήν δέ νοήσεως διΕίοδον, βεβαιοτάτας δυνάμεις, δ ποιητής τών όλων κληρωσάμενος, καί χρώμενος άεΐ ταύταις, τά Εργα Εαυτού καταθεάται. On a conclu de ce passage que la pensée cachée (Εννοια, νόησις έναποκειμένη) correspond au λόγος Ενδιά-θετός, et la pensée issue de là (διανόησις, νοήσεως διΕΣοδος) au λόγος προφορικός. Le passage ainsi isolé semble s’y prêter, quoique les termes Εννοια et διανόησις signifient l’un et l’autre, soit la force qui conçoit, soit l’idée conçue. Mais interrogeons le contexte. De quoi s’agit-il? L’Ecriture dit que Dieu se repentit d’avoir fait l’homme. Philon ne veut point interpréter ce passage dans le sens littéral, car « Dieu qui est immuable ne peut se repentir ». Le repentir est indigne de Dieu. Les hommes sont changeants, dit il, leurs idées et leurs affections varient parce qu’ils sont soumis au temps. Ils ne peuvent prévoir ce qui arrivera. Mais Dieu prévoit toute chose. Il voit ce que les autres ne voient point, et cela à cause de sa préscience et de sa prévoyance, car il n’est pas soumis au temps. Il ne peut donc pas se repentir puisqu’il a tout prévu. Pourquoi donc Moïse dit-il: « Ένεθυμήθη δ θεός δτι Εποίησε τόν άνθρωπον καί διενοήθη »? (Gen. VI, 6). Et Philon ajoute ce que nous venons de citer: « Dieu possède en lui deux forces excellentes, !Έννοια et la διανόησις (cogitatio et deliberation dont il se sert pour considérer ses œuvres ». L’auteur poursuit en disant: « celles qui restent dans l’ordre il les approuve, mais il blâme celles qui s’en détournent ». Le reste de l'argumentation phi-Ionienne revient à ceci: Parmi les œuvres de Dieu il en est qui sont douées de propriétés seulement, d’autres qui sont douées d’une force vitale, et d’autres enfin qui possèdent une âme rationnelle et une volonté libre. Celles-ci peuvent sortir de l’ordre que Dieu a préfixé, car elles ne sont pas soumises à la nécessité, tandis que les autres suivent leur destinée sans s’écarter de la route préétablie. — Tel est le contexte du passage en question. On voit bien que la théorie du λόγος ένδιάθετος et προφορικός n’a rien à faire ici. Quel rapport pourrait-on établir entre cette théo-rie et ce qui précède ou ce qui suit le passage mentionné plus haut? Aucun. Nous préférerions l’interpréter de la. manière suivante : L’évvoia et la διανόησις, telles qu’elles nous sont présentées dans le texte se rapportent plutôt au pre-mier moment de l’activité divine dans le sein même de Dieu. Avant que Dieu se soit manifesté au dehors, son intelligence qui serait Γέννοια, a produit le monde des idées ou types des choses, qui correspond à la διανόησις. Par ces deux forces Dieu voit les œuvres de la création telles qu’elles seront dans le futur; il voit, d’après son plan, que certaines créatures suivront l’ordre divin tandis que d’autres ne le suivront pas. Mais il n’y a pas ici de manifestation extérieure : tout est encore en Dieu. Son intelligence a médité, et le fruit issu de sa méditation n’est que le plan de la création. La διανόησις procède de l'ίννοια, mais le phénomène se passe dans le sein de la divinité sans manifestation extérieure. Du reste, les termes ?vvoia et διανόησις ne sont pas d’une grande valeur pour la théorie dont il s’agit, attendu qu’ils sont à peu près synonymes. Si notre auteur les emploie c’est parce qu’il a besoin de trouver deux substantifs qui correspondent aux deux verbes ένθυμέομαι et διανοέομαι. Il est certain que s’il existait un substantif dont la racine fût la même que celle du v. ένθυμέομαι, Philon l'aurait choisi au lieu d'éwoia (ένθύμημα ne, pouvait lui convenir attendu qu'il n'indique pas une action mais le résultat d'une activité). En outre, à l'appui de notre interprétation nous pouvons faire remarquer encore qu'un peu plus loin (1) Philon reprend le passage Gen., VI, 6 en l'altérant un peu, car il ne dit plus διενοήθη mais ένε-νοήθη. Enfin, il nous dit: ένεθυμήθη καί ένενοήθη δ θεός ούχΐ νυν πρώτον, άλλ'έΣέτι πάλαι, ce qui reporte l'action divine dans le sein de Dieu même, comme nous l'avons dit, preuve qu'il ne s'agit pas ici de manifestation extérieure, c'est à dire d’un λόγος προφορικός.

