PRÉFACE

 

Bien que la doctrine qui fait le sujet du présent travail ait été souvent traitée avec l’importance et la profondeur qu’elle mérite par des théologiens et des historiens allemands de la philosophie, elle ne semble pas avoir excité beaucoup d’intérêt dans d’autres contrées, en Italie et en France par exemple, attendu qu’ri n’existe, à notre connaissance, aucun écrit de ce genre dans la littérature scientifique de ces deux pays (1). Nous n’avons pas la prétention de combler à nous seuls cette lacune, mais nous croyons bien faire en apportant notre pierre, aussi petite qu’elle soit, à la construction d’un édifice que d’autres plus autorisés que nous se chargeront de terminer et de perfectionner.

(1) Il n’existe du moins pas de travaux spéciaux sur le Logos de Philon. Les pages que Vacherot fHist. de l'École d' Alexandrie) et Franck (La Cabale ou la Philosophie des Juifs} consacrent à Philon ne sont pas des expositions de la doctrine philonienne du Logos. Quant à Delaunay fPhilon d’Alexandrie), il ne se place qu’au point de vue historique.

Soulier, La doctrine du Logos

Il est toutefois un motif spécial qui nous engage à étudier, aussi profondément que notre peu d’expérience nous le permet, les théories philoniennes sur le Logos. Ayant dû, il y a quelques années, présenter au terme de nos études théologiques une dissertation sur quelques doctrines principales d’Athanase le grand, nous ne tardâmes pas à constater combien la métaphysique des Pères grecs de l’Église chrétienne avait d’éléments communs avec les théories alexandrines antérieures et surtout avec la philosophie religieuse des Juifs. Notre intention étant de nous occuper prochainement de la notion du Logos telle qu’elle nous est présentée par les docteurs chrétiens d’Alexandrie, nous avons cru bon de faire précéder notre futur travail d’une étude préliminaire qui traite de cette même doctrine, puisée chez Philon le Juif.

Les sources immédiates dont nous nous sommes servis sont extraites dés œuvres de Philon telles qu’elles nous ont été conservées dans les éditions 'de Gelenius (Francfort 1691), de Thomas Mangey (Londres 1742) et de Richter (Tauchnitz, Leipzig 1851 , 8 volumes). Les principaux ouvrages appartenant à la littérature du sujet, que nous avons consultés, sont les suivants:

Gfrôrer - Kritische Geschichte des Urchristenthums (Stutt-gart 1831).

Ritter - Geschichte der Philosophie (1834).

Daehne - Geschichtl. Darstellung der jüd. alex. Religions-philosophie (Halle 1834).

Grossmann - Quaestiones philoneae (Lips. 1829, 1841, 1842).

Lutterbeck - Neutestamentliche Lehrbegriffe (1852).

Maier ־ Commentar Johannes.

Dorner - Eniwickelunggeschichte der Lehre v. d. Person Christi.

Keferstein - Philos Lehre v. d. g&ttl. Mittelwesen (Leipzig 1846).

Müller-.ArL « Philo » in Herzog's Real Encyclop. XI, 578. Steinhart - Art. « Philo » in Pauly’s Real Encyclop. V, ’499·

Bucher - Philonische Studien (Tub. 1848).

Vacherot - Hist. crit. de l'Ecole d'Alexandrie (Paris 1846).

Zeller - Die Philosophie der Griechen (Edit. 1868).

Heinze - Die Lehre vom Logos in der griech. Philosophie (’872).

Ueberweg - Grundriss der Gesch. der Philosophie (1871).

Schürer - Lehrbuch der neutestamentl. Zeitgeschichte ( 1874). Franck - La Kabbale, ou la phil. des Juifs (Paris).

Delaunay - Philon d’Alexandrie (Paris 1867).

Nous regrettons de n’avoir pu profiter du remarquable ouvrage de Siegfried {Philo von Alexandria als Ausleger des A. T.; Jena 1875) qui a paru à une époque où notre travail était terminé.

Turin, le 12 octobre 1875.

Henri Soulier

Dr. Phil.

 

INTRODUCTION

Avant de nous occuper de cette partie de l’enseignement de Philon qui traite de l’idée du Logos, nous devons examiner certains points principaux qui caractérisent l’ensemble de sa philosophie. Si l’on veut apprécier une idée à sa juste valeur, il est nécessaire d’en considérer les antécédents ainsi-que la nature des rapports qui la relient avec son entourage. La doctrine qui fera l’objet spécial de notre étude se trouve précisément former le point central vers lequel viennent se rencontrer tous les enseignements du célèbre alexandrin; elle est l’expression la plus caractéristique de sa théosophie et le résultat le plus direct de sa spéculation. Cette théorie indique donc chez son représentant un travail intellectuel préliminaire qu’il est utile de connaître, et suppose une série de principes qu’il ne sera point superflu d’analyser, car ils nous indiqueront la route qui conduit à l’idée mère de tout le système, savoir la doctrine des Intermédiaires divins.

L’idée d’un intermédiaire suppose toujours la connaissance des termes entre lesquels il est appelé à jouer un rôle ; dès lors, comme la notion la plus générale que notre philosophe ait conçue du Logos divin se trouve justement être celle d’un élément intermédiaire, il est naturel que nous cherchions d’abord à donner une idée aussi exacte que possible des deux catégories d’êtres entre lesquels le Logos devra exercer sa fonction médiatrice dans le sens le plus étendu de ce mot.

De la connaissance de ces principes généraux, dont nous donnerons d’abord une esquisse, devront jaillir des lumières sur les motifs qui conduisirent notre auteur à développer avec une si grande richesse de détails une théorie qui devait plus tard exercer une influence si marquée sur l’Ecole philosophique d’Alexandrie et sur la métaphysique des Pères grecs de l’Eglise chrétienne. — Cette étude préliminaire est d’une grande importance pour notre sujet, car tout en traitant des deux antithèses qui devront être plus tard conciliées, elle s’occupe précisément aussi des éléments qui constituent la base même du système philosophico-religieux de Philon le Juif.

Nous sommes cependant loin de considérer les doctrines diverses de notre auteur comme formant un véritable système. Nous n’avons plutôt ici que le mélange peu circonspect de plusieurs tendances, d’une multitude d’éléments hétérogènes, extraits de philosophies diverses, que le syncrétiste ne s’est pas souvent donné la peine de coordonner logiquement, et dont il ne paraît pas s’être soucié d’atténuer les contradictions. — Toutefois l’ensemble des doctrines essentielles de Philon, c’est à dire de celles qu’il s’est le plus appropriées et qui sont aussi un fruit de ses méditations, nous paraissent reposer sur un terrain commun, sur une notion générale prédominante : le dualisme. Oui, la théologie et la philosophie du penseur juif, se basent sur une conception dualiste très-multiple, qui n’exprime pas seulement l’incompatibilité absolue entre Dieu et la matière, mais en général le contraste qui distingue et qui sépare absolument l’infini d’avec le fini, le parfait d’avec l’imparfait, l’intelligible d’avec le sensible, l’esprit d’avec le corps, en un mot, qui met un abîme entre Dieu et l’Univers. C’est ce que nous constaterons dans le courant de la première partie de notre travail.

C’est une de ces antithèses qui sert de point de départ à notre philosophe pour rechercher l’origine de toutes choses. Ce point de départ lui est fourni, dit-il, par l’expérience. En effet, bien que Philon manifeste à plusieurs reprises sa prédilection pour toute connaissance qui dérive d’une intuition immédiate assez peu déterminée (1), et que selon lui la perception des choses se borne souvent au seul monde sensible et corporel, nous avons cependant le droit d’affirmer qu’il considère aussi l’intermédiaire de l’expérience et des sens comme un. moyen efficace d’arriver à une certaine connaissance de la vérité. C’est du moins l’expérience qui préside à son point de départ, puisqu’il procède, selon sa propre expression, « de bas en haut», c’est à dire du particulier au général (1), de la connaissance des choses sensibles à celle des intelligibles (2). C’est pourquoi il nous dit souvent que la philosophie est née de la contemplation des êtres créés»(3). Aussi, au début même de ses recherches sur l’origine de l’univers il consulte son expérience, et par une étude approfondie de la nature il arrive à se persuader de l’existence de deux principes antérieurs à toute créature. Ces deux éléments sont désignés sous les noms de « bpa-στήριον αίτιον » et de « παθητικόν » ou « ποθητόν » c’est à dire l’agent cause et l’élément passif ou le passible. Il y a donc un principe actif et un élément qui supporte l’action (4). D’un côté la cause et de l’autre, non pas l’effet, mais l’objet sur lequel le premier agent peut exercer une influence et produire des effets. Cette assertion nous met sous les yeux une théorie dualiste que nous ne pourrons déterminer qu’après avoir étudié la notion philonienne de Dieu et de la matière.

(1) Philonis Judaei opera (quae reperiri potuerunt omnia, etc. Edid. Thomas Mangey, Lond. 1742, 2 vol.); Voyez: De Migrât ione Abra-hami, Tome I, p. 441, 446. De Cherubim, I, 143. De Incorrupt. Mundi, II, 487. י

(1) DePraemiis et poenis, II, 414, 415: « κάτωθεν άνω προέρχεσθαι ».

(2) Quod a Deo mitt. Somn., I, 649.

(3) De Opificio mundi, I, 18. De spec, legibus, II, 330. De Confus, linguarum, I, 419.

(4) De Opif. mundi, .1, 2.

 

1re PARTIE.

PRINCIPES GÉNÉRAUX.

CHAPITRE I.

LA NOTION DE DIEU.

Dieu est-il, et quelle est sa nature? Telles sont, dit notre auteur, les deux questions primordiales qui se présentent immédiatement à l’esprit de tout homme qui médite sur la Divinité (1). Philon se préoccupe d’abord de la première, à laquelle, dit-il, le philosophe est en état de répondre d’une manière satisfaisante. Et pour sa part, bien que la Foi en la tradition juive soit suffisante pour satisfaire sa conscience religieuse au sujet de l’existence de Dieu, il n’en désire pas moins satisfaire aussi aux exigences de sa conscience philosophique en en cherchant des preuves. Il les puise dans l'argument physico-théologique des anciens, qui conclut de l’existence de l'Univers et de l’harmonie qui y règne, à l’existence de Dieu qui en est la cause première. Philon se plait à exposer cet argument toutes les fois que l’occasion s’en présente, souvent même avec éloquence et avec art (1). Mais comme ce côté de sa doctrine n’offre aucune particularité en lui même, nous nous contentons de le signaler sans nous y arrêter plus longtemps. — La question de la nature ou de l'essence divine (τά τί έστι κατά τήν ούσίαν) (2), à laquelle Philon Voudrait répondre par une fin de non recevoir, aura plus d’importance pour nous, car elle est une doctrine essentielle de notre philosophe.

(1) De Monarchia, II, 216.

(1) De Monarch., Il, 216-217. De Praemiis et poen., Il, 414, etc.

(2) Ibid. De Monarch., 1. cit.

Il se trouve fort embarrassé quand il s’agit de définir la nature de l’être dont il vient de constater l’existence. La méthode qui procède du particulier au général, et par conséquent de l’être particulier à l’être universel, ne lui est d’aucune utilité pour la connaissance de la nature divine (3), car, dit-il, il n’y a rien en nous ni autour de nous, *sur quoi nous puissions nous baser pour la concevoir; il nous manque un organe pour atteindre ce but (4). Dieu est si élevé et si éloigné de la nature créée, qu’il est impossible à l’âme d’en pénétrer l’essence (5); il est insaisissable (6). D’ailleurs corn-ment l’âme pourrait elle obtenir ce résultat puisqu’elle ne se connaît pas elle même (7)? Lorsqu’elle veut méditer sur la nature divine, elle tombe dans des contemplations ■obscures et finit par reconnaître que Dieu est incompréhensible (8).

(3) Ibid.

(4) De Nominum mutât., I, 579. Leg■ alleg., I, III, 128.

(5) De Somnis, I, II, 630.

(6) Ibid., 575.

(7) De Mutât, nomin., 1. cit.                ·

(8) De posteritate Ca'ini, I, 229.

Celui qui veut trop approfondir les mystères divins ressemble à ces hébreux dont parle l’Écriture, qui après s’être longtemps fatigués à creuser un puits n’y trouvèrent point d’eau pour se désaltérer. On ne trouve point l’eau vivifiante, quand on veut pousser trop loin les connaissances humaines, car du moment que l’on ne peut même pas atteindre une perfection relative dans le domaine des sciences et des arts, pourquoi prétendre arriver à connaître le parfait et l’absolu en Dieu (1). Tout ce qui vient après Dieu est compréhensible à l’homme, mais Dieu lui même ne l’est point. C’est pourquoi le plus grand des prophètes, Moïse, ne pouvant pénétrer jusqu’à l’essence divine, s’écriait : « Montre moi ta « face afin que je te voie clairement. Ne te montre pas à moi « par le ciel, par la terre, la mer, les astres, ni par aucune « chose dans laquelle je puisse te voir comme dans un miroir, mais que je te voie en toi même » (2). Ailleurs, Phi-Ion nous rapporte le passage de Gen., 33, 13 où Moïse dit à l’Eternel: « Quel est ton nom ? » Dieu lui répond: « Je suis celui qui suis », c’est à dire, ajoute notre interprète, « Ma nature est d’être, mais non d’être nommé » (3). Car attribuer un nom à la divinité ce serait définir sa nature, chose impossible puisque « la sphère divine est d’un accès impraticable à la pensée humaine » ; l’idée la plus pure ne peut atteindre la notion de l’essence divine. Si dans l’écriture il est parlé du visage de Dieu (πρόσωπον) ce n’est qu’en parabole pour indiquer l’idée de Celui qui est (1). Que l’on se contente donc de constater l’existence du divin, sans espérer obtenir davantage, cela doit suffire à la raison humaine (2).

(1) De Plantatione, I, 341.

(2) *Leg. alleg., I, III, 107.

(3) De Monarch., II, 218: De vita Mosis, II, 92: φησίν αύτοίς, έγώ είμι ό Λν ־ ϊνα μαθόντες διαφοράν δντος τε καί μή δντος προσαναδιδα-χθώσιν, ιίις ούδέν δνομα έπ’ έμοΟ τό παράπαν κυριολογείται φ μόνψ πρόσ-εστι τό είναι. De Nom. mut., I, 579. De Somnis, I, 655: λέγεσθαι γάρ où πέφυκεν, άλλά μόνον είναι τό δν.

(1) Fragm. phil. loh. Damasc., V. Mang., II, 654.

(2) De posterit. Ca'ini, I, 258: Ανθρώπου γάρ έΣαρκεί λογισμφ, μέχρι τού καταμαθεΐν, δτι έστί τι, καί ύπΑρχει τό τών βλων αίτιον, προελθεϊν. De Monarch., Π, 216.

Cependant si Philon pouvait dire que la raison doit se déclarer satisfaite de la certitude seule de l’existence de Dieu, sa conscience religieuse ne pouvait évidemment pas s’en con- . tenter. Aussi nous dit-il qu’il est excellent de s’enquérir de la nature du vrai Dieu; car bien que les forces humaines soient limitées, une telle étude nous procure une allégresse inouïe, un bonheur inexprimable. Il en appelle non pas à ceux qui n’ont fait qu’effleurer de leurs lèvres là coupe de la philosophie, mais à ceux qui ont pris une large part au banquet des idées et des doctrines. L’âme du sage s’élève sublime dans les régions éthérées, parcourt l’immensité de l’étendue et médite sur tout ce qu’elle croit utile à la connaissance de la Divinité; elle ne se lasse point,· bien qu’elle doute cependant d’aboutir à un résultat qui puisse pleinement la satisfaire (3). C’est pénétré de ce double sentiment de crainte et de joie céleste que notre philosophe religieux aborde la spéculation.

(3) De Monarch., II, 217.

Il commencera par nous dire que Dieu, τό δν, est sans attributs, sans qualités (4); que la cause première est plus que la sagesse, plus que le bien, plus que le beau, afin que l’on ne croie pas que l’Être par excellence n’est que la sagesse, la bonté ou la beauté (5). Nous ne sommes donc pas étonnés de rencontrer chez notre auteur plus de déterminations négatives de la nature de Dieu que de positives. Il se base en général sur le contraste qui existe entre Dieu et le monde ou entre Dieu et l’homme, qu’il trouve exprimé dans le Deut. 23, 19 en ces termes: « Dieu n’est pas comme l’homme » et qu’il paraphrase en disant que Dieu n’est pas comme la créature, mais infiniment au dessus d’elle et différent d’elle. — Partant de ce principe (1) Philon établit une antithèse perpétuelle entre les attributs et qualités finies de l’homme et l’ineffabilité de Dieu, d’où résultent un grand· nombre de prédicats négatifs qu’il applique à la divinité. En effet, pensait il, le monde et l’homme sont créés, mais « Dieu est l’lncréé » (2). Le monde et l’homme sont multiples et composés de parties, mais Dieu est inconcret (ου σύγκριμα=inconcretus) (3). Ils sont soumis aux catégories de temps et de lieu, mais Dieu est indépendant du temps et du lieu, car il est au dessus d’eux (4). Le monde et l’homme sont susceptibles d’augmentation ou de diminution, mais Dieu ne manque de rien (5). Ils sont changeants, mais Dieu est immuable (6). — 11 est évident que de telles déterminations négatives doivent contenir en elles des affirmations. Le terme immuable est négatif, mais il correspond à quelque chose de très-positif. Voici donc la contrepartie de ces prédicats négatifs, tels que Philon nous les donne lui même. « Dieu est l’être par excellence, les choses n’existent qu’en apparence (1). Dieu est d’une nature simple (2). Il est l’auteur du temps, éternel et omniprésent (3). Il possède toute chose, il accorde et donne car il est tout puissant » (4). Et dès lors Philon oubliant, semble-t-il, qu’il a traité de folie la prétention de déterminer la nature divine, la décrit lui même avec une grande richesse d’expressions.

(4) Leg. aile g., I, 53 : δεί γάρ ήγείσθαι καί Αποιον αότόν είναι.

(5) De Opif. mundi, I, 2. τό δραστήριον ό τών δλων νοΟς έστιν είλι-κρινέστατος καί Ακραιφνέστατος, κρείττων τε ή Αρετή καί κρείττων ή έπι-στήμη, καί κρείττων ή ‘αότό τό Αγαθόν καί κρείττων ή αύτό τό καλόν.

(1) Quod Deus immut., I, 282.

(2) Ibid., 296: ό Αγέννητος.

(3) Leg. alleg., Γ, 66·

(4) De posterit. Ca'ini, I, 228: où γάρ έν χρόνψ τό αίτιον, ούδέ συνόλως έν τόπψ, άλλ’ ύπεράνω καί τόπου καί χρόνου.

(5} Ibid., 227: τό δέ δν, ούδενός χρέίον.

(6) Le Traité : Quod Deus immutâbilis sit.

(1) Quod det. pot. ins. sol., I, 222. Leg. alleg., I, II, 66: μόνος δέ, καί καθ’ αύτόν, εΐς ών ό Θέος. De Nom. mut., I, 582.

(2) Leg. alleg., 1. cit., φύσις άπλή, page 67: τέτακται ό Θεός κατά τό ëv καί τήν μονάδα.

(3) Leg. alleg., I, I, 44, De Humanitate, Π, 386. De Conf, ling., I, 425 : ύπό δέ τοΟ ΘεοΟ πεπλήρωται τά πάντα, περιέχοντας où περιεχομένου, Φ πανταχοΟ τε καί ούδαμοΟ συμβέβηκεν είναι μόνψ.

(4) Quod det. pot., I, 118. Alleg. leg., I, I, 49. Opif. mundi, I, 10.

Au point de vue métaphysique proprement dit, Dieu est considéré comme l’esprit universel (5) ό νους τών όλων, contenant tous les êtres dans son sein (6). Il n’est pas seulement plus pur que la vertu et la beauté, il est plus pur encore que l'un et plus ancien que l'unité (7). Il est invisible et incorporel (8). Sa demeure n’est pas un temple ou un portique, car le ciel, la terre, la mer et tous les éléments, ne sont pas dignes de lui servir d’escabeau, tant sa majesté et son immensité dépassent toute notion (9). Il n’y a auprès de lui ni passé, ni présent, ni futur, c’est à dire que la durée de Dieu c’est ?éternité, l’archétype du temps (10). Dieu ne se repose point; de sa nature il est actif, comme le feu de sa nature brûle et la neige refroidit. Il est l’activité par excellence: παύεται γάρ ουδέποτε ποιων δ θεός, άλλ’ ώσπερ Ιδιον τό καίειν πυράς, καί χιόνος τά ψυχείν, οΰτω καί θεού τά ποιείν (ι). Il doit donc être aussi le principe de l’activité de tous les autres êtres. Toute plénitude, toute perfection dans la nature a sa source en Dieu, et existe ύπύ et διά θεού (la raison par exemple), tandis que ce qui est inférieur n’existe que διά θεού (2). En somme, Dieu est le faîte, le point suprême de la perfection (3), et l’univers avec tout ce qu’il contient d’êtres de tous genres, ne saurait exprimer l’idée de sa grandeur (4). Toutefois, ce qui caractérise Dieu avant tout, et qui doit nous le faire distinguer absolument de toute créature, c’est que lui seul existe de par lui même et en lui même, n’étant lié avec rien en dehors de lui, et n’ayant aucune relation avec ce qui n’est pas lui même (5).

(5) De Opif. mundi, I, 2. De Migrât. Abrah., I, 466, etc.

(6) De Conf, ling., I, 425: έγκεκόλπισται τά όλα.

(7) De Vita contemplâtiva, II, 472: τό ôv, δ καί τάγαθοΟ κρεϊττόν έστι, καί ένός είλικρινέστερον καί μονάδος άρχεγονώτερον.

(8) Alleg. leg., I, III, 128. De Cherubim, I, 157, 148.

(9) Ibid ,157·

(10) Quod Deus sit imm., I, 27*5 ss. *

(1) Alleg. leg., I, I, 44. Quod. det. pot., I, 222.

(2) Alleg. leg; I, I, 51. Voyez Zeller: Die Philosophie der Grie-ehen, in ihrer geschichtl. Entwick.fdargestellt. Leipziz 1868, V, 310.

(3) De Cherubim, I, !54: τελειοτάτη ή τούτου φύσις.

(4) De Legatione ad Cajum, II, 546.

(5) De Humanitate, 10c. cit. De Nom. mut., I, 582 : τό γάρ δν, ή δν έστι, ούχΐ τών πρός τί.

Mais Philon n’est pas moins explicite au sujet de la nature morale de Dieu. Quoiqu’il ait considéré d’abord l’Être comme étant au dessus du bien et au dessus du beau (pour le déterminer d’une manière négative), il nous le présente aussi comme le souverain bien dans le sens le plus positif. ־Π δ’ δν εϊη των δντων δριστον ή θεάς (6)? Puisqu’il est la cause de tout et qu’il est le souverain bien, il ·doit aussi être la cause du bien, mais du bien seulement. Toute œuvre de Dieu ne peut être qu’excellente (7). Il est bon, et c’est à cause de sa bonté qu’il a créé le monde (1). Il veut que le bonheur et la joie règnent parmi ses enfants, car il est lui même le vrai bonheur, l’allégresse véritable, la plénitude de la félicité même. Il est exempt de douleur et de crainte, il n’a aucune relation avec le mal, il est plein de la plus pure félicité; il n’a besoin de personne ni d’aucun élément étranger à lui même pour être le meilleur ; il donne les biens de bonne source, c’est à dire de lui même (2). C’est pourquoi Philon peut affirmer que Dieu seul se réjouit véritablement, et que seul il doit être fêté car il goûte une paix ininterrompue (3). — Enfin, puisqu’il est le seul être parfait, il est aussi le seul être véritablement sage : il possède en lui la sagesse parfaite et la science infinie (4). Tout ce qui vient de Dieu est infini comme Lui, l’Inengendré, est infini(5). Tel il a été, tel il est présentement et tel il demeurera à jamais. Il est l’être le plus universel, le genre suprême dans le sens le plus absolu. Il ne peut devenir ni meilleur ni pire, il reste éternellement adéquat à lui même (Ισος γάρ αύτός έαυτφ καί δμοιος ô θεός, μήτε άνεσιν πρός τό χείρον, μήτ’ έπίτασιν πρός τό βέλτιον δεχόμενος) (6). Tel est le Dieu de Philon. — Mais en définitive, tout ce que notre auteur nous dit de plus affirmatif peut se résumer ainsi : Dieu existe, il est l’Etre par excellence, il est cause de toute existence. Sauf quelques rares exceptions, le philosophe alexandrin revient sans cesse à son opinion favorite: On ne peut définir la nature de la Divinité, il faut se contenter de quelques hypothèses, savoir de celles qui nous sont suggérées par la contemplation des êtres créés. Or il est évident pour Philon que Dieu se manifestant en sa qualité de créateur ne donne pas une notion entière de sa nature. Autre est la nature divine dans sa plénitude, autre est ta notion que nous pouvons en retirer en méditant sur les œuvres de la création. Celle-ci ne nous donne que la notion de l'existence qui n’est pas celle de l'essence; c’est à dire que pour Philon la manifestation de Dieu est distincte de sa nature propre. On peut mieux savoir ce que Dieu n'est pas que ce qu’il est en réalité. Il doit nécessairement être plus que ce qu’il se montre à nous dans son activité créatrice; de là les attributs négatifs que nous avons mentionnés.

(6) De Poenitentia, II, 405.

(7) Conf, ling; I, 432: μόνον άγαθών ίστι ό θεός αίτιον. De Agri-cultura, I, 31g ss. De Nom, mutât., I, 583.

(1) De Opif. mundi, I, 5· De Imjnutab. Dei, I, 288. De Migrât. Abrahami, I, 464.

(2) De Cherubim, I, 154·

(3) Ibid. De Septenario, II, 280. De Sacrif. Ab., I, 183. De Somnis, I, II, 675.

(4) Quod det. pot., I, 202. De Migrât., I, 457.

(5) De Ebrietate, I, 362. De Opif., I, 5. De Sacrif. Ab., I, 173.

(6) Leg. alleg., I, II, 81. De Incorrupt, mundi, II, 500.

Cependant, comme nous l’avons remarqué, derrière ces déterminations négatives s’en cachent de positives qui se laissent facilement apercevoir. L’idée d’absoluité, l’idée de cause, l’idée de l’Être existant par lui même, l’idée d’activité et de source de l’existence et de la vie universelle, que Philon rapporte à la Divinité, sont bien des affirmations. Mais il tient à ce que l’on sache que nous ne connaissons de Dieu que ce qui nous est enseigné par la présence de l’Univers.

La doctrine de l'Ancien Testament présentait simplement la notion d’un Dieu unique, personnel, créateur, tout-puissant: Philon parle d’un être insaisissable à l’esprit humain. Il voudrait, par un effort de la pensée, faire abstraction des attributs divins pour parvenir à la notion de l’essence pure de la Divinité qui est un être abstrait et transcendant; c’est pourquoi il nie que la contemplation des œuvres divines puisse nous donner une idée adéquate de la nature intime de Dieu.

Ajoutons en terminant ce chapitre qu’il y a, selon la pensée de Philon, deux degrés dans la connaissance du divin : d’a-bord, la notion du Dieu se manifestant, et auquel se rattachent les attributs que nous avons l’habitude de lui adjoindre; puis la notion de l’Etre transcendant en lui même, abstraction faite des attributs et de la manifestation. C’est ce dernier degré qui reste inaccessible à la raison humaine.