(1) Quod Deus imrnut., I, 280.

Mais on cite un autre passage en faveur de la théorie du double Logos, savoir De Vita Mosis, II, 154· Philon explique la valeur symbolique du pectoral que le souverain sacrificateur porte, et que les LXX désignent sous le nom de λογείον. Le Logeion est double, nous dit il, car le Logos lui même est double. « Il y a un double Logos dans « l'univers et un double Logos en l'homme. Dans l'univers, « il y a le Logos des idées incorporelles et prototypiques « d'après lesquelles le monde visible a été créé, et le Logos « des choses visibles qui sont les copies de ces idées mêmes « d'après lesquelles le monde sensible a été formé. Dans « l'homme, il y a le Logos endiathetos et le Logos prophorikos: l’un est la source d'où l'autre découle, c'est-à-dire que l’un est le siège de la pensée et l'autre l'expression de celle-ci, proférée au dehors par la parole » (2). On a conclu de là que le L. endiathetos de l'homme correspond au L. des idées, et que le L. prophorikos correspond au L. des choses sensibles; en d'autres termes, le Logos du monde visible serait la manifestation extérieure du Logos des idées, opérée d'une manière analogue à celle de notre propre raison par notre organe vocal. Cette thèse est soutenue en particulier par Keferstein et Heinze, mais refutée avec raison par Zeller (1). Selon ce dernier, la théorie du double Logos est insoutenable. Le passage en question ne l’implique pas. En effet, le Logos qui est double dans l’univers· (έν τώ παντί) est assurément déjà une manifestation de Dieu, car en sa qualité de type il ne doit pas rester transcendant. — Heinze prétend que les idées restent dans le sein de la divinité, et il base son assertion sur Quod Deus immut., I, 277: δ gèv γάρ κόσμος ούτος νεώτερος υίύς θεοΟ, δτε αίσθητδς ών τόν γάρ πρεσβύτερον ούδένα (2) είπε, νοητός δ* έκείνος, πρεσβειών δέ άξιώσας παρ’έαυτψ καταμένειν διενόηθη. Mais si l'on veut prendre à la lettre le texte que nous citons ici, toute la théorie philonienne des idées et de la création du monde visible devient incompréhensible. Nous avons suffisamment montré que les idées qui composent le monde invisible sont des forces, des causes efficientes, des cachets qui s’impriment d’eux mêmes dans la matière pour la môdeler.et lui donner un caractère; il est donc nécessaire que le monde des idées se manifeste pour se mettre ainsi en rapport immédiat avec la matière. Et s’il s’est manifesté il ne peut donc pas recevoir encore l’épithète d’èv-διάθετος. Si le Logos des idées reste en Dieu il n’y a pas de manifestation continue de la divinité, car que sera le Logos de la nature sans celui des idées ? Il ne s’agit. donc pas d’un double Logos dans le vrai sens, mais, comme dit Zeller, d’une double manifestation du Logos, soit en qualité d’idée-type du monde visible, soit en qualité de force ou de loi cosmique.

(2) De Vita Mosis, II, 154: διττός γάρ ό Λόγος έν τφ iravrl etc.