 

CHAPITRE II.

LA NOTION DE LA MATIÈRE

Bien que les déterminations philoniennes de la nature divine se soient généralement présentées sous une forme toute négative, nous n'en avons pas moins acquis la certitude de la haute perfection, de la puissance infinie, de la causalité absolue du Dieu ineffable et incompréhensible de notre théosophe. — Le ών de Philon, le δραστήριου αίτιον est d'une grandeur et d'une supériorité si infinies que les termes manquent pour en exprimer l’idée; en revanche il n'est pas de qualification assez pessimiste qui puisse exprimer d'une manière adéquate la nature de la matière c'est à dire du πάθητικόν. Philon l'appelle tantôt όλη, tantôt ούσία, tantôt le μή 6v et lui applique les prédicats les plus négatifs. La ούσία en effet est sans qualité, sans ordre, pleine de contradictions, de confusion et d'incohérence, mais elle est susceptible de modifications, de transformations qui la font passer à un état meilleur, si la Cause première exerce sur elle quelque influence (1). Bien que le παθητικόν soit immobile et inerte de sa nature propre (ακίνητον έ£ έαυτου) il peut être mis en mouvement par l’esprit universel et devenir sous son action une œuvre parfaite, savoir l’univers qui nous entoure (1). Nous pouvons donc affirmer dès à présent que le Cosmos sera pour notre philosophe le résultat de l’action divine sur la matière. Mais de ces deux principes, le αίτιον et le παθητι-κόν, il n’en est qu’un qui soit doué d’une volonté propre et qui possède en lui la force, la vie et l’activité; l’autre élément est mort. — Toutefois, de ce que l’un des deux principes est appelé cause, il ne faut pas en conclure qu’il est la source de l’existence de l’autre. — La matière ne nous est point donnée comme étant une œuvre de Dieu ; il ne l’a point créée, elle coexistait avec lui. Le δραστήριον αίτιον n’est que la cause du devenir de la matière, il n’est pas la causé de la matière elle même. C’est en ce point que consiste le dualisme de Philon. Dieu organise la matière, il ne la produit pas. Comme cette thèse est d’une grande importance pour notre sujet, nous allons l’appuyer sur des assertions plus directes, tirées des écrits de notre auteur.

(1) De Opificio m., I, 5. "Hv μένγάρ (ούσ(α) Ατακτος, Αποιος, Αψυχος, έτεροιότητος, Αναρμοσίας, Ασυμφωνίας μεστή, τροπήν δέ καί μεταβολήν έδέχετο τήν είς τΑναντία καί τά βέλτιστα.

(1) De Opificio m., pag. 2 : κινηθέν δέ καί [σχηματισθέν καί ψυχιυθέν ύπό τοΟ νοΟ, μετέβαλεν είς τό τελειότατον εργον, τόνδε τόν κόσμον.

Philon considère les genres et espèces d’individus dont l’univers se compose comme des sarments qui proviennent d’un seul et même cep, la matière. Ainsi, dans l’interprétation allégorique qu’il nous donne du texte Gen. 9. 20 « Et Noé laboureur commença de planter la vigne » il nous dit : « Considérons aussi les plantes parfaites qui sont dans l’univers et le grand agriculteur de ce monde, c’est à dire Dieu. La plante c’est le Cosmos qui ne contient pas seulement un seul genre mais une infinité de tiges qui ont crû d’une seule racine » ; et pour mieux expliquer sa pensée il ajoute immédiatement: έπειδή γάρ τήν ούσίαν δτακτον και συγκεχυμένην οδσαν έδ αύτης, είς τάδιν έ£ άταΣίας καί έκ συγχύσεως είς διά-κρισιν άγων δ κοσμοπλάστης μορφοΟν ήρΣατο, γήν μέν καί ύδωρ έπι τά μέσον έββίΣου, κ. τ. λ. (1). Nous voyons ainsi que le monde et les créatures qu’il contient sont donc bien des genres et des espèces que Dieu a produits en agissant sur la matière, c’est à dire en les faisant germer et sortir de celle-ci. C’est de la ύλη sans qualités et sans ordre que Dieu a retiré les êtres qu’il a organisés en catégories diverses. La forme, la distinction et l’ordre ont été extraits de l’informe, de la confusion et du désordre. Mais là se borne l’action du créateur, ou plutôt de l’organisateur, car le terme κοσμοπλάστης ne signifie pas autre chose. La matière existait déjà quand le grand agriculteur, pour nous exprimer comme Philon, planta les êtres qui constituent le Cosmos. Dieu ne nous apparaît point ici comme un créateur dans le sens que nous attachons aujourd’hui à ce terme, mais comme l’organisateur d’une substance qui existait avant la fondation du monde.

(1) De plantai. Noe, I, 329·

D’après notre philosophé une œuvre n’est possible qu’etï vertu d’une cause (τδ αίτιον = τδ ύφ’ οΰ), d’une matière (ύλη = τό έί οΰ), d’un instrument■ (τό έργαλείον = τό δι’ οΰ), et d’une cause finale (άΐτία = τό δι’ δ). Philon applique d’abord cette théorie à la construction de tout édifice, puis à la création du monde qui est la grande ville par excellence (2). Dans ce passage Dieu est conçu comme la cause première active, et la ύλη comme la substance dont les éléments ont été retirés, et dont les objets ont été formés. La matière n’est point dérivée de la cause dans la pensée de Philon, elle est plutôt mise en parallèle avec Dieu, sans que pourtant il lui attribue la moindre activité. Elle n’est pas l’instrument de Dieu, mais elle est toutefois utilisée par lui; elle est passive, mais elle existe avant toute action créatrice de Dieu.

(2) De Cherubim, I, 161.

Philon se montre d'ailleurs fort peu disposé à admettre l'idée d’une création ex-nihilo, car il nous dit en parlant de l'incorruptibilité du monde (περί άφθαρσίας του κόσμου) qu’il est tout aussi absurde de croire à un anéantissement des créatures que d’admettre que quelque chose puisse provenir de rien. « Car de même, dit-il, que du non existant nulle « œuvre ne peut se produire, ainsi le monde ne peut non « plus devenir néant après avoir été quelque chose » (1). Vacherot (2) s'empare de l’idée de l'impossibilité d'une création ex-nihilo pour poser la thèse de la création de la matière, bien plus, pour considérer la ούσία de Philon comme une émanation de la divinité. Il s'appuie sur le passage suivant: « Comme le soleil par sa lumière met en relief les « corps qui sont cachés dans l'ombre, ainsi Dieu engendrant « toutes choses, ne les a pas seulement rendues visibles « (comme le font les rayons du soleil) mais il a fait ce qui « auparavant n’était pas ; il n'est pas seulement le δημιουγός « de l’univers, il en est aussi le κτίστης » (3). Vacherot voit dans les termes γεννήσας et κτίστης plus qu'une simple organisation de la matière. Selon lui le Dieu de Philon est créateur dans toute la force du mot ; il n'ordonne pas seulement l'univers comme un simple démiurge, il le produit et le tire tout entier de lui même, vu que nulle part l'idée d’une création ex-nihilo n’est mentionnée dans les écrits du philosophe alexandrin. — Il nous semble que c’est exagérer l’importance des termes que de conclure de ce dernier passage à la création ou à l'émanation de la matière. D’abord les verbes γεννάν et ποιείν, comme nous le verrons bientôt, sont souvent synonymes chez notre auteur; ensuite, le terme κτίστης ne signifie pas créateur dans le sens que nous attachons aujourd'hui à ce mot; il indique simplement une idée de fondation. C'est dans ce sens que les anciens l’employaient (1), pourquoi Philon lui aurait-il donné une autre signification? Le mot κτίστης n’exclut pas nécessairement l’idée d’une matière préexistante, d’autant plus que l'auteur affectionne cette expression vu qu’ elle se prête bien à la comparaison qu’il établit souvent entre la for-mation du monde et la fondation d’une ville (2). Et quant à ces mots: « Dieu n’a pas seulement rendu visibles les choses mais il a fait ce qui auparavant n’était pas » ils ne contredisent en rien ce que Philon nous a déjà fait connaître plus haut. En effet, l’œuvre du δραστήριον αίτιον consiste dans l'organisation de la substance confuse ; il apporte l’ordre où le désordre régnait·, il ajoute les qualités à la matière qui n’en avait aucune; il donne la vie et le mouvement à l’élément qui ne les possédait point: n’est ce pas faire ce qui auparavant n’était pas? L’idée d’une préexistence de la matière n’est donc point anéantie par le passage que nous venons de citer, ni par ceux que Grossmann (1) et Keferstein (2) considèrent comme établissant l’idée d’une création ex-nihilo. Ils sont d’ailleurs trop peu en harmonie avec les doctrines essentielles de notre théosophe.

(1) De Incorruptibilitate mundi, II, 488: ώσπερ γάρ έκ τοϋ μή δντος ούδέν γίνεται, οόδ’ είς τό μή δν φθείρεται* έκ τοθ γάρ οόδαμή δντος άμήχανόν έστι γενέσθαι τι, τό τε δν έΕαπολείσθαι, άνηνύστον καί άπαυστον.

(2) Vacherot:/Zisioire critique del’École d’Alexandrie (Paris 1846), Tom. 1, pag. 151-152.

(3) De Somnis, I, 632: ώς ό ήλιος τά κεκρυμμένα τών σωμάτων έπι-δείκνυται, οΰτω καί ό θεός τά πάντα γεννήσας, ού μόνον είς τούμφανές ήγαγεν, άλλά καί & πρότερον ούκ ήν έποίησεν, où δημιουργός μόνον, άλλά καί κτίστης αΰτός ών.

(1) Homère: Iliade, XX, 216: κτίσσε δέ Δαρδανίην. Odiss., XI, 262: οί πρώτοι θήβης ίδος ίκτισαν. Hérodote (Edit. Reiz), I, 149: χώρην κτίΖειν. Pindare (PjrthiæJ, 1, 62 : πόλιν ΐκτισσεν.

(2) Heinze (Die Lehre vom Logos in der griech. Philosophie. 01-denburg 1872), p. 210, considérant que le terme κτίστης indique une autre activité que celle du δημιουργός, puisque ces deux noms sont opposés l’un à l’autre, déclare les données du présent passage incon-ciliables avec les précédentes. Selon lui, il serait difficile d’accorder au terme κτίστης un autre sens que celui de créateur ex nihilo, surtout si l’on a égard à la place qu’il occupe dans le texte cité. Toutefois nous ne pouvons nous ranger de son côté, car si telle était bien l’idée de Philon il l’aurait affirmée plus explicitement. — D’ailleurs la corn-paraison qu’il établit ici entre le soleil et Dieu, l’engage à relever par une amplification l’activité divine qu’il craindrait rabaisser trop en la mettant en parallèle avec celle d’une créature.

(1) Version Arménienne, I, 80; 11,616 (Tauchnitz: De Providentia, II, N. 49. De Deo, N. 6. — Voy. Grossmann: Quaestiones philo-neae, I, pag. 19, 70).

(2) De Monarchies, II, I, 216: θεός είς έστι καί κτίστης καί ποιητής, τών δλιυν. Voy. Keferstein, Philos Lehre von den gôttlichen Mittel-wesen (Leipzig, 1846), p. 6.

Nous croyons plutôt que le passage suivant exprimera mieux l’idée véritable que Philon se faisait de la matière et de ses rapports avec le Dieu parfait et infini. Voici ce qu’il nous dit: έ£ έκείνης (ύλης) πάντ’ έγέννησεν δ θεός, ούκ έφαπτόμενος αύτός־ ού γάρ ήν θέμις άπείρου καί πεφυρμά/ης ύλης ψαύειν τόν εύδαίμονα καί μακάριον, άλλά ταΐς άσωμάτοις δυνάμεΟιν, κ. λ. τ. (3). — Nous constatons d’abord que le verbe γεννάν équivaut à ποιείν; en outre nous acquérons la certitude que la matière ne peut ni émaner de Dieu ni avoir été créé par lui, autrement la restriction que renferment les mots ούκ έφαπ-τόμενος αύτός n’aurait aucun sens. Comment la matière peut-elle émaner de Dieu ou être son œuvre si Dieu se souille pour ainsi dire en s’approchant d’elle? Comment l’aurait-il produite s’il la trouve ensuite indigne d’être mise en contact avec lui même? Non seulement Dieu n-est pas l’auteur immédiat de la matière, il n’en est pas même la cause médiate, car nulle part Philon ne nous dit que Dieu ait laissé créer la matière par les Puissances subordonnées dont nous serons appelés à parler plus tard. Soit qu’il s’agisse de Dieu, soit qu’il s’agisse de ses intermédiaires, toujours l’action créatrice ne nous apparaît, que comme une simple organisation ou comme un partage de la substance(1).

(3) De Sacrificantibus, II, 261.

(1) Voyez aussi Zeller, Ouv. cit., V., 338.

Mais ici l’on pourra objecter que si Dieu n’est pas l’auteur de la matière il est impossible de rendre compte des passages nombreux où Philon conçoit la Divinité comme la cause absolue du grand tout. Keferstein (2) essaie de répondre à cette objection en posant le dilemme suivant. Ou bien la matière est pour Philon le non-être, le μή δν platonicien, c’est-à-dire quelque chose d’indéterminé, qui n’a pas une existence réelle mais qui n’est pourtant pas le néant absolu; ou bien, si l’on trouve que les expressions de notre auteur sont trop fortes pour n’être rapportées qu’au μή δν du philosophe grec, il faut admettre que la matière a décidément été créée par Dieu lui même, vu que Philon ne pouvait point ne pas s’apercevoir de la contradiction que renfermait sa théorie. Keferstein nous paraît s’accommoder de cette seconde alternative. Quant à nous, sans vouloir pourtant établir une identité absolue entre la notion philonienne de la matière et celle de Platon, nous serions plutôt disposés à admettre la première. En effet, le μή δν est ce qu’il y a de plus négatif, c’est à dire qu’une telle notion de la matière pouvait, dans la pensée de Philon, atténuer la contradiction et l’inconséquence renfermées dans ces deux propositions: Dieu est la Cause du grand tout, Dieu n’a pas créé la matière. — Nous trouvons en effet des expressions qui nous portent à admettre une grande analogie entre la notion platonicienne et celle de Philon, entr’autres celles-ci: « τά γάρ μή όντα έκάλεσεν εις τό είναι, τάδιν έί άταξίας, καί άποίων ποιότητας, καί άνομίων δμοιότητας » (1) ou bien: τμ μή όντα είς τό είναι παραγαγείν (2). La matière représente pour Philon quelque chose de vide et de désert (κενά, έρημα) (3); elle est remplie de nécessité tandis que Dieu est la liberté (4). Dieu est la cause du bien tandis que la matière est une occasion de chûte continuelle (5), quoique par elle même elle ne soit qu’un élément passif et mort. Elle est donc d’une nature opposée à celle de Dieu qui n’est pas seulement la vie mais la source de la vie (6). Si la matière est devenue quelque chose de bon, si elle a été vivifiée et organisée; c’est parce que Dieu n’était point jaloux de ce qu’elle pouvait devenir, du moment que par elle même elle était incapable de se développer (7). Cette dernière idée que Philon extrait du Timée de Platon, nous prouve qu’à l’égard de la matière le philosophe d’Alexandrie s’accordait avec celui d’Athènes, du moins quant au fond de la doctrine. C’est toutefois à l’imitation des Stoïciens que notre auteur appliqua à la substance indéterminée le nom de ούσία, dont il se sert de préférence à tout autre.

(2) Keferstein, Ouv. cit., p. 5 ss.

(1) Z>e lustitia, II, 367.

(2) De Opif. mundi, I, 19. De Nom. mut., I, 585.

(3) Leg. alteg., I, 52.

(4) De Somnis, I, II, 692.

(5) De Nom. mut., 10c. cit.

(6) De Profugis, I, 575 : Μόνος γάρ ό θεός ψυχής καί Ζωής, καί δια-φερόντως λογικής ψυχής, καί τά μετά φρονήσεως Ζωής, αίτιος. *H μέν γάρ ύλη, νεκρόν ־ ό δέ θεός πλέον τι ή Ζωή, πηγή τού Ζήν άένναος.

(7) De Opif. mundi, I, 5.

Nous considérons donc le dualisme de Dieu et de la matière comme une doctrine essentielle de notre philosophe, c’est à dire la préexistence de deux principes qui ont concouru à la fondation de l’univers, l’un par son activité et l’autre par sa passivité. Mais ces deux éléments ne sont point en lutte; la matière n’est douée ni de volonté, ni de personnalité. Toute impulsion vient du côté de Dieu, la matière se borne à obéir. Dès lors Philon pouvait aussi, sans être inconséquent, rapporter en Dieu la raison de toute chose, et par là même, le considérer comme la cause première absolue et la source de toute existence. Quoiqu’il en soit la matière en elle même ne sera jamais conçue par Philon, comme ayant sa source en Dieu, elle est en dehors de lui. Il n’affirme point son éternité, ni son origine, car il trouve tout naturel d’admettre à côté de Dieu une substance indéterminée à laquelle il donne des prédicats plus ou moins négatifs selon l’occasion, et à laquelle il peut aussi rapporter, jusqu’à un certain point, la cause des imperfections qu’il constate dans certaines créatures. Au reste, que l’on considère la ούσία de Philon comme n’étant qu’un non-être ou qu’on la conçoive comme quelque chose de plus ; qu’elle soit sans personnalité, sans vie et sans force, toujours est il qu’elle est quelque chose de distinct et qu’elle existe en dehors de Dieu, puisqu’elle est mauvaise et indigne de lui.

Dieu et la matière, tels sont donc les deux principes que notre philosophe place à l’origine des choses. D’une manière ou d’une autre Philon devra considérer l’univers que nous contemplons, comme le résultat de l’activité de Dieu s’exerçant sur l’agent passif qui lui est entièrement soumis.

Mais, avant de nous demander comment cette action divine s’est effectuée, selon la pensée de notre auteur, il nous sera utile de savoir de quelle manière il considérait l’œuvre elle même, c’est à dire le Cosmos. — Si c’est en contemplant la nature, le monde corporel, que le sage peut arriver à une certaine connaissance des choses célestes et spirituelles, et si telle est, comme nous l’avons dit, l’opinion de notre alexandrin, il ne sera donc pas superflu de l’interroger aussi sur sa notion de l’univers et des êtres qui le composent. — Il est évident que nous ne pourrons nous occuper que de quelques points principaux, en tant qu’ils offrent quelques rapports avec notre sujet.

 

CHAPITRE III.

LA NOTION DE L UNIVERS.

§ 1. Le Cosmos.

Si notre auteur en exposant ses thèses relatives à la matière ne s’affirma d'une manière absolue ni en faveur de son éternité ni en faveur de son origine, nous allons voir qu’en revanche il s’efforce d’établir la non-éternité du monde et son commencement. Le Cosmos n’a pas toujours existé, il est le résultat d’une détermination prise par un être indépendant et au dessus de lui. Le monde n’a point sa cause en lui même. Il a été fait ce qu’il est. Comme son nom l'indique, le Κόσμος est le résultat d’une organisation ou plutôt d’une ornamentation. La matière sans forme, et sans apparence a été modelée et ornée, elle est devenue une œuvre d’art entre les mains d’un grand artiste. Le monde ne possède pas sa propre cause en lui même: il ne s’est point formé par son énergie propre; c’est ce que Philon essaie de démontrer au moyen de deux arguments basés sur l’expérience.

Le monde est dirigé et gouverné par un être indépendant de lui, l’étude de la nature nous le prouve; donc le monde doit avoir été créé par cet être extérieur lui même, autrement nous ne saurions concevoir une providence. De plus, l’expérience nous montre aussi que le sensible est susceptible de modifications continuelles; il n’y a que l’intelligible ou le spirituel qui soit immuable et par conséquent lié dans une certaine mesure à l’inengendré et à l’éternel; dès lors, Philon considérant que le monde rentre dans la catégorie du sensible, transporte en dehors de l’univers la cause première de toute existence. Le Cosmos devait avoir eu une origine, et cette origine devait avoir sa cause en Dieu (1).

(1) De Opif. mundi, I, 2 et 3. Au sujet du premier de ces deux ar-guments (qui n’ont du reste qu’une médiocre importance) Philon nous dit que « ceux qui soutiennent que le monde n’a pas été créé, ou-« blient que par là même ils privent le Cosmos de la chose la plus « nécessaire à la vie et à la piété, savoir la Providence. En effet, la « raison nous enseigne qu’une œuvre n’est jamais délaissée par son « auteur, mais que bien pjutôt celui-ci veille au maintien et à la « conservation de ce qu’il a fait, en éloignant de son œuvre ce qui « lui est funeste et en lui procurant ce qui lui est utile et propice. « Or, ce qui n'a pas été formé par un auteur, ne peut avoir de rela-« tion avec ce qui ne Va pas formé; donc, si le Monde n’a pas eu de « commencement (et par conséquent pas de créateur), il n’est qu’une « république sans chefs, sans juges, sans gouvernement, ce qui est « contraire à l’expérience n. Voyez Daehne, Geschichtliche Darstel-lung der jüdisch-alexandrinischen Religions-Philosophie (Halle, 1834), I, 164 ss.

Mais que doit-on entendre par Κόσμος? Pour répondre à cette question notre philosophe s’en réfère à ses prédécesseurs. Il mentionne la notion stoïcienne qui présente le monde comme étant une certaine ούσία, organisée ou non organisée, devant durer jusqu’à la combustion, et dont les évolutions marquent les intervalles du temps. — Puis il rappelle celle de Pythagore qui conçoit le Cosmos comme « l’étendue du ciel et des astres » (2), et enfin il donne comme étant les meilleures définitions du Cosmos, celles de Platon et d’Aristote. Selon ce dernier le Cosmos est l’ensemble du ciel et des astres, de la terre et de tout ce qu’elle contient de genres et d’espèces (σύστημα έΕ ούρανοΟ καί άστρων κατά περιοχήν, γής καί τών έπ’ αύτής Σώων καί φυτών) (1), et selon Platon, l’univers est « une certaine harmonie du ciel et de la terre et de tous les êtres qu’ils ren-ferment » (2). En général Philon n’enseigne rien de particulier touchant la Cosmologie; il se borne ordinairement à remanier les théories déjà connues. Tantôt c’est Pytha-gore, tantôt Platon et Aristote, tantôt enfin le Portique, qui lui fournissent les matériaux de son système. Ainsi s’inspirant du philosophe athénien il nous dira: Figura mundi, sicul et mundus ipse, per providentiam globi in formam facta fuit: primum, quia omni figura velocius mobilis est, et deinde magis necessaria, ne forte remissus ( mundus ) deorsum ferretur ad immensam vacuitatem, cunctis parti-bus in suum medium inclinationibus..... Occurrunt autem in Timaeo Platonis, qui mirifice laudent figurant perfecte sphaericam cum sua utilitate, etc., etc. (3).

(2) C’est pour expliquer le sens de cette thèse que Philon nous ra-conte qu’un jour Anaxagore, à qui l’on demandait le motif de ses pro-menades nocturnes, avait répondu : a C’est pour contempler le Cosmos » ΊΓοΟ τάν κόσμον θ€<&σασθαι. De Mundi incorrupt., II, 488.

(1) De Incorrupt. m., 1. cit. Cf. Aristote: De Mundo, C. 2: κόσμος μέν oOv èoti σύστημα έΕ ούρανοΟ καί γήί, καί τών ίν τούτοις περιεχο-μένων φύσεων.

(2) Philon: Vers. arm. De Providentiel·, N. 21. Mundus est secun-dum Platonem harmonie quaedam coeli et terrae, et earum naturarum, quae in ea sunt.

(3) Ibid., Sermo II, 56.

La sphère universelle en contient neuf autres qui sont concentriques. La première est constituée par le ciel des étoiles fixes, puis viennent les diverses sphères des planètes, enfin le globe terrestre qui occupe le centre de tout le système. Toutes les parties dont l’univers se compose sont entr’elles dans un rapport de parenté, mais elles varient quant à leur nature propre et quant à leurs évolutions (1). Le Cosmos est composé d’un nombre infini de contraires, c’est à dire d’éléments opposés les uns aux au-très (2), mais ils sont combinés et régis par une loi d’harmonie (3).

(1) De Congr. quaer. erud., I, 534· De Providentiel, II, 60: vasto in medio universorum conditam erexit terram.

(2) Quis rer. div. haer., I, 518: λέγω δέ τών έναντιοτητΦν, έΕ ών βπας ό κόσμος συνέστησβ.

(3) De Cherubim, I, 159·

Bien que l’univers contienne une infinité de genres et d’espèces, tous les éléments dont il se compose peuvent se ramener à quatre principaux qui sont : la terre, l’eau, l’air et le feu (4). Mais, à l’imitation d’Aristote, Philon admettra un cinquième élément plus pur que tous les autres et duquel les âmes sont formées. Cette substance c’est l’éther. Quatuor enim elementa mixturae sunt potins quam elementa,....... Quinta vero substantia immixta et pura sola est facta..... Cette substance est quelquefois désignée sous le nom de tepôv πυρ ou de φλό£ άσβεστος, et Philon dérive le mot αΙθήρ de αϊθιυ qui signifie allumer. Cet élément enveloppe les autres et se meut en cercles dans l’espace (5). Tel est le matériel dont le Cosmos se compose.

(4) Quis rer. div. fiaer., I, 513. De Somnis, I, 674, etc.

(5) Quaes t. in Gen., Ill, N. 6. Conf, ling., I, 428. Deus Immutab., I. a79· Quis rer. div., I, 514·

Quant aux êtres particuliers qui sont contenus dans notre globe, Philon les distingue en quatre catégories principales, dont chacune est douée de caractères propres. Certains individus ont reçu de l’auteur des choses une ?ζις, c’est à dire, selon notre philosophe, une propriété passive, une simple manière d’être, comme la pierre ou le bois détaché de l’arbre. D’autres êtres sont doués d’une φύσις, c’est à dire d’une nature impliquant une certaine force de développement, telle que nous la constatons chez les végétaux. En troisième lieu, Philon mentionne les créatures qui se meuvent et qui sont douées d’une force vitale ; celles-ci ne se caractérisent ni par une 8Εις ni par une φύσις mais par la ψυχή qui est le principe de leur vie. Cette catégorie constitue le règne animal. Enfin, une quatrième classe d’individus que Philon discerne est celle que nous appelions le genre humain. L’homme par l’un de ses côtés appartient à la troisième classe d’êtres que nous venons de mentionner, mais il s’en distingue en ce qu’il n’est pas seulement pourvu d’une ψυχή mais d’une λογική Ψ״χή (1) — Les signes distinctifs de ces quatre catégories d’êtres sont donc la ?£1ç,la φύσις, la ψυχή et la λογική ψυχή. Toutes les créatures que le monde renferme forment une immense collection de genres et d’espèces qui dérivent d’un principe unique, comme les diverses branches d’un arbre proviennent d’un seul et même tronc (2). Philon désigne souvent sous le nom de grande ville (μεγαλόπολις), notre Cosmos ainsi constitué (3), et à l’instar de ses prédécesseurs il le conçoit comme un tout animé et vivant, qu’il appelle quelquefois grand homme (μέγας άνθρωπος) (4). En sa qualité d’œuvre divine le monde est le fils puîné de Dieu (5); et comme le temps, selon notre philosophe, est déterminé par le mouvement des astres, le monde est appelé aussi père du temps. Cette dernière désignation provient de la notion platonicienne du temps que Philon s’est appropriée. Selon ce dernier le temps est postérieur à la création du monde, car c’est le monde qui est la cause du temps. Il n’était point question de temps avant que le Cosmos n’en eût donné l’idée par ses évolutions. On ne peut donc point parler de temps et de création simultanément (1).