(1) Keferstein, op. cit., 36· Zeller, op. cit., 327· Heinze, op. cit., 333.

(2) Il y a trois leçons: Mangey lit ούδένα, Keferstein εΙκόνα, Richter Ιδέαν, mais ces variantes n’ont pas d’importance.

Ainsi donc, tandis que dans le passage cité précédemment (Quod Deus immu tab., I, 277), les deux facteurs que l’on prétend rapporter au λ. ένδιάθετος et προφορικός ne sont encore que dans le sein de Dieu, dans le présent passage ils sont déjà tous les deux manifestés; nous ne pouvons donc pas considérer la théorie du double Logos comme une théorie philonienne.

La théorie du L. endiathetos et prophorikos ne date pas de Philon. Zeller dans son admirable histoire de la philosophie des Grecs (1) nous démontre que la doctrine du double Logos appliquée à la nature humaine, est due aux philosophes du Portique. Philon s’en est emparé et l’a introduite dans son système, mais sans la transporter cependant dans la sphère divine. En cela il n’a donc point modifié l’idée stoïcienne. — Remarquons enfin que si certains historiens ont essayé d’établir dans le système de notre philosophe la théorie dont il s’agit, c’est qu’ils espéraient par-là atténuer la contradiction qui existe entre les deux notions philoniennes du Logos, comme attribut divin et comme raison émanée et hypostatique. En effet, on aurait probablement abouti à une Conciliation. Mais, cette manière de concevoir le rapport continuel de Dieu avec l’univers, s’effectuant au moyen d’une parole qui communique les idées et les pensées divines, comme notre parole humaine communique les conceptions de notre intelligence au dehors, ne peut être attribuée à Philon. Il y a dans le Logos émané un élément substantiel et divin qui met l’Être absolu et l’univers en relation médiate. Il y a plus qu’une expression de la raison divine ; le Logos contient la raison divine elle même. Le Logos est la raison divine manifestée; telle est l’idée principale du philosophe alexandrin. Or comme le terme λόγος n’a pas seulement la signification de raison, mais aussi celle de parole, Philon pouvait, sans avoir l’intention d’établir une théorie là dessus, utiliser le sens nouveau qui se rattache au mot λόγος.

(1) Zeller, op. cit. (Ill· Partie, 1· Sect., p. 61). L’idée stoïcienne est celle-ci: le même■ λόγος qui est pensée aussi longtemps qu'il reste dans la poitrine, devient parole dès qu’il en sort.

Ainsi donc, tout en affirmant que notre auteur utilise aussi cette dernière signification, nous n’admettons cependant pas que ce soit parce que λόγος a aussi le sens de parole, qu’il en fait l’organe de la manifestation divine. A bien plus fort raison sommes nous disposé à rejeter la théorie du double-Logos, ένδιάθετος et προφορικός.

On a dit aussi que Philon aurait bien conçu dans son esprit la théorie en question mais qu’ il n’ aurait pas voulu la formuler explicitement craignant de faire un anthropomorphisme ; mais nous ne croyons pas à ce scrupule, car que sont tous les raisonnements philoniens relatifs aux phénomènes qu’il dit se passer dans l’intelligence divine imaginant l’idée et le plan de la création, comme un architecte imagine le plan d’une ville, sinon des anthropomorphismes? Nous croyons plutôt que si notre auteur n’a pas enseigné cette doctrine, c’est qu’elle ne se trouvait pas dans sa pensée.

Quoiqu’il en soit, nous venons de voir que le Logos est l’instrument de la manifestation divine. C’est par lui que Dieu se met en rapport avec l'extérieur, c’est par lui qu’il sort de son silence et qu’il se révèle. Mais nous n’avons pas tout dit. Il reste une dernière question relative aux rapports de Dieu avec le Logos et du Logos avec Dieu. Nous devons l’examiner ayant de présenter le Logos dans .ses fonctions d’intermédiaire entre Dieu et l’univers.