(1) Qiiod Deus Immutab., I, 277 ss.

(2) De Plantatione, I, 329.

(3) De Opif. M., I, 4. De Cherubim, I, 161, etc.

(4) Quis. rer. div. haer., I, 494.

(5) Quod Deus Immutab., I, 277, etc.

(1) Quod Deus Immutab., I, 277, etc.

Il y a un seul Cosmos comme il y a un seul Dieu (2); l’univers est un comme son auteur est »», mais ils sont absolument distincts l’un de l’autre. On ne doit pas les confondre, c’est à dire concevoir Dieu comme l’âme (ψυχή) du monde, selon l’opinion des sages de la Chaldée (3); car le monde est infiniment inférieur à Dieu en dignité. Oui, Dieu et le monde sont deux êtres substantiellement distincts; leurs natures sont incompatibles et ne peuvent admettre entr’elles aucune espèce de rapport immédiat (4). Le Dieu de Philon est relégué dans une sphère infiniment éloignée du monde. Τό μακράν τόν θεόν είναι πόσης γενέσεως αυτό μόνον δρφ, καί τό ποβδωτάτω τήν κατόληψιν αότοΰ πόσης άνθρωπίνης διανοίας διψκίσθαι (5). Mais bien que ce dernier soit d’une essence absolument diverse de celle de son auteur, bien que le Cosmos soit d’une nature infiniment moins parfaite que celle de son créateur, il n’en est pas moins l’œuvre la plus parfaite, comme Dieu est l’être le plus parfait (6).

(2) De Opif. M., I, 42. De Incorrupt. M., II, 488.

(3) De Migrât. Abrah., I, 464. Outoi (oi XaXoaîoi) tôv qpaivôuevov toûtov KÔaiaov èv xolç oCoiv ûireTÔTrr|aav eîvcu (aôvov, f\ Geôv ôvxa aÙTÔv, ip\ èv aÙTÛJ 0eôv TtepiéxovTa tjYv twv ô\u)v ipuxnv Muuuafjç névTOt Tfj jièv èv toîç \iépeai KOivuuvia Kai ou|UTra0eia toO uavTÔç è'oixe auvemYpâqpeo9ai, êva Kai yevvnTÔv àTto<pr|vâ|Lievoç T0V kôo"|uov eîvai —, Tri 6e irepi 0eoO bôlri biacpépeaGai, nnTe fàp tôv KÔaiaov, |uriTe Trjv toû kô<J|uou HJUXrjv tôv irpûiTOv eîvai 0eôv, k. t. X.

(4) Ibid.y irpô yàp toû ttovtôç YevvrjToû ëEuu {îaivwv èKeîvou, Kai |ur|6evi twv laeT* aÙTÔv ejutpepôuevoç. Alleg. leg., I, 88 : Geôv Kai Y^veaiv àvTi- uàXouç (pvjtfeiç 6ûo.

(5) Le Somnis, I, 63o.

(6) De Incorrupt. M., II, 4S8. Opif. Mundi, I, 3

Tel il a été créé par Dieu au commencement, tel il doit subsister et durer à l'infini, car le monde est incorruptible et impérissable. Philon consacre un traité tout entier à la démonstration de cette thèse. Il se base à cet effet sur l’immuable perfection de Dieu. Tout changement, dit-il, conduit à un état meilleur ou pire que le précédent. Si Dieu anéantissait le monde en l’abandonnant à lui même il en résulterait des faits incompatibles avec la nature parfaite du Dieu absolu. En effet, de deux choses l'une: ou bien Dieu créerait un monde nouveau, ou bien il ne le créerait pas. S’il en crée un autre, il sera évidemment égal au premier, ou meilleur, ou pire. S’il est égal au précédent, à quoi bon le créer? S’il est meilleur ou pire, cela implique un changement en Dieu. Dieu serait dès lors, ou bien meilleur créateur qu'auparavant, ou bien inférieur à lui même, ce qui est incompatible avec la notion philonienne de la Divinité, car comme nous l’avons vu plus haut, Dieu ne peut devenir ni meilleur ni pire; il est immuable et toujours semblable à lui même. On ne peut pas admettre davantage que Dieu anéantisse le monde et laisse le néant reprendre la place de l’être, car si la création du monde devait être suivie d’une destruction totale elle ne serait alors qu’un jeu puéril. Dieu n’aurait agi qu’à la manière des enfants qui s’amusent à faire des tas de sable au bord de la mer pour les détruire ensuite( 1). Les deux hypothèses sont donc insoutenables. Philon trouve dans la perfection divine une garantie de l’incorruptibilité et de la durée du monde. Le Cosmos est donc destiné à demeurer ce qu’il est, à persister dans son état, non point par une force qui lui soit propre, car Philon nous dit que tout ce. qui a été fait est sujet aux mutations et à la corruption, mais en vertu d’un gouvernement divin, en vertu d’une activité extérieure qui s’exerce sur lui et qui le conserve.

(1) De Incorrupt. Mundi, II, 5oo, et passim.

Telle est en général la notion philonienne du Cosmos. Nous n’en avons présenté qu’une simple esquisse. Mais elle nous suffit pour l’intelligence du sujet qui devra nous occuper.

Nous avons mentionné les neuf sphères dont l’univers se compose, selon l’idée de notre philosophe; nous pourrions même dire qu’il en est une dixième que nous appellerions la sphère humaine, sans porter par là la moindre atteinte à la conception philonienne. En effet, si Philon considère le Cosmos comme un μέγας άνθρωπος, il conçoit aussi l’homme comme un petit monde ou comme un petit ciel (βραχύς κόσμος et βραχύς ούρανός). Le monde est un grand homme et l’homme un petit monde, car ils ont entr’eux de grandes analogies et des liens étroits de parenté (1). L’un et l’autre sont composés de quatre éléments, savoir, la terre, l’eau, l’air et le feu (2); de plus, l’âme de l’homme elle-même est tirée de la cinquième substance dont l’univers se compose, c’est à dire de l’éther (3). De leur nature, le monde et l’homme sont intimement unis. Chacun d’eux représenté un tout, une unité avec ses diversités, et tous deux ils manifestent la grandeur, la puissance et la bonté de Dieu. Leurs destinées sont unies par des liens indissolubles. — Mais comme les enseignements de Philon ont avant tout un but moral et pratique, nous ne serons pas étonnés de constater qu'il attache une bien plus , grande importance à l'étude de l’anthropologie qu'à celle de la cosmologie. Le Cosmos en général attire moins son attention que le microcosme, c'est à dire l’homme; il est donc nécessaire que nous nous oc-cupions tout particulièrement de ce dernier.

(1) Quis rer. div., I, 494. De Plantatione, I, 334. De Monarchia, II, 226. De Opif. Mundi, I, 19.

(2) Quis rer. div. haer., I, 5 1 3. De Somnis, I, 674. De decem Oraculis, II, i85: kfd) uèv neréxu) oùoiaç, baveiaâfaevoç àcp' èKâaTOU tûv CTOixeiaiv, il J)v àTrexeXéaen ô\oç ô kôcfiuoç, ff\ç xal uôotoç, kciI àépoç xat nupôç, tù irpôç ti^]v ènty oûaTaaiv aÙTaKpéaTOTa.

(3) De Immutab. Dei, I, 279, et les passages cités plus haut.

 

§ 2. L‘homme.

Nous avons indiqué la classification philonienne des êtres créés ; nous savons en quoi l'homme se distingue des autres créatures. L'homme représente la catégorie des êtres psychiques-rationnels. Il est doué d'un corps et d’une ψυχή comme tous les animaux, mais sa nature rationnelle (λογική φύσις) en fait un être à part. L'homme a été formé de la terre la plus pure, et à cet égard on peut l'appeler fils de la terre-mère (Δημήτηρ) (1); il est donc, de ce côté, matériel et ter-restre. La ψυχή qui représente en lui la vie animale est composée de trois éléments ou de trois facultés principales que Philon désigne sous les noms de μϊσθησις, φαντασία et δρμη. Les sens perçoivent les objets extérieurs; la φαντασία (c. a. d. dans le sens platonicien, l'état de l’âme recevant les impressions des sens) (2) est l’effet produit par les sens dans la ψυχή; le désir enfin est le résultat de l’influence des sens et de l'imagination sur la nature psychique (3). — L'homme ne se distingue pas seulement des autres créatures par l’excellence de ces trois facultés, qui jusqu’à un certain degré sont aussi communes aux bêtes, mais surtout par sa nature logique, c’est à dire par son intelligence ou sa raison.

(1) De Opif. M., I, 3o.

(2) Platon, Theaet., 1 52 C.

(3) Quod Deus sit immut., I, 278-279.

La λογική ψυχή, autrement appelée le νοδς, le λόγος, le λογισμός, la διάνοια, est ce qu'il y a de plus excellent en l'homme, par elle il est capable d’embrasser l'universalité des choses. Tandis que le côté matériel de l'homme provient de la combinaison des quatre éléments dont le monde se compose, l'âme humaine rationnelle est tirée d'une substance plus pure et supérieure, elle a été formée au moyen de l'éther, c'est à dire l'essence dont ont été produites les na-tures divines (1). Le νοδς gouverne la nature vivante de l’homme comme l'œil gouverne et dirige les mouvements du corps (2). La raison se servant des facultés psychiques conçoit des pepsées (νοήματα); en d'autres termes, la raison humaine (νους, λόγος) se sert des sens comme de subordonnés ou de satellites (3). En effet, les sens ne perçoivent point par eux mêmes; l'oreille entend, l’œil voit, mais c'est l'esprit qui dicte les impressions et qui produit la φαντασία, c'est à dire la perception. Le νοδς éveillé par le contact des sens avec les objets extérieurs, discerne la nature de ces derniers (4).

(1) Quod Deus sit immutab., II, 278-279: toûto Tfjç MJUxrjç tô eîboç (ô voûg oùk êic tûjv ctÙTÛJv OToixeiujv, èE Oùv tù â\\ct àTtexeXeîTo, oienAdcv6n • KaGapouT^paç oè kcU àiueivovoç IXaxe Tfjç oùoiaç, è£ rjç ai Geîat qpùoeiç èbriiuioupToûvTo. Aileg. Leg., I, 5i.

(2) Ibid.

(3) Quod det. pot. ins., I, 207. De Opif. M., 1, 33.

(4) Alleg. leg., I, 96-98.

Mais l'homme n'est pas seulement doué d’une nature sensible et d’une nature rationnelle ; il ne se contente pas de percevoir les objets et d’en concevoir une notion ou une idée, il veut encore exprimer cette idée même qu'il a conçue dans le séjour inaccessible de son entendement, et cela au moyen de la parole. La raison humaine est la source d’où procède l’élocution. Les paroles découlent de l'esprit comme l’eau d'une source et viennent déverser au dehors toutes les pensées qui étaient auparavant cachées. La parole humaine est l’interprète de l’esprit, elle est révélatrice des choses que la raison a décidées dans son conseil intérieur: πηγή γάρ λόγων διάνοια, καί οτόμιον αυτής λόγος, δτι τά Ενθυμήματα πάντα btà τούτου, καθάπερ νάματα άπό πηγής τούμφανές έπιββόοντα, άναχείταυ καί έρμενεύς Εστιν ών Εν τφ έαυτής βου-λευτηρίψ βεβούλευκεν (1). Philon désigne sous le nom de λόγος Ενδιάθετος la conception intérieure ou la force pensante, et sous celui de λόγος προφορικός la pensée exprimée par l’or-gane vocal. Il modifie quelque fois cette dernière expression par celle de λόγος κατά τήν προφοράν. — Ainsi, lorsque le νους est excité ou ému, soit par des phénomènes extérieurs soit en lui même, il conçoit des idées qu’il ne pourra mettre au jour que par le concours de la parole, qui !les transmet au dehors. Le propre de la parole est d’exprimer les idées et de mettre en lumière ce qui était caché et invisible (2).

(1) Qiiod det. pot. ins., I, 199.

(2) Ibid., I, 21 5 ss. Outoç ô \<yfoç èjuoî Te xal aoi Kai irâoiv àv0puittoiç qpujveî Te Kai KaXet Kai ép^eveùei rà êv8u|afi,uaTa Kai iTpoaeSepxeTat Ye ùiravTr]aô]U6vo<;, oîç 1*1 bidvoia Ae\ÔYiGTai. 'ÊTrei&àv y«P ô voûç èEavaaTàç, irpôç ti tOùv oiKeiuuv ôpi^v Xd(3ri, f^ Kivr)9eiç ëv&oQev è£ eauxoû, f\ ôeHàjuevoç ottô toO èKTÔç tOttouç 6ia9épovTaç Kuoqpopeî Te Kai lùbivei Ta vof),uaTa ' Kai (iouXôuevoç àîroTeKeîv à&uvaTeî, |uexpiç âv r\ bià yXiOtt^ç Kai tûjv âWuuv qpaivrjTripiujv ôpYâvuuv r\xA &e£auévr], naiaç TpôîTOv., eîç qpûjç TrpocrfdYfl Ta vornuaTa. De Mose. II, 154. .

Bref, l’homme porte en lui-même ce qu’il y a de plus excellent et de plus élevé dans la nature vivante, le λόγος et le νους; il dominé toute créature par son âme rationnelle qui est invisible comme la divinité, qui connaît comme Dieu ce qui est distinct d’elle même, et qui ouvre la voie aux sciences et aux arts en méditant sur toute chose (3).

(3) Quod det. pot. ins., I, 207. De Opif. Mund., I, 16 et 30.

Mais l’homme tel que le créateùr l’a voulu ne devait pas seulement être doué de facultés intellectuelles proprement dites, il devait aussi posséder des qualités morales, savoir, la force ou la faculté de se déterminer spontanément dans un sens ou dans un autre. Il fallait qu’il reçût encore une volonté et l’exercice spontané de celle-ci, c’est à dire la liberté. L’âme humaine est la seule qui ait reçu la faculté d’agir de son propre mouvement: μόνη δέ ή άνθρώπου ψυχή δείαμένη παρά θεού τήν έκούσιον κίνηΟιν. Elle a été affran-chie du joug de la nécessité: χαλεπής δέ άργαλεωτάτης be-σποίνης της άνάγκης ώς οϊόν τε ήν έλευθερωθεΐσα. Seule elle est libre et jugée digne d’être telle : μόνην γάρ αύτήν δ γεν-νήσας πατήρ έλευθερίας ήΕίιυσε, καί τά τής άνάγκης άνείς δεσμά άφετον εϊασε, δωρησάμενος αύτή τοθ πρεπωδεστάτου και οίκείου κτήματος αύτφ, τοθ έκουσίου μοίραν, ήν ήδύνατο δ&ασθαι ( 1 ). « L’homme avait été créé libre afin qu’abandonné à sa volonté propre, il fit ce qui lui semblait bon. Or il savait, par sa raison, discerner ce qui est bon d’avec ce qui ne l’est pas ; il avait une notion de la différence qui existe entre le juste et l’injuste, entre les vertus et les vices; c’est pourquoi il pouvait choisir ce qu’il y a de meilleur et s'éloigner du pire ». Philon cite à l’appui de sa thèse ces paroles de Moïse (Deut. XXX, 14): ΊδοΟ δέδωκα πρδ προσώπου σου τήν Σωήν καί τά θάνατον, τό άγαθόν καί τδ κακόν έκλ&αι τήν Σωήν. C’est ainsi, ajoute-t-il, que nous pouvons affirmer qu’il y a en l’homme la connaissance du bien et du mal ; que l’homme sait aussi ce qu’il doit préférer car il a en lui un juge incorruptible qui obéit à la loi du bien et qui peut repousser ce qui est contradictoire à cette loi (2). — Dans l’intention divine enfin, le premier homme devait recevoir la plus grande somme de biens; rien ne devait lui manquer. Ses sens devaient être satisfaits par la présence des œuvres de la création ; son intelligence et sa raison devaient dans la contemplation de ces œuvres mêmes, trouver une occasion d’exercer leurs facultés. Oui, c’est du spectacle des beautés de la nature que devait naître la philosophie, par laquelle l’homme, bien que mortel, entrevoit l’éternité. Tel était l’homme primitivement, c’est à dire qu’il était heureux (1).

(1) Quoi Deus sit immut., I, 279.

(2) Ibid, βίργάσατο γάρ αότόν (τόν άνθρωπον) δφετον καί έλεύθερον, έκου-σίοις καί προαιρετικαίς χρησάμενον ταΐς ένεργείαις, πρός τήνδε τήν χρείαν, ΐνα έτπστάμενος άγαθά τε αΰ καί κακά, καί καλών καί αίσχρών λαμβάνων έν*· νοιαν, καί δικαίοις καί άδίκοις, καί δλως τοίς άπ’ άρετής καί κακίας, καθαρώς έπιβάλλυυν, αίρέσει μέν των άμεινόνων, φυγή δέ των έναντίων χρήται. Opif. Mundi, I, 134 יך·

(1) Opif. Mundi, I, 18 et 36.

Du moment que Philon accentue si fortement l’idée de spontanéité et de liberté en l’homme, on doit s’attendre à ce qu’il trouve l’origine du mal dans une certaine détermination de la volonté humaine seulement, c’est à dire que le mal doit être un produit de tel ou tel acte de cette volonté. C’est bien tout d’abord aussi son intention, car il nous affirme que la créature humaine mise en présence du bien et du mal doit choisir et peut choisir le bien ; que la faculté d’accomplir la vertu ou le vice a sa source dans la partie rationnelle de l’homme (2); que les sens par eux mêmes ne sont ni le bien ni le mal, mais qu’ils sont au contraire communs aux bons et aux méchants (3); or comme les mouvements de la nature rationnelle se manifestent par des actes de la volonté, le mal doit donc avoir pour cause cette volonté même. Tout serait donc logique si notre philosophe s’en tenait là. Mais il n’en est pas ainsi. Au début même de son récit de la Chute l’idée de liberté fait place à celle de nécessité. « Comme rien de ce qui est engendré, dit-il, n'est immuable, comme toute créature mortelle est sujette à des changements nécessaires (μεταβολάς άναγκαίας) il fallait (έχρήν) que l'homme expérimentât quelque malheur (κακό-πραγίας άπολαύσαι). Ce fut la femme qui occasionna la chûte, car c'est de son contact avec l'homme que la volupté a surgi (1). — Or, comme pour notre auteur la femme est le symbole des sens (2), ce sont bien aussi les affections sensibles et le côté matériel de l'homme qui sont la cause du mal. L'impression des sens doit nécessairement être funeste à l'homme puisque c'est par elle que l'humanité a été rendue malheureuse. Du moment qu'il est fait mention de changements nécessaires ( μεταβολάς άναγκαίας ) auxquels il fallait que l'homme fût soumis, l’idée de volonté ou de liberté humaine se trouve compromise. D'ailleurs, Philon conçoit aussi le corps humain comme étant mauvais de sa nature (3), et non pas seulement comme une pierre d’achoppement. La volupté saisit l'esprit et l’âme au moyen des sens et rend l’homme esclave et mortel. Les affections du corps sont étrangères à la raison humaine, mais le désir des choses que l’on ne possède point se développant, produit la convoitise. L’âme souffre dès lors de ces passions qui l’étreignent et la suffoquent. Elle se trouve renfermée dans le corps comme dans une prison cadavéreuse qui l’empêche d’atteindre son but et de vivre en paix (4). En outre, la matière d’où tout est provenu est elle même pleine d’imperfection, le philosophe juif en s’inspirant des idées platoniciennes devait voir dans tout ce qui est matériel et sensible une certaine force aveugle qui tend à entraver les mouvements de la raison, qui n’écoute point les conseils de l’esprit et qui étend toujours plus son empire dans le monde. La matière, comme nous l’avons vu, n’a rien de positif en elle ; elle n’est ni le bien ni le mal; mais par sa présence même elle trouble l’essence du bien qui est déposée en l’homme. L’homme dans la position que nous venons de décrire d’après les données de Philon, pouvait lutter mais non pas vaincre « à cause des taches nécessaires qui restent ineffaçables dans toute nature mortelle » (1). Il ne pouvait demeurer dans l’innocence puisque Dieu seul est immuable; toute créature est soumise au changement (2).

(2) Ibid., I, 17, κακίας δέ καί άρετής,-ώςάν οίκος, νοΟς καί λόγος, οΐς αΰται πεφύκασιν ένδιαιτάσθαι.

(3) Alleg. Leg., I, 100. Λεκτέον οδν, ότι ή αϊσθησις ούτε των φαύλων, ούτε τιΐιν σπουδαίων έστίν, άλλά μέσον τι αΰτη καί κοινόν σοφού τε καί άφρονος.

(1) Opif. Jfundi, I, 36.

(2) Opif. Μ., I, 40. έν ήμίν γάρ άνδρός μέν έχει λόγον δ νούς, γυναι-κδς δέ αϊσθησις. Alleg. leg., I,·97 י74 ,3ך· &e Cherubim, I, 147, etc.

(3) Alleg. Leg., I, 101: έΕ άρχής νεκρόν τό σώμα όπειργάσατο, πο-νηρόν δέ φύσει μέν, ώς είπον, έστί καί ψυχής έπίβουλον.

(4) Qaû rer. div., I, 511-512. De Ebrietate, I, 37»; De Migr., I, 437-38. Alleg. Leg., HI, 95.

(1) De Nom. mut., I, 585: Απειρα μέν ίση τά κατβψ^υπαίνοντα τήν ψυχήν, Απερ έκνίψασθαι καί Απολούσασθαι παντελώς ούκ ένεσην Απολε(-πονται γάρ tt Ανάγκης παντί θνητφ συγγενείς κήρες, Ας λυκρήσαι μέν εϊκός, Αναιρεθήναι b* είσάπαν Αδύνατον. Voyez aussi Ritter: Geschichte der Philosophie, T. IV, p. 32ק ss. (traduction franç.).

(2) Alleg. leg., I, 83.

L’homme, selon la notion philonienne, devait nécessairement tomber, en admettant même que ni la matière, ni les sens ne lui eussent pas été nuisibles, car il portait dans sa nature rationnelle même (èv ψυχή λογική) une prédisposition à la chûte, une inclination innée vers le mal, que Philon désigne sous le nom de κακία δδός (3). Nous verrons bientôt quelle influence cette dernière idée devait exercer sur la doctrine philonienne des intermédiaires, c’est pourquoi nous nous réservons d’en parler plus longuement ailleurs. 11 nous suffit ici de l’indiquer.

(3) De Conf, ling; I, 432.

Avec le premier homme la postérité entière est tombée. De là tous les maux et toutes les misères qui nous accablent (1). L’humanité actuelle est corrompue, elle a perdu les qualités excellentes du premier homme dont l’image s’efface de plus en plus dans la suite des générations. L’homme actuel n’est plus une fidèle reproduction de l’homme primitif. Il en est de lui comme des diverses reproductions d’un tableau original. Le type primitif s’efface toujours plus lorsque des copies sont faites d’après d’autres copies. — Philon compare aussi la postérité du premier homme à une chaîne dont le premier anneau aurait été aimanté. A mesure que la chaîne se prolonge, les divers anneaux perdent de leur force magnétique, c’est à dire que les facultés s’affaiblissent et s’émoussent. L’homme actuel est un vieillard qui a perdu les forces de la jeunesse et qui se souvient avec regret de ses premières années (2).

(1) Opif. Mundi, I, 36.

(2) Ibid., I, 33-34·

Ainsi donc, autant Philon avait exalté la nature et la félicité de l’homme primitif, autant il rabaisse sa position actuelle et son infortune. 11 n’y aurait là rien d’illogique, eu égard à la différence réelle qui distingue l’homme d’aujourd'hui d’avec celui qui sortit des mains de Dieu, si Philon n’avait pas exposé, indépendamment de la doctrine de la chûte, des théories fort diverses touchant le mal et son origine et des notions très-incohérentes relativement à la liberté humaine et la destinée de l’homme en général. La question du mal ne lui apparaît pas! d’une manière claire. Il sent d’un côté la puissance fatale du péché dans l’humanité, ce qui l’engage à dépeindre celle-ci avec de sombres couleurs, mais d’un autre côté il a conscience des aspirations élevées de l’homme, de sa liberté, de sa puissance morale, de sa responsabilité incontestable, autant que n'importe quel philosophe (1). 11 affirme expressément que si nous n'étions pas libres nous ne saurions mériter une juste punition, car la responsabilité morale ne saurait alors peser sur notre conscience (2). « Le sens pratique de Philon et le but moral qu'il poursuivait nous prouvent suffisamment qu’il croyait à la liberté humaine, qu'il concevait l'homme comme placé entre Dieu et la matière, position qui lui permet de se tourner tantôt vers l’un, tantôt vers l’autre, et de choisir entre la puissance coactive de la matière et la servitude divine qui garantit la véritable liberté de l’esprit» (3). Mais Philon ne paraît pas s'être appliqué à concilier les éléments contradictoires qui se font jour dans sa doctrine. Malgré les efforts qu’il fait pour relever la spontanéité des déterminations morales de l’homme et son activité individuelle, la foi reste pour lui la seule offrande que la créature rationnelle puisse présenter à Dieu. Mais nonobstant tout le bien que la foi renferme en elle même, l'homme ne peut cependant pas, dans l'idée de Philon, accomplir la vertu positive; il doit se contenter d’éviter le mal dans la mesure du possible. Tout ce qui est créé, est naturellement passif; le créa-teur seul est actif. ״Ιδιον μέν δή θεού τό ποιείν, δ ού θέμις έπι-γράψασθαι γεννητφ, ίδιον δέ γεννητοΟ τό πάσχειν (4)· Il faut donc qu’une influence divine accomplisse le bien positif en l’homme; Dieu seul peut opérer véritablement dans la raison humaine. L'homme est comparé à la brebis qui se laisse tondre; elle est passive tandis que le tondeur est actif. L’homme toutefois exerce une certaine activité en s’accommodant de manière à faciliter l'œuvre du tondeur. Son activité est donc toute relative ( 1). Quand il agit positivement c'est plutôt dans la direction du mal. Non seulement il ne peut vaincre totalement le péché, il est même sujet à pécher involontairement, tant il est esclave de sa nature sensible et corrompue (2).

(1) Zn Genesin, IV. Quoniam melior nostra pars ad superior a tendit supra quant aether, supra quam coelum supraque universa sensibilia.

(2) Alleg. Leg., 1, 50. Quod Deus immut., 10c. cit.

(3) Voyez Rittbr, 10c. cit. Opif. Mundi, 1, 30. Alleg. leg., I, 125, passim.

(4) Le Cherubim, I, 153.

(1) De Cherubim, 1, 155.

(2) De Ebrietate, I, 379.

Mais si l'homme est rempli d'impuissance quand il s'agit de discerner et de faire le bien, il n'est pas plus heureux dans la recherche du vrai. L’impie croit que par sa raison et par ses sensations il pourra concevoir et percevoir ce qu'il veut, mais il se trompe. Combien de fois l'intelligence et les sens ne se rendent-ils point coupables d’erreurs ou d'illusions (3)? La force perceptive tout aussi bien que là force morale doit nous venir d'en haut. L’âme doit émigrer de son corps et se préparer dans la solitude et la contemplation à recevoir une lumière plus pure, une force nouvelle, sans lesquelles l'homme ne peut entrevoir la vérité, car toute image n'est que tromperie et illusion (4).

(3) De Conf. ling., I, 424.

(4) De Migrât., I, 443. De praemis etpoen., II, 413. De Conf, ling., loc. cit.

Le but de la vraie sagesse et de la vie humaine c'est la connaissance de Dieu (5), mais cette connaissance l'homme ne peut la recevoir que de Dieu lui-même. 11 doit chercher Dieu aidé par Dieu, il doit connaître la lumière par la lumière (6). S’il ne se sent pas guidé par une force supérieure il est plus important pour lui de chercher à se connaître soi-même, c'est-à-dire de s’occuper de sa propre âme qui est l’objet le plus digne et le plus excellent (1). Mais cette étude est difficile aussi, car bien que notre raison puisse tout voir et tout contempler, elle ne peut cependant pas se connaître elle même; elle ne peut concevoir sa propre nature (2). C'est pourquoi Socrate avait raison de dire que le plus sage est celui qui avoue ne rien savoir. Un seul être possède la sagesse et la connaissance, c’est Dieu, car il est la source de la vérité, τό γάρ * μηδέν οϊεσθαι είδέναι, πέρας έπιστήμης, ένοςτδντος μόνου σοφού τοΟ καί μόνου Θεο0(3) et cette vérité il peut la participer à notre âme qui la reçoit comme une grâce particulière du Dieu qui fait pleuvoir sur nous la force de conception. Kai μήν σφαλλομένων τε τών καθ' ήμάς αυτούς περί τε νοΟς καί αΐσθησιν κριτηρίων άνάγκη τό άκόλουθον δμολογείν, ότι δ θεός τψ μέν τάς έννοιας τή δέ τάς άντιλήψεις έπομβρεΐ κα'ι έστιν ού τών καθ’ ήμδς μερών χάρις τά γινόμενα, άλλα του δι* δν καί ήμείς γεγόναμεν, δωρεαί πάσαι (4).

(5) Quod Deus immut., I, 294 < τό δέ répga τής όόοΟ, γνφσίς έστι καί έτηστήμη θ€00 >.

(6) De praemis et poenis, Π, 415.

(1) De Somnis, I, 629, 652. De Migrât., I, 466 ss.

(2) Alleg. leg., I, 62. De Nom. mut., I, 579.

(3) De Migrât., I, 437.

(4) De Conf. ling., I, 424

Telle est donc selon notre philosophe la nature de l'homme et sa destinée sur la terre. Après nous l'avoir fait connaître dans sa beauté et sa grandeur primitives il nous le montre dans sa nature actuelle, dégénéré et incapable d'arriver par ses propres forces, non seulement à la connaissance de Dieu, mais aussi à la pratique de la vertu positive et à la science des choses en général. Le mai a fortement agi sur l'être humain tout entier, de sorte ‘ que l'individu ne porte pas seulement en lui l'empreinte du mal qu'il tient de la nature sensible et matérielle, mais aussi celui qui lui vient du mauvais exemple qu'il reçoit dès sa plus tendre enfance (1); mal qui ne fait que progresser et affaiblir de plus en plus l'élément du bien que Dieu a déposé en l'homme dès la création des choses. L’homme ne saurait être heureux dans un tel état; sa vie est remplie de maux que les penchants égoïstes de son âme lui occasionnent; son esprit est dans l’erreur, tout son être est en désordre. Comment pourrait-il vivre en paix (2) ? La seule tâche qui lui reste c’est d'échapper le plus possible au contact des méchants et d’attendre dans la contemplation que Dieu opère et agisse sur sa raison, son intelligence et son cœur.

(1) Quis rer, div^ I, 515-516.

(2) De Septenario, I, 280.

 

CHAP. IV.

CONSÉQUENCES DES PRINCIPES EXPOSÉS.

Nous avons vu, dans les chapitres qui précèdent, quelles étaient les idées principales de notre philosophe touchant la divinité, la matière, le monde et l'homme. Philon affirmait ces doctrines en se basant sur des données juives, combinées d'une manière plus ou moins ingénieuse avec des théories platoniciennes ou stoïciennes. Jusqu'ici l’effort de spéculation n’est pas considérable, c’est plutôt l’éclectisme qui domine; nous avons affaire à un choix de principes très-divers tirés des religions et des philosophies du passé. Mais ces principes s’accordent-ils entr’eux? En d’autres termes, les divers matériaux que Philon a réunis, sont ils suffisants pour satisfaire aux exigences, non pas d’un système rigoureux, mais de la plus simple logique ? Dieu et l’univers conçus comme nous venons de le voir, peuvent-ils marcher en harmonie ? Peut-on dire que dans un tel état de chose, tout être, depuis Dieu lui-même jusqu’à la créature la plus chétive, se trouve en état d’accomplir sa destinée et de marcher dans l’ordre? Enfin, les doctrines que nous venons d’examiner peuvent-elles, aux yeux de notre philosophe, rendre compte de toute chose? Nous ne le croyons pas, et Philon ne le croyait pas lui-même, car c'est précisément à partir d’ici que commencent ses recherches spéculatives. Il y a en Philon plus qu’un syncrétiste. Il y a le métaphysicien et le spéculateur. Nous n’avons pas encore présenté le Philon véritable, car nous ne nous sommes pas encore occupés de la doctrine qui lui est propre. Il fallait avant tout connaître les assises de l’édifice qu’il va construire; nous devions nécessairement indiquer les éléments qu’il puisait à la science des anciens maîtres, avant de le considérer comme maître lui-même.

En effet, si notre philosophe a cru bon de retenir pour vraies les théories qu’il empruntait à ses prédécesseurs, et que nous avons exposées plus haut, c’est qu’apparemment il espérait en concilier les éléments contradictoires au moyen du travail spéculatif, et combler les lacunes qui s’y manifestaient. Le but du présent chapitre est précisément de faire ressortir les lacunes et les contradictions qui se font jour dans la série des principes énoncés précédemment, et de montrer la nécessité dans laquelle Philon se trouve de remplir les vides et d’effacer les antinomies qui règnent dans l’ensemble de ses dogmes antérieurs, par l’introduction de la grande doctrine qui le caractérise et le fait distinguer ׳ parmi les penseurs de l’antiquité, savoir la doctrine du Logos.

Pour que les principes que Philon exposait au sujet de Dieu, du monde, et de l’homme, pussent rester debout, il fallait trouver un moyen de les combiner, de les lier, pour ainsi dire, par un trait d’union. Il fallait que les éléments incompatibles fussent conciliés par l’introduction d’un élément nouveau, capable de faire disparaître les contradictions. Mais en quoi consistent ces antinomies? C’est ce que nous allons voir en résumant en peu de mots les thèses philoniennes que nous avons exposées.

Il a été constaté d’un côté, que le Dieu du philosophe juif est l’Etre transcendant et absolu, qu'il est renfermé dans les profondeurs insondables de sa nature, que sa majesté divine est inabordable, que toute relation immédiate avec la matière et lé monde extérieur est indigne de Lui, qu’il est séparé de l’univers par une distance infinie, par un abîme infranchissable; d’autre part, nous voyons au contraire que ce même Dieu est la Cause première de toutes choses, qu’il est agissant de sa nature, qu’il exerce son influence sur le Chaos afin de l’organiser, qu’il est l’élément actif, en opposition à la matière qui est passive et qui nécessite une intervention supérieure pour se mettre en mouvement. Voilà pour le côté métaphysique. Mais nous n’avons pas tout dit. Au point de vue moral, Philon accentue d’une part la sainteté absolue de Dieu, son horreur pour le mal, sa haute dignité morale qui l’empêche de se mettre en rapport avec la nature pécheresse, tandis que d’un autre côté il s’efforce de démontrer que l’univers et l’humanité entière (qui sont après tout une œuvre divine) portent en eux le mal et la corruption. Evidemment ces théories ne pouvaient s’accorder. Si l’univers ne peut se passer de Dieu, il faut que notre philosophe cherche un moyen de rapprocher ces deux catégories d’êtres. Quelles furent donc ses recherches?

Nous avons vu que, partant de la notion de la transcendance divine absolue, Philon faisait une distinction entre l’idée de l'essence de Dieu et celle de son existence. Celle-ci lui était donnée par la contemplation des œuvres de la création, tandis que l’autre lui restait impénétrable (p. 17). Dès lors, puisque Dieu ne se révèle pas en essence, mais qu’il reste retiré dans le mystère de sa nature insondable, comment expliquer l’existence de l’univers qui révèle la divinité, si ce n’est en admettant qu’une puissance de Dieu a exercé au dehors une influence divine ? En distinguant l'être proprement dit, de sa manifestation, Philon est obligé d'attribuer les œuvres de la création et toute activité divine à cette divinité révélée, tandis qu’il se refuse de les rapporter d’une manière immédiate à cette essence transcendante qu’il ne peut concevoir. Il est donc évident que cette divinité révélée doit servir d’intermédiaire entre l'Être par excellence, τό ôv, et l’univers. Le Dieu révélé est la puissance divine qui doit opérer au dehors.

Mais dans cette idée de la manifestation divine sont corn-prises des idées particulières, c'est-à-dire que dans cette expression générale de l’activité divine au dehors sont impliquées des intentions particulières et diverses. Bien que la manifestation de l’être soit une, elle apparaît à notre philosophe sous divers modes, parce qu’elle correspond aussi à des buts divers; c’est pourquoi il se servira à cet égard de déterminations différentes. Il nous dira par exemple, que l’Être inaccessible à notre raison et à notre intelligence se manifeste à l’univers par sa parole ou sa raison, car le terme λόγος signifie l’un et l’autre; qu’il se communique aux êtres créés, par ses puissances ou forces, δυνάμεις; par ses envoyés, c’est à dire par ses anges, άγγελοι. L’être divin concentré en lui-même sort de son silence au moyen de ses Forces dont il reste la source permanente (1). — Il est bon de remarquer dès à présent que pour Philon les attributs de raison et de puissance qu’il accorde au Dieu qui se révèle ne sont pas seulement des idées subjectives du philosophe qui recherche Dieu, mais des faits réels et objectifs, indépendants de la pensée humaine et antérieurs à elle. — D’une manière générale donc, la base et le point de départ de la doctrine des intermédiaires a sa source dans la notion de transcendance divine I absolue.

Mais de ce premier motif tout général de la théorie des intermédiaires divins notre philosophe en déduit plusieurs autres dès qu’il essaie de mettre, Dieu en rapport avec la matière et les êtres qui composent l’univers. Nous savons à quel titre il considérait la ΰλη. Cet élément plein de contradiction et de désordre ne pouvait être conçu comme une œuvre de l’être parfait, ni par conséquent être mis en rapport direct avec Dieu. Or comme la matière ne peut rien devenir de par elle même, il fallait dans tous les cas que la Cause première exerçât une influence sur elle. Ce résultat s’obtiendra donc au moyen d’un intermédiaire sorti de Dieu pour agir en son nom ; un instrument qui donnera à la matière les qualités, les formes, la vie, qui lui manquent ; une puissance divine enfin, qui donne la réalité proprement dite et le caractère distinctif à ce non-être, en le modelant, en l’organisant, et en lui donnant le mouvement et l’énergie (1).

(1) Voyez le passage De Sacrificantibus, H, 261 cité, page 24.

En outre, comme l'Etre absolu et infini est absolument séparé du monde et ne peut avoir de liaison immédiate avec ce qui est une œuvre finie et relative, il faudra aussi que cet intermédiaire maintienne l’univers dans une relation médiate avec son auteur. En effet, dit Philon, un ouvrage n’est jamais abandonné par celui qui l’a fait ; l’ouvrier veille à ce que tout ce qu’il a fait persiste dans l’ordre qu’il a préétabli, c’est à dire se conserve et dure (2). C’est pourquoi Dieu qui est le créateur de l’univers, habite aussi dans l’univers, non pas en essence, mais par ses puissances (3).

(2) De Opif. mundi, I, 2.

(3) De Migrât. Ab., I, 464.

Il ne laisse rien vide de lui même, car il pénètre toutes choses (1). Dès lors, les deux idées d’immanence et de transcendance sont maintenues. Philon pourra affirmer d’un côté, que Dieu est séparé de la création (έπιβεβηκώς καί έ&υ του δημιουργηθέντος ών) et de l’autre, qu’il n’en remplit pas moins le monde de sa présence (ούδέν ήττον πεπλήρωκε τον κόσμον έαυτού) (2). Il est partout et nulle part (3), cepen-dant la cause première ne fait point partie de l’univers (ούκ έν τφ γεγονότι τό πεποιηκός αίτιον) (4)· — On ne doit donc pas considérer comme des traces de panthéisme, dans le système de Philon, des expressions comme celle-ci : ό νους τών δλων ou bien ή ψυχή τών δλιυν, car il nous dit lui même que Dieu n’est pas l’âme du monde selon que les Chaldéens l’entendent, c’est à dire qu’il n’est pas une partie intégrante de l’univers. S’il en était ainsi, ajoute-t-il, la création ne saurait subsister, attendu que si Dieu est une portion de l’univers il doit être nécessairement soumis aux mêmes vicissitudes que le grand tout dont il fait partie (5). — Philon essaie donc de sauvegarder la transcendance de Dieu en faisant intervenir les puissances ou forces divines qui transportent dans le monde, non pas Dieu lui même, mais sa volonté et ses desseins. Voilà pour le côté métaphysique, dirons-nous, des rapports de Dieu avec la créature.

(1) De sac. Abêtis et C., I, 1y5: καί ό ένθάδε ών κφκεί, καί άλλαχόθι καί πανταχοΟ, πεπληρωκφς πάντα διά πάντων, καί ούδέν έρημον έαυτοΟ καταλελοιπώς ύπάρχει.

(2) De post. Ca'ini, ί, 22g.

(3) De Conf, ling., I, 425: ύπό δέ τοΟ ΟεοΟ πεπλήρωται τά πάντα, περιέχοντας où περιεχομένου, φ πανταχοΟ τε καί ούδαμοΟ συμβέβηκεν είναι μόνψ.

(4) Ibid., I, 4'9·

(5) De Migrât. Ab., 1. cit. Voyez plus haut p. 34, note 3.

Au point de vue moral, Philon nous a dit que Dieu est le souverain bien et qu'il ne peut être que la cause du bien. Or il a été reconnu que le mal réside dans toute nature finie et notamment dans la nature humaine; donc la cause immédiate de l'homme ne doit pas être cherchée, selon notre philosophe, en Dieu lui même. L’intervention d'un intermédiaire est rigoureusement requise. Citons un passage qui nous expliquera, mieux que tout raisonnement, la pensée de l'auteur. « Il est frappant, dit-il, que Moïse dans « son récit de la création de l'homme fasse parler Dieu « en employant la forme plurielle : « Faisons l'homme à « notre image et à notre ressemblance ». Est-ce que Dieu à « qui toutes choses sont soumises aurait eu besoin de coopérateurs? Lui qui a créé le ciel, la terre et la mer, aurait-il « demandé des auxiliaires pour former un être aussi faible « et fragile que l'homme? — La véritable raison de ce fait « est connue de Dieu seul; cependant il est bon d’avancer « quelques hypothèses que la raison nous suggère. De toutes « les créatures qui ornent l’univers, les unes, savoir les « végétaux et les bêtes, ne participent ni de la vertu, ni du « vice; d’autres, c’est à dire les étoiles, qui sont, dit-on, « des natures intelligentes et animées, ne connaissent que « la vertu, et sont incapables de faire le mal; mais il est « une troisième catégorie d’êtres qui sont susceptibles de « contraires, c’est à dire de bien et de mal, de vertus et « de vices, ce sont les hommes. Il convenait que le Père « ne créât que ce qui est bon dans la nature humaine, « puisque la bonté et le bien lui sont familiers. Comme « l’homme est d’une nature mixte, bonne et mauvaise, Dieu « ne devait être l’auteur que du bien seulement, tandis que « ses subordonnés devaient créer ce qui est mauvais. C’est «pourquoi Moïse dit: Faisons l’homme, afin de signifier « que Dieu a pris des coopérateurs pour créer en l’homme « ce qui fait de lui une nature mixte » (1). Disons en passant que ceci n’empêche pas Dieu d’être l’auteur, très indirect il est vrai, du mal, chose à laquelle Philon ne semble point prendre garde, mais ce n’est pas ici le moment de traiter cette question, l’important pour nous est de montrer pourquoi Philon admettait des intermédiaires.

(1) De Opif. Μ., I, 16, 17. De Nom. mut., I, 583. De profugis, I, 556.

Notre auteur spécialise d’une manière plus claire encore, cette œuvre essentielle aux subordonnés de Dieu dans la création de l'homme, lorsqu’il parle de la prédisposition au mal qui réside dans notre nature rationnelle. Dieu, à cause de sa pureté morale, ne pouvait créer en l'homme la possibilité du mal, c’est pourquoi il laisse cette tâche à ses serviteurs, θεψ γάρ τω πανηγεμόνι έμπρεπές ούκ έδο£εν είναι τήν έπι κακίαν δδόν έν ψυχή ·λογική δι’ έαυτου δημιουργήσαν ού χάριν τοίς (ύπάρχοις) έπέτρεψε τήν τούτου του μέρους κατασκευήν (2). Philon ne parle qu’une seule fois de cette κακίας δδδς, œuvre des intermédiaires divins, et n’essaie pas de faire rentrer cette création partielle dans l’ensemble de sa théorie des idées, ce qui aurait immanquablement transporté l’idée-type du mal dans le plan de Dieu, inconvénient auquel notre théosophe voulait se soustraire. — Toutefois nous devons noter que cette singulière idée nous montre comment Philon espérait, au moyen de la théorie des intermédiaires, concilier ces deux propositions : « Dieu est la cause absolue de tout » et « Dieu n’est la cause que du bien ».

Ainsi donc, l’absoluité de Dieu d’un côté, et sa pureté morale infinie de l’autre, sont les deux causes prédominantes d’où la théorie philonienne des intermédiaires découle. Mais Philon tire de ces deux principes d’autres conséquences que nous allons énumérer brièvement.

(2) De Conf, ling., I, 432.

De même que le Cosmos nécessite la présence d’une divinité qui le conserve par des forces et le dirige par des lois, ainsi la nature rationnelle doit être conservée et dirigée d’une manière toute particulière par son auteur. Il faut que l’homme reçoive des lois et qu’il soit préservé de la ruine totale. Mais cette tâche qui n’a aucun mal en soi, ne peut cependant pas être rapportée à Dieu lui même, car sa grandeur, sa haute dignité, sa majesté de roi, l’empêchent de s’occuper de la dispensation des biens secondaires; il en abandonne donc le soin à ses magistrats. Philon se base sur le récit de la confusion des langues (Gen. XI) et sur les mots: « Venez, descendons et confondons leur langage ». Dieu ne veut pas que le mal remporte une victoire complète sur le bien, toutefois ne trouvant pas que l'opposition au mal soit une tâche digne de lui, il l’abandonne aux puissances qui l’entourent. C’est ainsi que les formes plurielles employées, Gen. III, v. 22 et XI, v. 7, sont comprises et interprétées (1).

(1) De Conf. ling., I, 432.

Mais si l’homme nécessite une intervention d’en haut pour arrêter les progrès du mal qui tend à ravager sa nature entière, il est nécessaire que cette même intervention divine éloigne les obstacles qui entravent l’œuvre de sa sanctification, afin que la vie lui devienne plus supportable. Dieu y pourvoit encore par ses intermédiaires, plus appropriés que lui à l'accomplissement d’une œuvre secondaire. L’œuvre propre de Dieu est plutôt d’accorder la santé, tandis que les subordonnés de Dieu se chargent de guérir les âmes, en ramenant la santé primitive que l’homme a perdue (2).

(2) Alleg. leg. I, 122. De profugis, I, 556.

Enfin, si malgré toutes les prérogatives que l'homme tient de son créateur, il continue à violer les lois qui lui sont imposées, la punition du péché devient une nécessité, car toute loi exige une sanction. Notre philosophe voit dans la punition du mal, non seulement une œuvre indigne de la majesté de Dieu, mais incompatible avec sa bonté infinie et sa grandeur morale. Dieu ne peut pas vouloir le mal de ses enfants, or il y a déjà quelque chose de mal dans la punition. Dieu ne peut se mettre en contact immédiat avec un élément qui n’est pas le bien absolu. Il est le Roi des rois, et comme tel, il charge ses ministres de punir le coupable. C’est lui qui donne la loi, mais ce sont ses magistrats qui sont chargés de la faire exécuter. C’est pourquoi, dit Philon, lorsque Dieu dicta le décalogue à Moïse, il se contenta de donner les préceptes sans indiquer la nature de la peine à infliger aux transgresseurs (1).

(1) De decem oraculis, II, 208-209. De Abrahamo, II, 22.

C’est ainsi que, mettant en présence les antinomies renfermées dans ses principes généraux, Philon essaie d’aboutir à une conciliation par l’introduction d’un monde d’intermédiaires. Nous avons résumé les points principaux sur lesquels notre auteur a insisté et nous croyons avoir indiqué par là, d’une manière générale, quel fut son travail spéculatif préliminaire et comment il arriva à faire une place à la doctrine que nous allons étudier.

Mais avant de terminer cet article nous devons ajouter quelques mots au sujet d’une catégorie d’intermédiaires qui rentrent dans le système philonien, non point par la voie spéculative, mais par l’acceptation d’éléments traditionnels tirés soit de Moïse, soit de la philosophie grecque. Nous voulons parler des êtres que l'A.T. appelle anges, que les Grecs appellent génies, et que Philon trouve nécessaire d’adjoindre aux natures divines dont sa spéculation lui a prouvé l’existence. Ces êtres sont pour lui des άσώμαται' ψυχαζ des âmes Qui remplissent les airs (1). Philon essaie de justifier l’admission de cette nouvelle classe d’intermédiaires en disant qu’il est nécessaire que l’univers soit rempli d’êtres vivants puisque le Cosmos est un tout animé. Si la terre et l’eau en contiennent, pourquoi l’air en serait-il privé? Dans l’air se trouve un principe vivifiant; dès lors pourquoi nierait-on que celui qui vivifie les autres âmes contienne aussi ses âmes ■et ses esprits propres. Le contraire serait moins probable. Nous concevons ces êtres au moyen de notre intelligence qui a des rapports de parenté avec eux... Il y a de bons et de mauvais anges. Dieu se sert des premiers pour récompenser et des autres pour punir (2). Toutefois la tâche particulière de ces âmes ou anges est de transmettre aux hommes les ordres de Dieu, et de rapporter à Dieu le père les désirs et les prières de ses enfants, ταύτας bal-μονας μέν 01 άλλοι φιλόσοφοι, δ bè Ιερός λόγος άγγέλους εϊωθε καλείν, προσφυεστόρψ χρώμενος όνόματι־ καί γόρ τάς τού πατρός έπίκελεύσεις τοίς έκγόνοις, καί τάς τών έκγόνων χρείας τφ πατρί διαγγέλλουσι (3). C’est ainsi que Philon, interprétant le songe de Jacob (Gen. XXVIII, 12) dans lequel il voit une allégorie relative au sujet que nous traitons, nous affirme que les natures invisibles qui agissent entre Dieu et l’humanité agissent aussi de l’humanité à Dieu, c’est à dire de haut en bas et de bas en haut Voilà pourquoi Moïse nous dit que les anges montaient et descendaient le long de l’échelle qui conduisait de la terre aux cieux. — S’il en est ainsi, non seulement il y a émission d’une volonté divine, il y a aussi satisfaction des hautes aspirations de la nature humaine vers le divin. L’homme peut communiquer de son côté avec le créateur au moyen des natures divines qui se constituent les messagères de ses désirs. — Il est naturel que Philon se soit emparé de la doctrine des anges ou des génies chez ses prédécesseurs, du moment qu’elle se prête si bien à la réalisation du but qu'il s’est fixé, savoir la conciliation de son idée de la majestueuse grandeur de Dieu avec celle de la faiblesse de l'homme. Il est important de rappeler ici que selon notre auteur, les rapports immédiats entre Dieu et l’humanité sont impossibles, non seulement parce qu’ils sont indignes de l’Être absolu, mais aussi parce que la créature humaine est dans une incapacité totale de supporter l’action divine. Non seulement l’homme ne peut supporter la colère de Dieu : il ne peut même pas recevoir ses bienfaits d’une manière immédiate (1). Dieu doit modérer son activité vis-à-vis de la nature humaine en lui transmettant ses grâces et ses ordres par l’intermédiaire de ses anges (2).

(1) De Conf. ling., 1, 432. De Gigant., I, 263-264: οΟς Αλλοι ςηλό-βοφοι δαίμονας, Αγγέλους Μωσής είωθεν όνομά&ιν * ψυχαΐ δ’εΐαΐ κατά τόν Αέρα νετόμεναι. In Gen., IV, 188:.... < daemones quos sacro Moses verbo angelos solitus fuit nonainare, et stellae: quum enim istae (s. isti) quoque intellectuales tamquam tnirabiles divinaeque naturae sunt >.

(2) De Gigantib., 1. cit.

(3) De Somnis, II, 642.

(1) Comm. in Exod., II, 13: < Quoniam non poterat corruptibilis natura nostra per se recipere a Deo porrecta dona beneficiaque. Quando quidetn non sufficiens erat portare copiatn datorum bonorutn, ex necessitate tamquam arbiter ac mediator constitutucn est Verbum, quod vocatur Angélus ».

(2) De Somnis, 1. cit. De plantai., I, 331 ss. De Opif. Μ., I, 5.

Comme on le voit, Philon se sert d'une doctrine en vigueur déjà chez les anciens philosophes pour compléter sa propre théorie des essences médiatrices. Mais il est bon de noter que les âmes ou les anges dont il est ici question ne sont point de même nature que les intermédiaires dont nous avons parlé plus haut. Les ψυχαΐ άσώμαται, ou άγγελλοι ou δαίμονες, représentent une classe d’êtres que Philon localise dans la huitième sphère dont l’univers se compose, c'est à dire la sphère lunaire qui vient immédiatement après la nôtre. Ce sont des créatures comme les âmes de chacun de nous et non point des essences procédées de la nature même de Dieu.

Nous avons donc établi dans notre première partie les principes généraux qui sont à la base de l'enseignement philonien. Nous avons essayé de faire ressortir dans notre exposition la tendance dualiste qui caractérise l'ensemble du système de Philon, savoir les divers contrastes qui se manifestent entre Dieu et la matière, Dieu et le monde, Dieu et l'homme. — Nous avons vu enfin comment notre auteur reconnaissant l'impossibilité d'établir un rapport immédiat entre ces divers principes, chercha soit par sa spéculation soit par des données empruntées à la tradition philosophique, à relier Dieu avec l'univers, c'est à dire l’absolu et le relatif, l'infini avec le fini. De ce travail de la pensée philonienne est sortie la doctrine des intermédiaires divins. — Nous allons étudier maintenant la nature de ce monde invisible qui se tient entre Dieu et les êtres créés. Toutes les idées relatives aux intermédiaires sont basées sur la notion générale du Logos. Dans cette notion se meuvent toutes les autres pensées comme dans un cercle. On ne peut étudier les unes sans les autres; toutefois c'est en méditant sur la doctrine du Logos que l’on se trouve en face du plus grand nombre d'éléments, car ainsi qu'il sera facile de le voir, toutes les attributions accordées aux intermédiaires particuliers , se rapportent en définitive à l’action du Logos dans ce qu’elle a de plus général.